La Religion dans les limites de la simple raison/Quatrième partie

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QUATRIÈME PARTIE

DU VRAI CULTE ET DU FAUX CULTE SOUS L’EMPIRE DU BON PRINCIPE, OU DE LA RELIGION ET DU SACERDOCE.




C’est déjà un commencement de la domination du bon principe et un signe « de l’arrivée du règne de Dieu parmi nous » que la diffusion publique des seuls principes de la constitution de ce règne ; car dans le monde intelligible, le règne de Dieu existe déjà aussitôt qu’y ont pris racine universellement les principes qui seuls out le pouvoir de le réaliser, bien que sa complète apparition dans le monde des phénomènes (Sinnenwelt) puisse encore être reculée dans un lointain inaccessible. Nous avons vu que la formulation d’urne république morale est pour tous un devoir de nature particulière (officium sui generis) et que, s’il est vrai que l’on peut conclure, de ce que chaque homme accomplit son devoir privé, à un accord accidentel de tous en vue du bien commun, sans qu’il soit besoin pour cela d’une disposition particulière, on ne saurait pourtant espérer cet accord de tous, à moins de leur donner pour tâche spéciale le devoir de s’unir entre eux, pour un même but à poursuivre, et de fonder une république placée sous l’égide des lois morales pour repousser en masse, et par suite avec plus de forces, les assauts du mauvais principe (auquel séparément les hommes ne sont que trop portés à servir d’instruments). ― Nous avons vu aussi que cette république, en sa qualité de règne de Dieu, l’homme ne saurait l’établir qu’au moyen de la religion, et que ce règne enfin, afin que la religion soit publique (ce qui est nécessaire dans une république), peut être représenté sous la forme sensible d’une Église que les hommes sont donc obligés de constituer, car son organisation est une œuvre dont on leur a laissé le soin et que l’on peut exiger d’eux.

Mais constituer une Église, c’est-à-dire une république régie par des lois religieuses, est chose qui semble exiger plus de sagesse (tant sous le rapport de l’esprit qu’au point de vue de la bonne intention) qu’on ne saurait vraiment en attendre des hommes ; il semble surtout que le bien moral, visé par cette institution, devrait déjà être présupposé en eux pour qu’ils la fondent. Au fait, c’est un non-sens de dire que les hommes devraient fonder un royaume de Dieu (comme l’on dit, à juste titre, qu’ils peuvent établir celui d’un roi humain) ; Dieu doit être lui-même l’auteur de son royaume. Mais étant donné que nous ignorons ce que Dieu fait directement pour traduire en faits l’idée d’un royaume dont il est le chef et dont nous devons être citoyens sujets, d’après la destination morale que nous trouvons en nous, alors que nous savons bien ce qu’il nous faut faire pour être susceptibles de devenir membres de ce royaume, cette idée — peu importe que la raison ou l’Écriture l’aient éveillée et rendue publique en l’espèce humaine — nous obligera cependant à organiser une Église, qui, dans le dernier cas, aura Dieu lui-même pour fondateur, et, par conséquent, pour auteur de sa constitution ; mais où les hommes toutefois, en tant que membres et citoyens libres de ce royaume, sont, dans tous les cas, les auteurs de l’organisation, puisque ceux d’entre eux, en effet, qui ont reçu mission d’administrer ses affaires publiques, en constituent l’administration, sont les ministres de l’Église, tandis que le reste des hommes, collectivité soumise à leurs lois, constitue la communauté.

Une religion fondée sur la raison pure n’admet, en tant que foi publique religieuse, que la simple idée d’une Église (celle d’une Église invisible), et seule l’Église visible, qui est fondée sur des statuts, doit et peut recevoir des hommes une organisation ; par conséquent, servir sous les ordres du bon principe dans la religion de la raison pure ne pourra pas être considéré comme s’acquitter d’un culte ecclésiastique, et cette religion n’a pas de ministres légaux en tant que fonctionnaires d’une république morale ; chaque membre y reçoit directement les ordres du souverain législateur. Mais comme toutefois, eu égard à tous nos devoirs (qu’il nous faut aussi regarder à titre de commandements divins) nous sommes constamment au service de Dieu, la religion de la raison pure aura tous les hommes bien pensants pour ministres (sans les avoir pour fonctionnaires) ; on ne pourra point, pour cela, les appeler ministres d’une Église (s’entend d’une Église visible, la seule qui soit en question ici). — Cependant, puisque toute Église basée sur des lois statutaires ne peut être l’Église vraie qu’autant qu’il y a en elle un principe qui la rapproche constamment de la foi rationnelle pure (celle qui, lorsqu’elle est pratique, constitue à vrai dire la religion dans toute croyance) et arrive à pouvoir la faire se passer de la foi ecclésiastique (de tout ce qu’il y a d’historique dans cette foi) ; nous pourrons, malgré tout, dire que ces lois et les officiers de l’Église fondée sur elles ont en vue un service (un culte) de l’Église, si les enseignements des ministres de cette Église et les dispositions qu’ils prennent visent constamment à ce but suprême (à une foi religieuse publique). Par contre, quand on voit les ministres d’une Église ne faire aucun cas de ce but, déclarer plutôt condamnable la maxime qui pousse à s’en rapprocher continuellement et proclamer que l’attachement à ce qu’il y a d’historique et de statutaire dans la foi ecclésiastique est la seule chose sanctifiante, on peut avec raison faire peser sur eux l’accusation de mal servir (Afterdienstes) l’Église ou (ce qui est représenté par elle) la collectivité morale gouvernée par le bon principe. — Par mauvais service ou faux culte (cultus spurius), il faut entendre la persuasion où l’on est de servir quelqu’un par des actes qui vont [en fait] à l’encontre de ses desseins. C’est ce qui se produit dans une république quand on emploie ce qui n’a que la valeur d’un moyen servant à satisfaire la volonté d’un chef pour ce qui nous rend immédiatement agréables à ses yeux, interversion de rôles qui rend vains les desseins du chef.


PREMIÈRE SECTION

DU CULTE DE LIEU DANS UNE RELIGION EN GÉNÉRAL



La religion (vue subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins[1]. Celle ou je dois savoir d’abord que quelque chose est un commandement divin pour reconnaître en cela mon devoir, est la religion révélée (ou qui exige une révélation) ; celle, au contraire, où il me faut d’abord savoir que quelque chose est un devoir avant d’y pouvoir reconnaître un ordre divin est la religion naturelle. — Celui qui professe que seule la religion naturelle est moralement nécessaire et constitue donc un devoir, peut être encore nommé rationaliste (dans les choses de la croyance). Quand il nie la réalité de toute révélation divine surnaturelle, le rationaliste est naturaliste ; s’il en admet la possibilité, tout en soutenant qu’il n’est pas requis nécessairement, pour la religion, qu’on la connaisse ni qu’on la regarde comme réelle, on peut le dire alors rationaliste pur ; mais celui par qui la croyance à une pareille révélation est considérée comme nécessaire à la religion générale peut recevoir le nom de pur supranaturaliste dans les choses de la croyance.

Il faut que le rationaliste, en vertu même de son titre, se cantonne dans les limites de l’humaine pénétration. Par suite, il ne prendra jamais le ton décidé du naturaliste et ne contestera ni la possibilité intrinsèque d’une révélation quelconque, ni la nécessité d’une révélation comme moyen divin servant à introduire la religion véritable. Ainsi, le différend portera seulement sur les prétentions réciproques du pur rationaliste et du supranaturaliste dans les choses de la croyance, c’est-à-dire ne concernera que ce que l’un ou l’autre tient pour nécessaire et pour suffisant en vue de l’unique religion vraie, ou ce qu’il admet en elle de contingent.

Si l’on envisage la religion, non plus d’après sa première origine et sa possibilité intrinsèque (qui la font diviser en naturelle et révélée), mais simplement d’après ce qui la rend apte à se communiquer extérieurement, on peut en trouver deux espèces : la religion naturelle, à laquelle chacun (aussitôt qu’elle existe) peut arriver par sa propre raison, et une religion savante, où il est impossible d’amener les autres autrement que par l’intermédiaire de la science (dans et par laquelle il faut les guider). — Cette distinction est très importante ; car on ne saurait nullement conclure de l’origine seule d’une religion au pouvoir qu’elle a ou n’a pas d’être une religion humaine universelle, tandis qu’on le peut de sa qualité d’être ou de ne pas être communicable à tous ; et l’universalité constitue le caractère essentiel d’une religion qui veut embrasser tous les hommes.

Il se peut ainsi qu’une religion soit naturelle et en même temps révélée, quand elle est telle que les hommes, par le simple usage de leur raison, eussent pu et dû y arriver d’eux-mêmes, quoique moins de bonne heure et en moins grand nombre qu’on ne le souhaite, ce qui peut avoir fait de sa révélation, à un certain moment et dans un certain lieu, une chose sage et très profitable à l’espèce humaine, mais à la condition qu’une fois ainsi introduite, du moment qu’elle existe et s’est fait connaître publiquement, il soit possible à n’importe quel homme d’obtenir par lui-même et par sa raison propre la conviction qu’elle est vraie. En ce cas, objectivement, cette religion serait naturelle, tandis qu’elle serait, subjectivement, révélée ; le premier qualificatif est donc celui qui lui appartient proprement. Car on pourrait, dans la suite des âges, perdre entièrement la mémoire du fait d’une pareille révélation surnaturelle, sans que pour cela cette religion vît diminuer en rien sa clarté ou perdit de sa certitude et de sa puissance sur les esprits. Il en est autrement d’une religion que sa qualité intrinsèque nous permet seulement de considérer comme révélée. À moins d’être gardée par une très sûre tradition ou d’être conservée dans les livres saints qui la prouvent, elle disparaîtrait du monde, et il faudrait qu’une révélation surnaturelle eût lieu dès lors périodiquement, si on la suppose publique, ou bien se produisit continuellement, dans le cas contraire, en chaque homme, sans quoi cette croyance ne serait pas capable de se répandre et de se propager.

Mais il faut qu’au moins en partie, toute religion, même révélée, ait encore certains principes de la religion naturelle. Car la révélation ne peut être ajoutée au concept d’une religion que par la raison, parce que ce concept lui-même, étant dérivé d’une soumission (Verbindlichkeit) à la volonté d’un législateur moral, est un pur concept de raison. Une religion révélée pourra donc elle-même être considérée d’un côté comme naturelle et de l’autre comme savante, et dans son examen on pourra distinguer ce qu’elle doit et combien elle doit à chacune de ces deux sources.

Or, pour peler d’une religion révélée (ou tout au moins tenue pour telle) nous devons emprunter un exemple à l’histoire ; car, pour être compris, nous serions contraints sans cela d’inventer, à titre d’exemples, des cas dont on pourrait nous refuser d’admettre la possibilité. Le mieux, c’est de prendre un livre qui en contienne — surtout un de ces livres où se trouvent encastrés des préceptes moraux et par conséquent des doctrines apparentées à la raison — et d’en faire usage pour expliquer notre Idée d’une religion révélée en général ; nous nous servons en ce cas de ce livre comme d’un quelconque de ceux, si nombreux, qui traitent de la religion et de la vertu sous le couvert d’une révélation, pour y chercher des illustrations de la méthode, en soi utile, qui consiste à mettre en lumière ce qu’il peut contenir de religion pure de la raison, de religion par suite universelle, sans vouloir, ce faisant, empiéter du reste sur le domaine de ceux qui ont la charge d’interpréter ce livre en sa qualité de sommaire de toutes les doctrines positives et révélées, ni attaquer leur interprétation, qui se base sur la science. Ces derniers, au contraire, ne pourront que gagner, puisqu’ils se proposent le même but, c’est-à-dire le bien moral, à voir les philosophes arriver par les propres forces des principes de leur raison, au même point où la révélation veut, par une autre voie, conduire les mortels. — Nous prendrons ici comme guide le Nouveau Testament, source des croyances chrétiennes, et, en appliquant notre point de vue, nous envisagerons dans les deux chapitres qui suivent, d’abord la religion chrétienne comme religion naturelle, puis la même religion comme religion révélée, dans son contenu et d’après les principes qui s’y présentent.


CHAPITRE PREMIER

LA RELIGION CHRÉTIENNE COMME RELIGION NATURELLE


La religion naturelle, en tant que morale (als Moral), (sous le rapport de la liberté du sujet), rattachée au concept de l’être qui peut donner de l’efficacité à cette fin qu’elle a pour but suprême (au concept de Dieu en sa qualité de créateur moral du monde) et projetée sur une durée qui, pour l’homme, cadre avec toute cette fin (et qui est l’immortalité), est un concept pratique et pur de la raison, qui, nonobstant sa fécondité infinie, présuppose assez de facultés rationnelles spéculatives et permet de convaincre de sa vérité tous les hommes, d’une façon suffisante, pratiquement, et tout au moins de leur en imposer la pratique comme un devoir. Elle possède en soi le grand caractère exigé de la véritable Église, à savoir les qualités requises pour être universelle (die Qualification zur Allgemeinheit), si l’on entend par là ce qu’il faut pour qu’elle s’applique à tout homme en particulier (universalitas vel omnitudo distributiva), c’est-à-dire pour qu’elle atteigne l’unanimité absolue. Pour se répandre ainsi et se maintenir en ce sens comme religion universelle, elle a besoin, sans doute, d’un ensemble de serviteurs (ministerium) dévoués à l’Église purement invisible, mais non de fonctionnaires (officiales), c’est-à-dire qu’il lui faut des docteurs et non pas des chefs, car la religion rationnelle est particulière à chacun, sans que, grâce à elle, existe une église en tant qu’universelle association (omnitudo collectiva) et sans que cette Idée vise proprement à rien de pareil. ― Mais comme une telle unanimité ne pourrait point d’elle-même se maintenir, ni, par suite, se propager dans son universalité sans l’institution d’une Église visible, et qu’elle a besoin pour cela de l’universalité collective, ou autrement dit de l’union des fidèles en une Église (visible) suivant les principes d’une religion rationnelle pure, et comme, d’autre part, un pareil groupement ne saurait résulter de cette unanimité par lui-même ou que, s’il était établi, ses libres adeptes ne pourraient point (ainsi que j e l’ai démontré plus haut) lui procurer cette stabilité que doit avoir une communion des fidèles (puisque pas un de ces illuminés ne croit avoir besoin, pour ses sentiments religieux, d’être en communauté de croyance avec d’autres hommes professant la même religion) ; à moins qu’à ces lois naturelles, connaissables par raison seule, ne viennent aussi s’ajouter des prescriptions positives accompagnées du prestige législatif (c’est-à-dire d’autorité), on n’aura pas encore — et c’est cependant pour les hommes un devoir tout particulier et en même temps un moyen d’arriver à leur fin suprême  — on n’aura toujours point l’union stable de tous sous forme d’une Église visible universelle ; et l’autorité nécessaire pour fonder une telle Église présuppose un fait (ein Factum) et non pas simplement l’idée pure de la raison.

Or, si nous admettons qu’un docteur connu par l’histoire (ou tout au moins par une tradition universelle et solidement établi,) est venu proposer une religion pure, à la portée de tous (naturelle) et par suite convaincante pour tout le monde, dont il nous est conséquemment possible d’examiner nous-mêmes les doctrines, puisqu’elles nous sont immanentes (uns au`behalten) ; que cette religion, il l’a enseignée en public malgré l’opposition d’une foi d’Église dominatrice, accablante et sans but, moral (telle que nous pouvons en donner le culte servile comme le modèle de ceux qu’exigeaient les autres croyances, au fond purement statutaires, répandues alors dans le monde) ; si nous trouvons, en outre, qu’il a fait de la religion rationnelle et universelle la condition suprême indispensable de toute croyance religieuse, y ajoutant simplement des statuts contenant des formes et des observances destinées à servir de moyens pour mettre sur pied l’Église qu’il voulait basée sur ces principes ; malgré la contingence et l’arbitraire des dispositions par lui prises à cette fin, il est impossible de dénier à l’Église ainsi établie le nom de véritable Église universelle, ni à son fondateur le mérite d’avoir appelé les hommes à s’unir en elle, et cela, sans vouloir charger la croyance de prescriptions nouvelles et embarrassantes ou donner des actions accomplies par lui le premier comme des actions spécialement saintes et obligatoires par elles-mêmes, eu tant que partie de la religion.

Après cette explication, il n’est pas possible de ne point trouver la personne qui ne peut être honorée comme ayant crée, je ne veux pas dire la religion pure de tout dogme et inscrite au cœur de tous les mortels (car elle n’est pas d’origine arbitraire), mais la première Église véritable. — Et pour confirmer à cette personne la dignité de sa mission divine, citons quelques-unes de ses doctrines, qui sont manifestement les vraies chartes d’une religion en général, quoi qu’en puisse dire l’histoire (car il y a déjà dans l’idée elle-même la raison suffisante de son acceptation), et qui évidemment ne peuvent être autre chose que des enseignement de raison pure ; car ceux-ci sont les seuls qui se prouvent eux-mêmes et sur lesquels on doit s’appuyer, par suite, de préférence pour faire accepter comme vrais les autres.

Tout d’abord, selon lui ; ce n’est pas l’observation de devoirs ecclésiastiques extérieurs légaux, ou rituels (bürgerlicher oder staturlischer), mais seule la pure intention morale qui peut rendre l’homme agréable à Dieu. (Math. V, 20-48) ; le péché en pensée équivaut devant Dieu au péché par action (v. 28) et d’une façon générale c’est à la sainteté que nous devons viser (v. 48) ; la haine dans le cœur est, par exemple, équivalente au meurtre (v. 22) ; on ne peut réparer l’injustice faite au prochain que par les satisfactions données à lui-même et non par des actes de dévotion (gottesdienstliche) (v. 24) ; pour ce qui est de la véracité, le moyen légal en usage pour obtenir par contrainte la vérité[2], le serment, porte atteinte au respect de la vérité elle-même (v. 34-37) ; — le cœur humain doit complètement transformer ses penchants naturels mauvais ; le sentiment si doux de la vengeance doit se convertir en résignation (v. 39, 40) et la haine des ennemis en bienfaisance à leur égard (v. 44). En parlant ainsi, nous dit-il, il croit accomplir la loi judaïque (V, 17), et par là il montre fort bien que ce n’est point la science de l’Écriture, mais la religion rationnelle pure qui doit en être l’interprète ; car cette loi prise à la lettre autorisait exactement le contraire de tout cela. ― Par les expressions qu’il emploie de « porte étroite » et de « chemin étroit », il nous prémunit encore, au surplus, contre la fausse interprétation de la loi, que les hommes se permettent afin de passer outre à leur véritable devoir moral et de se croire absous d’un pareil manquement par l’observation du devoir ecclésiastique (VII, 13)[3]. D’autre part, il exige que ces intentions pures se traduisent aussi en actes (v. 16) et détruit l’espoir astucieux des hommes qui pensent suppléer au défaut de bonnes actions par des témoignages de dévotion rendus au législateur souverain dans la personne de son envoyé qu’ils invoquent et qu’ils glorifient en vue de s’attirer ses faveurs par leurs flatteries (v. 21). Et ces œuvres, il veut qu’on les accomplisse en public, pour que la postérité les ait comme exemple (V, 16), et de plus avec bonne humeur, non comme des actes accomplis par force et servilement (VI, 16), afin qu’étant peu de chose au début, par communication et par diffusion de tels sentiments, comme un grain de blé dans la bonne terre ou comme un ferment du bien, la religion arrive par sa force intrinsèque à s’accroître insensiblement et à devenir un règne de Dieu (XIII, 31, 32, 33). ― Enfin il rassemble tous les devoirs : 1) dans une règle générale (comprenant à la fois les relations morales internes et externes des hommes) qui est : fais ton devoir sans autre mobile que sa considération immédiate, c’est-à-dire, aime Dieu (législateur à l’égard de tous les devoirs) et aime-le par dessus tout ; 2) dans une règle spéciale portant sur les relations extérieures des hommes entre eux considérées en tant que devoir général : aime ton prochain comme toi-même, c’est-à-dire travaille son bien dans un esprit désintéressé de bienveillance envers lui ; ces deux commandements ne sont pas seulement des lois de la vertu, mais aussi des préceptes relatifs à la sainteté vers laquelle nous devons tendre et par rapport à quoi l’effort, à lui seul, se nomme vertu. — À ceux qui croient pouvoir, les bras croisés et d’une façon tout à fait passive, attendre que ce bien moral leur tombe du ciel comme une autre manne, il dénie tout espoir. Laisser improductive la disposition naturelle au bien inhérente à notre nature (à titre de talent dont elle a le dépôt) et compter paresseusement sur une influence morale plus élevée qui viendra compléter quand même ce qui nous manquera en qualités et en perfection morales, c’est encourir la menace qui nous est faite de ne voir tenir aucun compte, précisément pour cette négligence, même du bien que nous aurons pu accomplir par simple disposition naturelle (XXV, 29).

D’autre part, en réponse à l’attente très naturelle qui porte l’homme à espérer, sous le rapport de la félicité, un sort approprié à sa tenue morale, étant donné surtout tant de sacrifices pénibles rendus nécessaires par la vertu, il lui dit qu’une récompense l’attend dans un monde futur (V, 11, 12) ; mais cette récompense sera différente des uns aux autres comme les intentions qui auront dicté leur conduite : ceux qui auront fait leur devoir en vue de la récompense promise (ou encore en vue d’échapper à un châtiment mérité) seront distingués des hommes meilleurs qui auront accompli leur devoir uniquement par amour du devoir. L’homme qui a pour maître l’égoïsme, Dieu de ce monde, mais qui, sans renoncer à cet intérêt personnel, se borne, par raison, à lui enlever son aspect grossier et l’étend par delà l’étroite limite de cette vie, nous est représenté (Luc, XVI, 3-9) comme un intendant qui trompe son maître en se servant de ce maître lui-même, auquel il arrache des sacrifices qui ont le devoir pour objet. Lorsqu’il réfléchit, en effet, qu’il lui faudra un jour quitter ce monde, et que ce sera peut-être bientôt, sans pouvoir emporter dans l’autre rien de ce qu’il aura possédé ici-bas, il se résout alors à rayer de ses comptes les sommes qu’il pourrait, lui ou l’égoïsme son maître, réclamer sur terre légalement à des hommes nécessiteux et à se procurer de la sorte, pourrait-on dire, des billets payables dans l’autre monde ; en quoi sans doute il procède plutôt prudemment que moralement, pour ce qui a trait aux mobiles de ces actes de bienfaisance, mais il se conforme à la loi morale, au moins à la lettre de cette loi, et il peut espérer que son procédé, malgré tout, aura sa récompense au ciel (in der Zukunft)[4]. Si l’on compare avec cela le passage où il est question du bien qu’on fait aux pauvres sous l’impulsion des simples motifs du devoir (Math. XXV, 35-40), on y verra que le Juge du monde déclare que ceux-là qui ont secouru les nécessiteux sans même songer que par là ils méritent une récompense et, pour ainsi dire, obligent le ciel à la leur donner, justement parce qu’ils accomplissent ces actions sans avoir égard à la récompense, sont les élus véritables de son royaume ; et, par suite, on se rendra compte que le Maître de l’évangile, quand il parle de récompense à recevoir dans un monde futur, ne se propose pas d’en faire le mobile des actes humains, mais se borne à la présenter (en qualité d’image édifiante de la bonté et de la sagesse parfaites manifestées par Dieu dans la direction de l’espèce humaine) comme l’objet de l’adoration la plus pure et de la complaisance morale la plus grande pour une Raison qui appréciera la destinée tout entière de l’homme.

Nous avons donc ici une religion intégrale que tous les hommes peuvent, par leur propre raison, comprendre et trouver convaincante et qui, de plus, s’est rendue visible dans un exemple qui peut et qui doit même nous servir de modèle (dans la mesure où l’homme est capable de l’imiter) ; et ni la vérité des doctrines qu’elle professe, ni l’autorité, ni la dignité de celui qui l’a enseignée n’ont besoin d’une autre confirmation (qui réclamerait science et miracles, choses qui ne sont pas du ressort de chacun). Lorsque ce docteur se réfère à une législation plus ancienne et à une antique figuration (à la religion mosaïque), comme s’il voulait y trouver la confirmation de ses dires, il ne le fait pas pour fonder la vérité même de ses doctrines, mais pour leur trouver un accès facile auprès d’hommes entièrement et aveuglément attachés aux anciens usages ; car, nécessairement, on a toujours plus de difficultés à pécher des hommes aux cerveaux farcis d’articles de foi statutaires, presque entièrement incapables de rien entendre à la religion rationnelle, qu’à s’adresser à la raison de gens ignorants, mais non déformés. Nul, par conséquent, ne doit s’étonner de trouver que cette manière, accommodée aux préjugés d’alors, rende énigmatique aujourd’hui l’exposé de cette doctrine et nécessite une explication attentive, bien que, de toutes parts, transparaisse, et s’énonce même explicitement bien des fois, une théorie religieuse que chacun doit comprendre et trouver convaincante sans aucun frais d’érudition.


CHAPITRE II

LA RELIGION CHRÉTIENNE COMME RELIGION SAVANTE.


Quand une religion expose comme nécessaires des articles de foi que la raison ne peut reconnaître à ce titre, et qui doivent pourtant à perpétuité se transmettre aux hommes sans changement (pour ce qui est de leur fond essentiel), il faut (à moins d’admettre un miracle continuel de la révélation) regarder cette religion comme un bien sacré dont la garde est confiée à des savants. Car bien que, aux premiers temps, accompagnée de miracles et de faits, elle ait pu partout être admise, même en ce qui n’est point confirmé par la raison même, le récit lui-même de ces miracles et les enseignements qu’ils doivent confirmer rendent nécessaire, aux siècles futurs, pour l’instruction de la postérité, une doctrine scripturaire, documentée et immuable.

C’est à l’admission des principes d’une religion que l’on donne, par excellence, le nom de foi (fides sacra). Nous aurons donc à regarder la foi et comme une foi rationnelle pure et comme une foi révélée (fides statutaria). La première est la foi librement adoptée par tous (fides elicita), tandis qu’on peut dire de la seconde qu’elle est une foi commandée (fides imperata). L’existence du mal au cœur de tout homme sans exception, l’impossibilité de jamais nous considérer comme justifiés devant Dieu par notre conduite, et en même temps la nécessité d’avoir une justice qui soit valable devant lui, l’inutilité de vouloir suppléer à l’insuffisante moralité par des observances d’église et une dévotion servile et, parallèlement, l’obligation imprescriptible de nous transformer en hommes nouveaux, ce sont là des thèses dont la raison peut montrer à chacun la force convaincante, et qu’il appartient à la religion de nous présenter comme telles.

Mais hors de là, puisqu’elle s’appuie sur des faits, au lieu d’être construite sur de purs concepts rationnels, la doctrine chrétienne n’est plus uniquement la religion chrétienne, mais bien la croyance chrétienne, sur quoi s’est bâtie une Église. Une Église qui offre ce double caractère réclame, donc un double culte : d’une part, celui qu’on lui doit parce qu’elle est une foi historique ; d’autre part, celui qui lui appartient en sa qualité de foi rationnelle pratique et morale. Aucun des deux ne peut, dans l’Église chrétienne, être séparé de l’autre et envisagé comme subsistant à lui seul ; le second ne saurait aller sans le premier, parce que la foi chrétienne est une foi religieuse, ni le premier s’isoler du second, parce que cette foi est une foi savante.

La foi chrétienne, en tant que foi savante, s’appuie sur l’histoire, et dès lors (objectivement), basée sur l’érudition, elle n’est plus une foi libre en soi (fides elicita), une foi qui provienne de la pénétration de raisons probantes spéculatives. Si elle était foi rationnelle pure, bien que les lois morales sur lesquelles elle est établie, en sa qualité de croyance en un législateur divin, expriment des ordres inconditionnés, il faudrait lui donner le titre de foi libre, comme nous l’avons montré au premier chapitre. Je dirai plus : elle pourrait encore, pourvu qu’on ne fit pas une obligation d’y croire, même en tant que foi historique, être une foi théoriquement libre, si tout le monde était savant. Mais quand elle doit s’appliquer à tous et valoir aussi pour les ignorants, ce n’est plus simplement une foi commandée, mais encore une foi aveuglément soumise au commandement, c’est-à-dire qui lui obéit (fides servilis) sans s’informer si véritablement ce commandement émane de Dieu.

Or, dans l’enseignement de la révélation chrétienne, on ne saurait faire passer d’abord la foi inconditionnée à des dogmes révélés (cachés par leur essence à la raison) et faire venir après elle la connaissance savante ayant uniquement pour rôle, en quelque sorte, de nous couvrir contre l’attaque d’un ennemi survenant par derrière ; car la foi chrétienne, en ce cas, serait non seulement fides imperata, main encore fides servilis. Elle doit donc toujours être au moins enseignée comme fides historice elicita, c’est-à-dire que l’érudition dans une telle foi, en sa qualité de foi révélée, devrait constituer non l’arrière-garde, mais l’avant-garde, et que le petit nombre des hommes versés dans les Écritures (des clercs), gens qui ne devraient pas être entièrement dépourvus d’instruction profane, marcherait à la tête de la longue file des ignorants (des laïques), lesquels n’ont pas d’eux-mêmes étudié à fond l’Écriture (et dans cette foule se trouvent eux aussi les rois de la terre (weltbürgerlichen Regenten). ― Pour que cela ne se produise pas, il faut que l’universelle humaine raison, souveraine maîtresse de la religion naturelle, soit reconnue et honorée, dans le système de la foi chrétienne, comme le souverain et suprême principe (Princip), mais que l’on y aime et qu’on y cultive les enseignements révélés, sur lesquels se fonde une Église et par rapport auxquels les savants jouent le rôle obligé d’interprètes et de gardiens, comme un simple moyen, mais extrêmement précieux, de donner à la religion la clarté nécessaire pour que les ignorants eux-mêmes la saisissent, et de lui procurer diffusion et durée.

C’est alors un vrai culte que celui de l’Église au service du bon principe (Princip) ; mais dès que la foi révélée prend le pas sur la religion, on voit paraître le faux culte, qui renverse totalement l’ordre moral et impose comme absolu (exactement comme si c’était une fin) ce qui a seulement la valeur d’un moyen. La croyance à des dogmes tels que l’ignorant ne peut les connaître comme vrais ni par la raison, ni encore par l’Écriture (dont il faudrait d’abord démontrer l’authenticité) se verrait transformée en devoir absolu (deviendrait fides imperata) et serait élevée, avec les observances qui ne peuvent s’en séparer, au rang d’une foi qui sanctifierait, en sa qualité de culte servile, sans que soient nécessaires des principes moraux nous déterminant à l’action. — Une Église fondée sur ce dernier principe (Principium) n’a pas de serviteurs (ministri) à proprement parler, comme c’était le cas pour la précédente organisation, mais bien des fonctionnaires qui commandent de haut (officiales), et ces dignitaires ecclésiastiques, sans toujours se montrer dans l’éclat de la hiérarchie, ou paraître investis d’un pouvoir extérieur, et même en protestant là-contre (c’est ce qui se produit dans une église protestante), veulent toujours, en fait, se savoir regardés comme les interprètes, les seuls autorisés, de la sainte Écriture, après avoir ravi à la religion rationnelle pure, la dignité, qui lui appartient en propre, d’être toujours la souveraine interprète de l’Écriture, et avoir imposé la seule science de l’Écriture comme le vrai moyen d’appuyer la foi de l’Église. Au lieu de serviteurs de l’Église qu’ils devraient être, ils se transforment en commandeurs des croyants (changeant ministerium en imperium), bien que, pour masquer cette usurpation, ils se donnent toujours le titre modeste de serviteurs. Mais ce rôle de commandeurs leur coûte cher à soutenir ; la raison aurait pu aisément gouverner, eux, pour gouverner, doivent dépenser une immense somme d’érudition. Car leur domination, « aveugle pour ce qui regarde la nature, se charge sur la tête toute l’antiquité et s’ensevelit sous ce faix ». — Voici quelle est la marche que prennent les choses une fois mises sur ce pied :

D’abord, on considère la méthode suivie prudemment par les premiers Apôtres pour propager la doctrine du Christ et lui frayer les voies parmi le peuple, comme une partie intégrante de la religion elle-même, applicable à tous les pays et valable pour tous les temps, de sorte qu’il faut regarder tout chrétien comme un Juif dont le Messie est arrivé ; mais, quoique les deux choses ne s’accordent pas bien, ― on n’exige pas des chrétiens à proprement parler qu’ils obéissent aux lois du Judaïsme (à aucune loi positive), tout en leur réclamant d’accepter avec foi tous les livres saints de ce peuple comme une divine révélation qui s’adresse à tous les mortels[5]. ― Or, on a tout de suite de nombreuses difficultés avec l’authenticité de ce livre (qui n’est point prouvée, tant s’en faut, du fait seul que certains passages de ce livre, on peut même dire toute l’histoire sainte qu’il raconte, se trouvent reproduits dans les Livres chrétiens, en vue de la fin plus haut indiquée). Avant les commencements du Christianisme, et même avant l’époque où la diffusion de cette doctrine fut devenue déjà considérable, le Judaïsme n’avait pas encore pénétré dans les milieux savants, c’est-à-dire que les savants étrangers de la même époque ne l’avaient pas encore bien connu ; son histoire n’avait pas encore été contrôlée, peut-on dire, et c’était en raison de son antiquité que son livre sacré s’était vu concéder l’authenticité historique. Admettons, nous aussi, cette authenticité ; il n’en reste pas moins que ce n’est pas assez de connaître ce livre dans des traductions et de le transmettre ainsi à la postérité ; au contraire, pour la sûreté de la foi ecclésiastique établie sur lui, il sera requis, en outre, qu’il y ait, en tout temps et en tous pays, des savants qui sachent l’hébreu (autant qu’il est possible de savoir une langue dont nous n’avons plus qu’un seul livre) ; ce n’est point seulement la science historique en général, mais l’humanité tout entière, puisque son salut en dépend, qui sont intéressées à ce qu’il se trouve des hommes connaissant assez la langue hébraïque pour garantir au monde la religion véritable.

Il est vrai qu’en un sens la religion chrétienne se trouve dans le même cas. Les saints épisodes qu’elle raconte se sont déroulés, sans doute, en public et sous les yeux mêmes d’un peuple instruit ; mais son histoire a mis plus qu’un âge d’homme à pénétrer dans le public savant, et par suite n’a point une authenticité confirmée par des témoignages contemporains. Mais cette religion a sur le Judaïsme le grand avantage d’être donnée comme sortie de la bouche du premier Maître sous la forme non pas d’une religion statutaire, mais d’une religion morale, si bien que, se trouvant très étroitement unie avec la raison, elle peut, grâce à elle, se propager d’elle-même et sans le secours de l’érudition historique, avec la plus grande sécurité, en tous temps et en tous pays. Les premiers fondateurs de la communion chrétienne, il est vrai, estimèrent devoir fondre avec ces données l’histoire du Judaïsme, et c’était de leur part un acte de prudence dans la position où ils se trouvaient ; mais ce procédé qui peut-être ne convenait qu’à cette époque s’est transmis jusqu’à nous dans leur saint héritage. Et les fondateurs de l’Église mirent au rang d’articles de foi essentiels ces Moyens d’apologétique d’une période de transition et en augmentèrent le nombre en ayant recours à la tradition ou à des interprétations auxquelles des conciles accordèrent force de loi ou que confirmèrent les érudits, salis qu’on puisse prévoir toutes !es modifications que feront subir à la foi l’exégèse savante ou, ce qui en est l’antipode, la lumière intérieure où tout laïque peut prétendre ; et ces modifications sont inévitables tant qu’au lieu de chercher la religion en nous, nous la chercherons en dehors de nous.


DEUXIÈME SECTION

DU FAUX CULTE DE DIEU DANS UNE RELIGION STATUTAIRE



La véritable et unique religion ne renferme pas autre chose que des lois, c’est-à-dire des principes pratiques tels que nous pouvons en voir par nous-mêmes la nécessité absolue, et que nous les reconnaissons, par suite, comme révélés par raison pure (et non d’une manière empirique). C’est uniquement en vue d’une Église — et il peut y en avoir différentes formes également bonnes — que sont promulgués des statuts, c’est-à-dire des prescriptions considérées comme divines, mais qui, selon notre jugement moral pur, sont arbitraires et contingents. Or, estimer cette foi statutaire (en tout cas restreinte à un peuple et qui ne saurait contenir la religion universelle) comme essentielle à tout culte divin, et en faire la condition suprême de la complaisance de Dieu en l’homme, c’est une folie religieuse[6] qui aboutit à un faux culte, c’est-à-dire à une manière d’adorer la divinité directement contraire au vrai culte divin exigé de nous par Dieu même.


§1. — Du principe subjectif universel de l’illusion religieuse.


L’anthropomorphisme qui est, dans la représentation théorique de Dieu et de son être, difficilement évitable aux hommes, mais. en revanche, assez inoffensif (pourvu qu’il n’influe pas sur l’idée du devoir), devient très dangereux quand il est question des rapports pratiques que nous avons avec la volonté divine et de notre moralité même ; car alors nous nous faisons un Dieu[7] que nous croyons pouvoir très facilement gagner à nos intérêts, ce qui nous permet de nous supposer dispensés de l’effort ininterrompu et pénible consistant à agir sur ce qui est le fond intime de notre intention morale.

Le principe que d’ordinaire pose l’homme pour ces rapports, c’est que tout ce qu’on fait uniquement pour plaire à la divinité (à condition de n’être pas contraire directement à la moralité, sans avoir besoin d’y contribuer en quoi que ce soit) est un témoignage d’empressement à servir Dieu comme des sujets soumis qui lui plaisent par cela même, et constitue un culte (in potentia) envers Dieu. ― Ce n’est pas toujours par des sacrifices que l’homme croit rendre ce culte à. Dieu ; on a dû souvent recourir à des fêtes pompeuses, même à des jeux publics, comme chez les Grecs et chez les Romains, en usage encore aujourd’hui, avec l’illusion de pouvoir ainsi rendre la divinité favorable à un peuple ou bien même à des particuliers. Mais les sacrifices (tels que les expiations, les mortifications, les pèlerinages, etc.) ont toujours été regardés comme plus puissants et plus efficaces pour obtenir la faveur du ciel et la rémission des péchés, parce qu’ils servent plus fortement à témoigner une soumission infinie (quoique non morale) à sa volonté. Et ces tourments qu’on s’inflige à soi-même nous paraissent d’autant plus saints qu’ils sont moins utiles et qu’ils visent moins à l’amélioration morale universelle de l’homme ; c’est précisément parce qu’ils sont tout à fait inutiles et que pourtant ils coûtent de la peine, qu’ils semblent avoir uniquement pour but de témoigner notre dévouement envers Dieu. ― Bien que ces pratiques, dit-on, soient en fait sans utilité au regard de Dieu, Dieu y voit, cependant, la bonne volonté et le cœur de l’homme, qui, sans doute, est trop faible pour obéir aux préceptes moraux, mais qui rachète cette imperfection par l’empressement ainsi témoigné. Or on saisit ici le penchant qui nous porte à prendre une attitude, qui n’a par elle-même d’autre valeur morale que de nous servir, peut-on dire, de moyen propre à élever notre faculté de représentation sensible assez haut pour qu’elle accompagne les idées intellectuelles de fin, ou à l’abaisser dans le cas où elle agirait contre ces dernières[8] ; nous attribuons pourtant à cette attitude la valeur même de la fin ou, ce qui revient au même, nous accordons à l’état d’esprit qui nous rend capables d’éprouver à l’égard de Dieu des sentiments tout dévoués (état qu’on appelle la dévotion) la valeur de ces sentiments ; nous n’avons là, par suite, qu’une illusion religieuse, susceptible de revêtir toute espèce de formes plus ou moins capables l’une que l’autre de lui donner l’aspect moral ; mais sous toutes ces formes, au lieu d’une illusion simple et involontaire, nous trouvons la maxime de donner au moyen une valeur en soi afin qu’il tienne lieu de fin ; et pour cette raison, sous toutes ses formes, cette illusion offre la même absurdité et mérite qu’on la rejette comme une inclination secrètement trompeuse.


§2. — Le principe moral de la religion opposé à cette illusion religieuse.


Je pose d’abord ce principe qui pas besoin de démonstration : hormis une bonne conduite, tout ce que les hommes croient pouvoir faire pour se rendre agréables à Dieu est pure illusion religieuse et faux culte qu’on rend à Dieu. — Je dis : ce que l’homme croit pouvoir faire ; car je ne veux pas contester qu’au-dessus de tout ce qu’il est en notre pouvoir de réaliser, il ne puisse y avoir encore, dans les secrets de la sagesse suprême, quelque chose que Dieu serait seul à même de faire pour nous rendre agréables à sa divinité. Mais si l’Église avait à nous annoncer un pareil mystère comme une chose révélée, il y aurait une dangereuse illusion religieuse à prétendre que, par elle-même, la foi donnée à cette révélation, telle que nous la rapporte l’Histoire sainte, et la profession (interne ou externe) de cette foi nous rendent agréables à Dieu. En effet, cette foi, en tant qu’aveu intime de la vérité profonde de son objet (als inneres Bekenntniss seines festen Fürwahrhaltens), est un acte extorqué par la terreur ; et cela est si vrai qu’un homme loyal aimerait mieux se voir imposer n’importe quelle autre condition, — parce que tous les autres cultes serviles ne pourraient jamais lui donner à faire que des actions superflues ; tandis qu’ici on exige de lui un acte contraire à sa conscience, en voulant qu’il déclare vrai ce dont il n’est point convaincu. Donc, quand il réussit à se persuader que sa foi proclamée est capable par elle-même (comme acceptation d’un bien qui lui est offert) de le rendre agréable à Dieu, l’homme croit voir en cette profession une chose qu’il peut, en dehors d’une vie conforme aux lois morales et toute consacrée aux actes vertueux qu’on doit accomplir dans le monde, faire pour son salut en dirigeant son culte directement vers Dieu.

Premièrement, sous le rapport des imperfections de notre justice à nous-mêmes (justice qui vaut devant Dieu), la raison ne nous laisse pas tout à fait sans consolation. Quiconque, nous dit-elle, inspiré par le vrai sentiment du devoir et de la soumission au devoir, fait tout son possible pour s’acquitter de ses obligations (en s’approchant au moins de plus en plus de la conformité parfaite avec la loi) peut espérer qu’à ce qui dépasse ses forces la sagesse suprême suppléera de quelque manière (capable de rendre immuable l’intention de cette progression constante) ; mais elle ne se flatte pas de pouvoir en déterminer le mode, ni de savoir en quoi consiste une pareille assistance divine qui est peut-être entourée de tant de mystère que Dieu, pour nous la révéler, pourrait tout au plus nous en faire avoir une représentation symbolique, dont le côté pratique nous serait seul intelligible et où nous ne pourrions pas voir spéculativement ce qu’est en soi ce rapport de Dieu à l’homme, ni l’exprimer par des concepts, alors même que Dieu voudrait nous dévoiler un tel mystère. ― Supposons maintenant qu’une certaine Église affirme qu’elle sait, d’une façon précise, la manière dont Dieu supplée à l’imperfection morale du genre humain et qu’elle voue, en même temps, à la damnation éternelle tous les hommes qui, n’ayant point connaissance de ce moyen de justification naturellement inconnu à la raison, n’en font pas un principe fondamental de religion et ne le proclament point comme tel ; quel serait en ce cas l’homme de peu de foi ? celui qui garderait sa confiance en Dieu, sans savoir de quelle manière se produira ce qu’il espère, ou celui qui voudrait connaître exactement comment l’homme sera délivré du mal pour ne pas rejeter tout espoir de salut ? ― Au fond, ce dernier se rend compte qu’il n’a pas un grand intérêt à la connaissance de ce mystère (car sa raison lui enseigne déjà que savoir quelque chose, sans y contribuer en rien, n’offre pour lui aucune utilité) ; mais s’il veut le savoir, c’est seulement afin de pouvoir (ne serait-ce qu’en son for intérieur) faire de la foi qu’il professe à l’égard de tout cet objet de la révélation par lui acceptée et glorifiée, un culte divin susceptible de lui mériter la faveur du Ciel, avant que, de toutes ses forces, il ait travaillé à se bien conduire, et par suite d’une manière absolument gratuite, un culte de Dieu qui serait capable de lui fabriquer surnaturellement une bonne conduite, ou du moins, s’il venait à être pris en faute, de réparer sa transgression.

Deuxièmement, dès que l’homme s’écarte, aussi peu que ce soit, de la maxime énoncée ci-dessus, le faux culte de Dieu (la superstition) n’a plus de limites ; en dehors de cette maxime toutes les pratiques sont arbitraires (quand elles ne sont pas directement contraires à la moralité). Depuis le sacrifice des lèvres, le moins difficile de tous, jusqu’à celui des biens de cette terre, qui, du reste, pourraient être mieux employés au profit de l’humanité, jusque à l’immolation même de sa propre personne qu’il fait en quittant le monde (pour vivre en ermite, en fakir, en moine), l’homme offre tout à Dieu, sauf son intention morale ; et quand il dit à Dieu : « Je vous offre mon cœur », il n’entend point parler de l’intention de vivre comme il est agréable à Dieu, mais exprimer de tout cœur le désir de voir ce sacrifice accepté par Lui comme tenant lieu d’une vie conforme au devoir. (Natio gratis anhelans, multa agendo nihil agens. Phèdre.)

Enfin, quand on a pris comme règle d’action (Maxime) un culte qu’on prétend agréable à Dieu en lui-même et capable même au besoin de nous réconcilier avec Lui sans être purement moral, il n’y a plus dès lors entre les diverses manières de servir Dieu mécaniquement, peut-on dire, de différence essentielle qui donne l’avantage à l’une plus qu’aux autres. Toutes ont la même valeur (chacune n’en ayant aucune) et c’est grimace pure que de se regarder, parce que l’on s’écarte avec plus de finesse du principe intellectuel, qui est le seul principe de l’adoration de Dieu véritable, comme étant d’une essence plus raffinée que ceux qui ont le tort de pencher davantage et d’une façon qu’on dit plus grossière vers la sensibilité. Se rendre à l’église aux jours obligés, faire des pèlerinages aux sanctuaires de Lorette ou de Palestine, envoyer ses prières aux magistrats célestes en formules exprimées des lèvres, ou les leur expédier par la poste-aux-prières, les Thibétains (qui croient que leurs souhaits, exposés par écrit, atteignent aussi bien leur but poussés par le vent, par exemple, quand ils sont consignés sur un pavillon, ou lancés avec la main qui sert de catapulte quand on les enferme dans une boite), toutes ces pratiques de dévotion, quelles qu’elles soient, par lesquelles on cherche à remplacer le culte moral de Dieu, reviennent au même et n’ont point plus de valeur l’une que l’autre. ― La différence entre les formes extérieures du culte n’est pas ce qui importe ici ; la seule chose à envisager, au contraire, c’est le principe unique, qu’on adopte ou que l’on rejette, de se rendre agréable à Dieu par la seule intention morale qui trouve dans les actes son expression vivante, ou par des puérilités et des fainéantises pieuses[9]. Mais ne peut-on pas dire qu’il y a aussi en morale une illusion de ce genre : la superstition du sublime qui s’élève au-dessus des facultés humaines, et qu’on pourrait ranger, avec la superstition religieuse rampante dans la classe générale des illusions qui viennent de nous ? Non, car l’intention vertueuse ne s’occupe que du réel, d’une chose par elle-même agréable à Dieu et en harmonie avec le plus grand bien du monde. Sans doute, une folie de présomption peut s’y joindre, en vertu de laquelle on se croit adéquat à l’idée. de son saint devoir ; mais ceci n’est qu’accidentel. Donner à l’intention morale la valeur la plus élevée, ce n’est pas tomber dans une illusion, mais contribuer, au contraire, et d’une manière efficace, à ce qui est le mieux du monde.

Il est d’usage en. outre (tout au moins dans l’Église) d’appeler nature ce que les hommes peuvent accomplir au moyen du principe de la moralité, et de donner le nom de grâce à ce qui a uniquement pour but de suppléer aux imperfections de tout notre pouvoir moral ; cette grâce, du fait que c’est un devoir pour nous d’avoir un pouvoir moral suffisant, nous ne pouvons que la souhaiter ou aussi l’espérer et la demander ; on regarde les deux ensemble comme les causes efficientes de l’intention qui suffit à nous faire adopter une vie agréable à Dieu, mais on a l’habitude non seulement de distinguer entre la nature et la grâce, mais encore de les opposer radicalement l’une à l’autre.

Croire que l’on peut distinguer les effets de la grâce de ceux de la nature (de la vertu) ou que l’on est à même de les produire en soi est une pure extravagance, car nous ne pouvons reconnaître d’aucune façon dans l’expérience un objet suprasensible, ni encore moins agir sur un pareil objet de manière à le faire descendre jusqu’à nous, bien qu’il se produise parfois dans notre âme (Gemüth) des mouvements qui nous poussent à être moraux, mouvements que nous ne pouvons nous expliquer et par rapport auxquels nous sommes contraints d’avouer notre ignorance : « Le vent souffle où il veut, mais tu ne sais pas d’où il vient », etc. C’est une sorte de folie que de vouloir percevoir en soi des influences célestes ; cette folie, sans doute, peut bien avoir de la méthode (parce que ces prétendues révélations internes doivent toujours se rattacher à des idées morales, et par conséquent rationnelles), mais cela ne l’empêche pas d’être une illusion personnelle préjudiciable à la religion. Tout ce qu’on petit dire de la grâce, c’est que ses effets peuvent se produire, que peut-être même ils sont nécessaires, pour suppléer à l’imperfection de nos aspirations morales ; par ailleurs, nous sommes impuissants à rien déterminer relativement à ses caractères et encore plus à rien faire pour produire la grâce en nous.

L’illusion où l’on est de pouvoir, par des actes religieux cultuels, travailler, si peu que ce soit, à sa justification devant Dieu, porte le nom de superstition religieuse ; de même, l’illusion qui consiste à vouloir arriver à ce but par une aspiration à un prétendu commerce avec Dieu est l’extravagance religieuse. ― C’est une folie superstitieuse que de vouloir être agréable à Dieu par des actions que tout homme peut accomplir sans avoir besoin d’être homme de bien (par la profession, v. g., d’articles de foi positifs, par la fidélité à l’observance ecclésiastique de même qu’à la discipline, etc.). On l’appelle superstitieuse parce qu’elle a recours à de simples moyens physiques (et non moraux) qui ne sauraient avoir absolument aucun effet par eux-mêmes sur une chose qui n’est pas d’essence physique (c’est-à-dire sur le bien moral). ― Mais une illusion se nomme extravagante quand le moyen même qu’elle imagine, étant de nature suprasensible, ne se trouve pas au pouvoir de l’homme, sans qu’il soit besoin de considérer l’impossibilité d’atteindre la fin suprasensible que l’on vise par ce moyen ; car pour avoir ce sentiment de la présence immédiate de l’Être suprême et pour distinguer un tel sentiment de n’importe quel autre, même du sentiment moral, l’homme devrait être capable d’une intuition pour laquelle il n’est point de sens dans sa nature. ― La folie superstitieuse, contenant un moyen en lui-même capable de servir à plusieurs sujets et de leur permettre au moins de lutter contre les obstacles opposés chez eux à une intention agréable à Dieu, est, à ce titre, apparentée à la raison et n’est qu’accidentellement condamnable, du fait qu’elle transforme en objet agréable immédiatement à Dieu ce qui ne peut être qu’un pur moyen ; en revanche, l’illusion religieuse extravagante est la mort morale de la raison, sans laquelle pourtant nulle religion n’est possible, puisque toute religion, de même que toute moralité, d’une manière générale, doit se fonder sur des principes (Grundsätze).

Pour écarter ou prévenir toute illusion religieuse, une foi ecclésiastique doit donc se faire une règle fondamentale (Grundsatz) de contenir, outre les dogmes positifs dont, pour l’instant, elle ne peut pas se passer entièrement, encore un principe (Princip) qui fasse de la religion de la bonne conduite le vrai but où l’on doit viser, afin qu’on puisse un jour se passer des dogmes en question.

§3. ― Du sacerdoce[10] en tant que pouvoir consacré au faux culte du bon principe.

L’adoration d’êtres invisibles et puissants, arrachée à l’homme en détresse par la crainte naturelle basée sur le sentiment de son impuissance, ne donna pas, de prime abord, naissance à une religion, mais bien à un culte servile de Dieu (ou des dieux) ; puis ce culte reçut une certaine forme officielle et légale qui en fit un culte de temples, mais il ne devint un culte d’églises que lorsque, peu à peu, aux lois qui le réglaient eut été reliée la culture morale des hommes ; sous ces deux formes, il reposait sur une croyance qu’on a fini par trouver provisoire et que l’on s’est mis à considérer comme la représentation symbolique d’une croyance de religion pure, et comme le moyen de travailler à la développer.

D’un chaman des Tongouses à ce prélat d’Europe qui gouverne à la fois et l’Église et l’État, ou (si, au lieu des chefs et des pasteurs, nous considérons seulement les adeptes de ces croyances dans leur propre façon de se les figurer) du Vogoul tout matériel, qui, le matin, met sur sa tête la patte d’une peau d’ours, en faisant cette courte prière : « Ne me tue pas ! » au Puritain et à l’Indépendant raffinés du Connecticut, la distance est grande, sans doute, pour ce qui est des façons extérieures (Manier), mais il n’est point de différence pour ce qui est du Principe de la croyance ; car les uns et les autres appartiennent, sous ce rapport, à une seule et même classe, à la classe de ceux qui font consister le culte divin dans une chose qui ne rend pas en soi les hommes meilleurs (dans la croyance à certains dogmes positifs ou bien dans la pratique de certaines observances arbitraires). Ceux-là seuls pour lesquels le culte ne peut consister que dans l’intention d’une bonne conduite se distinguent de tous les autres parce qu’ils s’éloignent de ce principe pour en prendre un autre tout différent et de beaucoup plus élevé, qui est le principe en vertu duquel ils se regardent comme membres d’une Église (invisible) comprenant tous les gens animés de bonnes intentions (alle Wohldenkenden) et qui seule, d’après sa nature essentielle, peut être la véritable Église universelle.

Le même but leur est commun à tous ; ils cherchent à tourner à leur avantage la puissance invisible qui préside au destin des hommes ; le seul point où ils se distinguent, c’est dans la façon de s’y prendre. S’ils se font de cette puissance l’idée d’un Être intelligent et doué, par suite, de volonté, et d’une volonté qui doit décider de leur Sort, tous leurs efforts ne peuvent consister que dans le choix de la manière par laquelle ils pourront, en tant qu’êtres soumis à la volonté de cet Être, lui devenir agréables par leur conduite. Si la conception qu’ils s’en font est celle d’un Être moral, ils se persuadent aisément par leur propre raison que pour gagner sa complaisance la condition doit être de bien se conduire moralement, et surtout d’avoir des intentions pures comme principe (Princip) subjectif de la conduite. Il se pourrait, pourtant, que cet Être suprême voulût peut-être, en outre, être encore servi d’une autre manière que la simple raison ne peut pas nous faire connaître, je veux dire au moyen d’actions, qui par elles-mêmes, à nos yeux, ne contiennent rien de moral, mais que nous accomplissons cependant, soit à titre d’actions commandées par Dieu même, soit comme des actions que nous nous imposons arbitrairement et dans le seul but de témoigner notre soumission envers lui (d’une manière générale) ; ces deux groupes d’actions, quand ils constituent un ensemble d’occupations ordonnées systématiquement, nous paraissent en général établir un culte de Dieu. — Or si les deux sortes de culte doivent se lier l’un à l’autre, il faudra ou que tous les deux soient regardés comme atteignant immédiatement leur fin, ou que l’un des deux, en tant que moyen, se subordonne à l’autre, seul culte de Dieu, au vrai sens du mot, et seule manière de plaire à Dieu. Que le culte moral (officium liberum) plaise directement à Dieu, c’est chose évidente par elle-même. Mais on ne pourrait pas admettre qu’il est la condition suprême de la complaisance de Dieu en l’homme (ce qui pourtant est déjà contenu dans le concept de la moralité), si l’on avait la possibilité de considérer le culte servile (officium mercenarium) comme étant par lui-même et sans aucune aide agréable à Dieu ; car nul ne saurait en ce cas[11] à quel culte il serait préférable de recourir dans telle ou telle circonstance pour juger par là quel est son devoir, ni comment ces deux cultes se complètent l’un l’autre. Par suite, des actions qui n’ont pas en soi de valeur morale ne devront être admises comme agréables à Dieu qu’à titre de moyens servant au développement de ce qui dans les actes est immédiatement bon (contribuant à la moralité), c’est-à-dire qu’elles ne sont bonnes qu’en raison du celte moral de Dieu.

Or, quand il emploie des actions qui, par elles-mômes, n’ont rien d’agréable à Dieu (de moral) comme des moyens propres à lui procurer immédiatement les faveurs divines et à satisfaire ainsi ses désirs, l’homme a la folie de se croire en possession d’un art de produire par des moyens tout à fait naturels un effet surnaturel ; ordinairement à ces tentatives on donne le nom de magie, auquel (pour éviter l’idée accessoire impliquée par lui d’un commerce avec le mauvais principe, attendu que ces tentatives peuvent, au contraire, fort bien être supposées entreprises, par suite d’un malentendu, dans une intention morale par ailleurs bonne) nous préférons substituer celui de fétichisme, nom qui est du reste connu. Mais un effet surnaturel, l’homme ne pourrait le produire qu’en supposant qu’il agit sur Dieu et qu’il s’en servit comme d’un moyen de provoquer dans le monde un effet auquel ses forces ne pourraient suffire, ni même son intelligence (Einsicht), quelque agréable au reste qu’elle pût être à Dieu ; on voit que cette idée est déjà absurde par elle-même.

Quant à l’homme qui, par-delà ce qui le fait immédiatement l’objet de la complaisance divine (l’intention active d’une bonne conduite), cherche, encore au moyen de certaines pratiques (Förmlichkeiten), à se rendre digne de voir suppléer à son impuissance par une assistance surnaturelle et qui, dans cette vue, a recours à des observances, qui n’ont pas de valeur morale immédiate, mais qui cependant servent de moyen au développement du sentiment moral, et croit simplement se rendre par là susceptible d’atteindre l’objet de ses bons souhaits moraux, il escompte, sans doute, qu’à sa naturelle impuissance viendra suppléer quelque chose de surnaturel, mais un quelque chose que l’homme, au lieu de pouvoir provoquer (par son action sur la volonté divine), peut uniquement recevoir, qu’il peut espérer, mais non point produire. ― Mais si des actions qui, par elles-mêmes, autant que nous pouvons le voir, ne contiennent rien de moral, rien qui soit agréable à Dieu, doivent, toutefois, dans son opinion, lui servir de moyen, même de condition, pour qu’il attende immédiatement de Dieu l’accomplissement de ses vœux, il faut qu’en ce cas l’homme ait la folie de croire que, sans avoir ni le pouvoir physique ni la capacité morale de recevoir un tel secours surnaturel, il peut néanmoins le déterminer par des actions naturelles et que rien en soi n’apparente à la moralité (pour l’accomplissement desquelles n’est pas requise une intention agréable à Dieu, et telles, par suite, que l’homme le plus pervers peut les accomplir aussi bien que le meilleur des hommes) — formules d’invocation, profession d’une foi servile, observances ecclésiastiques et ainsi de suite — et qu’il peut ainsi, peut-on dire, s’attirer par enchantement l’assistance de la divinité ; car entre des moyens uniquement physiques et une cause agissant moralement il n’y a aucune relation possible selon une loi que puisse connaître la raison, loi d’après laquelle une telle cause pourrait être représentée comme déterminable à produire certains effets par l’action de moyens physiques.

Par suite, accorder la place d’honneur à l’observation de lois statutaires qui ont besoin d’une révélation et la regarder comme nécessaire à la religion, non pas en vérité à titre de simple moyen utile à l’intention morale, mais bien en qualité de condition objective qui nous rend agréables immédiatement à Dieu, enfin subordonner à cette croyance historique tous les efforts en vue d’une bonne conduite (alors que cette observation, ne pouvant plaire à Dieu que d’une manière conditionnelle, doit venir, au contraire, après la pratique morale, seule chose qui plaise absolument à Dieu), c’est transformer le culte en un simple fétichisme et rendre au Seigneur un faux culte qui fait retourner en arrière l’évolution vers la vraie religion. Tellement il importe, pour lier entre elles deux bonnes choses, de voir dans quel ordre il faut les unir ! ― Le vrai progrès (Aufklärung) consiste en cette distinction ; le culte de Dieu, grâce à elle, est désormais un culte libre et par suite un culte moral. Que si l’on s’en écarte, au lieu de la liberté des enfants de Dieu, on impose à l’homme, au contraire, le joug d’une loi (positive), et comme on le met de la sorte dans l’obligation absolue de croire à des choses que nul ne peut connaître autrement qu’historiquement et qui sont, par suite, hors d’état d’être convaincantes pour tout le monde, c’est là pour les hommes consciencieux un joug bien plus lourd encore[12] que ne saurait l’être jamais toute la pacotille des pieuses observances dont on le charge, parce qu’il suffit de les pratiquer pour être en parfait accord avec la communauté ecclésiastique établie, sans que l’on ait besoin, ni intérieurement ni extérieurement, de professer qu’on regarde ces observances comme une institution ayant Dieu pour auteur ; et c’est là proprement ce qui pèserait à la conscience.

Le sacerdoce est donc la constitution d’une Église où règne un culte fétichiste, ce qui se rencontre toutes les fois qu’au lieu de principes moraux ce sont des commandements statutaires, des règles de foi et des observances qui constituent la base et l’essence du culte. Et certes, il se trouve plusieurs formes d’Églises dont le fétichisme est si varié et si mécanique qu’il semble en écarter presque toute moralité, par suite aussi toute religion, pour s’installer à leur place lui-même, et ou l’on est ainsi bien près du paganisme ; mais le plus ou le moins n’ont rien à faire ici : la valeur d’une Église ou la nullité de son culte tiennent à la nature du principe d’obligation auquel est donnée la première place. Quand ce principe impose l’humble soumission à des dogmes et, par suite, un culte servile, au lieu du libre hommage qu’on doit rendre à la loi morale élevée au-dessus de tout, peu importe le petit nombre des observances imposées ; il suffit qu’elles soient données comme absolument nécessaires pour qu’on ait affaire à une croyance fétichiste ayant pour résultat l’asservissement de la foule, à laquelle elle vole sa liberté morale, du fait qu’elle la met au service d’une Église (et non pas de la religion). Extérieurement cette Église (ou du moins sa hiérarchie) peut être monarchique, aristocratique ou démocratique, car cela n’en concerne que l’organisation ; mais sous toutes ces formes la constitution en est et en demeure immuablement despotique. Sitôt que des statuts relatifs aux croyances sont mis au rang des lois constitutionnelles, la domination du clergé commence, et d’un clergé qui se regarde comme parfaitement en droit de se passer de la raison et même, en fin de compte, de la connaissance de l’Écriture, parce que, seul chargé de garder et d’interpréter la volonté du législateur invisible, il a l’autorité exclusive de décider sur les prescriptions de la foi, et qu’ayant ce pouvoir, il n’a pas besoin de convaincre, mais uniquement d’ordonner. ― Or, comme, hors du clergé, il ne reste que des laïques (dont font partie les chefs des communautés politiques), en définitive, l’Église étend sur l’État sa domination, non en l’imposant par la force, mais en usant de l’influence qu’elle exerce sur les esprits et aussi, par ailleurs, en faisant ressortir les prétendus avantages que peut offrir une obéissance inconditionnée, à laquelle, elle-même, la pensée du peuple est habituée par la discipline ecclésiastique ; mais, de cette manière et sans qu’on le remarque, les sujets s’accoutument à agir hypocritement ; leur loyauté, leur fidélité sont minées ; ils en viennent à ne s’acquitter qu’en apparence même de leurs devoirs civils, et l’on obtient ainsi, comme toutes les fois qu’on part de principes vicieux, justement le contraire de ce qu’on s’était proposé.



Toutes ces conséquences sont les suites inévitables de la transposition, insignifiante à première vue, des principes de la croyance religieuse seule sanctifiante, puisque ce qu’on y décidait, au fond, c’était la question de savoir auquel des deux principes l’on devait donner la première place en qualité de condition suprême (à laquelle est subordonné l’autre principe). Il est juste, il est raisonnable d’admettre non seulement que les sages selon la chair, les savants et les philosophes (Vernünftler) se verront appelés à la connaissance des choses qui ont trait à leur vrai salut — car tout le genre humain doit être capable de cette foi — mais aussi que « les hommes les plus fous au regard du monde », les ignorants eux-mêmes et les pauvres d’esprit doivent pouvoir prétendre à cet enseignement et à cette conviction intérieure. Or, il semble, il est vrai, qu’une foi historique, surtout quand elle emploie, pour envelopper ses données, des concepts tout à fait anthropologiques et parfaitement en rapport avec la sensibilité, soit justement de cette espèce. Quoi de plus facile, en effet, que de saisir et de transmettre à d’autres une narration de ce genre toute simple et rendue sensible, ou que de répéter, à propos des mystères, des mots où l’on ne doit rattacher aucun sens ? Combien facilement des récits de ce genre trouvent partout créance, surtout avec l’appât des grands avantages promis, et quelles profondes racines la croyance à la vérité de ces narrations pousse en tous les cœurs, quand elle se base d’ailleurs sur des documents regardés depuis de longs siècles comme authentiques ! Par là, certainement, une telle croyance se trouve en harmonie, même avec les plus ordinaires des facultés humaines. Mais, quoique la divulgation de ces événements et la croyance aux règles de conduite appuyées sur eux n’aient pas besoin d’avoir été données directement ou spécialement pour les savants ou les sages du monde, ces derniers, toutefois, n’en sont pas tenus à l’écart ; or, en ces matières, on rencontre des difficultés si nombreuses concernant, d’une part, la vérité des faits et, de l’autre, le sens à donner à leur exposé, que l’adoption d’une telle croyance, en butte à tant d’objections (même soulevées très sincèrement), comme suprême condition de la foi sanctifiante unique autant qu’universelle est la chose la plus absurde qu’on puisse concevoir. ― Or, il existe une connaissance pratique qui, bien que uniquement fondée sur la raison et sans avoir besoin d’aucune doctrine historique, est tellement à la portée de tous, même des hommes les plus simples, qu’on la croirait écrite littéralement dans nos cœurs ; c’est une loi qu’il suffit de nommer pour que l’autorité en soit reconnue par tous sur-le-champ, une loi qui comporte pour la conscience de tous une obligation inconditionnée, la loi de la moralité pour tout dire ; au surplus, cette connaissance nous conduit d’elle-même à la croyance en Dieu ou est la seule, tout au moins, qui puisse déterminer l’idée de Dieu, comme législateur moral, nous conduisant par suite à une foi religieuse pure non seulement compréhensible à tous, mais encore honorable au suprême degré ; elle y conduit, du reste, si naturellement que, l’on peut en faire l’expérience, en interrogeant un homme quelconque, qui n’en aura jamais été instruit, on pourra trouver qu’il possède cette foi entière et complète. Non seulement, c’est donc un acte de prudence que de partir de cette connaissance et de mettre après elle la croyance historique qui se trouvera d’accord avec elle, mais encore c’est un devoir que de la présenter comme la condition suprême nous permettant seule l’espoir de participer au salut, quelles que soient les promesses d’une foi historique, et cela, de telle manière que, seule, l’interprétation que la foi religieuse pure nous donnera de la foi historique nous autorisera à lui attribuer une valeur d’obligation générale (puisque la doctrine qu’elle contient se trouve universellement valable), tandis que le croyant qui a la foi morale peut encore adopter la croyance historique, si elle lui parait apte à vivifier ses sentiments de religion pure, auquel cas seulement cette foi historique acquiert une valeur morale pure, attendu qu’elle est libre et qu’aucune menace ne vient nous l’arracher (ce qui l’empêcherait toujours d’être sincère).

Mais étant donné que le culte rendu à Dieu dans une Église a surtout pour objet l’adoration morale pure de cet Être divin conformément aux lois prescrites à l’humanité tout entière, on peut se demander encore si c’est toujours la doctrine de la piété ou bien la théorie pure de la vertu qui doivent seules, et chacune séparément, constituer le contenu de l’exposition de la religion. Par la première dénomination : doctrine de la piété, le sens du mot religio (tel qu’on le comprend aujourd’hui) est peut-être mieux exprimé dans l’acceptation objective.

La piété suppose deux déterminations de l’intention morale dans ses relations avec Dieu ; cette intention est crainte de Dieu, en tant qu’elle obéit aux commandements du Souverain Maître par devoir imposé (schuldiges) (obligation de sujets), ce qui revient à dire par respect pour la loi ; elle est amour de Dieu, quand elle procède par libre choix et qu’elle exécute les ordres par complaisance en la loi (devoir filial). Dans les deux cas, par suite, elle contient, en plus de la moralité, le concept d’un Être supra-sensible doué des qualités requises pour réaliser le souverain bien que la moralité se propose d’atteindre, mais qui est au-dessus des facultés humaines ; or, si pour concevoir la nature d’un pareil Être, nous sortons du rapport moral que son Idée a avec nous, nous courons constamment le risque de nous en former un concept entaché d’anthropomorphisme et par là souvent préjudiciable à nos principes de moralité ; l’Idée de cet Être, par conséquent, ne peut pas subsister en soi dans la raison spéculative, mais son origine et toute sa force n’ont d’autre fondement que le rapport unissant cette Idée à la détermination de nos devoirs, qui repose sur elle-même. Pourtant est-il rien de plus naturel que de voir exposer dans les catéchismes, ou même dans la grande prédication, la doctrine de la vertu avant celle de la piété, ou bien la piété avant la vertu (qu’on ne mentionne même pas). Les deux doctrines, manifeste-ment, présentent une connexion nécessaire. Mais puisqu’elles sont différentes, cette connexion n’est possible que si l’une est conçue et présentée comme fin, l’autre comme simple moyen. Or, c’est la doctrine de la vertu qui subsiste par elle-même (même sans le concept de Dieu) ; la doctrine de la piété renferme l’idée d’un objet que nous nous représentons, par rapport à notre moralité, comme la cause qui supplée à notre impuissance relativement à la fin dernière morale. La doctrine de la piété ne peut donc pas constituer en soi le but final de l’aspiration morale, elle n’est qu’un moyen destiné à fortifier ce qui en soi rend les hommes meilleurs, à savoir l’intention morale, du fait qu’à cette intention (qui est une aspiration vers le bien, et même vers la sainteté), elle promet et elle garantit la possession de cette fin dernière, que seule elle ne pourrait pas atteindre. L’idée de vertu, au contraire, est puisée dans l’âme de l’homme. Nous l’avons tout entière en nous, sous une forme enveloppée, sans doute, mais sans avoir besoin, comme pour l’idée de religion, d’y arriver par raisonnements déductifs. Dans la pureté d’une telle idée, dans la conscience éveillée en nous d’un pouvoir, que, sans elle, nous n’aurions jamais soupçonné et qui nous rend capables de surmonter en nous les plus grands obstacles, dans la dignité de l’humanité que doit respecter l’homme en sa propre personne et dans la destinée qu’il s’efforce de lui gagner, il y a quelque chose qui élève l’âme si haut et la conduit si bien vers la divinité, qui n’est digne d’adoration qu’en raison de sa sainteté et de sa qualité de législatrice de la vertu, que, même quand il est très éloigné encore d’accorder à cette idée-là la force d’influer sur ses maximes, l’homme aime toutefois à s’en entretenir, parce qu’il se sent lui-même ennobli, jusqu’à un certain point, par cette seule idée, alors que le concept d’un Maître universel qui fait de ce devoir un commandement pour les hommes est plus éloigné encore de nous, si bien qu’à commencer par lui, nous courrions le risque de voir tomber notre courage (partie essentielle de la vertu) et de transformer la piété en une soumission bassement servile et flatteuse vis-à-vis d’un pouvoir à commandements despotiques. Ce courage, requis pour marcher tout seul, est fortifié postérieurement par la doctrine de la réconciliation, attendu que cette doctrine nous présente comme aboli ce qui ne peut être changé et ouvre devant nous le sentier d’une vie nouvelle, au lieu qu’en partant de cette doctrine l’homme se voit privé de tout courage[13] par l’effort inutile à rendre le passé non avenu (l’expiation), par la crainte relative à l’appropriation de cette expiation, par la représentation de son impuissance totale en ce qui concerne le bien et par l’appréhension angoissante d’une rechute dans le mal, toutes choses qui doivent le jeter dans un état déplorable de passivité morale où il n’entreprend rien ni de grand, ni de bon, mais attend tout de son désir. — Pour ce qui touche au sentiment moral, tout dépend du concept suprême auquel on subordonne ses devoirs. Si le culte (Verehrung) rendu à Dieu occupe la première place et se subordonne donc la vertu, il a pour objet une idole, c’est-à-dire que Dieu est alors conçu comme un Être auquel nous ne saurions avoir l’espoir de nous rendre agréables par une conduite morale, la meilleure qui soit au monde, mais qu’il faut adorer et flatter pour lui plaire : et la religion, en ce cas, est de l’idolâtrie. La piété n’est donc pas l’équivalent de la vertu et ne peut pas en tenir lieu ; elle en est, par contre, l’achèvement, qui lui permet d’espérer le succès final, la réalisation de toutes nos fins bonnes, ce qui est pour elle un couronnement.


§4. — Du fil conducteur de la conscience dans le domaine de la foi.


La question qu’on se pose ici n’est pas de savoir de quelle manière on doit guider la conscience (car elle ne veut pas de guide ; il nous suffit de l’avoir, elle), mais plutôt de quelle manière cette conscience elle-même peut servir de fil conducteur dans les décisions morales délicates.

La conscience (das Gewissen) est une connaissance (Bewusstsein) qui, par elle-même, est un devoir. Or, comment peut-on concevoir cela, étant donné que la


connaissance (Bewusstsein) de toutes nos représentations parait seulement être nécessaire quand on se place au point de vue logique, et par suite toujours conditionnellement, quand on veut rendre claire sa représentation, et que, par conséquent, elle ne saurait être un devoir inconditionné ?

Il y a en morale un principe fondamental qui n’a pas besoin d’être démontré : c’est qu’on ne doit rien se permettre, si l’on n’est pas sûr que c’est bien (quod dubitas, ne feceris ! Pline). Avant d’entreprendre une action, connaître qu’elle est juste est, par suite, pour moi un devoir absolu. Juger d’une action quelconque qu’elle est bonne ou qu’elle est mauvaise, c’est affaire à l’entendement, non à la conscience. Il n’est pas d’ailleurs absolument nécessaire qu’on sache, de toutes les actions possibles, si elles sont bonnes ou mauvaises. Mais pour entreprendre une action, je dois non seulement la juger et la croire bonne, mais encore être sûr qu’elle n’est point mauvaise ; et cette exigence est un postulat de la conscience morale avec lequel se trouve en opposition le probabilisme, c’est-à-dire le principe qui permet d’accomplir un acte dès qu’on croit seulement qu’il peut être permis (könne wohl recht sein). — On pourrait encore définir la conscience : la faculté morale de juger se jugeant elle-même ; mais cette définition aurait bien besoin d’être précédée d’une explication des concepts dont elle se sert. Ce n’est pas des actions, à titre de cas tombant sous la loi, que la conscience doit juger ; cela, c’est l’affaire de la raison, en tant qu’elle est subjective et pratique (s’occupant, à ce titre, des cas de conscience et forgeant la casuistique, sorte de dialectique de la conscience morale) ; ici, au contraire, c’est la raison qui doit se juger elle-même et décider si réellement elle a apporté à l’appréciation des actes toute la circonspection nécessaire (pour voir s’ils sont bons ou mauvais), et qui cite l’homme à la barre pour s’aider de son témoignage, favorable ou défavorable, à se prononcer sur ce point.

Prenons, par exemple, un inquisiteur tellement convaincu de la vérité de sa foi, seule croyance positive vraie, qu’il se ferait martyriser pour elle, et supposons qu’il ait à se prononcer sur un hérétique (d’ailleurs bon citoyen) accusé d’incrédulité ; eh bien, je vous le demande, s’il se décide pour une condamnation à mort, peut-on dire qu’il a jugé selon sa conscience (erronée, c’est certain) et ne peut-on pas, au contraire, lui reprocher d’avoir absolument agi sans conscience, soit qu’il se soit trompé, soit qu’il ait fait mal sciemment, attendu que l’on peut lui jeter à la face qu’en pareil cas jamais il ne pouvait être entièrement sûr de ne pas risquer peut-être quelque injustice en prononçant la peine capitale. Il croyait fermement, sans doute, tout nous porte à le présumer, qu’une volonté divine connue de manière surnaturelle, grâce à une révélation (analogue peut-être au compellite intrare), lui permettait ou même lui faisait un devoir (wo nicht gar zur Pflicht macht) d’extirper à la fois l’incrédulité prétendue et le mécréant. Mais avait-il donc effectivement de la doctrine révélée et du sens qu’il faut lui donner une certitude aussi absolue qu’il le faut pour immoler d’après elle un homme ? Qu’il lui est interdit d’enlever la vie à un homme pour des raisons de croyance religieuse, voilà une chose certaine, à moins que toutefois (faisons les plus grandes concessions) une volonté divine, extraordinairement parvenue à sa connaissance, en ait ordonné autrement. Mais cette volonté terrible, Dieu l’a-t-il jamais exprimée ? c’est un fait qui repose sur des documents historiques et n’est jamais apodictiquement certain. Somme toute, c’est par les hommes que lui est venue la révélation, et ce sont eux qui l’ont interprétée ; et quand même il lui semblerait qu’elle lui arrive de Dieu lui-même (tel l’ordre qu’Abraham reçut d’immoler son fils comme une brebis), il serait tout au moins possible qu’il y eût erreur là-dessus. Il s’exposerait, en ce cas, à accomplir un acte souverainement illicite (unrecht), et par là-même il agirait sans conscience. On doit conserver la même attitude vis-à-vis de toute croyance historique et phénoménale ; il est toujours possible qu’une erreur s’y rencontre, et c’est, par conséquent, agir sans conscience, étant donné que ce qu’elle prescrit ou permet peut être coupable (unrecht), que de donner suite à cette croyance au risque de violer un devoir humain certain par lui-même.

Allons plus loin ; considérons un acte prescrit par une loi révélée de ce genre — positive (ou tenue pour telle) — et qui est permis en lui-même : les autorités ecclésiastiques ou les maîtres de la croyance peuvent-ils, en raison de leur prétendue certitude (Ueberzeugung) imposer au peuple de l’accepter (au grand détriment de leur profession) ainsi qu’un article de foi ? Leur conviction n’étant basée que sur des preuves historiques et (pour peu qu’il s’examine) le peuple jugeant qu’il est toujours absolument possible qu’une erreur soit venue se glisser dans les textes ou dans leur interprétation, le clergé contraindrait le peuple à regarder, au moins intérieurement, comme étant aussi vraie que sa foi en Dieu, ou, en d’autres termes, à professer, en quelque sorte en présence de Dieu, une chose que cependant il ne connaît pas être telle avec certitude : à tenir, par exemple, la désignation d’un jour fixe en vue des manifestations publiques et périodiques de la piété comme directement faite par Dieu lui-même à titre d’élément essentiel de la religion, ou à professer qu’il croit fermement à la vérité d’un mystère qu’il n’est même pas capable d’entendre. Le supérieur ecclésiastique, en ce cas, chargerait lui-même sa conscience en imposant aux autres une foi dont lui-même ne petit avoir la conviction parfaite, et il serait donc convenable qu’il réfléchît à ce qu’il fait parce qu’il aura à répondre de tous les abus qui naîtront d’une pareille foi servile. ― Il est ainsi possible que ce qui est cru soit la vérité et qu’en même temps il y ait insincérité (Unwahrhaftigkeit) dans la foi (ou même dans la simple profession interne de cette foi), ce qui est en soi condamnable. Nous avons remarqué plus haut que, dès qu’ils ont goûté à la liberté de penser[14], des hommes courbés autrefois sous le joug servile de la croyance (par exemple les protestants) se regardent en quelque sorte tout de suite comme ennoblis, du fait qu’ils ont moins de choses à croire (moins de ces choses positives qui font l’objet des prescriptions des prêtres) ; or, c’est exactement le contraire qui se produit chez ceux qui n’ont encore ni pu ni voulu faire un essai de ce genre, car ils ont pour principe qu’il est prudent de croire plutôt davantage que pas assez. Ce qu’on fait de trop, par excès de zèle, ne peut jamais être, en effet, nuisible, et peut quelque-fois être avantageux. Sur une illusion de ce genre, qui fait de la mauvaise foi (Unredlichkeit) dans les aveux de croyance religieuse, un principe (que l’on accepte avec d’autant plus de facilité que la religion efface toutes les fautes et tourne à bien, par suite, cette même mauvaise foi) se fonde ce que l’on appelle la maxime de sûreté dans les choses de la croyance (argumentum a tuto) : Si ce que je proclame comme étant de Dieu se rencontre vrai, j’aurai, dans ce cas, touché juste ; si c’est faux, mais que, par ailleurs, ce ne soit rien en soi de défendu, j’aurai cru seulement quelque chose de trop, ce qui évidemment n’était pas nécessaire, m’imposant par là un surcroît de peine, mais ne commettant pas un crime. La mauvaise foi d’une telle excuse expose l’homme à la violation de sa conscience morale, en lui permettant de donner pour certaine, devant Dieu lui-même, une chose dont il sait bien qu’elle est d’un caractère tel qu’on ne peut l’affirmer avec une confiance absolue ; mais tout cela pour l’hypocrite n’a absolument aucune importance. — La vraie maxime de sûreté, la seule compatible avec la religion veut exactement le contraire : tout ce qui m’est donné à titre de moyen ou de condition du salut, non par ma raison personnelle, mais seulement par la révélation, tout ce que je ne puis admettre dans mes professions de foi qu’en raison d’une croyance historique et à quoi cependant ne contredisent pas les principes purs de morale, si je ne puis le croire et l’affirmer certain, je ne peux pas non plus l’écarter davantage comme sûrement faux. Pourtant, sans rien décider sur ce point, s’il se trouve en cela quelque chose de salutaire, je compte que j’y aurai part, si je ne m’en rends pas indigne [en quelque manière] par le défaut d’intention morale dans ma bonne conduite. Dans cette maxime est comprise la sûreté morale véritable, celle qui est valable au regard de la conscience (la plus grande qui puisse être exigée par l’homme) ; tandis qu’il y a le summum des risques et l’insécurité suprême dans ce qu’on prétend être un moyen de prudence servant à éviter astucieusement le grave préjudice qui pourrait nous venir de la non-profession, car en voulant être des deux partis on s’expose à perdre les bonnes grâces de l’un et de l’autre.

Si le rédacteur d’un symbole, le docteur d’une Église ou un homme quelconque enfin, puisque chacun doit pouvoir s’avouer intérieurement à lui-même qu’il croit fermement aux propositions qui lui sont révélées par Dieu, se posait la question suivante : Oserais-tu bien affirmer, en présence de l’Être qui scrute le fond de nos cœurs, sur tout ce que tu as de précieux et de saint, la vérité de ces propositions ? Il me faudrait avoir de la nature humaine (qui cependant n’est pas incapable de bien dans une pareille mesure) une idée très défavorable pour ne point supposer que le plus hardi docteur de la foi serait alors saisi de crainte[15]. Mais, s’il en est ainsi, peut-on en conscience continuer à demander aux hommes une déclaration de croyance sans restriction et avoir la témérité de leur présenter ces protestations comme un devoir et une exigence du culte, foulant ainsi aux pieds la liberté humaine, requise cependant dans toutes les choses morales (telle qu’est l’acceptation d’une religion), et ne laissant pas même une petite place à la bonne volonté qui proclame : « Je crois, Seigneur, aidez mon incrédulité[16] ! »

REMARQUE GÉNÉRALE

Le bien dont est capable l’homme par lui-même en vertu des lois de la liberté, par opposition à celui qu’il ne peut accomplir qu’avec l’assistance surnaturelle, nous pouvons l’appeler Nature pour le distinguer de la Grâce. En employant la première expression, nous ne voulons pas faire entendre qu’il s’agit, en l’espèce, d’une propriété physique distincte de la liberté, mais simplement que nous avons affaire à un pouvoir que règlent les lois (de la vertu), dont nous avons au moins la connaissance, et auquel la raison, puisqu’il est analogue à la nature, applique une méthode visible et compréhensible pour elle ; pour ce qui est de la grâce, au contraire, nous demeurons plongés dans une ignorance totale, ne sachant ni quand, ni en quoi, ni à quel degré elle agit en nous, la raison se trouvant ici, comme sur toutes les questions ayant trait au surnaturel (dont la moralité, comme sainteté, fait partie) entièrement privée, de la connaissance des lois, en vertu desquelles opère la grâce.

Qu’à notre faculté morale, incomplète, il faut l’avouer, et même à notre intention imparfaitement pure, ou faible tout au moins, vienne s’ajouter quelque chose de surnaturel qui nous aide à remplir tout notre devoir, c’est là un concept transcendant et une simple Idée dont nulle expérience ne peut nous garantir la réalité. Et, même comme idée, à un point de vue purement pratique, il y a à l’admettre une audace très grande, car elle est difficilement compatible avec la raison, étant donné qu’il faut, pour qu’on nous attribue un mérite comme celui de nous bien conduire moralement que nos actes ne soient pas dus à une influence étrangère, mais soient au contraire le résultat du meilleur usage possible de nos énergies personnelles. Cependant qu’il soit impossible à ces deux agents de coexister (et de marcher l’un à côté de l’autre), c’est ce qu’on ne peut point prouver, car la liberté elle-même, bien qu’il n’entre dans son concept rien de surnaturel, nous demeure pourtant, quant à sa possibilité, tout aussi incompréhensible que le surnaturel, qu’on voudrait regarder comme le complément de sa détermination spontanée, mais défectueuse.

Mais alors que nous connaissons de la liberté tout au moins les lois suivant lesquelles elle doit se déterminer (je veux dire les lois morales), nous sommes incapables de savoir la moindre des choses touchant l’assistance surnaturelle ; nous ignorons si d’elle provient réellement en nous une perceptible force morale, ou même dans quel cas et sous quelles conditions il nous est permis de compter sur elle ; et par conséquent, en dehors de la supposition générale que ce dont la nature est incapable en nous, la grâce viendra l’accomplir, pourvu que nous ayons employé la nature (c’est-à-dire nos propres forces) dans la mesure du possible, nous ne trouvons à faire aucun autre usage de cette Idée : nous ne savons ni de quelle manière (outre nos constants efforts à nous bien conduire) nous pourrions attirer sur nous cette coopération de la grâce, ni comment il serait possible de déterminer en quel cas nous aurions à compter sur elle. ― Cette idée nous dépasse ainsi totalement (ist gänzlich überschwenglich), et d’ailleurs il est convenable que nous nous en tenions à une distance respectueuse, comme d’une chose sacrée ; nous y gagnerons d’éviter une illusion qui nous ferait croire que nous accomplissons nous-mêmes des miracles ou bien que nous voyons des miracles se faire en nous, ce qui nous rendrait incapables de tout emploi de la, raison et nous convierait à cette indolence par laquelle on attend d’en haut, dans une passive inaction, ce que l’on devrait chercher en soi-même.

On donne le nom de moyens à toutes les causes intermédiaires que l’homme trouve à sa disposition pour réaliser une fin ; et la seule chose qui puisse nous mériter l’assistance céleste (aucun autre moyen n’existe) est une application sérieuse à perfectionner, autant que possible, le côté moral de notre nature pour nous rendre ainsi susceptibles d’être rendus parfaits ainsi qu’il faut l’être pour plaire à Dieu ― ce qui n’est pas à la portée de l’homme ― le secours divin que nous attendons, n’ayant pas lui-même d’autre fin, à vrai dire que notre moralité. Mais qu’au lieu de chercher son salut de cette manière, l’homme impur aime mieux recourir à certaines institutions sensibles (évidemment à sa disposition, mais qui, incapables par elles-mêmes de rendre aucun homme meilleur, devraient cependant le sanctifier d’une façon surnaturelle), c’est à quoi l’on pouvait s’attendre a priori et c’est ce qui arrive en fait. Le concept de ce qu’on appelle le moyen d’attirer la grâce, bien que contradictoire en soi (d’après ce qui vient d’être dit), donne pourtant naissance à une illusion personnelle aussi commune que préjudiciable à la vraie religion.

Le vrai culte (moral) de Dieu, celui que les fidèles doivent lui rendre à titre de sujets faisant partie de son royaume et aussi comme citoyens d’un État céleste (régi par les lois de la liberté), est sans doute invisible comme cet empire lui-même, c’est-à-dire qu’il doit être un culte des cœurs [(en esprit et en vérité)] et ne peut consister que dans l’intention d’accomplir tous les vrais devoirs regardés comme des préceptes divins, au lieu de se réduire à certaines actions ayant Dieu en vue exclusivement. Seulement l’invisible a besoin, malgré tout, chez l’homme d’être représenté par quelque chose de visible (de sensible), d’en être accompagné, ce qui est plus encore, ainsi que le veut l’intérêt pratique (zum Behuf des Praktischen), et, bien que d’essence intellectuelle, de se rendre pour ainsi dire susceptible d’intuition (par une certaine analogie) ; ce moyen, dont sans doute nous ne pourrions point nous passer, nous expose pourtant au danger du malentendu qui consiste à nous figurer notre devoir comme se ramenant au seul et unique culte de Dieu, et, par une illusion qui se glisse en nous aisément, l’on arrive à l’envisager comme étant lui-même ce culte, et d’ailleurs c’est ce nom qu’ordinairement on lui donne.

Ce prétendu culte de Dieu, si on lui restitue son véritable esprit et sa vraie signification, qui est d’être une intention consacrée au règne de Dieu en nous tout comme hors de nous, peut être divisé, même par la raison, en quatre devoirs spéciaux à côté desquels des cérémonies qui n’ont pas avec eux de lien nécessaire, sont venues se placer comme correspondantes, parce qu’on y a vu, dès l’antiquité, de bons moyens sensibles propres à servir de schème aux devoirs et à nous porter, de cette manière, à maintenir notre attention fixée sur le véritable culte de Dieu. Tous ces devoirs ont une fin commune : favoriser le bien moral. 1) Il nous faut tout d’abord fonder ce bien en nous, l’y établir solidement et réveiller constamment dans nos âmes l’intention d’agir moralement (à cela correspond la prière privée). 2) Nous devons travailler ensuite à l’extension extérieure du bien, en fréquentant les assemblées publiques, qui se font aux jours consacrés, pour y exposer à voix haute des doctrines, pour y exprimer des souhaits religieux (et des intentions religieuses), qui, de cette manière, se communiquent à tous (à cela correspond la fréquentation de l’église). 3) Il nous faut encore transmettre ce bien à la postérité, en faisant de nouveaux adeptes que nous recevrons comme membres dans la communauté de la foi, et que nous devrons élever dans notre croyance (à cela correspond le baptême dans la religion chrétienne). 4) Nous devons enfin maintenir cette communauté de foi par le moyen d’une cérémonie publique et souvent répétée, cérémonie qui rend tout à fait permanente l’union des fidèles en un corps moral, et cela, suivant le principe de l’égalité de leurs droits et d’une participation commune aux fruits du bien moral (à cela correspond la communion).

Dans les choses de religion, tout acte qui n’est point uniquement moral, mais auquel pourtant on recourt comme à un moyen capable en lui-même de nous rendre agréables à Dieu pour satisfaire ainsi, grâce à lui, tous nos vœux, dénote une foi fétichiste, la persuasion où l’on est que pour qu’un effet se produise, quand ni les lois physiques, ni les lois morales de la raison ne seraient à même de le produire, il suffit qu’on croie fermement que ce qu’on désire se produira et qu’on accompagne cette croyance de certaines cérémonies. Même s’il a déjà la conviction que tout dépend ici du bien moral auquel seule l’action peut donner l’existence, l’homme esclave des sens (der sinnliche Mensch) cherche des détours qui lui permettront d’échapper à cette pénible condition et les trouve dans cette idée que, si seulement il se plie aux rites (à la cérémonie), Dieu prendra cela pour le fait lui-même ; ce qui, assurément, devrait être appelé une immense grâce accordée par Dieu, si l’on pouvait y voir quelque chose de plus qu’une grâce dont nous rêvons dans une fausse confiance, ou même, on peut le dire, qu’une confiance hypocrite. Et c’est ainsi que l’homme, dans toutes les croyances qui existent dans l’univers, s’est imaginé posséder des moyens de grâce en certains usages, qui, cependant, dans tous ces cultes, ne se rapportent pas, comme dans le christianisme, aux concepts pratiques de la raison et aux sentiments qui leur sont conformes (c’est le cas, par exemple, dans la foi musulmane des cinq grands préceptes : les ablutions, la prière. le jeûne, l’aumône, le pèlerinage à la Mecque ; il serait convenable d’en excepter l’aumône, si elle procédait d’un vrai sentiment vertueux, et en même temps religieux, de nos devoirs envers l’humanité : ce qui la rendrait assurément digne d’être regardée effectivement comme un moyen de mériter la grâce ; mais étant donné, au contraire, qu’elle peut, dans cette croyance, s’allier au larcin, qui arrache à d’autres les dons que, dans la personne des pauvres, on offre en sacrifice à Dieu, l’aumône n’est pas digne d’être ainsi mise à part).

Trois sortes de foi illusoire peuvent naître, en effet, pour nous .dès que nous dépassons les limites de la raison par rapport au surnaturel (qui, d’après les lois rationnelles, n’est un objet ni de l’usage théorique, ni de l’usage pratique). C’est, premièrement, la croyance à la connaissance empirique de choses qu’il nous est pourtant impossible de regarder comme arrivant conformément aux lois [objectives] de l’expérience (la croyance aux miracles) ; deuxièmement, l’illusion par laquelle nous nous considérons comme obligés d’admettre, parmi nos concepts rationnels, des choses dont pourtant nous sommes incapables, de nous-mêmes et par la raison, d’arriver à avoir l’idée, parce que nous les estimons nécessaires à notre perfection morale (la croyance aux mystères) ; troisièmement, l’illusion qui nous porte à croire que par l’emploi de simples moyens naturels nous pouvons produire un effet qui reste pour nous un mystère, c’est-à-dire provoquer l’influence de Dieu sur notre moralité (la croyance aux moyens de grâce). ― Les deux premières sortes de croyance artificielle ont fait l’objet des deux remarques générales qui servent d’appendice aux deux parties immédiatement précédentes. Il ne nous reste donc à traiter maintenant que des moyens de grâce (qu’il ne faut pas confondre avec les effets de la grâce[17], influences morales surnaturelles, dans lesquelles nous sommes uniquement passifs, mais dont la prétendue expérience est une extravagante erreur du ressort du pur sentiment).

1. La prière conçue comme culte formel, comme culte intérieur de Dieu, par conséquent comme moyen de grâce, est une erreur superstitieuse (un fétichisme) ; car elle n’est pas autre chose qu’une déclaration faite de nos souhaits à un être qui n’a aucun besoin de se voir expliquer nos sentiments intimes ; elle équivaut conséquemment à rien ; on n’accomplit par elle aucun des devoirs imposés par les commandements de Dieu, et, par suite, elle ne saurait effectivement servir Dieu. Souhaiter d’être agréables à Dieu par nos intentions et nos actes, et le souhaiter de tout cœur, en accompagnant toutes nos actions du sentiment que nous les consacrons au service de Dieu, voilà l’esprit de la prière qui peut et qui doit « sans relâche » exister en nous. Quant à revêtir ce souhait (ne fût-ce qu’intérieurement) de paroles et de formules[18], cela peut tout au plus avoir la valeur d’un moyen propre à vivifier, à diverses reprises, ces sentiments qui existent en nous-mêmes, mais cela ne saurait immédiatement avoir aucun rapport avec la complaisance divine, ni par conséquent être un devoir pour chacun ; car un moyen ne peut être prescrit qu’à celui qui en a besoin en vue de fins déterminées, et il s’en faut bien que tout homme ait besoin du moyen dont nous nous occupons (je veux dire de converser en lui-même et avec lui-même, en supposant que, de cette manière, il s’entretiendra avec Dieu bien plus intelligiblement) ; c’est, au contraire, en nous efforçant d’épurer continuellement et d’élever notre intention morale, que nous devons chercher à vivifier en nous cet esprit seul de la prière [et d’une façon suffisante] pour que nous puissions enfin nous passer de la lettre de la prière (du moins pour ce qui nous regarde). Car, ainsi que tout ce qui tend indirectement à un but précis, cette lettre affaiblit plutôt l’action de l’idée morale (qui, envisagée subjectivement, porte le nom de dévotion). Il y a, par exemple, dans la contemplation de cette sagesse profonde que la création divine révèle dans les choses les plus petites et de la majesté que l’ensemble nous manifeste, telles que de tout temps les hommes ont pu les voir, mais qui, dans les temps modernes, sont arrivées à nous frapper d’admiration extrême, non seulement une très grande force qui nous porte à cet état d’âme où, pour ainsi dire, les hommes sont anéantis à leurs propres yeux et que l’on nomme adoration, mais aussi une force qui, relativement à notre spéciale destination morale, élève tellement notre âme que devant elle les paroles, même les prières du roi David (qui savait peu de ces merveilles) doivent disparaître comme un son vide, car c’est quelque chose d’inexprimable que le sentiment.de cette intuition [de la main de Dieu]. — Mais sachant par ailleurs qu’avec la propension de leur âme à la religion (bei der Stimmung ihres Gemüths zur Religion), volontiers les hommes transforment tout ce qui ne vise en réalité qu’à leur perfection morale personnelle en un culte de courtisan où les actes d’humilité ainsi que les chants de louanges sont ordinairement d’autant moins sincères et moraux qu’ils s’expriment en plus de mots ; il est nécessaire, au contraire, même quand en exerce de bonne heure à prier les enfants qui encore ont besoin de la lettre, de leur faire entendre soigneusement que le discours parlé (même quand il l’est intérieurement, ainsi que les tentatives qui ont pour but de mettre l’âme en état d’avoir de l’Idée de Dieu une conception qui doit être très voisine d’une intuition) ne valent rien par elles-mêmes et servent seulement à vivifier en nous l’intention de vivre de manière à nous rendre agréables à Dieu, auquel cas la parole a simplement le rôle d’un moyen qui agit sur l’imagination ; car tous ces hommages dévotieux risqueraient sans cela de ne pas produire autre chose qu’une adoration de Dieu hypocrite remplaçant le culte pratique qui ne consiste point en de purs sentiments (der nicht in blossen Gefühlen besteht).

2. La fréquentation de l’église, conçue comme une façon solennelle de rendre à Dieu dans une Église un culte extérieur quelconque, est, à ce point de vue, la représentation sensible de la communion des fidèles et constitue non seulement, par rapport aux individus, un moyen précieux d’édification[19], mais encore, en ce qui les touche comme citoyens d’un État divin à représenter sur la terre, un devoir immédiatement obligatoire pour eux tous ; en supposant qu’une pareille Église ne contienne pas des cérémonies conduisant à l’idolâtrie ou pouvant gêner la conscience : ce qui, par exemple, serait le cas de certaines adorations adressées à Dieu personnifié dans sa bonté infinie sous le nom d’un homme, puisque la représentation sensible de l’Être suprême est contraire au précepte de la raison : « Tu ne l’en feras point d’image », etc. Quant à vouloir faire, par elle-même, de cette fréquentation un moyen de grâce, comme si c’était là immédiatement servir Dieu, et qu’à la célébration d’une telle cérémonie (qui est la simple représentation sensible de l’universalité de la religion) Dieu avait attaché des grâces spéciales, c’est une erreur qui est en parfait accord, je l’avoue, avec la façon de penser de tout bon citoyen d’un État politique et avec les convenances extérieures, mais qui non seulement ne contribue en rien à donner à l’homme la qualité de bon citoyen du règne de Dieu, mais qui fausse encore cette qualité et sert à déguiser sous des couleurs trompeuses, aux yeux des autres et à ses propres yeux, le peu de fond moral de son intention.

3. La consécration solennelle, qui n’a lieu qu’une fois, à la communauté de l’Église, c’est-à-dire l’admission d’un nouveau membre dans l’Église (dans le christianisme la cérémonie du baptême) est une solennité d’une haute importance qui impose de grandes obligations, tant au néophyte, s’il est capable de professer lui-même sa croyance, qu’à ses témoins qui s’engagent à l’élever avec soin dans cette croyance ; le but qu’elle se donne est saint (puisqu’elle vise à faire l’homme citoyen d’un État divin), mais en elle-même elle n’est pas sainte ; il ne faut pas y voir une action accomplie par d’autres et produisant dans le sujet, en même temps que la sainteté, la capacité de recevoir la grâce divine ; elle n’est donc pas un moyen de grâce, malgré l’excessive importance qu’on lui attribuait dans les premiers temps de l’Église grecque, où l’on estimait que par le baptême tous les péchés pouvaient être effacés d’emblée, ce qui révélait manifestement la parenté de cette erreur avec une superstition presque plus que païenne.

4. Il y a une autre cérémonie qui est répétée plusieurs fois et dont l’objet est de renouveler, de perpétuer et de propager la communauté de l’Église en suivant les lois de l’égalité (je veux parler de la communion) ; pour nous conformer à l’exemple du fondateur de cette Église (en même temps qu’en mémoire de lui) nous pouvons lui donner la forme d’une jouissance commune savourée à la même table ; elle contient en soi quelque chose de grand, quelque chose qui élargit la façon de penser des hommes, étroite, égoïste et intolérante, jusqu’à l’Idée d’une communauté morale universelle, et l’on y trouve un excellent moyen d’exciter les membres d’une paroisse au sentiment moraux de l’amour fraternel qu’elle représente à leurs yeux. Quant à prêcher que des grâces particulières aient été attachées par Dieu à la célébration de cette cérémonie et à donner comme un dogme de foi que la communion, acte purement ecclésiastique (bloss… kirchliche Bandlung), est en outre un moyen de grâce, c’est une erreur dont l’effet ne peut être que directement opposé à l’esprit de la religion. ― Le sacerdoce ainsi serait en général la domination usurpée que le clergé s’arroge sur les âmes en leur faisant croire qu’il a la possession exclusive des moyens d’obtenir la grâce.

Toutes les illusions semblables que l’homme se forge à lui-même en matière de religion partent d’un principe commun. De tous les attributs de Dieu, sainteté, bonté et justice, il ne veut retenir, d’ordinaire, que le second et s’y attache immédiatement pour échapper ainsi à la condition qui l’effraie de régler sa vie sur la sainteté. Être un bon serviteur est chose fatigante (toujours on vous parle de vos devoirs) ; aussi l’homme souhaiterait-il d’être plutôt un favori, parce que l’on serait très indulgent à son égard et que, s’il venait à manquer trop gravement à son devoir, l’intercession d’un autre en extrême faveur viendrait tout réparer, lui demeurant toujours le simple valet qu’il était. Mais pour s’assurer par quelque apparence de la possibilité de son intention (wegen der Thunlichkeit dieser seiner Absicht), il transporte à Dieu, comme d’ordinaire, le concept qu’il a des humains (sans en excepter leurs défauts) ; l’exemple des meilleurs des chefs de notre espèce lui montre que la sévérité législatrice, la grâce bienfaisante et la justice rigoureuse n’agissent pas (comme ce devrait être) chacune isolément et par elle-même sur la teneur morale des actes du sujet, mais qu’elles se mêlent dans la pensée du monarque humain, quand il prend ses résolutions et que l’on n’a, par suite, qu’à chercher à mettre de son parti l’un de ces attributs, la sagesse fragile de la volonté humaine, pour déterminer les autres à l’indulgence ; et cela étant, il espère pouvoir procéder de même avec Dieu, en se tournant simplement vers sa grâce. (C’est pour cela qu’il était important pour la religion elle aussi de séparer les attributs de Dieu, ou plutôt ses rapports avec l’humanité, en ayant recours à l’idée d’une personnalité triple, idée grâce à laquelle nous devons par analogie concevoir cette distinction et connaitre chacun de ces attributs pris à part.) Dans ce but, il s’adonne à toutes les démonstrations cérémonieuses imaginables qu’il croit de nature à prouver le grand respect qu’il a pour les ordres divins, sans qu’il ait besoin de les observer ; et voulant que ses vœux inertes servent eux-mêmes à réparer ses transgressions de la loi, il appelle : « Seigneur ! Seigneur ! » uniquement pour n’avoir pas besoin « de faire la volonté de son Père céleste », arrivant ainsi à avoir, de cérémonies qui ne doivent être que des moyens destinés à vivifier des sentiments vraiment pratiques, l’idée qu’elles sont intrinsèquement des moyens de grâce ; il décide même qu’il faut le croire, et il fait de cette croyance un élément essentiel de la religion (qui, pour l’homme du peuple, consiste même en cela tout entière), abandonnant aux soins bienveillants de la Providence de faire de lui un homme meilleur, tandis qu’il se livre à la dévotion (manière passive de témoigner son respect pour la loi de Dieu) au lieu de s’appliquer à être vertueux (ce qui oblige à dépenser ses forces dans l’accomplissement du devoir qu’on vénère), alors que, cependant, la vertu et la dévotion peuvent seulement grâce à leur union former l’idée qu’exprime le mot de piété (sentiment véritable de la religion). ― Quand, dans son délire croissant, cet homme, qui se dit le favori du ciel, s’imagine sentir en lui de particuliers effets de la grâce (et va jusqu’à prétendre à l’intimité d’un commerce donné pour mystérieux avec Dieu), la vertu alors le dégoûte et se change pour lui en objet de mépris ; aussi n’est-il pas surprenant d’entendre le monde se plaindre de voir que la religion contribue si peu encore de nos jours à l’amélioration des hommes et que la lumière intérieure (la lumière « sous le boisseau ») de ces favoris de la grâce ne se montre pas au dehors sous la forme de bonnes œuvres, ― qu’on est en droit d’attendre de leur part (car les prétentions qu’ils affichent justifient bien cette exigence) à meilleur titre que des autres hommes, doués d’une honnêteté naturelle, et qui, sans finasser (kurz und gut) voient dans la religion qu’ils suivent non de quoi remplacer l’intention vertueuse, mais le moyen capable d’en favoriser les progrès. Pourtant le Docteur de l’Évangile nous a donné ces actions extérieures accomplies dans l’expérience comme étant la pierre de touche permettant à chacun de juger les hommes selon leurs fruits et de se connaître lui-même. Or on n’a pas vu, jusqu’ici, que ces hommes, qui se prétendent comblés de faveurs extraordinaires (objets d’une élection à part), l’emportent tant soit peu sur les hommes qui sont naturellement probes et sur qui l’on peut se fier dans les relations ordinaires, en affaires et dans les cas graves ; il serait plus juste de dire que, pris en bloc, ceux-là soutiendraient difficilement la comparaison avec les derniers ; ce qui prouve bien que la bonne voie n’est pas d’aller de la justification par la grâce (Begnadigung) à la vertu, mais de la vertu à la justification par la grâce.



  1. Cette définition aura le mérite de prévenir plusieurs fausses interprétations du concept de la religion en général. Premièrement, en ce qui concerne la connaissance et la profession théoriques, elle ne requiert pas de science assertorique (pas même celle de l’existence de Dieu), parce qu’en raison de notre ignorance au point de vue d’objets suprasensibles, il se pourrait déjà qu’une profession de ce genre fût simulée ; elle présuppose tout simplement, au point de vue de la spéculation, en ce qui regarde la cause suprême des choses, une admission problématique (une hypothèse) et, en ce qui regarde l’objet vers lequel nous fait tendre notre raison qui commande moralement, une croyance assertorique pratique, et par conséquent libre, promettant un effet à la fin suprême de la raison ; il n’est ainsi besoin que de l’Idée de Dieu, où doivent aboutir inévitablement tous les efforts moraux ayant en vue le bien accompli sérieusement (et par conséquent avec foi), sans qu’on se prétende capable par la connaissance spéculative, de garantir à cette idée la réalité objective. Dans les choses qui peuvent être données comme un devoir à tous, le minimum de connaissance (il se peut qu’il y ait un Dieu) doit, au point de vue subjectif, être suffisant à lui seul. Deuxièmement cette définition de la religion en général s’oppose à la fausse idée par laquelle on la représente comme un ensemble de devoirs spéciaux qui se rapportent immédiatement à Dieu, et nous empêche ainsi d’admettre (chose à laquelle l’homme se sent par ailleurs très enclin) outre les devoirs humains éthico-civils (les devoirs des hommes envers les hommes), un service de courtisan grâce auquel nous pourrions tenter de racheter nos manquements aux devoirs de la première espère, par l’accomplissement dei ; autres. Il n’y a point de devoirs spéciaux envers Dieu dans une religion universelle ; car Dieu ne peut rien recevoir de nous ; nous ne pouvons agir ni sur lui, ni pour lui. Présentter le respect que nous devons à Dieu comme un devoir de cette sorte, ce serait oublier qu’il ne constitue pas un acte de religion spécial, et qu’il est, au contraire, le sentiment religieux présent dans tous les actes conformes au devoir que nous accomplissons en général. Sans doute il est écrit : (a) « Il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes », mais cette parole veut simplement nous faire comprendre que si, par hasard, des lois positives, par rapport auxquelles les hommes peuvent être juges et législateurs, entrent en conflit avec des devoirs que la raison prescrit de manière absolue et dont l’accomplissement ou la transgression ne peut avoir que Dieu pour juge, il faut que 1es premiers cèdent la place aux autres. Mais si par ce en quoi l’on doit obéir à Dieu plus qu’aux hommes on voulait désigner les ordres positifs de Dieu que nous fait connaître une Église, un pareil principe pourrait aisément devenir le cri de guerre, hélas ! tant de fois entendu, de prêtres hypocrites et ambitieux excitant les foules à la révolte contre l’autorité civile. Car les actes licites qu’ordonne le pouvoir civil sont certainement un devoir ; tandis que les actes en soi licites, mais uniquement connaissables par révélation divine, nous ne savons jamais (au moins pour la plus grande part) que d’une manière fort incertaine s’il nous sont vraiment commandés par Dieu.

    (a) Actes des apôtres, V, 9.

  2. On ne voit pas pourquoi cette claire interdiction d’un moyen de contrainte, basé sur la pure superstition, et non pas sur la conscience, auquel les tribunaux recourent pour obtenir des dépositions véridiques, passe pour avoir si peu d’importance aux yeux des docteurs dé la religion. Que la superstition soit en effet la chose dont ici l’on escompte, plus que de toute autre, l’effet, on le reconnaît à ce que, d’un homme qu’on n’estime point capable de dire la vérité, dans une déposition solennelle sur la vérité de laquelle repose la décision du droit des hommes (tout ce qu’il y a de plus saint au monde), on croit pourtant qu’il sera poussé à la dire par une formule n’ajoutant rien à cette disposition elle-même et se bornant à lui faire appeler sur lui les châtiments de Dieu (auxquels à lui seul le mensonge ne lui permet pas d’échapper), comme s’il dépendait de lui de rendre des comptes ou de n’en pas rendre devant ce tribunal suprême. ― Le passage de l’Écriture auquel nous nous référons représente ce mode de protestation comme une témérité saugrenue qui revient à vouloir, peut-on dire, réaliser, grâce à des paroles magiques, des choses cependant au-dessus de notre pouvoir. — Et l’on voit bien que, le Maître avisé qui nous recommande dans ce passage de nous contenter du oui, oui ! non, non ! comme attestation de la vérité. parce que ce qu’en dit en plus vient du mal, avait sous les yeux les tristes conséquences que les serments entraînent avec eux : la trop grande importance qu’on leur attribue, en effet, rend presque autorisé le mensonge ordinaire.
  3. La porte étroite et l’étroite voie qui mène à la Vie doivent être entendues de la bonne conduite ; la porte large et la voie spacieuse que suivent les fouies est l’Église. Non pas qu’elle soit responsable, ni ses dogmes non plus, de ce que les hommes se perdent, mais parce qu’on regarde l’entrée dans l’Église et le fait d’en admettre les règlements et d’en célébrer les rites usuels comme étant le culte que Dieu veut, à proprement parler, qu’on lui rende.
  4. Nous ne connaissons de la vie future et ne devons d’ailleurs chercher à en voir que ce qui sa trouve en accord rationnel avec les mobiles de la moralité et avec leur fin. De cet ordre est aussi la croyance qui veut que toute bonne action doive infailliblement avoir pour son auteur, dans un monde futur, des conséquences bonnes ; et que, par conséquent, à quelque degré qu’il mérite la réprobation vers la fin de sa vie, l’homme ne doive pas cependant renoncer à faire au moins encore une bonne action, s’il le peut, parce qu’alors il a des raisons d’espérer que, dans la mesure où il y attache une pure et bonne intention, cette action aura plus de prix que toutes ces espèces de purifications inertes, qui, sans amoindrir en quoi que ce soit la culpabilité, visent à suppléer au défaut de bonnes actions.
  5. Mendelssohn, très adroitement, mettait à profit ce point faible de l’idée que l’on donne ordinairement du christianisme pour repousser complètement toute prétention des chrétiens à la conversion des fils d’Israël. En effet, disait-il, d’après leur propre aveu, la foi judaïque est la construction sur laquelle repose l’édifice plus élevé du christianisme ; autant vaudrait alors vouloir pousser quelqu’un à quitter le rez-de-chaussée pour loger au premier étage. Et sa véritable pensée transparaît assez clairement. Il veut dire : commencez donc par jeter vous-mêmes le judaïsme hors de votre religion (il peut cependant demeurer comme une antiquaille dans l’exposé historique de la croyance) et nous pourrons alors prendre en considération vos propositions. (En fait, on n’aurait guère plus, en ce ces, qu’une religion purement morale et sans addition de lois positives). Notre faix ne sera nullement allégé, lorsque nous aurons rejeté les observances extérieures, si vous remplacez ce joug par un autre : la profession de foi aux saintes Écritures, bien plus lourd et plus accablant pour les gens consciencieux. ― [Les livres saints du peuple juif seront toujours d’ailleurs conservés et appréciés à cause des services qu’ils rendent non pas à la religion, mais à la science ; car l’histoire d’aucun peuple ne remonte aussi haut, et avec un même air d’authenticité, que ces livres (où nous est décrite même la naissance du monde) ; ils parlent des époques les plus reculées dans la nuit des temps, où l’on peut faire entrer tout ce que nous savons de l’histoire profane ; et la grande lacune laissée par cette histoire est ainsi comblée grâce à eux.]
  6. La folie est l’illusion qui consiste à considérer comme équivalente à la chose même sa simple représentation. Ainsi, la folie avaricieuse fait trouver au riche grigou dans l’idée qu’il peut, quand il le voudra, faire usage de ses richesses, l’équivalent de l’acte même, si bien qu’il s’en tient là et ne dépense rien. La folie des honneurs attribue aux marques d’estime qui, dans le fond, ne sont pas autre chose que la représentation extérieure d’un respect (que peut-être intérieurement les autres sont loin d’éprouver pour nous) le prix qu’on ne devrait accorder qu’au respect lui-même ; de cette folie fait aussi partie le désir de titres, ainsi que l’amour des décorations, puisque ces distinctions ne sont pas autre chose que des représentations extérieures d’une supériorité sur les autres. La folie elle-même est appelée Wahnsinn parce qu’elle prend d’habitude pour la présence de la chose même une simple représentation (de l’imagination) et lui donne même valeur. ― Or, croire qu’on possède (avant de s’en être servi) un moyen d’atteindre une fin quelconque, c’est ne le posséder, ce moyen, qu’en idée ; par suite, s’en tenir à la conscience qu’on le possède regardée comme tenant lieu de la possession elle-même, c’est être fou pratiquement ; la folie pratique est la seule dont il soit question ci-dessus.
  7. [II semble évidemment étrange, et pourtant il est vrai de dire que tout homme se fait un Dieu et que même il doit s’en faire une grâce à des concepts moraux (auxquels il ajoute les propriétés infiniment grandes qui se rapportent à la faculté de représenter dans le monde un objet adéquat à ces concepts moraux) afin d’adorer en lui Celui qui l’a fait. En effet, de quelque façon qu’on ait pu nous dépeindre et nous faire connaître un être comme Dieu, et quand même un tel être (si possible) condescendit à nous apparaître lui-même, il nous faudrait pourtant confronter avant tout cette représentation avec l’Idéal que nous nous faisons de cet être, afin de voir si nous avons le droit de le regarder et de l’adorer comme une divinité. Par révélation pure et simple et sans qu’on l’appuie sur la base d’un pareil concept préalable entièrement pur et capable de servir de pierre de touche, il ne peut pas y avoir de religion, et toute adoration de Dieu serait donc une idolâtrie) 2e édition.
  8. Pour ceux qui, dans tous les passages ou les distinctions entre le sensible et l’intellectuel ne leur sont pas assez familières, croient trouver des contradictions de la Critique de la Raison pure avec elle-même, je ferai remarquer ici chue partout où il est question de moyens sensibles au service d’une fin intellectuelle (de la pure intention morale) ou des obstacles mis à cette dernière par les premiers, il ne faut jamais concevoir comme étant directe cette influence de deux principes aussi hétérogènes. En effet, nous pouvons, en tant qu’êtres sensibles, jouer un rôle dans les manifestations du principe intellectuel, c’est-à-dire dans la détermination de nos forces physiques par le libre arbitre, détermination qui se traduit en actes ; nous pouvons agir pour ou contre la loi ; si bien que la cause et l’effet sont représentés comme étant homogènes en réalité. Mais pour ce qui est du suprasensible (du principe subjectif de la moralité en nous, qui se trouve enfermé dans la propriété incompréhensible de la liberté), par exemple, du pur sentiment religieux, en dehors de sa loi (ce qui est déjà suffisant, nous n’en connaissons rien qui ait trait au rapport de cause et d’effet dans les hommes, ou, autrement dit, nous ne nous pouvons pas nous expliquer la possibilité de regarder comme imputables aux hommes leurs actes, phénomènes de ce monde sensible qui auraient leur raison dans la nature morale de l’homme, précisément perçu parce que ces actes sont libres et qu’il faut tirer du monde sensible les principes d’explication de tous les événements qui s’y réalisent.
  9. C’est un phénomène psychologique que les adeptes d’une confession dans laquelle il y a moins de dogmes à croire se sentent par la même comme ennoblis et comme plus éclairés, bien qu’ils aient gardé cependant assez de croyances statutaires pour n’avoir pas le droit de jeter (comme ils font) du haut de leur pureté prétendue, un regard de mépris sur leurs frères plongés dans la même erreur ecclésiastique. Leur sentiment s’explique par ce fait qu’ils se trouvent, aussi peu que ce soit, plus rapprochés ainsi de la vraie religion morale, bien qu’ils demeurent encore toujours attachés à l’illusion qu’ils peuvent compléter cette religion par des observances pieuses, où la raison n’est qu’un peu moins passive.
  10. [Ce terme (Pfaffentum) ne désignait que l’autorité propre à un père spirituel (πάπα), mais il a pris la signification d’un blâme simplement parce qu’on y joint l’idée de ce despotisme spirituel qui peut se rencontrer dans toutes les formes d’Églises, si dépouillées de prétentions et si populaires qu’elles se donnent. Aussi, qu’on n’aime pas se méprendre sur ma pensée ; je ne veux nullement établir de comparaison entre les différentes sectes, ni déprécier l’une au profit des autres en en rabaissant les usages ou les ordonnances. Toutes méritent un égal respect, en tant que leurs formes sont des essais par lesquels les pauvres mortels ont voulu se rendre sensible le règne de Dieu sur la terre ; mais toutes sont également blâmables quand elles tiennent pour la chose même la forme sous laquelle est représentée cette Idée (dans une Église visible).] Addition de la 2e édition.
  11. 1re édition : car personne alors ne pourrait savoir.
  12. « Le joug est doux et la charge est légère » quand le devoir, qui oblige tout homme, peut être regardé comme imposé à l’homme par lui-même et par sa propre raison ; quand c’est, par suite, un joug volontairement accepté. Tel est uniquement le joug des lois morales à titre de commandements divins, les seuls dont le fondateur de l’Église pure ait pu dire : « mes commandements ne sont pas lourds ». C’est-à-dire que ces préceptes ne sont onéreux à personne, parce que tout homme aperçoit lui-même la nécessité de les suivre et que, conséquemment, rien ne les lui impose, tandis que des prescriptions qui nous sont données d’une manière despotique et que l’on nous impose eu vue de notre perfectionnement (sans toutefois que notre raison intervienne) et sans que nous puissions en voir l’utilité, sont en quelque sorte des vexations (des tracasseries) auxquelles ce n’est que par force que nous nous soumettons. Mais en soi et considérés dans la pureté de leur source, les actes commandés par ces lois morales sont justement ceux qui paraissent les plus pénibles à l’homme, et c’est volontiers qu’à la place de ces actes il accepterait les tracasseries pieuses les plus gênantes, s’il pouvait les mettre en ligne de compte en leur attribuant une égale valeur.
  13. Les différentes croyances des peuples leur donnent aussi, insensiblement, un caractère dont ils portent, même extérieurement, la marque dans les relations sociales et qui leur est, par suite, attribué comme s’il était, somme toute, la qualité de leur tempérament. C’est ainsi que le Judaïsme, dans son institution première, qui obligeait les Juifs, de toutes les manières et, en partie, par des observances pénales à s’isoler de tous les autres peuples et à ne pas avoir de mélange avec eux, se vit accuser de misanthropie. Le mahométisme se distingue par sa fierté, car ce n’est pas à des miracles, mais bien à des victoires et aux peuples nombreux qu’il a mis sous le joug qu’il a dû de trouver la confirmation de sa foi ; toutes ses pratiques pieuses sont d’une espèce courageuse(a). La croyance hindoue donne à ses adeptes le caractère du découragement pour des raisons directement contraires à celles qui agissent dans la foi musulmane. ― Or, bien certainement, ce n’est pas sa nature interne qui mérite à la foi chrétienne une imputation analogue, mais un tel reproche a pour cause l’attitude des âmes qui l’embrassent de tout leur cœur, mais qui, ayant en vue la corruption humaine et doutant de toute vertu, placent leur principe de religion dans la seule dévotion (par où il faut entendre la passivité posée en principe par rapport à la piété qu’on ne peut espérer que d’un secours d’en haut) ; n’ayant jamais confiance en eux-mêmes, ils vivent toujours dans les transes, les yeux tournés vers une assistance surnaturelle, et croient avoir dans ce mépris d’eux-mêmes (qui n’est pas de l’humilité) un moyen de gagner les faveurs divines ; or les manifestations extérieures de ces sentiments (dans le piétisme [ou la bigoterie]) dénoncent des âmes serviles.

    (a) [Ce remarquable phénomène (de la fierté qu’inspire sa croyance à un peuple ignorant, bien qu’intelligent) peut avoir sa source dans l’opinion qu’avait de lui-même le fondateur de la religion en question, s’imaginant que seul il avait retrouvé et rapporté au monde l’idée de l’unité de Dieu et de sa nature suprasensible ; assurément il y aurait là pour ce peuple un ennoblissement ayant pour motif son affranchissement de l’adoration des images et de l’anarchie du polythéisme, si le fondateur de sa religion pouvait s’attribuer à bon droit ce mérite. ― Au sujet du trait distinctif de la troisième classe religieuse, fondée sur l’humilité mal comprise, je ferai remarquer que, si la considération de la sainteté de la loi rabaisse l’orgueil des humains dans l’appréciation de leur valeur morale, nous devons pourtant nous garder d’en arriver au mépris de nous-mêmes et prendre, au contraire, la résolution de nous rapprocher toujours davantage de la sainteté absolue, conformément aux dispositions nobles qui sont en noue ; au lieu d’agir ainsi, les dévots de cette catégorie repoussent dans le paganisme, trouvant qu’elle a un nom déjà suspect d’orgueil, la vertu qui consiste réellement à avoir ce courage et célèbrent, en revanche, les moyens d’obtenir les faveurs divines par platitude. — La fausse dévotion (bigoterie, devotio spuria) est une habitude qui porte à faire consister l’exercice de la piété non dans les actes agréables a Dieu (dans l’accomplissement de tous les devoirs humains) mais dans les marques de respect qui s’adressent à Dieu sans occupations intermédiaires ; de telles pratiques doivent, par suite, être rapportées au culte servile (opus operatum), et, par ailleurs, ajoutent à la superstition l’illusoire folie de sentiments tenus pour suprasensibles (célestes)(*).]

    (*) Tous les passages en crochets des notes des pp. 225 et 226 sont des additions de Kant lui-même à sa 2e édition.

  14. J’avoue que je ne puis me faire à cette façon de parler, propre même à des gens fort sages, proclamant que tel peuple (en travail de liberté civile et politique) n’est pas mûr pour la liberté ; que les serfs de tel grand seigneur ne sont pas encore mûrs pour la liberté, et de même aussi que les hommes, d’une manière générale, ne sont pas encore mûrs pour la liberté de croyance. Mais, dans cette hypothèse, la liberté n’arrivera jamais, car on ne peut mûrir pour la liberté qu’à la condition préalable d’être placé dans cette liberté (il faut être libre afin de pouvoir user comme il convient de ses facultés dans la liberté). Il est certain que les premiers essais seront grossiers et qu’ordinairement même ils se relieront à un état de choses plus pénible et plus dangereux que celui où l’on vit sous les ordres d’autrui, mais aussi sous sa prévoyance ; seulement, on ne peut mûrir pour la raison que par des essais personnels (qu’on ne peut accomplir qu’à la condition d’être libre). Que ceux qui ont l’autorité en mains, contraints par des circonstances de temps, renvoient à une époque encore éloignée, très lointaine, le moment de briser ces trois chaînes des hommes, je n’ai rien à dire là contre. Mais poser en principe que tous ceux qui jamais ont été soumis au pouvoir, n’ont aucun avantage à recouvrer la liberté (überhaupt die Freiheit nicht tauge) et que l’on a le droit de les en priver pour toujours, c’est empiéter sur les droits souverains de la divinité, Dieu ayant fait l’homme pour qu’il soit libre. Certes, il est plus commode de régner dans l’État, dans sa famille et dans l’Église, une fois qu’on a pu faire admettre un pareil principe. Mais est-ce également plus juste ?
  15. Il faudrait, quand un homme est assez hardi pour prétendre qu’on est damné si l’on n’accepte pas comme une vérité certaine telle ou telle foi historique, qu’il pût dire aussi : « Je consens, si ce que je vous conte ici est faux, à être moi-même damné ! » ― S’il se rencontrait un homme capable de proférer cette imprécation effroyable, je vous conseillerais de vous comporter vis-à-vis de lui comme le veut ce proverbe persan dirigé contre les hadji : aussitôt qu’un homme est allé (en pèlerinage) à la Mecque, change de logement, s’il habite dans ta maison ; quand il y est allé deux fois, quitte la rue où il demeure ; mais s’il y est allé trois fois, abandonne sa ville, même le pays où il vit.
  16. [Sincérité ! ô toi qui t’es enfuie, Astrée, de la terre jusques au ciel, comment te faire redescendre (fondement de la conscience et, par suite, de toute religion intérieure) de ces hautes régions vers nous ? Je puis concéder, à la vérité, bien que ce soit fort regrettable, que l’on ne trouve pas dans la nature humaine la candeur (qui consiste à dire toute la vérité qu’on sait). Mais ce qu’on doit pouvoir exiger de tout homme, c’est la sincérité (par quoi tout ce qu’on dit demeure véridique), et s’il n’y avait pas dans la nature humaine une disposition qui nous porte à être sincères, mais que nous négligeons, hélas ! de cultiver, la race des, tommes, à ses propres yeux, devrait être un objet souverainement méprisable. Or, cette qualité de l’âme indispensable est exposée à de nombreuses tentations et souvent impose des sacrifices, nécessitait ainsi de la force morale, c’est-à-dire de la vertu (chose qu’il nous faut acquérir) ; elle a besoin, plus que tout autre, d’être surveillée de bonne heure et adroitement cultivée, car une fois qu’il a pris racine en notre âme, le penchant opposé est très difficile à détruire. ― Et maintenant, confrontez avec cette règle tout notre système d’éducation, surtout en matière de religion, ou mieux de doctrine de foi ; vous verrez que tout porte sur la fidélité que montre la mémoire à répondre aux questions posées, sans qu’on se préoccupe de la fidélité des professions de foi (qu’on ne soumet à aucun examen), et que cela seul parait suffisant pour faire un croyant qui demeure incapable de comprendre même ce qu’il dit saint ; et vous ne pourrez plus, dès lors, vous étonner du manque de sincérité qui fait, dans leur for intérieur, de purs hypocrites de tous les hommes*..]

    *Addition à la 2e édition.

  17. Voyez la Remarque générale à la fin de la première partie.
  18. Dans le souhait intérieur, dont nous faisons l’esprit de la prière, l’homme tend seulement à agir sur lui-même (à vivifier ses sentiments au moyen de l’Idée de Dieu), tandis que dans celui qu’il exprime par des paroles, et par suite extérieurement, il cherche à influer sur Dieu. Les prières du premier genre peuvent donc être faites avec la plus grande sincérité, bien que l’homme soit loin d’avoir la prétention de pouvoir assurer même existence de Dieu comme une chose absolument certaine ; les prières du second genre, discours que l’on adresse à Dieu, supposent cet objet suprême comme étant présent personnellement, et nous font prendre au moins (même intérieurement) l’attitude requise de gens pour qui sa présence n’est pas douteuse, dans l’espoir que, si même il n’en était rien, au lieu de nous nuire, cette attitude pourra plutôt nous gagner sa faveur ; ce genre de prière (la prière parlée) ne peut donc présenter un degré de sincérité aussi parfait que le premier (le simple esprit de la prière). ― Pour trouver confirmée la vérité de cette observation, vous n’avez qu’à imaginer un homme pieux, bien pensant, mais par ailleurs borné par rapport aux concepts religieux ainsi purifiés, qui serait surpris par un autre, je ne dis pas en train de prier à voix haute, mais dans une attitude qui dénote qu’il prie ainsi. Sans que je vous le dise, vous vous attendrez de vous-mêmes à le voir trahir l’embarras et la confusion de quelqu’un qui se trouve dans une position dont il a à rougir. Et pourquoi cela ? parce qu’un homme qui se surprend en train de se parler haut à lui-même se soupçonne aussitôt atteint d’un petit accès de folie ; et c’est exactement ce qu’on pense de lui (sans trop se tromper) quand on voit que, bien qu’il soit tout seul, il est occupé à gesticuler comme on ne peut le faire que lorsqu’on a quelqu’un devant les yeux, ce qui pourtant n’est pas le cas ici. ― Or, le Maître de l’Évangile a très excellemment su exprimer l’esprit de la prière dans une formule qui est la suppression de toute prière sans en excepter même celle dont nous parlons (en tant que prière à la lettre). On n’y trouve pas autre chose que la ferme résolution d’avoir une bonne conduite, résolution qui, jointe à la conscience que nous avons de l’humaine fragilité, renferme un souhait permanent d’être des membres dignes du royaume de Dieu ; nous n’y demandons pas, à propre-ment parler, quelque chose que Dieu pourrait, dans sa sagesse, préférer ne pas nous donner ; nous y exprimons un souhait, qui, s’il est sérieux (agissant), produit son objet de lui-même (nous rend agréables à Dieu). Même le souhait qui concerne le pain quotidien, c’est-à-dire tout ce dont nous avons besoin pour conserver notre existence pendant un jour, par cela même qu’explicitement il ne vise pas la durée prolongée de cette existence, mais qu’il est, au contraire, l’effet du sentiment d’un besoin purement physique, est plutôt l’expression des volontés de la nature en nous qu’une demande réfléchie et visant ce que l’homme veut : l’homme, en effet, réclamerait le pain de tous les autres jours et une pareille demande se trouve ici assez clairement écartée. ― Une telle prière, imprégnée d’intention morale (et que seule anime l’idée de Dieu), produit d’elle-même, en sa qualité d’esprit moral de la prière, son objet (qui est d’être agréable à Dieu) et peut seule, à ce titre, être faite avec foi (im Glauben geschehen), c’est-à-dire se regarder comme sûre d’être exaucée ; mais un privilège de cette espèce ne peut appartenir qu’à la moralité en nous. Car même en limitant au pain de chaque jour les demandes de sa prière, nul ne peut être sûr de la voir exaucée par Dieu, comme si, pour la sagesse divine, c’était une nécessité que de lui donner cette grâce ; il se peut que cette sagesse trouve plus conforme à ses fins de laisser aujourd’hui mourir de faim le quémandeur. C’est, par ailleurs, une folie absurde et en même temps téméraire, que d’essayer, par l’ importunité agaçante de nos prières, d’amener, s’il se peut, Dieu à se départir (pour notre avantage actuel) du plan tracé par sa sagesse. Il ne nous est donc point possible, si son objet n’est point moral, de compter avec certitude voir notre prière exaucée, c’est-à-dire de demander avec foi quoi que ce soit. Je vais plus loin : son objet serait-il moral, si cependant il n’est possible que par influence surnaturelle (ou si, du moins, nous nous bornons à l’attendre de cette source parce que nous ne voulons pas nous efforcer nous-mêmes de l’atteindre : ce serait le cas, par exemple, de la conversion qui consiste à revêtir l’homme nouveau et qu’on nomme une renaissance), il est alors tellement peu sûr que Dieu trouve conforme à sa sagesse de suppléer par voie surnaturelle à notre imperfection (dont nous sommes seuls responsables) que l’on a plutôt des motifs de s’attendre à tout le contraire. L’homme donc, même dans ce cas, ne peut pas prier avec foi. ― On peut conséquemment expliquer ce qu’on peut entendre par une foi qui accomplirait des miracles (et qui serait toujours inséparable de la prière intérieure). Dieu ne pouvant pas concéder à l’homme la puissance d’agir surnaturellement (parce que c’est là une contradiction), et l’homme étant incapable de son côté, étant donné les concepts qu’il se fait des bonnes fins possibles dans le monde, de déterminer d’après eux le jugement que porte sur de pareilles fins la sagesse divine et : par conséquent aussi, d’employer en vue de ses desseins la puissance divine, au moyen d’un souhait produit en lui et par lui-même ; le don des miracles dès lors, je veux dire celui qu’il dépend de l’homme d’avoir ou non (« Si vous aviez la foi comme un grain de moutarde », etc.), est inconcevable, pris à la lettre. Pour que cette foi ait un sens, il faut donc entendre par elle la simple idée de la décisive prépondérance de la qualité morale de l’homme — à condition qu’il la possède dans la perfection entière agréable à Dieu — sur les autres motifs que, dans sa sagesse suprême, Dieu pourrait avoir pour agir ; c’est-à-dire que, grâce à elle, nous pouvons avoir confiance que, si nous étions un jour, ou nous devenions, absolument ce que nous devons être et que nous pourrions devenir (dans une approximation toujours progressive), la Nature devrait plier à nos désirs qui, eux-mêmes, alors ne seraient jamais insensés.

    Pour ce qui est de l’édification, à quoi vise surtout la prière à l’église, il faut reconnaître que si les prières publiques ne sont pas non plus un moyen de grâce, elles sont cependant une cérémonie morale, tant par l’union de toute l’assistance dans le chant de l’hymne de foi que par les oraisons (Anrede) officiellement adressées à Dieu par la bouche de son ministre au nom de toute la communauté et

    comprenant tous les intérêts moraux des humains ; et ces cérémonies, où les intérêts en question sont représentés comme des intérêts publics et où les souhaits de chacun doivent être donnés comme se confondant avec les souhaits de tous par rapport à la fin (l’arrivée du règne de Dieu), peuvent élever l’émotion jusqu’à l’enthousiasme moral (tandis que l’oraison privée, manquant de cette idée sublime, perd peu à peu, par habitude, toute influence sur notre âme) et ont de plus, mieux que l’autre prière, des motifs rationnels de revêtir le souhait moral, qui constitue l’esprit de la prière, du vêtement des formules oratoires, ― sans que, pour ce motif, on aille cependant croire à l’évocation obligée de l’Être suprême ou attribuer à cette figure de rhétorique une valeur toute particulière, la valeur d’un moyen de grâce. C’est qu’en effet, ici, on se donne un but spécial, qui est de se servir d’une cérémonie par laquelle est représentée l’union extérieure de tous les hommes dans ce souhait commun du royaume de Dieu, pour porter en chacun les mobiles moraux à leur maximum d’énergie. ce qu’on ne saurait faire d’une manière plus habile qu’en s’adressant au chef de ce royaume comme s’il se trouvait spécialement présent en ce lieu.
  19. Si l’on cherche à ce mot un sens qui lui soit propre, on ne peut guère entendre par édification que la conséquence morale de la piété sur le sujet. Elle ne saurait se confondre avec l’émotion (déjà contenue dans le concept de piété), bien que le plus grand nombre des gens qui s’estiment pieux (et que pour cela on nomme dévots) la fassent consister tout entière en ce sentiment ; par suite, le mot édification doit exprimer l’effet exercé par la piété sur l’amélioration réelle de l’homme. Or, pour arriver à se réformer, il est indispensable de se mettre à l’ouvrage systématiquement, d’ancrer profondément en son âme de fermes principes selon des idées bien comprises, d’élever là-dessus les sentiments requis par la différente importance des devoirs qui leur correspondent, de les défendre et de les prémunir contre les agressions de nos inclinations et d’édifier de cette manière, peut-on dire, un homme nouveau qui sera le temple de Dieu. Il est aisé de voir qu’un pareil édifice ne peut monter que lentement ; mais il faut au moins que l’on s’aperçoive que quelque chose a été fait. Si des hommes se croient très édifiés (par une homélie, une lecture ou un cantique), alors que, cependant, rien absolument n’est construit et qu’ils n’ont même point mis la main à l’ouvrage, c’est que, vraisemblablement, ils espèrent que cet édifice moral, à l’exemple des murs de Thèbes, s’élèvera tout seul, grâce à la musique de leurs soupire et de leurs désirs ardents.