La Rentrée (Péguy)

Jacques Daube (pseudonyme de )
La Rentrée
La Revue blancheTome XVII (p. 464-466).

NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
La Rentrée

On avait le droit d’espérer, pour le jour de la rentrée des Chambres, un grand débat sur l’affaire Dreyfus. Pendant les vacances, on avait obtenu l’aveu et le suicide d’Henry ; M. Cavaignac — l’ennemi providentiel comme l’a appelé Jaurès — avait dû reconnaître qu’il avait fait afficher sur tous les murs un faux légalisé par l’unanimité de la Chambre ; M. Brisson avait envoyé le dossier Dreyfus à la Cour de Cassation. On pouvait s’attendre à voir la Chambre demander des explications à M. Cavaignac qui l’avait trompée et, en tout cas, exprimer nettement son opinion sur l’acte de M. Brisson.

Mais il était évident qu’une discussion nette et franche sur l’affaire ne pouvait tourner qu’à l’avantage des révisionnistes. Aussi l’état-major avait-il résolu de ne pas laisser la discussion suivre son cours : continuant la tactique qui lui avait réussi au procès Zola avec de Pellieux et à la Chambre en juillet avec Cavaignac, il voulut essayer de substituer à un débat approfondi une déclaration retentissante : il fut décidé que le général Chanoine donnerait sa démission devant la Chambre. Et l’on eut ce spectacle singulier d’un ministre de la guerre donnant sa démission par ordre de son état-major. Cette fois, c’était trop : si la Chambre avait cédé, le coup d’État était fait. Un homme aussi peu révolutionnaire que M. Paul Guieysse invita le Gouvernement à prendre des mesures contre les factieux ; M. Cavaignac lui-même dut reconnaître le caractère anormal de la démission qui venait d’être donnée à la tribune. M. Ribot comprit que le devoir ou l’intérêt du parti modéré était de faire l’union des républicains autour de M. Brisson. Il proposa nettement, par un ordre du jour, l’ajournement de la discussion. Cet ordre du jour, affirmant la suprématie du pouvoir civil, rallia l’unanimité des républicains depuis M. Poincaré jusqu’à M. Fournière. M. Brisson restait vainqueur.

Les antirévisionnistes adoptèrent alors une nouvelle tactique : c’était de greffer sur l’ordre du jour de M. Ribot des amendements qui prolongeraient la discussion en l’étranglant et en la faussant. M. Berger déposa un amendement blâmant le gouvernement de n’avoir pas fait respecter l’armée ; M. de Mahy proposa d’inviter le gouvernement à mettre fin à la campagne d’injures organisée contre l’armée. Le gouvernement avait deux attitudes à prendre : il fallait ou demander la clôture sans discuter ou élargir la discussion de manière à forcer la Chambre à juger le gouvernement sur ses actes décisifs. M. Sarrien ne songea qu’à se justifier personnellement : c’était tomber dans le piège. M. Barthou comprit la situation : il profita de la maladresse de M. Sarrien et parla contre la clôture. La discussion continua dans l’équivoque : M. Deschanel s’empressa de mettre aux voix l’amendement de M. Berger qui fut repoussé, puis celui de M. de Mahy qui fut adopté. Finalement la confiance fut refusée au ministère. M. Brisson eut contre lui 286 voix, exactement le nombre de voix qu’il avait eu contre lui lors de l’élection à la présidence de la Chambre.

Mais si ce vote indiquait que M. Brisson ne pouvait rester président du conseil, il n’indiquait pas du tout qui pourrait le remplacer. Quand on vote pour la présidence de la Chambre, 286 voix contre M. Brisson, cela fait 286 voix pour M. Deschanel ; et un président de la Chambre peut, en distribuant avec une savante impartialité les rappels à l’ordre et les invitations à déjeuner, continuer à se concilier les éléments divers d’une coalition hétérogène. Il est plus difficile de gouverner avec une majorité qui va du comte de Mun au général Cluseret, en passant par Ribot et Cavaignac, sans compter les Bischoffsheim et les Drumont.

Si donc M. Félix Faure n’avait eu d’autre souci que de se conformer aux votes de la Chambre, il eût été sans doute assez embarrassé pour choisir un nouveau président du conseil. Il paraît certain que M. Félix Faure a eu d’autres soucis : ces soucis sont assez publiquement connus. Mettons si on le veut bien, pour être poli envers le chef de l’État, qu’un des soucis de M. Félix Faure a dû être d’éviter une crise présidentielle. Mais alors pourquoi M. Félix Faure a-t-il confié à M. Charles Dupuy la mission de former le nouveau ministère ? M. Charles Dupuy a-t-il promis d’appliquer les lois scélérates contre ceux qui soutiendraient que M. Félix Faure est le gendre de Belluot ou le beau-père de Berge, et de poursuivre pour injures à la marine ceux qui parleraient encore de Madagascar ? Ou, au contraire, M. Félix Faure désirerait-il quitter l’Élysée et compte-t-il sur M. Dupuy pour l’y aider ? C’est ce que nous ignorons. M. Charles Dupuy a-t-il simplement trompé M. Félix Faure ? ou espère-t-il liquider le Panama militaire en limitant les responsabilités ? Maintenant que l’on ne peut plus arrêter la révision, l’accepte-t-on pour couvrir la retraite des faussaires ? Il se pourrait en effet que ce fût-là l’idée qui a inspiré ceux qui sont entrés dans le ministère de concentration. Continuer à s’opposer à la révision, malgré l’arrêt de la Cour de Cassation, c’était risquer d’amener une situation révolutionnaire où la victoire ne pourrait rester qu’aux partis avancés de gauche ou à la réaction cléricale et militaire ; c’est ce que M. Ribot semble avoir compris le premier. Il a jugé alors qu’il valait mieux laisser la Cour de Cassation faire son œuvre et écarter ainsi le danger de droite ; mais d’autre part on pouvait chercher à écarter le danger de gauche en coupant en deux le parti révisionniste. Il suffisait pour cela de faire les sacrifices et les concessions particulières nécessaires pour donner satisfaction à la bourgeoisie dreyfusarde : bientôt les révolutionnaires seront seuls à essayer de tirer des scandales militaires des conclusions générales. M. Ribot a donc pensé qu’il était meilleur pour le parti modéré de se brouiller un peu avec la droite et de faire alliance avec les radicaux : il semble n’avoir pas été suivi par tous les républicains progressistes de la Chambre ; mais il a sûrement l’appui des groupes républicains du Sénat et il paraît bien que la combinaison Dupuy, Freycinet soit son œuvre. M. Ribot était tout indiqué pour le portefeuille de la justice dans une telle combinaison ; mais il a préféré s’effacer pour assurer le succès de son petit plan. Peut-être aussi y a-t-il dès maintenant des négociations engagées au sujet des candidatures éventuelles à la Présidence de la République. Nous ne tarderons peut-être pas à le savoir, si la Cour de Cassation va jusqu’au bout de son enquête. En attendant, M. Dupuy a eu à la Chambre un succès facile : il a laissé croire aux radicaux qu’il avait changé son fusil d’épaule, et laissé espérer aux modérés qu’il ne tarderait pas à remettre l’arme dans sa position naturelle. Il a parlé de la suprématie du pouvoir civil ; il a concilié le respect dû à l’armée avec le respect dû à la justice, et tout en affirmant sa piété filiale envers l’Université, il a donné aux intellectuels le conseil paternel de s’occuper de leurs affaires. M. Dupuy avait, pour ses sages paroles, été approuvé par la Chambre presque tout entière : seuls les socialistes se sont rappelé qu’ils avaient des raisons de lui refuser leur confiance.

Le président du Conseil a promptement justifié leur attitude. Sommé au Sénat, par un représentant des Kaiserlicks et des Jésuites, de poursuivre Urbain Gohier, l’auteur de l’Armée contre la Nation, il a docilement obéi. De même que M. de Mun avait lancé sur Zola les renégats du cabinet Méline, M. Le Provost de Launay lance les renégats du cabinet Dupuy sur Gohier coupable d’avoir instruit le procès des traîtres sans demander le huis-clos. Le gouvernement de la République, entre les mains des hommes de la Loi scélérate, va venger l’Armée de Condé, l’État-major des faussaires, la bande Esterhazy. M. de Freycinet n’a pas été moins envers l’État-major que M. Dupuy : il a déclaré que les hommes frappés d’insolation aux grandes manœuvres étaient morts victimes de leur amour-propre et que ce sentiment fortifiait l’armée. Décidément nos ministres pensent surtout au prochain Congrès de Versailles.