La Religion védique d’après les hymnes du Rig-Véda/Introduction

H. Champion (Tome 1, 2, 3p. i-xxviii).

INTRODUCTION

I


Ce livre est surtout une étude philologique. L’objet principal que je m’y propose est l’interprétation des hymnes du Rig-Veda. Apres les travaux de rapprochement des différents emplois de chaque mot, d’où sont sortis, et la partie védique du dictionnaire Sanskrit de Pétersbourg, due à M. Roth, et l’index verborum complet que M. Grassmann a publié sous le titre de Wœsrterbuch des Rig-Veda, j’ai pensé qu’un travail de rapprochement des différentes formes de chaque idée pourrait contribuer à son tour à la solution d’une partie des difficultés, les unes reconnues, les autres esquivées plutôt que résolues, que présente encore l’exégèse du plus ancien monument de la littérature indienne. J’ai donc entrepris de donner au public une sorte d’index rerum, ou mieux d’index « des idées » du Rig-Veda.

L’ordre d’un tel index ne pouvait guère être, comme celui d’un index verborum, un ordre alphabétique. J’aurais d’ailleurs mal rempli l’objet que j’assignais à ce travail en me contentant de rapprocher toutes les formes d’une même idée. Il fallait, pour achever de préciser chacune des différentes idées et la mettre dans tout son jour, la rapprocher des idées analogues, l’opposer à l’occasion à des idées contraires, en un mot pousser jusqu’au bout la synthèse des traits épars à travers les hymnes védiques. C’est ainsi que l’index projeté est devenu un exposé méthodique de la Religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.

Mais mon livre, en prenant ce titre, n’a pas changé d’objet. J’insiste sur la pensée d’un index, et d’un index conçu avant tout comme un nouvel instrument d’exégèse pour l’intelligence du texte même des hymnes. Elle explique et, je l’espère, justifie la forme, l’esprit, les limites de ce travail.

La « forme » est à peu près celle d’une mosaïque faite de menus fragments du texte des hymnes rapprochés et ajustés de manière à composer un tableau d’ensemble. Les citations et les renvois[1] sent multipliés, quelquefois peut-être au détriment de la netteté, et en tout cas de la marche rapide de l’exposition, mais le plus souvent, je l’espère, au profit de l’intelligence des textes mêmes, dont le sens, fût-il clair par lui-même, peut presque toujours être précisé encore par la comparaison.

En revanche, j’ai généralement évité la polémique, du moins, et c’était mon droit, ce semble, dans un travail de synthèse embrassant le Rig-Veda tout entier, centre les auteurs de simples traductions ou de monographies. Or, les seuls travaux de synthèse à la fois complets et de première main sur ce monument, à part le volume V des Sanscrit Texts de M. Muir, précieux recueil de faits rassemblés en dehors de tout esprit de système, et par suite offrant peu de prise à la polémique, sont les travaux des lexicographes. Je ne prendrai donc guère à partie que MM. Roth et Grassmann, et cela à propos de la détermination du sens même des mots.

L’« esprit » de ce livre est la systématisation, la poursuite de toutes les analogies, la recherche de toutes les formes probables ou seulement possibles de chaque idée. Tranchons le mot, et prévenons une critique générale qu’on pourra lui adresser : dans cette recherche, dans cette poursuite des analogies, je paraîtrai souvent craindre moins de dépasser le but que de ne pas l’atteindre. C’est que je ne prétends, ni donner le tableau définitif d’une religion dont le principal monument offre encore tant de difficultés d’interprétation, ni faire œuvre de critique impeccable en ne citant que les passages parfaitement clairs, puisque mon principal objet est au contraire de présenter des solutions, ou tout au moins des suggestions pour l’explication des passages obscurs.

D’un autre côté, dans le rapprochement des textes, j’ai le plus souvent négligé les distinctions chronologiques. À cette nouvelle critique qu’on pourra m’adresser je ferai d’avance une réponse analogue. Je n’entends, ni retracer le développement historique de la religion védique d’après des hymnes dont la chronologie devra être déterminée uniquement par des raisons intrinsèques, et ne pourrait, selon moi, l’être que prématurément dans l’état actuel de l’exégèse philologique, ni me priver des lumières que peut apporter à cette exégèse la comparaison de passages empruntés à des hymnes d’époques peut-être fort différentes. L’ensemble de ces comparaisons aura précisément pour résultat de prouver qu’il n’y a pas eu entre les plus anciens et les plus modernes des hymnes du Rig-Veda, quels que soient ceux qui doivent être effectivement rangés dans l’une ou dans l’autre de ces deux catégories, une transformation telle de la religion védique, que les hymnes les plus modernes ne puissent plus servir de commentaire aux plus anciens. Tout au plus peut-on dire que quelquefois ceux-ci contiennent seulement le germe dont ceux-là nous montrent le complet développement.

C’est en cet état de développement complet, et comme un système achevé de toutes pièces, que la religion védique est présentée dans mon livre. A-t-elle eu, en effet, cette forme complète et achevée à un moment donné de son existence, et dans la conscience de l’un quelconque de ses ministres ? Je n’avance rien de tel, et c’est à un tout autre point de vue que je me place pour justifier la systématisation qui est, je le répète, l’esprit de mon travail. On ne conteste pas au critique d’une œuvre littéraire ou d’une œuvre d’art le droit de rechercher les lois que la pensée de l’écrivain ou de l’artiste a suivies, d’une manière plus ou moins consciente, dans la conception et dans l’exécution de son ouvrage. On ne peut davantage, ce me semble, contester au mythologue le droit de rechercher les lois qu’a suivies également d’une manière plus ou moins consciente la pensée des créateurs et des premiers interprètes d’une mythologie. L’ordre que j’adopte pour le classement des idées védiques est dans ces idées mêmes, s’il n’a pas été, du moins avec le degré de perfection et d’achèvement qu’il présente ici, dans l’esprit des auteurs des hymnes. Plus tard viendra le temps, et je ne renonce pas à contribuer un jour pour ma part à cette œuvre, de chercher à restituer l’ordre historique du développement de la religion védique. Mais il faut avant tout s’entendre sur le caractère essentiel qu’a présenté cette religion dès son origine, pour avoir quelque chance de s’entendre ensuite dans le classement chronologique des hymnes et des idées qui y sont exprimées. Si l’ordre suivi dans mon index des idées est, comme je le crois, le mieux approprié à son principal objet, qui est d’éclairer les textes mêmes par la comparaison et la coordination, il est par cela même justifié.

Quant aux « limites » de ce travail, ce sont celles du recueil même du Rig-Veda. Ces limites auraient été évidemment trop étroites pour un travail où l’on se serait proposé uniquement de tracer un tableau de la religion védique. Mais on ne fait guère d’index que d’un seul ouvrage. Un travail de ce genre, pour être complet dans ses détails[2] doit être restreint dans son étendue.

Tel qu’il est pourtant, composé de fragments de textes rapprochés dans un esprit évident et avoué de systématisation et empruntés aux seuls hymnes du Rig-Veda, ce livre présentera, je l’espère, une image assez fidèle de la religion védique. Cette image sera notablement différente de celle qu’en présente par exemple la traduction complète du Rig-Veda de M. Grassmann, qui peut être considérée comme le couronnement du travail d’exégèse commencé par M. Roth et continué dans le même esprit par M. Grassmann lui-même[3]. Avertissons-en tout de suite le lecteur : elle lui paraîtra sans doute moins séduisante, et sera en tout cas beaucoup moins simple.

En deux mots, voici le principe du différend. MM. Roth et Grassmann ne craignent pas, pour simplifier le sens des hymnes, de compliquer souvent le vocabulaire[4] : j’essaie au contraire de rétablir la simplicité dans le vocabulaire en admettant la complexité dans les idées. Je ne recule pas même devant une idée bizarre, quand mes prédécesseurs me paraissent ne l’avoir évitée qu’en faisant violence aux mots. Mais bien entendu je ne tiens compte de cette idée dans le système que je cherche à restituer, que lorsque je l’ai retrouvée plusieurs fois sous des formes différentes et que la comparaison de plusieurs passages a, selon la méthode rigoureusement suivie dans tout ce travail, confirmé l’interprétation naturellement indiquée par le sens ordinaire des termes.

C’est en procédant ainsi, c’est en me laissant instruire par les mots, au lieu de les plier aux exigences d’une simplicité voulue, que j’ai été conduit à tracer de la religion védique un tableau dont je vais d’avance, pour la commodité du lecteur, esquisser les principaux traits.

II


La mythologie des Aryas védiques est étroitement liée à leur culte, et ces deux aspects de leur religion doivent être étudiés simultanément.

Le sacrifice védique, par les rites mêmes qui le constituent, ou tout au moins par la plupart des formules ou ces rites sont décrits, nous apparaît d’abord comme une imitation de certains phénomènes célestes.

Les phénomènes dont il s’agit peuvent se ramener à deux groupes : ceux qui accompagnent le lever du soleil, et que j’appellerai phénomènes solaires, ceux qui accompagnent après une longue sécheresse la chute de la pluie, et que j’appellerai phénomènes météorologiques. Dans l’un et I’autre groupe, la mythologie védique distingue des éléments mâles et des éléments femelles. L’élément mâle est, dans les phénomènes solaires, le soleil lui-même, dans les phénomènes météorologiques, I’éclair. Les éléments femelles correspondants sont l’aurore et la nue, ou, avec intervention de l’idée de pluralité qui est volontiers liée à celle du sexe féminin, les aurores et les eaux. Ces divers éléments sent susceptibles de représentations diverses qui constituent I’anthropomorphisme et le zoomorphisme mythologiques.

Les figures d’animaux les plus fréquentes sont, pour les mâles, l’oiseau, le cheval, ailé ou non, le taureau et le veau ; pour les femelles, la cavale et surtout la vache. Entre les êtres des deux sexes s’établissent, soit sous leur forme humaine, soit sous leurs formes animales, des rapports mythiques représentant les relations supposées des éléments entre eux. La concomitance, l’antériorité, la postériorité des phénomènes trouve son expression dans l’union sexuelle ou la parenté collatérale, dans la paternité ou la maternité, dans la filiation des êtres mythologiques. Ces rapports peuvent d’ailleurs se confondre ou se renverser selon les points de vue divers ou multiples sous lesquels ils sont envisagés. De là les incestes du frère et de la sœur, du père et de la fille. De la encore ces paradoxes, auxquels les auteurs des hymnes prennent une sorte de plaisir enfantin, « La fille a enfanté son père », « Le fils a engendré ses mères », et qui s’expliquent par le fait que le soleil a été considéré, tantôt comme le fils, tantôt comme le père de l’aurore, ou que les eaux du ciel ont passé, tantôt pour les mères de l’éclair qui naît au milieu d’elles, tantôt pour les filles de ce même éclair qui les fait couler.

Toute cette phraséologie mythique se retrouve dans la description des cérémonies du culte. Il y a dans ces cérémonies deux moments principaux, la préparation de l’offrande, et le sacrifice qui en est fait dans le feu. Arrêtons-nous d’abord à la seconde opération. L’élément mâle y est le feu lui-même, Agni, tandis que l’élément femelle est l’offrande, quelle qu’elle soit, beurre, lait, ou liqueur spiritueuse du Soma. Or, le feu et l’offrande sont souvent représentés sous les mêmes formes que les éléments mâles et les éléments femelles des phénomènes célestes, et les rapports conçus entre ceux-ci sont également étendus à ceux-là. Mais c’est surtout dans les formules qui décrivent la préparation de l’offrande par excellence, c’est-à-dire du Soma, que l’intention de faire des rites une imitation des phénomènes célestes se trahit avec une entière évidence. Ici c’est le Soma lui-même qui joue le rôle d’élément mâle. En effet, tandis que les offrandes de beurre et de lait, correspondant dans le sacrifice au beurre et au lait des vaches célestes, c’est-à-dire à la lumière de l’aurore et à l’eau de la nuée, et assimilées elles-mêmes à des vaches, sont toujours et uniquement femelles, le Soma ne prend accidentellement le même sexe que par opposition au feu dans lequel il est sacrifié. Par lui-même, ce liquide de couleur d’or, ce breuvage qui réchauffe et brûle le cœur, est un élément mâle comme le feu, avec lequel il offre tant de ressemblance qu’on peut l’appeler un feu liquide. Les femelles sont, tantôt les eaux servant à humecter la plante d’où on l’exprime, et coulant avec lui dans l’opération du pressurage, tantôt le lait auquel on le mêle pour le faire fermenter. Tout un livre du Rig-Veda, le neuvième, est composé d’hymnes où cette préparation du breuvage sacré est mille fois décrite dans des formules qui conviendraient tout aussi bien à la description mythique des phénomènes de l’orage ou du lever du jour.

Il est un autre ordre de femelles que les hymnes mettent en rapport avec le feu, et plus souvent encore avec le breuvage du sacrifice. Je veux parler des prières, ces vaches mugissantes qui appellent leur veau ou lui répondent. Mais ces femelles out aussi leur prototype céleste dans les éclats du tonnerre, considérés comme les mugissements des vaches de l’orage, ou assimilés eux-mêmes à des vaches. La correspondance du rite et du phénomène n’est même nulle part plus évidente que dans les formules qui consacrent la relation des prières avec le feu et le breuvage sacré.

J’ai parlé jusqu’à présent d’une imitation des phénomènes dans le culte. Mais pour rendre la pensée exacte des Aryas védiques, il faut aller plus loin. Les rites sont la reproduction réelle sur la terre des actes qui s’accomplissent dans le ciel. Les éléments du culte ne sont pas de purs symboles des éléments des phénomènes célestes : ils leur sont identiques en nature, et ils tirent comme eux leur origine du ciel.

La chose va de soi pour les eaux. Mais la croyance à l’identité du feu terrestre et de celui qui s’allume dans l’orage, sous la forme de l’éclair, ou encore de celui qui apparaît tous les matins à l’orient sous la forme du soleil, n’est pas moins solidement établie. C’est ce que prouvent de nombreux passages des hymnes. Le mythe de la descente du feu céleste sur la terre est même commun à tous les peuples indo-européens, comme I’a démontré M. Kuhn dans un livre qui passe à bon droit pour le vrai fondement des études de mythologie comparée. Die Herabkunft des Feuers und des Goettertranks[5]. Je ne crois pas d’ailleurs qu’il en faille chercher uniquement l’explication dans le phénomène terrible de la chute de la foudre. Le feu qu’on fait sortir du bois selon le rite antique du frottement des aranis y a été introduit par la pluie qui a fait croître ce bois, et il était contenu dans la pluie elle-même, comme il l’est toujours dans les eaux du ciel, soit qu’il s’y manifeste, soit qu’il y reste caché. Il y était mêlé comme le Soma l’est aux eaux terrestres et au lait dans la préparation du breuvage sacrée. Il y jouait le rôle de Soma céleste. En effet, et sur ce point les théories de M. Kuhn appellent, selon moi, une rectification importante, le Soma céleste n’est pas la pluie elle-même, mais l’élément igné renfermé dans la pluie. Les deux éléments, distincts sur la terre, du feu et du Soma, se confondent dans le ciel sous la forme de l’éclair. Ils se confondent également sous celle du soleil : car c’est seulement par une modification relativement tardive, quoiqu’elle soit déjà en germe dans le Rig-Veda, que le mythe primitif de Soma a été, comme tant d’autres mythes solaires ou météorologiques dans les diverses mythologies indo-européennes, transporté dans le ciel nocturne, et que le nom du breuvage sacré est devenu un nom de la lune.

La distinction du feu et du Soma s’opère sur la terre lorsqu’en tombant mêlés aux eaux de la pluie, ils s’introduisent avec elle dans des plantes différentes, pour sortir des unes en étincelles et des autres en gouttes de liqueur. L’argument décisif en faveur de l’identification du feu et du Soma est d’ailleurs, indépendamment des passages ou l’un et l’autre sont assimilées à l’éclair et au soleil, le rôle que le second joue comme élément mâle dans les rites du sacrifice. Il est même sur la terre le représentant le plus direct du feu contenu dans les eaux réelles, puisque le feu terrestre ne peut s’unir qu’à des représentations des eaux, c’est-à-dire au beurre at au lait.

Ce n’est pas que l’analogie des eaux, du feu et du Soma n’ait fait considérer aussi ces autres éléments du sacrifice, ainsi que les prières, comme identiques en nature à ceux qui leur correspondent dans le ciel. Il ne faut d’ailleurs pas perdre de vue le fait que les vaches qui donnent ce lait et ce beurre ne font que rendre ce qu’elles ont emprunté, en les buvant, aux eaux du ciel, et en les paissant, aux plantes que les eaux du ciel ont fait croître.

Mais ce n’étaient pas seulement les éléments constitutifs du sacrifice qui étaient considérés comme descendus du ciel. Les hommes qui l’accomplissaient avaient eux-mêmes une origine céleste, comme le feu qu’ils allumaient. Ce mythe de l’origine céleste, et, pour préciser davantage, de l’origine ignée de la race humaine, est également, d’après le livre déjà cité, commun à tous les peuples de la race. Mais M. Kuhn ne me paraît pas avoir suffisamment mis en relief toutes les causes qui peuvent contribuer à expliquer la formation du mythe, ni même peut-être les plus importantes. Au nombre de celles-ci, il faut mentionner l’idée, naturellement suggérée par le refroidissement des cadavres, que le feu est le principe de la vie, puis le fait que l’homme redemande sans cesse, plus ou moins directement, selon que sa nourriture est animale ou végétale, aux eaux de la pluie considérées comme renfermant le feu céleste, cet élément nécessaire à la conservation et à la transmission de l’existence. Mais, en dehors de ces observations quasi scientifiques, il est encore un point dont il faut tenir grand compte. Le feu dans lequel les prêtres versaient l’offrande était lui-même considéré comme le véritable prêtre par lequel le sacrifice se consommait. Le feu du foyer domestique, identique d’ailleurs au feu du sacrifice, était le maître de maison par excellence. C’est ainsi que d’anciens noms du feu, Angiras, Vasishtha, Atri, et tant d’autres, ont pu devenir les noms d’autant de personnages qui, tout en passant pour les premiers prêtres et les premiers ancêtres, ont retenu assez fidèlement les attributs du feu pour contribuer, sinon à former, au moins à fixer le mythe de l’origine ignée de la race humaine. Il se pourrait ainsi que tel ou tel de ces chefs de famille eût réellement existé, et que l’application qui lui aurait été faite d’un nom du feu, en raison des attributs sacerdotaux qu’il partageait avec lui, eût amené peu à peu dans la légende une confusion plus ou moins complète du prêtre mortel et de son modèle immortel. Quoi qu’il en soit, I’assimilation au feu, ou au Soma, ce feu liquide, soit des ancêtres de la race, soit plus généralement des anciens sacrificateurs, est la forme la plus ordinaire sous laquelle se présente à nous, dans la mythologie védique, l’idee que les hommes ont, comme lui, le ciel pour patrie.

Si maintenant on se demande quelle pouvait être la portée d’un sacrifice conçu comme une imitation des phénomènes célestes, on y reconnaîtra sans doute, sous la forme particulière d’un culte naturaliste, une de ces pratiques consistant à produire en effigie ce qu’on souhaite de voir arriver dans la réalité, pratiques communes à la plupart des peuples primitifs, et persistant même souvent jusque dans un état de civilisation assez avancé, comme celle, par exemple, que notre moyen âge désignait par le nom d’envoûtement. Le sacrifice védique, réglé d’ailleurs sur les heures du jour et sur les saisons de I’année, avait pour objet d’assurer le maintien de l’ordre naturel du monde, soit dans les phénomènes solaires, soit surtout dans les phénomènes météorologiques dont la régularité est moindre, ou meme de hâter la production de ces derniers au gré des vœux de l’homme. En d’autres termes, c’etait un moyen de faire tomber la pluie en réalisant, pour les représentations terrestres des eaux du nuage et de l’éclair, les conditions dans lesquelles celui-ci détermine dans le ciel l’épanchement de celles-là. L’efficacité d’une telle opération était du reste d’autant mieux assurée que, dans la croyance des Aryas védiques, elle ne se réduisait pas à une imitation pure et simple, mais que le sacrifice était accompli au moyen d’éléments empruntés au ciel par des hommes qui y rapportaient eux-mêmes leur origine.

L’idée d’une action directe exercée par le sacrifice sur les phénomènes célestes ressort clairement d’un bon nombre de passages des hymnes. Elle a, ainsi que la croyance à I’origine céleste des instruments du culte, introduit dans la mythologie védique un nouvel ordre de rapports entre les éléments mâles et les éléments femelles qui y sont représentés sous les différentes formes énumérées plus haut. Je veux parler des rapports entre les éléments terrestres et les éléments célestes. C’est ainsi que le mâle d’un monde s’unit aux femelles de l’autre, qu’un mâle engendre, qu’une femelle enfante ou nourrit son petit dans un monde autre que celui qui est son propre séjour. Des relations d’amitié, des alliances s’établissent aussi entre les éléments terrestres et célestes du même sexe. Elles produisent des couples mythiques, qui peuvent même devenir des triades par l’adjonction a la forme terrestre d’un élément de chacune de ses deux formes célestes, dans les phénomènes solaires et dans les phénomènes météorologiques.

L’assimilation du sacrifice et des phénomènes célestes est plus complète encore que je ne l’ai indiqué jusqu’ici. Non seulement le sacrifice est une imitation des phénomènes, mais les phénomènes sent eux-mêmes considérés comme un sacrifice. Cette conception peut s’expliquer de différentes manières. D’une part, il était assez naturel, après avoir rapporté au ciel l’origine des divers éléments du sacrifice, d’y rapporter aussi l’institution du sacrifice lui-même. De l’autre, l’action supposée du sacrifice terrestre sur les phénomènes célestes devait en faire attribuer la production indépendante dans le ciel à une cause analogue. Il est bien entendu, d’ailleurs, que le sacrifice céleste se confondait avec les phénomènes eux-mêmes, et que, par exemple, le feu de ce sacrifice ne pouvait être distingué de l’éclair ou du soleil. Enfin, quand les Aryas védiques, sans abandonner entièrement dans leurs rites funéraires l’usage antique de l’inhumation, lui eurent cependant substitué, dans la plupart des cas, la pratique, plus conforme au reste de leur religion, de l’incinération des cadavres, quand ils eurent pris l’habitude de confier leurs morts au feu qui les remportait en tourbillons de fumée dans cette patrie céleste d’où ils étaient descendus comme lui, ils peuplèrent ainsi le ciel d’êtres humains qui, après avoir accompli le sacrifice pendant tout le cours de leur vie terrestre, poursuivaient leur œuvre dans le ciel, et continuaient d’assurer le retour régulier des phénomènes, en opérant, non plus sur le représentant terrestre du soleil et de l’éclair, mais sur le soleil et l’éclair eux-mêmes. Ces ancêtres, ces pitris, comme les appellent les rishis ou poètes védiques, avaient d’ailleurs été réunis aux formes célestes du feu, principe de leur existence, par ce feu terrestre du bûcher qui, en les conduisant au ciel, était allé lui-même rejoindre ses frères, de telle sorte qu’ici encore nous retrouvons la confusion déjà signalisée du sacrificateur et de l’instrument du sacrifice. À un autre point de vue, il est souvent aussi très difficile, ou même impossible, dans les formules relatives aux anciens sacrificateurs, de distinguer l’œuvre accomplie par eux dans le ciel de l’œuvre qu’ils ont accomplie sur la terre, les mêmes effets étant attribués à l’une et à l’autre, ou dans celles qui concernent décidément des sacrificateurs célestes, de distinguer les ancêtres divinisés des dieux proprement dits auxquels la même œuvre est maintes fois attribuée.

Le nom de « dieux » vient de se rencontrer pour la première fois dans cette esquisse de la religion védique, et en tant qu’appliqué à des êtres qui sont considérés seulement comme accomplissant dans le ciel une œuvre du même ordre que le sacrifice journellement célébré par les hommes sur la terre. C’est qu’en effet la conception particulière des rapports de la terre et du ciel que j’ai seule analysée jusqu’ici est une conception directement naturaliste, où les éléments mêmes jouent le principal rôle. Les véritables dieux y sont ces éléments, au moins les éléments mâles, c’est-à-dire le soleil, l’éclair, ou mieux encore les diverses formes de élément universel qui porte, comme feu, le nom d’Agni, comme breuvage, celui de Soma, et dont les formes célestes sont le soleil et l’éclair. Agni et Soma sont même tour à tour le dieu unique et omniprésent qui a sur la terre autant de séjours qu’il s’y trouve d’autels et de pressoirs, mais dont tous les séjours terrestres s’opposent ensemble à ses deux principaux séjours célestes, l’atmosphère, théâtre des phénomènes météorologiques, et le ciel proprement dit, théâtre des phénomènes solaires. Aux trois formes d’Agni et de Soma dans ces trois séjours correspondent trois formes de la femelle, qui réunit elle-même les attributs assimilés et confondus des aurores, des eaux, des offrandes et des prières, ou qui représente successivement, mais toujours sous une triple forme, correspondant, au moins en principe, aux trois mondes, ces divers éléments des phénomènes célestes et du sacrifice. Enfin, quand les divisions de l’univers sont multipliées par des procédés de formation mythique que j’ai analysés ailleurs[6] et que j’exposerai plus complètement dans cet ouvrage, les formes de la femelle, comme celles du mâle, se multiplient également de façon à demeurer toujours l’expression, en quelque sorte Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/27 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/28 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/29 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/30 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/31 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/32 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/33 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/34 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/35 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/36 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/37 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/38 Page:Bergaigne - La religion védique d’après les hymnes du Rig-Veda.djvu/39

  1. Les hymnes Vâlakhilya sont comptés à part, comme dans la première édition de M. Aufrecht sur laquelle j’avais fait le dépouillement des textes. J’ai dû renoncer, faute de caractères spéciaux, à accentuer les mots Sanskrits ; mais j’ai distingué ces mots comme oxytons, paroxytons, etc., toutes les fois qu’il y avait utilité à le faire. La transcription est des plus simples. Toutes les lettres qui devraient être pourvues de signes diacritiques sont distinguées par l’alternance des caractères romains et des caractères italiques.
  2. Bien entendu, un index des idées ne peut être complet à la manière d’un index des mots. J’ai fait en sorte que celui-ci le fut dans la mesure que comporte la délicatesse d’une pareille tâche. Inutile de dire que le dépouillement des hymnes a été intégral. J’ai même recommencé plusieurs fois ce dépouillement. Malheureusement le travail de rédaction, entrepris depuis plusieurs années, a été différentes fois et longtemps interrompu. Il en a été de même de l’impression, commencée d’ailleurs avant que la rédaction de toutes les parties fût achevée. J’aurais certainement pu, en travaillant dans de meilleures conditions, rendre cette publication moins imparfaite. Faute de plus de loisirs et de suite dans le travail de rédaction et de correction des épreuves, elle pourra me faire moins d’honneur sans que l’utilité qu’elle pouvait offrir pour le progrès des études védiques en soit sensiblement diminué. C’est ce qui m’a décidé à ne pas l’ajourner indéfiniment.
  3. Elle le sera plus encore de celle dont on pourrait trouver les traits disséminés dans les travaux mythologiques de M. Max Müller. Mais il est entendu que je ne fais de polémique que contre les deux lexicographes.
  4. La querelle entre eux et moi portera le plus souvent sur l’hypothèse d’un homonyme ou sur la multiplication des sens d’un même terme, deux expédients auquel MM. Roth et Grassmann se croient trop souvent forcés d’avoir recours, faute d’avoir reconnu le degré de complication que la religion védique présente dans la plupart des hymnes, et particulièrement l’importance qu’y jouent les spéculations liturgiques. Sans manquer à la reconnaissance et au respect dus au fondateur de l’exégèse védique, et à cet autre savant, son digne continuateur, si cruellement enlevé par une mort prématurée, qui lui a laissé le temps d’achever son œuvre, mais non celui d’en recueillir tout l’honneur, qu’il me soit permis de préciser ici par deux exemples, ou l’erreur de l’un et de l’autre est évidente, les critiques que je viens de formuler. Je les ai déjà cités ailleurs (Revue critique, 1875, vol. II, p. 373 note 8) ; mais bien que j’aie le choix entre un grand nombre d’exemples analogues qu’on trouvera disséminés dans ce livre, ce seront encore ceux-là que je reproduirai ici, parce qu’il n’en est guère de plus frappants. — Le mot dur « porte » fait au génitif singulier durah (oxyton) et à l’accusatif pluriel durah (paroxyton). Ces deux formes se rencontrent dans deux passages où elles ont embarrassé M. Grassmann. Déjà pour expliquer la première, au vers I, 53, 2, M. Roth avait supposé un mot dura (oxyton), dont il ne trouvait pas d’autre exemple, avec le sens de « donneur », proprement Erschliesser. M. Grassmann a admis cette hypothèse, et y a ajouté celle d’un second mot dura (paroxyton), tout aussi inconnu, et auquel il attribue le même sens, pour expliquer le vers VI, 35, 5. Or les deux formes s’expliquent parfaitement, l’une comme le génitif, l’autre comme l’accusatif du mot dur « porte ». Dans le premier passage, Indra est appelé le maître puissant « de la porte du cheval, de la porte de la vache, de la porte du blé et de la richesse », comme ailleurs il est dit d’Agni qu’il ouvre les portes de la richesse en général, I, 68, 10. Dans le second, si l’on prend le verbe vi grintshe au sens moyen, au lieu de le prendre au sens passif, on voit qu’il est dit d’Indra, si souvent accompagné de chantres, et accomplissant lui-même ses exploits au moyen de l’hymne, qu’il dischante les portes, qu’il ouvre les portes par le chant. — Passons à l’interprétation donnée du mot vip par MM. Roth et Grassmann. Ni l’un ni l’autre n’ont pu méconnaître entièrement le rapport étroit qui existe, pour le sens comme pour l’étymologie, entre ce mot vip et le mot vipra » prêtre », proprement « inspiré », ou le mot vipas (dans les composés vipaç-cit, vipo-dhâ), « inspiration » ou « hymne, prière » (cf. vepate mati, de Soma, IX, 71, 3, et d’Agni, X, 11, 6, c’est-à-dire des prêtres, des « inspirés » par excellence). Mais ils ont cru devoir en outre, pour l’interprétation de divers passages, tirer de la signification radicale « trembler, vibrer », les sens de « branche », de « baguette faisant partie du tamis à presser le Soma », et enfin de « flèche ». Or l’un des sens suggérés par la comparaison des mots vipra et vipas suffit parfaitement à l’explication de tous ces passages, non pas le sens d’« inspiré » ou de « prêtre » mais celui d’« inspiration » ou d’« hymne, prière ». De ces deux sens, M. R. n’avait reconnu que le premier. Or, j’admettrai qu’au vers 7 de l’hymne III, 3, l’opposition de devânâm nous invite à prendre vipâm au sens concret, et qu’au vers 1 du même hymne, il est naturel de l’interpréter de même. Mais je ne puis croire, avec MM. R. et Gr. qu’il soit au vers V, 68, 1, un adjectif employé comme épithète de girâ. Il est là construit en apposition avec ce mot et y a, comme au vers X, 61, 3 (ou M. Gr. ne maintient le sens de prêtre que par l’hypothèse d’une accentuation fautive), et dans l’expression vipâm jyottmshi, III, 10, 5 (cf. les prières brillantes, ci-dessous, p. 265), le sens de prière ou d’hymne. Ce dernier sens est admis du reste par M. Gr. pour le vers VI, 49, 12, ou les vipah sont les hymnes de celui qui est « éloquent », et où il est difficile de comprendre comment M. R. peut introduire son sens de «baguette ». — M. Gr. a renoncé pour plusieurs passages encore aux sens imaginés par M. R. On va voir qu’il aurait pu les abandonner complètement. Et d’abord, s’il renonce au sens de « baguette du tamis » pour les vers IX, 3, 2 et VIII, 6, 7, ou je substituerais d’ailleurs le sens d’« hymne » où « prière » à celui de « prêtre », pourquoi le garde-t-il aux vers IX, 22, 3 et IX, 99, 1 ? Le premier ne s’explique-t-il pas par les passages qui nous montrent le Soma purifié par la prière, IX, 96, 15 ; 113, 5, cf. 43, 3 (cf. d’ailleurs, dans le vers IX, 22, 3 lui-même, le mot vipaçcitah), et le second, mieux encore, par la comparaison de la formule âgre vâcah, IX, 106, 10 (cf. agte sindhûnâm IX, 86, 12), et de l’expression vâco agriyah IX, 7, 3, évidemment équivalente aux formules vipâm agre et vipâm agreshu, VIII, 6, 7 ? On sera sans doute peu disposé maintenant à retenir pour le seul vers IX, 65, 12 le sens de « baguette du tamis », et si l’on remarque de plus que le mot vipâ y est rapproché de dhârayâ comme l’est au vers IX, 10, 4 le mot girâ, on n’hésitera guère à l’interpréter dans le sens d’« hymne ». Le passage peut signifier par exemple « brillant avec cette prière-ci et avec cette prière-là » : les deux prières paraissent être d’ailleurs celles de la terre et du ciel. — M. Gr. admet dans son lexique, au vers VIII, 52, 7, le sens d’« hymne » (qu’il abandonne, il est vrai, pour celui de « flèche » dans sa traduction), et au vers VIII, 1, 4, le sens de « prêtre », auquel je substituerais celui d’« hymne ». Si l’on remarque que dans ces deux vers, il s’agit des hymnes de l’art, c’est-à-dire (contrairement à l’interprétation que M. Gr., dans sa traduction, conserve pour le vers VIII, 1, 4) de l’ennemi, du sacrificateur rival, on verra que ce dernier sens doit être étendu encore au vers IV, 48, 1 (où le mot na est négatif, cf. X, 22, 5), concernant le même sujet (cf. encore VIII, 54, 9, aryo vipaçcitah). — Le sens de « branche » a été suggéré à MM. R. et Gr. par les Vers VI, 44, 6 et VIII, 19, 83. Or il faut remarquer d’abord que ces deux passages n’ont rien de commun. On trouve bien dans l’un et dans l’autre l’idée de « branche », suggérée dans celui-là par le verbe vi rohanti, formellement exprimée dans celui-ci par le mot vayâh. Mais dans ce dernier, le mot vayâh appartient au premier hémistiche, « Agni, toi qui es (comme un tronc) sur lequel les autres feux croissant comme des branches », et l’idée exprimée par le second hémistiche n’a aucun rapport avec celle du premier. Le verbe « ni yu qu’on y rencontre n’ayant pris le sens de « s’emparer de » ou plutôt de « diriger à son gré » que par une métaphore tirée de l’art de conduire les chars, et signifiant proprement « atteler » (cf. niyut « attelage »), la méthode d’interprétation qui consiste à multiplier les significations d’un même mot pour simplifier le sens des formules védiques, aurait dû plutôt suggérer là à MM. R. et Gr., pour l’accusatif pluriel vipah, le sens de « chevaux », qu’ils auraient pu déduire, avec autant de vraisemblance que ceux de « branches » ou de « flèches, » de l’idée radicale de « mobilité ». La vérité est que notre mot y désigne les « prières » ou les « hymnes » avec allusion à des chevaux, à des attelages. Nous verrons en effet que l’assimilation des prières à des attelages est une des idées les plus familières aux pontes védiques. Il suffira quant à présent de citer le vers VI, 35, 3 où se trouvent à la fois le substantif niyut et le verbe ni yu. Dans le second hémistiche de notre vers VIII, 19, 33 le prêtre se vante, en honorant Agni, « d’atteler les richesses des hommes comme ses hymnes », c’est-à-dire de s’en rendre maître comme il est le maître des hymnes qu’il dirige à la manière d’attelages. Deux comparaisons sont exprimées, ou plutôt, le terme intermédiaire étant supprimé, suggérées d’un coup, celle des richesses à des attelages, celle des attelages à des prières. Le terme intermédiaire est d’ailleurs suggéré lui-même par le verbe ni yu. — Or, la même figure, et c’est là le seul trait de ressemblance des deux passages, se retrouve au vers VI, 44, 6. L’idée des « branches » y est, non pas exprimée, mais suggérée par le verbe vi ruh « se ramifier » dans la formule « Indra, dont les faveurs sont comme les prières, vipah, quand elles se ramifient ». Ainsi ce passage qui, aux yeux de MM. R. et Or., établissait avec évidence le sens de « branches », contient simplement une allusion à la comparaison des prières des différents sacrificateurs, VIII, 5, 16, 4 des branches qui se séparent, VII, 43, 1 (cf. VIII, 13, 6, cf. encore II, 5, 4, et aussi VIII, 18, 17, et plus tard, les différentes çâkhâ des Vedas). La double comparaison forme ici d’ailleurs un sens intéressant : les faveurs d’Indra se ramifient pour répondre à la ramification des prières ; en d’autres termes, Indra exauce les prières de tous les sacrificateurs. — Reste le passage qui paraissait offrir un argument non moins triomphant en faveur du sens de « flèche », c’est-à-dire le vers X, 99, 6. Quand nous aurons vu la prière comparée à une lame de fer qu’on aiguise, VI, 47, 10, quand nous aurons de plus développé l’idée de l’efficacité toute-puissante de la prière, considérée comme l’arme des dieux, aussi bien que comme un moyen d’action en quelque sorte magique de l’homme sur la divinité, on ne s’étonnera plus que Trita, ce dieu tout particulièrement considéré comme un sacrificateur, comme un préparateur du Soma céleste, se serve, pour frapper le sanglier, c’est-à-dire le démon, d’une « prière à pointe de fer », X, 99, 6, ou simplement d’une prière « ferrée », acérée (cf. vâcâh… jyortiragrâ VII, 101, 1, giraç candrâgrâh, V, 41, 14, « paroles, chants brillants »), c’est-à-dire en somme, d’une prière tenant lieu de fer. Cette substitution au sens véritable d’un mot du sens qu’il suggère à côté du sien propre est fréquents chez M. R. et Gr. Or on voit que l’effet de cette substitution peut être, non-seulement d’altérer le tour de la pensée védique, mais d’enlever aux formules mythologiques leur signification la plus intéressante.
  5. M. Baudry en a donné une analyse, à laquelle il a ajouté des faits nouveaux, dans la Revue germanique, XIV, p. 353 et 535, XV, p. 5.
  6. Comptes rendus de l’Académie des inscriptions, 1875.