I
Revue des Deux Mondes3e période, tome 28 (p. 589-615).
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I

LA RELIGION
DANS ARISTOPHANE


Peut-il être sérieusement question de religion à propos de l’ancienne comédie athénienne ? Le doute semble assez naturel. Dans le riche développement des diverses littératures, il s’est présenté une fois une forme de poésie dont rien, à aucune époque et chez aucun peuple, n’a depuis égalé la libre hardiesse. Ni les satires les plus virulentes, ni les parodies les plus effrontées, ni les grossièretés de la chanson populaire n’en donnent, dans les temps modernes, une idée approchante. Pour ne parler que du théâtre, qu’est-ce que le gracioso espagnol et les bouffons de Shakspeare auprès des personnages d’Aristophane ? Il faut descendre, si l’on en veut trouver un émule, jusqu’à Karagheuz, cet être lubrique qui fait les délices du cynisme oriental. Encore y a-t-il cette différence, qu’au lieu de figurines appliquées sur un transparent la comédie athénienne offrait aux yeux du public des acteurs en chair et en os dont les indécentes bouffonneries se continuaient pendant le cours d’une longue pièce. Elle s’attaquait à tout ce que le respect semblait devoir protéger, aux dieux, aux magistrats, aux institutions, à la vie privée comme à la vie publique ; aucune barrière, ni la gloire, ni la mort elle-même, ne garantissait de ses coups. Au milieu de cette débauche illimitée qui prenait complète possession de la scène et y représentait l’outrage effréné dans tous les sens, quelle place pouvait-il y avoir pour la religion, pour les formes et les idées traditionnelles de la foi, ou pour cet ensemble d’émotions sincères et profondes qui s’appelle le sentiment religieux ? Contre toute attente, les deux se rencontrent dans l’ancienne comédie athénienne, et même ils y ont une importance considérable.

C’est que la part de la religion en Grèce est beaucoup plus grande qu’on ne l’a longtemps admis. Non-seulement elle y a présidé à l’organisation sociale et politique ; mais, par l’empire qu’elle accordait sur elle-même à l’imagination, elle y a créé la poésie. Le monde si merveilleusement riche de la poésie grecque, depuis l’épopée d’Homère et d’Hésiode, depuis les tragédies d’Eschyle et les odes de Pindare jusqu’aux gracieuses fantaisies d’Anacréon, relève à divers degrés de la religion ; ces formes si variées en sont les œuvres plus ou moins directes, les expressions plus ou moins profondes. Pour nous, assurément, les effets les plus inattendus de cette influence générale se sont produits dans la comédie. L’ancienne comédie athénienne, ce témoignage indiscutable de la liberté des mœurs antiques, a une origine religieuse ; c’est au milieu de la célébration d’un culte qu’elle naît joyeuse et hardie.

Les spectateurs du théâtre moderne, très lointaine imitation du théâtre grec, ne se figurent guère un dieu au berceau de la comédie ; on a déjà quelque peine à s’en figurer un au berceau de la tragédie. Le fait est cependant vrai pour toutes deux, et, chose assez singulière, c’est la même divinité qui, réunissant dans son culte les deux grands courans de la poésie, représentés à leur source par la grave épopée et par l’ïambe satirique, les reçoit à leur terme, et les fixe dans les deux formes qui se partagent désormais la faveur du public. Schlegel, tout en abusant de la métaphysique, a eu un sentiment vrai de ce que ces deux formes ont de commun et d’opposé, et en s’attachant, pour le compléter, à ce qu’il a dit de juste, on conçoit comment elles se rapportent à des aspects différens du même dieu. Toutes deux sont idéales, et répondent, chez les Grecs, au besoin de secouer les chaînes de la réalité. La tragédie transporte l’âme dans un milieu imaginaire d’émotions violentes, où elle se soulage du fardeau intérieur de sa propre sensibilité, et voilà le fond de cette théorie aristotélique de la katharsis ou purgation des passions, sur laquelle se fatiguait vainement notre vieux Corneille, lorsqu’il cherchait avec candeur à autoriser les inspirations de son génie. L’idéal de la comédie, sous sa première forme, c’est une liberté de fantaisie qui rompt tous les liens de la vie civilisée. Emportée par le dieu, elle franchit les barrières du monde réel, de ce composé de gêne et de tristesse où les nécessités de la condition humaine, les accidens de la fortune, les conventions, les lois, la raison tentent vainement de l’enfermer. Ces heures de délivrance et de joyeuse folie ne sont pas particulières à la Grèce : les saturnales romaines, la fête des fous au moyen âge, les kermesses du nord, d’autres fêtes encore sont, ailleurs et dans d’autres temps, des expressions diverses de cette même réclamation de notre liberté, d’autant plus vives et plus impétueuses, qu’elle sent peser plus lourdement sur elle la tyrannie de la destinée ou même seulement le joug d’une vie monotone. Les Grecs, constamment en proie aux guerres et aux révolutions, vivant sous la menace perpétuelle de la fortune, se livrèrent à ces divertissemens avec une ardeur effrénée ; mais ce qui les distingue des autres, c’est moins la vivacité de ces emportemens que le caractère religieux dont ils les revêtirent. En Grèce, il n’y avait pas de fête sans divinité. Ces fêtes de la folie eurent donc leur dieu, et il se trouva que sa nature y était merveilleusement appropriée : ce fut le dieu des vendanges et de l’ivresse.

Rappeler l’aspect le plus populaire de Dionysos ou Bacchus, c’est déjà expliquer la nature de ses fêtes. Pour achever de les faire comprendre, il faut rappeler aussi qu’il n’est pas seulement le dieu de la vigne, mais en général un dieu de la nature libre et sauvage, telle qu’elle apparaît, loin de la vie civilisée, dans les bois, dans les rochers, dans les vallées humides des montagnes. Cette nature, il la pénètre, l’anime, la transporte par sa puissance. À sa suite dansent et bondissent les êtres mythologiques qui en représentent les diverses énergies, la sève exubérante de la vie animale et de la vie végétale, le mouvement des eaux jaillissantes. Les satyres, les silènes, les nymphes, les naïades, couronnés du lierre immortel, tel est le fidèle cortège qui accompagne sa marche depuis l’époque encore grossière de son apparition en Grèce jusqu’aux siècles de civilisation raffinée. Avant le dithyrambe satirique du vieux poète Arion, ce cortège animait les fêtes champêtres, où les peaux de bouc, le feuillage et la lie faisaient tous les frais des déguisemens, et depuis il ne cessa de fournir la plus riche matière aux compositions de l’art et aux luxueuses sensualités du paganisme. On le retrouve à Éphèse dans cette somptueuse orgie imposée à toute une ville par un caprice du triumvir Antoine, comme auparavant à Alexandrie dans les froides magnificences par lesquelles, au commencement du iiie siècle, Ptolémée Philadelphe célébrait son avènement.

On ne l’a pas assez remarqué, la conception de Bacchus comme présidant à la vie de la nature est dominante à la naissance de la comédie. Ce fait est impliqué dans le témoignage, si souvent cité, d’Aristote, où nous apprenons qu’elle commença dans les chants phalliques, c’est-à-dire qui accompagnaient la procession du phallus, symbole de la génération. Cette procession particulière était la forme qu’avait prise, sous l’influence de Bacchus, le cômos, d’où la comédie a tiré son nom. Le mot cômos, aussi ancien que la poésie hésiodique, désignait les promenades joyeuses, accompagnées de danses et de chants, de convives échauffés par le vin, et Bacchus recevait le surnom de Cômastès. C’est donc au cômos phallique, probablement dans des fêtes de la campagne se rapportant à la vendange ou au vin, que la comédie a dû sa première origine. C’est là qu’elle improvisa ses premiers essais au milieu de mascarades turbulentes et obscènes, dans l’impudente expansion d’une verve bouffonne et licencieuse.

C’est assurément la marque la plus éclatante de la puissance de l’art athénien que de ce débordement de grossière licence soient sorties des œuvres dignes de figurer avec honneur au siècle de Périclès. Seulement les effets de cet art ne se peuvent saisir que si l’on se souvient des conditions originelles de la comédie, du caractère que lui imprima, en la créant, le dieu dont elle ornait les solennités. Alors s’expliquent mieux cette irrégularité apparente, ces interruptions du drame par des sarcasmes et des personnalités, ces grossièretés jetées au peuple à pleines mains, ce mouvement tumultueux, cette ivresse qui se répand en fantaisies de toute sorte, bestiales ou éthérées, et, dans le nombre, ces chants suaves et purs qui tout à coup s’élancent de l’orgie par un caprice de l’imagination exaltée, forme la plus charmante de la liberté qu’en ces jours d’indulgence le dieu accorde à ses adorateurs.

Cet assemblage d’élémens était fait pour troubler les idées de notre critique française. Aussi lui a-t-il fallu du temps pour s’y habituer. Aujourd’hui on commence à être plus convaincu qu’il faut comprendre avant de juger, que certaines œuvres de l’antiquité demandent absolument à être replacées dans leur milieu naturel, au lieu d’être pliées de force à nos habitudes et à nos règles. On est donc plus en état d’apprécier Aristophane. Du moins ne se refuse-t-on pas aux impressions multiples qu’il fait naître, et les rend-on parfois avec une spirituelle vivacité ; témoin le livre réédité dernièrement par M. Deschanel, qui a le double mérite d’écrire légèrement sur Aristophane et de le goûter. Vers le même temps, dans un autre ouvrage[1], on établissait entre Rabelais et le poète grec une comparaison que l’auteur avait le bon goût de maintenir dans ses justes limites. Aristophane offre, en effet, de l’analogie avec Rabelais ; il a sa verve étourdissante, sa richesse d’invention, son intarissable gaîté. C’est, si l’on veut, un Rabelais grec ; moins profond, à la fois plus cynique et plus délicat, animé encore par le mouvement dramatique, vif, précis, affiné et allégé par l’élégance et la grâce de la muse athénienne. Nous sommes encore loin de le bien connaître ; on ne pénètre pas facilement dans le secret d’œuvres si éloignées de notre esprit et de nos mœurs. Au point de vue particulier de la religion, il resterait beaucoup à faire : il faudrait arriver à définir le rapport exact de cette ancienne comédie avec l’état de la société contemporaine, tout en y marquant avec précision le rôle de l’art, qui en a fait la valeur littéraire et assuré le succès. C’est à quoi on ne réussira jamais complètement.


I.

Il y a d’abord un fait dont la critique moderne s’est naturellement inquiétée. Cette comédie, religieuse à sa manière, qui fait partie de la fête d’un dieu, se permet avec la religion, avec les divinités, avec celle même à qui elle est consacrée, les libertés les plus étranges. Comment cela est-il possible ? quels sont les objets déterminés et les limites de cette licence ? Voilà des questions qui demandaient évidemment une réponse.

Ce qui explique les hardiesses irrévérencieuses d’Aristophane et des comiques de son temps, c’est l’esprit de la religion grecque et par suite une tradition depuis longtemps établie. Cette religion est tellement humaine que les dieux sont de vrais hommes qui conservent dans le ciel leurs caractères, leurs passions, leurs goûts, leurs plaisirs. Le Grec s’est divinisé, et si complètement qu’il n’a rien laissé de lui-même sur la terre. De là vient qu’en se considérant dans cette vie divine, qui n’est guère qu’une image de sa vie terrestre, il se reconnaît et garde sa liberté d’esprit. Sans doute, le divin renferme une part qui ne vient pas de lui. Il y vénère une force supérieure, qui, présidant aux phénomènes et aux vicissitudes régulières de la nature, enferme sa propre existence dans le cercle fatal du monde et des lois mystérieuses qui le régissent. Mais, tout en sentant ce joug, comme il le porte légèrement ! Comme il s’est dégagé de l’étreinte des sombres croyances de ses pères ! Comme il les a dépouillées de leur horreur primitive et les a transformées en les animant de sa libre activité ! À son tour, il a soumis le monde divin à toutes les formes de sa souple et riche imagination, en a fait la matière de ses inventions, y a composé des scènes pour son plaisir, fait retentir les éclats de sa propre gaîté. Qu’est-ce en effet que ce rire immense excité par la démarche de l’immortel boiteux, dans ses fonctions improvisées d’échanson des banquets olympiens ? Voilà le germe de la parodie religieuse, et cela dès l’origine de la religion, puisque c’est Homère qui l’a constituée. Entrés dans cette voie dès le début, les Grecs ne s’arrêteront pas ; ils iront jusqu’au grotesque dans la représentation familière des aventures de leurs dieux : entre autres témoignages, les peintures des vases en font foi. Un artiste s’amusera sans scrupule à placer dans une pompe bachique Vulcain ivre sur un âne. Un autre ne craindra pas de faire grimper à l’échelle Jupiter en bonne fortune et de lui donner pour porte-falot un Mercure ventru, véritable esclave de comédie. Ces plaisanteries sont la monnaie courante de la mythologie populaire et ne tirent pas à conséquence.

Ce genre de licence est donc autorisé en Grèce par une très ancienne tradition, qui s’est fidèlement conservée dans les mœurs. Comment la comédie l’aurait-elle exclu de son domaine ? Ce merveilleux bouffon convenait parfaitement à sa nature primitive, à ce mélange de religion naturaliste et d’ivresse railleuse qui suscita ses premiers essais. Aussi les dieux paraissent-ils sur la scène comique, aussitôt qu’elle a reçu une organisation régulière, et ils y tiennent d’autant plus de place qu’à ce moment, sous le gouvernement des tyrans de Syracuse, la satire politique, qui bientôt l’envahira tout entière, n’y a pas accès. La comédie d’Épicharme, le prédécesseur des comiques athéniens, est en grande partie mythologique ; elle a pour personnages des dieux et des héros, et il faut voir comme elle en use avec eux. La formidable gloutonnerie de l’Olympe en liesse dépeuple les mers, et Neptune, son pourvoyeur, quitte le trident pour les filets. On apporte deux énormes poissons : aussitôt Jupiter se les adjuge ; il en dévore un, et garde l’autre pour le partager avec Junon à l’exclusion des autres dieux. Minerve, la chaste déesse, se transforme en joueuse de flûte ; Castor et Pollux, en danseurs. Telle est, dans la mieux connue de ses pièces, les Muses ou les Noces d’Hébé, la mythologie d’Épicharme, le prince des comiques au jugement de Platon, le pythagoricien qui portait sur la scène les enseignemens les plus graves et les plus élevés. Après de pareils exemples et de pareils contrastes, il n’y a guère lieu de s’étonner des audaces irréligieuses d’Aristophane.

On l’a fait cependant, et des critiques de valeur en ont cherché des explications inutiles. Bœttiger par exemple, dans une dissertation déjà ancienne sur ce sujet qu’on peut encore consulter avec fruit, les attribue pour une bonne part à la parodie des tragiques, très habituelle en effet à la comédie. Il rejette d’ailleurs avec raison, après La Harpe, une distinction fausse du père Brumoy entre « une religion poétique et une religion réelle, une religion de théâtre et une religion de pratique. » Toute autre distinction analogue ne serait pas plus vraie. En réalité, l’Olympe tout entier, tel qu’il paraît dans les chants des poètes et dans les cérémonies religieuses, sans distinctions ni catégories d’aucune sorte, est livré à la comédie ; les grands dieux comme les petits, les nationaux comme les étrangers, prennent place dans ce panthéon grotesque qu’elle expose au rire des Athéniens.

« La Discorde, s’étant unie au vieux Cronos, enfanta un très grand tyran, que les dieux appellent Céphalègérète[2]… Au même dieu la Luxure donne pour fille Héra Aspasie, l’impudente courtisane. » C’est ainsi que Cratinus, dans une de ses comédies, les Chirons, se permettait de travestir le divin ménage de Jupiter et de Junon. Platon le comique intitulait une de ses pièces Jupiter maltraité, et l’on suppose qu’il s’agissait de quelque gaucherie du maître de l’Olympe au jeu du cottabe, l’amusement favori des banquets athéniens, et de quelque mésaventure qui s’ensuivait pour lui. Hermippe avait mis en comédie la naissance de Minerve, et il est présumable que la hache de Vulcain y jouait son rôle comme plus tard dans le dialogue de Lucien où elle délivre Jupiter de son mal de tête. Mais à quoi bon recourir aux conjectures ? Aristophane, tout incomplet qu’il nous est parvenu, suffirait amplement à nous pourvoir d’exemples. Voici, dans les Grenouilles, Hercule avec sa voracité traditionnelle : les cabaretières des enfers se plaignent qu’il ait vidé leurs garde-manger, et Proserpine, qui a conservé de lui un tendre souvenir, s’empresse, à la nouvelle de son retour, de faire rôtir un bœuf entier. Voici, dans Plutus, Mercure qui, après avoir inutilement fait la grosse voix, puis tenté d’apitoyer l’esclave Carion sur les souffrances de son estomac, trouve à grand’peine, dans ses nombreuses attributions dorénavant sans objet, un titre aux fonctions d’aide de cuisine.

La pièce des Oiseaux réunit sous le choc des mêmes agressions toutes les catégories de dieux qu’on pourrait être tenté d’établir. C’est l’Olympe tout entier qui souffre de la famine, depuis que la construction de la ville aérienne le prive de la fumée des sacrifices. Les dieux barbares, les plus affamés, le remplissent de leurs cris discordans et menacent Jupiter d’une révolte. Il faut donc qu’il se résigne à entrer en composition avec les oiseaux, les nouveaux maîtres du monde, et à leur envoyer des ambassadeurs. Ressource médiocre, d’une efficacité plus que douteuse : le chef de l’ambassade est, il est vrai, Neptune, un des grands dieux, dévoué aux intérêts de l’Olympe et bien au fait de ses traditions ; mais la tyrannie de l’esprit démocratique lui adjoint de tristes compagnons, représentans des divinités barbares et d’ordre inférieur. Il a beau donner des leçons de tenue au dieu Triballe, sorte de brute sauvage, et faire effort pour abuser l’esprit épais d’Hercule, le premier, qui veut manger, ne comprend rien aux finesses de la diplomatie, et, lâchant quelques mots d’un jargon barbare, analogue au turc de Molière, accorde tout du premier coup. Quant au second, il se rend à un argument irrésistible : le fumet du gibier qu’on rôtit pendant la négociation calme tout de suite ses dispositions belliqueuses. Un instant il paraît ébranlé par une objection : « Si Jupiter meurt après avoir cédé la tyrannie, tu seras pauvre, lui dit Neptune ; car c’est à toi que doit revenir tout ce qu’il laissera en mourant. » Mais le négociateur des oiseaux lui cite le texte de la loi athénienne, qui ne reconnaît aucun droit aux enfans illégitimes et fait retourner l’héritage aux plus proches parens du mort. C’est donc à son frère, et non à son fils, que Jupiter doit laisser son bien, et Neptune n’a parlé que dans son propre intérêt. Que répondre à une argumentation aussi péremptoire ? Les yeux d’Hercule s’ouvrent à l’évidence, et Neptune lui-même renonce à la lutte : la Souveraineté est donc décidément abandonnée aux oiseaux ; elle quitte Jupiter, qui devra se contenter de sa femme Junon. On pourrait dire que le poète et son public ne croient pas plus ici à la réalité du dieu Triballe qu’à celle de l’ambassadeur Pseudartabas dans les Acharniens ; mais Neptune et Hercule, mais Jupiter et tout l’Olympe ? C’est tout le personnel autorisé de la religion hellénique qui est d’abord livré au ridicule.

Si tout cela n’est pas de l’athéisme, assurément ce n’est pas non plus du respect religieux. Plaçons-nous cependant, si nous pouvons, au point de vue des Grecs, et nous reconnaîtrons qu’à leurs yeux il n’y avait pas là d’impiété. Dans un dialogue que l’académicien Boivin, au commencement du xviiie siècle, mettait à la suite de sa traduction des Oiseaux, un personnage, le Scholiaste, qu’Aristophane appelle à son aide au besoin, dit assez spirituellement, en s’appropriant à demi un trait de Lucien[3] : « Les Grecs croyaient que Jupiter lui-même riait avec eux des bons mots du poète impie. » Cela n’est pas très loin de la vérité. Il faut même supprimer le mot impie que Boivin applique au poète. Aristophane était tout simplement comme les Athéniens de son temps, qui ne se croyaient pas impies pour user largement avec leurs dieux des licences traditionnelles. Toute proportion gardée, notre moyen âge chrétien a fait de même. À cette époque de foi profonde et naïve, si Dieu lui-même est respecté, ses ministres le sont fort peu. Le vilain du fabliau traite fort lestement saint Pierre, saint Thomas et saint Paul, qui lui refusent l’entrée du paradis, et, si l’on y regarde de près, la justice divine elle-même était en défaut, quand elle oubliait l’âme du pauvre homme. Le bon Dieu de Béranger, qui met le nez à sa fenêtre, vient en droite ligne de ce Père éternel dont la providence est sujette à sommeiller. La vénération des fidèles n’exclut pas à son égard une familiarité quelque peu compromettante ; mais surtout l’idée qu’ils se font de la bonté infinie de la Vierge l’abaisse parfois jusqu’à des miracles peu édifians en faveur de pécheresses privilégiées. Les mystères sont encore plus hardis, du moins à la fin de leur longue carrière. Comment se figure-t-on aujourd’hui qu’au commencement du xvie siècle l’auteur du mystère des Trois rois ait osé faire tenir à l’ange Gabriel le langage dont s’égayait à bon droit Voltaire[4] ?

La mythologie grecque, divinisation perpétuelle de l’humanité, prêtait bien plus que les légendes populaires du christianisme à ces empiétemens de la réalité la plus vulgaire dans le monde divin, et, par suite, la foi s’en accommodait encore plus facilement. Elle était d’ailleurs, comme on sait, beaucoup plus libre chez les Grecs. En général, le poète comique y représente, à cet égard, la disposition commune de tout le peuple. S’il exagère, s’il grossit les traits, c’est le droit reconnu d’une fête bachique ; c’est aussi que la perspective de la scène n’admet guère les délicatesses de dessin ni de couleur. Dans ce grand théâtre d’Athènes, pour qu’une figure produise son effet, il faut d’abord qu’elle soit vue.

Une analyse complète d’Aristophane, au point de vue qui nous occupe, aurait à passer en revue une riche galerie de personnages. À côté des dieux de tout ordre prendrait place tout ce qui joue un rôle dans la vie religieuse, par exemple les prêtres et les devins. La conclusion commune à laquelle on arriverait pour chaque cas, c’est que, une fois la part faite aux procédés habituels de la comédie, les témoignages qu’on y peut recueillir prouvent plus sur les mœurs athéniennes que sur la pensée particulière d’Aristophane. Ainsi, dans le Plutus, le prêtre de Jupiter sauveur, que son dieu ne nourrit plus faute de sacrifices, l’abandonne pour marcher en tête de la procession qui va installer dans l’opisthodome du Parthénon la divinité toute-puissante de la richesse : est-ce un trait lancé avec intention par un ennemi des prêtres ? Non ; c’est une forme particulière, adaptée au sujet du Plutus, d’une plaisanterie très ordinaire à laquelle les mœurs religieuses semblaient inviter d’elles-mêmes la liberté de l’esprit grec. Le mot : le prêtre vit de l’autel, était matériellement vrai en Grèce. Notre moyen âge, dont le souvenir ici encore se présente naturellement, s’en est permis bien d’autres sur les moines et même sur les papes.

Au sujet des devins, la question pourrait sembler plus grave, en ce sens qu’elle implique chez les Grecs un sentiment plus intime et plus profond. La croyance à des révélations de l’avenir, soit d’après des signes donnés par les entrailles des victimes sur l’autel, soit d’après des phénomènes extraordinaires où la superstition contemporaine reconnaissait une action divine, soit enfin d’après des oracles que révélait tout à coup quelque possesseur privilégié de recueils mystérieux, excitait en Grèce une curiosité ardente précisément à l’époque où fleurissait l’ancienne comédie. Cependant faut-il s’étonner pour cela qu’Aristophane n’ait pas mieux respecté cette foi si éveillée et si inquiète, et que ni les devins ni les oracles n’aient échappé à ses atteintes ? Quand Trygée sacrifie à la Paix enfin délivrée, l’odeur des victimes attire aussitôt le devin Hiéroclès avec ses préceptes et ses oracles, transformé en parasite effronté de sacrifices ; il s’en retourne bafoué et battu : est-ce donc qu’Aristophane en voulait aux devins ? Il est possible qu’il eût quelque grief personnel contre Hiéroclès, qu’Eupolis représente au contraire comme un honnête homme ; mais, quant aux devins en général et à leur art, le poète n’est que l’interprète du sentiment populaire. Crédulité et défiance, crainte et antipathie, telles sont dès l’origine les dispositions des Grecs à l’égard de ces hommes qui passent pour les dépositaires des secrets de la destinée. « Prophète de malheur, tu n’aimes qu’à prédire le mal, » disait déjà, dans Homère, Agamemnon à Calchas. Ce sont là des sentimens naturels ; les oracles sont ambigus, les prédictions incertaines, souvent démenties par l’événement quand elles ont été connues d’avance ; la crédulité est donc inquiète, d’autant plus qu’il lui est arrivé d’être exploitée. Onomacrite n’a-t-il pas été convaincu, au début des guerres médiques, d’avoir falsifié les oracles de Musée ? Après l’issue désastreuse de la guerre de Sicile, Thucydide constate l’irritation générale contre les collecteurs d’oracles, les devins et les prophètes de toute sorte qui avaient flatté l’ambition athénienne d’une fausse espérance. Par moment, la force de la réalité, le bon sens, la légèreté grecque atténuent les effets de la superstition. Et voilà comment Aristophane peut parodier impunément les oracles de Bacis, l’antique devin de Béotie, très en faveur pendant la guerre du Péloponèse. C’est ce qu’il fait en toute occasion.

« Lisez-moi cet oracle que j’aime tant, où il est dit que je serai un aigle au milieu des nuages, » dit à ses flatteurs le bonhomme Démos, le peuple personnifié. — C’était par cette image, en effet, qu’un oracle attribué à Bacis annonçait la grandeur future d’Athènes. — Et aussitôt Cléon, le corroyeur, et son rival, le charcutier, débitent à l’envi au noble fils d’Érechthée les énigmes plus ou moins claires, inventées par le poète à l’imitation des prophéties en vogue. « Garde, dit Cléon, le chien sacré aux dents tranchantes, qui, aboyant devant toi et poussant pour toi des hurlemens formidables, t’assurera tes honoraires (de juge), mais qui périra si tu l’abandonnes ; car mille geais le poursuivent de leurs cris haineux. » — « Méfie-toi, réplique le charcutier, du chien Cerbère, asservisseur d’hommes, qui te flatte de la queue, lorsque tu dînes, et, prenant son temps, te mange ton dîner pendant que tu bayes aux corneilles ; la nuit, il se glissera à ton insu dans la cuisine, et sa langue y nettoiera les plats et… les îles. » Et les deux adversaires continuent la lutte à coups de prophéties et de platitudes, jusqu’à ce qu’un dernier oracle, celui que Cléon gardait avec le soin le plus jaloux, et sur lequel se noue et se dénoue la légère intrigue de la pièce, désigne clairement comme le successeur du démagogue évincé le coquin qui le surpasse en effronterie. À peine la cité des oiseaux est-elle fondée dans les airs, qu’on y voit paraître, au même titre qu’un marchand de décrets et un sycophante, un collecteur d’oracles avec une prophétie de Bacis toute prête pour la circonstance. « Que n’en parlais-tu avant que je fondasse la ville ? lui demande-t-on. — La divinité enchaînait ma langue. » Ces traits contre la valeur des prédictions faites après coup, le charlatanisme des devins et la crédulité vaniteuse du peuple font, sans doute, honneur au bon sens d’Aristophane ; mais il en revient aussi quelque chose à un public tout disposé à s’en égayer.


II.

De ces différentes observations faudrait-il conclure qu’il régnait en Grèce une liberté absolue dans les questions religieuses ? Une pareille erreur n’est pas possible. Qui ne pense tout de suite à la mort de Socrate, le grand contemporain d’Aristophane, et qui ne se rappelle que l’impiété fut un des deux chefs d’accusation qui le firent condamner ? Dans cette condamnation, quelque part que l’on veuille faire à des ressentimens politiques contre le maître d’Alcibiade et de Critias ou à l’irritation des juges provoquée par l’attitude de l’accusé, il reste un fonds général de scrupules religieux tout prêts pour chaque circonstance propre à les éveiller. C’étaient eux qui, une vingtaine d’années auparavant, avaient fait chasser d’Athènes le sophiste Protagoras et brûler un de ses livres, qui, en remontant un peu plus haut, dictaient la sentence d’Anaxagore ; c’étaient eux qui, même au siècle suivant, lorsque la philosophie avait, ou peu s’en faut, le droit de tout dire, et que l’athéisme n’exposait plus l’impie à ce que sa tête fût mise à prix comme autrefois celle de Diagoras de Mélos, c’étaient eux qui faisaient encore courir un péril sérieux au philosophe Stilpon, pour une plaisanterie sur Minerve, et à Théodore l’athée, pour une question ironique adressée à un hiérophante. Parmi tous ces faits bien connus, il y en a un qu’il est à peine besoin de rappeler, tant son souvenir est lié aux plus graves péripéties de la guerre du Péloponèse : c’est le procès d’Alcibiade, à la suite de la mutilation des Hermès et de certaines profanations des mystères. La législation armait la cité contre les impies ; il y avait une action publique d’impiété, et la condamnation pouvait entraîner contre le coupable la peine de mort, la confiscation de ses biens et la privation de la sépulture dans la terre de la patrie.

Et qu’on ne croie pas que le théâtre ait été pour les hardiesses de pensée et de langage un asile protégé par une tolérance absolue. Aristote nous apprend qu’Euripide s’entendit reprocher dans un procès le vers fameux d’Hippolyte, contredit cependant par le dévoûment du héros : « Ma langue a juré, mais non pas mon âme. » Pour avoir consacré par la concision expressive de la forme poétique cette distinction dangereuse et porté ainsi atteinte à la sainteté du serment protégée par les dieux, il avait blessé la conscience publique, et ses ennemis en profitaient à l’occasion. Ce qui surprend davantage, c’est qu’une accusation en forme d’impiété fût intentée au religieux Eschyle. Si l’on en croit une légende assez suspecte, l’indignation provoquée par un de ses drames fut si vive qu’il faillit être lapidé pendant la représentation même, et il n’échappa à ce péril qu’en se réfugiant auprès de l’autel de Bacchus ; traduit ensuite devant l’aréopage, il ne dut son salut qu’au souvenir de l’héroïsme de son frère Cynégire et du courage qu’il avait lui-même montré à Marathon et à Salamine. Ce qui semble hors de doute, c’est qu’il eut réellement à se défendre contre une accusation d’impiété pour divulgation des mystères.

Évidemment la comédie jouissait d’une immunité particulière ; mais cette raison ne suffit pas pour expliquer la contradiction entre l’indulgence singulière des Athéniens pour certains outrages à la divinité et, par moment, leur intolérance ombrageuse, entre l’impunité d’Aristophane et la sévérité vigilante de la loi à l’égard d’hommes comme Eschyle et comme Socrate. Il faut définir la piété et l’impiété au sens grec. Qu’était-ce en réalité qu’un homme pieux ? Était-ce celui dont la foi fervente et profonde entourait les dieux d’une respectueuse vénération ? Non ; la conception de la piété était plus étroite et s’inquiétait moins des sentimens intimes de l’âme : c’était, pour les Grecs, comme plus tard pour les Romains, une forme de la justice ; c’était « la justice à l’égard des dieux, » ainsi que Cicéron la définit dans le premier livre du traité de la Nature des dieux, c’est-à-dire l’exactitude à leur rendre ce qui leur était dû, en particulier par les sacrifices traditionnels. Entre les dieux et les hommes, il y avait eu comme une convention originelle, un échange réglé d’hommages et de bienfaits, d’où dépendait la conservation des familles et des cités. De là le droit d’intervention de l’état. « Souvent toute une ville a porté la peine des crimes d’un homme ; » l’antique maxime d’Hésiode était encore dans la bouche d’Eschine un argument redoutable, contre lequel Démosthène croyait devoir déployer toute sa force. Le salut de l’état était intéressé à ce que la colère de la divinité, lésée dans ses droits, ne fît point payer à tous la faute d’un seul ; il pouvait donc sévir contre le citoyen qui manquait à un devoir religieux. Socrate était accusé de ne pas rendre aux dieux de la cité les hommages consacrés par la coutume. Un autre exemple nous fait pénétrer plus avant, et nous montre le lien qui rattachait l’idée grecque de la piété à une croyance cosmogonique, c’est-à-dire au fond même de la religion primitive : c’est celui d’Anaxagore. Quel était son crime, quand toute la puissance de Périclès le sauvait à grand’peine d’une condamnation capitale ? Il tombait sous le coup du décret de Diopithe contre les explications rationnelles des phénomènes célestes ; il substituait des causes physiques aux personnifications divines des forces naturelles : c’était chasser les dieux de leurs trônes, et, au grand péril de la cité, encourager la négligence de leur culte. Le type de la piété à cette époque, c’est Nicias, superstitieux et attentif observateur des prescriptions religieuses, dont le bonheur à la guerre est attribué à sa scrupuleuse et magnifique dévotion, et qui finit par perdre l’armée athénienne en Sicile par peur d’une éclipse.

L’intolérance religieuse a donc existé chez les Athéniens ; mais il faut ajouter à leur décharge qu’elle fut chez eux inconséquente et capricieuse : elle fit moins de mal, parce qu’elle n’existait point par sa propre force, comme un principe absolu de gouvernement ou comme un effet constant et régulier du fanatisme. Elle ne se produisait guère qu’à l’occasion d’une circonstance accidentelle ; plus d’une fois, dans le nombre de faits restreints qui est parvenu à notre connaissance, nous la voyons servir d’arme aux partis politiques dans les hasards de leurs luttes quotidiennes. Il n’y avait rien qui ressemblât au fonctionnement attentif d’une magistrature, chargée de veiller sur les intérêts religieux. Pour conclure sur Aristophane, s’il ne fut pas inquiété, c’est que la loi ne l’atteignait pas ; l’accusation d’impiété ne s’adressait pas à lui. Il n’avait pas commis de profanation religieuse, comme Eschyle et Alcibiade furent accusés d’en commettre ; il n’avait pas, comme les sophistes, nié l’action de la puissance divine dans le monde physique ; il n’avait pas, comme on prétendit que Socrate l’avait fait, détourné de rendre aux dieux de la patrie le culte auquel ils avaient droit : il n’était donc dans aucun des cas qui rentraient dans l’accusation d’impiété. Quant à la liberté de ses bouffonneries, elle n’excédait en rien les limites depuis longtemps acceptées par l’usage. Aussi ses ennemis, qui l’avaient attaqué en justice sur un autre chef, comme étranger, ne songèrent pas à le poursuivre comme impie. C’est qu’il avait pour lui la loi comme les mœurs.

Ce n’est pas encore assez que d’absoudre Aristophane au point de vue athénien. Si l’on veut définir la situation qu’il prétendait prendre dans les questions religieuses et qui ne lui était pas contestée, on devra reconnaître en lui avec quelque surprise un défenseur de la religion ; défenseur très fidèle, il est vrai, aux allures de l’ancienne comédie, mais complètement d’accord avec le peuple, et soutenant à sa façon le fonds de croyances et les formes du culte que sanctionne l’état. Enfin la piété fait partie de son patriotisme conservateur.

Il y a lieu en effet de distinguer les bouffonneries mythologiques depuis longtemps permises et que personne ne prenait au sérieux, des vers où le poète marque son attachement à la foi traditionnelle de son pays, et des expressions méditées de sa pensée personnelle. Voici, par exemple, un hymne qui se chante dans une de ses comédies :

« Neptune, dieu des coursiers, toi qui aimes leurs hennissemens et le choc sonore de leurs sabots, et la course victorieuse des galères rapides à l’éperon azuré, et les luttes magnifiques des chars, orgueil et perte des jeunes gens, viens ici dans notre chœur, ô dieu armé d’un trident d’or, ô roi des dauphins, ô fils de Cronos qu’invoque Sunium, qu’adore Géræstos, divinité amie de Phormion et, de toutes aujourd’hui, la plus propice aux Athéniens. »

La note comique, — un trait seulement sur la passion ruineuse des jeunes gens pour les chevaux, — se distingue à peine dans cette invocation à la grande divinité nationale de la mer et des coursiers, qui vient de présider aux succès de Cléon à Pylos et des chevaliers à Corinthe, et qui, quelques années auparavant, inaugurait la guerre du Péloponèse par l’importante victoire navale de Phormion. Tout le public s’associait à cette prière d’actions de grâces, et c’était sans aucun doute un sentiment sincère de religion patriotique qui se faisait jour dans le pêle-mêle apparent de fantaisies burlesques dont se compose la pièce politique des Chevaliers. Ce chant faisait partie de la parabase, morceau essentiel de l’ancienne comédie et souvenir expressif de sa première origine ; il y était donc comme à une place d’honneur, et y conservait la tradition des expressions sérieuses de piété qui sans doute, ne fût-ce qu’au moment du sacrifice, s’étaient mêlées primitivement aux réjouissances par lesquelles on fêtait les présens de Bacchus.

Neptune, d’après une légende importante que Phidias venait d’inscrire sur un fronton du Parthénon, avait disputé à Minerve le patronage d’Athènes. Une invocation adressée à Neptune comme dieu protecteur appelait naturellement une invocation à Minerve ; et, s’il recevait ici les premiers hommages du chœur, composé de chevaliers, c’était uniquement à cause du sujet de la pièce et des circonstances politiques. Il y a donc aussi dans cette parabase une prière à la déesse, et elle est conçue dans le même esprit, sincère et vraiment religieux, quoique le chœur la rapproche du ton de la comédie, en unissant à la pensée des victoires qu’il souhaite à la patrie des vœux pour sa propre victoire sur les rivaux du poète au concours des Lénéennes : « Ô Pallas, gardienne de la cité, ô toi qui règnes sur la contrée la plus sainte, la première de toute par sa gloire guerrière, par ses poètes et par sa puissance, viens parmi nous, amenant avec toi la victoire, notre alliée dans les guerres et dans les combats, la compagne fidèle de notre chœur… »

On ne peut nier que l’auteur de ces strophes ait tenu à rendre hommage aux divinités de sa patrie ; nous avons une preuve encore plus décisive de ces dispositions d’Aristophane. Il y a une de ses comédies qui est tout entière une attaque contre l’impiété, les Nuées. Quels sont les impies auxquels en veut ce défenseur des intérêts moraux et religieux de la cité ? Les sophistes, personnifiés dans Socrate. Ne nous inquiétons pas de cette personnification ni de ce qu’elle peut avoir de faux et d’injuste, et bornons-nous à dégager la pensée d’Aristophane. Les sophistes et leurs disciples, Euripide dans le nombre, ne se contentent pas des croyances et des cultes populaires ; ils expliquent par la raison les phénomènes naturels que la foi attribue à l’action merveilleuse de la divinité, et par là ils diminuent ou suppriment les dieux. Leur crime, c’est l’abus orgueilleux du raisonnement, qui les conduit en religion à l’athéisme, en morale au mépris de la justice et à l’oubli des vertus civiques. Voilà quelle est la thèse d’Aristophane, très conforme, on le voit, à l’esprit de la constitution athénienne et aux opinions vulgaires sur l’impiété, capable par conséquent de lui concilier la faveur du public ; mais pour cela il fallait qu’elle fût bien comprise. Or la comédie d’Aristophane a les formes si peu respectueuses, et, quel que soit son but, elle se livre en route à de telles fantaisies, que quelques-uns risquaient de s’y tromper. Quand, par exemple, à l’explication de la pluie par les nuages est opposée, dans une plaisanterie difficile à reproduire, la croyance populaire à l’action divine de Zeus, le souverain du ciel, de quel côté est le scandale ? Le ridicule est distribué avec une impartialité peu rassurante pour l’orthodoxie du poète. Il faut donc à ce passage et à d’autres une contre-partie ; il faut que les morceaux les plus importans produisent des impressions très nettes dans le sens de la vraie pensée d’Aristophane. C’est pour cela que la parabase des Nuées, comme celle des Chevaliers, contient des invocations religieuses d’un beau caractère, où de même se glisse un trait destiné à rappeler la fiction sur laquelle repose la fable comique :

« J’appelle au milieu de notre chœur, d’abord le roi céleste, le souverain des dieux, le grand Zeus ; puis la divinité redoutable, dont la force immense, armée du trident, soulève comme avec un levier la terre et la mer salée ; et notre père glorieux, l’auguste Éther, le nourricier universel ; et le dieu conducteur d’un char, dont la clarté resplendissante rayonne sur toute la terre, grand parmi les divinités et les hommes. »

Si, parmi ces grands dieux de la nature consacrés par la foi antique, l’Éther, père des nuées, n’avait pas une place, en quoi cette invocation différerait-elle des hymnes les plus religieux ? On ne saisit plus aucune différence dans la seconde strophe, où les dieux des élémens ont fait place aux divinités plus personnelles, honorées comme les principaux d’entre eux, Jupiter et Neptune, dans les grands sanctuaires de la Grèce : « Viens, ô viens, Phébus, dieu de Délos, qui occupes la roche élevée du Cynthe ; et toi, déesse bienheureuse qui habites à Éphèse la demeure d’or où les vierges des Lydiens te rendent d’éclatans hommages ; viens aussi, ô déesse de notre patrie, dont la main gouverne l’égide, patronne de notre ville, ô Athéné ; et toi qui, dans ta marche souveraine sur les rochers du Parnasse, y allumes les feux des torches, resplendissant parmi les bacchantes de Delphes, ô dieu du cômos, Dionysos ! »

La comédie use de son droit en choisissant parmi les épithètes de Dionysos celle qui rappelle les plaisirs bachiques. Elle emprunte d’ailleurs la forme solennelle des hymnes d’invocation, consacrée depuis le vieux Terpandre, et le ton de la prière reste grave. C’est une sorte de litanie analogue à celle qui remplit le premier chœur des Sept Chefs. Elle n’en a ni le développement abondant ni l’accent pathétique ; mais elle appartient à la même religion.

C’est cette religion, la religion populaire et traditionnelle, celle qui est de tout temps dans les croyances, dans le culte, dans les mœurs, dans le langage, qui habite dans les temples et remplit de son inspiration les arts et la poésie, qu’Aristophane veut défendre. Son dessein est marqué par l’invention de la fable, par le sens général des principales scènes, surtout de la scène capitale, la discussion du Juste et de l’Injuste, enfin par le dénoûment. Ceci est une exception dans l’ancienne comédie, que terminait ordinairement une procession joyeuse en souvenir du cômos, d’où elle était sortie. Les Nuées, ces filles de l’impalpable éther, ces déesses de la subtilité, ces divinités révolutionnaires qui, au dire des sophistes, ont avec le tourbillon détrôné Jupiter, se révèlent à la fin comme des ministres de la justice divine. Le pauvre Strepsiade, poursuivi par ses créanciers, ayant de nouveaux procès sur les bras pour avoir trop bien profité des leçons d’impudence et de mensonge qu’il a été chercher, enfin battu et réduit au silence par son fils, meilleur sophiste que lui, s’en prend aux Nuées :

« C’est votre faute, leur dit-il, si j’en suis là ; c’est parce que je m’en suis remis à votre direction. — C’est toi-même, toi seul qui t’es attiré ces maux par ta propension aux actions coupables. — Hé ! pourquoi ne le disiez-vous pas, au lieu d’exciter en le leurrant d’espérances un homme de la campagne, un vieillard ? — C’est ainsi que nous agissons toujours à l’égard de celui que nous voyons céder à l’amour du mal, jusqu’à ce que nous l’ayons précipité à sa perte pour lui apprendre à craindre les dieux. »

Strepsiade reconnaît la justice de cette sentence, et n’a d’autre consolation que de mettre le feu à l’école de Socrate. Ces dernières paroles des Nuées ne sont nullement en contradiction avec le chant qui accompagnait leur entrée en scène :

« Vierges qui portons les pluies, allons visiter la contrée brillante de Pallas, l’aimable terre de Cécrops, fertile en hommes valeureux, où s’accomplissent les augustes cérémonies, protégées par le silence, dans le secret du sanctuaire mystique ouvert aux saintes initiations ; où, en l’honneur des dieux célestes, s’élèvent les temples et les statues, s’avancent les processions saintes, se célèbrent en toute saison les sacrifices couronnés de fleurs et les fêtes brillantes ; où, quand arrive le printemps, le culte de Bromios fait retentir les chants mélodieux des chœurs rivaux et la voix sonore des flûtes. »

Voilà l’image brillante et complète de cette vie religieuse qui multiplie dans Athènes les hommages rendus sous toutes les formes aux grandes divinités des enfers et du ciel. Cette terre pieuse entre toutes, les Nuées y sont venues en définitive pour punir les impies. Ce sont eux qui les y appelaient, mais elles se sont tournées contre eux ; ces divinités inconsistantes, illusions de leur perversité, douées par leur esprit d’un charme corrupteur, loin de les soutenir, les ont perdus : ils ont péri par leur propre erreur. Tel est le sens général de la comédie des Nuées. Le développement de ces idées, malgré tout ce qu’Aristophane y avait mis d’invention, de verve, de grâce et de force, laissa le public assez froid. Aux délicatesses de cette morale ingénieuse, la foule préféra de beaucoup la Bouteille de Cratinus, où le vieux poète conservait les franches et joyeuses allures de la comédie primitive. Mais Aristophane n’accepta pas cette sentence ; nous avons sa protestation, et l’on sait qu’il voulut faire revenir sur leur impression ces juges qu’il accusait d’ingratitude et d’inintelligence. C’est qu’à ses propres yeux de pareilles innovations dans la forme et dans le sujet, cette portée nouvelle donnée aux farces dionysiaques, ces apologies énergiques et spirituelles de l’ancienne éducation, des anciennes mœurs, de l’ancienne foi, qui avaient formé les combattans de Marathon, constituaient son titre principal à l’estime publique, et qu’il se croyait vraiment d’accord avec le sentiment populaire et les plus hauts intérêts de sa patrie.

Voilà quelle est la mesure de la religion d’Aristophane. C’est celle du grand nombre soutenue par les principes des bons citoyens. Admet-elle une part de scepticisme ? Autant et pas plus que les dispositions générales de la société contemporaine. À cette époque, en effet, le scepticisme a pénétré dans les mœurs. Au mouvement des sophistes, alors dans toute sa force, répond le progrès naturel d’une dissolution dont la religion contenait en elle-même les premiers germes. Aristophane, l’ennemi des sophistes et des philosophes, en est un meilleur témoin qu’Euripide. On aura beau faire la part de la licence et de l’ivresse permises par la fête, il restera encore largement de quoi compromettre l’autorité des dieux. Cette piété d’un défenseur sans respect et sans pudeur constate, en réalité, leur faiblesse et l’aggrave par des blessures durables. Cependant le scepticisme involontaire et irréfléchi d’Aristophane reste loin de ce qu’osera plus tard une autre polémique, hostile, comme la sienne, aux philosophes. C’est à plusieurs siècles de distance, chez un imitateur des anciens comiques, Lucien, que le scepticisme arrive à son terme. Lucien ne se borne pas à reproduire et à continuer, dans le cadre de ses dialogues et dans les petits drames qu’il compose, les badinages mythologiques de ses spirituels prédécesseurs, il ne lui suffit pas de s’égayer sur le ménage de Jupiter et sur les amours des dieux, ou de traiter à son tour le thème de la traversée de l’Achéron ; chez lui, ce n’est plus la plaisanterie, qui s’arrête à la surface et relève en se jouant les naïvetés et les contradictions des légendes religieuses, c’est une ironie destructive, qui raisonne à outrance, s’attaque au fond même de la foi, et ne cesse que lorsqu’il n’y a plus rien. Lisez le Jupiter convaincu : la conclusion poursuivie et atteinte avec une rigueur impitoyable, c’est la négation de la Providence divine et de la responsabilité humaine au nom de la croyance homérique à la destinée. L’antique poète avait représenté le monde suspendu à une chaîne d’or que tient la main toute-puissante de Jupiter, et cette brillante image de l’harmonie de l’univers maintenue par un dieu suprême avait traversé les siècles, vénérée par la foule et admirée des philosophes. Mais Homère soumet la volonté de Jupiter à la destinée ; donc la chaîne d’or et la main de Jupiter ne suffisent pas. Il y a au-dessus de Jupiter la Parque avec son fuseau, et de ce fuseau pend un petit fil auquel est attaché le dieu souverain avec l’univers à sa suite. Voilà comment Lucien complète l’image d’Homère. Or, dit-il ailleurs, dans l’Assemblée des dieux, la destinée, dont les Parques sont les ministres, est un mot vide de sens ; elle n’existe que dans les disputes bruyantes des philosophes. Cela est plus grave que la plaisanterie des Nuées sur les jeûnes forcés de l’Olympe quand le désordre du calendrier athénien prive les dieux de leurs sacrifices.

Encore une fois, sans faire Aristophane plus religieux qu’il n’était, nous trouvons en lui, sous les hardiesses peu édifiantes du costume comique, un fidèle interprète du sentiment général des Athéniens d’alors, très libres parfois avec leurs dieux, mais attachés à la religion de leurs pères, très empressés aux nombreuses solennités qui faisaient de leur vie une fête perpétuelle, et nullement disposés à déserter les magnifiques temples qu’ils élevaient à ce moment même. En effet, le même temps voyait s’achever le Parthénon et la comédie s’emparer de la faveur publique, et, ce qui surprendra toujours la postérité, l’auteur des Nuées, des Oiseaux, des Grenouilles, fut un contemporain de Phidias et de Sophocle. Ces noms nous avertissent qu’il y a chez Aristophane un élément d’une grande valeur auquel il doit d’avoir sa place à côté de pareils maîtres dans le siècle de Périclès : l’art, qui lui permit d’offrir une satisfaction complète aux goûts des spectateurs athéniens à la fois grossiers et délicats. La question d’art est donc capitale dans ses comédies ; elle l’est en particulier dans la manière dont il a traité la religion, et l’étude en est beaucoup plus difficile et plus complexe qu’on ne le croirait de prime abord.


III.

Prenez par exemple la pièce des Grenouilles, qui semble à première vue le triomphe de la grosse caricature religieuse : vous serez surpris de voir quelle place y tiennent les combinaisons et les recherches de l’art. Pour être applaudi, ce n’était pas tout de présenter à la foule un Bacchus poltron et gouailleur. Cette hardiesse en elle-même n’était rien sans le cadre et l’idée comique. C’est ici que paraît d’abord ce mérite d’invention ingénieuse que l’antiquité reconnaissait dans Aristophane et dont il se vante lui-même avec complaisance.

Il veut, au moment où Euripide vient de mourir dans tout l’éclat de sa popularité, attaquer encore le poète qu’il n’a cessé de poursuivre pendant sa vie, et surtout il veut le juger, le condamner, pour ruiner, s’il est possible, son influence, en opposant à ses drames sans dignité, sans force, sans moralité, l’énergique et grande tragédie d’Eschyle. Cette pensée, si intéressante pour l’histoire littéraire, n’appartient pas tout entière en propre à Aristophane ; c’est en partie la pensée du jour. Presque aussitôt après Euripide, ayant à peine le temps de s’honorer encore par un hommage rendu à son émule, Sophocle aussi est mort. Les grands tragiques viennent donc de disparaître ; malgré le nombre considérable de poètes qui se pressent sur leurs traces, la scène semble vide, et la postérité commence son œuvre en jugeant entre eux ces maîtres dont elle ne doit pas voir les égaux. Tel est le sentiment général, et la comédie, fidèle à son rôle, s’en fait l’interprète. En même temps qu’Aristophane, au même concours, Phrynichus l’exprime à sa manière dans les Muses, où, comme on le croit généralement, il instituait les déesses juges d’un débat entre Sophocle et Euripide. Qu’y a-t-il donc dans les Grenouilles qui soit personnel à leur auteur ? On voit d’abord qu’il établit la rivalité, non pas entre les deux poètes qui viennent de mourir presque ensemble, mais entre Euripide et le vieil Eschyle, mort depuis un demi-siècle, afin que l’opposition soit plus tranchée. Ensuite il place le débat et le jugement dans les enfers. Les enfers lui fournissent le cadre de sa pièce ; mais ici encore il faut faire la part de ce qu’il n’a pas inventé et de ce qui lui appartient. C’est seulement par des éliminations successives qu’une analyse, poursuivie de degré en degré, fera retrouver le travail de son esprit et saisir sa véritable originalité.

Ce n’était pas la première fois que la comédie pénétrait dans ce triste monde de la mort qui inspirait aux Grecs une si vive répugnance. Elle s’y était installée sans hésiter avec ses hardiesses de toute sorte et cette indomptable gaîté qui exerçait au théâtre de Bacchus un empire souverain et universel. De même encore au moyen âge, les terreurs très sincères de l’enfer chrétien n’ont pas tenu à distance la verve ironique des fabliaux. Avant les Grenouilles d’Aristophane, une pièce de Phérécrate avait montré Eschyle dans les enfers. Si la comédie d’Eupolis, intitulée les Peuples, n’y plaçait pas la scène de son action, elle contenait du moins une évocation qui faisait apparaître les morts illustres, Solon, Miltiade, Aristide, Périclès, pour les opposer à leurs indignes successeurs ; idée qui présente quelque analogie avec celle d’Aristophane. Chez les Grecs, la pensée des vivans ne se détachait pas de ceux qui les avaient quittés ; elle les suivait dans leur nouveau séjour, dans leur « nouvelle forme de vie, » comme dit Euripide ; elle se les représentait volontiers, sinon avec une conviction profonde, gardant le même caractère et les mêmes facultés, livrés aux mêmes occupations que pendant leur habitation sur la terre. De là ces inventions naturelles de la comédie. « Si vraiment, comme quelques-uns le prétendent, les morts conservaient le sentiment, je me pendrais pour voir Euripide, » dira un personnage de Philémon, sans doute en souvenir des Grenouilles, dont il réduira ainsi la pensée aux proportions de la croyance vulgaire. Aristophane lui-même reprit dans une pièce dont il n’est guère resté que le titre, Gérytadès, ce cadre commode et accepté. Il y envoyait en députation vers les poètes des enfers les représentans vivans des différens genres de poésie, les plus pâles, les plus maigres, ceux chez qui l’apparence extérieure trahissait des relations anticipées avec le séjour des ombres. Ainsi la comédie se mouvait à l’aise dans cette région merveilleuse de la mort, si souvent visitée par l’imagination populaire, et elle usait sans scrupule de la même familiarité avec le personnel des enfers qu’avec celui de l’olympe.

Quelles sont donc sur ce point dans les Grenouilles les inventions d’Aristophane ? D’abord il parodie les Descentes aux enfers, ce qu’il ne semble pas qu’on eût fait avant lui. C’était un des grands sujets de l’épopée ; il remontait jusqu’à l’école d’Hésiode : depuis, il avait été traité par les orphiques, au point de vue particulier de leur doctrine religieuse, et par les auteurs plus populaires de poèmes sur Hercule et sur Thésée. Un témoignage intéressant de l’importance qu’il avait prise dans les préoccupations poétiques et religieuses de la Grèce, c’est qu’il fournissait la matière d’une des principales œuvres du grand peintre national Polygnote. Une des deux parois de la Lesché des Cnidiens à Delphes était remplie par une image des enfers : tel était bien le sujet véritable, quoique l’idée première de la composition fût simplement empruntée à l’Évocation des morts de l’Odyssée. Non-seulement on y voyait Thésée et Pirithoüs scellés par une force mystérieuse à leurs sièges de pierre comme dans l’épopée contemporaine de Panyasis, ce qui était un souvenir précis de leur descente aux enfers ; mais le monde infernal, que l’offrande du sang versé dans la fosse était censé ouvrir aux yeux d’Ulysse, s’était enrichi de la plupart des idées religieuses et philosophiques qui s’étaient développées autour de ces voyages merveilleux attribués par la légende à certains héros. Ainsi se mesurent le chemin parcouru depuis l’antique épopée par la pensée et l’imagination des Grecs, et le mouvement qui, au milieu du ve siècle, entraînait vers ce sujet l’élite des esprits. Quant à la foule athénienne, deux légendes lui étaient surtout familières : la descente aux enfers d’Hercule et celle de Thésée, le héros national. Sans doute, la tragédie les lui avait déjà rappelées plus d’une fois : nous en possédons une preuve pour le premier de ces héros dans l’Hercule furieux d’Euripide. C’est la descente d’Hercule, personnage depuis longtemps acquis à la comédie, qui sert de point de départ à la composition d’Aristophane, et, comme il est naturel, les côtés héroïques de son caractère n’y font pas oublier les attributions qui sont en possession d’égayer les Grecs. Le vainqueur de Cerbère est en même temps le formidable mangeur que l’on sait. Ses exploits dans le royaume d’Hadès sont de deux sortes : il en a enchaîné le monstrueux gardien et dévasté les cabarets.

Cependant ce n’est pas lui qui, dans les Grenouilles, descend aux enfers ; il n’y est représenté que par les souvenirs qu’il y a laissés. Celui qui tente l’aventure, c’est le dieu Bacchus, et c’est en cela qu’Aristophane se montre le plus heureusement inventif. Parmi les légendes de Bacchus, il y en avait une qui le faisait pénétrer dans les enfers pour en ramener victorieusement sa mère Sémélé ; elle était bien connue, ne fût-ce que par les Pythiques de Pindare. Aristophane la néglige, ou, s’il s’en souvient, il n’en garde que bien peu. Le Bacchus qu’il choisit, ce n’est pas la divinité héroïque et glorieuse, le vainqueur de la mort, c’est la divinité populaire qui est en rapport direct avec la comédie, le dieu des vendanges, le dieu de l’ivresse et de la joie, des plaisirs faciles et de la mollesse, celui dont Eupolis, dans sa pièce des Taxiarques, avait fait le disciple indocile du rude et vaillant général Phormion. C’est, de plus, le dieu tout athénien du théâtre ; et de là le motif de son voyage au séjour des morts : il veut en ramener un bon poète tragique, car il n’y en a plus à Athènes, et la scène y est livrée aux tristes successeurs d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide et d’Agathon. Tel est le personnage complexe, également propre à la parodie de la mythologie héroïque et à l’expression de la critique littéraire, qu’imagine Aristophane.

Dès le début, sa pensée est parfaitement claire. « Moi, Dionysos, fils de Stamnion (la cruche à vin), » dit fièrement ce dieu de comédie, et il paraît accoutré de façon à former un composé grotesque d’Hercule et de Bacchus. Avec la peau de lion et la massue, il porte une robe jaune et des cothurnes de femme. Voilà celui qui va renouveler le plus hardi des exploits d’Hercule. Le contraste qui existe entre les différentes parties de son costume est comme l’image sensible de l’idée comique, de l’opposition entre les périls présumés d’une pareille entreprise et la faiblesse pusillanime du personnage qu’en a chargé la fantaisie du poète. Avec quelle abondance de verve et quelle audace bouffonne se développe cette idée, c’est ce que la lecture de la pièce seule peut faire sentir. Les inventions burlesques, les parodies de toute sorte, les traits de satire, les saillies imprévues, les jeux de scène ne cessent pas un instant d’égayer ce merveilleux infernal dont la réalité terrestre fait presque tous les frais. Sous cet appareil mythologique se distinguent très nettement les traits d’un petit bourgeois d’Athènes, non des plus honorables, sensuel, jovial et peureux.

Il est en voyage, et un esclave l’accompagne, portant les bagages et porté lui-même par un âne, ce qui fait, lui dit-on, qu’il ne porte rien. Cet esclave, substitué avec intention au compagnon habituel de Bacchus, au vieux Silène, est peu respectueux pour son maître ; il le traite de pair à compagnon, il s’amuse des terreurs qu’il lui cause en évoquant des monstres imaginaires. Et cette poltronnerie, poussée jusqu’aux dernières limites, paraît d’autant plus ridicule que c’est celle d’un poltron fanfaron, qui, pour abuser les autres et lui-même, s’est déguisé en héros et a revêtu une armure formidable. Déguisement malheureux, car, si parfois il cause des illusions flatteuses pour son amour-propre, le plus souvent il lui occasionne, à la porte des hôtelleries et ailleurs, de sérieux embarras, et jusque dans la maison où il va, il se fait prendre d’abord pour le brigand qui a volé autrefois le chien du logis. En pareil cas, l’unique ressource du malheureux voyageur est de transporter sur les épaules de son esclave ce dangereux attirail, sauf à le reprendre lorsque le péril est passé ou que paraît s’offrir une perspective agréable. À la fin, bien entendu, l’esclave se fatigue de cet échange de costumes si désavantageux pour lui-même et s’obstine à garder le rôle de maître au bon moment.

Au milieu de ces mésaventures vulgaires et de ces bouffonneries, auxquelles des traits de nature spirituellement saisis donnent le degré de vérité qu’elles comportent, on se représente l’effet que produisent les noms redoutables de Cerbère, d’Éaque, de Pluton, de Proserpine, de l’Achéron. C’est l’idée comique reprise de nos jours dans un genre d’ouvrages dont les Athéniens de Paris ne paraissent pas se lasser : pour ceux d’Athènes, le contraste était bien plus vif, car il s’agissait de leurs dieux et de leurs croyances. Il y a un moment où, sous des coups de fouet, antiques précurseurs des coups de bâton de Molière, le patient se réclame de sa divinité ; divinité bien compromise, il faut l’avouer. C’est ainsi que le dieu fait à ses propres dépens les honneurs de son théâtre à la foule qui s’y est réunie pour célébrer son culte.

Dans la seconde partie du rôle, cette divinité de Bacchus, traitée moins outrageusement, n’est cependant pas prise plus au sérieux. Bacchus est érigé en juge de la scène, et à qui cette fonction conviendrait-elle mieux ? Outre qu’il est, comme son frère Apollon, le dieu des Muses, ce dont, il est vrai, le poète ne s’inquiète guère, qui pourrait se vanter de posséder une plus grande expérience du théâtre ? Il est toujours là, et il y a toujours été. C’est le spectateur perpétuel de la tragédie, depuis son origine, qui remonte à plus d’un siècle, jusqu’au temps présent. C’est en effet à ce titre qu’Aristophane le choisit pour décider la querelle d’Eschyle et d’Euripide, et non comme divinité de l’inspiration poétique. Bacchus devient une personnification du public athénien, convié à se reconnaître dans cette image peu flatteuse. Inintelligent, fantasque, mauvais plaisant, il ne brille ni par la sûreté du goût ni par la fermeté du jugement ; il est de l’avis du dernier qui parle. « Tu n’étais qu’un sot, lui dit Euripide. — Je le vois bien moi-même, » répond-il. Avec cela il est guidé par un vague instinct de ce qui est bon, et juge bien en définitive, puisqu’il consacre la supériorité du noble et grand Eschyle.

Voilà quels sont les principaux traits dont Aristophane a formé son personnage. À cette conception première d’une descente aux enfers de Bacchus travesti en bourgeois athénien, son esprit inventif rattache d’autres idées dont certaines sont fort importantes. Il en est qui jettent dans sa composition la variété la plus inattendue. Bornons-nous ici à en rappeler une, qui nous fournira un nouvel exemple de la liberté de son imagination dans la parodie religieuse. Elle ne se rapporte qu’à un épisode ; mais, sans doute, il y tenait lui-même particulièrement, puisqu’il en tira le nom de sa comédie.

Il fait faire à Bacchus la traversée traditionnelle de l’Achéron, et même oblige ses mains divines à ramer péniblement sous les ordres de Charon, l’âpre nautonier. Jusqu’ici, il n’y a qu’un développement assez naturel de la donnée générale ; mais Aristophane va plus loin, et ce thème prend par l’élaboration poétique une valeur imprévue. De même que Charon, transformé en batelier vulgaire, diffère peu des personnages de cette classe, le marais achérusien ressemble à tous les marais : il est peuplé de grenouilles, ce qui vaut bien les poissons qu’y avait mis Polygnote dans sa peinture de Delphes. Sera-ce en souvenir de cette invention d’Aristophane que Juvénal placera des grenouilles noires dans ces enfers surannés auxquels ne croient plus, dira-t-il, que les petits enfans ? Les grenouilles du poète grec ne sont pas noires (on ne les voit pas), et n’ont rien d’effrayant ; l’impression qu’elles produisent est toute différente. Voici en effet que tout à coup, du fond de cette trivialité à laquelle a été abaissée de parti pris la gravité des légendes infernales, s’élance une poésie nouvelle, comme pour remplacer celle que la parodie a détruite. Ce n’est pas la poésie mythologique, ou du moins elle ne prend de la mythologie que ce qui est resté étroitement uni à la nature, et c’est d’abord de la nature qu’elle vient elle-même directement ; elle en traduit les impressions avec une vérité pleine de fraîcheur et de grâce. On voit les grenouilles plonger dans les eaux transparentes aux heures de soleil et s’ébattre parmi les herbes aquatiques, se réfugier au fond pendant la pluie ; on entend leurs chants se mêler au crépitement des bulles d’eau qui éclatent à la surface ; et au-dessus de ces petits effets, légèrement rendus par un trait vif, par une onomatopée harmonieuse que crée le poète, retentit le refrain sonore brékékékex, koax, koax, qui contient déjà la note comique et prépare la bouffonnerie finale, la lutte de cris entre Bacchus et les grenouilles, par laquelle la scène se termine.

En rapport avec ces jolies descriptions se sont présentés auparavant, esquissés de la même touche vive et légère, deux petits développemens mythologiques et religieux, où l’analyse a parfois quelque peine à suivre les détours d’une pensée singulièrement ingénieuse. L’idée commune qui les unit l’un à l’autre, c’est que la beauté du chant des grenouilles ainsi que leurs mœurs les mettent en communication naturelle avec les divinités de la musique, Apollon, les Muses, Pan, Bacchus. Les roseaux qu’elles nourrissent dans leurs marais fournissent à Pan sa flûte, au divin Apollon l’appareil sonore qui supporte sa lyre. Quant à Bacchus, qui a les honneurs du premier couplet, comme le sujet et la situation semblaient le demander, l’explication de ses rapports avec les grenouilles exige plus d’efforts. C’est ici qu’on peut reconnaître tout ce qu’il y a parfois d’idées et d’agencemens délicats dans quelques vers d’Aristophane.

« Filles marécageuses des fontaines, élevons le concert de nos voix, notre chant mélodieux, koax, koax, qu’enthousiastes nous fîmes retentir à Limné en l’honneur de Dionysos nyséen, fils de Jupiter, à l’époque où, aux saintes chytres, la foule du cômos aviné s’avance dans notre domaine sacré. »

Ce chant si court, où la traduction ne peut tout saisir, exigerait un long commentaire. Quelques indications, les plus nécessaires, en feront juger.

Tout, pensée générale et détails, s’y rapporte aux Anthestéries, la fête des fleurs qui annonçait l’approche du printemps, la solennité la plus ancienne qui fût consacrée dans Athènes à Bacchus, celle qui avait sanctionné son admission définitive dans la ville. Elle avait pris un caractère national et un éclat particulier depuis Pisistrate, et à ce moment le côté mystique s’y était développé. On la célébrait dans l’intérieur et autour du premier temple que les Athéniens eussent élevé au dieu, celui de Limné. C’est là qu’avait été apportée d’Éleuthères, ville béotienne du Cithéron, une antique idole de bois, qui représentait le Dionysos de Nysa, c’est-à-dire de l’humidité et de la végétation. Le théâtre lui-même, situé à peu de distance, en dépendait, faisait parti du domaine sacré du dieu nyséen d’Éleuthères et de Limné, et voilà pourquoi le prêtre de Dionysos éleuthérien y avait une place d’honneur[5], comme en témoigne un trait de la pièce même des Grenouilles. Une seule fois dans l’année, pendant les Anthestéries, le vieux sanctuaire s’ouvrait, et la statue de bois, placée sur un char à côté de la femme de l’archonte-roi, était promenée dans la ville, accompagnée d’un cortège de bacchantes, de satyres et de nymphes ; c’était la pompe nuptiale du dieu et de Coré (la jeune vierge), nom sous lequel Proserpine personnifiait la végétation naissante du printemps. Outre le drame religieux des noces de Dionysos et de Coré, il y avait encore dans les trois jours que duraient les Anthestéries des divertissemens et des sacrifices funèbres, la fête des coupes, celle des chytres (vases de terre qui renfermaient les graines offertes à Hermès infernal et aux morts), un cômos ou procession bachique. Et maintenant quelle relation le poète établit-il entre les Anthestéries et son chœur de grenouilles ? C’est que Limné, le quartier où cette fête avait lieu, signifie proprement le marais ; c’était primitivement un lieu humide, séjour naturel des grenouilles. Les grenouilles limnéennes ont été transportées après leur mort dans le marais achérusien, et ce sont elles qui saluent l’arrivée du dieu de Limné en célébrant leurs souvenirs communs. Telle est la suite d’idées et de faits qu’il faut avoir présente à l’esprit en lisant les vers d’Aristophane ; autrement ces mots qu’ils renferment, Limné, Nysa, Iacchos (le nom mystique de Dionysos ressuscité et uni à Coré), chytres, cômos, restent pour nous vides de sens dans un ensemble confus.

Sans doute, c’est nous, modernes, qui, sur quelques vers joyeux et légers, édifions les laborieuses constructions de notre archéologie religieuse. Ni Aristophane, ni son public, ne méditaient sur le sens de ces détails. Il se peut même que la science actuelle, si elle ne se fait pas illusion sur elle-même, se démêle mieux dans la complexité de ces obscures questions que ne le faisaient les Athéniens les plus éclairés du siècle de Périclès, et, à coup sûr, la foule n’y entendait rien ; mais elle avait de plus que nous la vive impression des Anthestéries qu’elle célébrait chaque année entre les Lénéennes et les Grandes Dionysies, époques des représentations dramatiques. Si les Athéniens ne songeaient nullement aux progrès du culte de Bacchus et aux graves modifications qu’avaient pu y apporter Pisistrate et l’organisateur des mystères, Onomacrite, ils en subissaient à leur insu l’influence, et les conséquences de ces changemens étaient entrées dans leur vie. Aussi chacun de ces mots dont nous recherchons péniblement la signification éveillait-il de lui-même en eux l’idée très nette des spectacles, des lieux, des détails qui leur étaient familiers. Voilà ce dont il faut nous souvenir, sous peine de ne comprendre ni les dispositions du public, ni la pensée du poète. Cette pensée, on le voit, se livre elle-même à un travail bien complexe, et elle peut paraître ingénieuse jusqu’à la subtilité. Cratinus avait uni étroitement dans la même critique, avec le tragique le plus ingénieux et le plus subtil, celui-là même qui parmi les comiques le poursuivait des attaques les plus obstinées, et forgé le mot euripidaristophanisant : ne serait-on pas tenté de le justifier par cet exemple d’arrangement complexe et cherché ? Cependant la peine n’y a pas laissé de trace. L’art garde une apparence naturelle, tout en inventant des combinaisons multiples. Il y a un fond de composition laborieuse, et à la surface court la fantaisie la plus libre, se joue une verve dont les étincelles semblent jaillir d’elles-mêmes. Voilà bien la nature de l’art grec, le seul qui ait su porter légèrement les chaînes volontaires de la science et de la méditation. Il domine même dans la comédie antique, cette négation, semble-t-il, de toute loi et de toute contrainte. C’est lui qui s’impose à la foule au moment même où elle s’abandonne à toute la grossièreté de ses instincts, et tel est son pouvoir que, lorsque la parodie s’attaque à la religion, c’est lui qui dans une matière de cette importance décide souverainement du succès.


Jules Girard.
  1. Rabelais, la Renaissance et la Réforme, par Émile Gebhart.
  2. Parodie de Néphélègérète, épithète de Jupiter. Au lieu d’assembleur de nuages, le poète, dans sa cosmogonie comique, dit assembleur de têtes, la grosseur de la tête de Périclès réunissant, pour ainsi dire, plusieurs têtes en une seule. L’excuse de ce commentaire, c’est qu’il est indispensable.
  3. Lucien, dans le Pêcheur, § 25, dit avec un sentiment plus juste des mœurs de son pays : « La plaisanterie semblait faire partie de la fête de Bacchus, et peut-être ce dieu, ami de la gaîté, y prenait-il plaisir lui-même. »
  4. Père éternel, vous avez tort,
    Et devriez avoir vergogne :
    Votre fils bien-aimé est mort,
    Et vous ronflez…
  5. Il occupait au premier rang un siège de marbre magnifiquement sculpté, qu’on a retrouvé dans les fouilles de 1862, et dont un moulage est conservé à la bibliothèque de la Sorbonne.