La Religion de George Eliot

La religion de George Eliot
Henri Brémond

Revue des Deux Mondes tome 36, 1906



LA
RELIGION DE GEORGE ELIOT[1]


Je me rappelle une soirée que j’ai passée à Cambridge avec George Eliot, dans le jardin des fellows de Trinité, un soir de mai où il pleuvait. Elle, un peu plus exaltée que de coutume, avait pris pour texte ces trois mots souvent employés pour rendre du cœur aux hommes : Dieu, l’Immortalité, le Devoir. Terriblement et passionnément sérieuse, elle montrait comment le premier de ces objets était inconcevable, le second inadmissible et cependant comment seul le troisième restait debout, péremptoire et absolu. Jamais peut-être ne fut affirmée d’une façon plus solennelle la souveraineté de la loi, de la loi impersonnelle et qu’aucune sanction ne soutient ! J’écoutais. Le soir tombait. Dans l’obscurité, les yeux fixés sur moi, grave et majestueuse comme une sibylle, elle arrachait l’une après l’autre de mon étreinte les deux chartes qui ont nourri l’espérance humaine et ne me laissait que la troisième, sombre monument d’une irrévocable destinée

Ainsi parle Frédéric Myers en une page dont j’ai vainement essayé de rendre l’éloquence fatidique. Ainsi parlent d’autres témoins, encore pénétrés des lentes et solennelles confidences que leur faisait la sibylle en les regardant de ses yeux profonds, cependant qu’au milieu du salon du Priory, le bon gros Lewes continuait ses joyeusetés intarissables.

Avouons que ce témoignage nous déconcerte, nous les amis de Milly Barton, de Dinah Morris et de tant d’autres héroïnes simplement et suavement humaines. Ce front plissé, ce geste dur, cette impitoyable vertu de tant d’autres professeurs de morale indépendante, c’est précisément ce que nous avions voulu fuir en venant à George Eliot ; et voici qu’avant même le premier abord, sur la foi de ses disciples, notre maître nous fait trembler.

Mais n’allons pas nous décourager trop vite. Vue de plus près, dans le détail de sa longue formation, cette vertu nous paraîtra plus compatissante et moins rigide, peut-être même la verrons-nous sourire à la pensée de tant de faiblesses qui la rapprochent de nous, si bien qu’enfin l’image que nous garderons d’elle se confondra insensiblement avec celle qu’évoquait déjà la lecture d’Adam Bede et de Middlemarch.

Il nous faut cependant renoncer à trouver en elle la grâce facile, le charme pliant, l’abandon, la verve, le prime-saut du cœur, enfin toutes les séductions qui s’ajoutent à la tendresse comme l’esprit à l’intelligence, et, sans lui donner plus de profondeur, la rendent plus attrayante. La barre puritaine qui marque ce front le laissera toujours grave. Quand, très jeune, on lit George Eliot pour la première fois, volontiers on l’identifie avec cette Maggie Tulliver, étourdie et passionnée, intense et légère. De fait, il y a un peu de Maggie en elle. Son père n’est pas Anglais, et nous retrouverons quelquefois, chez Marie-Anne Evans, la fougue et l’impulsiveness du pays de Galles, mais enfin, qu’on me pardonne de le dire, nous retrouverons aussi en elle quelque chose de tante Glegg, comme, par exemple, une certaine raideur de doctrine morale, le calme et l’épaisseur du bon sens. Complexité remarquable, mystère fascinant de cette vie, ces deux séries d’élémens vont peu à peu se fondre et concourir à l’achèvement d’un talent fait de douceur et de force, d’une morale dont la sévérité se tempère d’indulgence et de sympathie.

« Cette dame est trop sévère, disait d’elle une jeune fille qui venait de déjeuner à côté d’elle, chez des amis, je crois que je ne l’aimerai guère. » George Eliot rapporte elle-même ce propos, et elle ajoute : « Dès que je lui ai parlé et qu’elle a pu me regarder dans les yeux, elle a senti qu’elle m’aimerait. »

Dans une étude un peu tendancieuse, mais d’ail leurs admirable, R. H. Hutton raffine, je crois, sur cette apparence de raideur, solennelle et triste. Il pense y découvrir la conséquence du pénible et constant effort que George Eliot, incroyante, devait s’imposer pour trouver en elle-même une loi morale et un attrait désintéressé vers le bien. « La conception de cet idéal remplit, dit-il, sa correspondance. Évidemment George Eliot était à elle-même son Dieu,… son législateur, son juge, son sauveur. De là cette apparence de contrainte qui grandit toujours. Elle n’avait jamais eu beaucoup de spontanéité, mais le peu qu’elle en avait ne tarda pas à disparaître. Elle essayait de faire pour elle-même ce que les personnes religieuses attendent de Dieu. »

La remarque paraît juste et nous ne devons pas la négliger. Gardons-nous cependant d’exagérer l’intensité de cette lutte morale dont parle Hutton et dont la figure de George Eliot, à la fois majestueuse et légèrement tourmentée, donne par momens l’impression. Ces dehors austères et cette façade puritaine indiquent plus de gravité que de vertu. Pas plus que la frivolité naturelle, une certaine facilité innée de tout prendre au sérieux n’exige un long apprentissage, et il n’est pas évident que ce don de naissance apporte avec soi la promesse d’un avancement rapide dans cette carrière où le progrès se mesure à la vivacité et à la générosité de l’effort.

À Dieu ne plaise cependant que je réduise la vertu de George Eliot à des apparences, et encore moins que je songe à évoquer un souvenir triste que ses amis veulent oublier ! Si elle n’a pas eu la passion héroïque du bien, elle en a eu le souci presque constant, et cette préoccupation, qui exigeait d’elle une inquiète surveillance sur ses actes, a pu mettre encore moins de liant dans ses gestes et, dans toute son allure, moins d’abandon. Je voulais seulement montrer que, par cette demi-sévérité et contrainte naturelle, par ce besoin de correction, par tant d’autres signes enfin, elle se rattache à la race austère, triste et un peu massive dont elle sort. Chrétienne ou incroyante, vertueuse ou non, j’ai simplement voulu dire, comme cette jeune fille de Genève, que, avec elle, il fallait rompre une première glace, et que, pour être pris par elle, il fallait « la regarder dans les yeux. »

Il semble bien en effet que de tout ce qu’il y avait d’ardeur et de passion chez George Eliot, ses grands yeux seuls aient laissé voir quelque chose. Ici encore, ne nous laissons pas égarer par le fantôme de ses héroïnes et surtout de Maggie. Pas n’est besoin de pénétrer bien avant dans cette âme pour trouver un solide fondement de sérénité, d’équilibre et de mesure. Mais en revanche, elle eut toujours ce tumulte de sensibilité qui donne aux autres ; et parfois nous donne à nous-mêmes l’illusion des grandes passions.

Au-dessous de cette surface changeante, vite troublée et vite calmée, circule sans interruption et sans lièvre un large courant de tendresse. Qu’on me laisse, tant la remarque importe à la ressemblance du portrait, qu’on me laisse redire qu’il ne s’agit pas ici de cette « sensibilité passionnée » dont parlent trop souvent ses biographes et que d’ailleurs ses romans à elle, bien compris, n’évoquent presque jamais. Sous sa plume, les sentimens les plus exaltés se transforment bientôt en une douceur maternelle et elle échoue d’ordinaire dans la peinture de l’amour. George Eliot resta toujours plus affectueuse, plus tendre que passionnée. Enfant encore, à l’école méthodiste de Coventry, ses compagnes l’avaient surnommée little mamma. C’est bien et ce sera toujours elle, avec cette différence qu’elle voudra toujours que l’on réponde à sa tendresse, tandis que les mères, moins exigeantes, se donnent sans attendre de retour.

Ces remarques d’approche ne sont pas inutiles à qui veut bien connaître l’évolution religieuse de George Eliot, la genèse de sa doctrine, et ce que James Darmesteter, fidèle entre les fidèles, appelait « la tragédie intérieure d’une des âmes de femme les plus puissantes et les plus nobles que le siècle ait produites. » Au fait, il n’y a pas eu de tragédie. Sur la foi de ses romans, on se persuade trop vite que George Eliot, avant de rompre avec l’Évangile, a dû savourer, mieux que personne, la douceur et la poésie de la religion. Pour mieux rattacher aux pages les plus touchantes de ses livres, les réalités de sa vie intime, on voudrait que, dans l’anxieuse monotonie de cette jeunesse tourmentée, le petit clocher de Shepperton eût sonné pour Marie-Anne les heures douces, le recueillement, la paix, la joie. On sait bien que l’incrédulité va venir, mais il paraîtrait si naturel que l’église couverte de lichens, que ces fenêtres gothiques fermées avec des débris incohérens d’anciens vitraux, et la musique de la Bible anglaise, et même les sermons de M. Gilfil, que tout ce décor enfin délicieusement fané et vénérable du vieil anglicanisme eût amené ou aidé, chez cette jeune fille impressionnable et sérieuse, un épanouissement de dévotion et de foi. Beaucoup l’ont dit sans prendre la peine d’appuyer leur dire, tant la chose leur semblait claire. Pour moi, qui certes n’aurais pas demandé mieux que de trouver chez elle une vie religieuse très au-dessus de la moyenne, j’ai pourtant le regret d’arriver à une conclusion toute contraire. L’histoire de la crise religieuse qu’elle traversa à vingt-deux ans ne me paraît laisser aucun doute sérieux à cet égard.

Crise religieuse ! le mot est un peu trop fort. L’obsession des romans de George Eliot, et le souvenir des angoisses par où nous avons vu passer d’autres « victimes du doute » risque de nous donner le change. Qu’on ne s’attende pas à rencontrer, chez l’auteur du Moulin sur la Floss et de Romola, d’abord une sorte de nuit de Jouffroy, puis, jusqu’au dernier jour, des sursauts de foi renaissante. Rien de tout cela. Si elle était née deux siècles plus tôt, l’histoire religieuse de George Eliot tiendrait en aussi peu de lignes que celle de Shakspeare ou de La Fontaine et aujourd’hui même nous n’aurions pas le droit de nous arrêter un peu longuement à ce chapitre si d’ailleurs il ne nous donnait le moyen de pénétrer plus avant son caractère et de suivre de plus près la marche naturelle de ses idées.


I

Ce n’est pas qu’elle ne se soit fait à cet égard de curieuses illusions. Dans ses premières années de tâtonnemens et d’efforts, son imagination généreuse a cru, pendant quelque temps, à une vocation de sainteté. « Je dois admettre, écrivait-elle en 1838, — et ce must a toute une saveur de lutte et d’immolation, — je dois admettre que les plus heureux sont ceux dont la tête ne fermente pas en projets de bonheur terrestre, qui regardent cette vie comme un simple pèlerinage, non comme un lieu de repos et de plaisir. Mais, dans ma jeune expérience et mon étroite sphère, je n’ai jamais été capable d’atteindre à ce résultat. Comme Johnson le disait pour l’usage du vin, l’abstinence totale m’est plus facile que la modération. » C’est si artificiel, c’est si peu elle, ce détachement de la créature ; mais elle lutte, elle veut avoir raison d’elle-même, et, comme elle dit encore dans sa langue apprise, étouffer « les révoltes de la chair et du sang. » L’intéressant déjà est que, en pleine ferveur, le sentiment religieux semble se concentrer chez elle en un effort moral. Quand plus tard Dinah Morris prêchera sur la place de Hayslope, sa religion sera plus affective, plus humaine et la jeune méthodiste parlera, — on se rappelle avec quelle suavité, — de ce Jésus qui, « pour dire aux pauvres de bonnes paroles, est descendu du ciel, tout comme moi, quand j’étais, une petite fille ignorante, je croyais que. M. Wesley avait fait [Adam Bede, I, 2]. » Cette forme de religion, plus immédiatement et directement religieuse, si l’on peut ainsi parler, George Eliot la comprendra plus tard, — elle qui a tout compris, — mais on cherche vainement dans sa propre vie intérieure trace de sentimens analogues. L’effort, la tension morale semble déjà tout dominer. On lui a dit qu’elle pourrait atteindre à la sainteté de saint Paul. Folie, peut-être, mais pourquoi pas ? « Oh ! si nous pouvions ne vivre que pour l’éternité et cesser de nous contenter d’une religion terre à terre ! Oh ! si je pouvais mener une vie aussi bienfaisante que M. Wilberforce !… Puissé-je devenir toute sainte ! Voici que j’aurai bientôt dix-neuf ans, que cet anniversaire me soit un signal de réveil. »

Ne souriez pas à la pensée du prochain changement de scène, ne comparez pas malicieusement les lettres laborieuses et surchauffées de la jeune fille, avec la morale, certes moins ambitieuse, que George Eliot doit prêcher un jour. Ce qu’elle rêvait ainsi, Marie-Anne a essayé pendant des mois, pendant des années, de le traduire en acte. Aux autres souffrances d’une jeunesse qui trouvait déjà et au dedans et au dehors tant d’occasions de meurtrissures, s’ajoutent les immolations spontanées et les sacrifices volontaires. Elle a cherché, comme Maggie, à humilier son orgueil, et, chose contre laquelle tous ses instincts se révoltaient invinciblement, elle a peut-être essayé, comme Maggie encore, non pas simplement de supporter, mais presque d’aimer les marques extérieures de froideur et de dureté. Mais il ne semble pas qu’aucune onction religieuse, ou vraie facilité de prière ait attendri pour elle la sécheresse de cet effort. Le cœur n’y est pas, ou du moins il n’y a été qu’en passant et jamais à fond. Chose étrange, George Eliot, dans sa vie intime, ne semble avoir connu de l’Évangile que la face austère. Elle qui a conduit Dinah Morris à la prison de Stoniton et qui a placé l’Imitation entre les mains de Maggie en détresse n’a éprouvé pour elle-même, ni la suavité de la foi de Dinah, ni la ferveur passionnée des prières de Maggie. La remarque a trop d’importance pour que nous puissions nous dispenser de l’établir sur bonnes preuves.

On connaît cette mémorable aventure : miss Evans dépêchée par des amis communs, comme la plus excellente théologienne du pays à une famille de libres penseurs, rendant les armes au bout de quelques jours et se déclarant vaincue. Certes, tout est révélateur dans cette brusque surprise, d’abord la rapidité, le coup de foudre d’une transformation si complète et qui, nous le savons, devait rester définitive, et puis, et surtout, l’absence totale de drame, le calme, la rondeur, le sans-façon avec lequel toute l’histoire a été menée. Histoire tragique à force de ne l’être pas, à force de ressembler à n’importe quelle de ces actions indifférentes que nous faisons ou défaisons tour à tour, sans qu’elles comptent dans nos journées. Telle quelle, si on l’entend bien, on ne la trouvera pas moins pathétique que le Mystère de Jésus, ou que la petite note, douloureuse et confiante, où Scherer, l’appelant au Christ la visite de trois jours que celui-ci, il y a trois ans, lui a faite, le conjure de revenir.

Chez elle, rien de tout cela, rien de la désolation de Romola à l’heure où Savonarole lui manque, rien qui trahisse le déchirement d’une séparation longtemps redoutée, enfin cruellement nécessaire, rien qui promette pour plus tard sinon le retour, au moins la persévérante tendresse d’un amour qui veut survivre à la foi. Lisez plutôt la lettre suivante, écrite en pleine crise, à la veille du pas décisif :

Tout mon être a été absorbé pendant ces derniers jours par la plus intéressante des recherches. À quel résultat ces pensées me pourront mener, je ne sais encore, peut-être à un résultat très imprévu pour vous. Mais je n’ai d’autre désir que de connaître la vérité, d’autre peur que de rester cramponnée à l’erreur. Laissez-moi croire qu’aucune séparation ne nous empêchera de nous aimer, et espérer que vous ne m’excommunierez pas pour une divergence d’opinions… Il me tarde tant d’avoir une amie comme vous, toute pour moi, en qui je puisse me décharger du fardeau de mes pensées et de mes doutes. Car je suis encore seule, quoique si près d’une ville. Mais nous avons l’univers à qui parler, cet infini où nous pouvons porter le regard de nos espérances, et un Créateur très bon et très sage à qui nous pouvons nous confier.

Quel dommage qu’à côté de la certitude infaillible et immuable des mathématiques, les doctrines qui importent le plus à l’homme soient comme enterrées sous un amas d’ossemens au-dessus desquels gronde et aboie la controverse !

Elle est extraordinaire, cette lettre, de calme, de détachement absolu ! En effet, la recherche si intéressante dont elle parle, ce n’est pas, comme on pourrait croire, la poursuite d’un problème de mécanique ou d’histoire, mais bien la question de savoir si, oui ou non, l’Évangile, lu de plus près, rend témoignage à la divinité de Jésus-Christ. Ce travail, dont la simple idée aurait bouleversé l’âme de Dinah, Marie-Anne Evans l’entreprend, le conduit, l’achève, dans une sérénité presque parfaite. D’après ce que cette lettre dit et sous-entend, on voit clairement que la question est déjà résolue pour elle ; mais, loin de s’arrêter à gémir sur la ruine imminente de sa foi, George Eliot regarde joyeusement vers l’avenir, et, comme par un reste d’habitude, sa pensée à peine affranchie croit encore à la nécessité d’un semblant de religion, elle se tourne, — on voit avec quelle prompte allégresse, — vers cet autre temple plus vaste où l’on parle à l’Univers et où l’on contemple l’Infini. Ni l’anglicanisme qu’elle abandonne, ni la religion naturelle où elle s’abrite pour quelques j’ours, n’auront jamais toute son âme. Dans ce court débat qui s’achève, rien de profond, de vivant, de vraiment elle, n’est engagé.

Nous ne nous attarderons donc pas à rechercher par le menu quels argumens ont eu raison de cette moitié de foi. M. Bray, son hôte, et le beau-frère de M. Bray, Charles Hennell, lui proposèrent une explication rationnelle des miracles de l’Évangile. George Eliot s’inclina. Elle aurait accepté n’importe quelle autre objection, d’apparence critique, formulée par une de ces intelligences viriles, auxquelles, sans le savoir, elle avait besoin de s’appuyer. Lorsque, dans la barque emportée par la marée, Stephen ordonne à Maggie de se lever et de couvrir ses épaules contre la fraîcheur du soir, Maggie obéit, « éprouvant un charme ineffable à s’entendre dire ce qu’il faut faire et à avoir quelqu’un qui décide tout pour elle [The mill on the Floss, VI, 13]. » En écrivant ces lignes, George Eliot ne songeait pas sans doute à la fascination intellectuelle qu’exercèrent tour à tour sur elle les différens maîtres de son esprit. Cependant, il n’est que juste d’appliquer ce passage d’un de ses romans à l’histoire de la soudaine crise où sa foi vient de sombrer. Nul ne croit plus que moi à la pénétration, à la vigueur, à la sincérité de cette magnifique intelligence ; mais je ne mets en doute aucune de ces qualités, en constatant qu’elle a reçu toutes faites et s’est assimilé de toutes pièces les objections que ses amis lui ont passées. Combien et de très intelligens et de très sincères ne vont pas autrement soit à la vérité, soit à l’erreur ! Chez la plupart d’entre nous, la raison vraie de nos décisions intellectuelles ou morales n’est pas celle qui semble aux yeux d’autrui et à nos propres yeux emporter notre assentiment de la dernière heure. L’histoire d’une conversion consiste à montrer le secret travail intérieur qui, de très loin, prépare ce changement, la lente désagrégation d’une doctrine longtemps soutenue, la préparation insensible de toute l’âme à une nouvelle façon de penser.

Chez George Eliot, ce travail datait de loin. Certaines natures sont naturellement religieuses, elles ont sans difficulté le goût des choses pieuses, la facilité de prier, le besoin d’une communication familière avec Dieu. Semblable en ce point à des chrétiens admirables, George Eliot n’était pas de ces âmes, mais elle se figura par malheur que l’essentiel de la religion consistait dans une attitude de l’esprit et du cœur à laquelle elle ne pouvait arriver sans se contrefaire elle-même. C’est le prestige du protestantisme, et c’est aussi sa faiblesse, que cette religion, pour s’accorder avec ses origines et ses principes fondamentaux, doit être presque exclusivement intérieure. Aristocratique, en dépit de lui-même, il ne saurait convenir qu’à un nombre, en somme peu considérable, d’êtres choisis. Plus, en effet, il tend à se détacher des formes sacramentelles et de l’intermédiaire du prêtre, plus il se restreint à certaines âmes assez hautes, fortes et saines pour se passer de tout appui humain dans leur ascension vers le parfait. Certes, rien n’est plus beau que de réduire ainsi tout le drame de la conscience, selon la formule de Newman encore anglican, à un dialogue entre les deux seuls personnages qui comptent pour chacun de nous, Dieu et nous-même. Le premier acte où le pèlerin Christian réveillé s’aperçoit et se désole de l’absence de Dieu, le second où il cherche cet unique bien, le troisième enfin où il le trouve, personne ne peut méconnaître la grandeur pathétique, l’intérêt poignant de cette sublimé aventure. Mais cela ne saurait être l’histoire de tous. Il n’est pas exact que tout le monde souffre ainsi de l’absence de Dieu, — j’entends d’une souffrance réelle, — et il est encore moins exact qu’une fois blessé de la conscience de cette détresse, il soit facile à chacun de retrouver la grâce perdue.

George Eliot n’avait reçu pour sa part qu’une très maigre mesure de ces dons et facultés naturelles qui ouvrent l’âme toute grande, toute vibrante aux influences religieuses, et, comme dirait Dinah Morris, aux « visites de l’Esprit. » « Ce que l’œil n’a point vu, ce que l’oreille n’a pas entendu » ne pouvait avoir pour elle qu’un attrait de devoir et de raison. Passionnément, de toutes les forces de son être, elle s’intéresse à « la figure de ce monde, » dont le mystique tend au contraire à se détacher. Regarder, regarder encore les hommes et les choses qui l’entourent, son instinct le plus spontané la mène, la ramène toujours là. Là est sa vie, son activité naturelle, tellement naturelle que, pendant trente ans, elle s’y est livrée sans même s’en apercevoir. Enfant et jeune fille, fatiguée d’autres soucis, tendue vers d’autres efforts, elle amassait inconsciemment et sans joie ces trésors d’images qui devaient nourrir son inspiration pendant si longtemps. « Je suis toute prête, disait-elle en 1839, à pleurer de découragement et de dépit, à la pensée que je suis incapable de comprendre et même de connaître au moins quelques-uns de ces objets qui s’offrent à notre contemplation dans les livres et dans la vie. »

Elle avait vingt ans alors. Jusqu’au bout, ce goût de la vie, cette passion de prendre le monde comme un spectacle, la tiendra. Nous avons d’elle, presque au dernier jour, un mot caractéristique. Elle a perdu Lewes depuis quelques mois, elle est seule, dans ce climat de Londres qui l’accable toujours et la rend malade ; elle ne sort pas ; elle ne voit personne, et cependant elle écrit : « Je vais beaucoup mieux et je recommence à m’intéresser à cette étrange vie que nous menons… » Quelque temps après, à une amie qui était allée prendre de ses nouvelles, elle répond « qu’elle a trop à faire pour être malade, et puis ce monde est si intéressant ! Du reste, ce monde qui intéresse George Eliot à un si haut point, suffit, pleinement aux besoins de sa vie aimante, elle ne songe pas à chercher plus haut, derrière le voile, une affection meilleure, un autre usage de son cœur.

J’en ai dit assez pour que l’on s’étonne moins de voir le souci de l’au-delà tenir si peu de place dans l’existence de l’auteur d’Adam Bede. Certes, les traits de caractère que nous venons de parcourir ne sont pas fatalement incompatibles avec l’intensité du sentiment religieux. Pour ne pas quitter le siècle et le pays de George Eliot, Gordon nous le montre bien, ce Chinese Gordon, si occupé, si amusé du prodigieux spectacle qui se déroule incessamment à ses yeux, et en même temps absorbé par le travail de la vie intérieure, avide d’un commerce direct et familier avec Dieu. Mais de telles âmes sont rares et, au plus grand nombre, le programme d’une religion exclusivement individuelle, les expériences personnelles, l’ardente et inquiète poursuite de la présence sensible de Dieu ne conviennent pas. Sur ce point-là, George Eliot ne se distingue point de la foule. Malheureusement, d’une part la logique, de son credo calviniste et de l’autre certains entraînemens méthodistes de son entourage exigeaient d’elle une initiative plus compliquée. Loyalement, et sans doute aussi par cette ambition d’excellence qui l’animait alors, elle essaie d’entendre les voix célestes et de sentir Dieu. Effort d’autant plus vain qu’elle y apporte plus d’assiduité et de contention. Dieu, malgré tout si loin d’elle, est une des premières tendresses dont elle ait douté, oh ! non pas douté de façon tragique, et elle est revenue de cette expérience manquée, non pas encore moins croyante, mais, toute préparée à ne plus croire. Quand d’autres voudront lui démontrer que les promesses des dogmes sont un leurre, elle n’aura que trop de facilité à lire, dans ses propres souvenirs, une preuve nouvelle, et la meilleure pour elle, de la justesse de leurs leçons.

Toujours à son insu, une autre difficulté fermentait en elle et l’acheminait depuis longtemps à accepter un jour sans secousse et sans résistance les objections du rationalisme contre la divinité de Jésus-Christ. Comme cette difficulté contient en germe la doctrine que George Eliot va bientôt substituer au christianisme, il est nécessaire d’en indiquer ici quelque chose. Un jour qu’on lui demandait ce qui avait commencé à la détacher de l’orthodoxie, elle répondit avec une vivacité assez insolite chez elle : « Oh ! Walter Scott ! » De prime abord, on ne voit pas bien ce que le grand romancier vient faire ici. Le lien est logique pourtant. Très curieux de merveilleux, et peintre excellent du fanatisme, Walter Scott semble ignorer les formes plus calmes et plus ordinaires du sentiment religieux. Or, c’est là précisément ce qui suggéra à George Eliot ces premiers étonnemens qui, tôt au tard, conduisent au doute un esprit comme le sien.

Voilà donc en une représentation si touchante et si vraie de la vie humaine, les meilleurs, les plus vertueux des personnages chez qui aucune influence dogmatique ne paraît sensible. Morale et formules de foi, vertu et dévotion seraient donc choses distinctes et séparables qui peuvent sans doute se rencontrer en une même personne, mais qui ne s’appellent ni ne s’impliquent nécessairement. La propre expérience de Marie-Anne confirme abondamment ces impressions de lecture. Ce libre penseur qu’elle est allée convertir, M. Bray, mais c’est un excellent homme, cordialement bon, désintéressé, préoccupé d’améliorer le sort de ses ouvriers. D’un autre côté, chez beaucoup, la religion, plaquée du dehors sur la vie morale, ni ne la suppose, ni ne l’entretient, ni ne la grandit. Marie-Anne se rappelait avec dégoût telle vieille méthodiste, fidèle aux visites quotidiennes de l’Esprit et qui pourtant ne se faisait aucun scrupule de mentir. Qu’y a-t-il de réel dans la foi du plus grand nombre, et, s’ils cessaient de croire, quel changement cela entraînerait-il dans leur vie ? Bien plus, chez ces gens d’église qu’elle a étudiés de si près, n’arrive-t-il pas souvent que, soit manie routinière, soit hypocrisie consciente, on couvre d’un manteau de religion les petits calculs de l’égoïsme. Plus tard, dans ses propres romans, et notamment dans Middlemarch, elle décrira sans amertume cette comédie de gestes et de paroles, cette mimique chrétienne à laquelle rien de sérieux ne correspond. Mais, dans la prime fougue de son incrédulité, elle se montra et plus exaltée et plus dure. Encadrée jusqu’alors dans les dogmes et la pratique religieuse, puis soudainement affranchie, sa riche nature morale se redressait dans une conscience d’elle-même un peu trop superbe et prenait volontiers, en face de la commune vertu des croyans, des airs de pitié ou de défi. « Je vous le dis, — criait-elle presque à un ami qui vantait devant elle l’influence moralisante de l’Évangile, — et je vous le dis une fois pour toutes. Ma conduite obéit aujourd’hui à des considérations bien plus hautes, et je me fais du devoir une bien plus noble idée que lorsque je croyais encore à l’Évangile. »

Comme beaucoup de convertis, elle s’excite à tout glorifier de sa foi nouvelle, à tout mépriser du Credo qu’elle abandonne. Elle se compare aux croisés, elle va reprendre aux usurpateurs le tombeau où l’on tient la vérité enchaînée. Et celle-ci ressuscitera. « Je vis, ajoute-t-elle, des momens indicibles ! »

Quant aux Églises, elles n’ont que trop duré. Jadis, à la lecture de Walter Scott et au spectacle du monde, elle se demandait si la religion était le fondement nécessaire de la morale. Inquiétude sérieuse et profonde et qui, du moins, répondait à la lente évolution de sa propre vie intérieure. Mais, dans la fumée de ces semaines d’exaltation, l’objection, démesurément gonflée, cesse d’être reconnaissable. Entre l’Évangile et la perfection, elle pense découvrir une antinomie. « Le christianisme, c’est le calvinisme, écrit-elle, et le calvinisme c’est l’égoïsme. » La vertu chrétienne n’est pas assez élevée pour regarder le bien en face : craintive ou intéressée, il faut toujours qu’elle touche du côté de l’enfer, ou du côté du ciel.

Les actes suivent les paroles. Marie-Anne veut rompre bruyamment avec l’anglicanisme. Malgré les instances de son père, elle n’ira plus à l’église, le dimanche. M. Evans se désole, se fâche. Marie-Anne disparaît pendant trois semaines, se calme et revient. Encore un coup, il y a du volcan dans tout cela. Essais tumultueux de ferveur religieuse, bouillonnement d’incrédulité agressive, cette jeunesse triste et comprimée éclate ainsi par momens et nous étonne. Gardons-nous de juger sur de tels éclats une nature qui se cherche elle-même et jusqu’ici ne s’est pas encore révélée.


II

On se tromperait, je crois, en attribuant à la même ardeur fiévreuse, une œuvre à laquelle elle se consacra vers le même temps. Une amie, forcée de renoncer à la traduction de la Vie de Jésus de Strauss, lui passa la besogne à peine entamée. Plus tard George Eliot aurait sans doute hésité à populariser un livre qui pouvait ébranler la foi de plusieurs, mais rien ne montre qu’en acceptant ce travail elle ait obéi surtout à une pensée de propagande. Elle était alors presque sans ressources ; de plus, cette besogne de rencontre lui donnait le moyen d’utiliser de vastes lectures et de s’assouplir la plume. Après ce que nous remarquions tantôt sur les limites de sa sensibilité religieuse, on sera moins surpris de la paisible indifférence avec laquelle elle attaque ce grand sujet. La fatigue et, par momens, le dégoût dont ses lettres nous font la confidence viennent presque uniquement de la difficulté et de la monotonie d’un pareil travail. Pourtant, vers la fin, un scrupule l’arrête. Son cœur et sa main semblent reculer. « Miss Evans me dit qu’elle est malade de Strauss (Strauss-sick), écrit Mme Bray, cela lui fait mal de disséquer cette merveilleuse histoire du crucifiement, et il ne faut rien moins pour lui donner du courage que l’image du Christ qui est devant elle. » Ne vous trompez pas à cette émotion, et reconnaissez une fois encore la George Eliot d’Adam Bede et d’Amos Barton. Elle ne pleure pas sur sa foi évanouie, mais sur le nouveau et plus terrible calvaire où la critique fait monter le Christ. Car déjà, après quelques semaines d’injustice et d’oubli, elle se reprend à aimer l’histoire unique dont l’humanité s’est enchantée pendant de longs siècles, la divine figure de celui qui n’est plus pour elle qu’un philosophe, mais qui, — force m’est bien de répéter ce mot, — mais qui l’intéressera toujours, soit en lui-même, soit pour l’immense foule des âmes qui vivent encore de lui.

D’ailleurs, la religion nouvelle, — tout humaine celle-là, — qui s’élaborait parmi les ruines de sa foi chrétienne, lui commandait non seulement plus de réserve et de respect, mais plus d’intelligente sympathie. Vite revenue de ces accès où tantôt nous ne voulions pas la reconnaître, elle entrevoyait, — toujours au-dessus des dogmes, mais maintenant sans plus les exclure, — un terrain d’entente où les âmes de bonne volonté pourraient se rencontrer.

C’est le sort de presque tous ceux qui modifient leurs idées religieuses dans leur jeunesse. Le premier élan d’un esprit jeune et ingénu le porte à se détourner violemment de tout ce qui lui paraît garder la moindre trace d’erreur. Enthousiasme et magnifiques espoirs de celui qui vient à peine d’être arraché au lit de Procuste des dogmes où il était torturé depuis ses premières pensées ! Une fois pleinement libres de nos membres, nous nous promettons des courses splendides, à ce grand air fortifiant de l’indépendance. Nous découvrirons bientôt, pensons-nous, quelque chose de positif, non seulement qui compense ce que nous avons perdu, mais encore que nous puissions répandre autour de nous dans le plus fervent des prosélytismes. Un an ou deux de réflexion, et l’expérience de notre lamentable faiblesse qui a tant de peine à se passer des béquilles de la superstition, c’en est assez pour changer d’avis… Nous renonçons à la chimère de mettre d’accord les intelligences, et comme seul lien possible d’union universelle, nous nous tournons vers les vérités de sentiment. Ces erreurs de l’esprit contre lesquelles nous étions partis en guerre, imaginant qu’elles n’étaient que des parasites de l’âme vivante, nous entrevoyons maintenant qu’on ne les arrache pas brusquement sans détruire aussi la vie elle-même… C’est le fanatisme de la libre pensée d’imaginer qu’on a une panacée pour le genre humain et de dire à tout venant : « Avalez mon système et vous serez guéri… »

Si elle parle ainsi, ce n’est pas uniquement pour se séparer des libres penseurs que, pris en masse, elle n’aime guère ou pour rompre plus complètement avec « l’intolérance, soi-disant philosophique, la plus odieuse de toutes. » Elle reconnaît maintenant avec une conviction profonde « l’efficacité morale que donne toute foi sincère et la rouille spirituelle qu’entraîne le manque de foi. » Qui sait même si, pour être compris et pratiqué du plus grand nombre, l’idéal moral ne doit pas descendre des abstractions, s’humaniser, s’incarner dans la volonté souveraine d’un Dieu très puissant et très bon ? Et comment ferait la bonne Dolly Winthrop si une théologie sommaire et confiante n’éclairait pas pour elle les obscurités du chemin ?

Eh bien ! maître Marner, il n’est jamais trop tard pour changer de conduite. Vous qui n’avez jamais mis les pieds à l’église, on ne peut pas imaginer le bien que ça vous ferait d’y aller. Car, moi, je me trouve plus heureuse et plus rassurée que jamais, quand j’y suis allée et que j’ai entendu les prières et les cantiques à la louange de Dieu comme M. Macey les entonne, et les bonnes paroles de M. Crackenthorp. Surtout les jours de communion ! Si quelque ennui m’arrive, je sens que je pourrai le supporter, car j’ai cherché secours au bon endroit et je m’abandonne à ceux à qui, en fin de compte, il faudra bien nous abandonner un jour.

Religion pour le peuple, dira-t-on. Non pas, et la fière Romola elle-même fera taire son orgueil pour demander une règle de conduite à Savonarole.

Les dogmes lui importaient peu, et elle n’avait aucun goût pour les prophéties du Père.., elle lui avait soumis son esprit et était entrée en communion avec l’Église, parce qu’ainsi elle trouvait une satisfaction immédiate à cette faim de perfection morale que ni sa culture antérieure ni sa première expérience du monde n’avaient assouvie. La voix du Père Girolamo avait fait surgir devant elle, en dehors des joies et des affections personnelles, une fin de la vie, et comme sa propre nature ne se sentait pas assez forte pour vouloir cet idéal, elle se soumettait à toutes les pratiques de l’Église, dans le désir et l’attente d’une force supérieure. La question pour elle n’était pas de voir clair dans des questions de controverse, mais d’entretenir cette flamme de sentiment désintéressé qui pourrait changer sa vie désolée en une vie d’activité et d’amour.

La chose est donc claire. Dès qu’elle a pris définitivement conscience d’elle-même, George Eliot a rétracté au moins implicitement la plupart de ses premières accusations contre le christianisme. Elle ne lui reproche plus maintenant que de ne pas être la vérité. À ses yeux, ses héroïnes s’abusent quand elles croient sentir la présence divine, mais leur vertu ne perd rien à s’aider ainsi de la pensée du ciel. Un temps viendra peut-être où les âmes seront plus détachées et plus fortes, mais enfin pour l’instant, les philosophes ne nous proposent rien qui soit décidément supérieur à la bonne vertu chrétienne qui s’anime par la pensée de la récompense ou lu peur du châtiment et qui trouve un secours dans les humbles pratiques de la religion.

Comme on le voit, vraie ou fausse, la religion n’a de sens pour elle qu’en fonction de la morale. S’il ne console ou s’il n’élève, s’il ne sert de lien social, le dogme ne compte pas. Tout enfin nous montre qu’elle est restée inébranlable dans sa paisible incrédulité. Jamais elle n’a regretté, semble-t-il, ou n’a tenté de reprendre ce travail intéressant qu’elle avait fait, encore jeune fille, sur la valeur historique de l’Évangile. Jusqu’au bout la religion chrétienne n’a été pour elle qu’une des étapes de la pensée humaine dans sa marche vers un culte de plus en plus désintéressé. Fausse tout à fait, non pas, et « nous ne devons pas laisser les chimistes ou les physiciens faire fi des convictions les plus ardentes et de l’expérience la plus universelle de ; l’humanité. » Fausse, non pas, mais provisoire, « germe et chrysalide des idées de l’avenir. » Car « l’âme du christianisme n’est pas attachée aux événemens et à la vie d’un homme, — la vie de Jésus, — mais bien aux idées qui ont convergé vers cette vie et qui, rajeunies et fortifiées dans cette rencontre, ont repris l’essor avec un nouvel élan ; » et le devoir des intelligences, détachées des formes traditionnelles, est de rechercher la semence de vérité éternelle qui se cache dans chaque doctrine religieuse et qui doit survivre à la ruine des théologies.

Il a paru bon d’anticiper sur les événemens, et de résumer dans ces dernières pages tout ce que l’on peut dire d’essentiel sur l’attitude de George Eliot en face de la religion de son enfance. Respecté, compris, admiré, aimé, le christianisme n’occupe sa pensée, pour ainsi dire, que par le dehors et comme un objet, entre bien d’autres, de cette curiosité sympathique à laquelle rien d’humain n’échappe. Ayant fait de ce côté place nette, il nous sera plus facile d’étudier la doctrine positive de George Eliot. Sans regrets, miss Evans vient de dire adieu à sa jeunesse. Il est temps de voir la philosophie, la morale, la religion même, si l’on veut, que les tâtonnemens, les tristesses et les aspirations de ces années laborieuses ont préparée. Avec Romola, elle a vainement attendu qu’un ange perçât le brouillard pour lui apporter un clair message.

En ce temps-là, comme aujourd’hui, il y avait des hommes qui ne recevaient jamais la visite des anges, à qui ne venaient jamais des inspirations tout à fait nettes. Les lambeaux de vérité qui leur parvenaient, ils les découvraient confusément dans les paroles et les actions de pauvres hommes qui n’avaient ni le vol infatigable, ni la perçante vision des séraphins… Les hommes qui tendaient la main à leur détresse étaient de ceux qui trébuchent souvent et ne discernent pas toujours le vrai chemin ; et cependant, ces êtres, privés de la visite des anges, à moins de s’arrêter et de mourir dans l’inaction et la solitude, étaient bien obligés d’étreindre la main débile qui s’offrait à les guider dans les sentiers de l’action et de l’espérance, dans les sentiers de la vie.

Cette sagesse hésitante, modeste, et au jour le jour, cette main débile, tendue à toute misère et qui, souvent lassée elle-même, se relève pour montrer encore d’un geste courageux et résigné « les sentiers de l’action et de l’espérance, » c’est la doctrine de George Eliot, la plus haute et la plus simplement humaine que je connaisse, la plus efficace aussi, je crois, de celles qui s’obstinent à chercher uniquement sur cette terre une règle, un point d’appui et une sanction.


III

Je voudrais surprendre cette doctrine dans son travail obscur de préparation et avant qu’elle se formule d’une façon définitive dans les romans de George Eliot. Voici, par bonheur, dans l’histoire du futur auteur d’Adam Bede une page lumineuse, et la voici au bon moment, entre les longues années de tâtonnement et la pleine révélation de sa nature, après la fleur, — cette fleur de jeunesse épanouie sans éclat et qui tombe sans regret, — avant le fruit mûr.

Nous sommes en juin 1849. Miss Evans a trente ans. Son père vient de mourir. Elle a voulu être seule à le soigner, et le médecin répétera longtemps après qu’il n’a jamais rencontré de garde-malade plus habile et plus dévouée. En effet, cette forme du devoir était bien dans ses goûts et son attrait, mais d’ailleurs elle ne s’y livrait pas sans une fatigue très déprimante. Lasse et désolée, des amis lui proposent un tour sur le continent. C’est le remède universel en Angleterre. Elle part donc avec les Bray. Paris, Nice, Milan, Côme, le lac Majeur, ils arrivaient à Genève vers la troisième semaine de juillet. Après une courte halte, les Bray repartent pour Coventry, et miss Evans, que rien ne presse, s’installe à Genève. Elle y restera plusieurs mois.

L’originalité de cette période, où d’ailleurs rien de curieux ne va se passer, est que pour la première fois George Eliot est heureuse, ou du moins presque heureuse, du genre de bonheur dont elle est capable et que nous avons un certain intérêt à définir. Une de ses amies, miss Edwards, qui passa avec elle les derniers jours de l’année 1870, raconte que George Eliot et Mme Bodichon étant allées au service de Noël dans une église anglicane, furent toutes deux ravies de la musique et des chants. Mais quand il lut question de retourner à cette église pour l’office du soir, George Eliot trouva un prétexte pour n’y pas aller et là-dessus miss Edwards ajoute cette réflexion que je sens très juste : « Tandis que Mme Bodichon n’avait jamais assez d’une chose qu’elle aimait, et que sa fiévreuse énergie rêvait toujours d’une expansion nouvelle, la nature de George Eliot avait vite besoin de repos. Elle ne tenait pas à sortir d’elle-même pour se mettre en quête d’une émotion. »

À ce point de vue et dans les circonstances où elle se trouvait, ces vacances de Genève lui allaient à souhait. Qu’on y pense. Elle qui aime tant et qu’on l’aime et qu’on le lui montre, elle attend depuis si longtemps qu’on s’aperçoive de ce besoin et qu’on y réponde. À la maison, constamment dévouée, on a cru trop souvent que ce dévouement était à soi-même sa récompense ; au dehors, curieuse de toute science, ses amis, heureux de parler idées avec elle, ont oublié aussi, je crois, qu’à ce cœur de femme les livres ne pouvaient suffire. Voici enfin que, dans une petite pension bourgeoise, en face d’un splendide paysage, elle n’est plus qu’une convalescente à qui les longs repos sont commandés, auprès de qui, bientôt, tout le monde s’empresse. Car on a vite compris que cette gravité encore un peu douloureuse cachait un cœur admirable, et ils sont tous aux petits soins, la bonne propriétaire et les hôtes de la pension et la chère vieille trotte-menu qui sert de femme de chambre, Mlle Faisan.

Rien ne lui réussit comme cette cure de bonheur. « Je me croirai bientôt en paradis, écrit-elle. Ici on oublierait qu’il y a sur terre des gens qui peinent, qui souffrent et sont dans le besoin. » Au bout de quelque temps, ce fut mieux encore. Elle dut changer de pension et s’installa dans une ancienne maison de la rue des Chanoines, chez les d’Albert. Il n’y a plus que trois personnes à s’occuper d’elle, M. et Mme d’Albert et la petite servante Jeanne. Mais elle gagne au change. Ses hôtes sont plus cultivés que les pensionnaires de la villa Plongeon, et d’ailleurs, cette intimité plus étroite, à portes fermées, lui plaît tout à fait. « Mme d’Albert prévient mes désirs et me traite en enfant gâtée… Je puis presque dire que cette dernière quinzaine est de toute ma vie l’époque où j’ai eu le plus de bien-être. C’est si bon de trouver enfin des gens qui n’ont pas pour principe de donner le moins possible et de recevoir le plus… » « Je puis tout leur dire, écrit-elle encore, M. d’Albert comprend tout et si Madame ne comprend pas, elle y va de confiance, toujours sûre que j’ai dit quelque chose d’édifiant. Elle m’embrasse comme une mère et je suis assez enfant pour trouver que cela augmente beaucoup mon bonheur. »

Veut-on qu’elle précise encore plus son idéal ? En voici, je pense, un très clair symbole, la maison où elle est ainsi heureuse. « Je trouve un charme indicible à cette façon de faire son nid. Vous vous arrêtez devant une maison d’assez piètre apparence. Vous grimpez un escalier de pierre, sombre et froid. Vous sonnez à une porte modeste et vous entrez dans un appartement confortable ou même élégant. On est si à l’abri des importuns, si garanti contre les distractions du dehors, si préservé des courans d’air, un nid enfin, un vrai nid, tapissé de duvet, au sommet d’un bon vieil arbre. J’ai toujours soupiré après une vie de ce genre. C’était le sûr instinct de ce qui me convenait. »

Elle est heureuse et, notez la conséquence immédiate, les puissances de sympathie qui sont en elle deviennent plus librement, plus joyeusement actives. Son amitié, jusqu’ici dans ses lettres un peu solennelle, se détend et s’abandonne. À d’autres soucis plus précis et positifs, succède la douceur de penser à ses amis, de se les imaginer, de les suivre dans le détail de leurs journées et de le leur dire. La vie de là-bas, hier encore grise et pesante, se transpose et se transfigure.

Je me représente très nettement Mrs Pears dans sa maison de Leamington. Comme toute cette existence de Foleshil ! me paraît belle maintenant, semblable à la vision matinale des cimes lointaines du Jura !… Écrivez-moi. Cela va si bien à mon humeur de vivre ainsi à la fois en deux mondes différens. Mes chers amis, mes vieux souvenirs, je les ai dans ma pensée, et, devant moi, un autre monde de nouveauté et de beauté où je me promène… c’est le premier dans lequel j’habite au vrai sens du mot. Ainsi, après tout, je ne jouis jamais autant de mes amis que lorsqu’ils ne sont pas là.

Ne vous semble-t-il pas que sa plume, sa jolie plume, qui va d’ordinaire au pas, se met à courir ? Et son cœur est comme sa plume, plus spontané, plus alerte, depuis que ce rayon de bien-être et de simple affection l’a réchauffé.

Il y a plus encore. Quelque chose de tout à fait nouveau se veille en elle et, pour la première fois, toujours sous ce doux rayon, nous reconnaissons le futur auteur du Mill on the Floss et de Silas Marner.

Pour la première fois, elle semble prendre un plaisir conscient à regarder autour d’elle. Elle note, sans les traduire, de petits lambeaux de conversation française. « Je m’intéresse vivement à Mademoiselle, » a dit une certaine marquise qui se trouve là. Les mots, le ton, le geste, on sent que tout l’a frappé.

Le menu peuple l’amuse et l’instruit davantage. Ceux qui vont répétant que rien dans la correspondance de George Eliot ne rappelle ses romans, n’ont sans doute pas lu les lettres où elle parle de Mlle Faisan. Écoutez plutôt : « Nous sommes tout à fait bons amis, la petite Mlle Faisan et moi. Cette vieille bonne est jusqu’au cou dans la prose, mais vraiment les gens de ce calibre sont réconfortans quand on n’a pas assez de force pour des conversations plus stimulantes. Type de ces âmes heureuses qui ne demandent, rien au-delà du travail, trivial ou non, de l’heure présente. Contentes de vivre, sans savoir si elles sont bonnes à quelque chose, et, en réalité, très précieuses comme exemple de calme et d’égalité d’humeur. »

Ces indices d’une observation amusée et profonde sont d’autant plus intéressans qu’après Genève, nous ne les retrouverons jamais dans les lettres de George Eliot. Tout se concentrera dans les romans. L’important était de remarquer que cette éclosion coïncide avec une période de tranquillité et de bien-être. Il y a, dans les riches facultés littéraires de George Eliot, comme dans son cœur, quelque chose de frileux. La devise des félibres lui conviendrait bien, mais le soleil qui la fait chanter n’est pas le soleil de Mireio. Il lui faut la tiède chaleur d’une atmosphère de tendresse, les petits soins, les attentions délicates, le plaisir de donner beaucoup et de recevoir davantage, d’un mot, le nid soyeux blotti sur un vieil arbre, en face d’un beau paysage, loin des ennuyeux, loin des gros soucis.

Ici, comment se défendre des souvenirs que ces idées réveillent, comment ne pas revoir, sous la vitrine du British Museum, les quatre lignes tracées sur le manuscrit d’Adam Bede ? « À mon cher mari, George Henri Lewes, je donne le manuscrit d’une œuvre qui n’aurait jamais été écrite sans le bonheur dont son amour a rempli ma vie ; » — comment ne pas évoquer les soins vraiment maternels qui ont encouragé, protégé, réchauffé l’œuvre de George Eliot ?

« Fi, dira-t-on, de ce bel évangile de sympathie qui a été conçu dans la joie ! » — Non, pas tout à fait dans la joie, mais dans une sorte de bonheur paisible et doux. Et pourquoi pas ? Certes, par un certain côté, cette œuvre serait plus touchante et plus efficace, si George Eliot, allant jusqu’au bout de sa doctrine, avait écrit ses romans dans les rares veilles que lui eût laissées une existence de dévouement et d’immolation. Mais les petites sœurs des pauvres n’écrivent pas de romans. On n’est pas toujours le saint de la morale que l’on prêche, et cela ne rend pas nécessairement cette prédication moins féconde. C’est peut-être l’humiliation suprême et comme la rançon du prédicateur, — et de l’artiste, — que parfois ils ne paient leur cotisation humaine qu’avec une monnaie de rêve. Leur puissance d’effort et de sacrifice s’épuise à célébrer en termes magnifiques une vertu que d’autres, grâce à eux, poursuivront avec plus d’élan. Ici d’ailleurs, nous ne cherchons pas à cacher notre misère. « Pendant le déjeuner de Noël, M. Lewes, qui parle beaucoup moins que moi de bonté, mais qui est toujours plus empressé à faire le bien, trouve que c’est bien laid à nous de déguster dinde et plum-pudding sans inviter quelque délaissé à notre table. Tout de même, j’en ai eu peur, nous étions très heureux d’être seuls. » Oui, c’est bien cela. À elle de s’humilier et de souffrir discrètement, aux pharisiens de s’étonner, à nous d’admirer au contraire ce bonheur confus de lui-même et qui fait des rêves de dévouement. On a vu des égoïsmes moins charitables, et à de plus fortunés qu’elle le bonheur n’a pas fait comprendre la poésie de la bonté. Car nous parlons de poésie. Dans la pratique, George Eliot, moins aimée et moins entourée, n’aurait pas été moins charitable. Sa jeunesse le montre bien. Mais dans une existence moins facile et une moins chaude atmosphère, cette vertu substantielle n’aurait pas pu inspirer une œuvre littéraire de longue haleine et, dans la vie réelle, aurait manqué de rayonnement. Elle l’avoue elle-même dans de pauvres lignes douloureuses qu’on ne saurait transcrire sans un serrement de cœur. C’est au surlendemain de la mort de Lewes, au lendemain de son mariage avec M. Cross, à l’heure où elle se demande avec une timidité inquiète si les vieux amis ne vont pas cesser de l’aimer. « Bien loin, écrit-elle, d’avoir rien changé à mes anciennes affections, il me semble que j’ai recouvré cette sympathie aimante que j’étais en train de perdre. Je sentais en moi un certain dessèchement de tendresse, et maintenant la source est de nouveau jaillissante. » « Je serai, écrit-elle encore, et meilleure et plus aimante que si j’étais restée seule. » Et encore : « Mon cœur se fermait et si je n’avais pris cette décision, je crois que je serais devenue égoïste. » Que dirai-je encore ? Une femme demandait à Dieu juste ce qu’il faut d’esprit pour être bon, et malicieusement elle ajoutait : « C’est déjà beaucoup. » George Eliot ne veut de bonheur que ce qu’il en faut pour être bonne. Allez faire comprendre, je ne dis pas aux pharisiens, mais aux fidèles sincères du stoïcisme que cette charité frileuse est encore de la vertu !

Nous la connaissons assez maintenant pour aborder l’examen plus direct de sa doctrine. Car, encore un coup, cette doctrine est intimement liée à ce qu’il y a de plus personnel chez George Eliot. Loin qu’il y ait divorce entre sa doctrine propre et celle de ses livres, celle-ci explique la première, la développe et l’achève.

D’abord, nous l’avons vue rebelle au mysticisme, ardemment curieuse de tout ce qui est, parle et se meut. Mais elle est femme et douce et maternelle. Et voilà que cette curiosité devient nécessairement plus indulgente et plus tendre, quoiqu’elle reste encore le simple plaisir égoïste du spectateur qui ne veut rien perdre de la pièce, du décor et de la salle. Par là, avec des différences de détail qu’il est inutile d’analyser ici, George Eliot touche aux grands classiques, et si la race ici est de quelque chose, je verrais le courant gallois et celtique se manifester chez elle à cette vivacité d’observation, à cette intensité de vie extérieure, à ce goût très vif pour la fête perpétuelle que donne le monde réel.

Par ailleurs, elle a reçu, et très profonde, l’empreinte chrétienne, protestante et puritaine de son pays. Nul fanatisme, mais la gravité, le souci du devoir, le sens du prix de la vie, la responsabilité de soi et des autres, et la voilà orientée sur un chemin où de grands classiques n’ont jamais passé.

Du conflit possible de ces deux tendances différentes, presque contraires, ne craignez aucune blessure, aucune nécessité de ; sacrifice. Dans cette puissante, calme et vivante nature, lentement, magnifiquement tout cela va s’organiser. Elle gardera cette curiosité, ce goût de la vie, mais elle les transformera en une sympathie qui ne sera plus seulement un plaisir comme tantôt, mais un devoir. Cette constante pensée que notre présence ici-bas est quelque chose de sérieux et que la moindre de nos attitudes peut avoir des conséquences importantes, se concrétera, s’humanisera pour ainsi dire en une forme plus souriante du devoir et ce sera encore de la sympathie. Ainsi le meilleur et le plus vrai de cette âme riche et complexe la conduit au même but. La sympathie que nous allons mieux décrire, est tout ensemble, pour George Eliot, doctrine d’art et philosophie de la vie. « Ma propre expérience et le développement de ma nature rendent chaque jour en moi plus profonde la conviction que notre progrès moral a pour mesure le degré de notre sympathie pour les souffrances individuelles et les joies individuelles du prochain. » Ces lignes suffiraient presque à définir en George Eliot et la femme et l’écrivain. Retenez en particulier la façon dont elle redouble cette dernière épithète : individuelles. C’est en effet le trait distinctif qui, talent et morale, classe et définit George Eliot.


IV

Aucune doctrine n’a fui plus obstinément cet orgueil qui impose à l’homme l’ambition décevante d’une impossible vertu. Aucune n’a été plus simplement, plus modestement et j’allais dire plus bassement humaine. Une page perdue à la fin de Romola, mais essentielle, suffirait à nous le montrer.

Déçue, lassée, accablée par ses souvenirs, « comme sous le poids de deux ailes brisées, » Romola laisse aller sa barque à la dérive et ne pouvant parvenir à lire un « message d’amour » dans l’immensité de la mer et du ciel qui l’entoure, elle se prend à désirer qu’un courant plus fort la mène vite au néant final. Mais bientôt la barque touche le rivage. On entend la plainte d’une enfant abandonnée. Un peu plus loin, un village assailli par la peste se désole et attend la mort. Il n’en fallait pas autant pour chasser le cauchemar, et déjà la jeune femme est à l’œuvre, soignant les malades, rendant du courage aux désespérés ! Autrefois, quand elle faisait du bien autour d’elle, elle s’entraînait à la pensée qu’il fait bon vivre pour alléger la souffrance d’autrui. Maintenant elle ne raisonne même plus. Toute sa nature lui crie de partager la vie de ceux qui l’entourent. Autrefois, des considérations étrangères, « des liens artificiels, le mariage,… la discipline religieuse » compliquaient cette naturelle sympathie et comme, l’un après l’autre, ces différens soutiens avaient manqué à leur promesse, un instant, Romola avait cru que cette sympathie elle-même n’était aussi que vanité et mensonge. Mais elle se réveille.

Ce désir de la mort n’était qu’un mauvais égoïsme. Quand tout le reste est douteux, cette souffrance-là que je puis secourir est trop certaine. Si la gloire de la croix est une illusion, la douleur humaine n’en est que plus vraie. Tant que mon bras aura assez de force, il se tendra vers ceux qui tombent, tant que mes yeux verront la lumière, ils chercheront les abandonnés.

J’ai déjà dit qu’après une période assez courte d’irréligion agressive, George Eliot avait reconnu que la croyance au surnaturel était chez la plupart et pour aujourd’hui une des conditions nécessaires de la vertu. Il importe donc de voir surtout dans ce passage de Romola l’expression de la pensée personnelle de l’auteur. Plus jeune et encore chimérique, elle avait écrit : « Dieu nous aide, dit la vieille religion, et la nouvelle, précisément parce qu’elle ne croit plus, ne nous apprendra que mieux à nous aider les uns les autres. » L’exaltation de ces espérances est bientôt tombée, mais chez elle le fond de cette pensée restera toujours. Plus nous sommes seuls et orphelins du côté du ciel, plus nous devons nous aimer. Ah ! si c’était vrai qu’il y eût là-haut, plus tard, des compensations infinies ! Mais rien de tout cela n’est prouvé. En attendant, nous souffrons, l’on souffre à côté de nous, et nous devons prendre garde que cet espoir pour nous et pour autrui, d’une consolation céleste, ne nous aide à nous accommoder plus facilement des souffrances du prochain.

D’ailleurs, quoi qu’il en soit des philosophies et des religions, rien n’est plus clair, ni plus pressant que notre devoir envers nos compagnons de misère. C’est la grande et apaisante leçon d’une chambre de malade.

Voici du moins un devoir sur lequel tout le monde est d’accord. Ici, pas un coin où le doute trouve à se loger, pas de système qui puisse contredire l’impulsion de notre cœur. Ici, pas de question préalable, pas d’examen avant d’agir. Humecter les lèvres du malade pendant les longues insomnies, soutenir sa tête qui retombe, soulever les membres inertes, deviner les désirs qui ne s’expriment que par un faible mouvement de la main ou un regard de prière… Entre ces quatre murs… où un être humain est étendu, livre à la pitié de son semblable, la relation morale d’homme à homme est réduite à une clarté et simplicité extrêmes. Inclinées sur le lit du malade, toutes les forces de notre nature se réunissent dans la pitié, la patience et l’amour, et effacent les misérables traces de nos débats, de notre prétendue sagesse et de nos désirs égoïstes.

Dorothée Brooke, l’héroïne de Middlemarch, n’a pas une autre façon d’entendre les choses. « À quoi bon vivre, dit-elle, si ce n’est pour nous rendre la vie un peu moins difficile les uns aux autres ? » et au découragement de Will elle répond :

C’est mal à vous de dire qu’alors vous n’auriez plus de but dans la vie. Quand nous aurions perdu notre unique bien, il resterait encore le bien que nous pouvons faire aux autres et cela vaut la peine de vivre et de travailler. Il y a encore des gens qui peuvent être heureux.

Le meilleur de la philosophie de George Eliot est dans des phrases de ce genre dont sa correspondance, aussi bien que ses romans est remplie. D’ailleurs, ceci est plus et mieux qu’un système ; c’est cet ensemble de préoccupations instinctives, d’inquiétudes et d’aspirations qui indiquent sûrement l’orientation d’une âme, c’est l’attrait, l’effort et l’unité de toute une vie.

On comprend dès lors avec quelle joie enthousiaste elle rencontra chez Auguste Comte des idées qui depuis longtemps lui étaient chères et avaient déjà pris, dans son esprit, la place de la foi perdue. Sans rien lui apprendre sur ce point d’essentiel ou de nouveau, cette lecture lui donnait plus de confiance en elle-même. Mais elle n’adhéra jamais à la religion de l’humanité, que par la fine pointe de son esprit. La sympathie, telle qu’elle la comprend, est et ne peut être qu’une sympathie de détail. Rien de vague, d’abstrait ou d’universel dans les sentimens qu’elle voudrait communiquer à ses lecteurs. De la bonté, oui, mais pour telle personne, et à tel moment et de telle façon. D’ailleurs pourquoi insister ? On sait de reste que nous devons à cette sympathie de détail les pages les plus parfaites des romans de George Eliot. Jusqu’à ce que les années et la fatigue la conduisent aux sèches abstractions de Theophrastus Such, elle ressemblera à cette délicieuse Janet, ravie de faire indéfiniment le tour du potager de M. Jérôme.

Il n’y avait pas de raison pour que la conversation devînt languissante entre elle et le vieux brave homme, car Janet trouvait dans la sympathie humaine cette pure et franche joie qui donne tant d’intérêt à ces détails personnels auxquels la chaleur du cœur se communique et que laissent tomber des lèvres sincères.

J’aurais mal défini cette sympathie si je ne marquais expressément ce qu’elle comporte de résignation courageuse. Elle ne se nourrit d’aucun optimisme chimérique. Elle n’exagère pas la perfection de ceux à qui elle s’adresse. Encore moins se fait-elle illusion sur la petitesse de cette aumône d’affection et de pitié que nous offrons à la misère du prochain.

Le meilleur, le seul Évangile, — dit quelque part une de ses héroïnes, — est celui qui met du confort dans chaque demeure, de la joie dans tous les cœurs. N’est-ce pas, maman ?

Mais la mère plus sage répond en branlant doucement la tête :

Ah ! ma fille, j’ai bien peur qu’il n’y ait, ici-bas, aucun Évangile capable d’en faire autant.

Sans doute, le mieux qu’on puisse obtenir pour soi et les autres ne sera jamais qu’un moindre mal. George Eliot le sait bien, mais elle veut être heureuse, elle veut qu’on soit heureux autour d’elle, comme on peut l’être ici-bas. « Autant que possible, nous devons vivre pour la joie et ne fixer notre pensée sur les choses douloureuses qu’autant que cette conscience plus vive nous aide à chercher quelque remède à nos maux. » Quand je dis : elle veut, j’emploie le mot propre. Ce bonheur qui est pour elle, nous l’avons vu, nécessaire au plein épanouissement de la sympathie, il faut le vouloir, s’y exercer, le défendre contre tout ce qui risquerait de le compromettre. Car il est entendu que le déterminisme n’est bon qu’en théorie pure. « Chaque matin nous apporte quelque occasion nouvelle d’exercer notre volonté. Je ne me raccommoderai avec votre philosophie que lorsque vous aurez concilié le nécessitarianisme, — oh ! que je déteste ce vilain mot ! — avec le fait de vouloir fortement, de vouloir vouloir fortement. »

Quant aux « frères humains » qui attendent de nous ce secours, George Eliot accepte qu’ils n’aient d’autre auréole que leur souffrance. Non, elle ne nous fait pas meilleurs que nous ne sommes. Aucun de nos ridicules, aucune de nos bassesses ne lui échappe. Les lecteurs de Middlemarch le savent bien. Mais c’est nous précisément, êtres de faiblesse, et dont les rares vertus boitent toujours, c’est nous qui avons besoin d’amour, et aucun autre traitement ne nous acheminera vers la transformation dont tous, plus ou moins, nous sommes capables. Ni pessimiste, ni optimiste, disait George Eliot d’elle-même, mélioriste plutôt, et elle espérait que peu à peu on rendrait l’humanité moins imparfaite, « non pas en présentant à la jeunesse un idéal trop ambitieux, mais en lui faisant comprendre que dans la vie de tous les jours et le cercle étroit d’une famille, chacun pourrait indéfiniment diminuer les causes de souffrance, augmenter les sources de joie. »

Mais cela, c’est encore un rêve, et pour rendre cette espérance moins irréalisable, nous devons nous résigner, — il faut toujours répéter ce mot quand on expose la philosophie de George Eliot, — nous résigner à tirer le meilleur parti de nous-mêmes et des puissances de bonté, de consolation et de support qui sont en nous. Tous ses romans vont à ce but. « Si l’art n’agrandit pas la sympathie humaine, il n’a aucune valeur morale. Les idées, les opinions ne sont entre les âmes qu’un fragile ciment. J’en ai fait la désolante expérience et le seul effet que je désire ardemment produire par mes livres est d’amener le lecteur à mieux imaginer et sentir les peines et les joies de ceux qui n’ont rien de commun avec lui — rien, sinon le privilège d’appartenir à une même humanité de misère et d’erreur. »

Cette sympathie ne ressemble aucunement à cette sensibilité d’élection et d’attrait qui se réserve pour certaines infortunes plus Tares et trouve plus touchantes les larmes qui coulent sur un beau visage. On entend nous mener beaucoup plus loin, beaucoup plus haut et par des sentiers que la vertu commune ne fréquente guère. Qu’on en juge plutôt sur quelques lignes de Middlemarch où le programme de cette vie nouvelle est tracé. La phrase est dure à lire, mais je n’en ai pas trouvé d’aussi formelle et d’aussi complète.

On se rappelle que Dorothée Brooke vit de rêve tout comme Emma Bovary. Seulement son roman à elle est de charité et de dévouement. Pour que tout soit plus beau que terre dans l’existence qu’elle médite, ce dévouement elle voudrait le consacrer non pas à un mari ordinaire, mais à faciliter, à activer la tâche de quelque grand homme de science. Elle est bien servie. Le révérend Casaubon passe par là. Presque un vieillard et sans rien qui plaise, mais il est savant et le mariage se fait. La jeune femme se jette, tête et cœur perdus, dans les fiches de Casaubon et retarde dans ce premier feu de zèle l’heure où elle verra qu’elle s’est trompée. Mais tôt ou tard il faut bien que cette heure sonne. Cet homme, ce timide, ce raté, sa femme l’importune à force de croire en lui plus qu’il ne croit lui-même. Plus elle s’exalte à la pensée de l’œuvre future qui doit immortaliser le nom de Casaubon et plus ce malheureux touche sa propre impuissance et mesure amèrement l’inutilité de son immense travail. Pendant des mois, Dorothée copie et catalogue les notes du grand ouvrage qui ne paraîtra jamais, et cependant d’autres soucis, qui viennent aussi d’elle et du naïf égoïsme de sa tendresse, achèvent de faire perdre à Casaubon cette patience indulgente, seule forme de son amour. Alors la jeune femme navrée commence à se rendre compte, non pas qu’elle a mal fait d’épouser ce vieillard, mais qu’elle n’a pas su l’aimer C’est elle qui a tort, et non pas lui.

Tous, — écrit à ce moment George Eliot, — nous sommes nés dans une sorte d’hébétement moral. Comme l’enfant tendu vers le sein de sa nourrice, nous nous figurons que le monde n’existe que pour assouvir notre faim. Dorothée s’était dégagée plus tôt que personne de cette universelle sottise, et cependant au moment même où elle se forgeait une vie de dévouement auprès de Casaubon, elle était bien loin de comprendre l’essence même du dévouement : j’entends de comprendre de cette façon claire qui se confond avec le sentiment, de saisir et de réaliser une vérité comme nos sens atteignent l’objet de leurs intuitions. Elle ne comprenait donc pas que son mari était aussi bien qu’elle, dans son propre moi, un centre d’où la lumière et les ombres tombaient forcément d’une façon différente.

En d’autres termes, jusqu’ici, dans ses rêves charitables, Dorothée ne sortait pas d’elle-même et par un égoïsme involontaire ramenait à elle l’objet de son dévouement. Elle ne s’était pas mise, — et le pouvait-elle ? — à la place de cet homme déjà mûr et qui n’avait jamais été jeune, elle n’avait pas cherché à deviner ce qu’il pensait de lui-même, et le jugement qu’il portait sur les impuissances de son propre esprit, de son propre cœur. Bonne, charitable, généreuse, elle commence à peine à entrevoir que la véritable sympathie nous dépouille de nous-mêmes, nous défend de nous regarder comme le centre du monde, et nous transporte autant que possible en chacun de ces autres centres d’où l’une après l’autre toutes les perspectives de nos idées et de nos sentimens sont changées.

Mais on n’arrive pas d’emblée à cette intelligence pourtant très simple des choses. Il y faut beaucoup de vertu et sans doute un peu plus que la durée d’une vie moyenne. En attendant, balbutions les rudimens qui veulent, eux aussi, des années d’apprentissage et, d’abord, essayons de nous convaincre qu’ici-bas chacun de nos compagnons de route mérite vraiment notre sympathie.

Car enfin, il n’est personne qui n’ait reçu quelque parcelle de bonté. « Je n’ai pas d’autre désir, écrivait George Eliot, que de faire passer au cœur de mes lecteurs un peu d’humour aimante, de tendresse et de foi dans la bonté. » Sous cette forme, sa doctrine nous paraît moins décourageante, plus à la portée de notre faiblesse.

Croire à la bonté d’autrui, notre inclination naturelle ne se porte guère de ce côté, et si, d’aventure, nos instincts confians menaçaient de nous entraîner, l’amour-propre aurait bientôt fait de nous rappeler que toute sévérité est perspicace, et que les naïfs sont toujours dupés. Mais George Eliot ne veut pas qu’on écoute cette voix trop intéressée et pense, au contraire, qu’à tout prendre, la sympathie voit plus clair que la défiance et que la froideur. Et d’abord, que savons-nous du dernier secret d’une conscience ? « Au fond de la plus entière confiance, même de celle qui peut exister entre mari et femme, se dérobe toujours un résidu qu’on ne peut dire, qu’on ne peut deviner ; peut-être la pire des horreurs, peut-être une merveille de désintéressement et de noblesse. » « Dites à Cara, écrivait-elle une autre fois, que je me représente souvent ses expériences actuelles, — avec plus ou moins d’exactitude, — car, pauvres de nous, les uns sur les autres, nous ne pensons que des bévues. »

Dans Janet’s repentance, elle dit encore :

Parfois dans nos momens de détresse spirituelle, l’homme avec qui nous n’avons d’autre lien que notre commune nature, nous paraît plus près de nous qu’une mère, un père, un ami. Notre vie de tous les jours n’est guère qu’un jeu de cachette où nous nous dérobons les uns aux autres, derrière un écran de paroles ou d’actions insignifiantes. Ceux qui sont assis au même foyer que nous sont quelquefois les plus éloignés des profondeurs intimes de cette âme pleine de mal caché et de bons sentimens inactifs.

De ces deux secrets que porte chacun de nous, il en est un que notre malignité suppose sans peine, qu’elle répand et grossit à plaisir. Laissons celui-là pour nous arrêter seulement devant le mystère de bonté que toute âme recèle. Encore un coup, c’est la plus sûre méthode.

Au regard superficiel, le village de Milby n’offrait que prose et sécheresse. Triste lieu, aux arbres ébranchés, aux manufactures encombrantes, et cependant Milby avait son printemps… Ainsi de la vie de ses habitans. Au premier aspect on n’y voyait que vanité et terre à terre, plumes d’autruche et relens de brandy. Regardiez-vous de plus près, vous aperceviez quelque pureté de mœurs, quelque amabilité, quelque dévouement… La petite et sourde Mme Crewe portait souvent aux pauvres la moitié de son maigre dîner ; miss Philipps, avec ses rubans et ses plumes rouges, avait un cœur filial et allumait très gentiment la pipe de son père et il y avait là des hommes à cheveux gris et aux guêtres écrues que vous n’auriez pas remarqués dans la rue, et dont l’honnêteté avait beaucoup servi à enrichir leurs voisins.

Looking closer, ne regarder ni de haut ni de loin, mais se pencher le plus bas possible pour voir, découvrir, deviner, supposer au plus profond d’un cœur, inconnu ou suspect, la petite flamme immortelle, si l’on ne recule pas devant l’inutilité probable, devant la fatigue de ce premier effort, on s’achemine vers une sympathie plus grande et qui va se dilater à mesure qu’elle verra mieux que son désir de trouver le bien quand même dans l’âme d’autrui n’était pas trompeur.

Rien de superficiel en effet comme notre hâte à porter un jugement défavorable.

Vite nous concluons qu’un homme inconséquent ne saurait être sincère ; nous lui prêtons le mécanisme mort de deux ou trois conjonctions, les « si, » les « donc, » au lieu de réaliser les myriades de petites fibres qui s’entrelacent entre les idées et les actes d’une personne vivante.

Le moyen d’ailleurs de juger un homme sur un geste, une parole de lui que nous détachons, que nous isolons comme une parcelle morte envoyée à l’analyse !

— Puisque j’ai voulu le tuer, dit Tina à M. Gilfil, c’est aussi mal que si je l’avais tué en réalité.

— Non, ma petite, répondit Gilfil, lentement et en laissant un intervalle entre chaque phrase. Il nous vient le désir de faire de vilaines choses que nous ne ferions jamais, tout comme nous rêvons de hauts faits dont nous ne sommes pas capables. Souvent nos pensées sont pires que nous, comme souvent elles sont meilleures. Dieu nous juge tout entiers et d’un regard, non pas comme les hommes sur des sentimens ou des actes isolés. Nous ne voyons pas le tout d’une âme, mais Dieu sait que vous n’auriez pas commis ce crime.

Le tout d’une âme, pour le bien tenir, il faut prendre aussi le tout d’une vie et noyer dans la splendeur des années, — peut-être des journées, — meilleures, les tares qu’ont pu amener l’usure du temps et la souffrance. L’aubépine fleurit pendant de courtes semaines ; et pourtant, été comme hiver, son nom parle de blancheur. Ainsi, quand nous avons à nommer une âme, George Eliot voudrait nous ramener au temps, souvent court et lointain, où cette âme a donné sa fleur. Ce vieux cleryyman aux habits râpés, à la pipe indolente, si peu gentleman, si peu prêtre, chez qui vous cherchez en vain le je ne sais quoi qui sépare un homme de la foule, prenez garde, n’allez pas le juger, le condamner trop vite. Regardez plutôt. Au-dessus de la pièce nue et grise, triste fumoir de célibataire besogneux et négligent, où, les pieds au feu, il se rôtit en compagnie d’un brun setter à la retraite, il y a une chambre mystérieuse, dont M. Gilfil ne laisse la clef à personne. Sanctuaire aux fenêtres closes, l’air et la lumière n’y pénètrent avec la gouvernante Marthe qu’une fois tous les trois mois. Une femme a vécu dans ce décor depuis longtemps fané. Là sans doute elle a fini de vivre. Tout montre qu’elle était jeune, et on voit dans la corbeille à ouvrage un petit bonnet d’enfant qu’elle n’a pas eu le temps d’achever.

Telle était la chambre fermée dans la maison de M. Gilfil, symbole d’une chambre secrète dans son cœur où depuis longtemps il a donné un tour de clef sur les fraîches espérances et sur les premiers chagrins, enfermant là pour toujours la passion et la poésie de sa vie.

Ceux qui connaissent l’histoire de ce brave homme savent qu’ici les mots de passion et de poésie ne sont pas de trop. Et sans doute, aujourd’hui, il n’y paraît plus guère, mais que voulez-vous ?

Il en va des hommes ainsi que des arbres. Arrachez les plus belles branches, celles où la sève montait à plaisir, et la blessure enfin guérie laissera comme cicatrice des excroissances laides et rugueuses. Au lieu du beau et grand arbre, vous n’avez plus qu’un tronc bizarre et difforme. Bien des défauts irritans, bien des manies désagréables remontent ainsi à un dur chagrin qui a comprimé et mutilé une riche nature juste au moment où elle allait magnifiquement s’épanouir. Cette vie triviale et boiteuse n’est peut-être que l’ataxie d’un homme autrefois très solide et très sain…

Ainsi de notre bon vieux curé. Il est bizarre et noueux comme un chêne dont on a saccagé les branches et que cependant la nature avait dessine pour en faire un arbre royal.

On trouverait sans peine beaucoup d’exemples analogues, et si on veut bien repasser à ce point de vue l’ensemble de l’œuvre de George Eliot, on ne tardera pas à reconnaître que là est vraiment l’inspiration principale et constante de ses romans. De chaque être, elle voudrait, dégager et louer ce qu’il a de bon, et si, par malheur, elle ne trouve rien à glaner ni dans le présent, ni dans le passé d’une âme, elle se rabat sur un autre caractère, un autre don, peu rare, hélas ! celui-là, et qui, pour elle, donne encore une consécration, une noblesse aux moins aimables et aux plus basses natures. C’est la souffrance. Et n’entendez pas par là ces spectacles douloureux qui épouvantent « la chair et le sang, » comme dans plusieurs romans de Dickens, mais « ces obscures tragédies dont le monde ne se soucie point et qui, disait-elle à vingt ans, ont pour moi tant d’importance. »

Eh oui ! ainsi va la vie. Pendant que nous discutons froidement la carrière d’un homme, ricanant de ses erreurs, blâmant ses bévues et donnant une étiquette à ses opinions, « Evangelical étroit, » ou « Latitudinaire panthéiste, » ou « anglican et orgueilleux « … pendant ce temps, cet homme pleure à chaudes larmes dans sa solitude parce que sa mission est dure, parce que la force lui manque pour dire le mot difficile, pour se mettre à une action trop difficile.

Ici encore, les exemples ne manquent pas, mais je dois me contenter de citer une fin de chapitre de Middlemarch puisque, aussi bien, cette œuvre importante est presque inconnue en France. Mme Bulstrode vient d’apprendre, après toute la ville, que son mari avant d’arriver à Middlemarch s’est conduit comme un misérable.

Elle s’enferma dans sa chambre. Elle avait besoin de temps pour se faire à cette mutilation de son âme, à sa pauvre vie manquée… Les vingt années pendant lesquelles, grâce au silence de cet homme, elle avait eu foi en lui et l’avait même vénéré, lui revenaient avec des détails qui donnaient à toute cette conduite l’air d’une constante et odieuse fourberie… Mais cette femme sans culture avait une âme de fidélité. L’homme dont elle avait partagé la prospérité pendant une moitié de vie et qui l’avait chérie sans défaillance, maintenant que le châtiment était sur lui, elle ne pouvait, en aucun sens, l’abandonner. Il y a un abandon qui vit sous le même toit que l’abandonné fit qui partage sa couche, plus cruel encore par cette proximité sans ombre d’amour.

Elle savait quand elle avait fermé la porte de sa chambre que, après l’avoir rouverte, elle redescendrait vers son infortune, pour épouser son chagrin à lui et lui dire : « Je souffrirai sans me plaindre. » Mais il lui fallait un peu de temps pour recueillir ses forces, pour donner librement un sanglot d’adieu à la joie et à l’orgueil de sa vie.

Bulstrode avait passé ce temps-là dans une égale agitation. Il avait envisagé le cas où sa femme apprendrait la vérité du dehors et il aimait mieux cela que de se confesser lui-même. Mais à cette heure où il devinait qu’elle savait tout, il attendait le résultat de cette révélation avec angoisse… Il se sentait sombrer dans une détresse sans pitié. Peut-être ne verrait-il plus jamais d’affection sur le visage de sa femme…

Il était huit heures du soir quand la porte s’ouvrit. Sa femme était là. Il n’osa pas la regarder. Il était assis la tête basse, et comme elle s’approchait de lui, elle crut voir qu’il paraissait plus petit, ainsi flétri et accablé. En une seule et immense vague, cette fraîche pitié et l’ancienne tendresse passèrent sur elle, et mettant une main sur la main qui s’appuyait au fauteuil, l’autre sur l’épaule de son mari, elle lui dit avec une douceur solennelle :

— Regarde-moi…

Il leva les yeux, avec un léger frisson et la regarda une seconde, comme interdit. La pâle figure, les habits de deuil, les lèvres tremblantes, tout disait : « Je sais, » et cependant les mains et les yeux se fixaient doucement sur lui. Ses larmes à lui éclatèrent et ils pleurèrent ensemble, assis l’un à côté de l’autre. Le moment n’était pas venu de parler… La confession du coupable fut muette ; muette aussi, de l’autre côté, la promesse de fidélité… Elle ne put pas lui dire : « Qu’y a-t-il exactement de vrai là-dedans et où commence la calomnie ? » Lui ne put pas dire : « Je suis innocent. »

Dans ce prompt oubli de l’offense, dans cette pitié qui entraîne le pardon, vous ne voyez, et à bon droit, que l’instinct éternel d’un simple cœur de femme. Mais George Eliot demande autre chose au lecteur. Cette première pitié irraisonnée doit nous amener à examiner de plus près la vie de Bulstrode, et après cet examen, se transformer en une indulgence plus haute, plus juste et où frémira la conscience de notre propre misère. Cet homme a joué pendant vingt ans une comédie de vertu sans tache et vous criez à l’hypocrisie. Allez moins vite, nous dit-elle, et merveilleusement elle dissèque les hésitations, les faiblesses, les défaillances, les retours qui suivent une première chute, tant qu’enfin dans le cœur de ce pharisien agenouillé devant-Dieu elle nous fait entrevoir la naissance d’une vraie prière.

Elle sait, d’ailleurs, qu’il pourrait se glisser quelque exagération dans ce parti pris d’indulgence, et elle nous met en garde contre une outrance de sympathie qui risquerait de desserrer à la longue les ressorts de toute vertu. Mais ce n’est pas là un danger bien redoutable et, sans le négliger tout à fait, il est autrement nécessaire de se persuader que la sympathie est un des fondemens essentiels de la morale. Elle avance à ce sujet une de ces lourdes petites phrases où d’ordinaire elle entasse tant de choses et qui prêtent à de longues méditations.

Il n’y a pas, écrit-elle, de doctrine générale qui ne soit capable d’engloutir notre moralité si, comme contrepoids à cette doctrine, nous n’avons au plus profond de nous l’habitude d’une sympathie directe et individuelle pour nos semblables.

En tous cas, l’expérience montre combien la sympathie peut devenir féconde. Croire que quelqu’un est capable de faire le bien, c’est déjà lui faire faire un premier pas, lui donner l’élan vers le bien.

C’est un mot profond et partout répandu qu’il n’y a pas de miracle sans la foi, foi du thaumaturge en lui-même, foi des fidèles dans le thaumaturge. Or presque toute la foi qu’un homme peut avoir en lui-même est faite de la foi que les autres ont en lui.

Ailleurs elle nous montre Janet désespérée parce qu’elle n’a pas rencontré cette sympathie clairvoyante « plus sage que tous les blâmes, plus efficace que tous les reproches. »

Il y a des natures, dit-elle encore dans Middlemarch, dont l’amour pour nous est une sorte de consécration, Par leur pure foi en nous, elles nous enchaînent au devoir et à la vertu. Et nos péchés seraient ce sacrilège, le plus odieux de tous, qui renverserait l’invisible autel de leur confiance. « Si tu n’es pas bon, personne ne l’est, » de telles paroles rendent notre responsabilité beaucoup plus aiguë, et donnent à nos remords une sensation de brûlure.

Et quand enfin il serait prouvé que l’on peut vraiment être trop bon, et que cet excès possible menace de fausser notre conscience, qu’on se rassure à la pensée que toutes les vertus sont solidaires les unes des autres et que les scrupules engendrés par celle-ci sont encore la plus sûre école de délicatesse morale. Cette sympathie, que George Eliot nous demande, nous tient en effet toujours en éveil.

Un souffle, un rien, tout lui fait peur…

On n’a pas assez remarqué, semble-t-il, chez quelques-uns de ses plus chers personnages une sorte de peur des mots, la crainte du mal que peut faire une parole étourdie. À côté du génial bavardage de Mrs Poyser, la réserve, le silence attentif d’Adam Bede paraissent encore plus graves. Caleb Garth met toujours beaucoup de temps à ruminer ses courtes phrases. « Ce que l’on redoute plus que tout, écrivait George Eliot à une amie, est de dire ou d’écrire un mot malheureux et hors de propos, quand étant loin on n’a que des mots pour exprimer sa sympathie. »

Que sera-ce du retentissement beaucoup plus lointain de nos actes ! On sait que le plus parfait, peut-être, des romans de George Eliot, le merveilleux Adam Bede, est tout entier consacré à cette méditation effrayante ; et, pour ma part, je vois peu de pages aussi poignantes, aussi bienfaisantes que celles où le jeune charpentier, avec sa franchise d’ouvrier, oblige Arthur Donnithorne à regarder en face le mal irréparable qu’il a commis.

Ils étaient assis l’un en face de l’autre… et Arthur lui dit : « Adam, je quitte le pays, je vais m’engager… »

Le pauvre garçon trouvait qu’Adam aurait de s’émouvoir à cette nouvelle, avoir vers lui un mouvement de sympathie. Mais les lèvres d’Adam ne se desserraient pas, rien ne bougeait dans son visage.

— Je voulais te dire, continua-t-il, qu’une des raisons de mon départ est que je voudrais que personne ici ne pâtît à cause de moi… je suis prêt à tout, il n’est pas de sacrifice que je ne veuille faire pour empêcher les autres de souffrir de ma… de ce qui est arrivé.

Ces paroles eurent précisément un effet tout contraire à celui qu’elles cherchaient. Adam crut y voir cette idée d’une compensation pour le tort ineffaçable, cette commode tentation de se tranquilliser intérieurement en se disant que le mal aura les mêmes fruits que le bien… Rien ne l’indignait davantage…

— Il n’est plus temps, monsieur. Un homme doit s’imposer des sacrifices pour se garder de faire le mal ; mais une fois que le mal est fait, aucun sacrifice ne peut le défaire… De quelque façon que l’on arrange les choses maintenant, elles seront dures. Il y a une sorte de mal heur qu’on ne peut pas réparer.

Et voici que ces exemples, choisis pour montrer que la vraie sympathie nous impose une constante surveillance sur nous-mêmes, font voir une fois de plus comment dans cette doctrine le bon sens ordonne et contrôle tout. La première manière, — et non pas la plus facile, — d’aimer le prochain est d’essayer de ne lui causer aucun mal. Viendront ensuite les preuves directes d’affection, les attentions aimables, les délicatesses prévenantes. Petites choses, sans doute, — nous pouvons si peu ! — mais que nous devons chercher d’autant plus assidûment, accomplir avec d’autant plus de joie : « Ah ! comme nous pouvons nous faire du bien les uns aux autres par quelques paroles d’amitié, — et on en a si souvent l’occasion ! — tandis qu’il est beaucoup plus rare de pouvoir faire à ses amis un bien plus réel. »

Le plan de ce travail m’interdisait toute discussion littéraire de l’œuvre de George Eliot. Sur ce point d’ailleurs je n’aurais eu qu’à redire ce qui a été dit ici même dans ces belles études d’Émile Montégut, dont la première fit tant de plaisir à George Eliot[2], et dans un travail plus récent auquel la critique anglaise elle-même nous renvoie. Qu’on me permette seulement de remarquer comment les conclusions auxquelles nous arrivons par une tout autre voie se soudent exactement à celles de ce chapitre du Roman naturaliste qui ramenait aussi à la sympathie l’œuvre et le talent de George Eliot. Ce n’est pas non plus le lieu de marquer les limites et les insuffisances de la religion qu’on vient de décrire. « Cette foi de Romola dans la bonté, dans le sacrifice, a dit Hutton, cet amour des petits enfans… tout cela serait un pauvre rêve s’il n’y avait pas un Christ éternel pour donner une réalité et une vie à ces fantômes. » Ne serait-il pas plus juste de montrer comment cette doctrine n’est qu’un rayonnement de l’Évangile ?

L’histoire des Pères du désert nous a conservé la réponse mémorable que fit un jour le saint abbé Pœmen à quelques-uns de ses disciples. Ceux-ci lui avaient demandé : « Quand nous voyons des frères sommeiller au temps de la prière, ne devons-nous pas les secouer pour les tenir éveillés ? » Pœmen se défendit de résoudre au pied levé un cas de conscience aussi difficile. Il dit simplement : « Pour moi, quand je vois un frère ainsi accablé de sommeil, je voudrais attirer sa tête sur mes genoux pour l’y faire reposer. » C’est là, en deux mots, toute la doctrine morale, toute la religion de George Eliot.

Henri Brémond.

  1. Sir Leslie Stephen, George Eliot (English men of letters edited by John Morley).
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juin 1859, l’article d’Émile Montégut sur Adam Bede, et son étude d’ensemble, postérieure à la mort de George Eliot, dans la Revue du 1er et du 15 mars 1883.