La Représentation du mouvement et de la vie

La représentation du mouvement et de la vie
P. Banet-Rivet

Revue des Deux Mondes tome 40, 1907


LA
REPRÉSENTATION DU MOUVEMENT
ET DE LA VIE

Les chats retombent-ils toujours sur leurs pattes ? L’instinct populaire avait carrément résolu cette question, depuis des siècles, dans le sens de l’affirmative, mais la grande majorité des savans s’était prononcée en sens contraire, et, certes, l’Académie des sciences de Paris n’eût, sans doute, jamais daigné s’occuper d’un tel problème, si celui-ci n’eût été posé, de nouveau, par un de ses membres les plus vénérés, M. J. Marey, dans une séance de la fin d’octobre 1894. N’existait-il pas, en effet, un théorème de mécanique rationnelle, dit « théorème des aires, » qui permettait d’infirmer victorieusement le dicton populaire ? N’était-il pas évident, d’après ce théorème, que, comme l’a spirituellement dit M. E. Gautier, un chat abandonné à lui-même sans vitesse initiale, les pattes en l’air, n’a pas le droit, à moins de commettre un crime de lèse-mathématiques, de se retourner dans l’espace sans prendre appui sur un support solide ? Dès lors, aucun doute n’était possible, les chats ne retombent pas toujours sur leurs pattes. Et cependant, comme M. Marey le démontra à ses confrères, en mettant sous leurs yeux une curieuse série de photographies instantanées représentant à des intervalles de quelques centièmes de seconde les phases successives de la culbute d’un chat, cet animal, on est bien obligé de le reconnaître, retombe toujours sur ses pattes. Mieux encore, le lapin, le chien, d’autres animaux présentent la même particularité.

Le théorème des aires est-il donc faux en lui-même ? Les raisonnemens serrés qui ont conduit à la formule dont il n’est que la traduction en langage courant seraient-ils erronés ? Tous ceux qui, par expérience, savent combien est parfois délicate l’interprétation de la plus simple formule algébrique, ne s’y trompèrent pas un seul instant. Et, en effet, « s’il est manifestement certain qu’un système de forme invariable, soumis uniquement à ses actions mutuelles et à la pesanteur, ne peut s’imprimer à lui-même aucune rotation autour d’un axe horizontal passant par son centre de gravité, il n’en est pas de même, si la forme est variable et qu’on exige seulement que la forme finale soit la même que la forme initiale, avec une orientation différente. » Soyons justes : les mathématiciens qui assistaient à la communication de M. Marey eurent bientôt fait de reconnaître l’erreur commise ; étudié à nouveau, le théorème des aires fut rapidement débarrassé de l’énoncé malencontreux qui en faussait le sens. La semaine qui suivit la communication de M. Marey, on put assister, en pleine séance de l’Académie, au spectacle, un peu inattendu, il faut l’avouer, d’un appareil purement mécanique, mais déformable, se comportant à peu près comme un chat. Bien mieux, un de nos plus éminens mathématiciens, reprenant la question ab ovo, démontrait qu’un homme placé verticalement et tombant dans le vide, pourrait pivoter autour d’un axe vertical passant par son centre de gravité, tout comme le chat pivote autour d’un axe horizontal.

Comment la science est arrivée à pouvoir étudier à fond des mouvemens aussi rapides et aussi complexes que ceux dont nous venons de parler ; comment, en se cantonnant d’abord sur le terrain de l’analyse et de la synthèse des mouvemens, elle a fini par nous doter des procédés qui nous permettent, aujourd’hui, de représenter la vie dans presque toute son intégrité, c’est ce qu’il nous a paru intéressant de mettre en lumière dans ces quelques pages.


I

De tous les phénomènes qui accompagnent la vie, ce mot étant pris dans son acception la plus générale, le mouvement est, sans conteste, le plus remarquable, celui qui mérite le mieux d’être sérieusement approfondi ; aussi, depuis longtemps déjà, la science s’était-elle mise en état de pouvoir mesurer, avec toute la précision possible, la durée, l’étendue et la force des mouvemens les plus divers. Une chose lui échappait, cependant : en général, elle était à peu près impuissante à saisir, dans un mouvement, ce qu’on pourrait appeler sa forme, c’est-à-dire la succession de ses différentes phases. Aujourd’hui cette lacune est comblée, et cela grâce à l’introduction définitive, dans la pratique expérimentale, de la méthode et des instrumens qui avaient fait défaut jusqu’alors : la méthode graphique et les appareils enregistreurs.

Les diagrammes si simples que contiennent actuellement presque tous les journaux dans leur Bulletin météorologique, ceux que l’on trouve à foison dans une multitude de publications courantes, ont tellement vulgarisé l’emploi de la méthode graphique qu’il nous paraît d’une inutilité absolue, surtout ici, d’en exposer les principes. Bornons-nous à observer que ces diagrammes donnent tantôt une succession interrompue de points, tantôt une courbe continue, série de points que l’on a, le plus souvent, reliés entre eux en se laissant guider par le sentiment de la continuité ; chacun de ces modes de figuration s’impose de lui-même suivant les circonstances. Ainsi, depuis le XIe siècle, il existe une expression graphique de mouvemens très fugitifs, très délicats, très complexes, qu’aucune langue parlée ne saurait exprimer : la notation musicale. Dans ce cas, c’est évidemment la représentation par points qui s’impose, tandis que la représentation d’un phénomène continu, comme, par exemple, le mouvement vibratoire d’un diapason, est plus naturellement exprimé par une ligne elle-même continue.

Quelquefois, pourtant, les variations successives d’un même phénomène peuvent ne présenter qu’un intérêt secondaire, tandis que les variations simultanées de deux phénomènes, l’un par rapport à l’autre, sont d’une importance de tout premier ordre ; ici encore, la méthode graphique se prête avec la plus grande aisance à la comparaison désirable. Jetons, par exemple, un coup d’œil un peu attentif sur les graphiques superposés de la température et de la pression atmosphérique que donne quotidiennement le journal Le Temps : comme on a eu soin de rapporter les points de ces deux graphiques aux mêmes heures de la journée, la loi bien connue qu’en hiver la dépression du baromètre est suivie d’une hausse de la température, le contraire ayant lieu dans la saison chaude, se dégage vite de cet examen. Ce mode perfectionné de figuration se retrouve, d’ailleurs, dans notre notation musicale ; qu’est-elle, en somme, presque toujours, sinon une ingénieuse superposition de graphiques ? Rousseau, on s’en souvient, avait eu la pensée d’y substituer des chiffres. Combien Rameau eut raison de lui dire : « Vos chiffres sont bons à certains égards ; mais ils sont mauvais en ce qu’ils exigent une opération de l’esprit qui ne peut toujours suivre la rapidité de l’exécution, tandis que la position de nos notes sur la portée musicale se peint à l’œil sans le concours de cette opération. Si, par exemple, deux notes, l’une très haute, l’autre très basse, sont jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup le progrès de l’une à l’autre, par degrés conjoints ; mais pour m’assurer chez vous de cette tirade, il faut nécessairement que j’épelle tous vos chiffres l’un après l’autre ; le coup d’œil ne peut servir à rien ! » On ne pouvait, pour l’époque (1742), faire un plus judicieux éloge de la méthode graphique. Nul ne pouvait prévoir, alors, qu’un siècle plus tard elle deviendrait une véritable langue, universellement comprise et possédant sur les langues ordinaires l’immense avantage d’être à peu près immuable, parce qu’en somme ses bases n’ont presque rien de conventionnel.

Que si l’on demande maintenant pourquoi la méthode graphique a mis un aussi longtemps, quoique ses principes fussent établis depuis Guy d’Arezzo, à pénétrer dans les sciences expérimentales, il nous semble qu’on peut répondre à cette question comme il suit : d’abord, ce n’est guère que depuis la Révolution que les sciences physiques et naturelles ont pris leur plein essor ; ensuite, ce n’est que graduellement, et avec peine, que l’avantage d’y introduire les procédés usités par les mathématiciens a été compris. Une troisième raison peut encore être invoquée : figurons-nous une courbe qui, destinée à faire connaître les fluctuations d’une valeur de Bourse, se bornerait à nous indiquer sa valeur moyenne, jour par jour ; une pareille représentation serait, on nous l’accordera, à peu près illusoire, car, en Bourse, les sautes brusques d’une valeur, surtout si elle est spéculative, peuvent prendre une importance des plus considérables. Lorsque, pour figurer un mouvement quelconque, on interpole, c’est-à-dire on se laisse simplement guider par le sentiment de la continuité, ne risque-t-on pas de commettre une faute de ce genre ? A priori, rien ne prouve que, si rapprochées que soient les observations qui ont permis de tracer la courbe d’un phénomène, une perturbation insoupçonnée, survenue entre deux observations consécutives, ne rend pas un peu vaine la figuration ainsi obtenue. Enfin, quatrième raison : en admettant que le phénomène étudié ne comporte pas de trop brusque ressauts, que ce soit, par exemple, la pression atmosphérique ou la température, pour lesquelles des lectures d’heure en heure sont, d’ordinaire, largement suffisantes, le nombre des observateurs nécessaires pour remplir cette tâche n’est-il pas, par lui-même, une gêne insupportable ?

L’invention des appareils enregistreurs, c’est-à-dire d’appareils automatiques infaillibles, infatigables et, par conséquent, tout désignés pour remplacer une armée d’observateurs consciencieux, a fait triompher définitivement la méthode graphique. En livrant une courbe sur laquelle on peut lire et analyser avec facilité toutes les phases du phénomène étudié, ne l’affranchissaient-ils pas, en effet, des défectuosités dont nous venons de signaler les plus graves ? La face des sciences expérimentales en a été renouvelée, la météorologie, entre autres, qui doit à ces instrumens le rapide développement de ces quarante dernières années.

Il est assez intéressant, d’ailleurs, de constater que c’est pour l’étude du vent, météore au moins aussi capricieux que la Bourse, que le premier enregistreur dont l’histoire fasse mention a du imaginé ; assez intéressant de constater que cette invention, étée à un obscur physicien, Ons-en-Bray, remonte à 1734, époque à laquelle Rousseau songeait peut-être, déjà, à renverser notre antique et vénérable graphique musical. En 1784, Changeux publiait la description d’un barométrographe ; puis, dix ans plus tard, toujours pour les besoins de la météorologie, Rutherford imaginait un thermométrographe. De son côté, Watt avait l’idée d’enregistrer, sur un cylindre tournant d’un mouvement uniforme, les changemens de pression de la vapeur aux différens instans de la course du piston. Mais l’étendue des graphiques ainsi obtenus était, nécessairement, très limitée : elle ne pouvait, en effet, embrasser qu’une seule révolution du cylindre, au plus. C’est à l’illustre Th. Young que devait revenir l’honneur de faire disparaître cet inconvénient, en imprimant à l’axe du cylindre un mouvement hélicoïdal : le graphique, dès lors, s’inscrit le long d’une hélice à laquelle rien n’empêche de donner la longueur nécessaire. Inutile d’insister sur la portée d’un perfectionnement aussi ingénieux et cependant aussi simple : le phonographe n’est-il pas contenu, en germe, dans le cylindre d’Young ?

Cependant, malgré les progrès apportés depuis à leur construction, malgré la substitution, de plus en plus fréquente, du ruban au cylindre hélicoïdal, substitution qui permet, — le télégraphe Morse en est un exemple, — d’obtenir des graphiques d’une longueur pour ainsi dire sans limite, les enregistreurs ne sont applicables, après tout, qu’à l’étude de cas relativement assez simples, puisque tous les phénomènes qu’ils traduisent doivent, au préalable, être ramenés au cas uniforme du mouvement d’un point sur une droite. Quelle que soit leur perfection au point de vue mécanique, ils ne remédient bien souvent que d’une façon très imparfaite aux difficultés de l’observation directe. Comment inscrire, en effet, dans ces conditions, sur un cylindre tournant ou un ruban qui se déroule, les mouvemens d’un train ou même d’un cheval au galop ? Le besoin d’une méthode plus générale, permettant de nous renseigner de la façon la plus exacte sur les mouvemens d’ensemble ou les modifications de forme d’un corps ou d’un système de corps, — entendons-nous, les mouvemens et les modifications visibles d’un même point de vue, — se faisait donc sentir. Il était surtout désirable que cette méthode fût à même de nous renseigner, lorsque les changemens étudiés sont trop rapides pour que l’œil puisse les saisir.

La découverte, en 1878, des propriétés du gélatino-bromure d’argent, dont la sensibilité permet de réduire, dans certains cas, la durée de pose à 1/25 000e de seconde, devait faciliter grandement la solution du problème. Dès lors, il devenait possible de prendre, à des intervalles de temps aussi rapprochés qu’on peut le désirer, une série d’épreuves d’un ou de plusieurs objets en mouvement, et il ne restait plus, pour exprimer avec précision le caractère des mouvemens étudiés, qu’à introduire dans l’image la notion du temps, comme on le fait avec les appareils enregistreurs. C’est à quoi l’on est arrivé, en ne faisant agir la lumière qu’à des intervalles de temps bien déterminés, et la méthode ainsi conçue est tout simplement ce qu’on appelle aujourd’hui la chronophotographie.

Ne croyons pas, pourtant, que la chronophotographie date à peine de ces trente dernières années. Quiconque, à n’importe quelle époque, a comparé, au moyen d’images authentiques prises à des intervalles déterminés, le présent au passé, a fait, au fond, de la chronophotographie, sans le savoir ; en font, évidemment, l’ingénieur qui, à l’aide de photographies, surveille de loin l’avancement des travaux d’un chantier ; l’agronome qui, usant du même procédé, suit la culture de ses champs, etc. Mais, si on prend le mot de chronophotographie dans son acception la plus courante, en fait, c’est M. Janssen qui, le premier, en a nettement posé le principe lorsque, à l’aide de son revolver astronomique, il recueillait, en 1874, une série d’images de la planète Vénus passant sur le disque lumineux du Soleil. Le premier, d’ailleurs, l’illustre astronome prédit l’importance de cette méthode pour l’étude de toutes les questions de mécanique et, en particulier, de mécanique physiologique. Quelque temps après, un peu avant l’apparition des plaques au gélatino-bromure, M. Muybridge, à l’aide d’appareils à objectifs multiples, commençait la magnifique collection de photographies instantanées dont il a déjà été parlé dans la Revue (n° du 15 février 1893), collection où une foule d’animaux les plus divers étaient représentés aux allures les plus variées. Il employait, à ce moment, des plaques au collodion humide qui, sans atteindre la sensibilité de la gélatine bromurée, n’exigeaient cependant qu’une durée de pose très minime. En 1882, à son tour, M. Marey inventait, pour l’étude du vol des oiseaux, une sorte de fusil photographique, dans lequel il utilisait des plaques de verre gélatino-bromées ; malheureusement cet appareil, lourd et incommode, ne permettait pas d’obtenir plus de douze images à la seconde. Il est vrai qu’avec une seule plaque sensible maintenue parfaitement fixe, sur laquelle on fait agir la lumière à des intervalles convenables, on peut arriver, pour l’étude de certains phénomènes, à des résultats déjà très satisfaisans. Mais : 1° la confusion des images par superposition, confusion qui se produit dès que l’objet couvre une surface un peu étendue ; 2° la nécessité de placer cet objet, si ses mouvemens sont tant soit peu précipités, devant un fond parfaitement noir, et l’obligation qui résulte, dans ces conditions, de l’éclairer aussi bien que possible, imposent des limites assez étroites à l’emploi de cette méthode. Quelque parti qu’on en ait tiré, la chronophotographie sur plaque fixe ne peut être qu’un procédé de laboratoire, juste suffisant pour l’analyse des mouvemens dont on ne veut connaître que les caractères purement mécaniques ; elle est incapable de nous renseigner sur un phénomène un peu compliqué, les mouvemens d’un organe de machine, par exemple. Quant aux appareils à objectifs multiples, tels que celui de Muybridge, malgré leur supériorité sur la plaque fixe quand il s’agit de mouvemens d’ensemble, eux, aussi, sont insuffisans, et cela pour deux raisons : 1° les divers objectifs voient, pour ainsi dire, l’objet qu’ils ont à photographier sous des incidences différentes ; or, si ces changemens de perspective n’ont pas d’inconvénient quand on opère sur des objets très éloignés et de grandes dimensions, en revanche, ils rendraient impossible l’étude de ceux qui, vu leur petite taille, doivent s’observer de très près ; 2° par leur principe même, ils sont évidemment incapables d’enregistrer des, phénomènes d’une durée un peu longue. Trouver autre chose était donc de toute nécessité : c’est alors (1888) que vint à M. Marey l’idée, suggérée certainement par les télégraphes tels que celui de Morse ; d’un appareil constitué par un objectif braqué vers le sujet à étudier, et au foyer duquel un ruban ou, plutôt, une bande sensible passerait avec une vitesse suffisante, un obturateur mobile se chargeant de masquer l’objectif aux instans voulus. Du coup, le chronophotographe proprement dit, c’est-à-dire le chronophotographe à bande, un des instrumens les plus précieux que possède la science pour pénétrer les secrets de la nature, était imaginé.

Non seulement, en effet, la bande mobile a sur la plaque fixe l’immense avantage de permettre l’obtention d’un nombre d’images presque illimité, mais encore, comme il devient alors possible d’opérer devant un fond quelconque, les phénomènes les plus variés, mouvemens de la mer, des nuages, d’une foule, etc., peuvent être saisis avec la plus grande netteté et analysés avec la plus rare précision. En revanche, la réalisation de l’appareil est un problème de mécanique appliquée des plus délicats, car, le plus souvent, la bande sensibilisée doit défiler avec une extrême rapidité pour être capable de recevoir, en peu de temps, un grand nombre d’images, et, dans ces conditions, il est indispensable qu’elle s’arrête au moment de chaque pose, le calcul et l’expérience prouvant que, s’il n’en était pas ainsi, les images obtenues, même pour un temps de pose inférieur à 1/1 000e de seconde, pourraient ne pas posséder une netteté suffisante.

M. Marey, pour résoudre le problème, s’y prit comme il suit : un cylindre laminoir entraîne la bande sensible, comme celui du Morse entraîne son ruban de papier ; ce cylindre est animé d’un mouvement de rotation parfaitement uniforme, — on fait entrer ainsi le temps dans la représentation du phénomène, comme il entre dans le Morse, — et l’arrêt intermittent de la bande, qu’il est impossible de songer à obtenir en agissant sur les rouages qui provoquent son mouvement, leur vitesse étant, le plus souvent, trop grande, est produit par un appareil particulier, le fixateur. A l’origine, en 1890, M. Marey avait employé, pour remplir ce rôle, un compresseur constitué par une mâchoire d’électro-aimant ; mais, frappé des inconvéniens de ce système, il le remplaça, trois ans après, par une sorte de mécanisme à cames qui, au moment voulu, c’est-à-dire, lorsque le disque obturateur masque l’objectif, arrête par compression brusque le mouvement de la bande, et cela malgré l’action du cylindre laminoir. Alors, sans perdre un seul instant, l’éminent professeur montra, en tirant jusqu’à soixante épreuves à la seconde de certains objets en mouvement, le parti qu’on pouvait tirer de l’appareil ainsi construit. Si donc M. Marey n’est pas, quoi qu’on en ait dit, l’inventeur de la chronophotographie, s’il a été, dans cette voie, précédé par M. J. Janssen et Muybridge, on ne saurait contester, — et ce titre suffit à sa gloire, — qu’il est le seul et véritable inventeur du chronophotographe actuel, c’est-à-dire de la méthode et de l’instrument qui ont permis de résoudre, dans toute son ampleur, le problème de l’analyse des mouvemens, de tous les mouvemens.

Et, maintenant, que la chronophotographie constitue une méthode plus générale que la méthode graphique, c’est ce qui ressort, il nous semble, de tout ce qui précède ; qu’elle soit plus sûre, c’est encore indéniable, puisque, à l’inverse des procédés d’inscription dont usent les enregistreurs, elle n’emprunte rien aux forces qu’elle étudie et, par conséquent, ne peut altérer en rien leurs manifestations. Mais où son incontestable supériorité éclate c’est, évidemment, lorsqu’on la voit suivre les phases des phénomènes sans nombre qui échappent à nos yeux par leur extrême rapidité. Certes, elle ne nous donne pas, comme un appareil enregistreur, l’expression continue des changemens produits ; mais les images qu’elle saisit sont si rapprochées, qu’on peut toujours, par une interpolation légitime, se faire une idée précise des phases intermédiaires. Comment douter de sa puissance, lorsque, par suite de la réduction de la durée de pose à 1/25 000e de seconde, elle nous montre, dans une série de photographies, les ailes d’un insecte, dont les battemens sont, pourtant, de plusieurs milliers à la seconde, aussi nettement figurées que si elles étaient immobiles ? Parmi les actes les plus rapides, il doit y en avoir bien peu, on l’avouera, qui puissent se soustraire à un pareil moyen d’investigation.

La place dont nous disposons ici ne nous permet pas de nous étendre sur toutes les recherches qu’a provoquées l’invention de la chronophotographie et surtout du chronophotographe. Rappelons cependant les principales.

La locomotion sous toutes ses formes, ce champ d’études presque encore inexploré, quoi qu’eût fait Muybridge, devait attirer et a attiré tout d’abord l’attention de Marey et des savans de son école. En particulier, l’étude du vol des oiseaux et des insectes a donné des résultats souvent aussi merveilleux qu’inattendus, résultats qui ont sérieusement contribué à la solution du problème de l’aviation. La chronophotographie a même apporté une contribution importante à la direction des ballons, en mettant fin à la fameuse querelle des gros-boutiens et des petits-boutiens : c’est par l’analyse des mouvemens des poissons dans l’eau et des corps pisciformes dans l’air, qu’elle a montré que, dans un dirigeable, le gros-bout doit être à l’avant. Elle a permis de saisir le secret de l’habileté inconsciemment acquise par les athlètes dans les genres de sport les plus divers : saut, course, lancement d’un poids, etc. S’immisçant jusque dans les arts manuels, elle a montré en quoi, par exemple, le coup de marteau d’un forgeron habile diffère de celui d’un apprenti. Elle a même été appliquée à l’étude des actes de la parole ainsi qu’aux différentes formes de la cavité buccale qui correspondent à une bonne prononciation : le bourgeois-gentilhomme eût été enchanté de savoir au juste comment il se fait que les Méridionaux prononcent ein pour an et d’apprendre qu’il en est ainsi parce qu’au lieu de prononcer an la bouche ouverte, ils la ramènent en sourire. Et l’on conçoit très bien, à présent, que lorsque M. Marcel Deprez le pria d’aborder le problème du chat, ce fut un jeu pour M. Marey de le résoudre :

En photographiant 18 positions de l’animal depuis le moment où, tenu par les quatre pattes, le corps en bas, il est lâché dans l’espace, jusqu’à l’instant où, satisfait de lui-même et la queue en l’air, il a repris une position normale, on voit les phénomènes suivans : sans prendre, et pour cause, aucun point d’appui, le chat, d’abord courbé de façon que son dos soit fortement convexe et dirigé en bas, redresse sa colonne vertébrale et la courbe en sens inverse ; ensuite, les membres postérieurs fortement allongés et les membres antérieurs raccourcis et serrés près du cou, il se tord de façon à faire tourner de 180° la partie antérieure de son corps ; allongeant alors les membres antérieurs et raccourcissant les postérieurs, il fait subir la même rotation à son arrière-train. En somme, il tombe en pirouettant et, une fois retourné, demeure dans cet état jusqu’à la fin de la chute, les pattes raidies et tendues en avant, pour amortir le choc.

Les mouvemens des êtres microscopiques, la croissance des cristaux arborisés dans des solutions saturées, etc., tous ces faits insaisissables à l’œil, deviennent d’une étude facile grâce à la chronophotographie. Elle ne se prête pas avec moins d’aisance à l’étude des questions de mécanique pure : chute libre des corps, trajectoire des projectiles, oscillations d’un pendule articulé (comme celui que forment la cuisse et la jambe dans la marche et la course), roulis d’un navire, vibrations d’un pont métallique, etc. Mais c’est peut-être dans le domaine de l’art qu’elle a exercé l’influence la plus heureuse, quoique, le plus souvent, les mouvemens, tels qu’elle nous les montre, nous apparaissent tout autrement que nous les voyons dans la nature. La question touche de trop près à notre sujet pour ne pas nous arrêter, ne fût-ce qu’un instant.

Et d’abord, cherchons les raisons de cette différence, que tout le monde a pu constater, entre le mouvement vu et le mouvement photographié. A cet effet, considérons, par exemple, une mer houleuse, et prenons de cette mer un instantané dans un temps excessivement court : les ondulations des vagues présenteront alors des contours tellement arrêtés que notre photographie nous montrera une mer figée, une mer en zinc, rien qui rappelle le remuement de l’eau. Considérons encore de grands arbres fouettés par la rafale : notre œil, lui, perçoit distinctement tous les détails de leurs troncs, mais il saisit moins nettement les grosses ramures ; quant aux feuilles ou aux brindilles, il les entrevoit dans un fouillis confus. Au contraire, avec un instantané, feuilles, brindilles, ramures, troncs apparaissent avec la même netteté, et ce que nous verrons sur cette photographie, ce seront des arbres contournés, bizarres de forme, et non des arbres secoués par le vent, tandis que moins d’instantanéité nous donnerait l’effet cherché : la netteté des troncs, la demi-netteté des ramures, le flou, c’est-à-dire le fondu, le vaporeux, le léger des feuilles et des brindilles. Il en est de même pour les transformations de la physionomie qui correspondent à des états d’âme divers : chronophotographiées, leurs images ne représentent le plus souvent qu’une suite de grimaces assez laides, et cela parce que la photographie instantanée a nécessairement fixé des états du visage extrêmement passagers qui, dans la réalité, se fondent, pour notre œil, par des transitions graduelles et dont aucun ne nous apparaît isolément. Conclusion : si l’image du mouvement, telle que la présente la photographie instantanée, ne nous donne le plus souvent qu’une impression d’immobilité, c’est, d’abord, parce que la sensation du mouvement, pour être perçue, exige la présence, devant l’œil, d’un certain nombre de points de repère qu’il sait, à l’avance, être fixes ; ensuite, parce que cette sensation prend sa source dans la persistance des impressions lumineuses sur la rétine, propriété sur laquelle nous aurons bientôt l’occasion de revenir et qui fait que l’œil ne peut percevoir, dans un mouvement, qu’une sorte de résultante que la chronophotographie dissocie nettement en une multitude de composantes.

Ce point admis et, par conséquent, cette vérité acquise que si la plaque photographique est la rétine du savant, — le mot est de M. Janssen, — elle ne saurait être celle de l’artiste, il devient de toute évidence que, sauf dans quelques cas exceptionnels abandonnés à son jugement et à son goût, l’artiste, quand il veut représenter un mouvement, doit, avant tout, se préoccuper de ne montrer que ce que l’œil est capable de saisir. Or, de même qu’une machine en marche ne laisse voir certains de ses organes qu’aux points morts, c’est-à-dire, à ces courts instans où le mouvement s’achève dans un sens et recommence dans l’autre, de même les êtres, les objets animés ne permettent de percevoir nettement que la phase préparatoire et la phase finale de leurs mouvemens. Ce sont ces phases que le peintre, le sculpteur doivent s’attacher, de préférence, à représenter, et la chronophotographie a surtout pour rôle de leur fournir des attitudes artistiques nouvelles, appartenant à ce genre de phases, mais inaperçues jusqu’alors par suite de la rapidité ou de la complexité des mouvemens dont elles procèdent. Il va de soi que son intervention est plus que légitime lorsqu’il s’agit de rectifier ou de signaler quelqu’une de ces erreurs grossières, comme on en trouve dans les œuvres de certains maîtres, dont la présence ne peut s’expliquer que parce que l’artiste a vu faux ou a négligé d’observer la nature assez à fond. Dans ces conditions, et dans ces conditions seulement, la chronophotographie a droit à une place dans l’art : on sait les beaux résultats qu’a donnés son application ainsi comprise. D’ailleurs, au temps où cette question passionnait le public, il n’est jamais sérieusement venu à l’idée d’aucun artiste digne de ce nom de rejeter de parti pris le concours de cette méthode de rigoureuse analyse ; quoi qu’en ait dit M. Marey à cette époque, aucun d’eux n’a jamais prétendu qu’elle ne fût pas susceptible de fournir à l’art de nouveaux modes d’expression ; aucun d’eux n’a jamais rêvé d’ajouter une sorte de canon des attitudes à celui des proportions du corps. Et puis, enfin, comme le fait entendre M. Robert de la Sizeranne (voir le numéro de la Revue déjà cité), la chronophotographie n’aurait fait que nous débarrasser de l’allure classique de « fièvre à la broche » que donnaient à leurs chevaux, lancés au galop, Carle Vernet et ses contemporains, que tous les gens de goût devraient lui en être reconnaissans.


II

La chronophotographie, lorsqu’elle traduit les attitudes successives d’un ou de plusieurs objets en mouvement, nous les montre presque toujours, on sait maintenant pourquoi, autres que nos yeux nous les font voir. Il est donc nécessaire, après cette opération d’analyse où les images ont, pour ainsi dire, été saisies au vol, de les présenter à notre œil de façon à lui rendre l’impression du mouvement dans les conditions où il est habitué à la percevoir : en d’autres termes, ici comme ailleurs, la synthèse des phénomènes étudiés, cette contre-épreuve qui s’emploie dans toutes les sciences expérimentales pour vérifier les résultats de l’analyse, s’impose d’une façon absolue. Les principes en sont, du reste, assez faciles à comprendre.

A un certain degré, la rétine, on le sait, jouit des propriétés de la plaque photographique, mais en diffère en ce que les images formées, au lieu d’être permanentes, comme celles des appareils photographiques, ne persistent, pour un éclairement moyen, que pendant un temps très court, 2/45 de seconde environ. De là résulte que, si un objet se trouve devant notre œil, et qu’un écran opaque ne vienne le masquer que pendant un temps suffisamment court, 1/45 de seconde, par exemple, nous perdons la notion fondamentale de la discontinuité et nous ne nous apercevons pas de l’éclipsé passagère. Présentons alors à l’œil, à des intervalles de temps de 1/15 de seconde, 15 images, prises à des époques absolument quelconques, correspondant à 15 positions successives d’un même objet, et arrangeons-nous de façon que l’intervalle de temps nécessaire pour masquer une image et y substituer l’image suivante soit réduit à 1/45 de seconde, c’est-à-dire au tiers de 1/15 de seconde. Partons de l’image n° 1 : montrons-la pendant 2/45 de seconde, puis masquons-la pendant 1/45 de seconde. Dans ce dernier intervalle de temps, nous continuerons à l’apercevoir ; nous l’apercevrons encore, légèrement affaiblie, il est vrai, pendant le 1/45 de seconde suivant, quoique l’image n° 2 l’ait déjà remplacée et commence à se superposer à elle. Mais si les images sont bien prises, autrement dit, si les parties immobiles de l’objet sont en parfaite coïncidence, l’œil, ne manquant pas alors des points de repère dont il a été question plus haut, percevra la sensation de l’attitude n° 2 de l’objet succédant à l’attitude n° 1 ; l’attitude n° 3 succédera de même à l’attitude n° 2, et ainsi de suite. En fin de compte, nous aurons, grâce à la persistance des impressions lumineuses sur notre rétine, la sensation d’un mouvement continu, sans intermittences ni saccades.

Ceci établi, si les images sont présentées dans l’ordre même des attitudes successives de l’objet et à des intervalles de temps égaux à ceux qui ont séparé les instans où ces attitudes ont été saisies ; si, par exemple, ce sont des photographies prises régulièrement à raison de quinze à la seconde, et que ces quinze photographies se déroulent devant nous comme il vient d’être dit, régulièrement et dans une seconde, le mouvement apparaîtra avec des caractères naturels : nous aurons fait ce qu’on appelle de la cinématographie, qui, soit dit en passant, serait plus rationnellement appelée cinématoscopie, et, synthèse du mouvement, est donc le contraire de la chronophotographie.

Cependant, même en opérant comme nous venons de l’indiquer, il peut y avoir des surprises. Ainsi, lorsque, quelques jours après l’entrée d’Alphonse XIII à Berlin, en novembre 1905, on voulut reproduire cinématographiquement cette scène, alors que les carrosses de la Cour se déplaçaient dans la direction générale suivie par le cortège, les roues, par une bizarrerie singulière, semblaient tourner lentement en arrière : les spectateurs avaient l’impression invincible que les voitures allaient se disloquer et causer une catastrophe. Dans une autre reproduction cinématographique, les roues se déplaçaient sans tourner ou bien oscillaient légèrement de part et d’autre d’une position moyenne. Ces erreurs de la cinématographie, malheureusement presque inévitables, tiennent à des causes assez simples. Dans le cas présent, le mouvement de rotation étant, pour une roue, suggéré aux yeux par le déplacement de ses rayons, si, dans une vue prise, un rayon de la roue occupe, sur l’image, une place bien déterminée et que, dans les vues suivantes, les rayons qui succèdent à celui-ci viennent, chacun à leur tour, prendre exactement, par hasard, la place du premier, tous les rayons étant identiques, les images successives de la roue ne différeront en rien les unes des autres, de sorte que le spectateur sera dans l’impossibilité d’effectuer la synthèse d’un mouvement dont on ne lui a pas fourni les élémens : la roue lui paraîtra immobile. Mais il peut arriver que la concordance entre la vitesse réelle de la roue et celle avec laquelle fonctionne l’obturateur employé à la prise des vues, ne soit réalisée qu’à peu près : les rayons successifs de la roue seront alors, légèrement, soit en avance, soit en retard sur la position du premier et feront croire à une rotation lente, soit dans un sens, soit dans l’autre.

Ce point élucidé, reprenons notre exposé.

Supposons qu’on ait chronophotographie, à raison, par exemple, de 60 à la seconde, les images d’un objet en mouvement : un chat qui tombe le ventre en l’air et cherche à se redresser, un cheval lancé au galop, un oiseau qui vole, un organe de machine, etc. Si on fait alors apparaître sous nos yeux, à raison de 15 par seconde, ou même à raison de 10, les 60 images recueillies, la durée du phénomène en paraîtra considérablement ralentie, car elle sera, pour nous, multipliée par 4 dans le premier cas, par 6 dans le second, et, sans perdre l’impression de la continuité, nous aurons toute facilité pour suivre les mouvemens étudiés. Étant donné ces conditions qui, on le voit, rappellent l’artifice employé dans la machine d’Atwood pour ralentir un mouvement sans changer sa nature, la cinématographie est plus qu’une simple contre-épreuve, elle devient une méthode de recherche scientifique.

Il en est de même lorsque des mouvemens, des transformations nous échappent à cause de leur lenteur : la cinématographie, en présentant les images prises à longs intervalles de ces phénomènes avec assez de rapidité pour que les changemens survenus soient nettement perceptibles, en a grandement facilité l’étude. C’est ainsi qu’on l’applique aujourd’hui à l’observation du développement d’un animal, d’une plante, de certains embryons et que M. Pizon, dans ses remarquables travaux sur les Tuniciers, s’en est servi pour l’étude du mécanisme de la circulation chez ces animaux. Un astronome, M. Lowell, a même eu l’idée originale de l’employer à l’étude des groupes de canaux de la planète Mars. Depuis longtemps, d’ailleurs, les représentations cinématographiques ne nous ont-elles pas montré un rosier qui, en quelques secondes, pousse des feuilles, des fleurs et se fane, un paysage qui se couvre de neige, s’en dépouille, se garnit de feuillages et de moissons ?

Mais, en fin de compte, une question se pose. Par quel artifice de mécanique reproduire avec fidélité les mouvemens analysés soit à l’aide du chronophotographe, soit même à l’œil nu ?

Bien avant l’invention du chronophotographe, vers 1831, Plateau avait trouvé une solution du problème : il plaçait à la circonférence d’un disque de carton une série d’images, simples dessins représentant aussi exactement que possible les phases d’un mouvement ; en faisant tourner ce disque, on pouvait s’arranger de façon à reproduire pour l’œil l’apparence de ce mouvement. Seulement cet appareil, ce zootrope, comme on appelle aujourd’hui les machines de ce genre, ne permettait les observations qu’à une seule personne à la fois. Horper d’abord, Reynaud ensuite, lui ont donné des dispositions propres à permettre l’observation des images à plusieurs personnes. En particulier, le zootrope de Reynaud comportait : au centre, un prisme à plusieurs pans garnis de glaces ; à la périphérie, un tambour mobile sur la surface intérieure duquel se trouvaient placées les images, en nombre égal à celui des glaces ; quand le tambour tournait, l’œil, placé un peu au-dessus de l’appareil, voyait, pendant un instant, chaque image, juste au moment précis où la glace qui la réfléchissait se présentait devant l’observateur. En 1878, M. Muybridge, pour la synthèse des mouvemens dont il avait fait l’analyse, employait un zootrope, mais un zootrope à projection. Seulement, dans cet appareil, comme dans les appareils imaginés à la même époque par MM. Uchatius, Daguin, Reynaud, etc., les images avaient le défaut d’être peintes d’après les photographies que donnaient les expériences. Il était impossible, en effet, avec les zootropes dont on se servait alors et qui tous avaient l’inconvénient capital de déformer les images en les raccourcissant dans le sens transversal, d’utiliser directement ces photographies. Cela n’avait pas empêché, cependant, dès 1867, Carlet et Mathias-Duval, puis, un peu plus tard, M, Marey de faire usage du zootrope pour représenter soit les mouvemens d’un homme, soit ceux d’un cheval à diverses allures ; des professeurs, Müller entre autres, l’utilisaient aussi pour montrer les états successifs d’une machine en mouvement, faire comprendre les mouvemens ondulatoires dans les tuyaux sonores, etc. Car la cinématographie n’est pas seulement une méthode de recherche, c’est encore, quand il est possible de l’employer, un merveilleux instrument d’enseignement : aussi commence-t-elle à pénétrer dans toutes les grandes Ecoles, les seules, d’ailleurs, où, par la qualité de l’auditoire, elle soit vraiment à sa place. On sait avec quelle tranquille audace un de nos plus éminens praticiens l’a introduite dans l’enseignement de la chirurgie, pour les opérations qui sortent de l’ordinaire. La médecine, elle-même, n’a pas le droit de la dédaigner : n’est-il pas évident, en effet, comme l’a fait observer, un des premiers, W. Chase, que, par exemple, la démarche, les mouvemens désordonnés de certains sujets atteints de maladies nerveuses ne pourront être conservés à titre de documens photographiques que par l’emploi du cinématographe ?

il était réservé à M. Demeny, le préparateur de M. Marey au Collège de France et son collaborateur au laboratoire du Parc des Princes, de porter le zootrope, par l’invention de son Photophone, au plus haut degré de perfection dont cet instrument soit peut-être susceptible. Après avoir reporté sur un disque en cristal une série de 24 photographies d’un orateur prononçant une courte phrase, il arriva, en projetant ces 24 images, à une si parfaite reproduction des expressions et des mouvemens de la bouche, que des sourds-muets, accoutumés à lire la parole sur les lèvres, comprirent aussitôt la phrase de l’orateur chronophotographié. Aussi, est-ce avec un véritable enthousiasme que ces premiers essais, hors laboratoire, de projection animée, furent accueillis : le zootrope Demeny fut une des grandes curiosités de l’Exposition de photographie de 1892 ; une avalanche de barnums et de forains, rien que pour avoir le droit d’exhiber la seule photographie vivante qui existât à cette époque, en proposèrent la location à des prix considérables. Mais, quel que fût le degré de perfection du zootrope ainsi transformé, si précis que fussent les résultats, puisqu’on opérait non avec des dessins, mais avec des photographies, si étonnante que fût l’illusion de vie que donnait l’image sur l’écran où on la projetait, l’insuffisance de l’éclairement, — on en verra plus loin la cause, — rendait impossible les projections demandes dimensions. Quant à reproduire des actes de longue durée, il n’y fallait pas songer ; c’est, évidemment, non pas impossible, comme le prétendait M. Marey, mais tout au moins fort difficile, car, en principe, la rotation complète de l’appareil ne peut que répéter l’effet produit par la rotation précédente, et le diamètre des cylindres sur lesquels on peut produire les images a nécessairement une limite.

La solution qui s’imposait ne pouvait donc être que celle récemment adoptée par M. Marey pour la chronophotographie. Une bande chargée des photographies obtenues passe au foyer d’une lentille servant d’objectif ; cette bande qui, par sa nature, doit être aussi translucide et, par conséquent, aussi mince que possible, est fortement éclairée par derrière ; les images peuvent alors être projetées en vraie grandeur : il suffit de placer un écran à la distance même où se trouvait l’objet chronophotographie. Chaque fois qu’un obturateur mobile, de forme convenable, ouvre l’objectif, c’est-à-dire laisse passer la lumière, une image apparaît, et si la succession de ces images s’opère comme il a été indiqué, si, de plus, dans le même temps, leur nombre est égal à celui des images chronophotographiées, le phénomène analysé est reconstitué aussi exactement qu’on peut le souhaiter. Voilà tout le cinématographe qui, on le voit, n’est qu’un chronophotographe renversé.

Mais, alors, pourquoi M. Demeny, au lieu de se servir tout simplement de l’appareil de M. Marey, avait-il eu recours, pour son photophone, à la méthode zootropique ? C’est que le chronophotographe de l’éminent académicien, bon pour un laboratoire, — nous en avons donné la preuve dans la première partie de cet article, — était, au fond, extrêmement rudimentaire : l’arrêt de la bande n’était pas toujours régulièrement assuré et, de plus, la traction trop brutale. Force était donc de trouver autre chose. M. Marey chercha en vain ; c’est M. Demeny qui, en octobre 1898, résolut le problème. Son fixateur, une simple came excentrique animée d’une vitesse d’un tour par image, est d’une grande perfection : cette came, placée sur le passage de la bande à laquelle elle donne, en quelque sorte, un coup de patte chaque fois que celle-ci passe à sa portée, suffit, en effet, pour réaliser l’intermittence désirée, et cela progressivement, sans saccades et sans accroc possible. M. Demeny, immédiatement, songea à tirer le meilleur parti possible de cette invention. Mais les savans de laboratoire ont, presque toujours, une méconnaissance profonde des besoins de l’industrie ; ils ne se doutent pas de l’importance des capitaux, de la somme d’efforts, de fatigues, de veilles que nécessite la mise au point de leurs conceptions, si simples qu’elles paraissent au premier abord : c’est dire que notre inventeur perdit un temps précieux à discuter avec les uns et les autres sur les clauses du traité à intervenir. Or, par les publications antérieures et les notes présentées à l’Académie des sciences, les travaux de MM. Marey et Demeny, sauf le fixateur de ce dernier, sur lequel il avait tenu à garder le secret, étaient tombés dans le domaine public. Aussi, ce ne fut pas à M. Demeny, mais aux frères Lumière qu’échut, au commencement de 1895, l’honneur de faire connaître au grand public la nouvelle conquête faite par la science : leur cinématographe, un cinématographe à griffes, en projetant, sur un écran visible à toute une assemblée, des scènes animées très variées et d’une durée de plusieurs minutes, attira tout Paris au Grand Café. On eut vite oublié le Kinétoscope d’Edison, sorte de zootrope fort perfectionné, qui avait fonctionné l’année précédente au boulevard Poissonnière, mais ne représentait que des scènes d’une demi-’ minute de durée au plus, et n’admettait à les voir qu’un seul spectateur à la fois. La construction d’appareils plus ou moins copiés sur celui des Lumière prit alors un essor considérable, et M. Demeny, qui avait été le premier à travailler la question et à la résoudre, au moins en partie, aurait vu ses peines entièrement perdues, s’il n’avait fini par s’arranger avec la maison L. Gaumont, à laquelle, depuis 1901, il a cédé tous ses droits.

Et encore aurait-il tort de se plaindre ! Lorsque, en 1850, Brewster, qui venait d’inventer le stéréoscope à réfraction, voulut, pour lancer son appareil, le présenter, sous les auspices de l’abbé Moigno, aux membres de notre Académie des sciences, Arago, à qui les deux savans firent leur première visite, n’y vit rien d’extraordinaire, et cela se conçoit aisément : il était atteint de diplopie. Savart avait un œil à moitié perdu, Becquerel était borgne, Pouillet atteint de strabisme. Biot avait bien, paraît-il, les deux yeux sains, mais il déclarait obstinément ne rien voir. C’était désespérant de trouver la section de Physique, à l’Académie des Sciences, dans un tel état, et Moigno ne savait à quel saint se vouer, lorsqu’il eut la chance de découvrir, dans la section de Chimie, un homme qui voyait clair physiologiquement, et encore plus clair moralement : Regnault. Dès lors, patronnée par un tel maître, l’invention put suivre son cours et, en quelques mois, le nom de Brewster devint populaire. Quant au véritable inventeur du stéréoscope, l’illustre Wheatstone, personne, à ce moment, ne s’avisa de songer à lui.

Nos contemporains, eux, ont su rendre, sans retard, à MM. Demeny et Lumière, comme à M. Marey, l’hommage qui leur était dû. Peut-être même, ainsi que le fait observer M. G. M. Coissac, ont-ils eu le tort d’un peu trop oublier que l’idée de la représentation du mouvement avait hanté les anciens comme les modernes, et trouvé même un commencement de réalisation ; seulement, au lieu de représenter l’objet lui-même, on se contentait, et pour cause, de représenter son ombre. C’est, d’ailleurs, par la représentation de l’ombre qu’a débuté la photographie.

Les Chinois ont pratiqué cette représentation au point de lui donner leur nom, et quand, vers le milieu du XVIIIe siècle, les ombres chinoises arrivèrent en Europe, en Allemagne tout d’abord, il y avait déjà des centaines d’années que ce genre de spectacle était en honneur dans toute l’Asie. Les peuples jaunes, par suite de leur mentalité spéciale qui les entraîne, — leur écriture en est une preuve, — vers la représentation du monde extérieur par l’image et non par le son, raffolent des ombres. Les Turcs et les Arabes, eux aussi, sont également très friands de ce spectacle : le fameux Karagueuz, le Guignol musulman, n’est qu’un théâtre de ce genre, assez rudimentaire du reste.

Importée d’Allemagne en France en 1772, l’ombre fit ses débuts à Versailles : le célèbre Séraphin eut l’idée de produire, devant le public de choix qui s’agitait autour de la cour, une série de petites pièces qu’il avait depuis longtemps coutume de représenter avec grand succès dans l’intimité. Elles furent accueillies avec tant de faveur qu’en 1784 il jugea à propos de s’installer à Paris même, au Palais-Royal. Lorsqu’en 1859 sa petite-nièce, qui dirigeait l’établissement, le transporta passage Jouffroy, elle abandonna définitivement l’ombre pour la marionnette proprement dite. L’ombre subit alors une longue éclipse ; cependant, il serait injuste de ne pas rappeler la tentative faite au Châtelet, en 1874, dans les Pilules du Diable avec des ombres naturelles, obtenues en faisant promener les acteurs derrière un écran qui occupait toute la surface de la scène et que l’on éclairait fortement avec un foyer placé au niveau du sol, les dimensions et les contours des ombres variant suivant que les acteurs se rapprochaient ou s’éloignaient de la toile. Mais, vers 1884, le théâtre d’ombres reparut, d’abord, au cercle des « Camaros, » à Asnières, puis au Chat-Noir. Des artistes de premier ordre, tels que MM. Lemot, Caran d’Ache, Forain, Rivière et Robida, ne dédaignèrent pas de dessiner et de découper eux-mêmes des silhouettes et s’ingénièrent à trouver des combinaisons inédites ; c’est M. Rivière qui, un soir, réussit à faire passer un groupe de personnages, non plus à la queue-leu-leu, mais en perspective : l’ombre moderne était inventée et la représentation de l’Épopée devenait possible (1886). La Tentation de saint Antoine montra, ensuite, qu’on pouvait faire défiler, toujours en perspective, les personnages les plus variés dans des forêts, sous des portiques, etc., et, en janvier 1890, le Chat-Noir remportait le plus grand et le plus fructueux de ses succès avec la Marche à l’Étoile.

Mais revenons à notre sujet.

En quoi consiste, à l’heure actuelle, un cinématographe ?

D’abord, à la partie supérieure de l’appareil, qu’un bâti solide de fonte ou de cuivre doit rendre inébranlable, se trouve une bobine très légère, parfaitement mobile, sur laquelle est enroulée une bande pelliculaire de celluloïd (film) transparente, souple et robuste, garnie des photographies qu’a données le chronophotographe. Cette pellicule est percée, sur les côtés, d’une série de trous rigoureusement équidistans, ce qui constitue un mode de repérage très précieux, dont la première idée est due à Reynaud. Un peu au-dessous de la bobine se présente un cylindre denté, animé d’un mouvement de rotation uniforme, dont les dents pénètrent dans la perforation de la pellicule et l’entraînent, le mouvement du cylindre étant, d’ailleurs, calculé de façon qu’à chaque instant la longueur de film débitée soit juste ce qui est nécessaire. Le film s’engage alors dans une sorte de fenêtre où il rencontre les rayons de la source lumineuse, — la lumière électrique, en général, — destinée à illuminer les images, rayons canalisés et concentrés à l’intérieur d’une lanterne placée sur le même socle que le cinématographe. Au-dessous de la fenêtre, un second cylindre denté, identique au premier, fonctionnant de la même façon, et tournant avec la même vitesse, assure le déroulement régulier de la pellicule. Enfin, une seconde bobine, à laquelle on a imprimé un mouvement de rotation convenable, force le film à s’enrouler à nouveau. Ainsi le mouvement uniforme de la pellicule est parfaitement réalisé, ainsi que son déroulement et son enroulement.

Il s’agit, maintenant, quand une des images passe devant l’objectif, de l’arrêter un instant. Au fait, pourquoi cet arrêt ? Nous en avons donné la raison en ce qui concerne la chronophotographie sur bande. Mais, ici, est-il absolument nécessaire ? Oui, parce que dans les conditions où fonctionne d’ordinaire le cinématographe, c’est-à-dire avec un débit de 15 images à la seconde seulement, étant donné la nécessité de projeter ces images en vraie grandeur et, par suite, l’obligation de les éclairer le plus possible, l’absence d’arrêts régulièrement espacés nous ferait paraître mobiles les parties fixes de l’objet, parties qui, par principe, doivent toujours nous apparaître au repos ; de plus, on verrait se produire des traînées lumineuses, correspondant aux portions claires des images, et analogues à celles qui accompagnent les étoiles filantes : tout se brouillerait et s’embrouillerait.. On objectera, il est vrai, que dans le kinétoscope d’Edison, la pellicule transparente qui défilait devant le spectateur était animée d’un mouvement parfaitement uniforme et parfaitement continu ; que, dans le photophone de M. Demeny, il en était de même du disque qui portait les images. Mais, aussi, pour obtenir une impression nette, il fallait s’arranger de façon que chaque image ne fût visible que pendant un temps extrêmement court, 1/7 000 de seconde environ pour le kinétoscope. Or, dans ces conditions, — qui sont les mêmes que celles où l’on se trouve placé lorsqu’on veut chronophotographier sur une plaque fixe des objets animés d’une vitesse un peu grande, — 1° la brièveté de l’éclairement entraînant une perte de lumière considérable, les scènes représentées doivent, de toute nécessité, être prises devant un fond parfaitement noir, et ne peuvent avoir, par suite, que peu de profondeur ; 2° il est indispensable, pour donner au spectateur une impression continue, d’augmenter considérablement le débit des images. Tout au contraire, avec un arrêt de durée convenable, arrêt qu’il est impossible, d’ailleurs, à cause de leur pièces massives, d’imposer à des appareils zootropiques, le nombre des images peut être considérablement réduit et on peut les éclairer avec la plus grande facilité : les scènes figurées peuvent, alors, être de plus longue durée, la profondeur sous laquelle on peut saisir les objets mobiles n’est plus limitée, et on arrive, sans trop de peine, à projeter, d’une façon parfois absolument saisissante de vérité, le mouvement des rues, des places publiques, la sortie d’un atelier, etc. En résumé donc, un fixateur est nécessaire au cinématographe comme au chronophotographe. On le place, d’ordinaire, un peu au-dessous de la fenêtre : si le débit est, par exemple, de 15 images à la seconde, son rôle, d’après ce qui a été expliqué plus haut, consiste alors à immobiliser chaque image pendant au moins 2/45 de seconde, et cela sans gêner le mouvement de la pellicule dont l’intégrité est, pour plus de sûreté, assurée au point de vue traction par l’emploi d’une boucle. Actuellement, d’ailleurs, l’industrie utilise trois systèmes de fixateurs : celui de M. Demeny, dont il a déjà été question, le système à griffes inventé par les frères Lumière, et, enfin, le système dit à Croix de Malte qui, se trouvant dans le domaine public, est nécessairement appelé à remplacer les appareils à brevet.

Mais s’il importe que les rayons fournis par la source éclairante, — acétylène, lumière oxyhydrique, oxyéthérique, lumière électrique, etc., — après avoir traversé la pellicule, arrivent sur l’écran pendant les périodes d’immobilité, il importe tout autant, pour éviter des traînées lumineuses du genre de celles dont il a été parlé tout à l’heure, que, pendant les périodes de mouvement du film, c’est-à-dire pendant le temps que met une image pour succéder à une autre, l’objectif soit masqué : dans le cas, par exemple, de 15 images à la seconde, il devra l’être pendant l/45e de seconde, au plus. C’est le rôle échu, en général, à un disque obturateur placé, d’ordinaire, entre la bande et l’objectif, et animé d’un mouvement de rotation uniforme. Si le débit de l’appareil est celui que nous avons admis jusqu’ici, ce disque devra avoir, évidemment, une vitesse de 15 tours à la seconde et une ouverture d’environ 120 degrés, c’est-à-dire d’un tiers de circonférence, au maximum.

Quant au mouvement de toutes les pièces, bobines, cylindres, fixateur, etc., dont il vient d’être question, on l’obtient, grâce à un système de transmissions plus ou moins compliquées, à l’aide d’une manivelle tournant d’un mouvement aussi uniforme que possible et qu’actionne soit l’opérateur lui-même, soit tout autre moteur convenablement choisi, moteur dont il est loisible de faire varier la vitesse, suivant les besoins. Enfin, depuis la catastrophe du Bazar de la Charité, l’opérateur, ainsi que son appareil, est le plus souvent enfermé dans une cabine de tôle, munie de grillages métalliques. La facilité avec laquelle s’enflamme le mélange de camphre et de collodion qui forme le celluloïd justifie cette précaution : ne voit-on pas, en effet, à chaque instant, un arrêt accidentel tant soit peu prolongé de la pellicule provoquer, quand elle est illuminée, sa combustion ? L’opérateur, lui, doit avoir le soin de la protéger et de se protéger en interposant, sur le passage des rayons, une cuve d’alun ou de glycérine. Pour plus de sûreté, il peut encore munir sa machine de l’écran de M. L. Gaumont qui, en cas d’arrêt fortuit, intercepte automatiquement la lumière, et, par suite, la chaleur.

Et, maintenant, renversons le cinématographe, autrement dit, substituons à la lanterne qui éclaire le film une chambre noire, à ce film une pellicule sensible de même largeur, à l’obturateur employé un autre qui ne laisse pénétrer la lumière extérieure que juste le temps nécessaire pour impressionner le gélatino-bromure, puis, pinçons l’objectif devant le sujet à représenter, à une distance égale à celle de l’écran, et l’on obtiendra, en faisant dérouler la pellicule de façon régulière, tout en assurant les arrêts nécessaires, ce qu’on appelle une bande négative, c’est-à-dire, une bande sur laquelle les parties claires de l’objet seront obscures, les ombres se peignant en clair. Développons, fixons, lavons et séchons cette épreuve, appliquons-la sur une autre pellicule sensible, de mêmes dimensions, mais que la lumière n’a pas encore attaquée, et faisons dérouler le double ruban ainsi obtenu à l’intérieur de l’appareil en plaçant devant l’objectif, au lieu du sujet, une source lumineuse convenablement choisie. Si, dans le mouvement de déroulement, nous avons soin de ménager les arrêts indispensables à la lumière employée pour impressionner la nouvelle pellicule à travers l’ancienne, — avec les lampes électriques dont on se sert dans les usines cinématographiques, une seconde d’arrêt suffit, — les images positives, dans lesquelles les clairs correspondent aux clairs de l’objet, les ombres aux ombres, se produiront d’elles-mêmes, sur la pellicule vierge. Soumettons cette seconde bande aux mêmes manipulations que la première, et elle deviendra une bande positive, autrement dit un film. Il va de soi que rien n’empêche, en opérant sur un nombre quelconque de pellicules vierges, d’obtenir, avec une seule bande négative, autant d’épreuves positives qu’on peut le désirer.

Notons, en finissant, que la pratique industrielle a montré qu’au lieu tic renverser le cinématographe, pour en faire un chronophotographe, il est préférable de séparer les deux instrumens l’un de l’autre, c’est-à-dire de construire, pour les prises de vues, des appareils spéciaux sur lesquels il nous semble, ici, inutile d’insister.


III

Au point de vue purement scientifique, le cinématographe, tel que nous venons de le décrire, doit être regardé, pour la synthèse des mouvemens, comme un appareil presque parfait. Mais qu’on lui demande de donner une sensation réelle et complète de vie, surtout une sensation un peu prolongée, alors tout change et, d’abord, un défaut des plus fâcheux, le papillotement, rappelle vite au spectateur qu’il n’a, en somme, devant les yeux qu’une simple machine, pas autre chose.

Ainsi qu’il est facile de s’en assurer par soi-même en faisant clignoter les paupières, la nuit, à une certaine distance du premier bec de gaz venu, le papillotement, le scintillement, comme l’appellent les techniciens, a pour cause le rapide mouvement de rotation du disque obturateur qui, à chaque tour, fait succéder instantanément à l’illumination la plus éblouissante l’obscurité la plus profonde. Aussi, lorsque les images projetées ne présentent pas des contrastes d’ombre et de lumière par trop violens, lorsque, par exemple, elles sont coloriées ou que, pour produire un effet voulu, on a interposé un verre de couleur sur le passage des rayons, le papillotement est très atténué. Au fond, il n’est vraiment insupportable qu’avec la lumière électrique, dont on ne peut se passer, cependant, pour les projections de grandes dimensions ; encore peut-on le diminuer sensiblement, soit par la réduction du temps que met une image à se substituer à la précédente, soit par d’autres artifices mécaniques sur lesquels nous croyons inutile d’insister, mais qui, presque tous, présentent le grand inconvénient de donner lieu à des pertes de lumière assez notables. Et puis, l’expérience le prouve, il disparaîtra tout à fait le jour où les films seront assez bon marché pour qu’on puisse augmenter de façon convenable le nombre des images qu’à l’heure actuelle ils débitent dans une seconde ; il y a donc là une question de prix, pas autre chose. En réalité, ce qui, pour l’instant, nuit le plus au cinématographe, ce qui le rend si fatigant, si monotone, ce qui prive les projections animées de la plus grande partie de leur charme, ce n’est pas le papillotement, c’est l’absence de la couleur et le manque de relief.

On dira qu’on peut colorier les images. Mais, en général, elles sont si réduites, — 19 millimètres de long sur 25 de large, — et l’amplification en est si grande que, sans d’infinies précautions, on n’obtient le plus souvent qu’un assez pauvre peinturlurage. Quant à leur donner une teinte voulue, soit par un procédé chimique approprié, soit par l’emploi de verres colorés, il n’y a rien là, quoique certains effets de nuit soient, parfois, très réussis, de bien artistique : le sujet garde un ton par trop monotone et, malgré soi, on est irrésistiblement entraîné à songer aux braves gens qui, pendant des heures, contemplent la Jungfrau à travers des carreaux rouges, bleus, jaunes, etc. Espérons que les perfectionnemens récens apportés à la méthode Gros et Ducos du Hauron, s’il devient possible de les appliquer au cinématographe, donneront de meilleurs résultats.

Pour le relief, observons qu’en ce qui concerne les objets éloignés, nous n’avons guère, pour apprécier leur véritable forme, que le secours des ombres : aussi les jugemens sont-ils très incertains ; par exemple, en l’absence d’ombres bien marquées, il est impossible de reconnaître de loin si une tour est ronde ou carrée. Quelquefois cependant, les effets de perspective peuvent aider le jugement ; encore faut-il que la distance ne soit pas trop grande ou que le corps soit de grandes dimensions, un édifice, par exemple, orienté de manière à montrer différentes lignes dont on puisse observer les angles. Le relief des corps éloignés est donc, d’ordinaire, si imprécis, si atténué, que, pour les projections animées, vues de loin, la question ne se pose pour ainsi dire pas. Il n’en est plus de même si on les regarde de près, comme dans une salle de spectacle. En effet, pour les objets rapprochés, le sentiment du relief vient, en partie : 1° de l’appréciation de la distance des divers points de l’objet à l’œil ; 2° de ce que les différentes lignes qui, sur la rétine, forment une image plane de l’objet, sont déformées suivant certaines lois, et que nous nous accoutumons peu à peu à remonter à la forme du corps qui a produit l’image ainsi modifiée. Ces deux causes ne peuvent entrer en ligne de compte à propos des projections cinématographiques, qui sont des figures essentiellement planes. Mais on ne saurait en dire autant de la distribution des ombres et des pénombres sur le corps éclairé, distribution dont les peintres et les photographes savent tirer un si grand parti ; ici encore, c’est à une longue éducation de l’œil que nous devons de saisir à peu près convenablement la forme intégrale d’un objet, et c’est par suite de cette éducation que certaines projections cinématographiques, surtout pour les parties où le contraste entre la lumière et l’ombre est très accentué, nous donnent, parfois, une si forte sensation de relief. Toutefois, pour les objets rapprochés, c’est principalement la vision binoculaire qui fait saisir leur forme de la façon la plus précise et la plus intense et, par conséquent, c’est le relief stéréoscopique qu’il faut, avant tout, chercher à obtenir aujourd’hui pour les projections animées.

Physiologiquement, le relief stéréoscopique résulte, on le sait, de la synthèse intime qui s’opère, dans le cerveau, des images légèrement différentes que procurent chacun des deux yeux : par la combinaison des deux images rétiniennes, il se produit, en nous, une troisième image, purement subjective, qui est la résultante des deux premières. Dès lors, pour la vision stéréoscopique d’un objet dessiné, peint ou photographié, nous sommes obligés de regarder deux images de cet objet, l’une correspondant à ce que peut voir l’œil droit, l’autre à ce que peut voir l’œil gauche, et il faut que ces deux images soient disposées de façon que chacun des deux yeux ne voie que l’image qui lui est destinée ; si, dans ces conditions, le spectateur peut fusionner les deux dessins, ce qui ne lui est pas toujours possible, — on l’a vu plus haut à propos de Brewster, — l’illusion du relief est complète.

Jusqu’à nos jours, toutes les tentatives faites pour résoudre cette question, tentatives qui remontent à plus de trente ans, — car le problème s’était déjà posé à propos du zootrope, — ont eu pour point de départ la méthode de Wheatstone. La plus intéressante, à notre avis, celle qui a donné les résultats les plus satisfaisans, est due à MM. Ch. Dupuis et Schmidt : ils projettent sur le même écran deux bandes, l’une correspondant à l’œil droit, l’autre à l’œil gauche, et illuminent alternativement l’une et l’autre, chaque bande subissant, pendant l’illumination de l’autre, le mouvement nécessaire à la substitution ; l’observateur est muni d’une lorgnette à palette qui masque à chaque œil la projection qui ne lui est pas destinée, et, grâce à la persistance des impressions lumineuses, l’image résultante paraît continue et présente un relief accusé. Mais, d’abord, si l’on veut utiliser les appareils courans, la nécessité d’opérer avec deux images, au lieu d’une, sur la même bande et, par conséquent, avec des images réduites de moitié, diminue de beaucoup la grandeur des projections obtenues. Ensuite, ce procédé, comme tous les autres du même genre, présente deux graves inconvéniens : 1° l’éclairement est grandement diminué ; 2° le spectateur est forcé de se munir d’une lorgnette spéciale, ce qui, à tous les points de vue, est extrêmement gênant. Il n’y a donc guère rien de bien définitif à attendre des méthodes de projection qui reposent sur le principe du stéréoscope, et c’est pour ce motif qu’on cherche, en ce moment même, à résoudre le problème à l’aide d’une autre méthode, celle des réseaux lignés.

Un chercheur infatigable, M. E. Estanave, est arrivé, dans cet ordre d’idées, à des résultats on ne peut plus satisfaisans : il projette dans une même région d’un écran spécial, constitué par deux réseaux lignés placés l’un derrière l’autre et séparés par une glace dépolie, deux images stéréoscopiques quelconques, comme celles qu’on trouve dans le commerce. Ces images, n’étant pas identiques, ne se superposent qu’en partie, de sorte que de leur empiétement réciproque résulte une impression confuse, d’où l’on ne pourra extraire la sensation du relief que si l’on arrive à faire voir à chaque œil l’image qui lui est destinée. Or, c’est justement ce rôle que remplit l’écran spécial en question, et il le remplit si bien que l’image subjective ainsi obtenue est, non seulement très nette, mais encore d’un charme et d’une douceur que ne donnent pas, en général, les vues stéréoscopiques ordinaires, auxquelles on reproche, non sans raison, de se présenter comme des décors de théâtre, tant elles manquent, le plus souvent, de modelé et de contours. Il est vrai qu’avec ce mode opératoire, le champ de la visibilité est très restreint et que, par suite, l’appareil est dans l’impuissance de donner à toute une assemblée l’impression attendue ; mais rien ne prouve que la méthode elle-même ne soit pas largement perfectible. En tout cas, si l’on considère que le nouveau procédé de photographie directe des couleurs par dispersion chromatique, que M. Lippmann nous a fait connaître l’an dernier, a besoin, lui aussi, des réseaux lignés, et qu’a priori, rien n’empêche, semble-t-il, de le combiner avec le procédé Estanave, il est difficile de ne pas voir dans l’emploi de ces réseaux le point de départ de la solution future des deux problèmes, désormais liés l’un à l’autre, du relief et de la couleur. Souhaitons que cette solution ne se fasse pas trop attendre.

D’ailleurs, même avec la couleur et le relief, le cinématographe ne nous donnerait pas encore tout ce que nous nous croyons le droit, aujourd’hui, de lui demander. Ne semble-t-il pas tout naturel, en effet, que, lorsqu’on nous montre une vague qui se brise, une locomotive qui s’ébranle, un acteur qui se démène, nous désirions entendre le bruit du flot, le ronflement de la machine, la voix de l’artiste ? La sensation de vie que, de plus en plus, nous sommes portés à exiger des projections animées est devenue incompatible avec la pantomime qu’on nous sert depuis 1895, pantomime propre seulement à satisfaire les sourds. Edison avait bien pressenti ce besoin impérieux lorsque, en 1894, il avait essayé, sans succès, il est vrai, d’apporter à son kinétoscope le secours du phonographe. Que le lecteur se rassure ! D’ores et déjà ce problème est complètement résolu. Il n’était pas facile, car, pour analyser simultanément les deux phénomènes, visuel et sonore, et en reproduire une synthèse parfaite, il fallait combiner la marche des appareils de telle sorte qu’elle fût non seulement isochrone, c’est-à-dire que, sur chaque appareil, les deux phénomènes se produisissent dans des temps égaux, mais encore qu’elle fût synchrone, autrement dit que les mouvemens isochrones commençassent et finissent dans le même temps. C’est ce résultat, cependant, qu’il y a quatre ans, M. L. Gaumont a su obtenir et cela, tout simplement, à l’aide de deux petites dynamos parcourues par le même courant : l’une actionne le phonographe, l’autre le cinématographe, et un différentiel permet d’accélérer ou de ralentir à volonté l’allure du cinématographe lui-même. Aussi, à l’heure actuelle, quand il nous plaît, le cinématographe parle et chante, hurle et gémit, et c’est, maintenant, au phonographe que nous nous adressons pour le prier de vouloir bien nous donner, enfin, ce qu’on attend de lui depuis si longtemps : moins de « friture, » et plus de vérité. Reconnaissons tout de même, pour être équitable, que si, au point de vue de la qualité, il a encore à se faire pardonner, comme sonorité, grâce à l’emploi des amplificateurs de sons fondés, les uns sur la détente de l’air, les autres sur la combustion des mélanges gazeux, il ne laisse plus rien à désirer. On le trouvait aphone ! Il suffit d’entrer dans une salle où marche un de ces nouveaux phonographes pour être plutôt tenté de lui adresser le reproche contraire : près du pavillon, la voix est couverte, quelle que soit la force avec laquelle on l’émet !

En somme, comme nous l’avons dit au début de cette étude, on ne cherchait que la représentation du mouvement, et, par la force des choses, c’est à la représentation de la vie, de toute la vie, que l’on va bientôt aboutir ! Quelques beaux esprits pourront rester froids en présence d’un résultat si stupéfiant. La foule, elle, prend la chose de façon différente : en fait de projections animées, elle compte d’instinct sur la science pour combler toutes les lacunes et, en attendant, elle admire tout et toujours ; et cette admiration continue, grandissante, que nous nous en voudrions de blâmer, peut seule nous expliquer la naissance et le développement considérable, depuis 1895, de l’industrie cinématographique. Il n’y a, pour s’en assurer, qu’à regarder autour de soi, dans Paris ou dans sa banlieue, à Joinville par exemple, où est installée l’usine de la plus puissante société cinématographique qu’il y ait peut-être au monde, la Compagnie générale des cinématographes.

Au premier abord, l’immensité des bâtimens, qui couvrent une surface de 10 000 mètres carrés environ, peut paraître exagérée ; mais, à la réflexion, on se rend facilement compte que si, par elle-même, la fabrication des appareils cinématographiques est peu de chose, il ne peut en être ainsi pour celle des films, le public exigeant toujours des scènes nouvelles, quelles qu’elles soient. Pour les lui offrir, il faut donc avoir recours à la représentation théâtrale, et, dès lors, avant tout, une usine cinématographique doit renfermer un théâtre avec tous ses accessoires : décors, machines, loges, dessous, foyer, et, bien entendu, ce théâtre devra faire appel à des artistes de talent, les costumes devront être irréprochables et bien appropriés au sujet, etc. Après le théâtre, l’usine devra comprendre : 1° une série d’ateliers pour la perforation des bandes, la fabrication des positifs, le développement des négatifs pris au théâtre ou au dehors (certaines maisons, même, n’hésitent pas à envoyer des praticiens dans tous les points du monde où des scènes intéressantes méritent d’être prises sur le vif). Notons, en passant, qu’aujourd’hui toutes ces manipulations se font presque automatiquement, ce qui explique comment, à Joinville, on peut arriver à fabriquer quotidiennement 30 kilomètres de films, soit un million et demi par jour, environ, de photographies différentes ; — 2° une série de bâtimens pour la fabrication des cinématographes et des chronophotographes ; — 3° le stock, c’est-à-dire une construction spéciale, soigneusement isolée, gardée comme une poudrière, où s’entasse la matière première indispensable, la pellicule de celluloïd, que l’étranger nous fournit toute sensibilisée. Le stock de la Compagnie générale contient, paraît-il, 30 000 kilogrammes, en moyenne, de celluloïd, répondant à 3 600 000 mètres de bande et qui, à raison de 240 francs le kilogramme (on comprend maintenant le prix élevé des films), représentent une valeur de 7 200 000 francs ; — 4° un groupe électrogène, destiné à fournir la force et la lumière nécessaires, avec les annexes indispensables pour la fabrication et la réparation des dynamos, la réparation des machines, etc. ; — 5° enfin, les bureaux, les laboratoires de recherches, etc., etc. D’ailleurs, l’invention du cinématographe parlant va, plus que jamais, indissolublement lier la fabrication du cinématographe à celle du phonographe, et, par conséquent, nécessiter la création d’ateliers spéciaux.

Et tout cela, comme M. F. Dussaud le fait judicieusement remarquer, n’est qu’un simple commencement ! Quoique l’industrie cinématographique, rien qu’en France, fasse déjà vivre des milliers d’ouvriers, et représente un capital d’environ 80 millions et un chiffre d’affaires d’au moins 40 millions, quand on songe qu’elle date au plus d’une douzaine d’années, n’est-on pas en droit, en effet, de la considérer comme à peine sortie de l’enfance ? Si riche, si florissante qu’elle soit à cette heure, ne doit-on pas prévoir pour elle, étant donné l’accueil que tous les peuples, toutes les races, font au cinématographe, un avenir presque indéfini de prospérité, lorsque l’appareil, corrigé de ses défauts, aura, en outre, acquis la puissance qui lui manque encore ? Mais gardons-nous de trop vouloir prophétiser… N’importe ! nous doutons fort que MM. Plateau, Muybridge, Marey, Demeny et même A. et L. Lumière aient jamais eu, un seul instant, le pressentiment du champ nouveau et fécond qu’allait ouvrir à l’activité humaine leur patient et admirable labeur.


P. BANET-RIVET.