La Rencontre du faubourg Saint-Antoine

LA RENCONTRE
DU
FAUBOURG SAINT-ANTOINE[1]

Après le combat de Bléneau (7 avril 1652), le prince de Condé quitta ses troupes pour se rendre à l’appel de ses amis. — Tavannes et Valon prirent le commandement de l’armée des Princes et se firent battre par Turenne, qui les tenait bloqués dans Étampes. Arrivé à Paris, Condé s’était engagé dans un réseau de négociations compliquées et plus ou moins sérieuses : les unes tendant à un accommodement avec la cour ; les autres ayant pour objet immédiat de dégager l’armée d’Étampes, soit par un effort arraché à l’indécision de ceux qui commandent dans Paris, Monsieur, le parlement, soit par un secours effectif d’hommes et d’argent obtenu des représentans du roi catholique à Bruxelles.


I. — LES FOURBERIES DE M. DE LORRAINE. TURENNE À VILLENEUVE-SAINT-GEORGES (JUIN).

Le gouvernement des Pays-Bas avait entrepris une opération que les ministres de l’archiduc prenaient beaucoup plus à cœur que le salut des princes français. Ils voulaient profiter de nos divisions pour rentrer en possession des places de la Flandre maritime et de l’Artois ; affaire de longue haleine qui ne pouvait guère être interrompue et qui, malgré l’absence de nos armées, exigeait le concours de toutes les forces espagnoles. Comme cependant il fallait rester fidèle au plan adopté, faire durer la guerre civile, on trouva ce biais d’envoyer en France les troupes du duc de Lorraine ; les provinces belges seraient ainsi pour un temps délivrées de ces pillards, et la présence au cœur du royaume de soldats parlant notre langue semblait devoir causer moins de froissement à l’orgueil français que la vue des écharpes rouges. Souverain sans états, Charles IV était à la solde, à la disposition du roi catholique, tout en conservant une certaine indépendance : l’idée lui sourit ; il allait exercer son armée, la nourrir grassement en terre de France, y lever de lourdes contributions, et peut-être regagner quelque lambeau de ses états, arraché au Roi qui occupait en grande partie le duché, ou à M. le Prince qui détenait le comté de Clermont.

Le 30 mai, M. de Lorraine, laissant ses troupes sur la Marne, à Lagny, arriva au Bourget, où l’attendait une brillante cavalcade. Placé entre le duc d’Orléans et le prince de Condé, il fit à Paris une entrée royale, descendit au Luxembourg, chez sa sœur Marguerite, duchesse d’Orléans, et se mit aussitôt à jouer le rôle qu’il s’était tracé. Pendant huit jours, il amusa Paris par ses impertinences et ses grimaces, gambades et génuflexions devant les dames, chantant, jouant du luth, allant jusqu’à courir les rues déguisé en religieuse. Le tout est calculé, comme ces plaisanteries amères débitées d’un air innocent, comme ces propos qui semblent lui échapper, lorsqu’après avoir jeté un jour douteux sur ses véritables intentions, il oppose aussitôt des déclarations contraires. Il veut rester impénétrable, ne cherche qu’à dérouter, déconcerter spectateurs et auditeurs. L’incohérence étudiée du discours, le masque de folie et de frivolité couvre des rancunes profondes et un plan très arrêté.

Condé courbe son orgueil, glisse sur les préséances, accepte, sans mot dire, les menaces voilées, les allusions continuelles à la prétendue spoliation que Charles IV n’oubliait pas[2]. Il fallait accepter ces fantaisies de mauvais aloi, ces allures tortueuses, ménager ce comédien couronné qui tenait dans sa main le sort du parti.

Le 7 juin, le duc donne aux Princes et aux dames le spectacle d’une revue dans la plaine de Choisy-sous-Thiais (Choisy-le-Roi). Les troupes (6,500 chevaux, 3,500 fantassins, 8 pièces) reprirent aussitôt les cantonnemens qu’elles occupaient déjà le long de la Seine, au-dessus de Charenton, ruinant le pays sans merci.

Le conseil se tenait le soir, aux Tuileries ou au Luxembourg. Comme on mettait la dernière main à un plan de conduite et d’opérations : « Nous sommes tous fourbes, dit M. de Lorraine ; il conviendrait d’écrire et de signer ce dont nous sommes convenus. » En prêtant généreusement ses qualités aux autres, Charles IV se montrait trop modeste. Il est le fourbe par excellence, plus complet que Mazarin lui-même. On ne s’explique pas bien ses scrupules en matière d’écriture : la signature ne l’engageait pas plus que la parole, car il avait le matin même conclu et signé un traité avec la cour. Nul n’a trahi avec plus d’aisance, on pourrait presque dire de candeur.

On apprend que le siège d’Étampes est levé ; M. de Lorraine annonce son départ. Gaston lui rappelle les promesses de la veille : « Vous n’avez rien voulu écrire hier. Je m’étais engagé à faire lever le siège d’Étampes ; le résultat est acquis, je pars. »

Partir ! il n’y songeait pas. Il voulait seulement se faire marchander par les Princes comme par la cour. Après s’être laissé bien prier, il consent à demeurer, mais avec sa liberté entière. Par une sage précaution, le prudent capitaine rassembla ses quartiers et s’établit sur les hauteurs qui dominent Villeneuve-Saint-Georges. Au confluent de l’Yères et de la Seine, à quatre lieues au sud de Paris, avec de belles communications, la situation stratégique est incomparable. Couverte par deux rivières et de grands bois, admirablement encadrée et dessinée, la position présente un relief considérable et une ampleur suffisante sans être excessive ; par son caractère particulier, elle a de tout temps fixé l’attention de ceux qui ont étudié l’attaque et la défense de Paris. Ainsi posté, M. de Lorraine attendit.

Étampes avait fait une belle résistance. Cependant, Turenne se croyait assuré de prendre la place et de faire capituler l’armée des Princes lorsqu’il apprit l’entrée des Lorrains en Champagne. Les opérations régulières ne pouvant continuer, un suprême effort fut tenté pour en finir brusquement ; il échoua : le siège fut levé le 8 juin. Pendant quatre ou cinq jours, le maréchal se maintint entre Étrechy et la Seine pour observer la marche de l’armée qui sortait d’Étampes, protéger le passage de la cour, qui avait déjà rétrogradé de Poissy à Corbeil ; enfin, tâcher de savoir le vrai sur le duc de Lorraine, ses arrangemens, ses visées. Turenne tenait à régler sa conduite militaire sur des données certaines. Lorsqu’il sut le Roi en sûreté à Melun, qu’il vit l’armée des Princes appuyer à droite pour gagner les hauteurs de Saint-Cloud, lorsqu’enfin il fut renseigné sur les procédés de M. de Lorraine, il prit son parti et marcha jour et nuit. Le 14 juin, il passa la Seine à Corbeil, l’Yères à Brunoy, traversa encore un ruisseau encaissé, le Réveillon, sans se laisser arrêter par les difficultés du terrain, par les bois dont le pays est couvert. Dans la matinée du 15, il arrivait à Grosbois et s’établissait hardiment sur le flanc des Lorrains.

Charles IV était au milieu de ses troupes. Il fit savoir aux Princes qu’il allait être attaqué : « Ses positions étaient belles ; il était résolu à combattre et voulait donner ce divertissement aux dames. » Était-ce bien sincère ? Oui, dans une certaine mesure. La cour se croyait assurée de lui : il y avait parole, et même traité ; mais il y avait aussi parole de l’autre côté. Jusqu’au dernier moment, Charles IV s’était réservé le choix de la trahison la plus avantageuse à ses revendications, la plus conforme à ses rancunes. C’était, évidemment, du côté de la cour qu’il rencontrait ces satisfactions ; mais il trouva la manœuvre de Turenne presque insolente, fut blessé du ton de quelques messages ; et quand il vit le maréchal sous sa main, quand il connut l’approche de l’armée des Princes, la tentation de combattre avec de bonnes chances de succès le saisit un moment. Ce n’est pas une résolution ferme ; il continue de peser le pour et le contre.

Cependant Condé a sacrifié jusqu’à cette fierté militaire que le duc d’Anguien opposait jadis aux prétentions du duc de Lorraine. Aujourd’hui, il prend les ordres de Charles IV, le supplie « de gagner un peu de temps ; demain 16, il lui mènera les troupes qui arrivent d’Etampes ; puis il restera près de lui sans commandement, servira comme volontaire. Paris enverra force bourgeois solides[3]. » M. le Prince rejoint aussitôt ses troupes à Saint-Cloud ; le 16 au matin, il marche à leur tête, se dirigeant sur le pont de Villeneuve-Saint-Georges.

Ce même jour, 16, de bonne heure, M. de Beaufort se rend au camp des Lorrains avec la cavalerie parisienne. Pas de postes, pas de vedettes. Personne ne vient reconnaître. Beaufort en fait la remarque au premier officier qu’il rencontre. — « Mais l’accord est conclu avec la cour. Notre armée s’en va ! »

Turenne avait vigoureusement soutenu la hardiesse de son offensive. Il connaissait bien l’homme qu’il avait devant lui, ses habitudes, ses engagemens et leur valeur. C’était un de ces momens où la guerre devient surtout un art et ne peut être conduite selon les règles absolues de l’arithmétique ou de la géométrie. Le maréchal s’approche de cet ennemi supérieur en nombre, prend ses dernières mesures pour l’attaque de cette forte position, gardée par de bonnes troupes, très habilement occupée. On cherche à l’arrêter ; il avance.

Si M. de Lorraine surprend un symptôme d’hésitation dans les mouvemens de son adversaire, s’il a le temps d’être rejoint par l’armée d’Étampes, il fondra sur Turenne et mènera le combat en vrai capitaine ; la perte de l’armée du Roi est certaine. Si M. de Lorraine se voit menacé d’une brusque attaque avant que l’arrivée des renforts n’ait mis toutes les chances dans son jeu, il ne voudra pas exposer à un accident de guerre cette armée qui est tout son bien, et il s’assurera des avantages certains que la cour lui a garantis.

Charles II d’Angleterre, qui a les pouvoirs de son frère de France, court d’un général à l’autre, donne des assurances, se porte garant de la parole de Charles IV[4]. Point d’affaire : Turenne avance toujours ; le voilà sous le canon. Les servans sont à leurs pièces, mèche allumée. Charles IV ordonne d’ouvrir le feu… Presque aussitôt il se ravise, signe Je traité, l’envoie à Turenne avec des otages. Et l’armée de Lorraine commence à défiler devant celle de France en bataille. Dans huit jours, les Lorrains passeront la Marne ; dans quinze jours, ils seront hors du royaume.

M. de Beaufort dut se croire fort heureux d’obtenir un passeport et de pouvoir rentrer librement à Paris. — De la plaine qu’il traversait à tire-d’aile, M. le Prince put voir les soldats du Roi descendre jusqu’à la Seine, occuper, couper le pont. Sombre, abattu, il fit demi-tour et ramena jusqu’à Saint-Cloud les 6,000 ou 7,000 hommes qui étaient sortis d’Étampes. Quel retour !


II. — PARIS FERMÉ. CONDÉ SERRÉ CONTRE LA MURAILLE (2 JUILLET).

« Le sensible desplaisir que les Princes et leurs partisans tesmoignent de ce que vous avez fait avec M. de Lorayne fait assez connoistre de quelle importance est l’action pour le service du Roy[5]. » Voilà le jugement de Mazarin. C’étaient bien les Princes qui venaient d’être frappés, Condé surtout ; son parti s’effondrait. La bourgeoisie lui avait toujours marqué au moins de la froideur, même au moment où elle espérait triompher par son épée ; aujourd’hui, elle se détache de lui. Il cherche son appui ailleurs. A Bordeaux, il avait trouvé moyen de séduire les démagogues de l’Ormée, qui continuaient de l’accabler de leurs félicitations et de leurs adresses[6]. A Paris, il se jette à genoux devant les processions, embrasse dévotement les reliques, les touche avec son chapelet, — c’était alors le moyen de plaire à cette foule qui n’avait pas oublié la Saint-Barthélémy ; — mais l’effet ne fut ni profond ni durable. La réaction, incertaine d’abord, se fait partout, se fait complète ; l’opinion suit souvent la fortune, et la fortune ne semble plus favorable à M. le Prince. Étampes et Villeneuve-Saint-Georges avaient fait oublier Bléneau.

L’état de Paris devenait de plus en plus grave. Depuis six semaines, la ville était souvent anxieuse, agitée ; vivres rares, misère croissante ; cependant les rues conservaient leur aspect ordinaire ; le parlement tenait régulièrement ses audiences ; il y avait des retours de confiance, souvent des fêtes brillantes. Après le départ du Lorrain, tout est sombre et l’aspect menaçant. La licence des gens sans aveu augmente avec les souffrances. Les places, les ruelles s’encombrent de charrettes où s’entassent les paysans chassés de leurs villages par les violences des maraudeurs. Les séances du parlement deviennent tumultueuses ; prenons celle du 23 juin, les Princes présens. On propose une conférence avec la cour ; Broussel combat la motion ; aussitôt Monsieur se trouve mal ; on veut remettre la séance : « Ces remises sont fâcheuses ! s’écrie un conseiller ; car enfin il faut vivre, et moi je manque de pain ! » Cris, colères, échange d’injures, la séance s’achève au milieu de la confusion[7]. C’était l’habitude. Gaston s’en tirait par ses évanouissemens. Cette ressource manquait à Condé, qui, d’abord fort assidu, se fait de plus en plus rare ; il y séchait d’ennui[8] : « Je suis las d’entendre parler de résolutions, de déclarations, de grand’chambre, de cour des aides ou des comptes, d’Hôtel de Ville ; jamais Monsieur mon grand’père n’a été plus fatigué des ministres de La Rochelle. » — L’anarchie est partout. Chaque jour la foule s’ameute à la porte du Palais, sur la place Royale, devant le Luxembourg, poussant des clameurs confuses, insultant, frappant les magistrats. Les conseillers, espérant désarmer cette tourbe, ouvrent des souscriptions au profit des pauvres ; le tumulte redouble. M. de Beaufort essaya d’un singulier calmant : il promit de donner les noms des « Mazarins » que l’on pourrait massacrer à domicile ; un incident l’empêcha de réaliser sa promesse. M. le Prince se jeta plusieurs fois au milieu des émeutiers, leur arracha des victimes, entre autres le président de Maisons, qui allait être assommé. Est-ce Condé qui payait ces bandits, comme on l’a répété souvent ? Écoutez la réponse : « Son Altesse n’a pas un sol et j’ay esté obligé de lui prester 20,000 livres pour son pain de munition[9]. » Tous ces hommes étaient si peu à lui qu’il dut se colleter avec eux pour se tirer de leurs mains : « Un de ceux qui crioient le plus fort et que M. le Prince avoit pris au collet lui avoua qu’ils estoient là seize qui avoient reçu chacun 17 sols de l’abbé Fouquet[10], » et ainsi des autres. C’est bien cette main qui puisait dans une bourse profonde et qui payait.

Ceci se passait le 23. Le 25, l’émeute fut plus terrible encore ; il y eut autant, peut-être plus de gens tués ou blessés qu’en aucune autre journée de l’année, même en celle du 4 juillet, dont nous parlerons plus loin. De ce jour, le parlement cesse de siéger. À ce corps conspué, paralysé, on veut substituer une sorte d’assemblée populaire à l’Hôtel de Ville, et l’on s’occupe des élections. L’esprit de la milice bourgeoise n’est plus le même. Il y a des compagnies factieuses qui s’emparent de certains postes et refusent de se laisser relever. Nul négoce, nulle sécurité pour les personnes ; ceux qu’on veut tuer ou voler sont des « Mazarins. » Parmi ces masses égarées, la fureur contre toute idée d’accord égale la résolution de ne pas combattre. Nombre de gens veulent fuir, trouvent les portes gardées. Il faut des déguisemens, mille ruses pour sortir de Paris. Les amis les plus ardens de Condé ne se font pas illusion. Quelques lignes d’un des plus turbulens, des plus passionnés, résument la situation : « Nos désordres augmentent tous les jours et sont à un tel point qu’on n’est plus occupé qu’à tirer Messieurs du parlement des mains des séditieux. Si les choses ne s’accommodent bientost, tout est perdu icy, et vous n’estes pas malheureux d’estre à Bordeaux[11]. »

Voici un rayon de lumière qui pénètre cette obscurité ; triste lumière ! Le bruit se répand que l’archiduc envoie au secours des Princes 4,000 fantassins, 8,000 cavaliers ; on dit même que l’avant-garde est à Vaux-sous-Laon. La rumeur avait si bien pris corps que Turenne s’avança de Lagny jusqu’à Dammartin pour observer les mouvemens de l’ennemi, et que M. le Prince fit occuper Poissy pour assurer aux Espagnols un passage sur la Seine en aval de Paris. La cour s’émut ; on y parla de nouveau de la retraite sur le Midi, et M. le Prince invita les ministres du Roi catholique à dénoncer la neutralité de la Franche-Comté, afin de permettre aux Comtois de pénétrer en Bourgogne et de menacer la route de Lyon[12].

Fausse alerte ! Il y avait bien eu à Bruxelles quelque velléité de secours ; mais pas un soldat espagnol ne bougea. Le parti ne pouvait compter que sur ses seules ressources, et elles s’épuisaient chaque jour ; la chimère de l’accommodement s’envolait. L’armée royale venait d’être renforcée. L’accord conclu à la hâte avec M. de Lorraine pour le faire déguerpir de Villeneuve Saint-Georges n’était pas rédigé en termes bien précis ; l’acte conservait cependant assez de valeur pour rendre disponible le petit corps d’armée qui guerroyait dans les états dont la souveraineté nominale appartient à Charles IV. Le maréchal de La Ferté quitta les frontières de Lorraine avec trois mille hommes ; il rejoignit le Roi et Turenne à Lagny. Si précieux que soit le renfort, l’avantage est balancé par un grave inconvénient : la division du commandement reparaît. Très vaillant, La Ferté a plus d’expérience qu’Hocquincourt ; mais léger, vaniteux à l’excès, voulant agir à sa guise, il entravera souvent Turenne.

Débarrassés de tout souci d’invasion, le Roi, ses maréchaux, ses troupes faisaient le tour de Paris par le nord ; des partis détachés jetaient l’alarme jusqu’aux portes. Un avis arrive que Castelnau marchait sur Vincennes. M. le Prince y courut aussitôt avec cinq cents chevaux, ne trouva rien que des paysans terrifiés et le château abandonné. A son retour, il fit donner l’ordre aux compagnies bourgeoises « d’aller en garde l’une après l’autre au Bois de Vincennes. Messieurs de la ville trouvèrent mauvais que les colonels eussent obéy aux ordres des princes sans prendre le leur[13]. » L’humeur de Paris se révélait.

L’armée royale, une douzaine de mille hommes, est à Saint-Denis. Celle des Princes, environ six mille, est renfermée, inactive, par-delà l’eau, dans la presqu’île de Gennevilliers, communiquant avec Paris par le pont mal réparé de Saint-Cloud. Les maréchaux se préparent à la déloger, occupent Poissy, jettent un pont à Épinay. M. le Prince, trop souvent retenu loin de ses troupes, reprend sa place au milieu d’elles. Déjà La Ferté, qui a l’avant-garde du Roi, a passé la Seine et se déploie sur la rive gauche. M. le Prince marche droit au maréchal, le charge, le fait reculer, toutefois sans le pousser trop fort ; il ne lui déplaît pas que l’armée royale s’engage sur la presqu’île ; il lui convient même de l’y appeler, de l’y retenir, son but étant de se dérober pour gagner Charenton, s’arrêter dans la langue de terre entre la Seine et la Marne, et marcher ensuite au-devant de ce secours qu’il espère toujours voir venir du nord ou de l’est. Mais comment arriver à Charenton ? — Par la rive gauche, en tenant les hauteurs de Meudon, puis la plaine de Grenelle, les faubourgs Saint-Germain et Saint-Victor ? M. le Prince y pensa, discuta même le projet avec ses officiers, le reconnut impraticable. Impossible d’être à Charenton avant Turenne ; et puis comment faire remonter l’équipage de pont ? où passer la Seine ? — Il faut donc user du pont de Saint-Cloud ; pourra-t-on traverser Paris ?

La ville semble résolue à fermer ses portes ; peuple, bourgeois, magistrats, tous sont unanimes ; il n’y a qu’un cri. Ce n’était pas le sentiment de la veille ; ce ne sera pas celui du lendemain ; c’est le courant d’aujourd’hui. Et les représentans du Roi, le gouverneur de Paris, maréchal de L’Hôpital, le prévôt des marchands, Antoine Le Fèvre, si effacés, si oubliés, se trouvent tout à coup entourés, choyés ; surpris de ce retour d’opinion, ils s’empressent de multiplier les consignes que la milice bourgeoise appliquera rigoureusement. Le duc d’Orléans est des plus fermes ; la moitié des troupes qu’on va sacrifier sont à lui ; mais plutôt perdre ses régimens que sauver Condé. Cette jalousie qui le dévore peut enfin se faire jour : il confirme, il redouble les ordres donnés par le gouverneur de Paris.

Cependant les troupes des Princes se sont repliées par échelons, commencent à défiler sur le pont de Saint-Cloud (1er juillet). Leurs bagages les précèdent, si grande est la hâte d’entrer en ville. Mais la porte de la Conférence reste close ; les voitures s’accumulent, encombrent le chemin. Le soir est venu. On parlemente. M. le Prince est autorisé à traverser Paris seul ; pas un soldat, pas un chariot ne pourra le suivre. Il faut faire reculer la colonne de troupes, la ramener vers Chaillot ; les équipages feront demi-tour et suivront. La route est donnée à mi-côte par la Ville-l’Évêque, les Porcherons, pour redescendre sur Popincourt. La nuit est sombre, le détour long ; on marche lentement par de mauvais chemins, coupés d’égouts, de fossés. Le 2 juillet avant l’aurore, M. le Prince sort de Paris par la porte Saint-Martin, envoie aussitôt des reconnaissances vers La Chapelle, à Montfaucon. Les éclaireurs sont ramenés par ceux de l’ennemi ; un corps de cavalerie assez nombreux attaque l’arrière-garde et la pousse jusqu’à la porte Saint-Martin, qui ne s’ouvre pas ; c’est de mauvais augure. M. le Prince dut charger en personne pour mettre fin à cet engagement. Vers cinq heures du matin, son arrière-garde n’avait pas encore dépassé la Courtille, laissant dans les fossés, près de la porte du Temple, des bagages qui ne pouvaient plus avancer ; la tête de colonne sortait de Popincourt et approchait de la porte Saint-Antoine, qui semble encore mieux barricadée, mieux gardée que les autres. Le bastion qui la précède, le long parapet de l’Arsenal, sont occupés par la milice bourgeoise, garnis de mousquetaires, mèche allumée ; la Bastille montre la gueule de ses canons ; Condé peut se croire sous les murs d’une place ennemie. En se retournant, il découvre l’armée du Roi, qui a aussi marché la nuit ; elle couronne les hauteurs de Belleville, descend sur Charonne ; les éclaireurs vont jusqu’à la Seine. En avant, en arrière, toutes les routes, toutes les portes sont fermées. Pas une issue. De toutes parts, la mort s’avance, inflexible. Encore quelques heures, Condé et sa poignée d’hommes seront écrasés par les soldats de Rocroy et de Lens contre la muraille impitoyable de Paris. — Alors il prit une résolution héroïque.


III. — LA PATTE D’OIE DE FAUBOURG SAINT-ANTOINE. COMBAT HÉROÏQUE. LE CANON DE LA BASTILLE.

Non, il ne restera pas adossé à ce mur fatal, piteusement arrêté par cette porte close, au pied de la lugubre forteresse qui projette au loin l’ombre menaçante de ses hautes tours. Il ira chercher, provoquer le combat. Quelques officiers l’entourent : « Je ne vous promets pas la victoire, au moins nous ne nous laisserons pas égorger comme des veaux ; » et il explique son plan, distribue les rôles.

En face de lui s’ouvre une patte d’oie : trois rues en éventail, ou plutôt trois chemins qui mènent à Charonne, à Vincennes, à Charenton, bordés de murs, d’enclos, jardins, maisonnettes ; çà et là, surtout près des carrefours, des groupes de maisons plus élevées et plus solides, peuplées d’artisans, de négocians ; enfin, sur plus d’un point, les vastes bâtimens et les hautes murailles des couvens ; l’abbaye Saint-Antoine forme comme une citadelle au milieu du cours de Vincennes. L’aspect des lieux a bien changé depuis deux siècles et demi ; la patte d’oie existe encore avec ses trois rues en éventail. Si, prenant la place de la Bastille pour centre, on décrit un arc de cercle de 1,500 à 1,800 mètres de rayon, sur un développement d’environ 1,500, entre les rues de Charonne et de Charenton, on obtient un secteur coupé en deux par la grande rue du faubourg ; c’est dans ce secteur que fut livré le combat du 2 juillet 1652. En ce jour, à environ 1,500 ou 1,800 mètres du centre, ces trois chemins, ces trois rayons du secteur sont coupés par des ouvrages de campagne, flèches ou redans répartis sur la circonférence, soutenus par un ou deux rangs d’assez fortes barricades. Ces défenses, improvisées trois semaines plus tôt pour arrêter les déprédations des Lorrains, ont été conservées par miracle. M. le Prince va s’en saisir ; ce sera le front de combat. La définition de la figure suffit à taire comprendre quel parti un général à la tête claire put tirer de ces trois artères sortant d’un même sommet, garnies d’obstacles, réunies par des communications transversales ; quelle facilité il trouva pour remuer, déplacer ses troupes, et compenser la très grande infériorité du nombre (cinq à six mille contre douze mille) ; tandis que l’assaillant, forcé de répartir ses attaques sur un très grand front, en des points très distans, ne pouvait modifier la distribution de ses troupes que par une série de manœuvres assez longues.

À la gauche, la tête du chemin de Charonne sera défendue par Valon, lieutenant-général du duc d’Orléans, avec ses deux meilleurs régimens, « l’Altesse » et « Languedoc. « Il se porte auprès du carrefour de la Croix-Faubin, afin de rester maître de la traverse, rétablit les barricades, garnit les maisons assez hautes en cet endroit, perce des meurtrières, ouvre des communications, etc. — Dans les vieux corps, officiers et soldats n’étaient pas novices à ce métier ; les sièges les avaient formés ; toute l’infanterie des Princes était pourvue d’outils[14]. — Les fractions des régimens seront engagées successivement par petits groupes, tous reliés et soutenus. Quelques pelotons de cavalerie, masqués dans les enclos, assisteront l’infanterie dans un mouvement offensif ou dans une retraite un peu pressée. Ces dispositions sont prescrites par des instructions générales et appliquées sur toute la ligne.

Le régiment de « Valois » est dans les jardins entre le chemin de Charonne et le cours de Vincennes, qui est défendu par Clin-champ avec ce qui reste du contingent des Pays-Bas et deux régimens de M. le Prince, « Condé » et « Langeron. » Il tient la barricade en avant de la rue de Reuilly et autres chemins de traverse ; ses réserves sont dans la vaste enceinte de l’abbaye Saint-Antoine.

C’était l’infanterie qui manquait surtout à M. le Prince ; il n’en restait plus pour la droite, moins immédiatement menacée ; il fallut suppléer au déficit avec des cavaliers qui se préparèrent au combat à pied et aux travaux de défense ; on les munit d’outils[15] ; Tavannes, qui avait déjà parcouru la route de Charenton le matin[16], eut le commandement de ce côté. M. le Prince lui ayant prescrit de s’établir assez loin au sud-est, à Picpus, maison bien connue du Tiers-Ordre, le lieutenant-général fit remarquer qu’il serait là bien « en l’air » et reçut, non sans surprise[17], l’autorisation de se poster à sa volonté ; il en profita pour prendre une très bonne position, bien appuyée et bien reliée, autour de l’ancienne maison royale de Reuilly et dans les jardins auxquels le financier Rambouillet avait donné son nom.

Les six pièces qui composent toute l’artillerie sont réparties en deux batteries, l’une près de l’église Sainte-Marguerite, l’autre au-dessous de l’abbaye Saint-Antoine, balayant au besoin la rue de Charonne et le cours de Vincennes. La réserve générale est placée dans la halle et dans les chantiers, à la naissance des trois grands chemins. Elle se compose du régiment de Bourgogne-infanterie, de l’escadron doré des volontaires, très vaillans, mais peu maniables, et d’environ douze cents chevaux de cavalerie régulière.

Huit heures vont sonner. Voici l’instant d’amener l’ennemi à brusquer son mouvement offensif, à procéder sans ensemble par des attaques successives.

M. le Prince s’était avancé avec cent cinquante chevaux sur le chemin de Charonne, en avant de la Croix-Faubin, couvrant ses travailleurs, guettant surtout l’occasion de provoquer son adversaire. Dès qu’il vit l’avant-garde de Turenne à portée, il la chargea et la poussa jusqu’au pied des hauteurs où Louis XIV venait de s’établir. Mazarin avait conduit le jeune roi sur la terrasse d’un jardin qui deviendra le cimetière du Père La Chaise, pour le faire assister à la fin de la plus brillante des battues. Depuis vingt-quatre heures, M. le Prince était traqué, poussé l’épée dans les reins. Le voici acculé ; « le cerf est aux toiles ; » il n’y a plus qu’à fermer. Turenne est là ; le Roi, le cardinal, le pressent d’en finir : la cour murmure. Le maréchal n’est pas prêt : « l’infanterie de M. de La Ferté ne sera pas en ligne avant deux heures ; l’artillerie et les voitures d’outils ne sont pas arrivées ; on ne peut se passer ni de canons ni de pioches pour faire la guerre des rues contre un capitaine tel que M. le Prince. Le Roi ne perdra rien pour attendre. » Mais voici les chevau-légers de Condé en vue de Sa Majesté. Ce ne fut qu’un cri d’indignation dans l’entourage. Turenne se résigne, et donne à son lieutenant-général, Saint-Maigrin, l’ordre que celui-ci attendait avec impatience. — M. le Prince était déjà loin ; il avait atteint son but.

Nous connaissons Saint-Maigrin : brillant cavalier, grand favori de la cour et des dames, bon officier, ayant assisté à nombre d’actions, mais restant peu aux armées, toujours rappelé par son service auprès du Roi[18], il est peu versé dans le détail de l’infanterie et des travaux de siège. D’ailleurs aujourd’hui il ne se possède pas : l’amant éconduit de Marthe du Vigean est tout à la haine qui depuis dix ans couve dans son cœur[19] ; l’affront sera lavé dans le sang. Voici enfin l’occasion d’arracher ce masque de belle humeur et de cordialité obséquieuse qui cachait sa rage quand il servait sous M. le Prince. Il s’est ouvert à trois hommes de courage, habiles à manier leurs chevaux et leurs armes, qui se tiendront botte à botte à côté de lui. M. le Prince viendra certainement aux mains ; les confédérés trouveront moyen de le joindre, de l’envelopper, et Saint-Maigrin le tuera de sa main. On lui a demandé de ramener Condé chargé de chaînes ; c’est un cadavre qu’il rapportera.

Ses troupes sont des meilleures, des plus belles, « Gardes françaises » et « La Marine, » gendarmes et chevau-légers de la garde du Roi, et tout un essaim de volontaires bien montés. Les deux régimens d’infanterie attaquent avec vigueur les retranchemens de la rue de Charonne, enlèvent quelques maisons et deux barricades. Les Condéens leur font payer cher ce succès, et, par les dégagemens qu’ils se sont ménagés, se retirent presque sans perte au-delà de la Croix-Faubin, où ils font ferme dans un îlot de maisons mieux fortifié. Les officiers royaux profitent des abris qu’ils ont conquis pour préparer une attaque moins meurtrière, lorsque Saint-Maigrin se fait ouvrir la barricade et s’avance avec sa cavalerie, sans se soucier des coups de feu qu’on lui envoie des fenêtres. La rue de Charonne est vide ; mais on tire sur la gauche, on se bat dans la grande rue. Saint-Maigrin y court, se jette dans une traverse, et se trouve en présence d’un peloton de cavaliers qui le chargent. Enfin ! — Non, ce n’est pas Condé, c’est Tavannes. — Mais déjà Saint-Maigrin est par terre, ainsi que ses acolytes Du Fouilloux et Nantouillet, tués roide comme lui, et Mancini, frappé à mort. Quelques gendarmes seulement avaient suivi leur capitaine dans la traverse ; le gros descendait la rue de Charonne, lorsque Condé débouche de la halle avec une partie de la réserve, et les charge comme il savait le faire. Tous ceux qui avaient passé la barricade sont ramenés pêle-mêle, bousculant leurs mousquetaires, fusillés par ceux de l’ennemi. La barricade est reprise, le carrefour dégagé. Les débris des Gardes et de La Marine s’arrêtent au-delà, dans quelques maisons où ils ne sont pas suivis. C’est à peine s’il reste assez de gendarmes et de chevau-légers pour ramener les blessés et les chevaux des morts. La colonne de droite de l’armée royale était anéantie.

Condé ne s’attarde pas dans la rue de Charonne. Il laisse à « l’Altesse » la garde du carrefour reconquis de la Croix-Faubin, et fait relever par « Languedoc » le régiment de « Valois, » qu’il conduit au secours des troupes très chaudement engagées le long du chemin de Vincennes.

Aussitôt Saint-Maigrin parti, Turenne, prenant avec lui son régiment, les Gardes suisses et quelques escadrons, s’était dirigé sur le grand chemin. Il dut faire un détour pour gagner le site de l’ancienne barrière du Trône, et sa droite était depuis longtemps aux prises quand il commença son attaque centrale. Faute de canons et d’outils, c’est à coups d’hommes que le maréchal peut soutenir le combat et gagner du terrain. Une première barricade est prise, quelques maisons occupées. Les troupes opposées semblent fléchir ; Clinchamp, leur chef, est hors de combat. Tavannes, qui n’a encore aucun ennemi sur les bras, laisse à Lanques[20] le soin d’organiser la défense dans la rue de Charenton et vient prendre la place de son camarade blessé. Comme il approche, il voit survenir par les derrières un gros de cavaliers ; c’était Saint-Maigrin et sa bande ; nous savons ce qui en advint. Ignorant le malheur de son lieutenant-général, Turenne veut pousser son avantage, lait avancer sa cavalerie ; mais il est pris de flanc par le régiment de Valois-infanterie, qui accourt au travers des jardins, et chargé de front par M. le Prince, qui conduit deux ou trois escadrons du bas de la rue. La panique saisit les chevau-légers du Roi. L’épée à la main, avec ses officiers, Turenne eut grand’peine à les rallier, à les maintenir assez longtemps pour dégager son infanterie, qu’il ramena jusque vers le haut du grand chemin (barrière du Trône). Là, il prend position auprès de quelques moulins qui couronnent ce mamelon. Trois pièces et quelques compagnies (Uxelles et Carignan) viennent de le rejoindre : l’artillerie est braquée sur le cours, qu’elle peut battre jusqu’au coude près de l’abbaye ; le détachement d’infanterie occupe les premières maisons du faubourg, et reliera le maréchal avec la troisième attaque, qui se prépare sur sa gauche. Réussira-t-elle mieux que les deux autres ?

Les troupes du duc de Navailles, — « Picardie, Plessis-Praslin, Douglas » et quelques escadrons, — avaient eu, pour arriver au point initial, plus de chemin à parcourir que les colonnes de droite et du centre. Elles enlevèrent assez facilement une première barricade sur le chemin de Charenton, mais furent arrêtées plus longtemps au carrefour près des jardins Rambouillet, et surtout à la maison de Reuilly. Le régiment de Condé, envoyé par M. le Prince, venait d’occuper cette position essentielle, clé des communications, et s’y maintint victorieusement tout le jour. Tavannes défendit le carrefour de son mieux avec ses cavaliers démontés ; obligé de le céder aux mousquetaires exercés et bien dirigés de « Picardie, » il se sert habilement des maisons crénelées, des barricades successives, et recule d’obstacle eh obstacle, gagnant du temps comme il en a reçu l’ordre. Par le cours et les jardins de l’abbaye, M. le Prince amène « Bourgogne, » son meilleur régiment, qu’il tenait en grande réserve, et qu’il va faire donner, selon sa pratique, dans le flanc de l’ennemi.

Tandis que cette troupe d’élite marchait au secours de Tavannes, M. de Beaufort sortait de la porte Saint-Antoine avec quelques cavaliers qu’il avait décidés à le suivre. Arrivé à la halle, où sont réunis les officiers sans troupes et les volontaires, il entend porter aux nues les exploits de M. le Prince ; sa vanité se gonfle ; il veut qu’on parle aussi de lui. Le feu est plus vif que jamais dans la rue de Charenton ; Condé n’est pas là ; voilà une belle occasion de faire le général. Que ne chargeons-nous ! crie Beaufort à Nemours, La Rochefoucauld et autres, qui déjà rongeaient leur frein, et tous ces vaillans étourdis descendent la rue au galop. Bientôt on tire sur eux de toutes les fenêtres ; ils laissent leurs chevaux, courent à la barricade qu’ils ont devant eux. — C’est la contre-partie de la folie de Saint-Maigrin. — En quelques instans, la rue est jonchée de morts ou de mourans, La Rochefoucauld, Flamarens, le comte de Castres, La Roche-Giffard, bien d’autres ; Nemours blessé tombe, se relève, est blessé une seconde fois à la main qu’il mettait sur la barricade pour l’escalader. Les survivans tourbillonnent éperdus. Condé accourt, pousse son cheval à travers les clôtures, saute dans la rue avec quelques soldats de « Bourgogne, » reprend les corps des mourans et des morts, et, tandis qu’une partie des compagnies qui le suivent se dispersent dans les jardins et les cours, pénètrent dans les maisons par derrière, lui, seul à cheval, l’épée à la main, sous le feu croisé des mousquets qui ne visent plus que lui, conduit ses fantassins sur les barricades, qu’il emporte, et mène battant l’ennemi jusqu’au carrefour des rues de Reuilly et de Rambouillet. Il ne peut aller plus loin ; l’ennemi est là trop solidement logé ; les mousquetaires des deux partis restent embusqués face à face. Ceux qui sont gisans çà et là et qui respirent encore sont ramassés, les uns juchés sur leurs chevaux, les autres emportés comme on peut ; les rues sont vides, l’infanterie est derrière les murailles, la cavalerie dans les enclos ; on ne tire plus.

Dans ses Mémoires, Turenne, traçant une rapide esquisse du combat du 2 juillet, termine son laconique récit par une déclaration nette et précise, qui vaut bien des phrases : « Les ennemis demeurèrent toujours derrière les grandes traverses du faubourg, d’où ils avaient rechassé les nôtres. On leur prit à la main gauche (rue de Charenton) une barricade que l’on garda ; mais on ne put passer outre en aucun endroit, toute l’infanterie ayant été fort rebutée… » Pesons ces quelques mots : « On ne put passer outre en aucun endroit. » Qu’ajouterons-nous à cet aveu ? Où trouver un témoignage plus formel de l’avantage remporté par M. le Prince et ses troupes ?

Le combat a cessé ; le silence s’est fait partout ; mais la journée est-elle finie ? Beaucoup le croient ; M. le Prince en juge autrement ; il le dit à Tavannes, et se préparait à un engagement suprême, fatal peut-être, lorsqu’il reçut un message qui changeait la situation.

L’après-midi s’avance, deux heures viennent de sonner : il y en a six que le combat a commencé, qu’il dure sans aucune suspension, plusieurs fois déplacé, mais toujours intense et violent. Tout Paris est sur pied, entend le roulement non interrompu de la mousqueterie. La durée inattendue de l’action surprend, confond tous les calculs. Les amis de M. le Prince craignaient de laisser deviner que leurs espérances se ranimaient, et l’inquiétude gagnait les autorités, en permanence à l’Hôtel de Ville. Gaston, se disant malade, restait au lit, invisible, dissimulant son impatience de savoir Condé anéanti. Seule, une femme eut le courage de parler et d’agir, inspirée par sa fierté et la hauteur de son cœur : Mademoiselle pénètre chez son père, arrache à la mollesse de Gaston une vague autorisation, qu’aussitôt elle porte à l’Hôtel de Ville et que sa parole impérieuse transforme en ordre général de lui obéir. Comme elle sortait, elle est arrêtée par un lugubre encombrement.

Après l’engagement téméraire et malheureux de la rue de Charenton, Beaufort emmena son beau-frère Nemours gravement atteint, et parvint à se faire ouvrir le guichet de la porte Saint-Antoine. La cohue des blessés se précipita derrière lui. Alors commença cet horrible défilé auquel Mademoiselle assista dans la rue de la Tisseranderie[21], et qu’elle a peint en termes saisissans : une foule d’hommes sanglans, se traînant à pied, cramponnés sur leurs chevaux, portés sur des chaises, des planches, des échelles ; le gros Valon, blessé aux reins ; le beau La Roche-Giffard expirant ; un cavalier, sans chapeau, soutenu par deux hommes, plus pâle que son pourpoint blanc, — Mademoiselle le reconnaît : « En mourras-tu, Guitaut ? Il fit signe de la tête que non. Il avait un grand coup de mousquet dans le corps ; » — La Rochefoucauld, conduit par son fils, et Gourville, aveugle, souillant sans cesse pour ne pas être étouffé par le sang qui inondait son visage. Tous ces estropiés se dispersaient, cherchant un abri, un secours ; on les menait aux hôpitaux, on les recueillait dans les maisons. L’émotion fut générale, le revirement de l’opinion complet. Les agens coalisés du cardinal de Retz et de l’abbé Foucquet avaient persuadé aux Parisiens que Condé s’était accommodé avec le ministre, que le combat était une comédie arrangée d’avance, qu’enfin les troupes de M. le Prince, simulant une déroute, se jetteraient dans Paris pour attirer sur leurs traces les troupes mazarines, qui mettraient la ville à feu et à sang. « L’affreux et pitoyable » tableau qui se déroulait dans les rues dessilla les yeux les plus prévenus. Aussi, quand Mademoiselle put reprendre sa course et remonter le courant qui l’avait arrêtée, fut-elle saluée d’acclamations unanimes ; chacun la bénissait, l’encourageait à se hâter, à faire ouvrir ces portes qu’une heure plus tôt on tenait si obstinément fermées, à sauver les restes de cette bande vaillante qui depuis six heures se battait, un contre trois, pour sauver Paris.

Elle descendit tout près de la Bastille, dans la maison de M. de La Croix, maître des Comptes, et fit appeler M. le Prince. C’était le moment où Turenne repoussé suspendait le mouvement offensif pour préparer un assaut général et définitif. Les troupes du Roi manœuvraient en arrière du front de combat, occupant par des grand’gardes les positions qu’elles avaient gagnées. L’infanterie de M. le Prince se fortifiait dans les maisons qu’elle avait reconquises ou conservées ; les cavaliers, pied à terre, se défilaient de leur mieux derrière les murailles des cours ou des jardins ; l’artillerie assurait à ses pièces des plates-formes et des abris improvisés. Un morne silence régnait dans les rues désertes du faubourg, à peine rompu par de rares coups de feu échangés aux points de contact. Condé pouvait se rendre au pressant appel qui venait de lui être adressé.

Soudain, il apparaît devant Mademoiselle, l’épée nue à la main (il avait perdu le fourreau), la cuirasse martelée de coups, la chemise tachée de sang, les cheveux tout mêlés, les yeux étincelans à travers le masque de sueur et de poussière qui couvrait son visage, terrible et sublime ! A peine est-il en présence de la princesse que les larmes éteignent le feu de son regard ; il tombe en pleurant sur un siège : « Pardonnez à ma douleur ! J’ai perdu mes amis, tous mes amis ! — Après cela, que l’on dise qu’il n’aime rien, » s’écrie Mademoiselle. — Elle le rassure sur le sort de quelques-uns et lui annonce que Paris est ouvert. Condé se remet, baise la main qui vient de sauver ses soldats, ajoute quelques mots d’instruction et retourne en hâte au faubourg. Le calme menaçant qu’il avait laissé derrière lui ne lui faisait pas illusion. Chemin faisant, il presse la marche des voitures, déblaie la route, congédie ce qui reste de la troupe plus que décimée des seigneurs et volontaires ; puis il court à l’abbaye Saint-Antoine, monte au clocher ; de ce point élevé et central, sa vue embrasse la position de ses troupes et les préparatifs de l’armée royale.

Le maréchal de La Ferté entre en ligne : son infanterie relève au bout de la rue de Charonne les deux régimens des Gardes et de La Marine, presque anéantis ; l’artillerie arrive et se répartit entre les trois attaques. Navailles conserve son carrefour sur le chemin de Charenton ; il est renforcé et mènera la gauche. Turenne conduira l’ensemble : sa place est au centre, sur le chemin de Vincennes ; une partie de sa cavalerie a mis pied à terre. Il attend que le développement soit terminé, et veut surtout voir arriver à hauteur deux partis chargés de mouvemens tournans : l’un, à droite, tâchera de gagner la contrescarpe du côté de la Courtille, l’autre, à gauche, descendra le long de la Seine et s’efforcera de se glisser entre la muraille et l’arrière-garde ennemie. Du haut de son observatoire, M. le Prince a tout vu, tout compris ; il fera face à tout. Son armée va entrer dans Paris ; mais elle ne sera pas « poussée ; » ce sera une manœuvre plutôt qu’une retraite ; s’il ne survient pas d’accident, aucun des résultats obtenus ne sera perdu. Tavannes est auprès de lui ; c’est le seul officier-général que le feu ait épargné ; il a fort bien fait tout le jour et dirigera l’opération. Les mestres-de-camp sont là aussi, écoutant les dernières instructions de Condé : ce qui importe, c’est d’éviter l’encombrement. Le gros de la cavalerie reprendra le chemin de Popincourt, gagnera le faubourg du Temple ; la même fée qui a ouvert la porte Saint-Antoine a aussi rompu le charme de ce côté. Les voitures laissées en arrière vont pénétrer dans Paris par cette voie. La cavalerie les suivra après les avoir protégées, s’il y a lieu, contre le mouvement tournant qui se dessine. Quelques escadrons sont en observation du côté de Bercy et de la Râpée. D’autres, répartis par pelotons dans les cours et jardins du faubourg, assisteront l’infanterie dans son mouvement rétrograde.

Cette infanterie a bien employé le répit qui lui a été accordé, se remettant en ordre, complétant certains travaux de défense et de communication ; ses échelons sont formés et se replieront méthodiquement de poste en poste le long des trois rues, bien reliés ensemble, exécutant ainsi une retraite générale en échiquier. Elle emmènera l’artillerie. C’est le prince de Tarente qui fera l’arrière-garde avec le régiment de a Bourgogne. » Les chantiers de la contrescarpe et de la halle ont permis de construire, en avant du glacis de la Bastille, une façon de réduit où les derniers arrivans trouveront un abri contre un suprême effort de l’ennemi. Une centaine de mousquetaires sont distribués sur la courtine de l’Arsenal pour soutenir le courage des compagnies bourgeoises qui viennent d’y prendre le service. Bien que cette garde montante soit favorablement disposée, il y a encore une inconnue à dégager, et l’épreuve n’est pas complète. La ville a ouvert ses portes à M. le Prince ; mais, pour emprunter un moment le langage figuré de l’Arabe, Paris fera-t-il parler la poudre contre, — on n’ose pas dire contre le Roi, — contre Mazarin ?

Tous les ordres sont donnés. La chaleur est toujours accablante. M. le Prince descend du clocher, traverse le préau ; la fraîcheur du tapis vert qui s’étend sous ses pieds à l’ombre de grands arbres le tente, l’attire. Soudain il jette ses armes, ses habits, et, tout nu, comme un poulain sauvage, il se roule dans l’herbe touffue. Après ce bain improvisé, il se fait vêtir et armer, saute à cheval, et donne un dernier coup d’œil au dispositif de son armée. Le moment est venu. Les avant-postes envoient une décharge pour appuyer le mouvement rétrograde qui commence sur tout le front. Les troupes royales suivent d’assez loin, et tout se passait comme il avait été prévu et réglé, lorsqu’un incident vint troubler l’économie générale de l’opération. La petite batterie établie près de l’église Sainte-Marguerite (rue de Charonne) a été si bien consolidée, qu’on ne peut plus retirer les pièces ; or, M. le Prince a défendu d’abandonner le canon. La colonne de gauche se trouve arrêtée. Turenne s’en aperçoit, presse son mouvement, celui de Navailles. Tout à coup un flocon blanc s’élève de la plate-forme de la Bastille ; le canon retentit une fois, deux lois, puis une volée tout entière. Cris de joie dans l’entourage du jeune roi : c’en est fait de M. le Prince, Paris a ouvert le feu contre lui ; et un éclair illumine le visage de Mazarin, encore tout bouleversé par les tristes nouvelles qu’il venait de recevoir. Les plus empressés appellent le carrosse que la Reine a fait préparer et qui va conduire M. le Prince au cachot, d’où il ne sortira que pour monter à l’échafaud. — « Mais non, s’écrie le maréchal de Villeroy, c’est sur nous qu’on tire ; » et il montre la profonde colonne qui oscille et s’arrête, sillonnée par cette ondulation sinistre que trace le boulet. — Les bourgeois qui gardaient la courtine de l’Arsenal suivirent l’exemple du gouverneur de la Bastille, ouvrirent le feu sur la cavalerie qui débouchait du côté de Bercy. Partout l’attaque était manquée, les Condéens hors d’atteinte ; il se faisait tard. Turenne donna le signal, renvoya toutes les troupes. La Bastille canonnant l’armée du Roi ! C’était bien la fin de la journée. Le maréchal regagna tristement son quartier-général de la Chevrette, et le carrosse qui devait emporter Condé enchaîné, ramena Louis XIV aux Carmélites de Saint-Denis, où il retrouva sa mère encore prosternée devant l’autel.


HENRI D’ORLEANS.

  1. Ce fragment est extrait du sixième volume de l’Histoire des Princes de Condé, par M. le duc d’Aumale, qui paraîtra le 1er avril chez Calmann Lévy.
  2. Le Clermontois ou comté de Clermont en Argonne, saisi par le roi de France, et revendiqué par le duc de Lorraine, avait été cédé par la Couronne, sous certaines réserves, au prince de Condé en 1646.
  3. Marigny à Lenet, 16 juin 1652.
  4. Marigny à Lenet, 20 juin 1652.
  5. Mazarin à Turenne. Melun, 18 juin 1652.
  6. S. d., 13 mai, etc.
  7. L’abbé Viole à Lenet, 23 juin.
  8. Mémoires de Retz.
  9. Le président Viole à Lenet, 23 juin.
  10. L’abbé Viole à Lenet, 23 juin.
  11. Le président Viole à Lenet, 23 juin.
  12. M. le Prince à Lenet. Paris, 20 juin.
  13. L’abbé Viole à Lenet, 23 juin.
  14. Impossible de vérifier d’où venaient les outils. Tavannes dit qu’il en fit distribuer à ses cavaliers pendant l’action. Il est vraisemblable qu’il y avait des voitures d’outils et que la distribution se fit avant le combat. Il est certain que dès le début l’infanterie des Princes marchait en quelque sorte à la sape à côté des rues, et que les grandes maisons de la rue de Charonne étaient déjà crénelées et percées de meurtrières au moment de la charge de Saint-Maigrin. Dans le combat de la rue de Charenton, les cavaliers de Tavannes mirent pied à terre et se servirent de pioches pour ouvrir des communications, percer des meurtrières et même faire tomber des murs. L’armée royale n’était pas pourvue ; le manque d’outils fut une des causes de son infériorité dans le combat et du mauvais succès de ses attaques. Turenne l’avait prévu. (Voir les Mémoires du duc d’York.)
  15. Mémoires de Tavannes.
  16. Il avait été envoyé pendant la nuit à Charenton pour tracer le camp. Rappelé par M. le Prince, il venait d’arriver.
  17. « Il faut que M. le Prince soit bien poussé, » pensa Tavannes, qui n’était pas habitué à tant de liberté ; en effet, Condé avait en ce moment fort à faire avec Turenne et Saint-Maigrin.
  18. Capitaine-lieutenant des chevau-légers de la garde, il s’était distingué à la bataille de Lens.
  19. Dès 1643, Saint-Maigrin avait demandé la main de Marthe du Vigean. Le duc d’Anguien, alors au plus fort de sa passion, lui fit, à deux reprises et avec hauteur, défendre d’y penser (voir t. V, p. 6).
  20. Clériadus de Choiseul, marquis de Lanques, mestre-de-camp du régiment de cavalerie de Condé depuis 1645, avait accompagné M. le Prince dans ses premières campagnes ; sa belle conduite à Lena lui avait valu le grade de maréchal-de-camp. Il quitta Condé au mois d’août 1652 et ne servit plus.
  21. Prolongement de la rue Saint-Antoine, près de l’Hôtel de Ville.