La Reliure moderne artistique et fantaisiste


LA


RELIURE


MODERNE





AVIS IMPORTANT POUR LE RELIEUR


Afin de faciliter le travail de la brochure, les planches de la Reliure Moderne ont été brochées tel que leur tirage le comportait ; le Relieur aura donc soin de les monter sur onglet, et de toujours placer l’onglet à leur gauche. Par ce fait, à la reliure, ces planches reprendront leur ordre numérique de pagination.








LA


RELIURE MODERNE






TIRAGE À QUINZE CENTS EXEMPLAIRES


sur papier vélin des fabriques de mm. gerbault et barnéoud


EXEMPLAIRE N° 1403



Cet ouvrage ne sera jamais réimprimé.




Frontispice de P. Albert-Dujardin


LA


RELIURE MODERNE


artistique et fantaisiste


par


OCTAVE UZANNE


Illustrations reproduites d’après les originaux par P. Albert-Dujardin
et Dessins allégoriques
de J. Adeline, G. Fraipont, A. Giraldon.


Frontispice d’Albert Lynch, gravé par Manesse



PARIS


ÉDOUARD ROUVEYRE, ÉDITEUR
17, rue Jacob, 17


1887




RÉPERTOIRE
DES
RELIURES ARTISTIQUES ET FANTAISISTES
INSÉRÉES DANS
LA RELIURE MODERNE
―――――――


Planche I. — Reliure maroquin 9
Compartiments de filets, entrelacs aux petits fers et fers ajoutés. — Aux angles, monogramme (fer gravé). — Au centre, émail exécuté par M. Claudius Popelin. (Petit, relieur.)
Planche II. — Reliure maroquin 13
Mosaïque de maroquin, quinze nuances différentes, ombrées, depuis les tons très pâles, jusqu’aux nuances fondamentales. — Exécution aux Filets droits et courbes, et petits fers. (L. Magnin, relieur.)
Planche III. — Reliure maroquin 15
Dentelle dix-huitième siècle. Exécution aux fers ajoutés et petits fers. Fleurs mosaïquées. — Monogramme mosaïqué. (Pagnant, relieur.)
Planche IV. — Reliure maroquin 19
Aux angles, monogramme (fer gravé). — Au centre, abeille provenant du trône de l’empereur Napoléon III. (Amand, relieur.)
Planche V. — Reliure maroquin 23
Feuillage contournant le plat, exécuté aux filets courbes. — Feuilles et points posés un à un Fleurs mosaïquées. (Pagnant, relieur.)
Planche VI. — Reliure maroquin 25
(Genre dix-septième siècle.) Compartiments exécutés aux filets droits et courbes. — Fleurons, fers azurés. (B. David, relieur.)
Planche VII. — Reliure maroquin 29
Dorure à compartiments, aux filets courbes, avec mosaïque. — Au centre, émaux de Limoges (anciens), (Gruel et Engelmann, relieurs). Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/18 Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/19 Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/20

Planche XXXVI. — Reliure maroquin 125 Entourage romain, imitation commencement du dix-neuvième siècle, fers composés. — Sujet (le milieu : hydre et plumes (mosaïques) exécutés aux filets droits et courbes, (Amand, relieur.)

Planche XXXVII. — Reliure maroquin 129 Semis do huit oiseaux au grand vol (fers gravés). (Amand, relieur.)

Planche XXXVIII. — Reliure peau de truie 133 Ornements seizième siècle. — Fleuron aux angles, fer gravé, entrelacs aux fers ajoutés, poussés à froid. (Pagnant, relieur.)

Planche XXXIX. — Reliure cuir ciselé 135 Style gothique. — Ornementation entièrement ciseléc au burin et modelée avec des ébauchoirs sur grosse peau de vache. — Ce genre de travail était très employé aux quinzième et seizième siècles pour reliures, coffrets, meubles de luxe, etc. (Gruel et Engelmann, relieurs.)

Planche XL. — Cartonnage maroquin. (Carayon. relieur.) . 139

Planche XLI. — Reliure maroquin 143 Bandes mosaïquées. Milieu de chaque bande et angles également mosaïqués. Exécution aux petits fers. — Sujet de milieu : perchoir et perroquet mosaïques. Exécution aux filets droits et courbes, et points isolés. (Amand, relieur.)

Planche XLII. — Reliure maroquin 145 Six filets parallèles, aux coins rectangulaires. — Bouquet à l’angle droit, aux fleurs mosaïquées. - — Exécution : branches, feuilles et fleurs aux filets courbes et hors courbe. (Marius Michel, relieur.)

Planche XLIII. — Cartonnage toile japonaise. (Amand. rel.). 149

Planche XLIV. — Reliure maroquin 153 Imitation, genre mosaïque du dix-huitième siècle, — Filets droits et courbes remplis par de petits fers. — Vase de milieu et fleurs exécutés de même. (Amand. relieur.)

Planche XLV. — Reliure maroquin 155 [Genre dix-huitième siècle.) Quatre filets parallèles. dentelle fers ajoutés, remplissage au fer gravé. (V. Champs, relieur.) Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/22 Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/23 fer azurés. — Dans un ovale, au milieu, armes en mosaïque. (Ch. Allô, Relieur.)

Planche LXVI. — Reliure maroquin 225
Filets et dentelles à la roulette. — Entrelacs mosaïqués. — Tambourin et motifs allégoriques mosaïqués, exécutés aux filets droits et courbes. Points posés un à un. (Amand, relieur.)
Planche LXVII. — Doublure de haute fantaisie. 229
Dentelle au fer ajouté, contournant un dessin japonais, (Amand, relieur.)
Planche LXVIII. — Reliure maroquin 233
Branche contournant. Filets courbes, feuilles et points posés un à un. — Dos, exécuté de même. (Chambolle-Duru, relieur.)
Planche LXIX, — Reliure maroquin 235
Bande, feuillage, fer ajouté ; aux angles, un carré rempli par une rose et un pointillé au point isolé. — Sujet de milieu : branches, feuilles et oiseaux mosaïqués. — Exécution aux filets courbes, et points isolés. (Amand, relieur.)
Planche LXX. — Doublure de haute fantaisie 239
Dentelle au fer ajouté, Contournant un dessin japonais. (Amand, relieur.)
Planche LXXI. — Reliure inarocjuin 243
Entrelacs de filets, exécutés aux filets droits et courbes. — Aux angles, bouquets aux petits fers (Chambolle-Duru, relieur.)
Planche LXXII. — Reliure maroquin 245
Bouquets aux filets courbes, — Nœud et feuillage aux petits fers, — Insectes aux fers isolés. (Chambolle-Duru, relieur.)




Parle ! — que je te connaisse !
Ben-Jonson

FEUILLETS DE GARDE


Lorsque l’Éditeur de ce livre, après en avoir conçu l’idée et la disposition générale, vint me trouver, — il y a quelques mois, — pour me proposer d’écrire toute une Dissertation sur la Reliure moderne dans ses diverses branches et manifestations, mon premier mouvement fut un haut-le-corps de surprise, souligné d’un rire sardonien d’une extrême inconvenance.

Comment ! un ouvrage sur la Reliure signé par moi, simple dilettante du bouquin, amoureux du livre et des livres jusqu’à la moelle, flâneur bibliographe et curieux littéraire plutôt que bibliophile, dans l’acception aujourd’hui tant détournée de ce mot,… un discours de bibliopégiste écrit de ma plume ! Certes l’idée me semblait plaisante et méritait d’être accueillie comme elle le fut, du reste, avec un ahurissement profond et une ironie mal déguisée.

À la seule pensée de mon nom imprimé sur un recueil de cette nature, je voyais déjà mes très chers collègues des Amis des Livres et MM. les grands prêtres de la Bibliophilie transcendante s’égayer sans fin et non sans raison de ma soudaine outrecuidance, et je songeais aux airs de profond dédain des gens du métier, aux moues pitoyables des maîtres ornemanistes, aux haussements d’épaules des petits clans et aux clabauderies des petites boutiques. — Un simple homme de lettres avait-il en effet qualité pour aborder un pareil sujet, vis-à-vis duquel un praticien eût à peine osé se risquer ? — La proposition était donc fallacieuse et je considérais mon éditeur comme un singulier déséquilibré, dont à mon grand regret je ne pouvais flatter la monomanie, lorsqu’en dépit de mon refus formel, il se permit d’insister en ces termes :

« Permettez, me dit-il , Je parle sérieusement et mérite d’être écouté de même. Je ne viens pas réclamer de vous un traité didactique et professionnel sur l’art de la Reliure ; Je ne suis point fabricant d’appareils soporifiques et ne souhaite aucun mal à mon prochain. D’innombrables rapports de Délégations d’Ouvriers Relieurs aux Expositions plus ou moins internationales ont suffisammenf, jusqu’ici, distillé l’ennui sur leur clientèle spéciale, pour que je songe à publier quoi que ce soit d’analogue. Je ne voudrais, pour rien au monde, éteindre votre humour dans les caves du métier, et je ne vous propose même pas une croisade contre tous les tailleurs de maroquin qui se sont fait un nom peut-être discutable, vis-à-vis d’un public trop facile à surprendre ; vous vous dites profane, parce que vous n’avez pas l’art de vous évanouir avec sincérité devant Trautz-Bauzonnet, le Victor Hugo du genre, et je sais que les petits-maîtres de la fantaisie et de l’ingéniosité vous émoustillent mieux que les bonzes du Jansénisme. — Tant mieux, c’est bien pourquoi je m’adresse à vous en me flattant de vous séduire. »

Je commençais à considérer l’insinuant Rouveyre avec intérêt ; il poursuivit :

« Ce que je voudrais vous voir écrire, ce serait un aimable traité tout personnel et primesautier, sur le goût qu’un amateur doit apporter dans l’habillement et la décoration extérieure de ses livres ; rien de classique ou rien d’orthodoxe, une simple causerie intime en dehors de tout esprit de parti et même de toute technologie terre à terre. Faites litière des idées reçues sur la question, dédaignez le qu’en dira-t-on, et ne vous inquiétez ni des rigoristes, ni des méticuleux. Nous ne nous adressons pas à ces demi-dieux de la Bibliophilie, qui détiennent dans une petite armoire vitrée, de deux mêtres super ficiels au plus, quelques centaines d’exemplaires hors ligne, dont la valeur totale se chiffre par un million de francs ; ces gens-là ont leurs idées très arrêtées et souvent très fausses ; ce ne sont ni des chercheurs, ni des modernes, et plus rarement des artistes ; nous visons plutôt le grand Public des passionnés sincères du Livre, le monde des amateurs modestes, éclairés, studieux, qui ne bornent pas leurs désirs à une collection d’ouvrages uniques à mettre sous vitrine, mais qui aiment à tapisser leurs murs de tous les grands et petits chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Là est la vérité, la sagesse, le bon sens, c’est sur ce terrain que je vous attends, car vous avez toutes les chances de faire adopter l’originalité et proscrire la routine… Voyons, est-ce dit, en êtes-vous ?

— Parbleu ! oui, j’en serais, aimable tentateur, s’il s’agissait de quelques pages légères, troussées à la diable comme un croquis sincère, mais un Livre ! Songez-y donc, éditeur forcené que vous êtes, un Livre entier sur la question, pensez-vous que cela s’improvise ?… Cela épeure, cela assomme, cela donne la migraine, et si l’on n’y consacre pas des mois et encore des mois, si l’on n’apporte pas par devers soi des hottées de documents honnêtement contrôlés, on s’y enlise, on s’y perd, on s’y noie. Pour s’atteler à cette lourde chose, il faudrait le loisir,… et le loisir où cela se vend-il aujourd’hui pour les gens de labeur ? Les desœuvrés ont tout accaparé ! — Renoncez donc à me rallier à votre idée, et, croyez-moi : adressez-vous plutôt à quelque érudit pratique, qui fera mûrir votre conception au soleil de ses recherches et vous procurera cette étude à mille facettes, sérieuse, fouillée, recommandable, que je voudrais pouvoir entreprendre, mais que je suis absolument hors d’état d’exécuter à mon honneur. »

Rouveyre, impitoyable, ne semblait point convaincu ; il ne fit qu’une fausse sortie ; le lendemain il revenait à la charge, puis le surlendemain, me demandant une trentaine de pages, une façon de grande préface que j’accordais en le maudissant de tout cœur ; enfin, peu à peu, le traître me montrait insidieusement « ses specimens de reliure », ses combinaisons de planches, ses tirages, ses titres, faux titres et le reste ; il me tentait, le monstre ! il m’amorçait, il m’amadouait avec tous les gâteaux de miel d’une typographie soignée ; à ce jeu, je ne pouvais résister… Après un mois de lutte, à bout de forces, je devenais son complice, je m’abandonnais pieds poings liés, j’en arrivai même insensiblement à prendre goût à l’agencement de l’ouvrage, à fournir des types de volumes tirés de ma bibliothèque, et, sur cette pente d’entraînement, je ne m’arrêtai plus. Au lieu de trente pages, je promis soixante, quatre-vingts et cent feuillets ; ce fut au tour de l’éditeur à mettre le holà ! — Je serais allé, Dieu me pardonne, jusqu’à noircir plus de papier que n’en eût comporté un royal in-folio.

Telle est en quelques lignes l’origine de cette Reliure moderne, œuvre de fantaisie variée et non de haut savoir ou de bel entendement ; je me suis plu, selon ma coutume, à deviser familièrement avec le lecteur ami, sans prétendre pontifier sur un thème où tant d’autres eussent pu disserter avec plus d’autorité ; je me suis efforcé de sortir de l’atelier pour demeurer dans la librairie selon le terme anglais. Ce livre ne restera donc pas, à mon sentiment, comme un document à consulter dans les âges à venir, ce sera un guide d’esprit à esprit, d’initié à initié, dans le même amour et la même toquade du bouquin ; il aura le mérite et le grand défaut de la personnalité ; et les gens à méthode et à principes, les adeptes de la routine et de la tradition, feront sagement de s’en garer au plus vite et de le cataloguer au chapitre des paradoxes bibliographiques. Je ne leurre en ceci personne, et tends bien volontiers mon dos aux pions de la bibliophilie pédantesqne et aux praticiens à ferrule ; si je pare leurs coups, ce sera avec la batte d’Arlequin en faveur de cette arlequinade.

D’autre part, je dois avouer que je n’ai pris nul souci de faire concorder mon texte avec l’album des gravures qui l’interprètent au petit bonheur ; j’ai voulu, sur ce point, réserver mon indépendance, et bien que ces planches soient à mon goût, on jugera peut-être que j’ai eu raison. Enfin, pour mettre un terme à cette confession préventive, Je tomberai très ingénument d’accord avec mes détracteurs sur le peu de poids de mon travail, et je conviendrai, sans fausse honte, qu’après tous les gros plats qu’on nous a jusqu’ici servis sur la Reliure, ce volume n’est, à vrai dire, qu’un dessert soufflé, un tôt-fait à l’usage de quelques gourmets. J’eusse peut-être mieux agi en déclinant, avec plus d’obstination et de prud’homie, les offres de l’éditeur de ce recueil ; cependant, qui sait ?… l’esprit aussi a ses raisons, que le bon sens ignore, et Talleyrand n’a sans doute jamais été plus fin diplomate que le jour où il dictait cet avis suprême d’une si exquise philosophie sceptique : Défions-nous de notre premier mouvement… c’est toujours le bon.


Octave Uzanne

Paris 17 Septembre 1836

Pl. I
9
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

Compartiments de filets, entrelacs aux petits fers et fers ajoutés.

Aux angles, monogramme (fer gravé).

Au centre, émail exécuté par Monsieur Claudius Popelin.







petit, relieur
bibliothèque de m. philippe burty.
planche I


STEEPLE-STYLE


HISTORIQUE SUR LA RELIURE


ET SUR LES ÉCRIVAINS


QUI ONT TRAITÉ DE CET ART


On a pu dire à propos de l’Histoire de la Reliure que « plus elle restait à faire, moins elle était à entreprendre ». — Beaucoup s’y sont essayés, aucun n’a réussi à coordonner tous les éléments de cette grande monographie historique tant attendue, et qui se fera certainement attendre bien davantage encore, car la tâche est chaque jour plus ardue, et le temps n’est plus des Bénédictins patients, laborieux, opiniâtres, qui, placés au-dessus des passions humaines, l’esprit fixé sur une même question archéologique, savaient s’enfermer ou s’enfouir dans l’in pace du travail, semblant, dans leur recueillement et leur ardeur sublime, y tenir les heures en échec.

Gabriel Peignot, qui fut l’un des derniers savants dans l’acception âpre et élevée du mot, et non le moins surprenant des Druides de la philologie et de la bibliographie, parvint, à force de recherches, de soins et de citations, à rétablir l’état positif de la Reliure des Livres et de la Librairie chez les anciens [1]. Il rêvait d’ajouter à ce premier essai un mémoire sur tout ce qui concernait l’établissement de la Reliure dans le moyen âge, ainsi qu’un long chapitre historique consacré aux progrès de la Reliure chez les modernes, depuis le quinzième siècle jusqu’au moment présent. Peignot eût terminé ces précieux travaux par une bibliographie renfermant l’analyse raisonnée de tous les ouvrages qui ont paru, tant en France qu’à l’étranger, sur l’art de la Reliure ancienne et moderne. Cet admirable recueil nous aurait permis de juger et comparer les efforts successifs et très variés que, depuis deux mille ans, les relieurs ont fait pour réunir, dans la contexture matérielle d’un livre, l’utile et l’agréable,

Pl. II
13
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

Mosaïque de Maroquin, quinze nuances différentes, ombrées, depuis les tons très pâles, jusqu’aux nuances fondamentales.


Exécution aux filets droits et courbes, et petits Fers.







l. magnin, relieur
bibliothèque de m. x.
planche II

Pl. III
15
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

Dentelle xviiie siècle. Exécution aux fers ajoutés et petits Fers. Fleurs mosaïquées. Monogramme mosaïqué.







pagnant, relieur
bibliothèque de m. ed. seligman.
planche III c’est-à-dire pour joindre à la solidité du travail des

ornements capables de flatter l’œil et le goût des amateurs. Mais le pauvre Peignot ne devait pas donner suite à des projets si fort séduisants, et il ne mit jamais la dernière main à ces divers mémoires, qui eussent fourni un canevas solide à cette Histoire générale de la Reliure dont on attend si bien la venue.

En dehors de ces œuvres fondamentales, les ouvrages sur l’art et l’histoire partielle de la Reliure suffiraient encore à fournir un catalogue respectable, que je n’ai pas la prétention de dresser ici comme un monument expiatoire de mes fautes et de celles du lecteur. Cependant, sans trop bibliographiquement torturer mes contemporains, je crois devoir signaler quelques études recommandables et dignes d’être consultées. On lira donc, à petites doses et avec intérêt, deux ou trois heures après le travail de digestion pour éviter le sommeil, et selon l’appétit des patients, quelques feuillets des analectes suivants :

— En dehors de la question pratique et technique, il convient de citer le Traité sur la Reliure des Livres, publié en 1763 in-8°, par Caperonier de Gauffecourt, homme galant et spirituel, dont il est question assez fréquemment dans la correspondance de Voltaire et dans celle de Mme d’Epinay. Cet amateur aimable et de bon goût avait établi une imprimerie privée à son usage dans la demeure qu’il occupait près de Genève ; ce fut là qu’il écrivit, composa et imprima de ses mains à douze ou quinze exemplaires ce petit Traité curieux, dont on ne connaît plus aujourd’hui que deux spécimens ; l’un faisait partie do la seconde bibliothèque de Charles Nodier, l’autre appartient encore à la Bibliothèque publique de Besançon.

Ce Caperonier de Gauffecourt, pour comble d’originalité, voulut relier par lui-même les quelques exemplaires de ce petit Traité sorti de ses presses. Charles Nodier, dans ses Mélanges extraits d’une Petite Bibliothèque (1828, chap. xxxix), a laissé son appréciation sur cette singulière reliure d’auteur :

« Cette reliure, écrit-il, n’est pas mauvaise, mais le défaut d’assurance avec lequel les filets sont poussés, l’inexpérience qu’annonce la disposition du titre et par-dessus tout le ménagement religieux apporté à la disposition des marges, trahissent le travail de l’amateur. »

Dudin, dans son Art du Relieur-Doreur de Livres, 1772, petit in-folio, s’est quelque peu inspiré du travail de M. de Gauffecourt, ainsi qu’il le confesse lui-même, sans cependant l’avoir copié servilement, comme l’a prétendu, un peu trop à la légère et sans raison, le Bibliophile Jacob.

En dehors de ces deux opuscules, Dreux du Radier fît paraître dans le Journal historique sur les matières du Temps (Verdun, décembre 1763, tome 94) un court

Pl. IV
19
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

Aux angles, monogramme (fer gravé).
Au centre, abeille provenant du trône de l’empereur Napoléon III, aux Tuilerie.







amand, relieur
bibliothèque de m. philippe burty.
planche IV Mémoire sur la reliure des Livres, qui, bien que très

sommaire, est encore utile à consulter. Ce sont là les seuls petits travaux réellement curieux qui aient été publiés à la fin du dernier siècle.

Sous la Restauration, Lesné, l’inimitable Lesné, le relieur lyrique, ressemelant grossièrement pour son usage les chaussures de Despréaux, s’avisa de composer, à l’exemple de l’Art poétique, un long traité en vers prétentieux et rugueux, dont voici le titre au complet :

« La Reliure, poème didactique en six chants, précédé d’une idée analytique de cet art, suivi de notes historiques et critiques et d’un Mémoire soumis à la Société d’encouragement, ainsi qu’au Jury d’exposition de 1819, relatif à des moyens de perfectionnement, propres à retarder le renouvellement des Reliures. À Paris, chez Lesné, relieur, rue des Grés-Saint-Jacques, et chez Nepveu, libraire. 1820. In-8°, de 215 pp. »

Une édition très rare et des plus intéressantes du Poème de Lesné a été publié sans date, à Dinan, imprimerie J.-B. Huart. In-8° (viii et 99 pages) par M. Luigi Odorici, bibliothécaire dinanais.

Cette édition, tirée à Cinq Exemplaires numérotés à la presse, est accompagnée de nombreuses notes de M. Luigi Odorici qui font connue une paraphrase courante très originale des vers du Poête Relieur.

Nous retrouverons, par la suite, Lesné-Pindave et ses méchants petits vers, et, pour ne point prolonger avec trop de complaisance cette nomenclature, je donnerai ci-après et chronologiquement le catalogue de quelques ouvrages originaux pouvant servir à l’histoire de la reliure.

Voyage bibliographique de Dibdin, traduction Liquet et Crapelet. Paris, 1825, 4 vol. in-8° (le tome IV principalement).

De la Reliure en France au dix-neuvième siècle, par M. Ch. Nodier, 8 pp. Bulletin du Bibliophile de juillet 1834. Paris, Techener.

Essai sur les Livres dans l’Antiquité, particulièrement chez les Romains, par H. Geraud. Paris. Techener, 1840, in-8°.

Bibliopegia, or the art of book-binding. London (4° édit.) 1848.

{{lang|en|Manual of the art of book-binding by{{lang|en| Nicholson. Philadelphia, 18.50, in-8°.

Bilderhefte für den buchhandel, von Henrich Lemperts. Cologne, 1853-1855, in-folio, orné de très beaux spécimens de reliures.

Notice sur les Reliures anciennes de la Bibliothèque impériale de Saint-Pétersbourg, par R. Minzhoff. Paris, Techener, 1859, in-8°.

Renseignements sur le prix des Reliures, miniatures et imprimés sur vélin, au quinzième siècle, par Sénémaud. Angoulème, 1859, in-8°, 7 pp.

Pl. V
23
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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Feuillage contournant le plat, exécuté aux filets courbes
Feuilles et points posés un à un. Fleurs mosaïquées.







pagnant, relieur
exécutée pour m. donnamette.
planche V

Pl. VI
25
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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(Genre xviie siècle). Compartiments exécutés aux filets droits et courbes.


Fleurons, fers azurés.







b. davin, relieur
exécutée pour m. e. terquen.
planche VI

Histoire de la Bibliophilie, Reliures, recherches sur les bibliothèques les plus célèbres, par J. et L. Techener. Paris, Techener, 1861, gr. in-fol.

Monuments inédits ou peu connus, se rapportant à l’histoire de l’ornementation chez différents peuples, par Libri. Londres, 1864. 14 pp. et LX pl.

L’Art de la Reliure en France aux derniers siècles, par Edouard Fournier. J. Gay, 1864, in-18. Tirage à 300 exemplaires.

Revue de la Reliure et de la bibliophilie, rédigée par Adolphe Clémence, à Paris, rue des Juifs, in-8o. (Les deux premières livraisons seules parues : mai-juin 1869.)

Études sur la Reliure des Livres et sur les collections de Bibliophiles célèbres', par Gustave Brunet. Bordeaux, Charles Lefebvre. 1873, 1 vol. in-8o.

Des Marques et Devises mises à leurs Livres par un grand nombre d’Amateurs, par M. de Reiffenberg. Paris, Ed. Rouveyre, 1874.

La Reliure française, depuis l’invention de l’Imprimerie jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, par MM. Marins Michel, relieurs-doreurs, Paris, Morgand et Fatout, 1880. Grand in-4o.

La Reliure française , commerciale et industrielle, depuis l’invention de l’Imprimerie jusqu’à nos jours, par MM. Marius Michel. Paris, Morgand et Fatout. 1881. Grand in-4o.

La Reliure moderne, critique d’un praticien ; étude sur les Relieurs et sur la Reliure en général, destinée aux amateurs de Livres (par V. Wynants, relieur-doreur). Petit in-8° de 68 pp. Paris, Marpon et Flammarion, 1882.

Grammaire des Arts décoratifs, par Charles Blanc. Paris, Librairie Renouard. Grand in-8°, 1882 (voir pages 117 à 456).

De la Décoration extérieure des Livres et de l’histoire de la Reliure depuis le quinzième siècle, par M. Alfred Cartier. Lausanne, 1886 (Journal Union de la Papeterie).

Telle est la Bibliographie succincte des travaux les plus érudits et à la fois les mieux écrits sur la matière. J’ai à dessein, passé sous silence, on le comprendra, tous les rapports de délégations ouvrières, les publications de confréries, les manuels du genre Roret, les Etudes sur les peaux d’Orient, les articles de dictionnaires encyclopédiques et enfin tous les nombreux travaux sur le Livre et les arts qui s’y rattachent. Il n’est pas dans mes mœurs de renverser des bibliothèques sur la tête de mes lecteurs et de les asphyxier dans la poussière des documents remués. C’est là une vanité plus allemande que française, et j’estime qu’un guide doit conduire doucement ceux qui se sont confiés à lui, loin des casse-cous et des précipices sans fond, en leur indiquant seulement les sources claires.

Pl. VII
29
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

Dorure à compartiments, aux filets courbes, avec mosaïque.


Au centre, émaux de Limoges (anciens).







gruel et engelmann, relieurs
bibliothèque des praticiens.
planche VII limpides et fraîches auxquelles ils pourraient aisément puiser sans défiance, en cas de besoin.



II


Il est permis de dire, à propos de l’origine de la Reliure, selon le cliché trop connu, « qu’elle se perd dans la nuit des temps les plus reculés ». Dans la galerie assyrienne du British Museum, on peut voir parmi les figurines de la collection Layard des sortes de Reliures en terre cuite, très simples de décoration, qui servaient de couvertures à de petits ouvrages ayant la forme d’un mince in-8°. Quelques-uns de ces primitifs bibelots, endommagés par un choc, laissent voir, à travers les brisures des plats, quelques pages écrites également sur de minces tablettes en terre cuite. Il serait donc plausible d’avancer que ces étranges livrets de terre cuite étaient des agendas assyriens, des cahiers de notes sur lesquels les efféminés habitants de Ninive inscrivaient leurs joies, leurs tristesses et leurs rendez-vous.

À Rome, — bien que la forme des Livres n’exigeât pas que les feuillets fussent pliés, — le commerce de la librairie comprenait différents états, à savoir : le librarius, le bibliopola, le librariolus, le glutinator et le bibliopegus ; ces deux dernières professions se rapprochaient surtout de ce que nous entendons aujourd’hui par Relieur. Leur emploi consistait à coller les iionu bout des autres les feuilles tle papyrus ou de pnrehemin (mcmbranaj et à en former des bandes plus ou moins longues, sur lesquelles on ^’crivail d’un ^oti! (ûto, et qu’ensuite on roulait autour d’un petit ( vlindrc de cèdre ou d’ébêne, orné aux extrémités de liossolles sculptées de diverses manières. 11 y avait mille faoons de parer ces volumes, de les poUr à In pierre ponce, de les colorer en pourpre, de les recou- vrir d’enveloppes brillantes, de les charger de fleurons élégants et même de les orner de rubans de couleur iriidrc, en x mot de les maquiller au mieux’pour la vente. Kes rubans ou courroies rouges {lova rubra) (pli assujettissaient la couverture du rouleau devaient (’■Ire bien serrés, afin de garantir l’ouvrage contre la |joussière et les insectes, car ces ennemis des Livres I isi:ucnt déjà dans l’antique Rome, et Martial revient ^••uYcnl sur la ïïéccssîtc d’avoir des volumes ctroite- Miciil liés et pressés pour empêcher les teignes et les miles dévorantes de s’y mettre. C’est sans doute pour les pi-csojTcr (les piqûres des vers que l’on teignait ccr- t;itns papiers d’huile de cèdre odorante; aussi ti-ouvc- l-on à profusion dans la littérature latine des rarmina /i/ir/ida ccdro {Uoracc ), (cs rcf/ro ///<^^/if/ iof./////s (Perse), ii2s jiwenesccre trrfro (Ausone), et enfin des//rt.v librofi vetlraloa fuisse ( Pline). L’idée de préserver les voJuines des atteintes des vers était poussée à un Ici point que les Uoniairis sei’

Pl. VIII
33
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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(Genre xviiie siècle). Exécution aux filets droits et courbes.


Aux angles, fers gravés, remplissage aux fers isolés et petits fers.







chambolle-duru, relieur
bibliothèque du praticien
planche VIII

Pl. IX
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LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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Exécution aux filets droits et courbes, et fers gravés.


Sujet de milieu mosaïqué. Exécution aux filets droits et courbes.

Dos : fers ajoutés.







amand, relieur
bibliothèque de m ed. rouveyre.
planche IX raient leurs Livres sur des tablettes de cyprès, bois

auquel ils attribuaient les mêmes propriétés qu’au cèdre.

Il serait pittoresque de montrer le travail de bibliopégistique à Rome et de suivre les ouvriers dans toutes leurs menues opérations, depuis le collage des feuilles du glutinateur jusqu’au ponçage et polissage des tranches, aux décorations de la couverture, et enfin aux ornements somptueux des bossettes extrêmes du cylindre, mais cette description analytique formerait hors-d’œuvre dans le rapide exposé que je viens d’entreprendre.

Le soin de coller, de relier, d’orner les Livres, était le plus souvent laissé à celui qui les copiait, « de même, dit Vossius que chez les Grecs, l’écrivain, le relieur et le marchand étaient parfois réunis entre les mains de celui qu’on appelait : Librarius ».

« La Reliure des Livres carrés n’est pas elle-même une invention récente, » remarque M. Géraud dans son Essai sur les Livres dans l’antiquité ; on la trouve désignée sous le nom de Φελλος, dans Hesychius. Au moyen âge, on les nommait alæ à cause, dit du Cange, de sa ressemblance avec les ailes des oiseaux multicolores. Au quatrième siècle, les reliures de luxe étaient déjà employées pour les Livres d’Église.

Saint Jérôme se plaint amèrement, dans une de ses lettres, de ces inutiles prodigalités : « On teint les parchemins en pourpre, écrit-il, on les couvre de lettres d’or, on revêt les Livres de pierres précieuses, et les pauvres meurent de froid à la porte du temple : Gemmis codices vestiuntur et nudus ante fores emoritus Christus. »

La notice des Dignités de l’Empire romain, qu’on croit écrite vers l’an 450, du temps d’Honorius, représente et décrit, parmi les insignes des officiers impériaux, plusieurs Livres carrés. Ces Livres, renfermant les instructions de l’empereur pour l’administration des provinces, se composaient d’extraits du Sacrum Laterculum, ouvrage carré qui tirait son nom de sa forme même, et qui comprenait, outre les instructions du prince, la liste des noms de tous les fonctionnaires avec leurs insignes ou armoiries. Tous ces Livres carrés primitifs étaient reliés en cuir vert, rouge, bleu ou jaune, souvent ornés de petites vergettes d’or horizontales ou disposées en losanges, enfin décorés sur un des plats, du portrait de l’empereur. On en voit un d’une grosseur assez considérable, dont la Reliure est consolidée par cinq gros clous, fixés en quinconce sur les plats. — Il est remarquable cependant que parmi tous les Livres carrés représentés dans la notice de l’Empire, il n’y en ait aucun dont les tablettes soient garnies de coins métalliques. Les deux volumes des Pandeetes de Florence, qui sont conservés à la bibliothèque Laurentienne, sont reliés, à la vérité, avec des

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LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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Aux angles, monogramme (fer gravé).


Au centre, plaque de fer niellé, reproduction de l’Ex-libris de M. Philippe Burty, entouré d’une légère dentelle, aux petits fers.







petit, relieur.
bibliothèque de m. philippe. burty.
planche X tablettes de bois couvertes de velours rouge et garnies

d’ornement d’argent, dans le milieu et aux angles ; mais on ne dit pas que ce soit la reliure primitive du sixième siècle. Les relieurs étaient alors désignés sous le nom de ligatores librorum (qui libros compinguny dit du Gange). En français, on disait lieurs de livres. ou plus simplement lieeurs.

Les livres carrés se fermaient au moyen de divers procédés que nous expose le savant Géraud. « Dans le Sacrum Laterculum, dont la notice de l’Empire renferme deux représentations, la tablette droite est terminée par un large morceau de cuir, percé à ses deux extrémités de plusieurs trous, qui paraissent garnis d’oeillets métalliques. Lorsque le livre était fermé, ce morceau de cuir allait, en recouvrant la tranche, se rabattre sur la tablette gauche, et se rattacher à un autre fort morceau de cuir, garni de boutons ; il avait, de plus, trois lanières de cuir, qui servaient à fermer plus solidement le Livre, mais dont la combinaison et le mécanisme sont assez difficiles à saisir. D’autres livres, écrit encore Géraud, ont, fixée à l’angle supérieur d’un des plats, une longue courroie qui entourait le Codex, soit dans sa longueur, soit dans sa largeur ; ces liens se nommaient offendices — Les fermoirs se montrent aussi dans les livres figurés parmi les insignes des officiers de l’Empire, tantôt il y a un seul fermoir au milieu de la longue tranche du Livre, tantôt deux, un à chaque extrémité. Quelquefois on mettait quatre fermoirs à chaque Codex, deux sur la longue tranche, et, un sur chacune des deux petites. ces fermoirs se nommaient unei ou humuli. »

Le titre extèrieur des Livres carrés ne s’inscrivait pas sur le dos, mais au milieu d’un des plats. Pour conserver les ouvrages, on les plaçait dans des espèces d’étui, ou plutôt on les enveloppait dans des lambeaux d’étoffe qu’on nommait, au moyen âge, chemise : camisæ, camisulae, manutergiae.

Il serait impossible de suivre les progrès de la reliure du sixième au quinzième siècle ; on n’aura jamais, il est probable, que des notions incomplètes sur cet art à des époques reculées, si malaisées à étudier dans leurs usages intimes et surtout dans leurs professions. Il faut se contenter des merveilleux spécimens qui sont parvenus jusqu’à nous et qui prêtent encore à la discussion tant par la recherche de leur origine positive que par les procédés de leur fabrication. — Ainsi les Reliures en métal, décorées de diverses façons et distinguées sous le nom de Reliures byzantines, sont, ainsi que le fait remarquer Gustave Brunet, très rarement de la même époque que les manuscrits auxquels elles peuvent se trouver attachées. On y rencontre parfois un mélange singulier d’ornements, d’époques de provenance différentes. Ce sont à la fois des

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LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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Compartiments, filets droits et courbes.


Aux angles, Bouquets exécutés aux fers gravés, et petits fers.







chambolle-duru, relieur.
bibliothèque du praticien.
planche XI

Pl. XII
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LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

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Bandes Tortillons, xviie siècle.


Angle, cercle ogivé, et au centre, Ecusson mosaïqué.
Sujet de milieu : Branches et Nid mosaïqués. Oiseaux, dos, têtes et ventres également mosaïqués.

Exécution aux filets.







amand, relieur.
bibliothèque du praticien.
planche XII camées, des émaux bizantins ou de Limoges, des

incrustations d’or, des bas-reliefs en ivoire ou en métal, des cabochons ou des pierres précieuses ayant un caractère des plus opposés. Cela laisse à penser, comme l’indique l’aimable bibliophile bordelais, que d’anciennes reliures, faites primitivement, ont été employées plus tard à des Livres d’un plus grand format, en ajoutant des bordures aux plaques fixées sur les plats.

Le plus ancien manuscrit de la précieuse bibliothèque de Sienne est un évangéliaire du neuvième siècle, ayant une magnifique reliure ornée de nielles. Ce volume appartint d’abord â la chapelle impériale de Constantinople ; lors de la chute de l'Empire grec, il fut vendu à Venise, de là, grâce â des agents du grand Hopital de Sienne, il lut acquis et resta désormais la propriété de l’antique rivale de Pise et de Florence.

Les Livres, au moyen âge, avaient une si grande valeur et étaient d’une si grande délicatesse de facture dans les lettrines et miniatures, qu’ils étaient tous confiés à la Reliure aussitôt terminés. Les peaux étaient en conséquence fort recherchées. Charlemagne accorda à l’abbé de Saint-Bertin un diplôme qui autorisait celui-ci à se procurer par la chasse toutes les peaux nécessaires pour relier les livres de son abbaye. Vers 850 environ. Geoffrey Martel, comte d'Anjou ordonna que la dîme des peaux de biches prises dans l’île d’Oléron serait consacrée à relier les livres de l’abbaye qu’il avait fondée à Saintes, et Guilbert de Nogent raconte, au chapitre ii du Livre premier de sa ]’ie, qu’après une visite faite aux Chartreux de Gre- noble par le comte de Nevcrs, ce seigneur lui envoya des cuirs de bœufs et des parchemins dont ils avaient grand besoin *. Le plus souvent le relieur n’avait qu’une très faible ])art dans les couvertures des Livres du moyen tige. Le brodeur sur étofies et l’orfèvre tenaient la première place, dans cet art des Livres, joyaux d’une richesse incomparable. C’est dans les inventaires, dans les comptes, dans les archives des rois et des princes, qu’il faut chercher l’histoire de la Reliure aux quator- zième et quinzième siècles. Les bibles, les évangiles, les livres d’église, prennent toujours un vêtement d’or ou d’argent, que leur donnent l’orfèvre, l’émaiUeur ou Tiniagier : ainsi l’inventaire de Charles VI, on 131)î), nous montre des missels dont les atz sont d’argent dorez à ymages enlevez, c’est-à-dire « au repoussé », des bréviaires couverts de velours brodés à fleurs de lis, dont les ferniouers sont esniaillez aux armes de France. Jusqu’au seizième siècle, cette orfèvrerie est appliquée h la Reliure, témoin les couvertures d’un I.iilaniK’. f’iiriusih’s i>ililiogra/f/ii/fiii

Pl. XIII
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LA RELIURE MODERNE







RELIURE PEINTE

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Aquarelle de M. Jules Adeline, sur parchemin, avec types militaires de différentes époques, empruntés à l’œuvre de H. Bellangé.







ed rouveyre, relieur.
bibliothèque du praticien.
planche XIII livre d’heures exécutées en or massif par Benvenuto

Cellini, sur l’ordre du pape Paul III, qui avait l’intention de faire cadeau de ce livre à Charles-Quint.

Dans les splendides bibliothèques des ducs de Bourgogne et des ducs d’Orléans, on trouve des Livres en veloux ou veluïau, en satin, en damas, en drap de soie, en cuir de couleur, en peau vermeille, en parchemin, en étoffes brodées d’or et garnies de perles. Les plats de cuirs étaient garnis de cloaus ou clous d’or, de plaques du même métal, de coins d’argent, de vermeil ou de cuivre doré. — Ces Livres ainsi enchâssés luxueusement étaient de plus ornés de fermoïers ou fermaux dont le nombre s’élevait jusqu’à quatre par volumes. — Ces fermoirs étaient faits de métal riche, de fer ou de laiton ; ils étaient en outre niellés, émaillés ou engravés ; ils portaient les armoiries du propriétaire du Livre ou les armes du dernier possesseur. — Souvent les fermoirs se trouvent remplacés par des mordants ou agrafes qui s’attachent à des pippes ou boutons de métal ; il y avait encore, comble d’un luxe raffiné, des tayeurs d’or et des enseignes de soie pour tourner et marquer les feuillets.

Si l’on en croit certains bibliophiles non moins chercheurs qu’observateurs, la couleur des cuirs et des étoffes semblerait avoir été dès le moyen âge mise très souvent en rapport avec le sujet de l’ouvrage. Les Livres de piété, par exemple, selon ces curieux. étaient généralement en noir, les Livres de chasse en fauve, les traités théologiques en rouge. Cela demanderait à être contrôlé, et nous n’avons point le loisir de nous attarder sur ce point. Le moyen âge mériterait de nous attarder plus longtemps dans un inventaire descriptif des manuscrits les plus précieux parvenus jusqu’à nous; il y aurait là motif à peintures et à descriptions, et la palette du style le plus chaud y suffirait à peine, mais il faut se borner. J’arriverai à l’invention de l’imprimerie ; ce sera L’arrivez au déluge de Dandin, car la Reliure, telle que nous l’entendons, ne date, à vrai dire, que de la découverte de Gutenberg. Le reste tient en réalité de l’étude préhistorique.


III

Jusqu’à la moitié du quinzième siècle l’art de la Reliure fut, pour ainsi dire, un art monastique, qui ne progressa guère que dans les cloîtres et dans les palais sans être divulgué dans les villes. Les princes et les moines possédaient un droit d’industrie qu’ils mettaient largement à profit pour enrichir leurs librairies mais dont ils usaient despotiquement, à la façon orientale, en conservant soigneusement attachés à leur maison tous leurs merveilleux artistes miniaturistes, calligraphes, enlumineurs, liéeurs et orfèvres. Dans l’inventaire de Jean, duc de Berry, on trouve

Pl. XIV
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LA RELIURE MODERNE.







RELIURE MAROQUIN

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Masque de Comédie (fer), aux angles.

Au centre : Polichinelle mosaïqué. Exécution aux

filets droits, courbes et hors courbe.







amand, relieur.
bibliothèque de m. ed. rouveyre.
planche XIV

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LA RELIURE MODERNE.







RELIURE MAROQUIN

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Mosaïque de maroquin.

Encadrement, mosaïque de dix tons différents.
Groupe de milieu : Éventail Français, mosaïqué de dix tons différents.
Éventail Égyptien, mosaïqué de sept tons différents.
Éventail Chinois, mosaïqué de cinq tons différents.
Éventail Indien, mosaïqué de sept tons différents. Ruban, glands et chaîne, mosaïqués.
Exécution aux Filets Droits et Courbes, et Petits

Fers







l. magnin, relieur.
bibliothèque de m. x.
planche XV de belles Heures, richement historiées, couvertes de

veluyau vermeil à deux fermoirs d’or, lesquelles Heures, y est-il dit : « Monseigneur a fait faire par ses ouvriers. »

L’Industrie des Relieurs était entravée par un grand nombre de lois d’exception, et par des privilèges dont jouissaient surtout alors les corporations des orfèvres ; les attributions du Relieur consistaient à recouvrir les ais de bois de peau de cerf, de peau de truie ou de parchemin, et à les décorer de quelques empreintes ou marquetages, après quoi ils passaient aussitôt aux mains des orfèvres, qui, en dehors des habitants des couvents, monastères ou abbayes, avaient seuls droit de faire des couvertures en or, argent ou laiton, et même de vendre le veluyau, le camoeas et autres riches étoffes frétées de perles et chappitulées de plusieurs soies. — L’ouvrage revenait alors chez l’ouvrier relieur pour la dernière toilette ; il le couvrait d’un étui, d’une chemisette de chevrotin ou bien d’une soie peluche nommée cendal, afin de le préserver de toute souillure manuelle et du contact de l’air et de la poussière. — Quoi qu’il en soit, l’art du Relieur était un art de second plan, ne laissant ni initiative, ni recherche au génie de l’exécutant. Le joaillier-sertisseur était grand maître par devant tous.

« La découverte de l’imprimerie, qui popularisa le Livre, poiLa par totilrc, un U>rril>le cou[> à son htxo, écrit Edouard Foiirnior. Il lui fnliul subir le sort de tout ce qui se démocratise-, il dut, pour pénétrer enfin chez le peuple, se faire plus humble «l’appa- rence, plus simjilc d’habit. Chez les grands seigneurs et dans les abbayes, il ne changea l’ien d’abord, il est vrai, à sa magnificence extérieure mais ailleurs, c-hcz les lecteurs nouveaux que la vulgarisation tlu livre avait fait surgir, et qui s’étaient jnultipliés avec lui, il fallut que, devenu chose du peuple, il se pré- sentât dans un déshabillé plus populaire. « Tout changea en lui. Dans l’intérieur des volu- mes, le papier chiflon, depuis longtemps connu, mais presque toujours dédaigne, remplaça le parchemin, et en revanelic le parchemin remplaça sur les cou- vertures le velours et la soie. Ce fut un gi’and avan- tage pour les pauvres Itceurs de livres, qui végé- taient sans pratiques rue d’iM-cmbourg-de-Bric, ou bien non loin de Saint-Jacques, vers la rue de la Ilaumeric. Ils eurent dès lors une clientèle plus nom- breuse, et que le bon marché des nouvelles ma- tières crai>ioyces leur ]-)crmit de satisfaire sans peine. » Aux rt/.s- de bois, plus ou moins amincis, selon la forme du volume, succédèrent peu à peu dès le sei- zième siècle les plats de carton qu’on recouvrait de peau de tniie, de veau ou de |iarciiemin, gaufres ou

Pl. XVI
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LA RELIURE MODERNE.







RELIURE PEINTE

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Aquarelle de M. Jules Adeline, sur parchemin,

avec vues de la rue de la Ferronnerie et de l’Hôtel Barbette, et type d’un marchand de rubans au Siècle

dernier.







ed. rouveyre, relieur.
bibliothèque du praticien.
planche XVI estampés avec un grand goût ou bien guillochés de

légères dorures. La mode des ais de carton ne détrôna pas aussitôt les Reliures de bois, car dans le premier dialogue du Cymbalum mundi, Mercure envoyé sur terre par Jupiter, pour faire relier à neuf le Livre du Destin, semble très perplexe dans sa mission olympienne :

« Il est bien vray, réfléchit-il, qu’il m’a commandé que je luy feisse relier ce livre tout à neuf ; mais je ne scay s’il me le demande en aix de bois ou en aix de papier. Il ne m’a point diet s’il le veut en veau ou couvert de veloux. Je doubte aussi s’il entend que je le fasse dorer et changer la façon des fers et des cloux, pour le faire à la mode qui court, j’ay grand’-peur qu’il ne soit point à son gré puis où est-ce qu’on relie le mieux ?… A Athènes, en Germanie, à Venise, à Rome ; il me semble que c’est à Athènes ; il vault mieux que j’y descende, je passeray par la rue des Orfèvres et verray s’il n’y a rien pour Mme Juno. »

Et Mercure a grand’ raison de descendre à Athènes, c’est-à-dire à Paris. On verra que du temps de des Périers, on y exécutait des œuvres admirables. — À la suite des guerres d’Italie nous avions rapporté en France ces secrets d’élégance, de luxe, d’arrangement et de composition qui rompaient avec les lourdes pratiques du métier. Nous en avons pour preuve ces Livres hors ligne à volutes et à dorures exécutés pour les Médicis, les d’Este, les della Rovere, par d’étlonnants Relieurs italiens guidés sans doute par de grands peintres qui ne dédaignaient pas de prêter leur ingéniosité et leur talent à l’ornementation et au vêtement des Livres.

A Venise, à Florence, la Reliure était devenue un art véritable, on y imitait les couvertures en cuir de couleur décorées de mosaïques et de dorures qui or naient les copies du Koran et des manuscrits arabes, mais, loin de prendre servilement à l’art oriental les originales dispositions de ses entrelacs, les maîtres italiens ne firent que s’inspirer de ces modèles et les développèrent avec un goût exquis et une sorte de maestria suprême inconnue jusqu’alors.

Grâce à l’initiative d’Alde l’ancien, les formats étaient devenus portatifs, appelant ainsi des reliures plus légères, plus gracieuses, aux cartons minces et à la décoration plus délicate, riches et harmonieuses dans l’ensemble. L’in-8° et l’in-16 succédaient peu à peu au lourd in-folio et au massif in-4o. Venise était peut-être alors le plus grand marché de Livres de l’Europe, et il n’est point étonnant que ses ateliers de Reliure y aient pris une importance de premier ordre. La patrie du Titien avait successivement été illustrée dans la typographie par Nicolas Jenson, le créateur français des lettres romaines, par Ehrard

Pl. XVII
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LA RELIURE MODERNE.







RELIURE MAROQUIN

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Quatre filets parallèles, aux coins arrondis.

Bouquet, œillets mosaïqués.
Exécution : branches, feuilles et fleurs aux filets

droits, courbes et hors courbe.







marius michel, relieur.
bibliothèque de m. l. conquet.
planche XVII

Pl. XVIII
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LA RELIURE MODERNE.







RELIURE MAROQUIN

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Huit filets parallèles à coins brisés.

Aux angles, branches aux filets courbes, feuilles

et points posés un à un.







chambolle-duru, relieur.
bibliothèque du praticien.
planche XVIII Ratdolt, l’initiateur des illustrations et vignettes, et

enfin par Alde Manuce, qui donna une si vive impulsion au progrès de l’Imprimerie. Parmi les graveurs et les dessinateurs, Venise comptait encore Zoan Andrea et Luc-Antoine Junte ; de tels hommes avaient suffi pour créer un foyer intellectuel et artistique au milieu duquel l’art de la Reliure devait trouver une véritable renaissance.

Sauf le nom de Vicenti Filius, relieur estampeur, on ne connaît pas le nom des ouvriers émérites de ce temps. Aucun des maîtres de style qui s’entendaient si bien à rompre raustéritc de la ligne par des rinceaux élégants ou des lacis de feuillages et de fleurs, aucun de ces mosaïstes n’a légué le moindre document biograpliique à la postérité. Il n’en est pas de même des bibliophiles qui stimulèrent cette grande école de Reliure, et, outre le fameux Thomas Maioli, l’histoire des amateurs de Livres compte encore les noms du cardinal Bonelli, du doge Cigogna, et surtout celui du Génois Démétrio Canevari, médecin d’Urbain VII, dont tous les ouvrages, aujourd’hui rarissimes, sont reconnaissables, grâce au médaillon placé sur les plats représentant un Apollon d’or, conduisant sur une mer d’argent son char de couleur. Cependant les exemplaires provenant de Thomas Maioli sont encore les plus recherchés.

« Quel était ce Maioli, où et quand vivait-il au juste ? se demande M. Fournier, c’est ce qu’on ne sait aucunement[2]. Il aimait les livres, il en avait d’admirables, cela suffit : il est célèbre et mérite de l’être, l’art se révèle par la délicatesse, et il y en a une exquise dans le choix et dans la variété des ornements dont les méandres se déroulent sur les volumes qui lui ont appartenu, et qui furent peut-être ornés d’après ses dessins.

« La seule chose que l’on croit savoir, dit l’auteur du Vieux-neuf, c’est que cet amour de beaux livres était chez les Maioli un goût de famille, et que Thomas, qui est le plus célèbre, le tenait d’un Michel Maioli dont la collection a laissé aussi de riches épaves, et qui doit avoir été son oncle ou son père. Il l’imita, mais pour faire mieux. Les Reliures des livres de Thomas sont la perfection de l’art qu’avait entrevu Michel. Les volumes qui nous sont venus de celui- ci ne portent pas sa devise, tandis que ceux de Thomas en portent souvent une, tantôt sous une forme, tantôt sous une autre. La phrase assez énigmatique, mais d’autant mieux dans l’esprit du temps, Inimici mea Michi, non me Michi, est la forme la plus ordinaire de cette devise. Quelquefois elle se varie ainsi : Ingratis servire Nephas, formule bien digne d’un amaPl XIX la reliure moderne 69


RELIURE PEINTE


Aquarelle de M. G. Fraipont, sur parchemin, avec types et scènes empruntés au texte de l’auteur.


rouvert, relieur bibliothèque du praticien.
planche XVIII teur éclairé qui ne veut pas que ses livres s’égarent en des mains dont l’ignorance serait une sorte d’ingratitude. »

Les livres de Maïoli sont très variés de décoration ; le plus souvent l’ingénieux agencement des ornements d’un style italiano-arabe se détache en listels de cuir blanc sur un fond brun foncé. Au milieu est réservé, en forme de médaillon, un grand compartiment pour recevoir le titre, tandis qu’au bas on lit selon la formule hospitalière des nobles bibliothèques de la Renaissance : tho. maïoli et amicorum, devise que Grolier chez nous rendit à jamais fameuse.

L’art de la Reliure devait briller de tout son éclat en France, après avoir fait momentanément honneur à rilalie, et demeurer à dater de la fin du seixième siècle presque exclusivement français par son bon goût sobre, sa grâce discrète, son extrême habileté de facture et le cachet distinctif du génie de la race, — Un gentilhomme lyonnais, trésorier du roi François Ier à Milan, Jean Grolier, seigneur vicomte d’Aiguisy, né en 1479, mort en octobre 1565, devait immortaliser à la fois son nom par ses livres et ses admirables livres vêtus à la française par son nom *,


’ Jean Grolier a fourni matière à plusieurs ouvrages et à d’innombrables articles dans les revues et livres bibliographiques. Je ne citerai ici que le plus important travail imprimé sur ce grand amateur ; il résume tous les autres : Recherches sur Jean Grolier, sa vie et sa bibliothèque. Ce grand amalcur et collectionneur, l’un des quatre trésoriers de France et qui avait été ambassadeur du roi François I" à Rome, avait rapporte de ses voyages cl de ses relations avec les Aide de Venise et les bibliophiles italiens une passion elTrénéc pour les beaux livres qu’il ne concevait qu’habillés avec un luxe vraiment royal. ïl fit des dépenses considé- rables en reliures et en dorures diverses pour sa bibîio- ihèque composée d cnvii’ou ti-ois mille volumes, quan- tité extravagante pour l’époque. Peu après la vente de cette admirable bibliothè- que qui eut lieu en lfi75, Vigncul-Marvillc, qui se piquait d’être fin connaisseur, en fil reloge suivant dans ses Mélanines d’Ilisloirc et de lÀUèralure*. « La bibliothèque de M. Grollier s’est conservée tkéijut, suivies d’un catalogue des livres qui lui ont apparleiiu, par JI. Le Roux de Lincy (Paris, Policr, 186G. in-8, xlix et 491 pp., avec ptanchts îa-folîo). Le iiuin de GroUer est justement estime dfius le nioiidc entier ; il s’est formé il y a quelques amiQcs i A■c^¥-Yo^k un GroUcr-club qui augnicnlc chaque jour d’iinportaucc cl qui réunit tous les vrais biblio- philes de l’Amérique du Nord. Dernièremenl les membres de ce floris- sïinl club organisèrent atie ciposiiion àe reliures moàernes dont je transeriis le titre du cutnlogue ; Catalogue of an exhibition of modem hook-binding, fienck, enslish and amcrican,at llie liooni of Ihe GroUer- cluù, 64, Madisoii Avenue , May 188G. — Le Grolicr-clab , fundc en janvier ISS’i, a publié la liste de ses membres en juillet 1885. Voir Transactions oflht Grolier-club, in’i", " l’rcmiirc éditiou, 1599, in-12, p. 155. 11 y a eu plusieurs éditions de ces Mélanges; la dernière est en trois volunms iii-12: Paris, 1725. L’abbé Banier eji est l’édileuc.

Pl. XX
73
LA RELIURE MODERNE.







RELIURE MAROQUIN

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Compartiments de filets.
Coins composés avec un entrelacs mosaïqué. Tête de satyre ciselée, fers ajoutés et petits fers.







r. david, relieur.
bibliothèque de m. x.
planche XIX

Pl. XXI
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LA RELIURE MODERNE.







RELIURE MAROQUIN

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Imitation fantaisiste de Derome (xviiie siècle)

Faunes ciselés dans les tortillons, fers ajoutés et petits fers.
Au centre des encadrements du dos : attributs de

l’amour, remplissage aux petits fers.







amand, relieur.
bibliothèque de m. ed. rouveyre.
planche XXI dans l’Hôtel de Vie jusqu’à ces dernières années

qu’elle a été vendue à l’encan. Elle méritait. bien, étant une des premières et plus accomplies qu’aucun particulier se soit avisé de faire, de trouver, comme celle de M. de Thou, un acheteur qui en conservât le lustré. La plupart des curieux de Paris ont profité de ses débris. J’ai eu à ma part quelques volumes à qui rien ne manque, ni pour la bonté des éditions de ce temps-là, ni pour la beauté du papier et la propreté de la reliure. Il semble, à les voir, que les muses qui ont contribué à la composition du dedans se soient aussi appliquées à les approprier au dehors, tant il paraît d’art et d’esprit dans leurs ornements : ils sont tous dorés avec une délicatesse inconnue aux Doreurs d’aujourd’hui. Les compartiments sont peints de diverses couleurs, parfaitement bien dessinés et tous de différentes figures. Dans les cartouches se voient, d’un côté, en lettres d’or le titre du livre, et au-dessous ces mots qui marquent le caractère si honnête de M. Grolier : Jo. Grollierii et Amicorum, et de l’autre côté cette devise, témoignage sincère de sa piété : Portio mea Domine, sit in terra viventium.

« Le titre des livres se trouve aussi sur le . dos entre deux nerfs, comme cela se fait aujourd’hui ; d’où l’on peut conjecturer que l’on commençait dès lors à ne plus coucher les livres sur le plat dans les bibliothèques, selon l’ancienne coutume qui se garde encore aujourd’hui (1676) en Allemagne et en Espagne, d’où vient que les titres des livres reliés en vélin ou en parchemin, qui nous viennent de ce pays là sont écrits en gros caractères tout le long du dos des volumes. »

Grolier n’était pas seulement bibliophile, il était encore numismate. Son cabinet de médailles , qui était remarquable, fut à sa mort joint à celui du Roi. De Thou dans son histoire fit cet éloge de cet honnête homme :

Vir munditiæ et clegantiæ, in omni vitœ assuctur, pari clegantiâ ae munditiâ ornatos ac dispositos Domi tam çuriose asservabat , ut ejus bibliotheca cum bi bliotheca Asinii Pollionis (quæ prima Romæ instituta est) componi meruerit.

Les plus pénétrants historiographes de Grolier, en dépit de longues et persévérantes Recherches, n’ont pu découvrir aucun document relatif aux relieurs qu’il employait. Différents bibliographes anglais et français ont avancé , sans preuves à l’appui , que le maître ouvrier favori de Grolier était ce même Jean Gascon ou Gâcon qui mit son talent au service de la bibliothèque de Henri II et de Diane de Poitiers et qu’il ne faut pas confondre, comme on l’a fait trop souvent, avec l’illustre Le Gascon qui n’apparaît en France qu’au milieu du dix-septième siècle. Lesné, Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/145 planche XXII dans son poème sur la reliure, a fait, avec raison, de Gascon le Malherbe de la Bilbliopégie française rrnaissante, en s’écriant, à l’exemple de Boileau :

Gascon parut alors et, des premiers en France,
Sut mettre en sa reliure une noble élégance.


Arnett, dans son excellent ouvrage, An inquiry into the nature and form of the Books[3], et Dibdin, dans son Voyage bibliographique, prêtent Gascon à Grolier avec assez, d’assurance, mais il ne faut voir là que des conjectures aussi bien impossibles à admettre qu’à réfuter… puis le brave Dibdin n’a-t-il pas pris Grolier pour un doreur célèbre ? — Grolier était un bibliophile de la plus haute distinction ; il passe pour avoir dessiné certains motifs de ses ornements, et sa surveillance éclairée, son ingéniosité, sa recherche de la perfection, étaient toujours en éveil vis-à-vis des ouvriers qu’il sut diriger jusque dans les moindres détails. li était de ces hommes supérieurement doués qui imposent presque le chef-d’œuvre à des praticiens intelligents bien que de second ordre, et il répandait trop de lumière sur les vêtements qu’il inventait pour ne pas avoir porté ombre sur les divers et nombreux artisans qu’il dut conserver à sa solde , tant ouvriers italiens que français.

C’était, du reste, à qui travaillerait pour ce maître-amateur ; Geffroy Tory combinait pour lui avec sa sagacité de graveur, peintre, imprimeur et relieur, de très habiles entrelacs, des compartiments admirablement enchevêtrés avec toute la science géométrique qui était en lui, il composait des alphabets spéciaux de lettres antiques et peut-être même de jolis fers à sa marque.

Les Aldes imprimaient pour le trésorier-bibliophile des exemplaires uniques de tous leurs ouvrages sur superbe papier à amples marges ou sur vélin, et ils relevaient à son usage les lettrines ornées et les vignettes par de coquets frottis d’or ou de couleur.

Grolier, fixé à Paris depuis 1530 environ, s’était fait bâtir près la porte Bussy une maison désignée sous le nom d’Hôtel de Lyon. « Ce fut dans cet Hôtel de Lyon, dit M. Leroux de Lincy, qu’on vit pendant trente années consécutives cette merveilleuse bibliothèque que de Thou comparaît à celle de Pollion à Rome, et qui fut, on n’en peut douter, le rendez-vous de tous les savants français et étrangers de cette époque. Cette habitation devait être assez vaste pour contenir, avec un cabinet de médailles et d’objets d’art qui paraît avoir été considérable, une bibliothèque dans laquelle on comptait plus de trois mille volumes. Il ne faut pas oublier surtout (à l’encontre de l’opinion de Vigneul-Marville cité plus haut) Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/151 planche XXIII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/155 planche XXIV que les plus beaux de ces volumes étaient rangés à plat, les uns à côté des autres, suivant Tusage adopté généralement pendant le moyen âge chez les bibliophiles opulents, surtout chez les laïques. Les neuf cents volumes rassemblés par Charles V au Louvre n’occupaient pas moins que les trois étages d’une des tours de ce palais, dite tour de la Librairie. À vrai dire In majeure partie de ces volumes étaient de format in-folio ; Grolier , qui possédait tous les Alde, généralement de petit format, pouvait à la rigueur les conserver dans ces grandes armoires à compartiments nombreux, comme on en trouve encore chez nos amateurs de curiosités, mais pour les in-folio je ne fais aucun doute que Grolier, à l’imitation des bibliophiles des quinzième et seizième siècles n’ait eu de ces vastes pupitres où tous les plus beaux livres de sa bibliothèque étaient exposés. »

J’ajouterai que ceux de mes lecteurs qui voudraient se faire une idée d’une telle disposition des livres mis à plat n’ont qu’à se procurer la très curieuse estampe de La Nef des fous, de Sébastien Brandt ; ils seront entièrement édifiés.

Selon leur provenance, on a pu diviser en quatre ou cinq séries les livres de Grolier et donner des descriptions détaillées sur les diverses manières dont il vêtissait ses ouvrages ; on compte en effet, les reliures italiennes piirrs, dans logoiU dcsvohmios nyant appar- tenu ;i Maïoli, puis les rcUures mosaïques par incrus- UiLions de fuir ou par collage; on range également à part les reliures peintes polychromes et celles c[ui sont de l’école de GeolTroy Tory, avec compartiments dorés, dans le style recherché et étonnamment com- pliqué du grand dessinateur-graveur, lùilln on place dans une série spéciale les volumes ornés de reliu- res à compartiments avec fleurons en plein or, ou (iziirt’n selon la figiU’c héi’aldique. S’il me fallait, pai’ler de tous ces genres de fac- ture, peindre les maroquins du Levant écrasés et ])olis comme marbre, analyser les nombreuses mar- ques , ou plutôt les variantes des devises de Grolicr cl étudier i’csprit de sa bibliothèque, l’excellence de ses annotations autographes, je risquerais fort de faire de cette lielittre moileiite une mystification rétros- pective et même d’assou])ir le lecteur qui veut bien ti’Ottcr en croupe derrière moi dans cette course his- torique. Saluons done Grolier, si véritablement roi des Bibliophiles qu’il éclipse à nos veux le galant François I", et mcmc le tendre amant de la com- tesse de Brézé. Je ne parlerai, que pour mémoire, des belles reliu- res des livres de François I", à la Sfdnmanthe et aux (leurs de lis d’or et d’argent, dos livres de Henri 11 et de la su|)erl>e bibliothèque île Diane de Poitiers, Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/161 planche XXV au chAleau d’Anol; tous livres ù emblèmes et mo- nogrammes, généralement non moins connus que les reliures à la tète de mort, avec devise mémento ntorî que faisait exécuter le décadent Ifcnri Ilf. A côté de ces livres de royale provenance, je citerai ceux de grands amateurs, tels que Anne de Montmorency, Mar- guerite d’AngouIôme, Artus Gouffier, Henri de Guise, Louis de Saint-Maure et le président J.-A. de Thou. Jusque sous le règne de François V, la Reliure était anonyme; les libraires ayant nom ^’érard, Pierre Rûll’et, Pliilippc Lcnoir, Guyot Marchand, exerçaient le commerce des reliures pour leur noble clientèle, mais il est prouve aujourd’liui, par les pièces des Ar- chives nationales, que quelques-uns de ces bibliopoles faisaient réellement métier de reliure, entre autres Pierre Roffet, surnommé le Faucheux. A part Gascon ou Gâçon, sur lequel nous ne pos- sédons aucun document, les premiers ouvriers re- lieurs Yoritahlcment connus en France sont donc in- contestablement les Eve, Nicolas et Clovis , qui fu- rent illustres relieurs royaux de la fin du seizième siècle et au déliut du dix-septième. M. Edouaid Fournicr ne paraît pas avoir eu des notions bien exactes sur la dynastie de ces célèbres relieurs. Le premier, NicoIais.Eve qui avait litre He- licur dn roi et qui était aussi libraire, exerçait son état de L’iiiO à L’iSO environ; sa marque représen- io-’i tait Adam et Ève. Ce fut lui qui relia ces statuts du Saint-Esprit dont Henri III gratifiait ses amis, et qui inventa ces reliures composées de rinceaux de feuillages poussés au fer et ces délicats compartiments dorés que Thouvenin devait plus tard nommer à la fanfare. Nicolas Ève fut, cela est probable, le relieur de Marguerite de Valois, cette troisième Marguerite de France, première femme de Henri IV, plus connue sous le nom de la Reine Margot, dont les amateurs recherchent avec passion les jolis livres ornés de marguerites et pâquerettes semées dans les médaillons des plats. — Le fils de Nicolas, Clovis Ève Ier, travailla longtemps pour Henri IV et sa cour, et resta en charge jusqu’aux premières années du dix-septième siècle ; son petit-fils enfin, Clovis Ève II, fut relieur de Louis XIII et n’abandonna son art qu’en 1631.

Ces ti-ois maîtres de la Reliure laissèrent de côté les mosaïques, ainsi que les combinaisons à la Geoffroy Tory, et, indiquant les compartiments par de simples filets d’or, ils inventèrent ces délicieux réseaux de tiges fleuries, reliées en un seul motif, et répandirent partout de légers petits fers, formant des feuillages, des volutes et des palmes, d’un style très pur et d’une exquise richesse de détail.

Dans ces reliures mignardes, de jolies roulettes finement gravées sont disposées avec goût sur les plats, le dos des volumes, s’ornent d’encadrements, de Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/167 planche XXVI Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/171 planche XXVII compartiments et de fleurettes et fleurons d’un dessin frêle et délicat. Ce genre de fers employés permettait de varier à l’infini la décoration du Livre, aussi est-il encore très en honneur chez, les relieurs de nos jours.



IV


Le Livre ne se transformait pas exclusivement à l’extérieur, mais la typographie progressait à l’unisson. L’Art dans la décoration des volumes subissait un grand et heureux changement ; le cuivre remplaçait le bois pour l’illustration, et le merveilleux burin de Léonard Gauthier, Thomas de Leu, Claude Mellan, donnait un nouveau caractère aux frontispices et aux gravures. Les relieurs purent alors emprunter aux richesses des ornements intérieurs du Livre.

Le Gascon parut enfin, — nom véritable ou prête-nom, héros légendaire de la Reliure ou personnage authentique : — nul ne le saurait dire, mais peu nous importe ; ce qui est certain, c’est que sous ce nom la Reliure subit une complète rénovation, et que l’ouvrier ainsi désigné se créa un genre de haute originalité qui révèle un maître et un artiste sans égal. — Il venait après Pigorreau, libraire-relieur, qui non seulement s’adonnait aux petits fers sur le maroquin des livres, mais qui, encore, excellait à guillocher de légères dorures en arabesques les bottes en cuir du Levant des gentilshommes damerets de la Cour ou les buffles des mousquetaires de la Reine. Ce Le Gascon apporta une coquetterie raffinée et précieuse, bien digne de son temps, à la toilette des livres. La richesse et l’élégance de ses reliures est incomparable ; il comprit à merveille les oppositions de tons, les effets de l’or et l’harmonie du dessin, et l’on sent que toutes ses compositions obéissent à des règles fixes, car tout y est coordonné, voulu, groupé avec une suprême entente du beau et de la grâce, et, de plus, admirablement exécuté avec coins, tortillons et culots.

Il était à l’apogée de son talent vers 164O, après avoir, durant près de douze ans, créé les chefs-d’œuvre de Reliure dans le dernier goût, dite aux mille points, et couvert, entre autres ouvrages, cette célèbre Guirlande de Julie que M. de Montausier offrit à l’honnête Damoiselle de Rambouillet le premier jour de l’an de grâce 1633.

On connaît suffisamment, sans que je m’y étende davantage, les éblouissantes reliures exécutées par Le Gascon pour Louis XIII et Anne d’Autriche, pour Monsieur, frère du Roi, pour le cardinal Mazarin, Louis Habert de Montmaurt, Jean Ballesdens, Huet, et même pour l’abbé Colin, mauvais poète mais amateur estimable. Ses compartiments à petits points sur maroquin rouge sont inimitables, d’une légèreté, d’un fini, d’un dessin prodigieux. Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/177 planche XXVIII

La Reliure française brilla d’un grand éclat au dix-septième siècle. L’abbé de Marolles, dans ses Mémoires, pouvait écrire : « Nos relieurs sont estimés par-dessus tous les autres, » — c’était un fin connaisseur en la matière; — « nous en avons, dit-il, qui, à peu de frais, font ressembler le parchemin à du veau, y mêlant des filets d’or sur le dos, qui est une invention que l’on doit à un relieur de Paris, appelé Pierre Gaillard, comme celle du parchemin vert naissant est venu de Pierre Portier, qui, de son temps, a été un excellent relieur. »

L’histoire des relieurs au dix-septième siècle serait digne d’être fouillée à fond par un esprit de loisir, car, en dehors d’Habraham, de Pigorreau, d’Antoine Ruette, de Le Gascon, de Florimond Badier, de Lemonnier, de Larcher, de La Serre, de Rangouze, et de ce Michon, dont le petit abbé de Montreuil nous parle dans ses lettres, il y aurait assurément de très nombreux relieurs de talent à tirer de l’oubli, c’est ainsi qu’en ouvrant le Dictionnaire du Bayle, je trouve cette remarque du philologue : « Oudan est un des meilleurs relieurs de tout Paris. » — Or, qui connaît Oudan ? Ni les Lesné, ni les Fournier, ni les Brunet et autres Bibliopégiographes ne font mention de cet ouvrier de mérite.

Louis XIV n’eut aucun sentiment de la bibliophilie, il laissa cette passion à ses ministres, à Colbert dont la couleuvre (coluber) marque tant de riches éditions, à Fouquet dont les reliures à l’écureuil sont encore si justement recherchées, et même a la femme de son ministre Michel de Chamilliard, honneste dame de grand sens et de goût affiné, qui, laissant son mari aux joies du billard, songea à se composer une précieuse et rare bibliothèque dont tous les volumes étaient sobrement habilles par les maîtres ouvriers du temps. Cette bibliothèque était conservée en son château de l’Étang-la-Ville. — Le Roi-Soleil ne forma aucune collection particulière, cependant innombrable est le nombre de livres frappés à ses armes et à celles du grand Dauphin, La duchesse de Bourgogne et le comte de Toulouse ont également laissé à la postérité de fort beaux livres porteurs de leur armoiries.

La dorure des livres sous le règne du Nec pluribus impar affecte une splendeur digne de ce temps à perruques ; ce sont de larges dentelles éclatantes frappées par répétition sur les quatre côtés des plats, tandis que sur le dos entre chaque nervure apparaît un fleuron de haut style relevé aux coins d’ornements du même goût. C’est le règne classique du majestueux et du noble.

Mais pendant que Despréaux, Racine, Corneille, La Bruyère, sont drapés dans ces fastueux maroquins où l’or se relève en bosse. Messieurs de Port-Royal donnent le ton à un genre plus sobre et à jamais Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/183 planche XIX Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/187 planche XXX célèbre, et la Reliure janséniste est désignée pour vêtir dans les teintes sombres de la bure, en maroquin noir très foncé, sans dorures et sans autre ornement qu’un filet mat,les œuvres de Pascal, d’Arnaud d’Andilly, ainsi que les Bibles et Nouveau Testament, qu’on remettait alors en lumière.

« Deux noms personnifient la Reliure à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, écrit M. Alfred Cartier, dans un ingénieux article sur la Reliure mentionné plus haut, ce sont Boyet et du Seuil ; le premier, ouvrier incomparable, le second, véritable artiste et inimitable dans la dentelle à petits fers. L’originalité de son talent est d’ailleurs suffisamment attestée par ses splendides reliures dites à l’éventail et par l’emploi du genre de décoration à filets et à compartiments qui porte encore son nom. D’ailleurs, chez l’un comme chez l’autre, la beauté de l’ouvrage et sa solidité, l’emploi intelligent de l’ornementation, tout cela constitue un ensemble parfait qui excitera toujours la joie des connaisseurs et fera le désespoir des gens du métier.

« Aussi la frénésie des Bibliophiles, pour les volumes sortis des mains de ces deux maîtres, a-t-elle pris, depuis quelque temps, des proportions fantastiques, et l’on voit leurs reliures en maroquins, doublées de même à l’intérieur, exécutées pour le baron de Longepierre ou pour le comte d’Hoym, le plus célèbre des amateurs de cette époque, payées couramment de 5 à 7,000 francs sur la table des enchères. »

Les bibliothèques les plus remarquables du dix-huitième siècle étaient, après celles que l’on vient de citer, la bibliothèque vraiment sans égal du duc de La Vallière, puis celle de M. Girardot de Préfond, de Gaignat, de du Fay, du président Ménard, de de Boze, de la duchesse du Maine, de l’abbé de Rothelin et enfin de Mme de Pompadour.

À la suite de du Seuil il convient de citer Enguerrand, puis Dubois qui succéda à Boyet, et enfin toute cette longue théorie d’ouvriers qui sont compris dans l’interminable Liste des Maîtres-Relieurs et Doreurs qui doivent payer la confrairie de Saint-Jean-l’Evangéliste, érigée en l’église des révérends Pères Mathurins, en 1718.

Au dix-huitième siècle il y eut les dynasties des Derôme et des Padeloup. On compta douze Padeloup et quatorze Derôme, tous libraires et relieurs depuis Louis XIV, Le plus illustre de ces derniers fut Jacques-Antoine, mort en 1761 et qui est reste comme la personnification du nouveau genre de fleurons qui servent encore à la décoration des reliures. Ici les fers sont pour ainsi dire copiés dans les fleurons typographiques, ce sont des ornements disposés en frontispice Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/193 planche XXXI gracieux, en culs-de-lampe, en emblèmes, où se mêlent les oiseaux, des palmes, des feuillages et des fleurs. Derôme ne faisait guère que le maroquin plein, ses dorures étaient élégantes et sobres, et sur la plupart de ses reliures il campait entre les nervures du dos son fer gracieux de l’oiseau aux ailes déployées qui est resté comme sa marque distinctive. Padeloup excellait plutôt dans des mosaïques d’une décoration très chargée, composées de grenades ouvertes, de lourds fleurons de coins à treillagis sans grande originalité et d’une médiocre combinaison. Ses maroquins étaient très polis, d’un admirable travail, et ses reliures, d’un corps solide, étaient généralement doublées de moire selon la mode du moment.

Mesdames, filles de Louis XV, possédaient chacune une petite collection de volumes reliés par Derôme père et fils, aux armes de France, surmontées d’une couronne ducale. Les livres de Mme Sophie étaient revêtus de maroquin citron, ceux de Mme Victoire de maroquin vert olive ; quant à Mme Adélaïde, elle avait opté pour le maroquin rouge. Les ouvrages de cette illustre provenance n’ont plus de prix.

Jamais peut-être le métier de relieur fut-il plus honoré et plus lucratif qu’à la fin du siècle dernier, mais aussi était-il bien près de la décadence complète. La Bibliomanie avait atteint à son apogée, et les amateurs, pressés de monter et de montrer leurs bibliothèques faites sans soins et sans mesure, confiaient leurs livres pêle-mêle à tous les tailleurs de maroquin en renom. Bachaumont, dans ses Mémoires sécréts, à la date de février 1781, écrivait : « La beauté, le luxe et la profusion des livres élèvent à des prix extraordinaires les livres les plus communs. Tout passe, grâce à l’habit ; les reliures de Padeloup et de Derôme ont fait valoir beaucoup de drogues.[4] »

La Révolution fut, comme on le pense, des plus funestes à l’aristocratie de la Reliure ; le grand genre sombra en France ; on fit encore quelques belles reliures à l’étranger. À Londres, principalement, on comptait vers 1790 d’habiles maîtres relieurs, entre autres Robert Payne, Baumgarten, Welcher et Kalthober. On pourrait citer également, plusieurs émigrés français, qui, bibliophiles ou relieurs d’agrément avant la Révolution, furent libraires ou relieurs par nécessité pendant leur exil à Londres. Le Bulletin du Bibliophile de 1818 en indique un certain nombre. Je ne parlerai ici que du conte de Caumont, qui, en juin 1790, était établi en qualité de relieur-doreur, au numéro 3 de Portland Street où il obtint un véritable Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/199 planche XXXII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/203 planche XXXIII succès , grâce à son habileté et à son bon goût. L’abbé Delille, qui lui devait la reliure d’un exemplaire de son poème les Jardins, parla ainsi du comte de Caumont dans un autre poème : la Pitié.

Que dis je ? ce poème où je peins vos misères
Doit le jour à des mains noblement mercenaires ;
De son vêtement d’or un Caumont l’embellit,
Et de son luxe heureux mon art s’enorgueillit.

Les révolutionnaires ne goûtaient point les relieurs et massacraient volontiers, dans leurs accès de vandalisme, les plus beaux maroquins à armoiries. Louvet et Mercier se montrèrent parmi les plus enragés à détruire les somptueux vestiges de la Bibliophilie d’autrefois ; chez le citoyen Mercier surtout ce fut une haine véritable pour tout ce qui provenait d’une illustre bibliothèque ; l’auteur du Tableau de Paris n’aimait du reste que les volumes brochés ; lui arrivait-il d’acquérir un ouvrage qu’il n’avait pu trouver autrement que relié, il rentrait aussitôt chez lui pour lui casser le dos et en faire une brochure. Un contemporain, justement indigné, lança contre le Bibliopégiphobe cette assez, méchante épigramme :

Mercier, en déclamant contre la Reliure,
Pour sa peau craindrait-il un jour ?
Que ce grand homme se rassure,
On n’en peut faire qu’un tambour.

Mercier cependant n’était pas un âne, mais un singulier et fantasque écrivain, allant aux extrêmes en tout, et aimant à se singulariser en secouant sans cesse l’arbre aux idées, selon son mot. La plupart des ouvrages de Mercier se rencontrent tous brochés dans une enveloppe de papier à chandelles, cela ne nous étonne plus ; puissent-t-ils rester éternellement dans leur chemise originelle en mémoire de leur impitoyable auteur-iconoclaste.

Sous la Révolution on relia donc très peu en plein on ne trouve guère de cette époque que des livres de pacotille vêtus sur cartonnages de parchemin tatoué ou vert, ainsi que des basane et des veau, puis, eu guise de fers, tout le joli petit arsenal démocratique, des bonnets phrygiens, des équerres, des triangles, des faisceaux de licteurs, et, à côté de cet attirail, l’aimable symbolisme grec du Directoire. Parfois sur des plats de volumes on retrouve d’étranges légendes à faire peur à un boucher.

Le métier de relieur alla vite à vau-l’eau ; on traita les livres comme des boites, sans souci de la durée et sans goût ; on grecqua à outrance, et on rogna les tranches comme on rognait les têtes. Le brave Lesné lui-même dans son poème en paraît tout ému. Écoutons-le :

L’art pour beaucoup de gens devint trop malaisé ;
La paresse inventa bientôt le dos brisé.
Les parchemins , les nerfs parurent inutiles,
On osa supprimer jusqu’aux tranche-files. Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/209 planche XXXIV
La souplesse tint lieu de solidité
On sacrifia tout à l’élasticité.
. . . . . . . . . . . . . . . .
Les amateurs outrés de tant d’insouciance
Firent relier longtemps leurs livres hors de France,
Et chez nous ce bel art retombait au néant,
Alors que s’établit le fameux Bozérian.

Lesné ici exagère fortement le mérite de Bozérian, qui, ainsi que Courteval, sévissait en France au début de ce siècle, à l’heure où le premier Empire inspirait à la dorure des livres cet horrible style pompier renouvelé des Romains. Bozérian l’aîné ne fut pas un rénovateur ; le très cher Bibliophile Jacob disait de lui avec justesse « qu’il distribuait en même temps la dorure, le tabis, la mosaïque et le mauvais goût ». Il employait le maroquin à grain long et imitait sans y apporter aucune originalité la manière anglaise avec ses fers à froid et ses dorures à la grecque. Ce relieur de Baour-Lormian et de tous les bardes de l’Empereur eut cependant une qualité maîtresse, il laissa plus de témoins qu’aucun autre de ses prédécesseurs, et il eut pour les marges des attentions touchantes. Son frère, le Bozérian de la Restauration, fut le véritable « Brummel de la Reliure », le grand tailleur d’Atala et du Génie du christianisme. Il mérite plus de sympathie, car il fît preuve d’un goût assez sûr et d’une bonne exécution en son métier.

Il nous reste à parler de son élève, du grand maître Thouvenin, dont la renommée ira chaque jour grandissant, de cet artiste délicat et si profondément original, qui, s’inspirant du goût romantique, apporta dans la Reliure un style tout nouveau. Thouvenin trouva d’exquises reliures dans un genre gothique ogival et dans une manière Renaissance qui sont bien à sa marque ; il employa les plaques gaufrées à froid avec de jolis guillochages d’or et des ornements d’une mignardise charmante. L’excellent Nodier qui, bien qu’on puisse dire, aimait et estimait Thouvenin à sa juste valeur, fit, au lendemain de sa mort, son panégyrique en ces termes, ne prétendant parler que du Thouvenin des dernières années :

« Thouvenin est mort quand il arrivait au plus haut degré de son talent, rêvant de perfectionnements qu’il aurait obtenus, qu’il aurait seul obtenus peut-être. Thouvenin est mort pauvre, comme tous les hommes de génie qui ne sont pas hommes d’affaires, et qui tracent le chemin du progrès, sans le fournir jamais jusqu’au bout. Mais la Reliure n’est pas descendue tout entière dans le tombeau de Thouvenin. Son exemple a inspiré d’heureuses émulations, son école a formé d’industrieux élèves, son art, au point où il l’a ramené, est de tous les arts du pays celui qui reconnaît le moins de rivalités en Europe. L’Angleterre elle-même, qui nous était encore si supérieure en ce genre, il y a moins d’un quart de Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/215 planche XXXV Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/219 planche XXXVI Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/222 siècle, ne soutient avec nous aujourd’hui une sorte de concurrcnce que dans le choix des matières pre- mières dont une avare et maladroite prohibition nous interdit l’usage *. » Après Thouvenîn qui peut-être fit époque, le der- nier en ce siècle par l’originalité de son goût, la Re- liure française nous offrit encore de remarquables artistes en reliure, tels que Simier, Bauzonnet, Trautz son gendre et successeur, Duru et Chambolle, Capé, Niédrée, Petit, David, Cuzin, Lortic, Thibaron et Joly, Motte et Marius Michel; mais, on peut dire que tous ces excellents ouvriers, dont quelques-uns eurent la perfection du métier, n’inventèrent rien et vécurent trop de la tradition du passé, sans essayer de former un art de reliure typique du dix-neuvième siècle. De même qu’en architecture, on emprunta à tous les temps, à tous les genres ; les novateurs sont restés dans l'ombre et c’est pourquoi la Reliure moderne, dans l'ensemble de son expression, n’a pas de caractère distinctif ni de style approprié. .J’ai hâte de terminer ici cet Essai sur l’Histoire de la reliure, qui, pour rapide qu’il soit, a encore dépassé les bornes que je m’étais fixées. Cependant je puis dire, sans y apporter vanité, que ce résumé historique est peut-être le plus clair et précis qui ait

  • Bulletin du Bibliophile, 1885. été écrit dans le genre. Il contient tout en essence, bien

que je ne me sois point cru tenu à signaler les nombreux Édits concernant les relieurs depuis le seizième siècle jusqu’à la Révolution, dont on trouvera tous les textes dans le Recueil général des anciennes lois françaises. Je me suis également abstenu de toute technologie didactique, estimant que je m’adressais à des amateurs initiés ou à des intuitifs. Ce petit travail, au reste, n’est qu’un mémento indispensable au lecteur, une vaste introduction nécessaire aux notes et causeries qui vont suivre. Le plat de résistance, je le souhaite, n’aura pas semblé trop indigeste : je quitterai donc sans plus jaser le rôle d’historien pour celui de simple observateur des choses du Livre, dans l’entour et les alentours de la Reliure et de ceux qui commanditent cet art de leur propre passion ou vanité. Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/225 planche XXXVII



DE QUELQUES BIBLIOPHILES
DE CE TEMPS
ET DES
DIVERSES CLASSES D’AMATEURS
PAR RAPPORT À
LA DÉCORATION DE LEURS LIVRES


Depuis plus d’un quart de siècle, on ne saurait nier que le goût des livres s’est considérablement développé en France. De nombreuses classes de bibliophiles, de bibliomanes et de collectionneurs bigénères se sont peu à peu formées durant les deux derniers lustres du second Empire, puis les jeunes générations ont suivi l’impulsion, et, quelque temps après l’Année néfaste, le mouvement s’est plus vivement dessiné que jamais en faveur des ouvrages de luxe, — Les imprimeurs ont renouvelé leurs types de caractères, les éditeurs se sont multipliés, les libraires ont connu la vogue et les émotions des coups de bourses sur certains volumes épuisés ; les éditions d’amateurs tirées sur hollande, chine, japon, whatman, ont fait irruption de toute part, et le marché des livres en est arrivé à s’encombrer si prodigieusement d’ouvrages médiocres et pires, produits en toute hâte, qu’un immense krach menace à très brève échéance le monde de la Librairie.

Cette renaissance de la belle typographie et de la taille-douce aura eu toutefois son utilité ; cette fin de siècle a mis eu circulation d’admirables ouvrages qui resteront justement célèbres et recherchés, tandis que la « biblio-camelolte » se dispersera au vent de l’oubli. L’essor donné, le négoce des livvres anciens reprit aussi avec fureur, et les publications jusqu’alors mollement convoitées du dix-huitième siècle et de la période Romantique du dix-neuvième se sont vues ardemment guignées, chassées et poursuivies partout jusqu’aux prix les plus incroyables.

De l’expansion forcenée de cette noble toquade du Livre devait sortir, on le conçoit, de très curieuses et infinies variétés de monomanes qui, bien que semblables par les grandes lignes typiques du caractère aux principaux malades successivement observés et décrits jusqu’ici par tous les docteurs de la physiologie analytique , depuis Sénèque Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/231 planche XXXVIII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/235 planche XXXIX jusqu’à Bollioud-Mermet, différent cependant énormément de leurs ancêtres par une foule de petits dadas inconnus autrefois et de formation très moderne.

On a toujours pu diviser les amateurs de Livres en trois catégories bien distinctes : les Bibliophiles ou collectionneurs éclairés, bien qu’essentiellement vaniteux ; les Érudits ou curieux de littérature, aimant les livres plus ou moins bien vêtus par pure passion de commerce intellectuel, et enfin les Bouquineurs ou Bibliomanes, véritables acquéreurs hystériques et boulimiques, préférant, dans leur rage de possession, la quantité à la qualité et s’en allant sans discernement, sans besoin et sans goût, recueillir tous les vagabonds, mécréants et récidivistes qui errent, lamentables et sans état civil, le long des quais ou dans des échoppes noirâtres des quartiers retirés.

Le Bibliophile, proprement dit, offre aujourd’hui différents aspects et expressions dont la taxologie la plus fine aurait quelque peine à diviser les nuances. J’indiquerai cependant le grand Bibliophile ou Bibliophile par tradition, homme judicieux et madré, véritable sénateur du genre riche, qui n’opère généralement que dans le vieux, et n’admet d’ordinaire dans ses vielles armoires que les nobles armoriés, héritages des grands maîtres du passé. — Ce Bibliophile traditionnaire n’achète que deux ou trois livres modernes par année, encore le fait-il avec une légère moue de dédain et la vague inquiétude de faire un mauvais placement. Ce qu’il lui fait, sous l’apparence d’un culte aristocratique pour les livres en belle condition de reliure et à provenance célèbre, ce sont des valeurs négociables et aisément transmissibles ; aussi ne recherche-t-il que les volumes à la marque de Mme de Pompadour, de la princesse Palatine ou de la comtesse de Verrue ; les ouvrages habillés par Trautz-Bauzonnet, par Purgold ou même par Cuzin, relieur à la mode qu’il daigne protéger… Ne lui parlez point de Lortic, il l’égratignerait jusqu’au maroquin. — Le Bibliophile traditionnaire est, avant tout, libre échangiste et possède un flair exquis pour « enrosser » ses congénères ; chaque jour il épure sa bibliothèque et augmente la valeur de son capital engagé ; il troque, il troque à outrance, et il truque aussi ses dix-huitième siècle à l’aide de tous les états de gravures et essais d’artistes qu’il a pu rencontrer. — C’est un habile et heureux homme, il est tiré à petit nombre d’exemplaires, et par conséquent très recherché et estimé, aussi bien au passage Choiseul qu’au passage des Panoramas. — Il fait peu relier de livres, mais, si cela lui arrive, il ne se met pas en frais d’imaginative, il reste traditionnaire ; c’est-à-dire qu’il fera composer ses plats à la du Seuil ou dans la manière rocaille de Derôme ; il ira jusqu’à prôner la façon janséniste et pensera avoir fait œuvre absolue d’artiste et de trouveur en commandant pour Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/241 planche XL ses dix-neuvième de superbes maroquins pleins, très écrasés, à sept, huit ou neuf ou douze filets.

— À côté de ce type très vivant, souriant et autoritaire, il y a le Bibliophile rétrospectif, sorte de misanthrope, généralement sur le retour, qui tient en grande pitié toute la bibliophilie de ce temps. Pour le Rétrospectif, il n’existe de vrai, de bon, de sérieux, de durable que les seizième et dix-septième siècles ; le reste n’est que piperie, — Avec Louis XIV, le Rétrospectif tire, son échelle du jeu, et il se soucierait d’un exemplaire broché des Contes de la Fontaine, 1762, avec remarques et vignettes hors texte, comme un poisson d’une pomme. — Le Bibliophile rétrospectif vit dans l’ombre et voyage ; on le rencontre à Venise, à Florence, à Vienne, à Londres, à Pétersbourg et à Madrid. Très érudit, très à cheval sur ses deux siècles de littérature française et étrangère, il vérifie un peu partout les textes de ses auteurs aimés et semble très apprécié des vieux bibliothécaires des principales villes d’Europe. Le rétrospectif songerait plutôt à faire ressemeler ses bottes qu’à commander la plus petite reliure ou demi-reliure à un des « piètres » praticiens d’aujourd’hui.

Le Bibliophile Jeune France mérite aussi d’être signalé ; il frise la cinquantaine et porte beau, étant resté gant-jaune dans toute la force de l’expression. Très disert, et même un peu pompeux, il analyse ses conquêtes romantiques avec des gestes de mirliflor de Gavarni ; à ses yeux le soleil ne s’est levé sur la France littéraire qu’aux approches de 1828 ; avant tout était chaos. — Après 1850, Apollon, à ses yeux, disparaît de l’horizon ; plus rien, sinon lui, debout entre ses deux soleils, ramassant les débris originaux de la Grande épopée des lettres… Il vous dira ses richesses, ses pièces inconnues, ses brochures introuvables, et son incomparable collection poétique : — « Tout Hugo, Monsieur, tout Gautier, tout Musset en éditions originales ! et ajoutez à cela le Conservateur littéraire, l’Anglais mangeur d’opium, le Livre d’amour, le Télégraphe… les pièces les plus rares, je vous le dis. » — Le Jeune France relie peu, il cartonne ; il se confie à Lamardeley, « le seul qui proscrive la colle ! » Pas de reliures pleines… Ah ! si Thouvenin était là, il ne dit pas… et encore , les marges ; voyez-vous, la couverture, le dos, tout cela doit rester intact... le cartonnage sur brochure, tout bêtement, il n’y a que cela ; on y gagne au double, croyez-moi ! » — Le Bibliophile Jeune France est assidu à l’hôlel Drouot les jours de vacations romantiques ; il tâte le pouls des convoitises humaines et tient bulletin des prix. Il se prépare à lancer son catalogue un jour ou l’autre, quand le moment lui semblera propice et que la Romanticomanie battra son plein.

Autre type : le Bibliophile qui n’a point de libres, tirage à grand nombre de spécimens. — Jeune homme Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/247 planche XLI Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/251 planche XLI de robe ou de négoce, actif, remuant, malin comme un singe, assoiffé de relations, membre de toutes les associations de bibliophiles, bien que payant mal ses colisations. — Assidu aux cénacles des amateurs militants, il va, il vient, il tranche, il s’impose sur toutes les questions ; nul mieux que lui ne distribue l’éreintement sur les nouveautés parues… « Tel livre, mon cher,…, une ordure ; je ne le prendrais pour rien au monde… » et le voilà parti, ne ménageant rien ni personne, en aveugle et en sot. Au surplus, prenant souvent le Pirée pour un homme et une taille-douce pour un relief. Pour toute bibliothèque, ce vibrion tapageur possède tout au plus un Dalloz ou son Grand-Livre d’affaires, encore son caissier est-il seul à le connaître. — Les journaux disent de lui: M. X…, le délicat bibliophile, le curieux et le fin connaisseur… — C’est exquis, n’est-il pas vrai ?

J’ajouterai encore à ces minuscules croquis le Bibliophile bibliotaphe qui emmagasine des livres avec soin, les enveloppe de blanc papier, les ficelle et enfouit le tout dans de profonds placards, bien ; l’abri des regards, pour les laisser dormir jusqu’à l’heure ou les trompettes de la renommée sonneront l’hallali des folles enchères. — Celui-ci ne se contente pas d’un seul exemplaire, il fait main basse sur les différents papiers de luxe d’un même ouvrage pour laisser vieillir comme bon vin en cave, dans la solitude de sa boutique.

Mais ce sont-là, me dira-t-on, des Bibliomanes dans toute la force du terme ! — Non point, ce sont des figures caractéristiques de bibliophiles à la mode, et nullement mésestimés en ce siècle d’argent ; tous agiotent et tous suivent les fluctuations de la bourse des Livres avec la passion du joueur. Sur cent de ces amateurs, moins spéculatifs que spéculateurs, plus de moitié affirmeront que c’est porter atteinte à la beauté d’un livre que d’y porter un couteau profane ; d’autres prétendront que le livre est un joli bibelot, et que le vrai collectionneur doit être joaillier et regarder ses bijoux sous vitrine sans en faire jouer les agrafes. Ceux-ci, enfin, plus ingénieux, diront que, à l’exemple des collectionneurs de vieilles faïences qui ne dînent pas dans leurs assiettes de vieux Nevers et se garderaient bien de servir le potage dans des soupières de Rouen, à la corne, les véritables amis des livres ne doivent pas lire les auteurs dans de belles éditions. Ceux-là, plus carrés encore, insinueront qu’un véritable amateur ne saurait être un érudit.

Ce sont en effets théories du jour, et les complaisants s’exclament et se pâment. J’accorderai sans indignation que tous ces lions de la bibliophilie ne sont pas absolument des bibliomanes, que ce qualificatif ne convient point à leur dandysme, et qu’il est urgent de leur trouver une autre appellation ; nommons-les donc, si bon vous semble, des Biblioscopes ou Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/257 planche XLIII contemplateurs de livres sans les ouvrir. S’il me fallait composer pour leur usage des Ex Libris et des Armes parlantes, à l’un je proposerais une Main, à index levé sur fond d’or, avec la légende Noli me tangere. — Pour l’autre j’imaginerais un Marteau de commissaire-priseur ailé, sur champ d’azur, en bas un livre avec la devise du surintendant Fouquet : Quo non Ascendam ! — À celui-ci, j’indiquerais l’inscription : Ite ad vendentes, et enfin, aux nombreux amis des livres brochés non coupés, cette aimable mention sur feuillet de garde : Sicul erat in principio.

La plupart des singuliers monomanes dont je viens d’ébaucher l’esquisse sont, en quelque sorte, des traitants de la bibliophilie ; ils possèdent une bibliothèque par genre, comme tant d’autres ont une maîtresse en titre par bon ton, apportant plus de vanité que d’amour à l’entretenir avec luxe, et ne professant envers leurs livres que cette passion froide des galantins sans tempérament, lesquels n’ont de bonnes fortunes que pour la montre. Certes, ils mériteraient, si le cas était moins pendable, qu’un amoureux sincère confisquât en sa faveur leur trésor, comme on souffle sa belle au parvenu ridicule qui n’en fait qu’ostentation.

Le Bibliomane bouquineur est, — on doit en convenir, — peut être plus digne d’intérêt et d’observation que les maniérés du livre que nous venons d’entrevoir. Lui, au moins, c’est le don Juan des quais et des petites bouquineries; il ne se montre point difficile en ses transports et tout lui est bon , car en réalité, pour certains esprits , tout peut être intéressant, bien que bizarre, singulier ou paradoxal. Le Bouquineur est bohème dans sa manie, et fait preuve d’une fougue toujours inassouvie, il trousse toutes les cottes de veau fauve ou les cottes de basane salies par la poussière ou les intempéries ; il passe de la brochure à la demi-reliure ravalée, du libelle au dictionnaire, de l’eucologe au grimoire, du roman à l’histoire, mais partout il picore dans le texte ; il furette à la table, il effleure les préfaces, il goûte à tout ; il possède dans son crâne toute une bibliothèque incohérente, et sa maison est une tanière où les livres montent à l’assaut des corniches avec le désordre et le tohu-bohu d’une prise de ville moyen âge crayonnée par Gustave Doré. C’est à cette classe des Bouquineurs qu’appartenait l’illustre notaire honoraire A.-M.-H. Boulard, écrivain aujourd’hui inconnu, bien qu’auteur de plus de quarante publications diverses, et qui avait encombré ses divers immeubles d’environ trois cent cinquante mille volumes achetés à la toise sur les quais de la Seine.

Le Bibliomane bouquineur se garde soigneusement de faire relier ses livres ; peu lui chaut qu’ils présentent l’aspect le plus sordide ou le plus lamentable ; il conserve les dos brisés, les coins délabrés, Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/263 planche XLIV

Pl. XLV
155
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

(Genre xviiie siècle. Quatre filets parallèles, dentelle fers ajoutés, remplissage au fer gravé.







v. champs, relieur.
bibliothèque de m. x.
planche XLV les peaux lacérées, les ouvrages sans pièces de titre,

les couvertures jaunies par l’humidité ; c’est un ramasseur, non pas un conservateur. Je pense même qu’il aime à vivre avec des jouissances olfactives particulières dans son logis empuanti par l’odeur âcre des papiers fermentés, des basanes décomposées et des cartonnages dévorés par les mites. C’est le Diogène du genre ; il soutient que l’habit ne fait pas le moine, aussi ne connaît-il ni tailleur ni relieur. On doit parfois, à ce type falot, de curieuses petites découvertes, soit pour l’histoire littéraire, soit encore pour l’étude bibliographique. C’est un heureux innocent, un excentrique, mais nullement un inutile.


En dehors de ces divers fantoches, il existe à Paris, en province et à l’étranger des érudits ou des curieux de belles-lettres anciennes et modernes, amis des beaux livres, des éditions soignées, des fines illustrations, véritables amoureux des richesses qu’ils amassent chaque jour, et dont tous les loisirs sont employés à la lecture, à l’observation ou à l’arrangement de leurs coquettes bibliothèques. Ce sont ceux-ci qui composent le grand public sain, sans pose et sans manières affectées auquel je m’adresse ; ce sont là les seuls aimants et aimables bibliophiles, les jeunes, les ardents, les enthousiastes, si dévotement à genoux et aux petits soins devant ce qu’ils adorent, qu’ils seraient capabJcs d’enjalouser à la folie le cœur même de leurs légitimes épouses.

Ici sont des poètes, des artistes, des lettrés, des clercs de basoche, des robins, des procureurs, des légistes, des mondains démondainisés, des châtelains solitaires. Ici également se rencontrent d’honnêtes et élégantes dames et damoiselles, Muses de la bibliophilie délicate , passionnées pour leurs livres favoris qu’elles se plaisent à vêtir de maroquin, de velours et de soie. Ceux-là et celles-ci sont touchés de la grâce ; ils ont le plaisir de posséder, le désir de rechercher avec discernement et goût, et l’intime jouissance d’alimenter leur esprit d’œuvres charmantes et quintessenciées, dévorées dans la caressante sensation d’une belle typographie, au bruit joyeux du papier de Hollande et des gardes remuées, tandis que leur toucher même est caressé par la douceur lisse des maroquins polis ou l’onduleux moirage des tabis.

Ce sont les sages et les heureux ! — tout le long de leurs murs tapissés de livres, ils passent et repassent, l’œil flatté, ébloui, enliessé par le chatoiement des couleurs et la diversité des tons de reliure ; ils retrouveront là tous les amis connus, à l’aide desquels, les soirs d’hiver, les heures se sont envolées si légères et si brèves dans l’emparadisement de l’imagination. Au seul titre d’un volume, ils tressaillent, évoquant toute une affabulation romanesque, relevée par la magie d’un Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/273 planche XLVI style enveloppant et chaleureux comme un cordial ; puis ici et là, devant quelques minces plaquettes, ils sourient au souvenir d’analectes fous ou de drôleries saupoudrées d’atticisme.

Jamais ils ne se lassent de cette inspection passée sur le front des troupes de toutes classes, dont ils aiment à apprécier les tomaisons comme des compagnies et les différents styles comme divers régiments. Ici, les encyclopédistes forment la Vieille Garde; là, les conteurs du siècle dernier se groupent comme des Chevau-Légers ; plus loin, les bibliographes miment l’Intendance générale, et les historiens la légendaire Artillerie. Et chaque jour, l’amoureux inspecteur des livres revient s’assurer de la bonne tenue de son petit corps d’armée littéraire ; il prend, selon son humeur, tel ou tel « enrégimenté », le considère, le retourne, l’époussette d’un tour de main, et parfois tombant sur un siège, la cigarette aux lèvres, l’esprit aéré de bien-être, l’âme heureuse, il se laisse aller à questionner au hasard le petit fantassin spirituel qu’il s’est amusé à tirer du rang sans y songer tout d’abord.

Pour celui-ci, la journée passe vite, il vit pour et par ses livres ; dès le malin il compulse les catalogues à prix marqués ; il analyse les vacations d’une vente future, il prend des notes pour en enrichir ses ouvrages, il consulte ses cartons d’eaux-fortes, ses dossiers d’autographes et se rend au quartier général de ses volumes brochés pour en préparer quelques-uns à la cérémonie du Sacre, c’est-à-dire au Relieur. Mais pour notre fin bibliognoste, la chose n’est point banale ; il entend que chacun de ses livres ait tous les sacrements : belles épreuves, portraits d’auteur, autographes si possible, articles de journaux le concernant, caricatures, vignettes diverses, etc.; il dispose le tout en ordre pour être avec soin monté sur onglets, et il recommandera très expressément, en outre, qu’on lui ménage des gardes blanches pour les documents à venir et les annotations probables.

Il ne fera relier en plein que les volumes hors ligne, les généraux de la littérature munis de tous leurs titres, ornements et décorations ; les auteurs de second ordre seront désignés pour une demi-reliure solide, en maroquin ou chagrin poli, avec coins et à peine ébarbés sur les marges ; pour les romans de valeur, un cartonnage en toile ou en tissu original avec titre bien poussé sur la pièce et gardes blanches ou japonaises. Il ne laisse rien au hasard et saura guider son relieur, quoi que celui-ci puisse dire ; il imposera tyranniquement sa volonté, mais sans toutefois montrer trop de hâte ou d’impatience pour rentrer en possession de son bien dans la quinzaine suivante.

L’amateur saura se passer de tout conseil sur la question, mais cependant il n’apportera aucun amour propre à reconnaître qu’on peut être connaisseur sans Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/279 planche XLVII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/283 planche XLVIII être artiste, de même qu’on peut être très bon amateur sans être précisément connaisseur.

Le Bibliophile artiste — rara avis — est généralement doublé d’un bibelotier fureteur, et n’aime à suivre que son instinct et son tact visuel. Non seulement il se plait à concevoir sa bibliothèque de telle façon que chacun de ses livres doit exprimer par sa décoration extérieure l’esprit même de son texte, mais encore n’entend-il point passer sous les fourches caudines de la routine et pense-t-il qu’il existe d’autres vêtements pour le livre que l’éternel maroquin, le veau, le chagrin et la toile dite à l’usage des relieurs. — Il possède la science, dans ses flâneries du bric-à-brac, de dénicher de jolies soieries anciennes d’un ton doux, harmonieux, tendrement flétri ; des velours de Gènes à petites fleurettes, des peluches fines comme peau de pêche, et des cuirs souples, patinés par le temps et frappés d’adorables arabesques. Tous ces lampas, ces satins brochés à ramages, ces Bariga de l’Inde, ces légers tissus de Brousse, ces buratines de Perse, ces damasseries et ces brocatelles, le Bibliophile artiste sait en tirer parti ainsi que de toutes les merveilles du Japon : cuirs, papiers, crépons, laques et émaux.

Le Connaisseur, lui, n’a pas l’étoffe d’un coureur d’antiquités ; il est plutôt entraîné à enrichir l’intérieur de ses livres ; c’est un raffiné collectionneur d’épreuves d’artiste et d’avant toute lettre et toutes choses. Il recherche, pour l’ornementation de ses éditions modernes tous les états des gravures, les premiers tâtonnements du burin ou les morsures originales des eaux-fortes ; il compte dix épreuves du même cuivre avec grand ou petit biseau, remarques de graveur et états successifs ; il va même jusqu’à acquérir les fumés des gravures sur bois, les croquis originaux et reste, et, après avoir soigneusement classé toutes ces pièces, il appelle son relieur, avec lequel il aura une longue conférence qui aboutira à un maroquin plein ou à une simple demi-reliure à dos uni.

L’Amateur, qui ne peut se dire ni connaisseur ni artiste, est en général le souscripteur désigné des grands papiers, des whatman, des chines et des japons : il y trouve tout ce que peut lui donner l’éditeur, beau papier, belles marges et épreuves de gravures de premier choix ; passionné pour la reliure, il a hâte que tous ces nouveaux venus soient vite et somptueusement vêtus ; il fait donc élection d’un praticien célèbre et s’en remet en toute confiance à lui pour le bon goût et la disposition à apporter dans ses maroquins et ses doublures, — L’Amateur simple enfin, pour terminer la série, forme majorité dans la République des Bibliophiles ; c’est le plus souvent un affairé et un indolent à la fois ; tout en lisant et en aimant sincèrement ses livres, il est de la classe des propriétaires qui s’abandonnent aux hommes d’affaires et aux Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/289 planche XLIX architectes. C’est lui qui dira à son relieur: « Ce que vous ferez sera bien fait…, mais ne me le gardez pas trop longtemps. » — Toute l’esthétique bibliopégistique de l’amateur simple est également dans cette phrase vaniteuse à ses collègues, lorsqu’il est question de la reliure des livres : « C’est Cuzin qui me relie, Maillard qui me dore, Champs qui fait mes demi, et Carayon qui me cartonne. » — Tel un ancien dandy du boulevard de Gand citait Staub, Hartmann et Dusautoy.

Un bibliophile qui a souci de l’intégrité de ses volumes ne se presse jamais de les vêtir avant le temps opportun ; l’expérience lui aura appris qu’un ouvrage est à jamais perdu lorsque la reliure est faite trop tôt après son apparition, — L’encre typographique demande à sécher et à s’imboire dans le papier, sans quoi, il y a maculage indélébile. — Un observateur n’a plus à apprendre que les papiers de Chine et du Japon sèchent presque aussitôt et qu’il n’y a pas péril à les confier tout de suite à l’ouvrier bibliopégiste, mais il n’ignore point non plus que l’impression sur vélin réclame au moins une année de stage dans sa brochure originelle, et que le papier de Hollande ou de fil, plus réfractaire encore à l’assimilation de l’encre, ne peut être livré en toute confiance au relieur que trois ou quatre années après l’impression. — Il y a bien les feuillets de décharge, mais n’en parlons pas.

Cette dernière partie du dix-neuvième siècle aura vu défiler une prodigieuse série de physionomies d’amateurs divers ; un livre entier ne serait pas de trop pour exposer minutieusement la variété incroyable des toquades dans l’amour du bouquin. — L’ouvrage pourrait être intitulé Physiologie des heureux, car, à de rares exceptions, les amateurs de Livres semblent posséder dans leurs bibliothèques presque tous les talismans et divers atouts de la vie fortunée et souriante.

Après cette étude sur les Mécènes de la Reliure, prestement enlevée, et fixée ici en premier état de morsure, sans retouche de pointe, ou de burin, j’aborderai enfin la Reliure en elle-même sous ses aspects plus ou moins sérieux, passant dans une causerie intime du plein janséniste austère à la coquette frivolité du cartonnage d’art. Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/295 planche L Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/299 planche LI



DE LA RELIURE PLEINE


ET


DE SES VARIÉTÉS


En lisant le rapide précis historique sur la Reliure française placé en tête de ce volume, on a pu se convaincre qu’à chaque siècle, la Reliure a suivi les transformations du Livre en s’identifiant entièrement au caractère qu’il exprimait, — La Reliure étant le costume du Livre et devenant sujette de tous les caprices de la mode, aussi bien que le vêtement individuel, il est logique qu’il en ait toujours été ainsi.

Cependant, après Thouvenin et ses successeurs directs, l’ajustement du Livre cessa de suivre l’inspiration qui régit tous les arts somptuaires ; on ne s’efforça plus de transfigurer la décoration extérieure des ouvrages nouveaux, la recherche s’arrêta ; on vécut du passé sans innover quoi que ce soit.

C’est que, on ne saurait trop le dire, les grands Amateurs font les grands Relieurs ; c’est à ceux-là qu’il appartient toujours d’apporter sans cesse un renouveau dans l’expression des vêtements du Livre, et les amateurs de ce siècle, n’étant plus à la taille des Grolier, des Lavallière et des d’Hoym, laissèrent péricliter les grâces artistiques et les gentillesses de la forme, pour ne songer qu’à la perfection de l’œuvre matérielle et au corps même de l’ouvrage.

À part quelques relieurs insuffisamment connus, qui comprirent qu’un livre moderne ne peut être relié que d’une façon toute moderne, à part aussi quelques artistes qui s’ingénièrent à faire éclore dans la bibliophilie la Reliure allégorique ou Reliure parlante, l’art de la Bibliopégie n’a produit dans sa généralité rien de nouveau et d’éminemment dix-neuvième siècle Les relieurs de pleins, depuis soixante ans, sont resté stationnaires dans l’ornière du passé, copiant ou recopiant toujours, mêlant les styles, créant un genre bâtard sans originalité absolue, pataugeant dans la routine sans arriver à en sortir dans une splendeur et une grâce de régénération inédite ou inattendue.

Très peu de praticiens semblent avoir saisi cette Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/305 planche LII vérité que la Reliure est une manière de préface du Livre, qu’elle doit, en attirant le regard de son possesseur, évoquer à ses yeux l’esprit, le style, l’humour ou la fiction même de l’ouvrage qu’elle recouvre. La Reliure emblématique, bien entendue et délicatement ouvrée, eût été la Reliure véritable de ce siècle où la diffusion des genres et des talents confond trop aisément le jugement des amateurs.

Tandis que de l’extrême Orient nous arrivent des formules d’art nouvelles, d’un superbe relief et d’une perspective saisissante, apportant une flore exquise et une ornementation pleine d’enlacements, de volutes, d’enroulements, d’accessoires et de figures d’un faire d’une si grande élégance ; tandis que la Chine, le Japon, la Perse nous envoient des décors d’une science innée et d’une richesse incomparable de détails et de coloris ; alors même enfin que chez nous nos peintres et dessinateurs s’efforcent de renouveler les vieilles factures, MM. les Relieurs, confits dans la tradition, momifiés dans le trantran du métier, imitent à qui mieux mieux les guillochis de Le Gascon, les dentelles de du Seuil ou les incrustations rococo de Dérôme.

Je ferai néanmoins quelques exceptions, et non pas en faveur de ceux qui passent pour les maîtres contemporains ; j’accorderai à MM. Marius Michel une remarquable exécution dans tout ce qu’ils touchent et une incontestable bonne volonté pour sortir du convenu et des plagiats banaux ; je conviendrai que leur dorure est parfaite, leurs livres bien montés et doublés avec goût, je ne ferai point à MM. Cuzin, Motte, Thibaron et Joly, Chambolie-Duru, Allo, Gruel et Engelmann l’injure de discuter leur mérite, d’autant mieux que je n’ai pas mission pour cela : tous ces praticiens connus et dignes d’estime et d’attention ont une maëstria infinie dans leur genre, et d’aucuns d’eux sont de réels artistes ; il n’en est pas moins vrai qu’ils demeurent encore dans le lieu commun des compositions ressassées et que leurs essais de modernité ne sont que tâtonnements timides qui ne révolutionnent point un art dont ils sont cependant les plus célèbres représentants.

À côté d’eux, dans la pénombre de la publicité, je vois de plus modestes praticiens, très épris de leur métier et rêvant de l’ennoblir et de le distinguer davantage : tel est M. Amand, relieur doreur, qui depuis plus de quinze ans lutte pour le triomphe de ses idées et qui n’est suivi que par un petit nombre de fidèles et de curieux, amis de la fantaisie originale. — Je ne discuterai pas la facture des ouvrages de M. Amand, le poussé de ses dorures, la perfection de ses dos, l’équerre de ses plats, l’élégance de ses nerfs ou le poli de ses maroquins ; dix de ses confrères viendraient m’affirmer que c’est une mazette que je répondrais encore : « Je ne m’en soucie mie. »

Ce que je sais, c’est que maître Amand, tout en Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/311 planche LIII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/315 planche LIV reliant très honnêtement et très artistement, est un des ouvriers contemporains qui ont montré le plus d’efforts et d’ingéniosité réelle pour créer la reliure pleine, allégorique ou emblématique, dont je parlais tout à l’heure. À toutes les Expositions qui ont eu lieu depuis une vingtaine d’années, on a pu toujours voir ses conceptions de mosaïques gracieuses en rapport avec le texte du volume : des bouquets, des oiseaux, des attributs variés, des personnages même en maroquin de différents tons, majestueusement campés sur les plats avec une mignonne répétition du sujet sur le dos. — M. Amand eût mérité vingt fois les encouragements des différents jurys, mais tous les braves gens qui composent ces sortes de commissions sont traditionnaires eux aussi, très fermés aux idées d’art léger, au progrès qui brise les formules, et ils pensent dans leur étroitesse bourgeoise que sortir du convenu c’est aussi offenser les convenances. — Il est regrettable que M. Amand ait été frappé d’une brutale hémiplégie qui lui interdit momentanément tout travail personnel ; ses ouvriers seuls sont là pour imiter ses jolies combinaisons de mosaïque, et de plus il est assez heureux pour pouvoir les guider chaque jour dans leurs travaux.

Un autre relieur, qui me fut révélé tout dernièrement par des ouvrages en mosaïque d’une grande hardiesse de conception et d’une exquise ordonnance de dessin, est M. Lucien Magnin, de Lyon. C’est là un moderne dans toute l’acception du mot, et si ce praticien était plus maître de lui dans l’art de la dorure, si ses fers étaient mieux poussés, ses roulettes plus parfaites, on pourrait le proclamer un des meilleurs relieurs français de ce temps. Je ne veux pas désespérer de le voir atteindre au comble du bien fait et de l’originalité.

C’est que rien n’est plus malaisé et plus rare que d’obtenir une reliure pleine, idéale de perfection. Il convient que les plats présentent une légère cambrure ou convexité et qu’ils viennent s’appliquer exactement sur les gardes, il faut que la couture soit faite sur nerfs fendus et très soignée, c’est-à-dire à trois cahiers, que l’endossure soit irréprochable et que les cartons soient confectionnés avec une exactitude mathématique ; car, ainsi que le dit bon Lesné en son poème :

Un Livre sur tous sens doit se trouver d’équerre,
En tête, en queue, au dos, aux mors, à la gouttière.

De plus, si l’on veut conserver les tranches sans dorure, il est nécessaire que les marges soient à peine effleurées, et non pas au grattoir, de manière que les témoins demeurent intacts. — Aujourd’hui, la plupart des amateurs font dorer leurs livres sur brochure, c’est-à-dire que la dorure s’attaque seulement aux tranches débordantes sans toucher aux feuillets que la pliure a mis en retrait ; cette méthode a du bon en ce sens qu’elle conserve entièrement les beaux ouvrages Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/321 planche LV modernes, mais je la trouve parfois poussée à l’excès et je me permets souvent de regretter le temps des belles dorures sur tranches pleines et guillochées, ou encore ces moirages qui se lisaient dans les dessous des dorures, quand les tranches, à l’ouverture des volumes, se trouvaient en oblique. — Lesné, semble aussi, le brave homme ! regretter cet art perdu :

Quelquefois sur les tranches on peint des paysages,
Des miniatures même et mille autres sujets,
Qui ne sont apparents qu’en courbant les feuillets ;
Mais on cultive peu ce charmant art en France.

La description pratique de tous les soins que nécessite une belle reliure pleine nous entraînerait ici à la dérive assez loin de notre chemin, et je me suis bien promis de ne pas descendre jusques à l’atelier. Je tiendrai donc parole et laisserai à d’autres le plaisir de détailler tous les petits côtés de fabrication qui concourent à la principale qualité d’un livre relié en plein, c’est-à-dire à ce qu’il s’ouvre largement, sans qu’on le viole en lui brisant le dos.

La couleur des maroquins ne doit pas être étrangère au sujet traité, surtout si la reliure est janséniste ; aussi différents amateurs ou bibliothécomanes ou bibliotactes ont-ils adopté une règle pour la couleur à donner aux vêtements du livre, suivant la nature des ouvrages. — Pour la Théologie, l’Écriture sainte, la Liturgie et les saints Pères, ces singuliers ordonnanciers admettent le noir, le violet, le lavallière, le grenat ou la basane fauve, jaspée dans le bon genre ancien.

Pour la jurisprudence, lois, codes, traités de droit, ils recommandent le noir, le fauve, le marron. Aux sciences et arts, philosophie, politique, morale, beaux-arts mathématiques, etc., ils conviennent d’adapter le vert ou le bleu très foncé, la tête de nègre ou le rouge sombre. — Le bleu éclair et le vert émeraude reviennent plutôt, disent-ils, aux belles-lettres, aux romans et à la poésie faite d’azur et de perspectives champêtres. L’histoire et la géographie doivent être drapées, selon eux, dans le rouge ou dans le vert olive ; l’art militaire prend enfin les trois couleurs : rouge, vert, bleu.

Quelques collectionneurs mettent les couleurs en rapport avec les puissances étrangères ; ils accordent le rouge à l’Angleterre et à la Turquie, le bleu foncé à la Prusse, le vert foncé à la Russie, l’orange à l’Espagne, le vert clair à l’Italie, le blanc au Pape, le jaune foncé à la Hollande, le bleu clair à l’Autriche, et le chrome fauve à la Belgique. C’est là une classification assez difficile à mettre en pratique ; pour moi, je préférerais, lorsque certains ouvrages expriment une idée patriotique nettement définie, les relier en telle couleur qui conviendrait et pousser le titre sur plusieurs pièces de maroquin habilement mosaïquées à l’imitation du drapeau national.

Charles Blanc, dans sa Grammaire des Arts

Pl. LVI
193
LA RELIURE MODERNE







RELIURE MAROQUIN

―――――

Feuilles de roseau contournant le plat, fer ajouté.

Éventail mosaïqué ainsi que la fleur de pêcher, les boutons et la mouche.

Bois de l’Éventail, également mosaïqué.

Exécution aux filets droits et courbes, et points.

Travail original et création de l’artiste-relieur.

Dos : Fer Éventail mosaïqué.







amand, relieur
bibliothèque de mme ed. rouveyre.
planche LVI Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/331 planche LVII décoratifs, a finement indiqué ce qui convient à certains

ouvrages : « Plus le livre est scéreux, dit-il, plus il est séant de lui faire un vêtement simple en sa dignité. Les coquetteries de la dorure, les entrelacs, les mosaïques, les tranches gaufrées et ciselées, ne vont point, il me semble, à un Montaigne, à un Pascal, à un Bossuet. Les philosophes, les moralistes, les docteurs en théologie ou en droit, seraient surpris de voir leurs œuvres habillées de tons voyants, enjolivées de dentelles, ornées de fleurs à la Grolier. Un ton noir ou un ton brun, raisin de Corinthe, pas de dorures, tout au plus quelques filets à froid, une peau de chagrin non écrasée ou du maroquin non poli, une tranche-file unie et sombre : voilà quels sont les traits distinctifs de la reliure janséniste. »

« En toute chose, le goût est inséparable du sentiment de la nature, dit encore Charles Blanc, et de même que le secret d’ennuyer est celui de tout dire, de même, il y a quelque chose de pédantesque et de désobligeant pour l’esprit dans l’étalage d’une érudition facile et par cela même banale.

« On ne peut comparer cette sorte d’affectation qu’aux fantaisies de certains amateurs, qui, pour marquer une connexion entre la couverture du livre et son contenu, cherchaient une fine allusion dans le choix des peaux dont ils faisaient recouvrir les cartons de leurs reliures. Le bibliophile Dibdin, dans son Voyage bibliographique parle d’un Livre sur la chasse, qui avait été intentionnellement relié en peau de cerf ; d’une histoire de Jacques II par Fox, qui était recouverte en peau de renard (parce que fox en anglais signifie renard), et d’un Traité d’anatomie que le docteur Asken avait fait relier en peau humaine. »

Ce sont là des excentricités si l’on veut ; mais, à l’avouer franc, je les préfère aux pauvres banalités courantes, et je prise fort cet amateur anglais qui, apportant toute sa logique à assortir l’habillement à la chose habillée, avait fait graver un grand nombre de fers symboliques pour les diverses catégories de ses livres. Ces figures étaient poussées sur les plats et les dos de ses volumes, et, avant même qu’on les ouvrît, on connaissait l’esprit de ses ouvrages. Il avait réservé un caducée pour les œuvres des orateurs, un trident et des aplastres pour les livres concernant la marine et la navigation ; un hibou, image de l’oiseau cher à Minerve, était estampé sur les écrits des philosophes ; sur les œuvres théâtrales, il frappait les deux masques, tragique et comique ; un serpent enroulé autour d’une baguette servait de vignette aux productions de la médecine, le bonnet phrygien décorait les écrits révolutionnaires, une lyre revenait aux poètes, un oiseau aux romanciers ; quelques pièces d’écus brillaient sur le flanc des livres de finance.

Il y a ici plus de bon sens que de folie, car la Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/337 planche LVIII Reliure ne saurait être trop emblématique ; la bibliothèque d’un Amateur, qui est digne de ce nom, ne doit ressembler à aucune autre. De même que le vêtement est non seulement l’habillement du corps, mais encore des idées, l’enveloppe des livres ne peut que refléter la personnalité de leur possesseur. Le bibliophile qui se pourvoit chez son libraire d’ouvrages tout reliés plus ou moins vulgairement est indigne de prétendre à l’amour des livres ; un sincère passionné doit rêver à la décoration de ses chers volumes comme les tendres amants rêvent à la toilette de leurs maîtresses, de la chaussure au corsage, de la jupe au chapeau. — S’agit-il de vêtir un poète favori, le bibliophile ne songera pas à la confection sur mesure, il s’adressera à un tailleur assez intelligent pour saisir et bien exécuter ses volontés ; il arrêtera toutes les parties du costume, la décoration, des plats et les petits fers des entre-nervures ; il choisira sa doublure, la soie de ses gardes et le papier de ses contre-gardes, et il aura le bon goût de ne jamais se laisser aller à faire frapper ses initiales, en quelque coin que ce soit, s’il ne possède pas d’armoiries familiales ou d’allégorique vignette à devise.

C’est aux hommes de lettres et aux bibliophiles artistes que l’on doit tout le progrès qui ait été réalisé au cours de ce siècle dans la décoration extérieure des livres ; ce sont eux qui se sont ingéniés à recouvrir superbement les œuvres de la pensée, chacun en apportant sa note, son idée, son invention spéciale. Je citerai M. Philippe Burly, un chercheur par excellence dans le domaine du beau, du curieux et de l’original ; l’un des premiers, il s’est avisé d’enchâsser dans des couvertures de maroquin du Levant d’admirables plaques d’émail cloisonné dues à la grande habileté de son ami Claudius Popelin. Je n’ignore pas que c’est une innovation de la bibliopégistique du moyen âge qui savait encadrer des émaux de Limoges au milieu de ces chefs-d’œuvre de reliure qui rentrent dans la haute orfèvrerie ; mais encore cette décoration par incrustation dans le maroquin n’est-elle pas divulguée. M. Edmond de Goncourt possède également dans sa merveilleuse maison d’Auteuil une Manette Salomon tirée sur fort papier de Hollande, dont la parure maroquinée est enrichie sur les plats de deux étonnantes plaques d’émail de Claudius Popelin, représentant une Manette toute nue, vue de face sur le plat qui ouvre le volume, à l’état de frontispice, et représentée de dos à l’arrière, en façon de culispice.

D’autre part, il m’a été donné devoir chez M. Champfleury, à la manufacture nationale de Sèvres, un exemplaire hors ligne de son Violon de Faïence dont les deux plats sont presque entièrement recouverts de deux plaques de faïence de Sèvres, spécialement exécutées pour cet ouvrage d’après les allégoriques dessins d’un des principaux artistes de la manufacture. Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/343 planche LIX Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/347 planche L

Ces reliures pleines, avec applications de métaux ou de faïence, sont très difficiles à exécuter, mais généralement, elles offrent un aspect délicieux et d’un joli sentiment d’art qui rompt avec tout ce qui a été fait dans ce genre jusqu’ici.

À l’Exposition do 1867, quelque temps après l’apparition de la Vie de César par Napoléon III, on vit exposés plusieurs exemplaires de cette biographie d’Empereur par un Empereur dans des reliures originales, d’un style romain ou néo-grec, avec des camées et des médailles antiques habilement enchâssés dans de complexes mosaïques de maroquin.

Ce sont des tentatives qui doivent se renouveler, et je ne saurais trop conseiller aux amis des livres une recherche constante dans la variété de leurs reliures. On peut sur les plats des volumes enchâsser l’ivoire, la nacre, l’écaille, les émaux du Japon, les médailles, les pierres gravées, les faïences légères, les bronzes et même des pièces de broderie. — M. Burty n’a-t-il pas fait relier un exemplaire des Châtiments en décorant les plats du volume de deux lourdes abeilles en or brodé qui avaient été prises, je crois, sur le manteau de cérémonie ou sur le trône impérial, au milieu du pillage du palais des Tuileries en 1871. C’est là, on en conviendra, un exemplaire capital et pour ainsi dire historique.

Il est permis à chacun de faire encadrer dans le maroquin d’un livre le portrait de son auteur, soit sur émail, soit peint sur ivoire, soit gravé sur la même matière et encré en façon de taille-douce. On ne fera jamais assez de folies pour les livres, on ne s’ingéniera point trop à les embellir, à les adorner, à les afistoler, à les diaprer, à les historier, à les chamarrer, à les ornemaniser, à les ennoblir enfin sur toutes les coutures. Nous ne saurions trop délicatement payer les doux plaisirs qu’ils nous causent, et les dépenses voluptuaires que nous prodiguons à leur endroit nous reviendront toujours sous la forme des mille enivrements d’une rare suavité. — Pour la complète satisfaction de l’œil, il ne faut négliger aucun soin et tout prévoir, tout ordonner, tout décrire sur la liste minutieuse remise à l’ouvrier relieur duquel on a fait choix.

Les gardes particulièrement méritent d’attirer l’attention. Depuis des siècles on use et on abuse de ces papiers spéciaux dits papiers peigne, ou papier marbré, ou encore à escargots, et j’enrage, à franchement parler, de voir des ouvrages signés par les maîtres doreurs du jour, ornés de ces pitoyables papiers de gardes qui semblent avoir fait leur temps et n’être plus en rapport avec les progrès constants de la papeterie de luxe. Un livre couvert de maroquin et de petits fers, habillé à l’intérieur de ces vilains papiers de corrigés ou de livres de comptes, me fait toujours l’effet d’une grande coquette mise avec un Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/353 planche LXI extrême goût, et dont les dessous démentiraient absolument l’extérieur.

Il faut qu’en ouvrant un volume l’œil soit charmé, ravi, extasié par l’harmonie des tons, par les concordances des gardes avec la doublure et la dentelle même du livre habillé. Généralement cela n’est pas : les gardes de soie, de moire et de satin sont le plus souvent d’une couleur crue, d’une fabrication vulgaire, d’une apparence canaille qui jure tout à fait avec l’ensemble du volume. Cela vient de ce que le relieur le plus habile en son métier ne saisit pas toujours les lois de la délicatesse et de l’harmonie, et que son œil n’a point l’éducation artistique voulue, pour chercher et assortir les gardes. Je conseillerai donc ; tous les amateurs soucieux de posséder une reliure pleine, parfaite en tous points, de ne s’en référer qu’à eux-mêmes du choix des étoffes et papiers , destinés à doubler les habits de leurs volumes.

C’est là une grosse question, car il s’agit de prosrire inexorablement toute la papeterie et la soierie ordinaire qui forment les stocks de magasin de MM. les relieurs. Avant de faire habiller un livre, un bibliophile doit avoir réuni toutes les pièces qui concourront à son costume, et, après s’être fait représenter diverses peaux de maroquin et avoir choisi une nuance qui convient à son goût et à ses projets, après désignation du dessin des plats, des petits fers et de la dentelle intérieure, il lui plaît d’assortir les gardes et les contre-gardes. — À cet effet, l’amateur bibelotier aura toujours dans ses armoires des petits coupons d’étoffes aux tons mourants ou aux riantes couleurs, des soies légères, des tissus Pompadour, des satins précieux, des lampas fanés, des velours ultra-fins, une véritable cargaison de jolies choses ramassées çà et là dans les courses ou les flaneries chez l’antiquaire. Il fera ainsi de merveilleux mariages dans le costume de ses livres, et s’il n’était pas assez heureux pour découvrir l’étoffe ou le ton voulu, je ne saurais trop l’engager à ne rien brusquer et à se contenter momentanément de gardes d’attente faites de blanc papier.

Quant aux gardes ; escargots ou à marbrure, l’ami des livres chercheur n’est pas embarrassé pour les remplacer : soit qu’il s’adresse au Japon, soit à la Chine, soit à l’Angleterre, soit à la France, il est assuré de trouver des petites merveilles, dont il n’aurait eu nulle idée auparavant. La Chine lui fournit des papiers brillants, tout diaprés et constellés de paillettes d’or sur firmament d’azur ; le Japon, plus riche encore, lui donne généreusement mille sujets variés, aquarelles, esquisses peintes sur tissu de soie ou papier à souhait. Les albums anciens ou modernes les crépons, les panneaux, les petits stores, les papier de tenture lui apportent une variété où il n’a qu’à puiser, assuré qu’il est d’admirer, d’admirer sans fin, Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/359 planche LXII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/363 planche LXIII et de trouver des sujets capables de s’harmoniser avec quoi que ce soit. L’Angleterre, très ingénieuse aussi dans ses fabrications, procure à l’amateur des papiers imitant le cuir, le maroquin, le parchemin, le bois, l’écaille, les plaques de bronze et les tablettes d’ivoire, tandis que la France dissimule chez ses marchands d’articles de Paris d’innombrables fantaisies réellement très heureuses ; papiers à l’imitation des soies les plus fines et les plus riches, papiers cuivre, papiers platine, papiers d’argent ciselé, papiers de porcelaine, que sais-je encore ? — Tout trouve son emploi dans la décoration des beaux livres, mieux que ces tant vilains papiers peigne dont on nous crève la vue sans trêve, sous prétexte d’une tradition vieillotte et imbécile.

À l’étranger, sous bien des points de vue, on est moins routinier qu’en France, et sans vouloir porter atteinte à l’incontestable supériorité de notre Reliure française, je ne dois pas craindre de dire qu’on commence à faire de délicieuses reliures pleines en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en Autriche et même en Belgique. — L’Angleterre a compté en ce siècle d’excellents relieurs qui ont laissé de nobles travaux d’une exécution remarquable : Clarke, Lewis, Hering, Holloway, Leighton, Hodge, Austin, Payre, William, Bedford (un fameux celui-là) et Rivière ont fait des élèves qui marchent avec succès sur leurs traces. J’ai pu admirer à Londres très récemment des livres originalement vêtus par deux book binders de marque, MM. Roger de Coverly et Joseph Zaehndorf. Le premier a pour spécialité le veau marbré et porphyrisé, ainsi que le veau raciné (tree calf), et il fait dans cet art qui semble perdu chez nous des reliures d’un tel brillant qu’on jurerait des livres reliés de plaques de marbres ou de planchettes vernies de bois des îles. Ce Coverly fait également le vélin estampé et doré, et il s’en tire avec toute la grâce d’un ouvrier hollandais du dix-septième siècle.

Zaehndorf, qui doit être Hongrois ou Polonais d’origine, fait tout ce qui concerne son état : veau plein, maroquin, peau de truie, parchemins et vélins à dentelles, reliures molles, et il faut avouer qu’il excelle dans tous ces genres. Son fils a composé, il y a quelques années, un ouvrage sur la Reliure pratique et artistique, dont tous les bibliophiles de la Grande-Bretagne pensent le plus grand bien.

L’Amérique se réjouit de posséder Matthews, que les New-Yorkais considèrent comme un demi-Dieu et qu’ils inondent de centaines de dollars, lorsque celui-ci daigne, de ses propres mains, revêtir une belle édition de brown or red maroco. Matthews a créé un genre d’ornementation ; c’est un original, et ses reliures peuvent hardiment se comparer à celles de MM. Marius-Michel, sauf peut-être ce « je ne sais quoi » qui tient Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/369 planche LXIV à la grâce française et qui ne saurait passer les mers sans y perdre son caractère.

Les relieurs allemands font des œuvres évidemment lourdes, mais ils n’ont pas leurs maîtres dans l’art des gaufrages gothiques, et des reliures dans le style moyen âge. — On cite Vogt à Berlin, ainsi que Willhelm Schmith ; — à Munich, où il existe une École de reliure, le nommé P. Attenkofer exécute sur peaux de truie, sur veau et parchemin, des gaufrages dans le style de la Renaissance, qui sont d’une variété et d’un poussé étourdissants. Ce même relieur aime aussi à travailler le parchemin, et à en recouvrir les plats de dentelles et de fleurettes d’or d’une originalité charmante.

La Belgique n’est pas le pays de la reliure ; cependant on estime à Bruxelles les maroquins de M. Schavye qui se plaît à traiter le genre incunable, et l’on montre quelques égards à M. Bousquet qui, en dehors de ses jansénistes, a combiné différents plats gothiques d’une facture digne de remarque.

La France restera toujours le pays des belles reliures pleines, légères, fraîches et gracieuses, d’une sobriété voulue et d’une grande finesse de décoration. Cependant, je le répète, il appartient aux amateurs de réveiller le style de la Reliure et de sortir cet art de son ensommeillement. Ce siècle tire à sa fin sans avoir créé un genre qui lui appartienne. — Que les jeunes bibliophiles, que les ardents se mettent à l’œuvre, qu’ils ordonnent : on leur obéira, et des nouveaux chefs-d’œuvre viendront enrichir l’histoire des beaux livres français ! — Que les artistes de tous ordres ne craignent pas surtout de prêter leur talent à l’enjolivement des livres ! que chacun s’efforce d’inventer ou même de rénover ! que le maroquin encadre les émaux, les bronzes, les médailles, les camées ! que les ciseleurs confectionnent des agrafes et des coins d’argent ! que les papetiers pour reliure sortent de leurs éternels marbres ! que le livre soit gai, en un mot, vêtu de couleurs vives et non criardes, et que son habit à la française reflète toujours l’image de l’idée gauloise ! qu’il éclate et qu’il chante à l’œil les mêmes adorables chansons que nos poètes font doucement bruire en nos cervelles ! Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/375 planche LXV Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/379 planche LXVI



des


DEMI-RELIURES


et de


LEUR CONCEPTION


La « Demi-Reliure d’amateur » est un de ces mots stéréotypés qui, à force de passer dans les catalogues des librairies anciennes et modernes et d’êtro débité par tous les experts de ventes publiques, est devenu formidablement agaçant ; et horripilant. — Ce qu’on entend par la « demi-reliure d’amateur » est ordinairement une vulgaire reliure de veau ou de chagrin à petits mors et à coins, avec dorure sur la tranche supérieure et titre sur double pièce rouge et verte d’un monstrueux effet. — La demi-reliure remonte à la Révolution, c’est la roture de la reliure pleine le vêtement par excellence, la jaquette du livre l’idéal de la Bibliophilie opportuniste, la confection courante agréable et flatteuse, trop souvent mal ajustée au caractère qu’elle renferme ; c’est bien en un mot un type de costume qui sent son origine démocratique, c’est la Reliure sans-culotte.

En vain notre siècle a-t-il inventé les coins de maroquin et les fines nervures, en vain a-t-il tenté d’aristocratiser cet habit négligé, rien n’y fait et la demi-reliure conserve toujours à mes yeux un tel manque de chic qu’il faut bien du goût et de l’habileté pour le faire disparaître. C’est pourquoi je ne parlerai ici que de la demi-reliure excentrique, d’un compromis bizarre entre la reliure pleine et le cartonnage, ce qui à vrai dire n’est déjà plus la demi-reliure d’amateur.

Le commerce des demi-reliures en France a été incroyable en ce siècle, et la reliure pleine est devenue presque une exception. Sur les trois cents relieurs et cartonneurs que je puis compter dan l’Annuaire de la Librairie, plus des deux tiers ne font que la demi-reliure ; en province c’est pi encore, et je mets en fait qu’il n’existe pas dans tous nos départements vingt relieurs capables d’exécuter une belle reliure pleine, même un médiocre « janséniste ». — Les principaux relieurs parisiens qui excellent dans le demi-maroquin à coins Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/385 planche LXVII sont : MM. Allo, Bertrand, Canape, Amand, Bretault, Champs, David, Dupré, Fock, Franz, Gayler-Hirou, Gilg, Heldt, Kaufmann, Lanscelin, Lesort, Pagnant, Pouget, Pougetoux, Pouillet, Raparlier, Thivet et Weber.

Le maître, à mon sentiment, le roi du genre est aujourd’hui M. Champs. — Nul mieux que lui ne sait préparer un livre, le coudre, le mettre en forme, le couvrir, et préparer ses maroquins. Les volumes qu’on lui confie restent chez lui des éternités ; les mois passent et les mois succèdent aux mois, sans que ledit relieur reparaisse muni de son précieux butin, c’est le champs de l’hypothèse et de l’impatience ; mais s’il possède l’art de faire languir sa clientèle, il possède aussi le talent de la ravir et de lui faire oublier toutes les jérémiades passées ; ce n’est plus de la demi-reliure qu’il nous apporte, c’est de la reliure à champs-levé, des maroquins pleins sur lesquels il semblerait avoir prélevé la place pour le papier fantaisie. Ses endossures sont remarquables ; ses maroquins, sans être laminés, polis à s’y mirer ; ses coins habilement recourbés, caressés au brunissoir et gentiment relevés d’un filet d’or. Les livres qu’il nous retourne s’ouvrent comme une maison amie, sans fracas et sans gêne ; de plus et, sans vouloir faire ici une réclame qui serait bien due à ce modeste travailleur, je puis dire que M. Champs fait toujours montre d’un goût délicat et qu’il sait fort convenablement assortir les gardes, les papiers des plats, les pièces de titre, les fleurettes mosaïquées, ainsi que combiner avec entendement les menus détails qui se doivent fondre dans une harmonie totale, généralement si difficile à obtenir.

Un de ses élèves encore inconnu , M. Joseph Bretault, me paraît devoir se faire un nom recommandable : il possède l’amour du métier et le culte de son art, et s’efforce surtout d’apporter une note nouvelle dans la banalité des demi-reliures. Il est l’inventeur des fausses nervures carrées à fortes saillies qui donnent un caractère très original et très sérieux à ses dos délicieusement polis ; de plus, il réussit à merveille les coins ronds ou cintrés qui se courbent sur les tranches du volume en forme de gouttières et protègent aussi l’ouvrage en lui donnant à l’œil plus de légèreté et de grâce. — MM. Amand, David, Pagnant et Lanscelin ne restent pas en arrière. Je citerai aussi M. Dupré, un relieur perdu rue Saint-Honoré, qui fait des demi-veau porphyrisés, marbrés, racines, granités ; des cailloutages veinés avec autant de brio qu’un marbreur du dernier siècle.

En dehors de ces praticiens réguliers, je ne puis m’empêcher de parler d’un relieur bohème, ami de Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/391 planche LXVIII Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/395 planche LXIX In rechcrclic et fouilIcMir <lc bri"(;-;i-l)nic, 6lrc fantas- tique et niodcslc, qui est bien le plus précieux auxi- liaire qu’un bibliopliitc fantaisiste puisse désirer s’al- laclicr en ces temps tîc marasme. Un jour que je rôvais de faire clouer sur une porte mobile (le ma a Hbrary » une véritable bibliothèque imaginaire, faite d’imitations de dos de volumes; le hasard conduisit chcx moi un homme timide à l’excès, sans prétcnlions, très nécessiteux cependant, et en qui je reconnus une réelle subtilité d’esprit sur toutes choses de la reliure, une imagination inventive, une passion pour le renouveau et une connaissance appro- fondie de l’histoire bildiopégiquc depuis deux siècles, Ij se nommait Hippolytc Proutc et exerçait son petit négoce de relieur-bouquiniste rue Toullier, à deux pas de la Sorbonne. — Je confiai quelques volumes à cet original, ouvrages anciens à revêtir et publications modernes de petite valeur; non seulement j’eus le plaisir de les voir revenir très correctement fabriqués, mais encore étaient-ils vêtus selon l’époque même de leur apparition, munis de petits fers du temps, agré- mentés d’allégories en rapport avec le texte... Je fus stupéfait ; je pensai.’! avoir afl’aire à un dcmi-saveticr, je trouvais im relieur savant, indépendant d’idées, fm’ctcm*, dénichcin-, un oiseau rare enfin. — J’adressai Proulé à Henry lloussuye cl à quelques honuues de lettres liibliopliiles, el, depuis ce temps, il est devenu notre relieur ordinaire, notre indispensable, un relieur si fidèle et si fantasque qu’il se refuse, bien à tort, à servir toutes autres personnes. C’est pourquoi je le dénonce, espérant qu’on le fera venir à résipiscence.

Prouté n’a pas son pareil pour habiller un ouvrage du début de ce siècle ; il vous fabrique un deumi-Thouvenin avec un savoir-faire extrême. Lui donne-t-on un livre de l’époque impériale, il vous déniche une théorie de vieux fers originaux… : le petit Napoléon sur la colonne, les casques et les épées, l’aigle couronnée, le profil consulaire, les trophées de drapeaux et tous les attributs de la grande épopée. — Sur les livres révolutionnaires il campe le bonnet phrygien, le triangle égalitaire, la devise : La liberté ou la mort… que sais-je ! il n’est jamais embarrassé. — Quant aux cuirs même, il emploie tout ce qu’il trouve, au rebours de ses confrères : les grains longs, les cuirs de carrosiers, les peaux de gants, les maroquins étrangers, les couvertures les plus inimaginables… Ne s’est-il pas avisé récemment de m’apporter un petit volume recouvert de peau humaine, très bien teinté en nuance orange… ; je n’ai jamais pu savoir au prix de quel crime il se l’était procurée.

De tels relieurs sont utiles et sont rares, car ils ne se laissent pas ankyloser par une routine ridicule qui banalise chaque jour davantage nos bibliothèques. Les amateurs fantaisistes de la demi-reliure ne savent au Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/401 planche LXX jourd’hui à qui s’adresser : on leur offre toujours le même menu de chagrin, de demi-veau ou de maroquin ; ils ont beau protester, ils voient museler leur caprice par un de ces : « Mais, Monsieur, c’est tout ce qui se fait ! » qui leur casse bras et jambes.

Il existe encore des relieurs qui visent ouvertement il l’originalité ; c’est le cas d’un nommé Guédon « estant et élisant domicile en la ville de Paris, proche de l’Institut de France ». — Ce fallacieux personnage a dernièrement distribué à tous les amateurs, dont il a pu se procurer le nom et l’adresse, l’archaïque prospectus que voici :

« Le soussigné vous fait offre pour orner votre bibliothèque des cognoissances qu’il possède eu l’art de la Reliure. — Il opère tant en genre ordinaire qu’extraordinaire et tant que peut par luy-mesme. — Souhaictant la joye de vous voyr prouchainement en sa boutique ou en vostre demeure, il vous salue honnestement. » — Ce Guédon qui doit relier ses livres en peau de chat noir, par esprit de fumisterie, a pourtant inventé la reliure incohérente ; il relie deux tomes d’un même livre l’un contre l’autre, en «  tête-bêche », c’est-à-dire que le tome premier s’ouvre du côté du dos du tome second, et vice versa. Je doute fort que cette plaisanterie amusante soit du goût d’un grand nombre de bibliophiles, cependant par esprit d’excentricité, il est certains livres Lesbiens publiés à Bruxelles qui mériteraient ce costume dit : au pilori. — Les livres de polémique, avec réponse pour ou contre, pourraient être endossés de la même façon ; ce serait alors une reliure aux frères ennemis.

J’ai longtemps envié à M. Lucien de Rosny le relieur aussi mystérieux que docile qui vêtit une partie de ses livres, vers l’an de grâce 1860. — Dans le catalogue des ouvrages de ce défunt bibliophile, dont la vente eut lieu en 1874 par les soins du libraire-expert Chossonnery, je remarque d’étourdissantes désignations de reliures et demi-reliures. — Ce lettré singulier employait non seulement le drap écarlate, le velours, la peluche, le maroquin de nuances spéciales et des pièces de titres d’or et d’argent, mais encore usait-il de toutes les peaux d’animaux du globe. — Je vois, à côté de reliures de Derôme et de Trautz-Bauzonnet, des couvertures fantastisques en poils d’ours; des demi-peaux de serpent, des reliures en peau de loutre, en peau de renard, en peau de tigre royal, des dos en peau de panthère, des dos de fourrures d’ours blancs… Toute une ménagerie, tout un jardin zoologique semble avoir servi aux prodigalités bibliopégistiques de cet heureux collectionneur, et de ce charmant fantaisiste… : Demi-peau de phoque bleu ; reliure en peau de loup noir du Canada ; demi-peau de taupe ; demi-peau de souris… la nomenclature est sans fin et adorable de variété. — Je ne sais si toute Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/407 planche LXXI Page:Uzanne - La Reliure moderne.djvu/411 planche LXXII celle zoobibliophilie fut appréciée des libraires acheteurs, mais je ne le pense point ; toujours est-il que les prix ne se sont pas élevés vers les cimes de l’adjudication : l’Art de la guerre, du comte Dupont, 1838, in-8°, relié en plein tigre royal, ne dépassa pas 7 francs. — C’est à se pendre d’avoir failli à de telles enchères !

Il n’est pas donné à tous les amateurs de livres de dépouiller ainsi des lions et des panthères, des boas ou des chacals, dans le simple but d’enrichir leur bibliothèque. Il serait nécessaire d’attacher les Pertuiset ainsi que les Charbonnet à son service, et beaucoup d’entre nous risqueraient de se faire dûment interdire. Mais, sans aller aussi loin dans la fantaisie, je pense que chaque bibliophile un peu personnel doit se faire une conception moins ordinaire de la demi-reliure et laisser à leur banalité courante les fabricants de cuirs patentés par l’usage. — Il reste encore aux cynégétiques la peau de lièvre, la peau de daim, de sanglier, de renard, de loutre ; pour les amateurs sédentaires et amis des fauteuils bergère, il est permis d’employer les cuirs de Venise ou de Cordoue, les cuirs du Japon, les peaux de cerf estampées, les toiles de certaines industries modernes, les incrusta, les vélins teints ou estampés, et surtout de varier à l’infini les papiers des plats et les papiers de garde ; ceux-ci peuvent encore employer parfois les tissus et combiner les plus jolies alliances de papiers et d’étoffes. Je ne cesserai de prêcher la renaissance artistique de la Reliure dans toutes ses variétés de facture, mais par crainte de trop insister, je laisserai ce petit chapitre, ainsi traité et à peine ébauché, à l’état de hors-d’œuvre, et je passerai aux Cartonnages qui sont en vérité l’expression de la Reliure la plus moderne ; car c’est, à n’en point douter, dans ce genre varié, qu’on apporte aujourd’hui le plus d’entente, d’esprit, de coloris et d’ingéniosité.



DES CARTONNAGES


À LA BRADEL


et des


RELIURES DE FANTAISIE


Cet estimable relieur-poète qui eut nom Lesné, dans une des longues notes en prose qui sont jointes à son poème de la Reliure, parle mieux que personne, bien qu’en style d’Auvergnat, des conditions matérielles d’un bon Cartonnage ; je lui laisserai en conséquence la parole bien volontiers au début de ce chapitre :

« C’est ici le lieu de faire mention, dit-il, des cartonnages allemands, qu’en France on nomme à la Bradel, parce que Bradel fut un des premiers qui se mit à en faire, et parce qu’il les fit assez bien. On peut dire des cartonnages allemands ce qu’Ésope disait des langues : Rien n’est meilleur et rien n’est plus mauvais. En effet, un cartonnage bien fait conserve le livre dans toute sa pureté ; il est simple, mais il a quelque chose d’agréable, d’élégant même ; mal fait, il est extrêmement préjudiciable au livre. Je vais essayer de donner une idée de ce que doit être un bon cartonnage.

« L’unique but d’un cartonnage allemand ou français non rogné est de conserver le livre dans le même état que s’il avait été simplement broché ; c’est-à-dire qu’en supprimant le cartonnage, on puisse substituer telle reliure que l’on juge à propos, sans qu’il reste d’apparent ou de caché aucune trace du cartonnage. Il encore pour objet de pouvoir placer convenablement le livre dans une bibliothèque, et de le pouvoir lire ou consulter au besoin. Ce but est donc absolument manqué, si l’on n’apporte pas à ce cartonnage tout le soin qu’il exige ; car si, parce que ce n’est qu’un cartonnage, on ne se donne pas la peine de ployer et reployer le livre aussi scrupuleusement que si l’on avait l’intention de le bien relier, et que, pour le coudre ou le grecquer, il arrive que, quand on veut relier le livre en définitif, après l’avoir reployé avec attention, il se trouve souvent des marques de la grecque apparentes sur les marges du fond ; de plus le livre devient plus court, tant en tête qu’en queue. Quand, pour le lire, il a été coupé par l’amateur, l’ajustement



  1. Essai historique et archéologique sur la Reliure des Livres et sur l’état de la Librairie chez les anciens (avec planches), par Gabriel Peiguot. Dijon, chez Victor Lagier, et Paris, chez Jules Renouard, 1834 ; 84 p. in-8°, tirage à 200 exemplaires.
  2. On pourrait affirmer néanmoins que Maïoli vivait de 1510 à 1560, d’après la date de quelques-uns de ses livres.
  3. London, 1837, in-8°
  4. Je tiens à signaler un superbe et remarquable ouvrage qui me parvient au cours de ce travail : Les Femmes Bibliophiles de France, du seizième au dix-huitième siècle, par Ernest Quentin-Bauchart. 2 vol, in-8 ; Morgand et Fatout. C’est un livre exellement compris et illustré, et d’un grand intérêt pour l’étude de la Reliure en France.