La Renaissance latine - Gabriel d’Annunzio

La Renaissance latine - Gabriel d’Annunzio
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 187-206).
LA RENAISSANCE LATINE
GABRIEL D'ANNUNZIO : POEMES ET ROMANS

POÉSIES : Intermezzo di rime, 1883 ; — Elegie romane, 1887-1891 ; — Poema paradisiaco, Odi navali, 1891-1893. — ROMANS : Il Piacere, 1889 ; — Giovanni Episcopo, 1891 ; — L’Innocenti ; 1892 ; Trionfo della Morte, 1891.

Je dois le titre de cette étude à l’obligeance de M. Jules Lemaître. On a lu dans la dernière Revue l’article intéressant et patriotique où il défendait la supériorité de l’esprit gaulois contre les génies conjurés du Nord. Notre champion se dressait vaillamment devant la quadruple alliance des Saxons et des Germains, des Scandinaves et des Russes ; il renvoyait aux bruines de la neigeuse Thulé ces envahisseurs qui, depuis tantôt un siècle, depuis Mme de Staël jusqu’à nos contemporains, ont trouvé des complicités dans la place et fait dans notre esprit classique la brèche toujours élargie par où passèrent tour à tour le romantisme, le réalisme, le symbolisme, bref toutes les variétés de l’exotisme. L’exotisme coule à pleins bords, gémirait l’estimable M. Royer-Collard, s’il revenait constater le discrédit de ses doctrines chez les jeunes disciples d’Herbert Spencer ou de Frédéric Nietzsche. Et voyez quelle malechance pour notre orgueil national : il n’y a qu’une raison très forte à opposer aux gens qui veulent voir dans le romantisme français un produit des influences étrangères ; c’est que tout notre romantisme est en germe dans Rousseau. Or, ce diable d’homme, père authentique de Bernardin et de Chateaubriand, grand-père de George Sand et des autres, ne s’avisa-t-il pas d’être Suisse ? N’arriva-t-il pas dans notre tradition française avec une physionomie étrangère très caractérisée, déjà septentrionale par plus d’un trait ? L’aveu est cruel : mais, pour nous défendre contre le reproche d’intoxication allemande et anglaise, nous sommes contraints de reconnaître qu’il est suisse, le sang qui coule depuis un siècle au plus profond de nos veines littéraires.

Si nous nous réfugions dans le passé, nous n’échappons à la contagion des vivans que pour subir celle des morts ; sous l’affusion espagnole et italienne qui pénétra notre XVIIe siècle, nous nous retrouvons adaptateurs dociles des Romains et des Grecs. Avec eux, il n’y a pas de honte, paraît-il ; sans doute parce qu’ils sont morts, et qu’un héritage a meilleur air qu’une donation entre vifs. Toute notre substance était faite de leur moelle ; quand un élément nouveau s’insinue dans notre organisme littéraire, c’est toujours à leurs dépens. Qu’on se lamente ou qu’on se résigne à la substitution, il faut avouer qu’elle va bon train. Prenez au hasard les écrits d’un jeune homme d’aujourd’hui ; j’entends de celui qui a formé son intelligence en liberté, un peu à l’aventure, dans l’air ambiant, hors de l’enclos protecteur des grandes écoles d’Etat ; de celui qui a d’autant plus de licence qu’il n’a point passé la sienne, dirait mon spirituel contradicteur, fort enclin à citer les bons textes de MM. Courteline et Grosclaude. Chez ce jeune écrivain, les influences étrangères ont réduit, sinon presque effacé la trace des influences classiques. Shakspeare et Gœthe, Hegel et Spencer, Wagner et Tolstoï, pour ne point parler des dii minores du Panthéon étranger et de ceux que l’on nous révèle chaque matin, tels sont les éducateurs qui ont fait à ce souple Gaulois une âme neuve, oublieuse du monde paisible où les nôtres furent d’abord circonscrites entre Homère et Virgile, Platon et Cicéron. Certes, il continue d’aimer nos pauvres vieux, Racine, La Fontaine ; mais je crains bien qu’il les ait transformés à son usage, qu’il admire chez eux tout autre chose que les parties par où ces bons auteurs se flattaient intérieurement d’être admirables. Le cas est d’autant plus grave qu’on surprend chez ce jeune déclassé l’influence d’étrangers que souvent il n’a pas lus ; ce n’est plus de l’engoûment ou de l’imitation, c’est de l’absorption inconsciente ; l’esprit nouveau — si j’ose dire — lui est entré dans le sang par l’air qu’il respire, comme l’esprit classique rayonnait jadis en dehors des écoles jusque sur les illettrés. Accordons à M. Lemaître qu’il est épouvantable d’en arriver là, cent ans après que Napoléon a fondé l’Université ; mais c’est un fait brutal, acquis à la science pour quiconque a poussé une exploration sous les galeries de l’Odéon.

Je ne suivrai pas l’ingénieux critique dans le vaste sujet qu’il embrasse. Un pareil effort de synthèse m’effraie. Les littératures du Nord ont cela de commun qu’elles n’ont pas fleuri au Sud ; mais, en dehors de cette considération géographique, je croyais que la littérature anglaise différait de l’allemande, et celle-ci de la Scandinave ou de la russe, autant que chacune d’entre elles diffère de l’espagnole ou de l’italienne. — Je ne le suivrai point parce que j’ai le plaisir imprévu, quand il en vient aux conclusions, de découvrir que nous sommes d’accord sur les points fondamentaux ; peu importe alors le chemin qu’il a pris. Sur la route, le lecteur aura éprouvé quelques surprises ; il aura appris que l’accent particulier du cœur et de l’intelligence ne diffère pas sensiblement, d’un Dostoïewsky à un Victor Hugo, d’un Tolstoï à un Flaubert, d’une George Eliot à une George Sand. Avec cette généreuse largeur de points de vue, le chimiste peut prouver au poète que, l’eau étant toujours de l’eau, le lac profond qui dort sous les sapins dans un pli de montagne ne diffère pas du torrent qui se précipite à travers les rochers. — On allait s’étonner encore, mais on lit que Bouvard et Pécuchet étaient « inquiets du mystère universel », au même titre que Bézuchof et le prince André : on comprend alors que notre champion veut « renfoncer l’orgueil » des Russes, comme disent les bonshommes de Flaubert, et qu’il nous tend le piège du paradoxe comme il sait le faire, avec une grâce légère, pour le plaisir d’y voir tomber quelque Bouvard innocent. Il n’était que temps de ne plus s’étonner : l’avocat de Flaubert nous guettait, pour ajouter un joyeux chapitre aux expériences intellectuelles des deux crétins : Ils prirent au sérieux les littératures du Nord

Et de cette vaillante gageure, il sort des conclusions qui confirment les nôtres. « Dans cette circulation des idées, on sait de moins en moins à qui elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa forme… Cette pudeur, cette retenue, ce scrupule incurable (des écrivains du Nord) s’expliquent encore par l’esprit religieux dont ils restent quand même imprégnés. Et nous finissons par voir ici que les différences des littératures se rattachent aux différences profondes des peuples. » — Avons-nous jamais dit autre chose ? Je sais gré en outre à M. Jules Lemaître d’avoir développé avec sa fertilité de vues quelques indications particulières sur lesquelles j’avais trop rapidement glissé ; entre autres celle que je risquais ici, il y a trois ans[1], à l’aurore de l’engoûment ibsénien, quand je me demandais si M. Alexandre Dumas fils ne nous avait pas donné d’avance le théâtre du terrible Scandinave. Ceci n’est point pour enlever à Ibsen ses mérites, qui sont grands, et qu’on trouvera bientôt plus grands encore, lorsqu’on lira la traduction de son puissant poème, Brandt. Mais, si l’on fait de lui un géant, on exhausse d’autant son rival français : il est juste de le reconnaître, difficile de le dire d’un vivant, et pénible de le faire entendre à beaucoup de contemporains, qui n’aiment l’ombrage des grands chênes prochains qu’à l’heure où ils peuvent mesurer l’arbre abattu sur le sol.

Je me félicite enfin, et c’est là que j’en voulais venir, d’être plus que jamais d’accord avec M. Jules Lemaître sur sa conclusion dernière. Il terminait son article en prophétisant une réaction imminente du génie latin. Sa prophétie est déjà plus qu’à demi accomplie, si je ne me trompe. Essayons de lui en apporter une preuve ; avec cette restriction qu’il y a renaissance et non pas réaction contre le Nord. Hélas ! on fait rarement un heureux complet. Nous sommes bien obligés de constater, par les aveux mêmes du porte-bannière de cette renaissance, que le plus latin des génies latins a été gravement influencé et foncièrement modifié par « les littératures du Nord ».


I

Nos voisins d’outre-monts ne se forma Useront pas d’une vérité d’évidence, si l’on dit qu’ils viennent de traverser un demi-siècle d’une rare stérilité littéraire. Lamartine ne leur rendait pas justice quand, sur la cendre encore chaude d’Alfieri, en face de Leopardi, de Manzoni, d’Ugo Foscolo, de Silvio Pellico, il écrivait la fameuse imprécation du Pèlerinage d’Harold qui lui attira un cartel du général Pepe :


Monument écroulé, que l’écho seul habite,
Poussière du passé, qu’un vent stérile agite !
……
Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine ! )
Des hommes, et non pas de la poussière humaine !


À cette primevère du siècle, sur la belle terre piétinée qui enfantait douloureusement des libérateurs, il sembla que les premiers vagissemens de la liberté eussent réveillé les sources endormies de la poésie et de l’art. L’aube était pleine de promesses : le jour qu’elle annonçait ne se leva pas. Tout occupée de refaire son unité nationale, l’Italie parut se désintéresser des efforts intellectuels de notre temps ; à partir de 1830, ses rêves ne trouvèrent plus d’expression sonore, ils rentrèrent sous terre avec les complots de ses carbonari. La société de la Chartreuse de Parme aimait, flânait, conspirait ; elle n’écrivait ni ne lisait, ou si elle lisait, c’était les romans français que l’on traduisait pour la sœur latine.

La stagnation dura jusqu’à l’achèvement de l’unité, en 1870. Depuis lors, avec les longs espoirs et les vastes pensées politiques, le cerveau italien se remit à fonctionner ; tout d’abord, dans la direction qu’on eût le moins attendue. La Péninsule devint une école de criminalistes et de physiologistes. Il n’y a guère plus de dix ans, lorsqu’on s’arrêtait devant la vitrine d’un libraire à Rome ou à Florence, on la voyait emplie tout entière par les gros volumes du professeur Lombroso et de ses émules. Ces livres médisaient des absous : ils s’efforçaient de prouver que le génie et le talent sont des cas de tératologie, des formes de la folie. Heureusement pour l’Italie, ces dernières années lui ont rendu des fous et des monstres. Elle est à cette heure le foyer d’une véritable renaissance de la poésie et du roman. L’esprit, qui souffle où il veut, rallume là des clartés évanouies sous d’autres cieux. Les Italiens parlent de leur risorgimento intellectuel avec un curieux mélange d’orgueil et de timidité interrogative ; alors même qu’ils l’affirment, on devine une question sous-entendue, l’anxiété charmée de Cendrillon lorsqu’on lui révéla qu’elle était belle : Est-ce bien vrai ? Ratifiez-vous ? — Un peu prompts peut-être à croire qu’ils vont conquérir le monde avec les gros canons et les gros bateaux, ils ont encore peine à se persuader qu’ils sont en très bonne voie de le reconquérir avec quelques condottieri de la plume.

Ne nous aventurons pas dans une énumération de palmarès. Déjà délicats et dangereux quand le critique les applique à sa littérature nationale, ces exercices pédantesques prêtent à trop de risques, lorsqu’il prétend numéroter les copies d’une classe étrangère. Un oubli involontaire, une maladresse dans les attributions de rangs, et voilà notre juge jugé, décrété d’ignorance ou d’iniquité par les écrivains qu’il voulait régenter. Contentons-nous aujourd’hui de tirer du pair le poète romancier qui caractérise le mieux la renaissance italienne. Quelques fragmens de son œuvre, traduits on français, ont fait instantanément à M. Gabriel d’Annunzio un nom célèbre à Paris et dans tous les cercles lettrés d’Europe.

Cette œuvre d’un écrivain de trente ans est déjà considérable. Je n’en ai mentionné qu’une partie dans l’indication bibliographique ; je me suis arrêté aux volumes de vers ou de prose qui m’ont paru marquer des momens de métamorphose dans l’éclosion rapide de ce talent. En 1883, quelques essais poétiques avaient attiré sur le débutant l’attention des dilettantes et la faveur des femmes ; une mince plaquette, l’Intermezzo di rime, ajouta à cette notoriété de salon le ragoût du scandale. On put croire alors que l’Italie allait retrouver un Arétin, faute de mieux. « Démence aphrodisiaque, » disait-on ; l’auteur souscrivait avec beaucoup de complaisance à ce jugement, tout en faisant remarquer que ses juvenilia lascifs étaient « d’une impeccable prosodie. » Un art exquis et une sensualité féroce se révélaient dans ces pièces : Animal triste, l’Invocation à l’Hermaphrodite, le Péché de Mai, la Treizième fatigue d’Hercule, les Adultères. Cette dernière série de sonnets nous reporte invinciblement à une salle du Vatican, où je gagerais volontiers que le poète a rencontré son thème, à ce cabinet des peintures antiques retrouvées dans le Tibre, qui rendent avec une intensité poignante l’obsession tragique des grandes incestueuses, Myrrha, Pasiphaë, Phèdre et leurs sœurs. Ces images pourraient illustrer les sonnets, tant le vieux et le jeune latin ont donné la même note avec des moyens d’art différens.

Je crains de me faire mal comprendre ici et dans ce qui me reste à dire, si je laisse un instant supposer que la poésie de M. d’Annunzio est polissonne et grivoise. Imaginez du Baudelaire plus chaud, aussi grave, moins mystique ; une impudeur effrénée, jamais vulgaire, et qui se fait pardonner par un accent d’antiquité si naturel, si peu suspect de pastiche, que ces pages semblent purifiées par un recul de vingt siècles, arrachées de quelque anthologie où elles reposaient entre les élégies de Tibulle et les Tristes d’Ovide. La passion y est située en pleine nature, intimement incorporée à la terre, subordonnée aux ardeurs ou aux langueurs des choses que les aveugles et les sourds appellent choses inanimées. L’amant n’oublie jamais le rêve d’art où il vit, ses yeux admira tifs sont toujours ouverts sur les moindres nuances de la grande palette, ses oreilles toujours attentives aux moindres murmures de la grande lyre. Il varie ses procédés. Tel sonnet de beauté plastique ne serait pas désavoué par M. de Heredia : on jurerait que M. d’Annunzio est de ses disciples, si la date n’écartait pas jusqu’à la possibilité d’une communication entre l’adolescent qui vivait à Rome et notre poète qui n’avait rien publié. Je traduis ici une des pièces de cet ordre : on y saisira la ressemblance frappante entre les deux artistes, rien de plus ; je ne me dissimule pas la vanité de tout effort pour transposer la musique verbale d’un poète dans une prose étrangère.


Artifex gloriosus.

A moi aussi l’or, comme à Benvenuto, — est esclave. Demande ! qu’ils soient divins ou humains, — tes songes, de dessous mes mains — invincibles le vase sortira parfait.

Veux-tu que de l’anse le Faune bicornu — guide un chœur de Nymphes et de Silvains — sur la panse ? Ou veux-tu la guerre des Titans — qui mettra son vacarme sur le métal muet ? Veux-tu peut-être que sur deux files égales — s’avancent, drapées dans leurs peplos, aux côtés — des éphèbes les vierges athéniennes ?

Demande ! Et de l’or triomphal aucune liqueur — ne sera digne, si ce n’est tes larmes — pures, ou le pur-sang de tes veines.

N’était l’impossibilité que j’ai dite, qui hésiterait à voir dans ces vers une imitation directe du ciseleur de rimes auquel nous devons l’Épée et le Vieil orfèvre ? — Choisissons encore un sonnet, dans le petit nombre de ceux qui peuvent passer ici sous les yeux du lecteur.


Souvenir de Ripetta.

Et dans mon âme encore je vous vois telle — que je vous aimai tout d’abord. Haute et souple — vous passiez, souriante et lumineuse, — par la claire gelée du matin hivernal.

De longs rameaux d’amandier, la servante — derrière vous les portait. Inconsciente, — vous laissiez derrière vous à celui qui regardait — un très beau rêve floréal.

Sur la route claire et solitaire — elles voilaient le ciel de turquoise — les nombreuses fleurs d’amandier, par enchantement.

Et il se dressait à travers la forêt imaginaire — le palais du prince Borghèse — comme un grand clavecin d’argent.


Avec l’Intermezzo, le poète de vingt ans avait jeté le plus fort de sa gourme, au moins en vers ; il en resta suffisamment pour effaroucher les lecteurs de ses romans, comme on le verra. Les poésies ultérieures sont plus tempérées ; la volupté s’y fait plus voilée, plus sourde ; le cœur y parle autant que les sens, d’une voix si triste, si lasse ; avec des reprises au bonheur, des rechutes dans la désespérance. L’homme de désir et d’illusion demeure ; l’artiste, de plus en plus possédé par l’ivresse et la préoccupation de son art, a emprisonné le jeune faune. Habile ouvrier de prose, M. d’Annunzio préfère cependant le travail délicat des mètres rimes ; il en a dit les raisons dans un de ses romans, le Plaisir, et l’on voudrait citer tout entière cette page, hymne enthousiaste de l’artiste à l’outil dont il est amoureux.


Le vers est tout, le vers peut tout. Un vers parfait est absolu, immuable, immortel ; il retient en lui la parole avec la cohésion du diamant ; il enclôt la pensée dans un cercle précis que nulle force ne réussira à briser ; il devient indépendant de tout lien et de toute sujétion ; il n’appartient plus à l’artiste, mais il est à tous et à personne, comme l’espace, comme la lumière, comme les choses immanentes et perpétuelles. Une pensée exactement exprimée dans un vers parfait est une pensée qui existait déjà préformée dans les obscures profondeurs de la langue. Extraite du poète, elle continue à exister dans la conscience des hommes… Quand un poète approche de la découverte d’un de ces vers éternels, il est averti par un divin torrent de joie qui envahit soudain tout son être.


Il avait le droit de parler ainsi, l’homme qui écrivait les Élégies romaines et le Poème paradisiaque. Dans ces derniers recueils, M. d’Annunzio serre sa forme avec une précision toujours plus rigoureuse ; il applique à la langue poétique le travail de restauration qu’il poursuit sur la prose dans ses romans. Nos poètes, romantiques, parnassiens, symbolistes, reviennent d’instinct à l’étude de la Pléiade, chaque fois qu’ils veulent rajeunir et perfectionner la poésie française ; de même l’italien retourne à l’école de ses aïeux : Pétrarque d’abord, puis les précurseurs obscurs chez qui l’on fait des trouvailles de grâce et d’élégance naïve, Cino da Pistoja, Benuccio Salimbeni, Saviozzo da Siena ; enfin Laurent de Médicis et la constellation de la Renaissance. M. d’Annunzio est hanté par ces vieux maîtres, on le voit toujours occupé à rechercher les sources lointaines de son idiome ; il est le pré-raphaélite de la poésie. Ces coupes de vieil or modelées par les anciens orfèvres, il les emplit des sentimens et des troubles modernes, il s’efforce d’y faire entrer les âmes complexes qui ont enrichi la sienne, les sensations aiguës et les visions fluides d’un Shelley, d’un Baudelaire.

Les Elégies romaines, c’est un tempietto élevé à la gloire, au culte de Rome. M. d’Annunzio est épris de sa ville ; nul ne l’a aimée, comprise, décrite comme lui. Dans mainte page de ses romans, plus encore que dans ses vers, il abandonne brusquement son sujet pour noter avec délices une nuance du ciel romain, un aspect de paysage, un relief de monument. Il sait tous les secrets de Rome, ce qu’il y a d’âme accumulée, et combien profonde, poétique et particulière, dans un bosquet de buis de la villa Médicis, un palmier du Prieuré de Malte, un sarcophage sous les lauriers de la villa Mattei. Il sait pourquoi le ciel, la lumière, la pierre, l’arbre, l’oiseau qui vole, ont à Rome une aristocratie souveraine, une signification qu’on ne leur voit en aucun lieu du monde, une beauté autre qu’ailleurs ; pourquoi les êtres inanimés, les moindres accidens du sol, de la végétation et de l’architecture, attestent sur cet horizon une individualité puissante autant qu’une perfection achevée ; pourquoi leur valeur plastique accapare le regard, tandis que leur expression spirituelle absorbe la pensée ; pourquoi un pin isolé sur une colline lointaine devient là une personne véritable, vivante, importante, et tient plus de place dans le paysage que toute une forêt n’en occupe ailleurs. Le poète qui a si délicatement parlé de Claude Lorrain sait que tout se compose en tableau dans une perspective romaine, et qu’il y a toujours une pensée dans ce tableau. Il le sait, il le dit dans les Elégies, à chaque pas qu’il fait en suivant ses amours et ses chimères, dans le bruit de la ville ou dans la solitude auguste de la campagne.

On devinera le tour des Élégies par quelques fragmens empruntés au début et à la fin du poème intitulé Villa Chigi. Le poète raconte le déclin d’un amour agonisant, dans cet admirable pa Chigi, parmi les cyclamens et les pervenches où murmurent tant de fontaines, au fond du ravin de sombre verdure qui se creuse sous les arches du viaduc d’Ariccia.


Toujours dans les yeux, toujours, j’aurai cette vue. Oh ! silencieuse, — pâle forêt nue, jamais oubliée ! — Nous descendîmes lentement, derrière le serviteur, un escalier — humide, étroit, où l’ombre paraissait gelée. — Elle marchait devant. Par momens, elle s’arrêtait. Mal assurée sur les degrés — trop roides, elle appuyait la main contre le mur. — Je la regardai. La main très blanche me parut exsangue, — elle me parut une chose morte. Morte la chère main — qui ceignit mon front de tant de rêves de gloire, qui — répandit dans mes veines tant de doux frissons. — Nous restâmes seuls. Une fontaine gémissait sourdement au pied d’une loggia ; — altier se dressait dans le ciel l’antique fief des Chigi. — Des fumées étaient éparses au ciel comme des flocons de laine blanche. — Entre elles courait un mince sourire d’or ; et les cimes — dénudées de la forêt semblaient se vaporiser dans cet or ; — les fougères sur la hauteur étaient de minces flammes d’or. — Elle se taisait, contemplant. Mais, tout entière dans les yeux, la lourde — âme douloureuse disait ces paroles : — Ainsi, dans la haute forêt, que tu entendis chanter sur ma tête, — tu enseveliras, sans un pleur, ton grand amour ? — J’entendrai donc dans ce doux silence, que nous aimâmes, — la cruelle vérité ? C’est donc pour cela, ô ami, — unique ami, pour cela que tu m’as ramenée dans les chers — lieux où un jour il te sembla que je t’ouvrais le printemps ?

… Le ciel s’était obscurci. Quelque souffle, rare, éveillait — sur les cimes caduques un petit frisson. — Çà et là dans les clairières, des amas de charbon, comme de hauts — bûchers où les cadavres seraient déjà en cendres, — fumaient lentement. Les spirales montaient dans l’air, — ondoyaient lentement, et lentement s’évanouissaient. — Sur le sol pourri de feuilles mortes, sur cette — tombe des automnes, les ombres cheminaient. — Cendres, fumées, ombres, paraissaient là marquer la grande loi. — Comme les corps, comme les feuilles, comme tout, — les pures choses de l’âme doivent se défaire, se flétrir ; — les rêves doivent se dissoudre en pourriture. — Homme, tu dois toujours, de ce qui t’a donné l’ivresse, — garder une fade saveur qui te donnera la nausée. — Pas d’immunité contre le Destin. Dans le corps et dans l’âme, tout, — tout, en mourant, doit se corrompre. — Or, qui de nous souffrait le plus ? Elle, elle m’aimait ; — au moins sentait-elle vivre, d’une horrible vie, — dans son cœur la flamme, la flamme encore pure et rayonnante ! — Moi, je ne l’aimais pas. Mon cœur était gonflé d’un noir — dégoût ; pas d’autre sentiment qu’un ennui infini — dans mon âme obtuse. Oh ! femme, comme je t’enviai !

Nous nous levâmes tous deux en sursaut, entendant le bruit d’une hache. — Les coups réitérés, soudains, résonnaient. — Aprement dans le grand silence frappait l’invisible hache ; — ce n’était pas le tronc frappé que j’entendis gémir. — Elle, elle, tout d’un coup, comme frappée, éclata en sanglots ; — elle fondit en larmes désespérées ; et je la vis, — dans ma pensée, comme à la lueur d’un éclair, — je la vis — humblement saigner, humblement râler, — étendue dans le sang, lovant des mains suppliantes hors du rouge — lac ; et ses yeux disaient : Je ne t’ai pas fait de mal. — O âme moribonde ! J’étais debout près d’elle, pétrifié. — Encore une fois boire ses larmes, — ne le pouvais-je ? Au moins effleurer ses cheveux une fois — ne le pouvais-je ? Au moins lui prendre les mains ; découvrir — ce blanc visage, ce lys divin emperlé de pleurs ; — lui demander au moins d’une voix douce : Pourquoi pleurez-vous ? — Elle pleurait. Au loin, les coups résonnaient ; les hauts — bûchers alentour fumaient lentement.


Dans le dernier recueil : Poème paradisiaque, la gamme est plus variée, la recherche d’art toujours subtile, inquiète ; le symbolisme s’accentue ; le poète vibre à toutes les sensations que le hasard lui apporte, il contraint son instrument à exprimer un aspect du matin, un frissonnement d’automne, une sonate de Grieg, un adagio de Brahms, une statue de marbre ou une statue de chair, un songe, un souvenir. La note dominante est cette observation cruelle, analytique, quelquefois macabre, plus souvent triste d’une tristesse de chair lasse, qui m’a fait répéter déjà le nom de Baudelaire comme celui du plus fréquent inspirateur de M. d’Annunzio. On en jugera par la pièce suivante : je traduis ce qu’on en peut citer.


Les Mains.

Les mains des femmes que nous rencontrâmes, — une fois, ou dans le rêve ou dans la vie : — Oh ! ces mains, mon Ame, ces doigts — que nous serrâmes une fois, que nous effleurâmes — de nos lèvres, ou dans le rêve ou dans la vie !

Les unes froides, froides comme des choses — mortes ; de glace (tout était perdu ! ) — ou tièdes, et qui semblaient faites d’un velours — vivant, qui semblaient faites de roses : — roses de quel jardin inconnu ?

Certaines nous laissèrent un parfum — si tenace que pour une entière — nuit nous eûmes dans le cœur le printemps ; — et la chambre solitaire était si embaumée — que la forêt d’avril n’était pas plus douce.

De ces autres, où peut-être brûlait le dernier feu — d’un esprit (où es-tu petite main, — insaisissable désormais, que trop mollement — j’étreignis ? ) nous vint un regret suprême : — Toi qui m’aurais aimé, et non en vain !

D’autres (ou les mêmes ? ) furent homicides, — merveilleuses à ourdir la fourberie. — Tous les baumes d’Arabie ne pourront pas — les adoucir. Très belles et infidèles, — combien périront pour vous baiser !

D’autres (ou les mêmes ? ) mains d’albâtre, — mais plus puissantes qu’aucune spire — nous donnèrent une fureur jalouse, une colère — folle ; et finalement nous pensâmes à les couper. — (Elle se lève dans un songe, la mutilée, et elle attire. Érigée dans le songe, immobile, elle vit — l’atroce femme aux mains coupées. — Et devant elle rougeoient deux mares — de sang, et les mains vivantes — y sont, pas même souillées d’une goutte.)

D’autres, pareilles aux mains de Marie, — furent comme les hosties saintes. — Le diamant brilla sur leur annulaire — dans les gestes graves d’une liturgie, et jamais à travers les cheveux d’un amant.

D’autres, on les eût dit viriles, que nous serrâmes — fort et longtemps, éloignèrent de nous — toute peur, toute passion obscure ; — et nous aspirâmes à la Gloire, et nous vîmes en nous — s’illuminer l’œuvre future.

D’autres encore nous donnèrent un profond — frisson, celui qui n’a pas d’égal. — Nous sentîmes alors que dans leur frêle — paume elles pouvaient contenir un monde — immense, et tout le Bien et tout le Mal.


Pour faire mesurer les ressources de ce talent, je devrais extraire du Poème Paradisiaque quelques strophes moins acres, d’une grâce plus facile : par exemple, la Promenade, Tristesses ignorées, le Joug.


… Sur le balcon s’effeuillaient — les roses ; mais les couronnes — des astres brûlaient dans l’azur — avec un éclat qui parut — insolite à mes yeux. — Tout, alors, à mes yeux, — parut insolite et grand ; — et les voix du soir — vinrent toutes à mon — âme. Je dis : Maria ! — Je le dis. Et ce nom n’était — qu’un souffle, mais il portait en lui — une immensité de choses — souveraines. Et tandis que les roses — mouraient, et que palpitait — le ciel, et qu’elle demeurait muette, — je me sentis imposer son joug…


Mais à quoi bon ces impuissans essais de transposition ? j’en ai dit assez du poète, si j’ai attiré sur lui l’attention de quelques amateurs, préparés à le goûter dans l’original. Passons au romancier, plus intéressant pour le grand public. Les poésies nous ont révélé l’esthétique et la sensibilité particulière de leur auteur ; les romans vont nous faire connaître tout l’homme.


II

Il n’y a pas d’indiscrétion à l’apercevoir dans les personnages de ses fables. M. d’Annunzio nous amis à l’aise ; il a pris soin de nous aviser, par lettres publiques, qu’André Sperelli, le héros de Il Piacere, lui ressemblait comme un frère. Soin bien inutile : la franchise de l’autobiographie éclate dans ce roman, comme dans les suivans. Non pas que je veuille charger l’écrivain des crimes cérébraux qu’il prête à Tullio Hermil et à George Aurispa, les meurtriers par amour de l’Innocent et du Triomphe de la Mort ; ce sont là fictions indifférentes, évidemment plaquées sur des personnages très réels, — sur un seul personnage. Il s’appelle tour à tour André Sperelli, Tullio Hermil, George Aurispa, mais il reste identique à soi-même par l’essentiel de l’être, il reparaît dans chaque nouveau volume avec quelques traits modifiés par l’âge, les circonstances, les acquisitions littéraires. Sous les noms divers dont la fantaisie de l’auteur le baptise, l’homme que nous retrouvons aux premières pages de tous ces romans, s’étudiant complaisamment dans les bras d’une femme, n’a changé que de vêtemens, de victimes, de lectures favorites.

Cet homme, nous le connaissions depuis longtemps. Un certain Tirso de Molina, en religion fray Gabriel Tellez, le découvrit un jour dans Séville ; sur la première ébauche qu’en fit ce moine, tous les maîtres de tous les arts vinrent successivement ajouter leurs retouches et leurs interprétations. Il séduisit l’imagination des pauvres humains, et en particulier des peintres, des musiciens, des poètes, aussi facilement qu’il avait séduit la fille du Commandeur. En dépit de cette collaboration universelle, don Juan reste toujours à peindre, parce qu’il cherche toujours, comme le disait Musset avec une image un peu bien hardie,


Mineur qui dans un puits cherchais un diamant !


Don Juan est vieux et jeune comme le monde, comme le Désir qui l’a lancé à la poursuite d’un but fuyant qu’il ignore, comme l’intention de la Nature dont il est le serviteur trop empressé. Depuis l’humble ancêtre des cocotiers, qu’il ne saurait renier, il s’est fardé d’une couche toujours épaissie de sentimentalisme et de littérature ; depuis les jours de simplicité lointaine où il faisait fonction sacerdotale dans les temples de Byblos et d’Amathonte, il s’est métamorphosé à la surface avec les âges, les civilisations, les modes ; grand seigneur élégant et cynique aux siècles où les grimauds de lettres l’entrevoyaient chez M. Dimanche, aujourd’hui grimaud de lettres lui-même, artiste, psychologue, analyste subtil de son cas. C’est dans ce dernier état qu’André Sperelli, — gardons-lui ce nom, — a pris à son compte le rôle immortel. André y apporte une originalité, un mérite, si l’on veut, — mérite de romancier, s’entend ; il a conservé toute la fougue de passion que don Juan est en train de perdre, depuis qu’il observe sa passion avec la clairvoyance d’un psychologue surchargé de littérature. Les lecteurs, — ce seraient surtout les lectrices, dit-on, — estiment qu’il y a dans les romans don-juanesques de notre époque trop de science et pas assez de vie ; ils ou elles reprochent à ces savans traités de l’amour une froideur que les inventions cérébrales des écrivains ne réussissent pas à déguiser. Des guides expérimentés s’offrent à nous conduire vers un Vésuve qu’ils ont laissé éteindre. André Sperelli a sur eux cet avantage que son Vésuve est en éruption constante. Ce Méridional a pris aux gens du Nord, et nous sommes du Nord à cet égard, la perpétuelle acuité d’analyse dont le roman moderne ne peut plus se passer, il l’a poussée aux dernières limites ; il a gardé de son pays et de son soleil la sensualité effrénée d’un conteur italien de jadis. Dans l’art d’écrire, le passionné est toujours un imaginatif, et, cela va sans dire, un sensitif. La richesse de l’imagination chez André Sperelli est prodigieuse, son aptitude à recevoir toutes les sensations indéfectible ; et son observation attentive de lui-même et du monde n’en est pas diminuée. Cet alliage rare de dons qui s’excluent d’habitude explique la vigueur et le succès rapide d’un tempérament littéraire si bien équilibré. Mais le littérateur ne s’explique complètement que si l’on descend au plus profond de l’homme. André est un grand débauché qui a su rester un grand amateur d’art ; et cet amateur ne s’est pas fait par la seule étude, il tient de sa race tous les instincts raffinés, toutes les intuitions seigneuriales. La fureur des sens émousse d’ordinaire les facultés esthétiques, elle abolit l’impressionnabilité délicate qui constitue le poète. André fait exception, une exception qui serait d’un dangereux exemple, s’il ne fallait l’attribuer à une sorte d’immunité ethnique. Ce Romain présente un phénomène d’atavisme très caractérisé : il est un survivant ou un revenant du XVIe siècle, de la Renaissance italienne.

Allez au Vatican, dans les chambres du Pinturicchio : ces personnages qui respirent la noblesse, l’intelligence et la grâce, ce sont les Borgia, hommes et femmes, consciencieusement portraiturés ; presque tous furent d’authentiques malandrins, et quelques-uns de véritables pourceaux ; beaucoup de leurs contemporains ne valaient guère mieux ; et pourtant ces êtres privilégiés ne virent pas se faner leur fleur intellectuelle, leur sens inné de l’art et de la beauté. André est l’un d’entre eux. Comme eux, il remonte encore plus haut dans la lignée, jusqu’aux patriciens crapuleux et toujours artistes qui entouraient un Néron. Comme eux, il est demeuré païen. Franchement, ingénument païen, sans paraître soupçonner qu’on puisse être autre chose. Il feint parfois de se juger sévèrement dans une préface, il y écrit « qu’il a étudié avec tristesse tant de corruption, tant de dépravation, tant de subtilité, de fausseté et de vaine cruauté… » Mais sa morale se réduit à la constatation d’une lourde lassitude, à un commentaire sur l’animal triste. Il dira, avec une image superbe : « La tristesse est au fond du plaisir, comme à l’embouchure de tous les fleuves l’eau amère », mais il parle ailleurs du même ton « des dégoûts qui suivent le douloureux et capricieux travail du style » ; et pas plus que cette réaction connue ne l’empêche de travailler, l’autre ne l’empêchera de se rejeter dans le plaisir. La révélation du roman russe va donner à sa pensée une forte secousse et perfectionner son intelligence ; il en gardera même un peu de mysticisme, mais ce sera le mysticisme sensuel et court d’un païen, un effarement plus rêveur devant le grand Pan, plus d’aptitude encore à prendre l’amour en souffrance. George Aurispa, le substitut d’André Sperelli dans le Triomphe de la Mort, dit très justement de lui-même qu’il est « un ascétique sans Dieu. » Ce même Sperelli regarde jusqu’au fond de sa conscience, dans le Plaisir, et il y voit le sens moral remplacé par le sens esthétique. — « Dans le tumulte des inclinations contradictoires, il avait perdu toute volonté et toute moralité. La volonté, en abdiquant, avait cédé le sceptre aux instincts ; le sens esthétique s’était substitué au sens moral. Mais ce sens esthétique, très subtil, très puissant, toujours actif, maintenait dans l’esprit un certain équilibre ; aussi pouvait-on dire que sa vie était une lutte continuelle de forces contraires, renfermées dans les limites d’un certain équilibre. Les intellectuels, élevés dans le culte de la Beauté, conservent toujours, même dans leurs pires dépravations, une espèce d’ordre. La conception de la beauté est l’axe de leur être intime, autour duquel gravitent toutes les passions. »

Ah ! la belle chose que d’être Italien, et survivant du XVIe siècle ! Non seulement on fait comprendre, sinon excuser, un paganisme persistant et une cécité absolue en matière morale, mais on traverse sans gaucherie des écueils redoutables à d’autres intelligences. André Sperelli se pique d’une large culture cosmopolite ; et il est en effet le type de cet Italien nouveau, aussi familier avec les philosophes allemands et les esthètes anglais qu’avec ses lares classiques. Il donne dans tous les enthousiasmes de la dernière heure ; John Keats et Dante-Gabriel Rossetti, Burnes-Jones et Holman Hunt n’ont pas de secrets pour cet habitué des cénacles britanniques ; il séduit les belles Romaines en leur lisant l’Epipsychidion de Percy Shelley ; lui aussi, il fait repeindre ses madones à Londres. Mais tandis que le Breton ou le Gaulois évitent mal un air d’affectation, lorsqu’ils portent pieusement le lys ou le tournesol du préraphaélite, l’Italien qui les imite rentre naturellement dans son bien, ces suggestions étrangères ne font que le ramener à ses traditions de famille. Imaginez Giotto revenant parmi nous et ajoutant à son art tout ce que ses admirateurs en ont tiré ; ce disciple paraîtra le maître de ceux qui l’instruisent, le créancier qui rentre dans sa créance augmentée des intérêts ; elle est sienne, la pensée qui a végété depuis lui, en dehors de lui. De même pour la mythologie, dont M. d’Annunzio fait un grand usage en prose et en vers. Nous nous en défendons comme d’une habitude surannée, qui sent son pédant de collège ; la mythologie ne fut jamais pour nous qu’un vêtement artificiel et emprunté. Le Romain s’y drape avec aisance et naturel : ce sont ses dieux héréditaires qu’il fait intervenir, les dieux encore vivans dans leurs images qu’il rencontre au détour de chaque allée, intelligibles et sourians pour lui, associés à ses émotions, animant toujours la même nature. Il a droit d’évoquer les nymphes, puisqu’elles lui parlent encore dans le ninfeo de la villa prochaine, où les iris sont mouillés de leurs pleurs, agités par leur souffle. — Enfin, s’il fait du symbolisme, — et il en fait, il est de par le droit et la mesure du talent le chef actuel des symbolistes, — M. d’Annunzio peut braver fièrement le ridicule qui guette toute forme d’art nouvelle, par cela seul qu’elle est ou paraît nouvelle. Là aussi il reprend une tradition de famille, il est couvert par l’auguste symboliste de la Divine Comédie et de la Vita nuova : en dépit de leurs louables efforts, nos jeunes revues n’iront jamais plus loin que Alighieri dans les obscurités et les témérités du symbole. — Ainsi, par le seul fait qu’ils se sont donné la peine de naître, d’hériter du patrimoine où nous avons puisé la source de toutes nos richesses, ces Italiens se sentent partout chez eux, toujours à leur aise dans nos travestissemens démodés ou d’une mode trop nouvelle, seigneurs légitimes des idées et des arts qu’ils réapprennent de nous. Princes négligens, que nous croyons guider en pays inconnu, qui reconnaissent leur domaine et veulent bien moissonner ce que nous y avons semé.

Être un prince romain, dans toute la noble acception du terme ! C’est l’idéal que Sperelli se propose, au début du roman. Deux conditions y sont requises, selon lui : un sentiment de l’art impeccable, et la conquête de toutes les dames romaines. Il s’efforce de nous montrer qu’il possède ce sentiment et qu’il a achevé cette conquête. C’est tout le sujet de ce livre : le Plaisir, qui vint, en 1889, préciser et compléter copieusement les révélations de l’Intermezzo. À ce moment, Goethe et Shelley sont les dieux esthétiques du jeune artiste ; et il semble bien, quoiqu’il ne le dise pas, que Paul Bourget soit son maître d’écriture.

Ne cherchez, pas une affabulation compliquée dans les livres de M. d’Annunzio : ses romans de description et d’analyse ne sont que l’éternelle histoire de l’homme devant la femme. Sperelli, qui se nomme lui-même quelque part « l’enfant de volupté », nous narre ses expériences voluptueuses ; avec la liberté d’un peintre de Pompéi, avec un peu de fanfaronnade quand il se mire complaisamment dans son égoïsme, sa cruauté, son insincérité ; mais aussi avec une chaleur spontanée, une adoration intelligente de la beauté plastique, une émotion vraie de détresse intérieure : nul n’a mieux rendu l’effort de l’extatique cherchant à se donner plus et toujours, nul n’a mieux dit ce qu’il y a dans la passion de fuite de soi-même et de recherche éperdue de l’introuvable. Les aventures de Sperelli ne sont jamais vulgaires, parce qu’elles baignent dans cette atmosphère d’art qui lui donne une ivresse égale à celle de l’amour.

Chacune des nombreuses victimes qui se succèdent à l’holocauste est marquée d’un trait caractéristique et puissant ; elle a sa psychologie particulière, finement observée. L’une d’elles se détache avec un relief inoubliable, comme une vierge des vieux maîtres ombriens égarée dans le Triomphe de l’Amour du Titien. C’est la Siennoise Maria Ferrés, celle qu’il a rencontrée « par une de ces matinées de septembre qui paraissent un printemps vu en songe », celle qui dit devant la mer et les roses l’admirable parole : « Il me semble que toutes ces choses ne soient pas hors de moi, mais que tu les aies créées dans mon âme, pour ma joie. J’ai cette illusion en moi, profonde, chaque fois que je suis devant un spectacle de beauté et que tu es à mes côtés. » Créature angélique, pure jusque dans la chute, qui nous laisse étonnés de la hauteur d’idéal où peut s’élever cet enragé païen. Ce délicieux épisode est le point culminant du roman : l’auteur n’écrira jamais de pages qui se gravent dans la mémoire du lecteur avec plus de force et de charme que les matinées sur la terrasse de Schifanoja, la chevauchée dans la pineta de Vicomile, le journal où Maria Ferrés note la naissance et les progrès de l’intérêt dont elle s’épouvante. — Sperelli la sacrifie à une ancienne rivale, qui vient incontestablement de chez Titien, celle-là, nous avons pu nous en assurer dès le premier chapitre, devant la cheminée du jeune homme. Il la sacrifie… à demi. Toute la fin du roman est consacrée à l’étude scabreuse d’une double obsession, d’un phénomène d’imagination aiïoléc qui a pour résultat la substitution perpétuelle de l’amante absente à l’amante présente, très présente… Passons.

Le Plaisir est trop touffu, peu composé : le jeune écrivain bouillonnant de sève y a versé pêle-mêle toutes ses sensations, toutes ses idées sur l’art, et des morceaux de description d’ailleurs enlevés d’une main très sûre, le tableau des courses, la scène du duel. Dans l’Innocent, qui suivit, la composition plus rigoureuse est ramassée autour d’une idée centrale, la suppression nécessaire du petit être né de la faute, afin que l’amour puisse rentrer dans la maison. Sperelli, devenu Tullio Hermil, reparaît avec le cœur et les sens que nous lui connaissons, avec la même ébriété ardente et trouble, déjà un peu plus triste. Mais son intelligence a subi une révolution : les Russes sont arrivés. La voilà, l’influence des « littératures du Nord ! » Alors même que l’écrivain n’en témoignerait point par ses citations admiratives de Tolstoï et de Dostoïevsky, tout le livre proclamerait que M. d’Annunzio est sous leur domination.

Aux premières lignes de la première page, quand Tullio nous dit pourquoi il confesse son crime secret, chacun de nous s’est écrié : Mais c’est Raskolnikof ! c’est Crime et Châtiment ! Et la suggestion du cauchemar russe ne nous quitte pas un instant, pas plus sans doute qu’elle n’a quitté l’écrivain, tandis qu’il étudiait la genèse, la croissance, l’accomplissement de l’idée du meurtre. Les couches de Giuliana nous reportent par de frappantes similitudes aux couches de la princesse Lise, dans Guerre et Paix ; et l’auteur se réfère lui-même au livre qu’il appelle « le grand livre, apparu en Occident. » Giovanni Episcopo, une nouvelle de la même époque, met en scène un pauvre hère, ignoble et touchant, qui rappelle traits pour traits le Marmeladof de Dostoïevsky. La pénétration russe apparaît jusqu’au fond de la pensée de M. d’Annunzio. Il s’essaye même à balbutier « la nouvelle chanson », la pitié pour la souffrance humaine : mais du bout des lèvres, ce n’est pas là son affaire. Tant qu’il y aura une nature pour réjouir ses yeux, et des femmes dans cette nature, Sperelli, ce suprême dilettante, ne sera jamais très troublé par une angoisse inconnue de nos pères, née d’hier dans nos démocraties : par ce bruit de douleur montante qui empoisonne nos plaisirs d’une inquiétude et d’un remords.

Le romancier italien est pénétré par les Septentrionaux, il n’est pas noyé : il sauvegarde son originalité à force d’imagination poétique et caressante, il l’atteste surtout par cette chaude passion de plein soleil que l’on ne peut confondre avec l’électricité sèche des amoureux de Dostoïevsky. La radieuse après-midi de Tullio et de Giuliana à la villa des Lilas refleurit dans le souvenir de tous ceux qui ont lu chez nous l’Innocent. Il a suffi d’une traduction, d’ailleurs excellente, publiée par M. Hérelle sous ce titre, l’Intrus, pour que notre monde littéraire saluât l’avènement en Europe d’un grand talent. M. Doumic s’est fait ici l’interprète de cette admiration ; aussi n’ai-je pas dessein d’insister sur une œuvre que le public français a toutes facilités de juger.

M. d’Annunzio a donné au printemps dernier son nouveau roman, celui qu’il a couvé avec le plus de sollicitude, si je ne me trompe, et qui pourrait bien demeurer comme l’un des mai 1res livres de ce temps. L’écrivain assagi, en pleine fleur d’imagination, a concentré dans le Triomphe de la Mort toutes ses qualités. C’est encore l’histoire intérieure d’un amour tourmenté, de « la lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu. » Elle se livre entre George Aurispa et cette adorable Ippolita, qui « porte dans les cheveux un œillet allumé comme un désir. » L’auteur nous les présente au Pincio, devant la flaque de sang prophétique du suicidé : « Heureux les morts parce qu’ils ne doutent plus, » dit déjà Ippolita.

A partir de cet instant, à travers les scènes de volupté frénétique d’Albano et de l’Eremo, tout va conspirer, dans le cerveau malade de celui que l’auteur appelle « un penseur passionné, » « un ascétique sans Dieu, » pour l’amener au meurtre final de sa maîtresse. Pourquoi ? « Détruire pour posséder, il n’y a pas d’autre moyen pour celui qui cherche dans l’amour l’Absolu. » — Tout le sens du livre est dans cet aphorisme. Il étonnera sans doute plus d’un honnête ménage. Il a cependant son effroyable logique, il est la résultante des précédentes expériences de Sperelli. Effort surhumain, d’abord, pour sortir de soi-même et se donner ; puis, pour absorber en soi l’autre tout entier ; et devant l’impossibilité d’y réussir, tentation d’anéantir cet autre insaisissable, comme l’enfant casse le jouet qui n’a pas donné tout ce qu’il promettait. Telle est bien la gradation de la passion chez un Sperelli ou un Aurispa. Ah ! qu’elle le connaît bien, son poète, la pauvre Ippolita ! « Ta pensée t’attire plus que je ne t’attire, parce qu’elle est toujours diverse, tandis que moi, j’ai déjà perdu toute nouveauté… Il ne peut recevoir de moi aucune joie, et peut-être lui suis-je chère uniquement parce qu’il trouve en moi des motifs pour ses chères afflictions. » Et dans ses meilleurs instans elle jauge ainsi son bonheur : « Il peut s’enivrer de moi comme d’une de ses pensées. » — Durant cinq cents pages, les cœurs sont fouillés à cette profondeur, avec la même sûreté de regard, la même vigueur d’observation, coupée par de magnifiques éclairs de poésie dans l’association constante de la nature aux sentimens humains. L’écrivain a digéré ses Russes ; il ne les imite plus, mais il s’est assimilé l’attention constante, impitoyable, de Tolstoï. On le sent bien dans la partie du livre intitulée : Maison paternelle, la plus forte peut-être, et qui soutient la comparaison avec les Souvenirs d’enfance de Tolstoï.

L’esprit toujours ouvert de M. d’Annunzio, miroir qui absorbe et transforme sans cesse toutes les idées, toutes les images, a reflété de nouveaux astres, les derniers nés, Ibsen, Nietzsche. L’épigraphe du roman est empruntée au nihiliste allemand ; la préface se termine par une invitation « à écouter le magnanime Zarathustra, à préparer dans l’art l’avènement de l’Uebennensch… » Cela, c’est trop. Prenez garde : vous nous feriez redemander la mandolinata ! Je n’aime pas beaucoup cette préface qui appelle, avec la rénovation de la pensée et de la langue, la création d’une prose « alternant la précision de la science et les séductions du songe, » laquelle prose peindra « la vie sensuelle — sentimentale — intellectuelle d’un être humain placé au centre de la vie universelle. » M. d’Annunzio n’a pas besoin de ces coups de cymbales ; il a des œuvres, et belles ; il peut laisser les préfaces apocalyptiques aux jeunes rhétoriciens qui annoncent ainsi des chefs-d’œuvre qu’on ne voit jamais venir. — C’est d’ailleurs vrai qu’il la rénove, sa langue, la bonne langue simplette d’un Manzoni, qu’il en tire des ressources qu’on n’y soupçonnait pas. Ils sont là quelques-uns qui font sur l’idiome courant un travail de transformation littéraire presque aussi rapide que celui de nos jeunes écoles sur le français. Plus sensible dans le Triomphe de la Mort que dans les œuvres antérieures, l’effort paraît heureux. J’ignore comment l’apprécieront les philologues ; mais c’est un délice de suivre dans cette prose la magie savante des rythmes et des couleurs. M. d’Annunzio a raison ; on n’est un grand écrivain qu’à la condition de recréer en partie l’instrument dont on se sert.

Persuadé que le Triomphe est une œuvre de premier ordre, j’analyserais plus longuement ce beau livre, si je ne craignais de déflorer le plaisir de nos lecteurs. Ils trouveront très prochainement ici une traduction du roman, — au moins ce qu’on en peut traduire. Aucune publication française n’a osé donner intégralement les inventions de ce terrible homme. Il y faut couper des pages, parfois des chapitres, comme dans le Plaisir. La langue italienne a le privilège, soit qu’elle le doive à sa parenté plus proche avec le latin, soit parce qu’elle est restée plus près du peuple, de braver dans ses mots tout ce que brave le latin. — On s’étonnera peut-être de nous voir louer des écrits qui n’ont avec la morale que des rapports très lointains. Ils ne sont jamais vulgaires, je le répète, un grand souffle d’art y transfigure tout ; et ils ont l’excuse de jaillir, spontanés et irrésistibles, d’un tempérament, au lieu d’être commandés par une spéculation. Il ne sied pas de se montrer prude pour ces flambées de jeunesse ; réservons nos sévérités à ce qu’on pourrait appeler la luxure commerciale, irritante surtout quand elle ose se réclamer de Rabelais, et des autres. Un Rabelais ou un Boccace, un Loti ou un d’Annunzio donnent l’expression d’une nature particulière avec les moyens d’art que cette nature leur impose ; ils n’ont rien de commun avec les industriels qui suent péniblement l’ordure demandée par un éditeur et par un certain public. Un abîme sépare ceux-ci de ceux-là : ces différences, qui dictent nos jugemens, on ne les démontre point par des argumens de critique, le goût les sent comme l’œil distingue une fleur, vénéneuse peut-être, mais naturelle, d’une fleur artificielle empoisonnée par de mauvaises couleurs.

Et puis, l’immunité ethnique de cet enfant du soleil, de ce beau félin du XVIe siècle ! Et la joie de saluer en Italie un présage certain de la Renaissance latine, une éclosion nouvelle du doux génie dont le clair sourire nous a si souvent réchauffés ! Le monde de l’esprit et de l’art a ceci de supérieur qu’on y fait la justice et la paix par-dessus les mésintelligences du monde des affaires et des passions. — En tête du Poème paradisiaque, M. d’Annunzio a placé des vers émus, datés d’une nuit de Noël, dédiés à sa nourrice, à la vieille qui l’avait allaité et qui filait sa quenouille au loin. « Nourrice, de qui j’ai bu ma première vie, qui as bercé mon premier sommeil dans tes bras… à cette Nativité nouvelle, toute la fraîcheur de ton lait revient dans mes veines, avec toute la bonté des cieux : loin de moi les choses horribles !… Tu ignores mes inutiles tristesses, tu tournes ton fuseau, et tu files, tu files, tant que l’huile dure dans la lampe, nourrice ; et mortes, tes mamelles pendent. » — C’est aussi par une nuit de Noël que j’achève ces pages. Les cloches sonnent l’aube salutaire. Paix aux hommes de bonne volonté, gloire là-haut à qui naît avec une auréole au front ! Je pense à la vieille nourrice, endormie sous ses claires étoiles le long des mers heureuses. Tous, nous avons bu à son sein le meilleur de la vie de l’âme, le lait de la poésie, de l’art, de la musique. Sa mamelle paraissait tarie ; si elle se gonfle à nouveau, si elle doit encore verser dans nos veines le lait de sa beauté, réjouissons-nous, souhaitons renaissance et fécondité à la nourrice de nos premiers enchantemens. Disons-lui ce que le plus grand de ses fils disait à son vieux maître Brunetto :


M’insegnavate corne l’uom s’eterna ;
E quant’ io l’abbia in grado, mentr’ io vivo,
Convien che nella mia lingua si scerna.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.

  1. Voir la Revue du 15 février 1892.