La Reprise de l’étalon d’argent aux Etats-Unis

La Reprise de l’étalon d’argent aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 679-694).
LA REPRISE
DE
L’ETALON D’ARGENT
AUX ÉTATS-UNIS

Les lecteurs de la Revue ont déjà entendu parler plus d’une fois de la question monétaire : nous les en avons entretenus à différentes reprises pour les mettre au courant des difficultés qu’elle présentait; il n’y a pas très longtemps encore, une plume plus autorisée que la nôtre refaisait ici même l’historique de cette question[1]. Il faut pourtant en reparler, non pas pour revenir sur le passé et discuter des principes qui paraissent admis aujourd’hui par tous les esprits sérieux et réfléchis, mais pour signaler ce qui s’est fait depuis quelques années dans d’autres pays que le nôtre, particulièrement aux États-Unis. Ce grand peuple nous a toujours réservé des surprises. Autrefois on le trouvait à la tête de toutes les innovations, même les plus téméraires; s’il y avait quelque chose de hardi à tenter en fait de progrès, on était sûr que l’expérience serait faite par les Américains, et voilà que maintenant, par une évolution assez bizarre, ils reviennent aux pratiques les plus surannées. Nous ne parlons pas de ce qu’ils ont imaginé en matière d’impôts, après la guerre de sécession, en taxant, comme on l’a dit, tout ce qui |)eut servir à l’homme depuis le berceau jusqu’à la tombe. Ils avaient alors de grands besoins d’argent, il fallait frapper à toutes les portes, ils l’ont fait sans méthode et sans système, jusqu’au jour où il leur a été possible de mettre un peu plus d’ordre dans leurs finances. Mais on les a vus tout récemment, pendant que la vieille Europe s’éveillait aux idées de la liberté commerciale et s’occupait de renouveler ses traités de commerce en faisant un pas de plus dans le sens de cette liberté, on les a vus organiser la protection à outrance, établir des taxes excessives sur toutes les marchandises venant du dehors, et particulièrement sur les objets fabriqués; ils ont levé ouvertement l’étendard de la résistance au progrès, et c’est à cet exemple donné d’une façon si fâcheuse et si inopportune qu’on doit certainement l’hésitation que manifestent aujourd’hui certains états de l’Europe à renouveler ces traités et à faire le pas en avant dont nous parlions tout à l’heure ; quelques-uns même seraient disposés, dit-on, à élever leurs tarifs de douane. Les Américains ne s’en sont pas tenus là, ils viennent de se signaler de nouveau par un acte des plus rétrogrades, que nous n’aurions pas attendu d’eux il y a quelques années, et qui surprend moins aujourd’hui, lorsqu’on est témoin de l’espèce de désarroi qui existe dans leurs idées économiques et financières. Nous faisons allusion à la reprise du double étalon monétaire, et au rétablissement de l’argent sur le même pied que l’or.

La législation a beaucoup varié aux États-Unis sur cette matière : de 1791 à 1834, ils ont eu en principe le double étalon, comme il existait alors partout en Europe, excepté en Angleterre; les deux métaux précieux étaient, à l’égal l’un de l’autre, des instrumens libératoires pour tous les paiemens; seulement, comme le rapport de l’or à l’argent était de 1 à 15, tandis qu’il était ailleurs de 1 à 15 1/2, il s’ensuivait que l’or n’avait pas en Amérique la valeur qu’il devait avoir ; il s’en allait, et l’argent seul restait dans la circulation. En 1834, on changea le poids et le titre de ce dernier métal. On frappa des dollars d’argent à 900 millièmes de fin et au poids de 412 grains 1/2, ce qui modifia le rapport avec l’or et le mit de 1 à 16. L’argent n’eut plus sa valeur réelle, il disparut à son tour, et ce fut l’or qui le remplaça. Les choses durèrent ainsi jusqu’à la guerre de sécession en 1861. — À ce moment, les États-Unis, pressés par des besoins excessifs, durent recourir au papier-monnaie, à ce qu’ils ont appelé les greenbacks, et, comme le papier perdit immédiatement de sa valeur, les deux métaux, or et argent, s’en allèrent à la fois ; on n’en vit plus dans la circulation, excepté pour l’acquit des droits de douane, car les Américains avaient eu la précaution de déclarer que les droits de douane seraient toujours soldés en or; ils avaient besoin de cet or pour payer les intérêts des emprunts qu’ils contractaient au dehors et qu’ils n’auraient pu réaliser s’ils n’avaient stipulé que ces intérêts seraient payés autrement qu’en papier. Le métal précieux restait dans les caisses du trésor public, qui en fournissait au cours du jour à ceux qui en demandaient, il ne circulait pas. En 1873, après les conférences et enquêtes qui avaient eu lieu en Europe, et particulièrement en France, sur la question monétaire, et auxquelles l’Amérique elle-même avait pris une part active, après surtout la grande résolution votée par l’empire d’Allemagne à la même époque de démonétiser l’argent et de n’avoir plus que l’étalon d’or, les États-Unis firent une nouvelle évolution et adoptèrent aussi l’or exclusivement. On put espérer à ce moment que ce serait en cette monnaie qu’on reprendrait les paiemens, lorsque les greenbacks cesseraient d’avoir cours forcé; mais les destins sont changeans en Amérique comme ailleurs, et plus qu’ailleurs. A mesure qu’on approcha de cette reprise des paiemens qui doit avoir lieu au 1er janvier 1879, les passions et les intérêts commencèrent à s’agiter ; on vit se manifester une opinion favorable au retour à l’étalon d’argent. Cette opinion était née de plusieurs causes. — D’abord les états de l’ouest, qui se livrent à l’agriculture particulièrement, sont débiteurs des grandes villes manufacturières de l’est pour les marchandises qu’ils leur achètent, ils sont débiteurs aussi pour les capitaux qu’ils leur empruntent afin de défricher leurs terres et faire les premiers ensemencemens ; ils ont chaque année des intérêts plus ou moins considérables à leur payer. Ils voyaient arriver avec regret, et on pourrait presque dire avec terreur, le moment où ils devraient régler ces intérêts en or. Leur idéal eût été de conserver les greenbacks non remboursables, et et même d’en augmenter le nombre selon les besoins, ce qui leur fit donner le nom d’inflationists ; mais, sentant bien qu’ils ne pourraient empêcher la reprise des paiemens, qui était réclamée en définitive par la majorité des états, ils se rejetèrent vers un autre moyen pour en atténuer la portée, ils demandèrent le rétablissement de l’argent comme monnaie légale.

De plus on avait excité leur imagination, on leur avait dit qu’ils avaient à leur disposition une source de richesses inépuisable avec les mines d’argent qui étaient. sur leurs territoires, et que, si on laissait à ce métal toute la valeur qu’il doit avoir, si on n’en entravait pas l’exploitation, la fortune de ces états pourrait être faite. M. Lincoln, l’ancien président, n’avait-il pas déclaré lui-même que les États-Unis possédaient avec les mines d’argent de quoi l’embourser toute la dette qu’ils avaient contractée pendant la guerre de sécession? Et qu’est-ce qui s’opposait à la mise en valeur complète de ces mines? C’étaient les monométallistes, comme on les appelle aujourd’hui. Non-seulement les états de l’ouest ne seraient pas plus riches, mais l’exigibilité des paiemens en or allait rendre leur situation beaucoup plus malheureuse et produire un abaissement de prix de toutes les marchandises qu’on aurait à vendre : tout cela pour favoriser les gens de l’est. Les états du sud n’étaient pas non plus sans faire entendre leur voix. On avait répudié complètement leur dette après la guerre de sécession et on les laissait sous le poids de celle qu’avaient contractée leurs adversaires pour les écraser. C’était pour payer les intérêts de cette dette qu’on les accablait d’impôts, ils se plaignaient tout naturellement, et leur concours était acquis à tout ce qui pouvait diminuer le fardeau des charges qui pesaient sur eux. Ils auraient admis volontiers que l’on restât avec le papier-monnaie non remboursable, qu’on s’en servît surtout pour payer les intérêts de la dette américaine, dont la plus grosse partie était entre les mains des gens du nord ou de l’étranger; mais cela était difficile à obtenir, et ils étaient ralliés d’avance à tout ce qui avait pour effet d’atténuer en leur faveur les conséquences de la reprise des paiemens. Enfin, comme en Amérique les intérêts des personnes jouent aussi un certain rôle, même au sein du parlement, il s’est trouvé dans ce parlement des propriétaires de mines d’argent qui ont fait toute la propagande possible pour le retour au double étalon. De là est né ce qu’on a appelé le Bland-bill, c’est-à-dire une proposition demandant que l’argent fût repris comme monnaie principale à l’égal de l’or, et à ceux qui venaient combattre sa proposition, l’auteur du bill, M. Bland, disait : « Vous ferez bien de l’admettre, car autrement vous risquez de voir vos obligations payées en greenbacks, peut-être même passera-t-on l’éponge dessus. » En effet quelque temps auparavant, à une époque où les billets perdaient encore 25 pour 100, on avait proposé de payer en papier les porteurs des obligations fédérales.

Ce bill, aussitôt qu’il fut présenté, passionna beaucoup l’Amérique. Tout le monde n’était pas du même avis. A côté de ceux qui en prenaient aisément leur parti, et qui avaient même intérêt à le voir réussir, il y en avait d’autres qui étaient préoccupés des conséquences fâcheuses qu’il pourrait avoir pour le crédit de leur pays. Cela leur paraissait être un manque de foi des mieux caractérisés. Tous les prêts qui avaient été faits depuis 1873, tous les engagemens qui avaient été pris, l’avaient été dans l’idée que la reprise des paiemens se ferait en or, et voilà qu’on allait mettre à côté de l’or, comme moyen de libération, un métal qui perdait environ 10 pour 100. C’était diminuer d’autant la valeur des engagemens et porter préjudice à ceux au profit de qui ils avaient été souscrits. On devait payer en or, dit M. David A. Wells, qui vient de publier un travail sur la question, « parce que l’honnêteté est la loi suprême du pays, et que la déloyauté ne peut pas être tolérée. » On était pénétré aussi des difficultés de toute nature qui allaient surgir pour les États-Unis dans les rapports avec le dehors; les principaux états de l’Europe sont en train de se rallier à l’étalon d’or. Comment ferait-on pour les échanges quand on n’aurait pas le métal de tout le monde? Le nouveau président des États-Unis, M. Hayes, avait été frappé de ces difficultés et avait déclaré qu’il mettrait son vélo à l’exécution du bill, s’il était adopté. Mais rien ne put triompher de la coalition des intérêts, et le Bland-bill, après une discussion très animée, passa dans les deux chambres à la majorité des trois quarts des voix. Le veto du président s’est trouvé ainsi paralysé, car, au terme de la constitution, il ne peut avoir d’effet que contre un bill qui n’a pas réuni les deux tiers des suffrages. Le bill Bland est donc devenu la loi des États-Unis, et, après avoir subi devant le sénat un léger amendement tendant à limiter la fabrication de l’argent, il est ainsi conçu : « Il sera frappé des dollars d’argent du poids de 412 grains 1/2, au titre de 900 millièmes, lesquels dollars seront monnaie légale pour toutes les dettes publiques et privées; il ne peut en être frappé par mois pour moins de 2 millions de dollars et pour plus de 4. Cette limitation ne sera pas désagréable aux propriétaires des mines d’argent, car elle empêche l’afflux du métal sur le marché et en maintient le prix. Avec une moyenne de 3 millions de dollars par mois à faire frapper, ils ont un débouché suffisant pour leur exploitation. Aussi est-ce, dit-on, sinon sur leurs instances, du moins avec leur assentiment que la limitation a été introduite.


I.

Avant d’en arriver à la discussion du Bland-bill, qui avait été ajournée au moment de l’élection du dernier président, le parlement américain avait nommé une commission dite silver-commission afin d’étudier la question et de faire une enquête : l’enquête a eu lieu, et sait-on à quelle conclusion on est arrivé dans cette commission? Le rapport qui a été déposé en son nom par le sénateur Jones, du Nevada, c’est-à-dire de la contrée où existent particulièrement les mines d’argent, non-seulement s’est prononcé pour la remonétisation de l’argent, mais pour la fabrication d’un papier-monnaie inconvertible. « L’inconvénient de la monnaie métallique, dit-il, est qu’on est exposé à la voir disparaître par l’exportation. Un tel danger n’est pas à craindre, si l’on a seulement du papier. Que l’état se charge d’en fabriquer, et pour mesurer la quantité qui doit être nécessaire, il n’a pas besoin de consulter l’état du commerce et de l’industrie, ce qu’est toujours un baromètre incertain ; il n’a qu’à prendre pour base le chiffre de la population, en rapprochant le nombre des enfans nouveau-nés de celui des décès. » Et il y eut une majorité dans la silver-commission pour voter ces conclusions du sénateur Jones. Voilà où l’on en est aux États-Unis.

Du reste, il n’y a rien de nouveau sous le soleil, le célèbre Law avait déjà dit en 1720 : « La valeur des choses varie pour deux causes principales : la plus ou moins grande abondance des produits, et la plus ou moins grande abondance de la monnaie. De ces deux causes, l’une échappe à l’action de l’homme, tandis que l’autre peut être soumise à son empire. Il ne dépend pas de l’homme que la quantité de blé ou de vin, etc., se maintienne toujours en équilibre avec les besoins, mais il dépend de lui que la somme de la monnaie demeure toujours dans un juste rapport avec la demande, pourvu que cette monnaie n’ait pas de valeur intrinsèque, et qu’elle ne consiste pas dans l’or et dans l’argent. » Le sénateur Jones ne diffère que sur un point avec son illustre prédécesseur ; au lieu de prendre pour base de l’émission du papier-monnaie les besoins du commerce, ce qui en effet est difficile à déterminer, il la règle sur l’état de la population, c’est plus simple et plus facile. Au fond, la théorie est la même. Il faut que la société trouve toujours, à défaut de monnaie métallique, un instrument de circulation suffisant pour ses besoins. On n’indique pas quel moyen on aura pour maintenir le papier au pair ; c’est un détail dont on ne juge pas à propos de se préoccuper. On comprend qu’indépendamment des intérêts particuliers, dans cette disposition d’esprit et avec une telle théorie financière, émanant d’une commission formée au sein du premier corps de l’état, il n’était pas difficile de trouver aux États-Unis une majorité très forte pour voter le Bland-bill ; il a donc, je le répète, été adopté, et il s’agit maintenant de le mettre en pratique. Ici les difficultés commencent. D’abord les banquiers des états de l’est, qui auront plus ou moins à souffrir de cette mesure, ont dressé une liste noire où figurent les noms des principaux personnages de l’ouest et du sud qui ont favorisé le Bland-bill : ils sont décidés à leur fermer leurs caisses et à leur refuser toute espèce de crédit. Or, comme le commerce de l’ouest et du sud ne sa fait en grande partie qu’avec des capitaux empruntés à New-York ou dans les grandes villes de l’est, la situation des premiers états va se trouver fort embarrassée, et, si les banquiers reviennent sur leur décision, ce sera, bien entendu, à la condition de faire courir aux emprunteurs tout le risque qui peut résulter de la monnaie d’argent. De plus, on a déjà pu voir que toutes les valeurs mobilières, la dette fédérale, les actions et obligations de toute nature, avaient baissé en proportion de la dépréciation de ce métal. Le 5 pour 100 américain, qui était à 108 et 109 avant le vote du Bland-bill, est tombé à 102 et 103 ; c’est un grand trouble pour la fortune publique et une certaine atteinte portée au crédit des États-Unis. Ce n’est pas tout, les difficultés intérieures ne sont qu’un des côtés de la question et peut-être le moindre; l’Union américaine, quels que soient l’aveuglement et la passion qui l’ont fait agir, sent très bien que, pour donner au Bland-bill une véritable sanction, pour en rendre l’exécution moins préjudiciable pour elle, il faudrait qu’elle s’entendit avec les principaux états commerçans de l’Europe, et qu’eux aussi reprissent l’étalon d’argent. C’est pourquoi on a fait insérer à la suite du bill la clause suivante : « Aussitôt après le vote de la loi, le président des États-Unis invitera les puissances de l’union latine et autres nations qu’il jugera opportun à entrer en conférence pour l’adoption d’un rapport constant entre l’or et l’argent, en vue de donner à l’usage de la monnaie bimétallique un caractère national, et d’assurer la fixité du rapport de valeur entre les deux métaux. » En effet, il y a eu une circulaire d’envoyée par le secrétaire d’état des États-Unis, et qui a été adressée particulièrement à l’union latine pour lui demander de se concerter sur la question à Paris, à l’occasion de l’exposition universelle. Il est dit dans cette circulaire qu’aussitôt qu’on aura l’adhésion de trois puissances, la conférence pourra se constituer et délibérer. On a même déjà nommé deux délégués aux appointemens de 2,500 dollars par mois, qu’ils toucheront pendant tout le temps de leur séjour au dehors.

Que va répondre l’union latine à cette invitation ? Nous ne le savons pas. Mais, si elle s’inspire de ses véritables intérêts, et si elle prend en considération les tendances actuelles de l’Europe, elle refusera de s’y rendre, car il n’en peut rien sortir d’utile. Quoi ! c’est au moment où toutes les nations de l’Europe vont à l’étalon d’or comme on va vers un progrès nécessaire, où, après l’Angleterre, l’Allemagne, les états Scandinaves, on voit s’y rallier la Hollande, l’Autriche, l’Espagne, où enfin ce qu’on appelle l’union latine elle-même, sans avoir répudié le double étalon en principe, l’a cependant répudié en fait, puisque depuis deux ans on ne frappe plus de monnaie d’argent dans le principal des états de cette union, c’est-à-dire en France, c’est à ce moment que l’on convoque l’Europe pour lui demander de revenir en arrière, de tourner le dos au progrès pour la plus grande satisfaction des intérêts américains! En vérité, l’invitation est un peu naïve, ou bien présomptueuse. Naïve, si l’on suppose que, sur une question si longtemps débattue chez nous et qui est aujourd’hui soumise à l’expérience, la lumière va nous venir tout à coup d’au-delà de l’Atlantique, ou présomptueuse, si l’on croit que l’exemple des États-Unis suffira pour entraîner les autres nations et les engager à faire le contraire de ce qu’elles veulent faire. Nous avons plusieurs fois, ici même, démontré que l’argent n’était plus l’instrument de circulation qui convenait aux pays riches et avancés en civilisation, qu’il était trop encombrant, trop lourd, difficile à manier, et qu’il fallait aujourd’hui des instrumens de plus de valeur sous un moindre volume. À ce point de vue, la supériorité de l’or est incontestable, et rien ne peut faire que cela change, à moins qu’on ne suppose que la civilisation va rétrograder.

Il y a une comparaison qui donne une idée exacte de la situation. L’or est aujourd’hui à l’argent, en fait d’instrument d’échange, ce que sont les chemins de fer aux diligences pour les moyens de transport et de locomotion. Y a-t-il quelqu’un qui puisse rêver que les diligences vont revenir en usage à l’égal des chemins de fer ? Évidemment, non. Tous les jours on étend le domaine de ceux-ci, on en construit là où il n’y en a pas, et, quant aux diligences, elles ne servent plus que comme moyen secondaire, là où les chemins de fer n’existent pas. Le même sort est réservé à l’argent ; il ne sera pas banni complètement de la circulation, mais on en fera de moins en moins usage, et il ne servira plus que comme monnaie divisionnaire, là où l’or n’a pas d’emploi. Chaque jour le démontre. La Banque de France a dans son encaisse, de 2 milliards et plus, pour 7 ou 800 millions d’argent ; elle fait tous les efforts possibles pour les répandre dans la circulation, elle donne des ordres en conséquence à toutes ses succursales, n’osant pas trop agir de même à Paris, au siège de son établissement principal ; ces efforts demeurent impuissans, les écus de 5 francs rentrent peu après être sortis, même dans les localités où l’on pourrait espérer les placer plus facilement, dans celles, par exemple, où il y a de nombreuses fabriques et des salaires d’ouvriers à payer. Ils sortent pour le paiement de ces salaires, et rentrent par le solde des billets des commerçans. C’est le contraire de ce qui se passait pour le tonneau des Danaïdes : celui-ci ne pouvait retenir l’eau qu’on y mettait ; les caisses de la Banque, elles, pleines d’écus de 5 francs, ne peuvent pas parvenir à se vider. Il y a même à ce sujet une particularité assez curieuse à citer, et qui montre à quel point on se pique d’être logique dans notre pays, dans les sphères les plus élevées de notre monde industriel. La chambre de commerce d’une grande ville, nous ne la nommerons pas, écrivait, il y a quelque temps, au gouverneur de la Banque de France pour se plaindre de ce qu’on mettait trop de pièces de 5 francs en circulation; elle disait qu’elle était en principe pour le maintien du double étalon, mais qu’en fait, dans les circonstances actuelles, elle était obligée de reconnaître que les pièces de 5 francs n’étaient plus recherchées.

Les preuves surabondent pour démontrer l’infériorité du métal d’argent par rapport à l’or et l’impossibilité où l’on est aujourd’hui d’en faire un étalon monétaire principal. Depuis deux ans, l’Inde, la Chine, l’Inde particulièrement, en ont absorbé des quantités considérables, d’autant plus considérables que, comme il baissait de prix, il en fallait davantage pour les besoins de la circulation. Les statistiques anglaises établissent qu’en 1876, par exemple, l’Inde a reçu pour 225 millions d’argent et en 1877 pour 325. Eh bien, malgré cette absorption, sensiblement plus forte que celle qui avait eu lieu les années précédentes, le prix de l’argent n’a pas monté, il est toujours à 9 ou 10 pour 100 de perte, à 53 ou 54 deniers l’once standard en Angleterre, lorsque le pair est à 60 deniers et demi. Et cependant les mines d’argent nouvellement découvertes, et de l’abondance desquelles il y avait peut-être lieu de s’effrayer, n’ont pas donné, soit par calcul de la part de ceux qui les exploitent, soit pour d’autres raisons, autant qu’on le supposait. Et cependant encore les États-Unis, ce grand pays de près de 50 millions d’habitans, qui fait un commerce considérable et qui a besoin pour cela de beaucoup d’instrumens d’échange, et particulièrement d’instrumens métalliques, à la veille où il est de reprendre les paiemens en espèces, ce grand pays s’est prononcé pour le double étalon et le remonnayage de l’argent, et, depuis que cette mesure a été votée, qu’elle est déjà mise en pratique par l’approvisionnement d’argent qu’on se hâte de faire au-delà de l’Atlantique, le métal reste toujours à 10 pour 100 de perte. Que veut-on de plus concluant pour montrer que l’argent est aujourd’hui condamné comme monnaie principale et qu’il ne peut plus revenir à l’ancien rapport avec l’or? On l’a si bien senti en Amérique même que toutes les valeurs publiques ont baissé de prix. On a compris, avec cet instinct qui nous rend si perspicaces sur nos intérêts, que la monnaie légale avec laquelle on serait payé n’aurait plus la valeur que la loi lui attribue, et serait dépréciée. Il ne faut pas s’y tromper, les États-Unis ont bien décidé en principe qu’ils auraient le double étalon, l’or et l’argent, mais en fait ils n’en auront jamais qu’un, celui qui aura le moins de valeur, c’est-à-dire l’argent. Les Américains nous convient à une conférence internationale, ils veulent nous faire partager les embarras dans lesquels ils se sont mis imprudemment. Cela ressemble un peu trop à la fable du renard qui avait la queue coupée et qui invitait ses semblables à se débarrasser aussi « d’un poids inutile. »

En prenant l’argent pour étalon monétaire, l’Union américaine a rétabli l’ancien rapport qu’il avait avec l’or, celui de 1 à 16; elle lui donne ainsi un peu moins de valeur qu’il n’en a en Europe, où le rapport est généralement de 1 à 15 1/2; mais, comme le rapport vrai au cours actuel est de 1 à 17, la perte est encore de 6 ou 7 pour 100. Et puis, qu’est-ce que le rapport d’aujourd’hui? Ce ne sera peut-être plus celui de demain, il variera sans cesse ! On ne peut rien établir de stable à cet égard, pas plus qu’on ne peut fixer par la loi le prix d’une marchandise par rapport à une autre, et déclarer par exemple qu’un mouton vaudra toujours le 12e ou le 15e d’un bœuf. On dira peut-être que le problème a été résolu en fait pendant plus de soixante-dix ans, depuis la loi de germinal an ii. C’est une grave erreur, comme l’a très bien démontré M. de Parieu dans ses excellons travaux sur la question. Jamais le rapport fixé par la loi n’a été absolument exact, jamais les deux métaux n’ont été admis concurremment, et il y en a toujours eu un qui a prédominé sur l’autre dans la circulation, tantôt l’argent, tantôt l’or, et toujours celui qui n’avait pas dans le moment la valeur qui lui était attribuée par la loi. Seulement, les différences étaient moins sensibles qu’elles le sont devenues depuis. Il s’agissait tout au plus autrefois d’un écart de 1 à 2 pour 100 au maximum, et cela suffisait pour bannir le métal le plus cher. Aujourd’hui l’écart est de 9 à 10 pour 100, l’argent a même perdu un instant jusqu’à 20 pour 100 ; et c’est dans cette situation qu’on voudrait essayer de fixer un rapport légal de valeur entre les deux métaux! l’œuvre est insensée. On ne se rend pas assez compte des motifs qui déterminent cet écart. La volonté de tous les législateurs du monde serait impuissante à l’empêcher; il tient à la force des choses, à ce que, l’un des deux métaux étant devenu plus nécessaire que l’autre, il est par cela même plus recherché.

Un de nos compatriotes, l’honorable M. Cernuschi, qu’on a appelé assez spirituellement «le pontife du bimétallisme,» a traversé l’Atlantique pour aller prêcher aux États-Unis la croisade du 15 1/2 universel. Il a déclaré que, si tous les états s’entendaient pour reprendre le double étalon en maintenant entre l’or et l’argent le même rapport qu’autrefois, celui de 1 à 15 1/2, le problème serait résolu et que l’argent, si injustement déprécié, reviendrait immédiatement au pair avec l’or. Ce sont les monométallistes, a-t-il dit, les partisans de l’étalon d’or unique, qui sont la cause de tous les maux. Ce sont eux qui ont amené la dépréciation de l’argent : qu’on répudie leurs doctrines, et tous les embarras vont disparaître. Nous ne savions pas être de si grands coupables, et nous croyions qu’en démontrant la supériorité de l’or sur l’argent dans la circulation, nous ne faisions que constater l’évidence. Nous n’avons pas même sur la conscience le crime de ceux qui ont inventé les chemins de fer : ceux-ci, en mettant en pratique leur découverte, ont bien réellement causé un tort irrémédiable aux diligences, tandis que nous, nous n’avons pas inventé l’or, il circulait déjà depuis longtemps ; seulement, grâce à la fécondité des mines, il a pris dans ces dernières années une extension considérable : c’est cette extension que nous avons indiquée en cherchant à en expliquer les motifs. Voilà notre crime, et malheureusement pour les bimétallistes l’usage de l’or s’est tellement répandu et est tellement entré dans les habitudes qu’il sera bien difficile de l’en retirer.


II.

On convie particulièrement à cette conférence internationale l’union latine; en voici la raison ; comme les divers états qui la composent n’ont pas encore admis en principe l’étalon unique, que la monnaie d’argent a toujours chez eux cours légal, on a pensé qu’ils auraient moins de répugnance que d’autres à se rallier au système des États-Unis. On oublie que, si la démonétisation de l’argent n’est pas proclamée en principe, elle l’est en fait. Il n’y a plus que l’or ou le papier qui circule comme instrument principal des transactions; on peut même dire que les billets de banque circulent encore de préférence à l’or. On a besoin de signes monétaires ayant beaucoup de valeur sous un très petit volume, faciles à compter, faciles à porter, et c’est ce qui fait préférer les billets, surtout lorsqu’on est en face d’une encaisse aussi considérable que celle de la Banque de France : on est alors parfaitement rassuré sur la solidité de ces billets. Le moment est donc très-mal choisi pour nous proposer de reprendre l’argent comme autrefois. Toute tentative dans ce sens serait absolument infructueuse. Le gouvernement, sans se prononcer en principe pour l’étalon unique d’or, a déjà paré aux dangers les plus pressans en interdisant la fabrication de l’argent, et il se trouve aujourd’hui dans une excellente situation pour passer à l’étalon d’or quand il le voudra. Nous aimerions mieux, quant à nous, qu’il le fît tout de suite, sans plus tarder; ce serait plus favorable aux intérêts de l’avenir. Tant que l’argent est encore monnaie légale, on a beau n’en plus ajouter à la circulation, ce qui en reste, et il y en a beaucoup, peut être donné en paiement pour les plus grosses sommes; la Banque de France elle-même pourrait rembourser ses billets en ce métal. Il est vrai qu’elle éprouverait beaucoup de résistance, si elle s’avisait de le faire, les écus lui rentreraient presque aussitôt qu’ils seraient sortis; mais enfin elle aurait la loi pour elle, et c’est grâce à cette loi que nous stérilisons dans les caisses de cet établissement 7 ou 800 millions d’argent qui sont parfaitement inutiles et dont il y aurait intérêt à se défaire. On est effrayé de la perte à subir sur la vente de ce métal, et on n’ose prononcer dès à présent la démonétisation. On préfère attendre. Si l’attente n’avait pas d’inconvénient et ne causait de préjudice à personne, nous n’aurions rien à dire; mais pendant qu’on attend, on conserve dans la circulation 7 ou 800 millions qui ne servent à rien, qui sont comme des cailloux dans un sac, et qui cependant coûtent à la société la valeur qu’ils représentent. Croit-on que, si, au lieu de ces 7 ou 800 millions d’argent, il y avait dans le pays pour pareille somme de marchandises et de travaux en plus, comme des étoffes, par exemple, ou des chemins de fer et des canaux, etc., ce pays ne s’en trouverait pas mieux et ne serait pas plus riche? La Banque de France a en ce moment, pour couvrir sa circulation fiduciaire, une encaisse de 2 milliards 81 millions[2]. Croit-on que, si on en retranchait, non pas les 7 ou 800 millions d’argent, car il en faudrait toujours une certaine quantité pour la monnaie d’appoint, mais 600 millions, par exemple, la circulation de papier ne serait pas suffisamment garantie et qu’elle rendrait un service de moins au pays?

Nous avons plus d’or qu’il ne nous en faut pour toutes nos transactions, l’Angleterre en a moitié moins que nous et fait des affaires beaucoup plus considérables. Par conséquent, il n’y aurait pas disette de numéraire, si les 600 millions d’argent nous quittaient. Reste la perle à subir avec la démonétisation. On n’a pas le courage de l’affronter en présence des nécessités de notre budget. On devrait pourtant se rappeler les précédens. En 1870, pendant la fameuse enquête sur la question monétaire, alors que l’argent perdait seulement de 2 à 3 pour 100, nous disions : « Le moment est propice pour opérer la démonétisation, la perte sera minime; prenez garde d’être devancé dans cette voie par d’autres puissances, — et nous avions surtout en vue l’Allemagne, qui déjà se préparait à ce qu’elle a fait depuis; — alors la perte sera plus grande, et la démonétisation plus difficile. » On voulut attendre malgré tout, et aujourd’hui la dépréciation est de 10 pour 100, avec beaucoup de probabilité de la voir augmenter dans l’avenir. On est comme en présence d’un fleuve, attendant pour passer que l’eau cesse de couler; elle coulera toujours, il faut en prendre son parti, et le mieux serait de résoudre dès à présent et définitivement une question qui a été parfaitement étudiée, qui est tout à fait mûre, et au sujet de laquelle il ne peut y avoir que préjudice à attendre. Mais, si on ne va pas jusque-là, il faut au moins garder la situation dans laquelle nous sommes, et continuer à interdire la fabrication de l’argent, ce qui est un point essentiel pour sauvegarder l’avenir. La conférence que proposent les États-Unis, si elle se réunissait, n’aurait qu’une bien courte existence, c’est à peine si elle pourrait arriver à l’enfance, healthy infancy, comme disait dernièrement une grande autorité en Angleterre. On sentirait dès les premiers momens qu’il n’y a rien à faire dans l’ordre d’idées où se placent les Américains. Et malgré tout le désir que l’on a de leur être agréable, on ne peut pas cependant s’exposer à jouer un rôle ridicule et travailler à une œuvre impossible.

Ah! si les Américains, mieux inspirés, moins aveuglés par leurs intérêts, nous proposaient de reprendre la suite de la conférence internationale de 1867 qu’avait si bien dirigée et préparée M. de Parieu, ce serait à merveille, et nous pourrions leur prêter notre concours. Cette conférence de 1867 s’était prononcée pour l’étalon d’or unique, et avait pensé que sur cette base on pourrait établir une monnaie universelle : les uns indiquant leur préférence pour la pièce de 25 francs, d’autres pour celle de 10 francs, d’autres encore, en très petit nombre, demandant qu’on prît le gramme comme unité monétaire; mais il n’était venu à l’esprit de personne que la monnaie universelle pourrait également se faire avec le double étalon. Cette idée devait appartenir à l’honorable M. Cernuschi. Pour cela, il faudrait d’abord qu’on réhabilitât l’argent, qu’on lui donnât la valeur qu’il avait autrefois par rapport à l’or, qu’on décrétât le 15 1/2 universel, comme le demande l’auteur de l’idée. Ceci fait, on prendrait pour type de l’argent la pièce de 5 francs de notre pays et pour type de l’or la livre sterling anglaise. Nous aurions à refondre toutes nos pièces de 10 et de 20 francs pour en faire des livres sterling. Les Anglais frapperaient des pièces de 4 shillings exactement semblables à nos pièces dg 5 francs, et quant aux Américains, ils refondraient également leurs dollars d’argent et leurs dollars d’or actuels pour en faire des pièces de 5 francs françaises et des livres sterling anglaises, et le problème serait résolu. Il est vrai que dans ce projet on ne s’occupe pas de l’Allemagne et des autres états de l’Europe, de minimis non curât prœtor. On pense qu’une fois l’unité monétaire établie entre l’Angleterre, les États-Unis et l’union latine, elle aurait une telle force d’attraction que les autres états seraient bien obligés de s’y rallier. Voilà le système de M. Cernuschi; non-seulement il réhabilite l’argent, mais il lui donne un peu plus de valeur qu’il n’en a déjà en vertu de la loi de germinal an XI. D’après cette loi, et sur le rapport de 1 à 15 1/2, 5 pièces de 5 francs d’argent valent exactement 25 francs en or, mais elles ne sont pas tout à fait égales à la livre sterling d’or, qui a une valeur intrinsèque de 25 francs 22 centimes ; on les ferait bénéficier des 22 centimes, ce qui ajouterait encore près de 1 pour 100 au prix légal de l’argent. Nous ne croyons pas qu’on puisse discuter sérieusement un pareil système. Déjà le problème de l’unité monétaire était difficile à résoudre avec la seule pièce de 25 francs d’or, parce que celle-ci entraînait la refonte des monnaies partout, et avait l’inconvénient de ne pas se prêter aisément au calcul décimal ; si on y joignait encore une subdivision en monnaies d’argent, en cherchant à établir un rapport fixe de valeur entre les deux métaux, on tenterait l’impossible, et l’on perdrait son temps.

Il n’y a qu’une chose possible en fait d’unification monétaire, c’est l’adoption de la pièce de 10 francs. Cette pièce a déjà été indiquée dans la conférence de 1867, nous l’avons nous-même proposée ici dans un travail sur la question, elle nous paraît répondre à toutes les objections. D’abord, elle n’entraîne pas partout la refonte du système monétaire; les pays de l’union latine la possèdent déjà; il y a quelques années, les états scandinaves l’avaient adoptée, et ils l’auraient maintenue, si elle avait été la base de l’unité monétaire. L’Autriche frappe en ce moment des pièces de 4 et de 8 florins qui sont en tout semblables à nos pièces de 10 et de 20 francs et qui circulent concurremment avec elles. L’Espagne met également en circulation depuis quelque temps une pièce de 10 pesetas ou 10 francs. La Finlande l’a prise aussi, au dire de M. Wallenberg. On le voit, les dispositions sont favorables à cette unité monétaire dans beaucoup de pays, et cela se comprend. La pièce de 10 francs pourrait servir à la fois de monnaie en usage et de monnaie de compte. Elle n’est ni trop forte, ni trop faible. C’est un intermédiaire entre le franc, qui n’a pas assez de valeur, et la livre sterling, qui en a peut-être trop. De plus elle est décimale, sinon quant au poids, du moins quant à l’unité. On peut avec elle calculer les plus grosses sommes par de simples déplacemens de virgule, c’est un avantage inappréciable. Si une conférence internationale se réunissait avec l’intention d’adopter cette pièce et d’en faire l’unité monétaire, nous n’osons pas dire qu’elle réussirait du premier coup, de grandes résistances sont encore à vaincre, mais elle planterait un fort jalon pour l’avenir.

En résumé donc, il n’y a, je le répète, rien à faire dans l’ordre d’idées où se placent les Américains; on ne peut pas redonner à l’argent la valeur qu’il a perdue par la force des choses et qu’il perdra de plus en plus, à n’en pas douter. Il ne s’agit pas de le bannir complètement de la circulation, il aura toujours un rôle utile comme monnaie divisionnaire ; mais le rôle principal appartient désormais à la monnaie d’or. Cela est si vrai que tous les emprunts d’états qui se font maintenant sont stipulés remboursables en or, intérêts et capital ; on ne les réaliserait pas autrement à des conditions aussi favorables. Si on reprenait chez nous le monnayage illimité de l’argent, comme le demande M. Cernuschi, sait-on ce qui arriverait? Les nouveaux écus de 5 francs se répandraient forcément dans la circulation, et il faudrait bien les accepter, car on n’aurait plus d’autre monnaie métallique, l’or disparaîtrait et s’en irait à l’étranger; ou plutôt, non, on ne les accepterait pas encore, tant la répugnance est vive à leur endroit. On aurait recours sur une échelle plus grande aux billets de banque, aux chèques, à tout ce qui peut remplacer la monnaie métallique. Je sais bien que ce serait l’idéal aux yeux de certaines gens qui s’étonnent qu’il y ait encore des métaux précieux comme instrumens d’échange, et qu’on ne s’en tienne pas exclusivement au papier. On peut répondre à cela, sans entrer dans une discussion à fond sur la question, qu’avec les métaux précieux, avec ceux surtout qui ne sont pas dépréciés, on a une mesure exacte de la valeur, parce qu’ils sont eux-mêmes une valeur acceptée universellement. Avec la monnaie de papier, qu’on peut multiplier à volonté, on n’en a plus, et on est livré sans frein aucun à tous les excès de la spéculation. Ah ! ceux qui prêchent le retour à la monnaie d’argent ne savent pas ce qu’ils font. Quelques-uns se déclarent les ennemis du papier-monnaie, M. Cernuschi, par exemple, et c’est l’extension de ce papier qu’ils favoriseraient.

Laissons donc les Américains faire tout seuls l’expérience de leur folie, ils gagneront peut-être 40 ou 50 millions par an à payer les intérêts de leur dette en dollars d’argent, mais ils les reperdront bien vite en recevant dans la même monnaie leurs impôts et leurs droits de douane. Et puis, quelle sera leur situation vis-à-vis du dehors lorsqu’ils auront le change défavorable ? On ne réfléchit pas assez à ce côté de la question, quand on adopte une monnaie qui n’est pas celle de tout le monde. C’est cependant le plus important. En définitive, à l’intérieur, si on a une monnaie dépréciée, tous les règlemens se font avec cette monnaie, on paie moins et on reçoit moins, et les choses se compensent à peu près. Il n’en est pas de même avec le dehors. L’étranger n’accepte en paiement pour la balance commerciale que la monnaie qui a cours chez lui, et si cette monnaie est d’or, il faut qu’on lui donne de l’or, ou qu’on supporte la perte qui résulte du change. Cette perte peut s’élever très haut. Avant 1848, lorsque nous n’avions en France que de l’argent pour régler nos comptes avec l’Angleterre et que le change nous était défavorable, la livre sterling a valu quelquefois chez nous jusqu’à 25,60 au lieu de 25,30 et 25,35, qu’elle ne peut plus dépasser depuis que nous avons l’or dans la circulation ; elle vaudrait aujourd’hui 20 francs avec l’argent au prix où il est. Du reste les Américains le savent bien eux-mêmes par leur propre expérience. Ils ont toujours eu à leur charge dans leurs rapports avec l’étranger la dépréciation des greenbacks, et le change a varié à leur préjudice selon l’importance de cette dépréciation. — Dans l’état des choses, il vaudrait mieux, pour un pays riche comme le leur, avoir le papier-monnaie que le métal d’argent. Avec le papier-monnaie, au moins on peut être sûr, si on a une administration sage et économe, d’en avoir un jour le remboursement en or et au pair : c’est ce qui serait arrivé en Amérique, sans le fameux Bland-bill ; tandis qu’avec le métal d’argent on a peu de chance de revoir le pair avec l’or, et il y en a beaucoup au contraire pour qu’on se trouve en face d’une dépréciation chaque jour plus grande.

Quand on réfléchit à ces conséquences, on ne peut pas croire que les Américains, qui sont après tout des gens pratiques, aient adopté sérieusement et définitivement l’étalon d’argent. Ils ont voulu lancer un ballon d’essai pour utiliser le produit de leurs mines, voir l’effet qu’il produirait dans le monde, et, quand ils seront bien convaincus que personne ne peut adhérer à leur projet de conférence, que le but qu’ils poursuivent est chimérique et contraire aux tendances actuelles de l’Europe, ils aviseront et feront probablement une nouvelle évolution monétaire, dans un sens plus rationnel et plus conforme au progrès. C’est ce que nous leur souhaitons dans leur intérêt. Et quant à nous, s’il ne doit pas y avoir de conférence internationale pour chercher à réaliser l’unité monétaire sur la base de l’étalon d’or, restons au moins dans la situation où nous sommes, et continuons à interdire la frappe de l’argent.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er avril et du Ier août 1876, les études de M. Michel Chevalier sur la question du double étalon.
  2. Voyez le bilan du 23 mai.