La Repopulation française

La repopulation française
Émile Picard

Revue des Deux Mondes tome 37, 1917


LA
REPOPULATION FRANÇAISE

Parmi les questions qui préoccupent tout Français soucieux des intérêts de la patrie, la plus importante est sans contredit celle de la repopulation. Depuis longtemps, le problème de la natalité a appelé l’attention des économistes et des moralistes. Des groupemens se sont formés, à l’appel d’ardens apôtres de la repopulation française, parmi lesquels il faut au moins citer le plus ancien, l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, fondée il y a vingt ans par M. Jacques Bertillon, qui la dirige avec tant d’autorité. Ici même, un physiologiste illustre, M. Charles Richet, et un éminent économiste, M. Colson, ont écrit d’importans articles sur le problème le plus redoutable qui se pose pour l’avenir de notre pays.

La Ligue française, fondée quelques mois avant la guerre, sous l’impulsion de M. Ernest Lavisse et de M. le général Pau, et dont le programme comporte tout ce qui peut contribuer au relèvement et au développement de notre pays, a de son côté étudié la même question. Le dessein des pages qui suivent est d’indiquer quelques réflexions suggérées par cette étude et de proposer diverses mesures pouvant concourir au relèvement de notre natalité. Nous ne craindrons pas de répéter des choses déjà dites. Il est des vérités cruelles qu’il ne faut pas se lasser de proclamer et des optimismes dangereux qu’il faut combattre sans relâche. La question d’ailleurs peut être envisagée à des points de vue très divers.


« Ne parlons pas d’un sujet trop délicat, » disaient avant la guerre les gens satisfaits, qui ne voulaient pas voir leur quiétude troublée et redoutaient les répercussions de tout ordre, que peut soulever une question aussi grave. Ils pensaient apparemment que les peuples qui ont un grand passé ont une longue agonie, et que, en tout cas, la France vivrait aussi longtemps qu’eux. Il s’en est, hélas ! fallu de peu qu’ils n’aient vu, aux heures sombres des premiers jours de septembre 1914, nos héroïques armées, trop peu nombreuses, cédant sous le poids des multitudes allemandes. Non ; il ne faut pas, sous des prétextes plus ou moins sincères, faire le silence. On doit, par tous les moyens, faire connaître au peuple de France qu’il est au bord d’un gouffre d’où ne peuvent plus sortir les nations qui y sont tombées, et que, si rien ne vient nous arrêter sur la pente où nous descendons, notre pays, avant peu d’années, sera rayé de la liste des peuples qui comptent dans le monde.

Quelques faits et quelques chiffres doivent d’abord être rappelés. Au XVIIe siècle, la France est la grande nation ; sa population atteint presque la moitié de celle de l’Europe. Elle est toujours la première au XVIIIe siècle, mais, pendant le XIXe siècle, la diminution de notre population s’accuse de plus en plus. En 1870, la population française était à peu près égale à celle de l’Allemagne, soit 36 000 000 d’habitans ; actuellement, il y a trente-neuf millions de Français pour soixante-six millions d’Allemands. La diminution du nombre des naissances s’accélère d’année en année. Nous trouvons pour mille habitans 26,1 naissances en 1871, 25,3 en 1879, 23,7 en 1888, et, suivant une courbe continuellement descendante, nous avons 19,8 en 1910 et 18,1 en 1914. Le point essentiel est l’excédent des naissances sur les décès ; or, pour les vingt-cinq dernières années, on peut dire que cet excédent est chez nous nul en moyenne. Plusieurs fois, il y a eu un excédent de morts, comme en 1911, où le nombre des décès a dépassé de 34 000 le nombre des naissances. Tandis que nous n’avons aujourd’hui que 18,1 naissances chaque année par mille habitans, l’Allemagne en a 31,6, l’Autriche 33, l’Angleterre 26, l’Italie 33. Pour être au même taux que l’Allemagne, nous devrions avoir par an 500 000 naissances de plus.

Comparons maintenant les accroissemens annuels des populations pendant les dernières années avant la guerre. Ces accroissemens sont, pour 10 000 habitans, de 141 pour l’Allemagne, de 115 pour l’Angleterre, de 114 pour l’Autriche-Hongrie, de 113 pour l’Italie ; pour la France, de 7.

Nous avons tous entendu de prétendus sages se consoler en disant que, depuis longtemps, il y a dans tous les pays une décroissance régulière de la natalité, et que le développement de la civilisation conduit fatalement à cette diminution. La première partie de cette affirmation, qui est un point de fait, est exacte. On peut avoir des doutes sur la seconde, en tant que cette loi de diminution est posée a priori et déclarée fatale, car les progrès des applications scientifiques, en facilitant de plus en plus les conditions de la vie matérielle, opèrent en sens inverse. Ce qui importe seul pour le moment, c’est la comparaison des chiffres que je viens de citer. Le chiffre 7, rapproché de nombres qui oscillent autour de 120, est tristement significatif et véritablement effrayant. Quant aux enfans des deux sexes de 1 à 12 ans, il y en a actuellement 18 millions en Allemagne, contre 8 millions chez nous. Tandis qu’autour de la France s’accroissent tous les peuples, elle seule reste stationnaire.

Avant les heures tragiques que nous traversons, ces statistiques étaient regardées comme inopportunes. Elles restaient d’ailleurs confinées dans des publications peu accessibles au grand public. Le mal en apparence ne touchait aucun de nous. Plus d’un, parmi les gens avertis, ne voulait pas penser à la gravité du danger, et continuait à voir dans cette diminution un signe de haute civilisation, détestable paradoxe à l’usage des pays résignés à disparaître. On entendait parfois parler avec quelque mépris de la natalité inconsidérée de l’Allemagne, et on croyait à la surpopulation allemande, Or, en réalité, celle-ci n’existe pas, car les campagnes germaniques ne sont pas trop peuplées, tout au contraire ; et l’émigration à titre définitif y est aujourd’hui extrêmement restreinte. La vérité est que la natalité allemande est un des élémens de la redoutable force, au moyen de laquelle ce peuple de proie croyait pouvoir prétendre à la domination mondiale.

La guerre actuelle fait voir toutes choses sous un jour plus juste, et le temps est passé des vains dilettantismes. L’importance du nombre éclate à tous les yeux, et aucun Français réfléchi ne peut douter que la déchéance de la natalité a eu pour conséquence l’affaiblissement des productions de tout ordre dans notre pays. La stagnation de notre population n’est-elle pas une des causes de l’arrêt relatif de notre commerce et de notre industrie par rapport à ceux d’autres nations ? Avec plus d’hommes, nous aurions plus d’ouvriers et d’ingénieurs dans nos usines, plus de voyageurs pour placer au dehors les produits de notre industrie et développer notre commerce ; nous aurions pu ne pas laisser inexploitées ou exploitées par des étrangers certaines de nos richesses naturelles. Est-ce aussi chez un peuple clairsemé qu’ont le plus de chance d’apparaître dans les sciences, dans les lettres, dans les arts les hommes éminens qui sont la gloire de leur pays ? On sait que la science elle-même est devenue pour l’Allemagne un moyen de domination. Si ses savans n’ont pas l’originalité qu’ils s’attribuent, ils sont très nombreux, et leur travail méthodiquement organisé exploite les idées émises ailleurs, souvent au grand profit de la fortune publique. Et enfin, et surtout, on peut affirmer que, s’il y avait eu, en 1914, quinze ou vingt millions de Français de plus, nous n’assisterions pas aujourd’hui à la lutte terrible, où la France a failli périr.

Pensons aussi aux jours qui suivront une victoire, qu’une coordination de mieux en mieux établie entre les forces presque sans limites des nations alliées contre l’Allemagne finira par lui imposer. Il ne suffit pas de vaincre ; il faut encore profiter de la victoire. Le pourrions-nous, si notre population restait stationnaire ou décroissait ? Nous ne jouirions pas longtemps d’une paix heureuse, et le sang, généreusement répandu par nos fils, n’aurait retardé que de quelques années la ruine de notre pays. On frémit à cette pensée impie ; mais cependant, une France, en partie déserte ou peuplée d’étrangers, anémiée dans toutes les manifestations de son activité collective, ne serait-elle pas une proie facile pour une nouvelle et dernière invasion ?

Persuadons-nous donc bien que la question de notre natalité est la question capitale, qui domine toutes les autres. Il est très utile de faire des projets pour la reconstitution de la France de demain, mais c’est à la condition que nous pourrons compter sur l’élément humain nécessaire pour toutes ces réfections.


En signalant les dangers que fait courir à notre pays l’insuffisance de notre population, nous venons d’insister sur les côtés économique et militaire. Mais ce n’est là qu’une face de la question. Celle-ci est aussi, elle est surtout d’ordre moral. Morale sociale et morale privée sont étroitement liées au grave problème qui nous occupe. L’homme cherche le plus possible à se survivre ; mais ce n’est pas assez dire. Affirmons-le bien haut : c’est, sauf des cas très particuliers où l’idée de dévouement et de sacrifice sous des formes diverses joue le principal rôle, un devoir impérieux de transmettre la vie. Les uns trouveront l’origine de ce devoir dans un idéal qu’on peut dire religieux, laissant soit à une Providence qui veille sur le monde, soit à l’ordre résultant des lois naturelles le soin de régler le développement des familles. D’autres rattacheront ce devoir à l’amour et au culte de la patrie, à un idéal patriotique, latent quelquefois, mais subsistant toujours chez les nations qui ne veulent pas périr, idéal qui, à certaines heures, transforme et exalte les âmes, comme en témoignent nos héroïques combattans. A côté des vertus militaires, il y a les vertus civiques, et, suivant la forte expression du docteur Bertillon, le devoir est aussi impérieux de contribuer à la perpétuité de la patrie que de la défendre.

Quelles sont les causes profondes amenant en France l’effroyable diminution constatée dans la natalité ? Notre peuple, vieilli et fatigué, est-il incapable de se reproduire ? Il n’en est rien, comme on le constate au Canada, comme le montre l’Algérie où notre race est aussi féconde qu’aucune de celles qui lui font concurrence, comme on le voit dans l’Alsace qui nous fut enlevée il y a quarante-cinq ans, comme on le voit enfin dans les grandes familles qui subsistent encore chez nous çà et là. Non, la cause est tout simplement que, le nombre des enfans étant, dans la très grande majorité des cas, déterminé par la volonté des parens, ceux-ci ont limité étroitement leur famille.

L’égoïsme, la soif des jouissances, la crainte de l’effort pour élever une famille nombreuse, sont les causes essentielles qui entravent la natalité. En même temps, les mariages sont devenus plus rares ou plus tardifs. Les jeunes gens trouvent les dots insuffisantes, et les jeunes filles trouvent trop médiocres les positions des jeunes gens ; cela dans tous les rangs de la société. Dans des lettres venues du front, j’ai trouvé maintes fois la même constatation. « J’ai trente-cinq ans, m’écrit un soldat, et j’ai souvent cherché à me marier ; mais les demoiselles ne m’ont pas trouvé assez riche. Elles ne veulent pas d’un laboureur, d’un journalier. Nous ne voulons pas, disent-elles, tirer la ficelle, si il y a des gosses ; nous voulons un bon employé qui puisse nous nourrir sans rien faire. » Si des demoiselles, pour parler comme mon correspondant, m’avaient fait part de leurs réflexions, plusieurs auraient dit sans doute qu’elles ne trouvent pas de maris parmi les jeunes célibataires endurcis dans leur égoïsme.

Un Américain illustre qui, depuis deux ans, nous a montré la plus vibrante sympathie, écrivait jadis dans un style biblique familier aux Anglo-Saxons : « Quand on peut parler dans une nation de la terreur de la maternité, cette nation est pourrie jusqu’au cœur du cœur. Quand les hommes craignent le travail, quand les femmes craignent d’être mères, ils tremblent sur le bord de la damnation, et il serait bien qu’ils disparussent de la surface de la terre, où ils sont de justes objets de mépris pour ceux qui sont forts et ont l’âme haute. » Ces sévères paroles du président Roosevelt ne s’adressaient à aucun peuple déterminé. Plaise à Dieu qu’aucun trait n’en soit applicable à notre pays !

La diminution de la natalité, qui apparaît d’abord comme un effet de l’abaissement des caractères et des volontés, en devient ensuite une cause. Ce n’est pas en effet dans les familles à fils unique que se prennent en général les leçons d’énergie, tandis que dans la famille nombreuse le goût de l’action a plus de chance de se développer, et les enfans y sentent davantage la nécessité de compter sur eux-mêmes. L’exemple de leurs parens qui peinent pour les élever leur apprend le sérieux de l’existence. Pour les individus, ainsi que pour les peuples, il est mauvais de regarder l’avenir comme assuré, et l’effort constant est la loi de la vie. Le bourgeois et le paysan français ont une vertu assurément très louable, la prévoyance ; mais cette vertu, poussée à l’excès, conduit à la moindre action. « La France, disent nos ennemis, est un peuple de petits rentiers sans initiative, qui économisent mais ne risquent rien. » Quant à l’ouvrier français, il a cru trop souvent, sous l’influence de certaines doctrines, aux avantages à attendre de la raréfaction de la main-d’œuvre, comme si l’affaiblissement des industries où il travaille pouvait lui apporter des avantages durables.


Nous ne pouvons croire qu’il soit impossible de lutter contre le mal qui nous ronge. Plusieurs, n’osant peut-être pas envisager la question en face, se préoccupent seulement de la diminution de la mortalité. Certes, de grands efforts sont encore à faire dans ce sens, et la science, notamment dans la voie ouverte par Pasteur, remportera encore d’éclatans triomphes. L’hygiène fait aussi d’admirables progrès, et une loi, comme celle que la reconnaissance publique dénomme loi Roussel, a contribué à la diminution de la mortalité infantile. Ne nous faisons pas cependant trop d’illusions de ce côté. On est a priori tenté de penser que la diminution de la mortalité amène nécessairement l’accroissement de la population. Les statistiques de M. Bertillon établissent que les choses sont plus complexes. La comparaison de la mortalité et de la natalité montre que, dans la plupart des pays, la natalité est faible ou forte, suivant que la mortalité est elle-même faible ou forte.

Il y a une cause de dépopulation, criminelle celle-là, qu’il faut flétrir et poursuivre sans pitié : ce sont les manœuvres abortives. Sans insister, disons seulement que ce mal a pris les proportions d’un fléau social ; il croît avec une telle intensité qu’on se demande si l’énormité du scandale ne suspend pas l’arme de la justice. Il en est de même pour des propagandes recommandant certaines pratiques auxquelles on rattache bien à tort le nom d’un respectable pasteur anglais. Contre ces propagandes la puissance publique n’est pas désarmée ; elle manque à son devoir quand elle n’agit pas. Si la loi doit être renforcée, que le législateur y pourvoie au plus vite. Je crois inutile de parler une fois encore de l’alcoolisme. Tout a été dit, vainement hélas ! sur l’alcool qui, à la fois, augmente la mortalité et diminue la natalité, poison protégé par des tabous qui n’ont rien de mystérieux et dont l’usage devrait être complètement interdit.

Mais il ne faut pas se bercer d’un chimérique espoir. Quelque victoire que la science remporte sur la mort, de quelque succès que soit couronnée une lutte vigoureuse contre des manœuvres et propagandes infâmes, le résultat obtenu, tout important qu’il soit, sera insuffisant. Si des moyens plus directs ne pouvaient être trouvés, nous ne serions pas loin d’être vaincus.

L’homme trouve naturellement dans sa conscience et dans son cœur le désir de fonder une famille et de l’accroître. C’est de là qu’il faut partir, et les moyens cherchés doivent d’abord être des adjuvans à ce désir. Il appartient en premier lieu aux groupemens, dont l’objet est d’ordre moral, de faire revivre le culte trop oublié des vertus familiales qui sont en général la meilleure garantie du bonheur. Les éducateurs de tout ordre, les publicistes, les ministres des divers cultes doivent multiplier les efforts pour restaurer dans les consciences le respect des préceptes moraux et rappeler le devoir de la transmission de la vie. Je sais bien qu’il est de règle de ne pas parler de certains sujets délicats, mais des éducateurs consciens de la gravité de leur mission sauront réaliser des changemens qui s’imposent impérieusement.

Il faut aussi qu’une atmosphère se forme, favorable aux vertus familiales. On doit reconnaître que la littérature et le théâtre se sont peu souciés de les glorifier, et nous ne savons que trop le tort que certaines de nos publications nous font à l’étranger. Il ne rentre ni dans mon objet ni dans ma compétence, de tracer le tableau de la littérature de demain ; souhaitons seulement qu’elle ne crée pas une atmosphère défavorable à la famille.

Les lois, de leur côté, n’ont guère été plus efficaces. Depuis un siècle, le législateur s’est rarement préoccupé de l’action des lois sur le développement de la famille. Souvent même, les lois faites dans les meilleures intentions ont poussé par des incidences imprévues à la restriction de la natalité, et les institutions sociales ont collaboré avec les égoïsmes individuels. Comme l’écrivait jadis Renan, notre code de lois paraît avoir été fait pour un citoyen qui naîtrait enfant trouvé, et qui mourrait célibataire.

Non seulement la famille nombreuse n’est pas honorée comme il conviendrait, mais l’opinion n’a que trop de tendance à la regarder avec pitié ou avec mauvaise humeur. C’est ce qu’exprime bien dans sa forme naïve une lettre d’un poilu anonyme me félicitant récemment de m’occuper de la repopulation. « On a presque honte en France, écrit-il, d’avoir beaucoup d’enfans. Quand je sortais avec ma femme et mes quatre beaux petits, les locataires voisins nous considéraient les uns avec mépris, les autres avec pitié, et, plus d’une fois, j’ai entendu dire par ces bons chrétiens : « Quel bruit ils font ! C’est la mère Une telle avec sa nichée. » Il est vrai que mes pauvres petits dévalent les escaliers et dérangent les voisins sans enfans, qui lisent leur journal. » Mon correspondant aurait pu ajouter que certains propriétaires classent les enfans dans la catégorie des objets qui troublent la tranquillité des maisons, entre les chiens et les pianos, et aussi, chose plus grave encore, que des pères de famille, regardés en quelque sorte comme indignes à cause du nombre de leurs enfans, cherchent sans succès des positions trouvées tout de suite par des célibataires, pour la seule raison qu’ils sont célibataires.

Dans une question qui touche à son existence même, l’Etat a de graves obligations ; ce serait pour lui un suicide, s’il ne montrait dans les lois son souci de relever la natalité. Qu’aucune loi ne soit votée sans qu’on étudie ses répercussions possibles. Que l’Etat honore la famille nombreuse et lui rende la vie plus facile. Il contribuera ainsi, après les influences morales dont j’ai parlé, à transformer la mentalité publique à l’égard des grandes familles. Nous comptons donc sur une action législative judicieusement conduite : elle ne créera peut-être pas le désir de fonder une famille, mais elle écartera certains obstacles qui empêchent la réalisation de ce désir.


Entrons maintenant dans quelques détails sur les points dont l’étude parait particulièrement urgente. Nous partons de ce fait que la conservation et le développement normal de la nation exigent absolument un minimum de trois enfans vivans par mariage. Il en résulte que la nation est débitrice envers les citoyens ayant plus de trois enfans, tandis que, au contraire, les citoyens qui, volontairement ou non, ne contribuent pas ou contribuent insuffisamment à la perpétuité de la patrie sont débiteurs envers elle. Une nation n’est pas en effet un simple agrégat d’individus isolés, mais, suivant la belle formule de Fustel de Coulanges, un ensemble d’êtres ayant une communauté d’idées, d’intérêts et d’espérances.

On peut imaginer divers systèmes de contributions auxquels seraient soumis les citoyens ayant moins de trois enfans à leur charge, pour alléger les dépenses que leur excédent de famille impose à ceux qui en ont plus de trois. Il pourra s’agir de dégrèvemens partiels pour ces derniers, ou bien d’autres taxes sui generis faciles à imaginer. Le détail importe peu ici, et qu’on n’aille pas faire la ridicule objection qu’on frappera ainsi des gens qui, bien malgré eux, n’ont pas trois enfans. Il ne s’agit pas de frapper qui que ce soit, et il n’y a dans les dispositions précédentes aucune idée de pénalité ; il y a seulement une tendance vers l’égalisation des charges familiales entre tous les citoyens. Avec les ressources ainsi obtenues, l’Etat pourra donner tout d’abord des allocations et des primes à la naissance.

Avec les allocations, on se propose d’arriver à la famille nombreuse, nous entendons par-là la famille de plus de trois enfans. Les statistiques montrent que, du moins dans les campagnes, la dépense annuelle indispensable pour élever un enfant jusqu’à l’âge de treize ans est au minimum de 180 francs. Nous demandons que tout chef de famille, ayant plus de trois enfans vivans à sa charge, reçoive de l’Etat une allocation annuelle de 180 francs par enfant de moins de treize ans, au-delà du troisième, l’allocation restant due pour cet enfant jusqu’à la fin de la période indiquée, quoi qu’il advienne des trois premiers.

En vertu du principe posé, cette allocation doit être donnée indistinctement à toutes les familles de plus de trois enfans. Ce n’est pas un secours, c’est le paiement d’une dette contractée par la nation. Vouloir restreindre cette allocation à certaines catégories de citoyens, c’est fausser complètement l’idée directrice de ce projet.

La dette de la France à l’égard des familles nombreuses est encore plus manifeste, quand il s’agit des veuves. Aussi demandons-nous que la veuve, qui a ou qui a eu quatre enfans vivant simultanément, reçoive l’allocation annuelle de 180 francs par enfant vivant, non plus seulement pour le quatrième enfant et les suivans, mais aussi pour le troisième.

Les allocations ont pour objet la famille nombreuse. Dans notre pensée, on se proposerait avec la prime à la naissance, qui est tout autre chose, d’arriver à la famille que nous pourrions appeler minima, c’est-à-dire à la famille de trois enfans. Ces primes seraient données, dans les conditions qui vont être dites, à la troisième naissance et à chacune des suivantes, à condition que deux enfans au moins, nés antérieurement, soient vivans. A qui donnera-t-on cette prime ? A toutes les familles, devons-nous répondre, d’après les idées émises plus haut. Ici cependant, une difficulté se présente ; quelques-uns craignent de provoquer ainsi des naissances dans des milieux, chargés de tares diverses, où il faudrait plutôt les éviter. Il y a peut-être là un trop grand souci des cas exceptionnels. Quoi qu’il en soit, M. Breton, député du Cher, évite en grande partie cette difficulté au moyen d’une assurance qui exigera une visite médicale préalable, permettant de ne pas donner le bénéfice de la prime aux pères et mères indésirables. Les primes seraient réservées aux familles qui, au moment du mariage ou dix mois avant la naissance de l’enfant, se seraient assurées à cet effet, la somme à payer pour l’assurance étant extrêmement minime (quelques francs par an). La prime serait uniforme et donnée à tous les assurés. Son montant pourrait être fixé à mille francs. Elle ne serait payée qu’autant que l’enfant atteindrait l’âge de six mois et serait exigible à ce moment : elle constitue donc aussi un encouragement aux soins à donner aux enfans du premier âge.

Des objections n’ont pas manqué de se produire au sujet de ces primes. Le système d’assurances répond à certaines d’entre elles. D’autres objections sont d’ordre sentimental : quelques-uns sont choqués par cette idée de prime. Devant l’immensité du danger, il n’y a pas à s’arrêter à des considérations de cet ordre, si on pense que la prime puisse concourir à l’augmentation de la natalité. On a dit aussi : dans certains milieux cette somme sera gaspillée. Assurément, il y a des gens qui usent mal de tout ce qu’on leur donne, mais nous croyons que dans notre pays si économe, j’ai même dit trop économe tout à l’heure, ce sera l’exception, et je suppose plutôt que, dans nos laborieuses campagnes, la prime pourra être utilisée pour l’achat d’une vache ou d’un lopin de terre depuis longtemps convoité ; ailleurs le capital sera mis à la caisse d’épargne. Il ne serait d’ailleurs pas impossible de trouver quelque moyen pour empêcher une mauvaise utilisation de la prime par certains pères, en donnant, avec des modalités à préciser, la prime à la mère, comme l’autorisent des lois récentes. J’écarte les objections relatives à la dépense. Si les supplémens de charges financières ainsi imposés aux citoyens n’ayant pas trois enfans étaient considérables, il faudrait s’en réjouir, car c’est qu’alors notre population augmenterait sérieusement. Par malheur, il n’en sera pas ainsi actuellement, car il n’y a pas en moyenne trois enfans par ménage, Et puis, comme l’a dit le professeur Richet, qu’est-ce qu’une prime de mille francs pour la naissance d’un Français qui, adulte, représentera par son travail une rente annuelle de deux mille francs ? Il nous paraît que la prime à la naissance est, dans l’ordre strictement économique, le plus puissant, moyen dont on puisse disposer.


Nous avons déjà dit, et il ne faut pas se lasser de le redire, que nombre de lois ont été établies sans aucun souci du relèvement de la natalité, et en oubliant que la famille est véritablement la cellule de la vie nationale. Bien plus, certaines lois ont contribué indirectement à la diminution de la population ; telle la loi sur les accidens du travail qui, excellente à certains égards, a le tort de pousser les patrons à n’engager que des célibataires ; telle aussi la loi sur le travail des enfans. D’autres lois, loin de favoriser les élémens vitaux de la nation, ont condamné le Trésor à des dépenses dont personne n’a pu fixer l’étendue, ne faisant aucune différence entre des vieillards qui n’ont eu que peu de charges, dont beaucoup sont responsables de leur misère, et ceux qui, ayant eu le mérite d’élever une famille nombreuse, n’ont pu faire d’économies pour leurs vieux jours. À ce point de vue, la loi sur les retraites ouvrières est d’une injustice flagrante,

Ce n’est pas non plus dans les lois fiscales que nous trouvons un grand souci de favoriser la famille nombreuse. Les impôts de consommation, si lourds en France, atteignent les familles proportionnellement au nombre de leurs enfans. Aussi devraient-elles avoir, en compensation, une exonération sérieuse du côté des impôts directs. Or, il n’en est rien ; ces impôts frappent aussi plus lourdement les familles nombreuses, par exemple l’impôt mobilier, puisque pour ces familles le local occupé est plus considérable.

Il en est de même de l’impôt sur le revenu, malgré les déductions insignifiantes consenties aux familles. Puisque l’impôt sur le revenu a un caractère progressif, le revenu à considérer est un revenu individuel : la base de cet impôt devrait être non pas le revenu brut de la famille, mais le quotient de ce revenu par le nombre des personnes qu’il fait vivre. L’objection que plusieurs personnes vivent ensemble à meilleur compte que séparément est sans valeur, car il est juste que les familles nombreuses bénéficient ici d’un léger avantage, faible dédommagement pour la lourdeur des impôts indirects.

D’une manière générale, en matière d’impôts, la législation doit tendre au large dégrèvement des familles de plus de trois enfans à la charge des parens. Ainsi, par exemple, dans l’établissement des rôles relatifs à la contribution mobilière, on devrait déduire non pas une somme uniforme, comme on le fait actuellement, mais une somme proportionnelle au nombre des enfans.

Les lois successorales ont une grande importance dans la question qui nous occupe. Il est incontestable que le partage égal, avec sa rigide uniformité, est contraire à la prospérité générale du pays, et que la pensée du morcellement des biens conduit à la restriction de la natalité. D’ailleurs, le mode de partage actuel, qui satisfait à un instinct irraisonné d’égalité, conduit pratiquement à des inégalités évidentes. On a pu soutenir que, dans une famille nombreuse, le partage égal prescrit par le Code civil constitue un privilège en faveur des cadets. Ainsi deux fils, l’un de quarante ans, l’autre de vingt-quatre ans, sont dans des situations différentes quant à l’aptitude à user de leurs parts successorales ; le second, plus jeune, peut tirer d’une même somme un tout autre parti que le premier.

Vous prenez, dira-t-on, un cas exceptionnel ; les enfans sont le plus souvent très rapprochés. Supposons alors deux fils, l’un de quarante ans, l’autre de quarante et un ans, le premier ayant cinq enfans et le second n’en ayant qu’un. Doivent-ils avoir des parts égales ? On peut penser que non. Il nous paraît légitime de ne pas oublier que, au moment de l’ouverture d’une succession, la famille du défunt ne se compose pas seulement de ses enfans, mais aussi de ceux qui sont sortis d’eux. Un mode de partage, effectué d’après ce point de vue, serait favorable à l’accroissement de la natalité, et corrigerait le plus souvent les privilèges constitués par le Code civil, les descendans au premier degré restant d’ailleurs seuls héritiers. Pour ne pas rompre complètement avec les lois actuelles, nous proposons qu’il soit fait des biens du défunt deux parts de valeur égale. La première est partagée suivant le mode habituel, la seconde est partagée de la manière suivante entre les descendans au premier degré ; on ajoute une unité au nombre des enfans de chacun de ceux-ci, et le partage se fait proportionnellement aux nombres ainsi obtenus. Supposons, par exemple, que le défunt ait deux descendans au premier degré, ceux-ci ayant respectivement deux et cinq enfans ; le partage se fera proportionnellement aux nombres trois et six. Il est entendu que les partages, dont il vient d’être question, sont purement nominaux et ont seulement pour objet de fixer des nombres.

J’ajoute encore un mot sur cette loi successorale, qui consacrerait un principe nouveau. Il a été question récemment d’adjoindre aux enfans l’Etat comme héritier, dans le cas d’une famille de moins de trois enfans ; un projet de loi a même été déposé en ce sens. Si ce projet devait jamais être discuté, le principe qui, dans les successions, tient compte des petits-enfans, pourrait devenir tutélaire. Ceux qui n’hésiteraient pas à dépouiller en partie au profit de l’Etat un fils unique sans enfans hésiteraient peut-être à le faire, si ce fils unique était chargé de famille.

Il faut encore obtenir la suppression de l’article du Code civil prescrivant le partage égal en valeur et en nature. Il produit un morcellement défavorable aux exploitations industrielles et agricoles ; il amène à la diminution du nombre des descendans et trop souvent au fils unique, ce fléau de la famille française. Mais cette suppression est loin d’être suffisante. Nous pensons que l’on peut, d’une façon plus précise, épargner au chef de famille la crainte, si défavorable à la natalité, que son œuvre soit un jour anéantie par des partages désastreux. Il suffit que les droits des divers héritiers sur les exploitations agricoles, industrielles, commerciales, puissent être représentés par des « actions d’une nature spéciale, » comportant la préemption en faveur des héritiers. Cette disposition toute nouvelle sera particulièrement intéressante pour la propriété rurale, dont le sort ne sera plus soumis à la fantaisie d’un des héritiers.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que des successions ab intestat, c’est-à-dire sans testamens. Relativement à la liberté testamentaire, la France est le pays où le père de famille est le plus ligoté par les lois successorales. Sans parler de l’Angleterre et des Etats-Unis, où la liberté de tester est complète, nous trouvons partout ailleurs la quotité disponible beaucoup plus grande qu’en France. Avec les réformes proposées plus haut pour éviter le morcellement des biens, la liberté testamentaire prend une moins grande importance au point de vue de la natalité. Nous pensons cependant que la quotité disponible pourrait être augmentée, élevée par exemple à la moitié, dans le cas où le testateur userait de cet accroissement de liberté testamentaire au profit de ses descendans.


Beaucoup d’autres questions seraient à étudier, telles que les logemens des familles nombreuses, les avantages divers à accorder à ces familles, les places réservées aux pères de famille, mais je dois me borner. Disons seulement que divers économistes ont demandé que, dans les administrations de l’État, la plus grande partie des emplois n’exigeant aucune capacité spéciale fût réservée aux pères de familles nombreuses. Ces mesures produiraient certainement un grand effet moral ; actuellement, les fonctionnaires célibataires sont trop souvent favorisés.

Dans un pays comme le nôtre, où le fonctionnarisme est si développé, les règles relatives à l’avancement des fonctionnaires ont quelque intérêt pour la natalité. En ce qui concerne l’avancement à l’ancienneté, la naissance d’un enfant à partir du quatrième pourrait se traduire par l’attribution d’un certain nombre de mois de service (un an par exemple) ; de plus, les gratifications et autres indemnités de fin d’année seraient uniquement attribuées aux pères de familles de plus de trois enfans.

Sans insister sur d’utiles dispositions concernant le service militaire en temps de paix, et sur la répression de certains crimes dont j’ai parlé tout à l’heure et qu’on devrait rendre justiciables, non de la cour d’assises, mais des tribunaux correctionnels, je termine par une réforme relative à la loi électorale.

Le suffrage, que nous appelons universel, est au fond singulièrement limité. Les générations qui grandissent, les plus intéressées aux progrès de l’avenir, ne sont pas représentées dans les conseils du pays. Alors que les familles d’au moins trois enfans constituent plus de la moitié de la population française (23 millions d’habitans), elles ne sont représentées que par moins d’un tiers des électeurs (3 millions et demi). On doit considérer que, dans un même milieu social, la valeur nationale d’un père élevant sa famille, autant du moins que cette valeur peut être évaluée par un chiffre, est supérieure à celle du célibataire que l’avenir intéresse beaucoup moins. L’opinion de l’un et de l’autre ne doit donc pas avoir le même poids ; il faut leur attribuer des coefficiens différens. Il paraît naturel de fixer ce coefficient d’après le nombre des personnes (femme et enfans mineurs), dont est responsable le chef de famille. Dans ce vote, qu’il faut appeler familial, tout chef de famille ajouterait à son suffrage un nombre de suffrages égal au nombre de personnes (femme et enfans mineurs), dont il a la charge. Le père d’une famille de cinq enfans, dont la femme est vivante, aurait donc droit à sept suffrages ; le célibataire n’aurait qu’un suffrage. On peut, si l’on veut, se placer dans cette question à un point de vue plus juridique, en considérant que tout Français, quel que soit son âge, a des droits civils, et que ceux-ci ont comme garantie nécessaire des droits politiques ; d’après cette conception, le chef de famille voterait effectivement pour sa femme et ses enfans mineurs. Le résultat est le même.

Si le père vient à disparaître, la veuve, chef de famille, jouira des mêmes droits. Nous entendons ainsi honorer la mère de famille, et nous considérons cette question comme entièrement distincte de celle du vote des femmes, étrangère à la question de la repopulation.

Avec le vote familial serait réalisé un suffrage vraiment universel. Le père de famille aurait en France un rôle prépondérant, résultat dont les conséquences seraient immenses. Nous jugeons indispensable l’introduction du vote familial. Sans cette réforme capitale, il est peut-être impossible d’arriver à développer la famille et à la protéger autrement que d’une manière purement verbale et oratoire. Rien ne montrerait mieux l’importance qu’ont dans la Cité les grandes familles, et la mentalité générale à leur endroit serait rapidement transformée.

On devra d’ailleurs employer tous les moyens propres à entourer de respect les familles nombreuses. Il ne suffit pas de leur donner des indemnités pécuniaires ; il faut aussi les honorer. Rien n’est à négliger pour replacer dans l’estime publique, au rang qui leur est dû, ceux qui assurent l’avenir de la Patrie, en lui donnant de nombreux enfans. Ils lui donnent aujourd’hui de nombreux soldats. Ce sont les grandes familles qui, dans la guerre actuelle, subissent les épreuves les plus cruelles ; la France leur devra une éternelle reconnaissance.

Telles sont les réflexions qu’inspire une question angoissante entre toutes. J’ai dû tracer un tableau parfois un peu sombre, mais un patriotisme éclairé exige que nous nous voyions par nos mauvais comme par nos beaux côtés. Au reste, nous avons parlé de la France d’hier. Après un cataclysme sans précédent dans l’histoire, bien des choses seront changées dans notre pays, et nous devons espérer que beaucoup élèveront leurs regards au-dessus de leur intérêt personnel et immédiat, remportant ainsi une victoire sur un égoïsme fatal à la patrie.

Une nation, qui aura montré si héroïquement son désir de vivre, ne périra pas de consomption. Les docteurs d’outre-Rhin se sont lourdement trompés, en proclamant que la France est une nation finissante, en train de disparaître. Au creuset de cette guerre terrible, elle se sera débarrassée de quelques scories, et, après une paix qui ne sera pas la paix allemande, mais la paix de la civilisation victorieuse de la barbarie organisée, son génie bienfaisant, plus vivant que jamais, continuera à rayonner sur l’humanité.


EMILE PICARD.