La Religion de la beauté
Revue des Deux Mondes4e période, tome 139 (p. 610-633).
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LA RELIGION DE LA BEAUTÉ
ÉTUDE SUR JOHN RUSKIN

III.[1]
SA PENSÉE

La sagesse antique disait : < Nous ne descendons jamais deux fois dans le même fleuve. » Tous ceux qui ont étudié l’homme de Brantwood ont envie de dire : « Nous ne lisons jamais deux fois le même Ruskin. » Ses contradictions ont fait la joie de ses adversaires et sillonné de rides les fronts de ses disciples. M. Augustin Filon écrivait un jour qu’il se chargeait d’extraire des œuvres de Ruskin les doctrines les plus contradictoires, et M. Whistler s’est diverti, en un gros volume, à en tirer des aphorismes qui peuvent rivaliser, pour leur clarté, avec les Arrangemens en noir du célèbre artiste américain. Quand on lit une page du Maître, on croit saisir sa pensée; quand on en lit dix, on hésite ; quand on en lit vingt, on renonce. Toutes les subtilités, tous les ondoiemens, toutes les circonvolutions de ses divers systèmes esthétiques, religieux et sociaux, en font un enchanteur impondérable, insaisissable, qui, si on le veut enserrer dans une formule logique, se dérobe en fumée, comme ce génie des Mille et une Nuits, et il semble qu’on est devant un amas de petites choses diverses et précieuses, miroitantes et attirantes, mais changeantes et fuyantes comme des flammes, et comme des flots...

Et pourtant, le fleuve qui coule sous nos yeux ressemble bien au fleuve qui coulait au même endroit et que nous appelions du même nom quand un aïeul, nous tenant par la main, nous le fit voir pour la première fois! Cette flamme qui sursaute et peuple de figures étranges le grand hall de la vieille maison familiale rappelle bien, dans son aspect général, la flamme qui réchauffa nos doigts d’enfant et nous fit faire tant de beaux rêves envolés aujourd’hui par la cheminée ! Aucun flot n’est exactement le flot d’hier, — mais c’est toujours le même fleuve. Aucune flamme ne reproduit mathématiquement les arabesques d’antan, — mais c’est toujours le même foyer. Ruskin est comme un fleuve. Il est comme une flamme. Il ne se ressemble jamais, il se renouvelle sans cesse, et il est le même toujours. Ses pensées viennent toujours de la même source — qui est très haute. Elles vont toujours grossir le même Océan, — qui est très lointain. Quelle est donc cette source? Quel est cet Océan?

Nous allons le rechercher. Si en le recherchant nous dérangeons quelques préjugés établis sur un texte isolé de Ruskin, on nous excusera en songeant que ce n’est point ici l’analyse de tel ou tel de ses ouvrages, mais une vue d’ensemble de sa pensée depuis 1843 jusqu’à 1888, — de sa pensée sur la Nature, de sa pensée sur l’Art, de sa pensée sur l’Homme. Et s’il était arrivé que des disciples plus ardens que clairvoyans ou des adversaires plus ingénieux que loyaux avaient fourni, même en Angleterre, une idée très fausse de la doctrine ruskinienne, cela ne prouverait rien contre la fidélité de la synthèse qui va suivre, mais plaiderait simplement pour sa nécessité. Il sera certes très facile de trouver chez le Maître des textes qui nous contredisent, et comme ces textes ont toujours une forme absolue et aphoristique, on pourra s’imaginer qu’ils sont exclusifs de toute autre opinion. Il n’en est rien. Ce sont là comme les remous du fleuve, les tourbillons qui peuvent momentanément et localement aller contre le courant. Ils ne le changent point. Et leur violence même ne peut rien sur la direction que nous avons cru discerner dans cette pensée que nous voulons déterminer.

I. — SUR LA NATURE

N’y aurait-il pas plus de choses esthétiques entre le ciel et la terre qu’on ne l’enseigne communément dans nos écoles de philosophie? Les hommes ne se laisseraient-ils pas souvent guider par des visions plutôt que par des raisons et seraient-ce les enfans seuls qui aiment à tourner les feuilles des livres d’images et qui oublient, en les tournant, les réalités de la vie? De cette vie, nous savons assurément déjà beaucoup de choses. Les chimistes prennent une plante, l’emportent dans leur laboratoire, la manipulent, l’analysent, la soumettent à de multiples épreuves et viennent nous dire de combien d’élémens elle se compose, de combien d’azote et de combien de chaux, et comment elle a germé, et pourquoi elle s’est développée. Soit; c’est très intéressant. Les économistes compulsent des bilans et des mercuriales, suivent du doigt les zigzags des graphiques, délient les cordons des livres de raison, des mémoires, secouent la poudre des chartriers ou des terriers et nous apprennent comment se développe la richesse d’un pays par l’échange, ou se fixe la valeur d’une denrée par l’utilité, et pourquoi une crise monétaire éclata tel jour. Soit. Il est bien vrai que tout cela est, mais est-ce là tout? Pourquoi, dirons-nous au chimiste, en ce soir d’hiver, ces roses posées sur le bord d’une cheminée, nous ont-elles fait trouver la solitude moins triste et le froid moins rigoureux? Elles ne parlent ni ne réchauffent pourtant... Pourquoi, dirons-nous à l’économiste, cette excroissance de coquille, qui ne peut remplir aucun but utile, a-t-elle une valeur marchande beaucoup plus considérable qu’un sac de blé qui peut nourrir un homme pendant un certain temps?... Et au physicien qui passe, nous demanderons pourquoi les sons de cette gamme mineure nous ont rendus tristes et pourquoi ce rayon de soleil nous a rendus joyeux? Pourquoi ce feu qui flambe dans l’âtre ne nous ranime-t-il pas comme ce rayon de soleil qui, tout à l’heure, flambait aux vitres? et pourquoi, plus loin, dans ce foyer artificiel où une mathématique flamme de gaz lèche d’inamovibles bûches en amiante, s’il y a encore autant de chaleur pour le thermomètre, y en a-t-il dorénavant si peu pour le cœur?

Sortons de cette ville où le ciel est caché par la fumée, la terre par le pavé de bois, où le feu ne consume que du gaz et où l’eau est telle qu’on n’ose point la boire, — et allons regarder la Nature chez elle, là où nous ne l’avons pas encore défigurée. Pourquoi ce même ciel nous a-t-il inclinés au découragement quand il était gris, et nous rend-il la confiance, quand il est bleu? Nous voici en plein champ. Examinez cette terre plate et cette verdure alignée au cordeau et, à côté, ce vallonnement plein d’herbes libres aux entrelacs subtils : c’est la même composition chimique, la même aptitude à la production, la même valeur. Ces deux champs sont exactement pareils aux yeux de l’agronome, de l’économiste, du philosophe et du répartiteur des contributions directes. Pourtant l’un d’eux, aux lignes monotones, n’arrêtera point nos pas ni nos soucis. L’autre nous attirera, nous distraira, nous charmera peut-être et, devant ses mille fantaisies d’aspects et de contours, pendant un instant, nous oublierons la vie et nous reviendrons à la maison plus rasséréné, plus calme et moralement plus dispos. Pourquoi?

Et pourquoi cette nature est-elle colorée comme un tableau, au lieu d’être grise comme une gravure? Pourquoi ses couleurs les plus brillantes sont-elles répandues sur les êtres les plus inutiles, mais aussi les plus inoffensifs? Certes, il y a des champignons vénéneux qu’on dirait éclaboussés par Delacroix et des mouches stercoraires qu’on dirait touchées par le pinceau de fra Angelico ; mais d’ordinaire, voyez si les oiseaux les plus doux ne sont pas les plus beaux? Penchez-vous sur ces morceaux de rochers brisés par leur chute... « Voici des terres pures qui sont blanches quand elles sont en poudre et qui forment les élémens constitutifs de l’argile et du sable. Mais dès qu’une vie plus intense est en elles, c’est-à-dire dès qu’elles se cristallisent, voyez comme elles changent de couleur! Elles deviennent l’émeraude, le rubis, le saphir, l’améthyste et l’opale. Pourquoi ce rapport entre l’énergie de la cristallisation et la pureté de la substance d’une part et, d’autre part, sa beauté? Regardez les plantes : c’est pareillement quand leur vie est à son paroxysme d’intensité que leurs formes flattent le plus nos passions humaines et que leurs couleurs deviennent plus éclatantes : couleurs primaires, bleu, jaune, rouge ou blanc, l’union de toutes les couleurs. Et notez que ce moment de gloire parfaite coïncide avec le moment où les plantes ont ensemble les relations qui correspondent aux joies de l’amour chez les créatures humaines... » Pourquoi? Allez plus haut dans l’échelle de vie. Voici, justement, quelque chose de tors et de brillant qui coule sur le sentier : un petit ruisseau d’argent qui se glisse entre les herbes, un corps annelé « qui rame sur la terre avec chaque anneau pour rame : une vague, mais sans vent, un courant, mais sans chute. Pourquoi cette horreur qui nous prend devant cet être, quand nous savons qu’il y a plus de poison dans une mare ou un égout mal tenu que dans le plus terrible aspic du Nil? » Ou bien, s’il y aurait quelque obscur rapport entre les formes du serpent et une idée du mal qui dormirait au fond de nous-mêmes... Pourquoi, au contraire, ce plaisir au rapide et radieux passage d’ailes empourprées qui ne nous servent de rien et dont toutes les couleurs nous seront moins utiles que la chair grise et terne des volailles? Pourquoi ce tressaillement de joie libre et fière au souple et fin mouvement des jambes du cheval? Le locomobile ne les a pas et nous mène plus vite où nous voulons aller...

Ces choses, dira-t-on, n’attirent point également l’attention ni ne font également le bonheur de tous les êtres. — Sans doute, et il y a là en elles et en nous un mystère de plus. Serait-ce que ces impressions et leurs contre-coups sur les actions des êtres n’existent point? ou ne serait-ce pas, qu’existant plus ou moins, elles constituent entre ces êtres une hiérarchie et au besoin une classification qu’on n’a pas encore déterminées ? Comment se fait-il que devant les mêmes montagnes bleues dressées au bout de l’horizon comme des vagues immobilisées par la baguette d’un Enchanteur, un homme s’émeuve et s’arrête et qu’un autre être continue, indifférent, son chemin ? Tout ce qui a des yeux ne verrait-il pas de même ? Y aurait-il d’autres différences entre les espèces que celles dont les biologistes nous ont avertis? « Ils nous disent bien quelle infinie variété d’instrumens oculaires possèdent les créatures fourmillant sur ce globe ; ils nous disent comment ces instrumens sont construits et dirigés, comment les uns jouent dans leurs orbites avec des mouvemens indépendans, comment d’autres font saillie, en une myopie, sur des pyramides d’os — ou sont brandis au bout de cornes, ou semés sur le dos et les épaules, ou poussés au bout d’antennes pour explorer la route en avant de la tête — ou pressés en tubercules aux coins des lèvres... Mais comment toutes ces créatures voient-elles avec tous ces yeux? » Quand vous regardez un serpent se déroulant de ses couvertures, ou posé sur une branche comme un paquet de cordages, ou aplatissant contre la vitre des muséums le galbe rond de ses froids anneaux, vous êtes-vous jamais demandé si le serpent vous regarde et ce qu’il voit de vous? « Il tiendra ses deux yeux ensemble fixés sur votre figure pendant une heure, une fente verticale dans chacun d’eux recevant de vous telle image que la rétine d’un serpent et l’esprit d’un serpent peuvent recevoir d’un homme. Mais quelle sorte d’image reçoit-il à travers le bleu vernis de l’affreuse lentille?... Pareillement on dit qu’un chat regarde un évêque. Soit. Mais est-ce qu’un chat voit un évêque, quand il le regarde? Lorsqu’un chat vous caresse, il ne vous regarde jamais. Son cœur semble être dans son dos et dans ses pattes, — non dans ses yeux. » Le faon, le cheval semblent plus sensibles aux différences d’aspects et le chien plus encore, et l’homme enfin plus que tous les êtres ensemble. L’homme regarde et contemple, l’homme jouit et souffre par la vue, il demeure ravi et en extase devant des choses qui n’ont aucune fonction dans sa vie : — devant des reflets, qu’il ne peut saisir, devant des rochers qu’il ne peut ensemencer, devant les couleurs de cet éther où il ne peut atteindre. Pourquoi?

Et pourquoi, parmi les hommes, les plus grands, les saints dont on lit les histoires sur les banderoles ou dans les gloires des vieux panneaux dorés, aimèrent-ils à retremper leur vue au spectacle des monts, des ailes, des eaux et des fleurs, « toutes les fois qu’ils eurent quelque œuvre à accomplir, ou quelque épreuve à subir qui dépassaient la force habituelle de leur esprit? » Et pourquoi enfin, chez le même homme, ces impressions radieuses et désintéressées sont-elles d’autant plus vives et plus profondes que son cœur est plus libre des passions basses et des mesquines envies? Pourquoi la joie des couleurs est-elle ressentie surtout par son âme lorsque son tempérament est sain, par son esprit quand il est calme, par ses sens quand ils sont reposés? Pourquoi, dans ce cas, la joie des couleurs et leur souvenir accompagnent-ils toute sa vie ici-bas? « Laissez votre œil se fixer sur un grossier morceau de branche d’arbre d’une forme curieuse, pendant une conversation rare avec un être qui vous est cher, ou qu’il s’y pose même inconsciemment. Et quoique la conversation puisse être oubliée, quoique chaque circonstance qui l’accompagne soit aussi perdue pour la mémoire que si elle n’avait jamais été, cependant votre œil, pendant toute votre vie, prendra un certain plaisir à de telles branches d’arbres, auxquelles il n’en aurait pris aucun auparavant, — un plaisir si subtil, une trace de sentimens si délicats, qu’ils nous laisseront tout à fait inconscient de leur particulier pouvoir, mais indestructibles par un raisonnement quelconque, et qui formeront par la suite une partie de notre constitution... » Pourquoi? Certes on explique Dieu des choses, dans nos écoles, mais explique-t-on la part que prennent à notre vie les formes et les couleurs? On analyse bien des propriétés des corps, — a-t-on seulement cherché à connaître la propriété par excellence, celle qui unit toutes choses en ce monde: le pouvoir d’attirance et de sympathie? Les raisonnemens de nos physiologues ou de nos psychologues sont fort ingénieux, mais ne s’appliqueraient-ils pas tout aussi bien aux choses qui nous entourent, quand elles n’auraient ni la ligne qui assouplit, ni la couleur qui exalte ! Est-ce qu’on se douterait, à lire les philosophes, que le monde, dont ils parlent en termes si abstrus, si gris, si froids, soit ce frémissement de feuillages, ce ruissellement de clartés, cette palpitation de chairs, ce battement de paupières, cette flamme de regards qui en font tout le prix ? On bâtit des systèmes qui expliquent tout du monde, — hors son charme. On analyse les coins les plus secrets de l’âme, — hors son admiration. On démêle tous les rapports que nous avons avec la Nature soi-disant inanimée, — hors l’amour...

Toutes ces choses, répondra peut-être un savant, ressortissent à diverses sciences qui en rendent compte partiellement ou bien ne ressortissent à aucune parce qu’elles ne sont susceptibles d’aucun examen scientifique, n’étant qu’impressions variables selon chaque individu et, dans tous les cas, réduites à de pures apparences ! — Des apparences, soit. Et croyez-vous qu’elles perdront, parce que vous les aurez affublées de ce nom, tout leur pouvoir sur l’homme et sur la vie? Croyez-vous que ce ne soit pas à des apparences que nous devions le plus de résolutions, ou le plus de faiblesse, et partant le plus de misère ou le plus de bonheur ? aux apparences de la gloire ? aux apparences de l’amour? Croyez-vous que ce ne soit pas aux apparences de l’héroïsme des anciens que nous devions nos véritables héros modernes, ni aux apparences de l’oasis, au mirage, que nous devions le plus de réconfort pour continuer notre route vers la réalité ? Les légendes sont-elles vraies et, si elles ne le sont pas, ont-elles exercé sur les faits mêmes de la vie moins d’influence que l’Histoire? Les religions sont-elles prouvées, — et n’est-ce pas aux apparences du ciel que nous devons la plupart des choses qui ont transformé la terre? Direz-vous qu’il est inutile dans la vie que le soleil brille pourvu qu’il nous éclaire, et que les fleurs s’harmonisent pourvu qu’elles nous guérissent? Ou ne direz-vous pas plutôt que les rapports de ces choses à l’homme, de ces notions à notre intelligence et de ces apparences à nos actes et à nos sentimens, que toutes ces trames imperceptibles et puissantes,


Ces fils mystérieux où nos cœurs sont liés


nous paraissent trop subtils ou trop particuliers pour être démêlés, sans se rompre, par le grossier scalpel des sciences présentement organisées et organisées pour de tout autres besognes?

Pour qu’une science le pût, il faudrait qu’en étudiant la Nature elle ne tint pas compte seulement de sa composition chimique ou physique, de sa vérité, de son utilité, de sa richesse, de son évolution, de sa fécondité même, mais encore de la chose qu’on adore dans la vie et que dans le raisonnement on méprise, qui s’impose dans les faits et qu’on proscrit dans les systèmes, qu’on recherche et qu’on tait, qu’on rêve et qu’on redoute : — la Beauté. La seule psychologie qui pourrait rendre compte des phénomènes que nous venons de décrire, et de mille autres encore qu’on pressent ou qu’on devine, est celle qui tiendrait pour quelques-unes des qualités primordiales et dominantes des objets naturels leurs qualités de formes et de couleurs, leur action non sur le sens du toucher seulement, mais sur le sens le plus noble : la vue. et non sur nos sentimens de désir ou d’appropriation, mais sur le sentiment le plus désintéressé: l’admiration. La seule philosophie complète serait celle qui ne se demanderait pas seulement la cause des forces, mais aussi la cause des formes, qui ne fixerait pas seulement les lois de la création, mais aussi et surtout les joies de la création, qui ne classerait pas seulement les êtres par leurs aspects et leurs fonctions mécaniques, — comme on classe des moteurs dans une galerie des machines, — mais encore par leurs traits esthétiques et leurs indices ou reflets de la Beauté, — comme on classe des tableaux ou des statues dans un musée.

Cette philosophie ou cette science ne serait pas, dira-t-on, une science proprement dite, ni même une philosophie. Peut-être, et nous ne disputerons point sur les mots. Il y a en effet, entre les deux ordres de recherches, une profonde différence. « L’une considère les choses comme elles sont en elles-mêmes, l’autre en tant qu’elles affectent les sens humains et l’âme humaine. La tâche de celle-ci est d’approfondir les impressions naturelles que ces choses font sur les créatures vivantes. Les deux sciences s’inquiètent également de la vérité, mais l’une de la vérité d’aspect, l’autre de la vérité d’essence. L’une étudie les relations des choses entre elles, l’autre étudie seulement leurs relations avec l’homme et, en tout ce qui lui est soumis, cherche seulement ceci : à quoi cette chose sert aux yeux de l’homme et à son cœur. »

Il y a une différence encore plus grande entre les facultés diverses que chacune de ces enquêtes met en jeu. Car tout en étant scientifique, c’est-à-dire expérimentale, par un de ses côtés, cette recherche sera surtout artistique et intuitive. Pour pénétrer les effets des choses de la Nature sur les yeux et sur le cœur, il faut bien voir plutôt que savoir et cela est l’affaire de l’artiste dont la finesse de vue va bien au delà des instrumens du savant. « Le travail de toute la Société géologique depuis quatre-vingts ans n’est point parvenu à la constatation des vérités qui concernent les formes de ces montagnes que Turner exprima en quelques coups de pinceau, il y a quatre-vingts ans, lorsqu’il était enfant. La connaissance de toutes les lois du système planétaire et de toutes les courbes du mouvement des projectiles ne rendront pas un homme de science capable de dessiner une chute d’eau ou une vague ; et tous les membres de Surgeon’s Hall, s’aidant les uns les autres, ne sauraient aujourd’hui voir ou représenter le mouvement naturel d’un corps humain en une action vigoureuse comme le fils d’un pauvre teinturier (il Tintoretto) le fit il y a trois cents ans. » Et pour bien sentir les effets de cette nature non seulement sur les yeux, mais sur le cœur, il ne suffit pas de la bien voir ; il faut encore la bien aimer. « Car peut-être que nous ne pouvons pénétrer le mystère d’une seule fleur et qu’il n’a pas été voulu que nous le puissions, mais bien que la poursuite de la science fût constamment étayée par l’amour de la beauté et l’exactitude de la connaissance par la tendresse de l’émotion. »

Cette faculté de nous-mêmes qui nous permettra de voir et d’étudier dans les hommes autre chose que de merveilleux automobiles, dans les plantes autre chose que des alambics et dans les fleurs autre chose que des remèdes, quelle sera-t-elle donc ? Et de quel nom l’appellerons-nous ? Évidemment ce n’est point l’intelligence, car les idées de beauté sont instinctives, et lorsqu’il s’agit d’elles, tout ce qu’on peut dire de plus favorable à l’intelligence, c’est qu’elle est inutile. Il suffit, si l’on en doute, de lire M. Thiers traitant de critique d’art. « Si jamais un savant vous dit que deux couleurs font mal ensemble, prenez-en note, afin de les mettre le plus souvent possible à côté l’une de l’autre. » — Sera-ce la sensibilité? S’il fallait pencher d’un côté, ce serait de celui-là plutôt que nous pencherions. Car la sensibilité est ce qu’il y a de plus puissant en nous et de plus noble à la fois. « Les hommes deviennent, dans tous les temps, vulgaires, précisément dans la proportion où ils sont incapables de « tact », — ce tact que le mimosa possède le plus parmi les arbres, que la femme pure possède au-dessus de tous les êtres ; cette finesse, cette plénitude de sensation au delà de la raison et qui guide et sanctifie la raison elle-même. La raison ne peut que déterminer ce qui est vrai. C’est la passion de l’humanité qui peut reconnaître ce qui est bon. »

Mais est-ce que la sensation suffit? Tous les êtres ont la sensation. La plante même éprouve quelque chose; est-ce à dire qu’elle éprouve le beau ? Parmi les sensations de l’homme même, n’en est-il pas de tellement diverses qu’elles semblent se distinguer non pas seulement par leurs degrés, mais bien encore par leur nature? Est-ce que sentir le charme d’un rayon frisant sur les eaux lointaines d’un lac, c’est la même chose que sentir le fumet d’un roastbeef ? Cette dernière sensation est beaucoup plus utile, mais l’autre est précisément celle qui nous permettra d’étudier les rapports de la Nature et de l’âme. Bien plus, ce sont ces sensations dites inutiles qui sont les plus puissantes, les plus exquises et les plus indéfiniment renouvelables. « Les plaisirs du goût et du toucher ou toute autre jouissance sensuelle nous sont donnés comme des serviteurs de notre vie et comme des instrumens de sa préservation. Ils nous inclinent à rechercher les choses nécessaires à notre être et par conséquent, dès que ces choses sont trouvées, dès que la fonction physiologique est remplie, ces plaisirs doivent avoir une fin, et si on les prolonge, ce ne peut être qu’artificiellement et sous une haute pénalité. » De même qu’il est très nécessaire de manger pour vivre, il devient très dangereux de vivre pour manger. « Au contraire, les plaisirs de la vue nous sont donnés comme des présens. Ils ne répondent à aucune nécessité de la simple existence. La distinction de tout ce qui nous est utile ou nuisible pourrait être faite et est souvent faite par l’œil sans qu’il reçoive le plus léger plaisir visuel. Nous aurions pu apprendre à distinguer les fruits et la graine des fleurs sans éprouver aucun plaisir supérieur à leur aspect. — Et comme ces plaisirs n’ont pas de fonctions à remplir, il n’y a pas de limites à leur durée, dans l’accomplissement de leur fin, car ils existent en eux-mêmes et ainsi peuvent être perpétuels avec chacun de nous, la répétition ne détruisant nullement leur charme, mais l’augmentant au contraire. Ici donc, nous trouvons une base très suffisante pour une estimation supérieure de ces plaisirs, d’abord en ce qu’ils sont éternels et inépuisables et secondement en ce qu’ils sont non des instrumens de la vie, mais un objet de la vie. Or, en tout ce qui est objet de la vie, en tout ce qui peut être désiré à l’infini et pour soi-même, nous pouvons être sûrs qu’il y a quelque chose de divin... »

La faculté qui perçoit le Beau n’est donc pas la sensibilité brute. Quelque chose d’autre s’y mêle qui la sauve de ce qu’elle a d’animal et qui prolonge ce qu’elle a d’éphémère. Quelque chose s’y lie étroitement qui, à la violence obscure de ce qui est sensuel, unit la paix limpide de ce qui est pensif. Rappelez-vous donc, pour vous en convaincre, ce que vous éprouvez devant l’horizon que vous aimez le mieux, aux saisons et aux heures les plus révélatrices ; rappelez-vous ce que vous avez senti devant ce coin de terre que chacun de nous a aperçu, un jour, par la fenêtre d’un wagon, dont il a dit : J’y reviendrai, j’y passerai ma vie, — et où il n’est jamais revenu... C’est d’abord un plaisir sensuel, mais il est accompagné de tant de joie, d’amour pour l’objet, d’une espèce de vénération pour sa cause inconnue, une gratitude envers la Beauté d’être ce qu’elle est, de l’être pour nous qui seuls avons des yeux pour la voir, — à moins que, comme dans les tableaux primitifs, la même Vierge et les mêmes fleurs que contemplent sur la terre les chevaliers et donateurs, ne soient aussi contemplées du haut des nuages par un vieillard puissant et ses anges fidèles... « Or aucune idée ne peut être le moins du monde considérée comme une idée de beauté tant qu’elle ne s’est pas élevée à ces émotions, pas plus que nous ne pouvons dire que nous avons une idée d’une lettre dont nous avons seulement perçu le parfum et la belle écriture, sans avoir compris son contenu, ou son intention. Et comme ces émotions ne peuvent, en aucune façon, résulter de ni être obtenues par aucune opération de l’intelligence, il est évident que la sensation de beauté n’est pas sensuelle d’une part, ni intellectuelle de l’autre, mais dépend d’un état du cœur pur, droit et ouvert à la fois pour sa vérité et pour son intensité, au point que même la justesse de l’action de l’intelligence sur des faits de beauté ainsi perçue dépend de l’acuité du sentiment du cœur qui s’y rapporte. » C’est le cœur, qui nous rend capables d’émotion haute et sereine devant les grands horizons de la Nature. La faculté qui y sert est donc une faculté du cœur : un sentiment.

C’est le sentiment esthétique. C’est lui qui nous fait vibrer aux heures les plus exquises de notre vie, aux seules heures dignes d’être vécues. C’est lui qui établit entre les choses et les êtres cette mystérieuse concordance qu’on demande vainement à la science d’analyser. Ne le confondons jamais avec aucune autre faculté, ni plus haute, ni plus basse. Tenons ferme pour son autonomie. Nous aurons contre nous les sensualistes purs et aussi les purs intellectuels. Nous aurons à lutter contre ceux qui voient dans ce sentiment un instinct physiologique et contre ceux qui y voient une opération de la raison. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Le sentiment esthétique n’est pas l’aboutissement lointain et obscur d’un instinct sexuel : c’est lui-même un instinct. Cet instinct diffère de tout autre et la physiologie n’a rien à faire avec lui : on n’a jamais admiré une rose parce qu’elle ressemble à une femme, mais on admire une femme parce qu’elle ressemble à une rose. Ce n’est pas là non plus l’amour dans le sens supérieur de la donation de soi, car cet amour se donne, et dans le plaisir que nous prenons aux plantes, aux flots et aux rayons, nous recevons tout et nous ne donnons rien. C’est encore bien moins le produit d’un raisonnement. Dès qu’on raisonne, l’impression s’enfuit. Par exemple, « dans une plante, toutes les sensations de beauté naissent de notre sympathie non égoïste dans son bonheur, et non d’aucune vue des qualités en elle qui peuvent nous apporter du bien, ni même de notre reconnaissance en elle de quelque condition morale dépassant celle du simple bonheur. Du moment que nous commençons de considérer une créature comme subordonnée à cruel que dessein en dehors d’elle, quelque chose du sens de la beauté organique est perdu. Ainsi, lorsqu’on nous dit que les feuilles d’une plante sont occupées à décomposer de l’acide carbonique et à nous préparer de l’oxygène, nous commençons à la considérer avec quelque espèce d’indifférence, comme si c’était un gazomètre. C’est devenu jusqu’à un certain point une machine. Quelque chose de notre sens de son bonheur a disparu. Sans doute, à la réflexion, nous verrons que la plante ne vit pas seulement pour elle-même, que sa vie est une suite de bienfaits, qu’elle donne autant qu’elle reçoit, mais aucun sens de ceci ne se môle d’une manière quelconque à notre perception de la beauté physique dans ses formes. Ces formes qui apparaissent nécessaires à la santé : la symétrie de ses feuillets, la douceur glabre de ses tiges sont considérées par nous comme des signes du propre bonheur de la plante et de sa perfection : ils sont sans utilité pour nous, excepté quand ils nous procurent du plaisir. Le Sermon sur la Montagne nous donne précisément la vue de la nature qui est prise par l’affection incurieuse d’un humble, mais puissant esprit. Il n’y a pas de dissection de muscles ni de dénombrement des élémens, mais le regard le plus ferme et le plus large sur les faits apparens, et la métaphore la plus magnifique en les exprimant : « Ses yeux sont comme les paupières du matin. Dans son cou, réside la force, et la tristesse se tourne en joie devant elle. » Et dans le commandement si souvent répété, jamais obéi : « Regardez les lis des champs! » observez qu’il y a précisément la délicate attribution de la vie que nous savons être une caractéristique de la vue moderne du paysage. Il n’y a pas de science, ni d’idée de science, pas de numération de pétales, ni d’étalage de provisions pour la nourriture, — rien que l’expression de la sympathie à la fois la plus enfantine et la plus profonde. » C’est le sentiment esthétique[2].

Telle est la faculté qui nous permettra, mieux que la raison ou que l’appétit sensuel, de surprendre « l’appel de toute la nature inférieure aux cœurs des hommes, l’appel du rocher, de la vague, de l’herbe, comme une part de la vie nécessaire de leurs âmes. » Nous avons trouvé l’instrument de notre étude autant que son objet, et sa récompense autant que son instrument. Car l’enthousiasme seul peut analyser l’enthousiasme. L’admiration seule peut rendre compte des phénomènes de l’admiration. Ne craignons pas l’accusation de sckwärmerei et laissons les ironistes à leurs besognes stériles ! S’ils entreprennent avec leur sens calme et rassis d’analyser les impressions de beauté, ce sont des gens qui, gravement, se mettent à refroidir les objets sur lesquels ils prétendent étudier l’action de la chaleur. Loin d’éclaircir ou d’affiner la faculté de l’esthéticien, l’esprit critique la fausse, l’expérience l’émousse, la science la perd. « S’il nous était possible de nous rappeler tous les instincts heureux et inexplicables du temps insoucieux de notre enfance, nous arriverions à des résultats plus rapides et plus exacts que ceux que soit la philosophie, soit la pratique sophistiquée des arts ont atteints jusqu’ici. » Ceux-là seuls qui ont gardé leur fraîcheur d’impression pénétreront jusqu’au fond la fraîcheur des teintes cristallines. Le monde de la Beauté est comme le béryl dans la Ballade de Rossetti :


None sees here but the pure alone


et, en vérité, si vous ne vous faites pas semblables aux petits enfans, vous n’entrerez pas dans l’Esthétique des cieux...

Mais parce qu’elle nous rapproche des esprits simples et ne relève pas de la raison raisonnante, n’allons pas la nier, cette faculté, et surtout n’allons pas la dédaigner! Car nous dédaignerions le plus beau de tous les dons que nous firent les bonnes fées qui se penchèrent sur le berceau vagissant de l’humanité! Cette faculté esthétique, c’est la faculté humaine par excellence. Si devant l’utilité l’animal délibère, nous ne pouvons affirmer que non, mais devant la beauté l’homme seul tremble, s’émeut. « Ce qu’il peut y avoir en nous de la nature du bœuf ou du porc ne perçoit aucune beauté ni n’en crée aucune. Ce qui est humain en nous peut le créer et le rendre en exacte proportion avec la perfectibilité de son humanité ». L’animal voit, cela est incontestable et jusqu’à un certain point, il raisonne : l’homme contemple. La vache de Potter se mire : l’homme admire. « C’est la faculté humaine, superlativement humaine, qui nous fait aimer des rochers non pour nous, mais pour eux-mêmes », pour leurs lignes sur le ciel bleu profilées. Et s’il y a quelque différence fondamentale entre l’homme et tout ce qu’on dit lui être semblable, ne cherchez pas ailleurs. Si l’on vous dit : Voici une plante fine et svelte, aux courbes infiniment changeantes et aux tons mélodieusement assortis. On a vu un être, à tâtons, ramper vers elle, l’arracher et la dévorer. Quel est cet être? dites : Je ne sais, c’est un acte impulsif. Mais on l’a vu arracher cette plante et l’enfouir, près de là, pour la retrouver. Quel est cet être? — Je ne sais. Il y a beaucoup d’animaux qui enfouissent leur butin ou leur nourriture. C’est un acte sur les confins de la raison. — Mais on l’a vu demeurer devant cette plante, longtemps, à l’admirer. Quel est cet être? — Je le sais. C’était un homme. Le sentiment esthétique est là.

Et comme c’est là le propre de l’homme, rien d’humain ne doit échapper à ses prises. Munie de cet instrument d’étude, toute philosophie réellement complète examinera, dans chaque action ou idée qui lui est soumise, la part qu’y prend la nature et le rôle qu’y joue la beauté. Elle recherchera dans les âmes les lignes des paysages que les yeux ont contemplés. Elle recherchera dans les cœurs les volontés que l’aspect brillant ou terne des minéraux y a déposées. Si elle est curieuse de causes finales, elle ne dira pas, lorsqu’elle se trouve en présence de « rocs sourcilleux », comme ce penseur de jadis : « A quoi peuvent-ils bien servir?... Ah! ils servent de refuge aux bêtes! » — mais elle étudiera s’ils ne semblent pas « bâtis pour la race humaine tout entière, tout comme les écoles et les cathédrales, s’ils ne sont pas des trésors d’un manuscrit illustré pour l’écolier, de bonnes et simples leçons pour l’ouvrier, de tranquilles retraites, en leurs pâles cloîtres, pour le penseur. » Elle se demandera si l’histoire des sommets de la terre n’est pas intimement liée à l’histoire des sommets de la pensée, si l’on peut justement refuser d’attribuer aux spectacles montagneux quelque part de ce qui donna aux Grecs et aux Italiens leur rôle de conducteurs intellectuels parmi les nations de l’Europe. Elle notera, par exemple, « qu’il n’y a pas un seul coin de terre de chacune de ces deux contrées dont on n’aperçoive pas des montagnes : presque toujours celles-ci forment le trait principal du paysage. Les profils des montagnes de Sparte, Corinthe, Athènes, Rome, Florence, Pise, Vérone sont d’une beauté consommée ; et quelque aversion ou mépris qu’on puisse démêler dans l’esprit des Grecs pour la rudesse des montagnes, le fait qu’ils ont placé le sanctuaire d’Apollon sous les rochers de Delphes et son trône sur le Parnasse est un témoignage qu’ils attribuaient le meilleur de leur inspiration intellectuelle à l’influence des montagnes.

« C’est d’elles aussi que sont nées les plus jolies fictions de la mythologie païenne d’abord et ensuite de la mythologie chrétienne. D’un autre côté, nous voyons celles de la Scandinavie être les premières sources de tout ce pouvoir mental aussi bien que militaire qui descend sur le Midi et puis qui réagit sur l’Angleterre méridionale, tandis que d’autres formes de la même rude imagination religieuse demeurent comme les nuages sur les montagnes d’Écosse et du pays de Galles, rencontrées et mélangées avec le christianisme normand, retenant même jusqu’aux derniers temps quelque couleur de superstition, mais donnant toute sa splendeur poétique et militaire à la vie écossaise. Qui dira que les collines qui sont autour de Stratford et la vue que Shakspeare put avoir des calcaires dans le Warwickshire ou dans le Kent ne furent pas essentielles au développement de son génie? » — Plus encore, « les montagnes n’ont-elles pas toujours possédé le pouvoir d’exciter l’enthousiasme religieux et de purifier la foi religieuse?... Parmi les belles campagnes d’Angleterre et de Belgique, s’étend un protestantisme ou un catholicisme orthodoxe prospère, honorable et sommeillant, mais c’est parmi les landes de la frontière des Highlands, les ravins du mont Genèvre et les rochers du Tyrol que nous trouverons la foi évangélique la plus simple et la pratique catholique romaine la plus pure... »

Peut-être qu’on trouvera aussi dans cette contemplation de certains horizons familiers les sources de plusieurs des grandes idées qui mènent le monde, et par exemple les sources mêmes du patriotisme. Le paysage, en effet, est le visage aimé de cette mère patrie, την μητριδα, qu’on ne pourrait autrement se figurer que par une froide abstraction ou par une lourde femme de pierre, comme celles de la place de la Concorde. Quand on pense à la Patrie, ce n’est pas comme à une assemblée d’hommes chauves et noirs gesticulant sous la lueur du gaz parlementaire, ou écrivant derrière les grillages des bureaux des municipes : c’est aux dentelemens des montagnes, aux eaux courantes des fleuves, aux demi-cercles bleus des golfes limpides, aux vallons courbés, tachetés de champs, striés de sillons, comme une plaque gravée, aux villages égrenés sur les routes, aux fumées des villes montant dans l’azur des soirs... Et plus cette vision sera belle, plus on aimera la patrie dont elle est l’image. L’Ecossais, par exemple, adore la sienne, car « c’est le caractère particulier de l’Ecosse comme distincte de tout autre paysage, sur une petite échelle, dans l’Europe du Nord, d’avoir des traits distinctement suggestifs. Une rangée de coteaux le long d’une rivière française est exactement semblable à une autre; un détour de ravin dans la Forêt-Noire est justement l’autre détour vu de l’autre côté. Mais dans tout le parcours de la Tweed, du Teviot, du Gala, du Tay Firth, de la Clyde, il n’est peut-être pas un morceau de ravin ou un coin de vallée que ses habitans ne puissent distinguer de tout autre. Il n’y a pas d’autre pays où les racines de la mémoire soient à ce point associées avec la beauté de la nature au lieu de l’être avec l’orgueil des hommes. » Et alors on se demandera s’il ne faut pas que cette beauté soit la grande préoccupation du patriote, comme elle a été sa grande éducatrice. Car peu importe ce qu’on fait pour perpétuer l’idée de patrie, si l’on ne perpétue pas la figure aimée de la patrie. Ce n’est pas en semant des statues qu’on récolte des hommes. C’est en respectant les pierres non taillées du sol natal. « Chez les enfans de noble race, formés par l’art ambiant et en même temps à la pratique des grandes actions, il y a un intense plaisir dans le paysage de leur pays en tant que mémorial, un sens qu’on ne leur enseigne pas plus qu’ils ne peuvent l’enseigner aux autres, mais en eux inné, et le sceau et la récompense de la persistance dans une grande vie nationale, — l’obéissance et la paix des âges ayant graduellement étendu la gloire des ancêtres vénérés jusqu’au pays ancestral et jusqu’à la terre maternelle. Le mystère de la Demeter dont nous venons et à laquelle nous retournons, entoure et inspire partout l’horreur sacrée des champs et de la fontaine, le caractère sacré de la borne du champ que personne ne peut déplacer et de la vague que personne ne peut souiller, tandis que les souvenirs des jours fiers et des personnes chéries mettent sur chaque roc qu’ils rendent ainsi monumental une inscription invisible et font chaque sentier aimable par sa noble solitude. » Et peut-être qu’après avoir pensé tout cela, il ne sera pas absurde de sentir avec toute la force de notre jeunesse « qu’une nation n’est digne du sol et des paysages qu’elle a hérités, que lorsque par tous ses actes et ses arts elle les rend plus beaux encore pour ses enfans ! »

Enfin, si après avoir étudié partout les effets de la Nature et de la Beauté sur l’âme humaine, on s’élève jusqu’à la question des causes de cette Nature et de cette Beauté, là encore devra intervenir l’enquête esthétique. Et rien sur les grands problèmes qui touchent l’âme ne pourra être décidé sans que cette science dont le domaine est une partie de l’âme soit consultée, rien sans que cet instinct supérieur ne l’ait sondé ou jaugé. Il sera inutile de nous donner du monde et de ses lois, de ses origines et de ses destinées, une théorie quelconque, si, même satisfaisant notre raison cérébrale, elle heurte notre sentiment esthétique, si, par tous ses enthousiasmes notre nature proteste contre sa décision. Si, d’aventure, on nous parle de progrès par l’évolution, il faudra venir devant le Thésée du Parthénon, nous expliquer pourquoi ce reste glorieux et immortel témoigne de ce que Taine appela un jour « une humanité mieux réussie que la nôtre. » Et devant le char d’une Demeter gréco-étrusque, qu’on voit au British Museum, et dont les roues sont faites de roses sauvages, il faudra qu’on nous dise ce qui manque à ces roses, hors le parfum, pour ressembler à celles qui croissent librement sur le coteau de Brantwood. Certes, ce sont là de petits problèmes pour un savant! A-t-il le loisir de regarder les yeux des statues ou de baisser les siens vers des roses? Mais pour ceux qui ont ce loisir, cette curiosité les tient. « Pour un peintre, en effet, le caractère essentiel de toute chose est sa forme et sa couleur et les philosophes ne peuvent rien contre cela. Ils arrivent et nous disent par exemple qu’il y a autant de chaleur ou de motion, ou d’énergie calorifique, ou quelque autre nom qu’il leur plaira de lui donner, dans une bouilloire à thé que dans un aigle. Très bien. C’est exact et très intéressant. Il faut autant de chaleur pour faire bouillir la bouilloire que pour porter l’aigle à son aire, et autant pour le jeter sur un lièvre ou sur une perdrix; mais nous, peintres, connaissant l’égalité et la similitude de la bouilloire et de l’oiseau dans tous les aspects scientifiques, nous prenons notre principal intérêt à la différence de leurs formes. Pour nous, les faits qu’il importe d’abord de connaître dans les deux choses sont que la bouilloire a un bec de cruche et que l’aigle a un bec d’aigle, et que l’une a un couvercle sur son des et que l’autre a des ailes. »

Or, quand nous examinons ces ailes et qu’à travers toutes les familles d’oiseaux nous voyons tant de caractères divers de beauté et que nous étudions les teintes qui s’y sont posées, répondant à nos sentimens intimes de joie ou de mélancolie, les éveillant à la vue d’un rouge-gorge qui passe et les endormant tour à tour, ne venez pas nous donner d’elles des explications qui expliquent tout, sauf leur beauté et qui détruisent leur charme, qui est la seule chose que nous voulions conserver. Darwin fut un très grand esprit, et nous lui devons beaucoup d’idées justes, touchant ce qu’il a vu, mais a-t-il tout vu? « Nous pourrions suffisamment représenter le genre ordinaire de conclusions de son système en supposant que si vous attachez une brosse à cheveux à une roue de moulin, avec le manche en avant, de façon à se développer en un cou, en se mouvant toujours dans la même direction et en entendant continuellement un sifflet à vapeur, voici qu’après un certain nombre de révolutions, la brosse à cheveux tombera amoureuse du sifflet; ils se marieront, feront un œuf et le produit sera un rossignol !» — Encore que caricaturée, cette interprétation des causes de la beauté n’est pas très différente de celles que nous fournissent d’ordinaire les savans avec beaucoup de gravité. « De même les théoriciens du développement disent, je suppose, que les perdrix deviennent brunes à force de voir des chaumes, les mouettes blanches à force de regarder l’écume des vagues, et les choucas noirs probablement à force de regarder les clergymen. » Mais il sera bien permis, après ces hypothèses, de noter que les plumes des oiseaux sont ordinairement ternes lorsqu’elles sont destinées à des œuvres de force, et au contraire brillantes lorsqu’elles forment comme une parure mise sous nos yeux. « Il n’y a pas d’aigle irisé, ni de mouette de pourpre et d’or, tandis qu’une grande quantité d’oiseaux colorés, perroquets, faisans, oiseaux-mouches semblent faits intentionnellement pour l’amusement de l’homme. Qu’on dispute sur le mot « intentionnellement », peu importe. Cela n’en est pas moins ainsi. »

Lors donc que vous prétendrez nous donner quelque explication de la création de l’oiseau ou de tout autre être organisé, n’oubliez pas ses côtés esthétiques : « Tenez ferme pour la forme et défendez-la, d’abord, comme distincte de la pure transition des forces. Discernez la main du potier qui moule, régentant l’argile, de son pied qui ne fait que battre, tandis qu’il tourne la roue. Si vous pouvez trouver de l’encens dans le vase ensuite, tant mieux! Mais c’est curieux combien la simple forme vous conduira loin en avant des philosophes. Car l’instinct esthétique procède par synthèse, et la philosophie moderne, elle, est une grande faiseuse de séparations. Elle est peu de chose de plus que le développement de la grande maxime : « Il suit de là que tout ce qu’il y a de beau est dans les dictionnaires. Il n’y a que les mots qui sont transposés. » Mais il y a, au delà du pouvoir qui forme simplement et qui soutient, un autre pouvoir que nous, peintres, nous appelons « passion », — je ne sais pas comment les philosophes l’appellent, — nous savons qu’il rend les gens rouges ou blancs et par conséquent il doit être quelque chose lui-même, et peut-être qu’il est le plus vraiment poétique ou faisant de la force de tout, créant un monde de lui-même, d’un coup d’œil ou d’un soupir, et le manque de passion est peut-être la plus vraie mort ou défaiseuse de toutes les choses et même des pierres. »

Or ce pouvoir est celui d’un Artiste : nous ne pouvons nous y tromper. « Je puis positivement vous assurer que, dans mon pauvre domaine d’art imitatif, toutes les forces mécaniques ou gazeuses du monde, ni toutes les lois de l’univers ne vous rendront capables de voir une couleur ou de dessiner une ligne, sans cette force singulière, anciennement appelée âme. » Car le pouvoir du hasard est très grand, mais il n’est pas artistique, et si nous pouvons, à la rigueur, imaginer une horloge sans horloger, il nous est très difficile de considérer un tableau de maître et de nier de prime abord qu’il y ait un Maître. Les savans, eux, sont fort à leur aise devant ce problème : ils ne voient pas le tableau. Plus ils raisonnent sur le côté esthétique de la nature, plus ils démontrent par leurs raisonnemens mêmes qu’ils ne l’ont pas aperçu. Lorsqu’ils prétendent expliquer le Beau par l’Utile, « ils ne peuvent, dans leur extraordinaire orgueil, être comparés qu’à des vers de bois, fourvoyés dans le panneau d’un tableau fait par quelque grand peintre. Ils dégustent le bois en connaisseurs, mais arrivés à la couleur, ils lui trouvent mauvais goût, déclarant que même cette combinaison qu’ils n’ont pas cherchée ni désirée, est le résultat normal de l’action des forces moléculaires...» — Pour ceux qui ont regardé le tableau, pour ceux qui ont fait le bonheur de leur vie de ses teintes délicates, fines, harmonieuses et puissantes, qui l’ont aimé avec la passion de la jeunesse et ont cherché à en produire des imitations indignes, mais fidèles, qui ont souffert lorsque quelque chose est venu le ternir, et pleuré de joie lorsqu’il leur a été rendu dans sa pureté primitive, pour ceux-là le problème de la création n’est point si simple que de pouvoir être expliqué par des variations d’espèces — et tout n’est point dit depuis six mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent ! « Les relations esthétiques des espèces sont indépendantes de leurs origines, et c’est celles-là qui nous intéressent. Pour nous la fleur est la fin ou l’objet propre de la semence, non la semence l’objet de la fleur. La raison d’être des semences, c’est qu’il puisse y avoir des fleurs, non la raison d’être des fleurs qu’il puisse y avoir des semences. C’est la fleur qui est la création que l’Esprit fait. C’est seulement parmi les élémens de sa perfection que se trouve celui de donner naissance à ce qui lui succède. Le principal fait à noter à propos de la fleur est qu’elle est la partie de la plante qui se développe au moment de sa vie la plus intense et que ce ravissement intérieur nous est ordinairement signalé au dehors par l’afflux d’une ou de plusieurs couleurs primaires. Ce que sera le caractère de la fleur dépend entièrement de la portion de la plante sur laquelle ce ravissement de l’esprit aura été placé. Quelquefois la vie est placée dans sa gaine extérieure, et la gaine extérieure devient blanche et pure et pleine de force et de grâce. Quelquefois la vie est placée dans les feuilles communes juste sous la fleur, et elles deviennent rouges ou pourpres. Quelquefois la vie est placée dans les tiges de la fleur, et elles s’épanouissent en bleu; quelquefois dans l’enceinte extérieure ou calice, le plus souvent dans sa coupe intérieure. Mais dans tous les cas, la présence de la vie la plus intense est signalée par des caractères dans lesquels la vue humaine prend du plaisir et qui semblent préparés selon une intention distincte à notre égard — ou plutôt qui portent, en étant délicieux, le témoignage qu’ils furent produits par le pouvoir d’un même Esprit que le nôtre.

« Et observez toujours et sans cesse, en ce qui concerne toutes les divisions et facultés des plantes, qu’il n’importe pas le moins du monde par quel concours de circonstances ou nécessités, elles peuvent graduellement avoir été développées. Ce concours de circonstances est lui-même le fait suprême et inexpliqué. Nous en venons toujours, en fin de compte, à une cause formative qui dirige la circonstance et son mode de rencontre. Si vous demandez à un botaniste ordinaire la raison de la forme d’une feuille, il vous dira que c’est un « tubercule développé » et que sa dernière forme est « due à la direction de ses fibres vasculaires ». — Mais qui est-ce qui dirige ces fibres vasculaires? — Elles cherchent quelque chose dont elles ont besoin. — Mais qu’est-ce qui fait qu’elles en ont besoin? Qu’est-ce qui les fait le chercher ainsi ? Qui a fait qu’elles le cherchent en cinq fibres ou en trois? Qu’elles le cherchent en des zigzags ou en des courbes allongées? Qu’elles le cherchent en des vrilles serviles ou en des jaillissemens impétueux? Qu’elles le cherchent en des rides cotonneuses ou hérissées d’aiguillons, ou en des surfaces lustrées, toutes vertes de force pure et d’un charme que l’hiver ne fera pas passer ?

« Il n’y a pas de réponse. Mais le résumé de tout cela est que sur l’entière surface de la terre et des eaux, comme influencées par le pouvoir de l’air sous la lumière du soleil, s’est développée une série de formes changeantes dans les nuages, dans les plantes et dans les animaux et que toutes ont un certain rapport, dans leur nature, avec l’intelligence humaine qui les perçoit, et que sur cette intelligence, dans leurs aspects d’horreur ou de beauté et leurs qualités pour le bien ou le mal, s’est gravée une série de mythes ou de verbes du pouvoir formateur, que les hommes selon l’exacte passion et l’énergie de leur race ont été rendus capables de faire servir à interpréter la religion. Et ce pouvoir formateur a été confondu par toutes les nations en partie avec le souffle de l’air au moyen duquel il agit et en partie compris comme une sagesse créatrice, procédant de la Divinité suprême, mais pénétrant et inspirant toutes les intelligences qui travaillent en harmonie avec Elle. Et quels que soient les résultats intellectuels obtenus dans nos jours modernes par la méthode qui considère cette émanation seulement comme une motion ou une vibration, chaque art formateur humain jusqu’ici et les meilleurs états du bonheur et de l’ordre de l’humanité, ont reposé sur l’appréhension de son mystère (qui est certain) et de sa personnalité (qui est probable)... »

Arrivé là, le Prophète de la Beauté s’arrête. Il en a dit assez pour ceux qui aiment la Nature : il en a trop dit pour ceux qui ne l’aiment pas. Pourtant, on ne lui reprochera ni parti pris ni dogmatisme. Il n’affirme rien au delà de ce que ses yeux ont vu : il ne répète rien de plus que ce que ses oreilles ont entendu. Les croyances qui bercèrent son enfance ont fui depuis longtemps sous l’aiguillon du Doute. Il a rendu à la pensée libre l’hommage le plus éclatant. Il a, au scandale des vieilles universités et en pleine chaire d’Oxford, poursuivi de ses attaques indignées l’arbitraire des dogmes et « l’insolence de la Foi ». Il a dénoncé l’orgueil de cette Eglise « qui s’imagine que des myriades d’habitans du monde pendant quatre mille ans ont été abandonnés à l’erreur et à périr, beaucoup d’entre eux à jamais, afin que, dans la plénitude des temps, la vérité divine pût nous être prêchée suffisamment à nous-mêmes, » et raillé ces mystiques « qui se retirent de tout service de l’homme pour aller dans les cloîtres passer la meilleure part de leur vie en ce qu’ils appellent le service de Dieu, c’est-à-dire à désirer ce qu’ils ne peuvent obtenir, à pleurer ce qu’ils ne peuvent éviter et à réfléchir sur ce qu’ils ne peuvent comprendre... » Mais ce n’a pas été pour abdiquer devant le matérialisme le libre examen de son esthétique, ni pour s’incliner devant « l’insolence de la Science. » Il n’a pas laissé à la porte des laboratoires le scepticisme ardent qu’il avait osé introduire dans les cathédrales. Il n’a pas accepté que la raison, non plus que la foi, se débarrassât des problèmes qu’il lui posait en les niant ou en les amoindrissant. En pleine vigueur encore et en pleine gloire, dans toute la santé de sa pensée et avant le soir de sa vie, il est retourné devant la Nature, et, il l’a retrouvée inexpliquée, sinon dans ses forces, du moins dans sa Beauté. Or cette Beauté, il l’a toujours affirmée la grande inspiratrice des actions des hommes, la joie suprême et la loi pour toujours. Il faut donc qu’on la lui explique ou, si on ne l’explique pas, qu’on avoue le mystère dont notre vie la plus intense, notre vie admirative, est entourée. La porte de l’Inconnu que la Science prétend fermer, il la rouvre donc, sans fracas, mais avec fermeté, en montrant qu’il n’y a pas la Science, mais qu’il y a simplement des sciences diverses et qu’en voici une si peu avancée qu’elle est à peine connue et définissable et qui pourtant doit exister puisque son objet joue un si grand rôle dans les choses qui nous ont faits ce que nous sommes, et dans celles aussi que nous faisons. Il lui paraît certain que la question qu’il a posée reste entière et qu’il y a réellement plus d’Esthétique entre le ciel et la terre qu’on ne l’enseigne dans nos Écoles de philosophie...

Il revient donc vers le Dieu de sa jeunesse, non tant parce qu’il est la vérité que parce qu’il est la Beauté et que les philosophies n’expliquent que la laideur. Légendes pour légendes, il s’abandonne à celles qui ne flétrissent rien, qui n’assombrissent rien, qui s’accordent le mieux à son sentiment esthétique. Le Christ devient pour lui l’artiste suprême et doux qui travaille de ses mains à faire plus belle la demeure des hommes; c’est le jardinier rencontré par Madeleine, qui veille sur les fleurs nouvellement nées; c’est le peintre inconnu qui pose sur le bord de la gentiane la touche qui l’anime; c’est le tisseur subtil qui fait les vêtemens des lis plus éclatans que ceux de Salomon; c’est le vigneron admis à Cana et qui aujourd’hui encore, dans chaque grappe pendante de la vigne, change en vin l’eau de la terre et du ciel. Le Christ est tout ce qui ressuscite au printemps, tout ce qui luit sur la montagne, tout ce qui désaltère en venant des hauts sommets. Il est la Nature ; il est la Beauté; il est l’Amour. On ne peut s’étonner que le disciple de la Beauté soit son disciple, ni que, parvenu à l’occident de sa vie, en septembre 1888, faisant son testament intellectuel, et rassemblant en un faisceau toutes ses clartés, comme le soleil qui, au moment de disparaître, rappelle à lui tous les rayons qu’il prodigua pendant le jour, Ruskin nous dise : « Et maintenant, en écrivant sous la paix sans nuages des neiges de Chamonix ce qui doit être réellement le dernier mot du livre que leur beauté inspira et que leur force guida, je me sens, d’un cœur plus joyeux et plus calme qu’il n’a jamais été jusqu’ici, capable de raffermir ma plus simple assurance de foi, — c’est-à-dire que la connaissance de ce qui est beau est le vrai chemin et le premier échelon vers la connaissance des choses qui sont bonnes et d’un bon rapport, et que les lois, la vie et la joie de la Beauté dans le monde matériel de Dieu sont des parts aussi éternelles et aussi sacrées de sa création que, dans le monde des esprits, la vertu et, dans le monde des anges, l’adoration. »


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1895 et du 1er juin 1896.
  2. Dans ces pages et dans celles qui suivront, on a cherché à donner une image fidèle non plus des paroles de Ruskin, mais de sa pensée. Il a donc été parfois nécessaire de transposer les paroles afin de restituer plus exactement l’idée. Par exemple, ici, on se sert du mot : « sentiment esthétique » dans tous les cas où Ruskin se servirait, du mot « faculté théorique ». Le mot esthétique est proscrit par Ruskin en anglais, comme signifiant autre chose que cette énergie de contemplation qu’il a en vue. Mais, en français le mot esthétique a bien le sens que Ruskin prête à théorique. C’est le sens qui lui a été donné par tous les esthéticiens, notamment par M. Charles Lévêque dans sa Science du Beau. Et quand Töpffer a parlé, dans ses Menus Propos, de la faculté esthétique ou quand, plus récemment. M. Cherbuliez, ici même, a analysé le plaisir esthétique, ils ont, parallèlement à Ruskin et en se servant d’un autre mot, exprimé la même idée que lui.