La Religion (Louis Racine)/Chant III

Chant II Table Chant IV


La Religion (Louis Racine)
Traduction par Louis Racine.
Œuvres de Louis RacineLe Normant, Imprimeur-LibraireTome 1 (p. 165-180).

CHANT TROISIEME.

 
Cette ville autrefois maîtresse de la terre,
Rome, qui par le fer et le droit de la guerre
Domina si longtemps sur toute nation :
Rome domine encor par la religion
Avec plus de douceur, et non moins d’étendue,
Son empire établi frappe d’abord ma vue.
Ces peuples que l’erreur rendit ses ennemis,
Contre elle révoltés, à son Dieu sont soumis.
Tout le Nord est chrétien, tout l’Orient encore
Est semé de mortels que ce grand titre honore.
Je vois le fer en main le superbe ottoman
Opposer à ce nom celui de musulman.
Il me semble d’abord que l’un et l’autre en guerre ;
Mahomet et le Christ, se disputent la terre.
Mais de la Mecque en vain le fameux fugitif,
Sous ses bizarres lois tient l’orient captif :
En vain près du tombeau dont Médine est si fière,
Turc, arabe, persan, tout baise la poussière.
Le livre, dont l’aspect fait trembler le turban,
Et qui rend le muphti respectable au sultan,
Que dicta, nous dit-on, la colombe au prophète,
M’apprend qu’il n’est du ciel qu’un second interprète ;
Que le Christ avant lui, premier ambassadeur,
Vint de l’homme tombé relever la grandeur.
Oui, le rival du Dieu que les chrétiens m’annoncent,
Rend hommage lui-même à ce nom qu’ils prononcent.
Ô chrétien,

je t’admire, et je reviens à toi :
L’un et l’autre hémisphère est rempli de ta loi.
Des oracles du ciel es-tu dépositaire ?
De ta religion quel est le caractère ?
Si tu veux, répond-il, chercher sa vérité,
Remonte seulement à son antiquité.
L’histoire t’apprendrait sa naissance et son âge,
Si de l’homme en effet sa gloire était l’ouvrage.
Mais avec l’univers son âge prend son cours :
Elle naquit le jour que naquirent les jours.
A peine du néant l’homme venait d’éclore,
Déjà coulait pour lui le pur sang que j’adore :
Et mes premiers écrits, annales des humains,
Des mains du premier peuple ont passé dans mes mains.
Quand le ciel eut permis qu’à la race mortelle,
Un livre conservât sa parole éternelle,
Aux neveux d’Israël (Dieu les aimait alors)
Moïse confia le plus grand des trésors.
Les fils de ses neveux conservèrent le gage
Qu’un père à ses enfants laissait pour héritage.
Dans ce livre par eux de tout temps révéré
Le nombre des mots même est un nombre sacré.
Ils ont peur qu’une main téméraire et profane
N’ose altérer un jour la loi qui les condamne,
La loi, qui de leur long et cruel châtiment
Montre à leurs ennemis le juste fondement.

Du Dieu qui les poursuit annonçant la justice,
Ils vont porter partout l’arrêt de leur supplice.
Sans villes, et sans rois, sans temple et sans autels ;
Vaincus, proscrits, errants, l’opprobre des mortels,
Pourquoi de tant de maux leur demander la cause ?
Va prendre dans leurs mains le livre qui l’expose.
Là tu suivras ce peuple, et liras tour à tour
Ce qu’il fut, ce qu’il est, ce qu’il doit être un jour.
Je m’arrête, et surpris d’un si nouveau spectacle
Je contemple ce peuple, ou plutôt ce miracle.
Nés d’un sang, qui jamais dans un sang étranger,
Après un cours si long n’a pu se mélanger ;
Nés du sang de Jacob, le père de leurs pères,
Dispersés mais unis, ces hommes sont tous frères.
Même religion, même législateur :
Ils respectent toujours le nom du même auteur :
Et tant de malheureux répandus dans le monde
Ne font qu’une famille éparse et vagabonde.
Mèdes, assyriens, vous êtes disparus :
Parthes, carthaginois, romains, vous n’êtes plus.
Et toi, fier sarrasin, qu’as-tu fait de ta gloire ?
Il ne reste de toi, que ton nom dans l’histoire.
Ces destructeurs d’états sont détruits par le temps,
Et la terre cent fois a changé d’habitants,
Tandis qu’un peuple seul, que tout peuple déteste,
S’obstine à nous montrer son déplorable reste.

Que nous font, disent-ils, vos opprobres cruels,
Si le Dieu d’Abraham veut nous rendre immortels ?
Non, non. Le Dieu vivant, stable dans sa parole,
A juré : son serment ne sera point frivole.
Il n’a point déchiré le contrat solennel
Qu’il remit dans les mains de l’antique Israël.
Sur ses heureux enfants une étoile doit luire,
Et du sang de Jacob un chef doit nous conduire.
En vain par son oubli Dieu semble nous punir :
Nous espérons toujours celui qui doit venir.
Fidèles au milieu de nos longues misères,
Nous attendons le roi qu’ont attendu nos pères.
Le grand jour, il est vrai, qui leur fut annoncé,
Devrait briller sur nous ; et son terme est passé.
Gardons-nous toutefois, trop hardis interprètes,
De supputer les temps marqués par les prophètes.
Maudit soit le mortel par qui sont calculés
Des jours cent fois prédits, dès longtemps écoulés.
Non que de ses serments l’éternel se repente ;
Mais puisqu’il a voulu prolonger notre attente,
L’esclave avec son maître a-t-il droit de compter ?
Ce calcul insolent vous osez le tenter,
Sacrilèges chrétiens, jaloux de nos richesses,
Qui croyez posséder l’objet de nos promesses.
Hélas ! De quelle ardeur, si ce maître eût paru,
Sous ses nobles drapeaux tout son peuple eût couru !
Qu’il vous ferait gémir sous le poids de ses armes,
Et payer chèrement l’intérêt de nos larmes !
Ainsi parlent les juifs : terrible aveuglement !
D’un crime inconcevable étrange châtiment !

Leur roi promis du ciel, s’il n’en peut point descendre,
Si son terme est passé, pourquoi toujours l’attendre ?
Ils attendront toujours : cet oracle est rendu :
Le voile tant prédit est sur eux étendu.
Des antiques auteurs de ce fameux volume,
Dieu, qui seul sait les temps, a donc conduit la plume.
Sans doute il est sacré ce livre dont je vois
Tant de prédictions s’accomplir devant moi.
Respectant désormais sa vérité divine,
De la religion j’y cherche l’origine.
Je l’ouvre, et lis d’abord que brillant de splendeur
L’homme à peine formé contemplait sa grandeur,
Qu’il ne put sans orgueil soutenir tant de gloire.
A l’ange séducteur il céda la victoire,
Et perdit tous ses droits à la félicité,
Droits qu’il aurait transmis à sa postérité,
Mais que révoqua tous la suprême justice.
L’immuable décret d’un éternel supplice
Réglait déjà le sort de l’ange ténébreux.
Coupable comme lui, toutefois plus heureux,
Quand tout, pour nous punir, s’armait dans la nature,
L’homme entendit parler d’une grâce future :
Et dans le même arrêt dont il fut accablé,
Par un mot d’espérance il se vit consolé.
A cet instant commence et se suit d’âge en âge,
De l’homme réparé l’auguste et grand ouvrage ;

Et son réparateur alors comme aujourd’hui,
Ou promis, ou donné, réunit tout en lui.
On peut donc l’expliquer par ce livre admirable,
Aux Platons, comme à moi l’énigme inconcevable.
Le nuage s’écarte, et mes yeux sont ouverts.
Je vois le coup fatal qui change l’univers :
J’y vois entrer le crime et son désordre extrême.
Enfin je ne suis plus un mystère à moi-même.
Le nœud se développe, un rayon qui me luit,
De ce sombre chaos a dissipé la nuit.
Mais l’enfant innocent peut-il pour héritage ?…
Ce doute seul, hélas ! Ramène le nuage,
Et ce n’est plus encor qu’un chaos que je vois.
Dieu, l’homme, et l’univers, tout y rentre pour moi.
Quand je crois, la lumière aussitôt m’est rendue :
Dieu, l’homme, et l’univers tout revient à ma vue.
L’ouvrage fut parfait, il est défiguré.
Apprenons à quel point l’homme s’est égaré.
Le père criminel d’une race proscrite
Peupla d’infortunés une terre maudite.
Pour prolonger des jours destinés aux douleurs,
Naissent les premiers arts, enfants de nos malheurs.
La branche en longs éclats cède au bras qui l’arrache :
Par le fer façonnée elle allonge la hache ;
L’homme avec son secours, non sans un long effort,
Ebranle, et fait tomber l’arbre dont elle sort :
Et tandis qu’au fuseau la laine obéissante
Suit une main légère, une main plus pesante
Frappe à coups redoublés l’enclume qui gémit,
La lime mord l’acier, et l’oreille en frémit.

Le voyageur qu’arrête un obstacle liquide,
A l’écorce d’un bois confie un pied timide.
Retenu par la peur, par l’intérêt pressé,
Il avance en tremblant ; le fleuve est traversé.
Bientôt ils oseront, les yeux vers les étoiles,
S’abandonner aux mers sur la foi de leurs voiles.
Avant que dans les pleurs ils pétrissent leur pain,
Avec de longs soupirs ils ont brisé le grain.
Un ruisseau par son cours, le vent par son haleine,
Peut à leurs faibles bras épargner tant de peine ;
Mais ces heureux secours, si présents à leurs yeux,
Quand ils les connaîtront, le monde sera vieux.
Homme né pour souffrir, prodige d’ignorance,
Où vas-tu donc chercher ta stupide arrogance ?
Tandis que le besoin, l’industrie, et le temps
Polissent par degré tous les arts différents ;
Enfantés par l’orgueil tous les crimes en foule
Inondent l’univers ; le fer luit, le sang coule.
Le premier que les champs burent avec horreur
Fut le sang qui d’un frère assouvit la fureur.
Ces malheureux tombant d’abîmes en abîmes
Fatiguèrent le ciel par tant de nouveaux crimes,
Qu’enfin, lent à punir, mais las d’être outragé
Par un coup éclatant leur maître fut vengé.
De la terre aussitôt les eaux couvrent la face :
Ils sont ensevelis ; c’était fait de leur race :
Mais un juste épargné va rendre en peu de temps
A ce monde désert de nouveaux habitants.
La terre toutefois jusque-là vigoureuse
Perdit de tous ses fruits la douceur savoureuse.

Des animaux alors on chercha le secours ;
Leur chair soutint nos corps réduits à peu de jours.
Les poètes, dont l’art par une audace étrange
Sait du faux et du vrai faire un confus mélange,
De leurs récits menteurs prirent pour fondements
Les fidèles récits de tant d’événements :
Et pour mieux amuser les oisives oreilles,
Cherchèrent dans ces faits, leurs premières merveilles.
De là ces temps fameux qu’ils regrettent encor,
Doux empire de Rhée, âge pur, siècle d’or,
Où, sans qu’il fût besoin de lois ni de supplice,
L’amour de la vertu fit régner la justice.
Siècle d’or, sous ce nom puisqu’ils l’ont célébré,
Ce siècle plus heureux, où l’or fut ignoré.
Sobre dans ses désirs, l’homme pour nourriture
se contentait des fruits offerts par la nature.
La mort tardive alors n’approchait qu’à pas lents.
Mais las de dépouiller les chênes de leurs glands,
Il essaya le fer sur l’animal timide.
La flèche dans les airs chercha l’oiseau rapide :
L’innocente brebis tomba sous sa fureur ;
Et ce sang au carnage accoutumant son cœur,
Le fer devint bientôt l’instrument de sa perte :
Et de crimes enfin la terre était couverte,
Lorsqu’un déluge affreux en fut le châtiment.
Tout nous rappelle encor ce grand événement.
Fable, histoire, physique, ont un même langage.
Au livre des hébreux ainsi tout rend hommage,
Et même l’on dirait que pour s’accréditer
La fable en sa naissance ait voulu l’imiter.

Laissons la toutefois s’égarer dans sa course,
Et de la vérité suivons toujours la source.
La terre sort des eaux, et voit de toutes parts
Reparaître les fruits, les hommes et les arts.
Tout renaît, nos malheurs, et nos crimes ensemble.
Sous des toits chancelants d’abord on se rassemble :
La crainte fait chercher des asiles plus sûrs ;
On creuse les fossés, on élève les murs :
De ceux de ses voisins on jure la ruine.
On attaque, on renverse, on pille, on assassine.
Homme injuste et cruel, que dans son repentir
Le Dieu qui t’avait fait voulut anéantir,
Malheureux dont il vient d’abréger la carrière,
Pourquoi brille ce fer dans ta main meurtrière ?
Le ciel t’a-t-il encor accordé trop de jours ?
Mais qui va de leur rage entretenir le cours ?
Quel intérêt les forme au grand art de la guerre ?
Egaux, et souverains, tous maîtres de la terre,
Ils la possèdent toute, en n’y possédant rien.
Il est à moi ce champ ; ce canton c’est le mien.
Ce ruisseau… de mon bras il faut que tu l’obtiennes.
S’il coulait sous tes lois, qu’il coule sous les miennes.
On s’empare d’un arbre ; on usurpe un buisson.
De roi, de conquérant le vainqueur prend le nom.
Dans son vaste domaine il met cette rivière :
Bientôt cette montagne en sera la frontière.
L’Alexandre

s’avance, et n’est plus un brigand :
C’est l’heureux fondateur d’un empire puissant,
Que d’un nouvel empire alarme la naissance.
Provinces, nations, royaumes, tout commence.
La terre sur son sein ne voit que potentats,
Qui partagent sa boue en superbes états :
Et sur elle on prépare aux majestés suprêmes,
Pourpres, trônes, palais, sceptres et diadèmes.
Mais lorsque par le fer leur droit est établi,
Le droit du ciel sur eux tombe presque en oubli ;
Et recherchant ce Dieu dont la mémoire expire,
L’homme croit le trouver dans tout ce qu’il admire.
De l’astre qui pour lui renaît tous les matins,
Ainsi que la lumière il attend ses destins.
Aux feux inanimés qui roulent sur leurs têtes,
Les peuples en tremblant demandent des conquêtes.
Des dons de leurs pareils, bientôt reconnaissants,
Ils adorent des arts les auteurs bienfaisants.
Devant son Osiris l’Égypte est en prière :
Vainement un tombeau renferme sa poussière ;
Grossièrement taillée une pierre en tient lieu.
D’un tronc qui pourrissait le ciseau fait un dieu.
Du hurlant Anubis la ridicule image
Fait tomber à genoux tout ce peuple si sage.
Je ne vois chez Ammon qu’horreur, que cruauté :
Le sacrificateur, bourreau par piété,
Du barbare Moloch assouvit la colère
Avec le sang du fils, et les larmes du père.
Près de ce dieu cruel, un dieu voluptueux
Honoré par un culte impur, incestueux,

Chamos qui de Moab engloutit les victimes,
De ses adorateurs n’exige que des crimes.
Que de gémissements et de lugubres cris !
Ô filles de Sidon, vous pleurez Adonis :
Une dent sacrilège en a flétri les charmes ;
Et sa mort tous les ans renouvelle vos larmes.
Et toi, savante Grèce, à ces folles douleurs,
Nous te verrons bientôt mêler aussi tes pleurs.
La foule de ces dieux qu’en Égypte on adore
Ne te suffira point : à de nouveaux encore
De l’immortalité tu feras le présent :
Ton Atlas gémira sous un ciel trop pesant.
Nymphes, faunes, sylvains, divinités fécondes,
Peupleront les forêts, les montagnes, les ondes.
Chaque arbre aura la sienne, et les romains un jour
De ces maîtres vaincus esclaves à leur tour,
Prodigueront sans fin la majesté suprême.
Empereurs, favoris, Antinoüs lui-même
Par arrêt du sénat entreront dans les cieux,
Et les hommes seront plus rares que les dieux.
Terre, quelle est ta gloire, et quel temps de lumière
Quand la divinité se rend si familière !
Courons, l’argent en main, entourer ses autels :
Elle est prête à répondre au moindre des mortels.
Dans Delphes, dans Delos elle fait sa demeure :
Aux sables de l’Afrique elle parle à toute heure :
A Dodone sans peine on peut l’entretenir,
Et d’un chêne prophète apprendre l’avenir.
Pourquoi le demander, s’il est inexplicable ?
Que sert de le savoir, s’il est inévitable ?

Des maux que nous craignons, pourquoi nous assurer ?
L’incertitude au moins nous permet d’espérer.
N’importe : les destins que le ciel nous prépare,
A notre impatience il faut qu’il les déclare,
Et s’ils ne sont écrits dans le cœur d’un taureau,
Nous irons les chercher dans le vol d’un oiseau.
Ô sagesse d’Athènes ! ô gravité de Rome !
Ô délire honteux de la raison de l’homme !
Où va-t-elle quand Dieu cesse de l’éclairer ?
A d’ignorants hébreux il daigne se montrer :
Ce seul coin de la terre est sauvé du naufrage.
C’est Dieu, qui par amour en écarte l’orage.
L’ordre des éléments se renverse à sa voix ;
La nature est contrainte à s’écarter des lois
Qu’au premier jour du monde il lui dicta lui-même,
Mais que change à son gré sa volonté suprême.
Ce peuple si sincère attestant aujourd’hui
Les prodiges nombreux que le ciel fit pour lui,
Dans ses solennités en garde la mémoire.
Je pourrais dans mes vers en retracer l’histoire.
L’on y verrait encor la mer ouvrir ses eaux,
Les rochers s’amollir, et se fondre en ruisseaux,

Les fleuves effrayés remonter à leur source,
L’astre pompeux du jour s’arrêter dans sa course.
Mais frappé tout à coup par l’éclat glorieux,
Que les prophètes saints font briller à mes yeux ;
Chez un peuple qui marche au milieu des miracles
Je ne veux m’arrêter qu’au plus grand des spectacles.
Dans un temps qu’à des jours et tranquilles et longs,
A des fertiles champs, à des troupeaux féconds,
Il semble que le ciel ait borné ses promesses ;
On voit, ambitieux de plus nobles richesses,
Des hommes pleins du Dieu dont ils sont inspirés.
Errants, de peaux couverts, des villes retirés,
Ils n’y vont quelquefois, ministres inflexibles,
Que pour y prononcer des menaces terribles.
Aux rois épouvantés ils n’adressent leur voix,
Que comme ambassadeurs du souverain des rois.
Chassés, tristes objets d’opprobres et de haines,
Déchirés par le fer, maudits, chargés de chaînes,
Dans les antres cachés, contents dans leur malheur
De se rassasier du pain de la douleur,
Admirables mortels dont la terre est indigne,
Ils répètent que Dieu rejettera sa vigne ;
Que sur une autre terre, et sous un ciel nouveau
Le loup doit dans les champs bondir avec l’agneau
Ils répètent que Dieu las du sang des génisses,
Abolissant enfin d’impuissants sacrifices,
Verra la pure hostie immolée en tous lieux :
La terre produira son germe précieux.
Du juste de Sion, que les îles attendent,
Déjà de tous côtés les rayons se répandent.

De son immense gloire ils sont environnés,
Quand par un autre objet tout à coup détournés,
Ce juste à leurs regards n’est plus reconnaissable.
Sans beauté, sans éclat, ignoré, méprisable,
Frappé du ciel, chargé du poids de nos malheurs,
Le dernier des humains, et l’homme de douleurs,
Avec des scélérats, ainsi que leur complice,
Comme un agneau paisible on le mène au supplice.
Quel autre que le Dieu qui dévoile les temps
Présentait à leurs yeux ces tableaux différents ?
Ils nous font espérer un maître redoutable,
Le prince de la paix, le Dieu fort, l’admirable !
Son trône est entouré de rois humiliés,
Ses ennemis vaincus frémissent à ses pieds :
Son règne s’étendra sur les races futures.
Sa gloire disparaît, et couvert de blessures,
C’est le pasteur mourant d’un troupeau dispersé.
En contemplant celui que ses mains ont percé,
Saisi d’étonnement un peuple est en alarmes :
La mort d’un fils unique arrache moins de larmes.
David qui voit de loin ce brillant rejeton,
Plus sage, plus heureux, plus grand que Salomon,
Du sein de l’éternel sortir avant l’aurore,
Dans l’horreur des tourments David le voit encore.
Du roi de Babylone admirable captif,
A deux objets divers Dieu te rend attentif.
Elevé sur son trône, à son fils qui s’avance
Il donne à haute voix l’empire et la puissance.
Mais tout change à tes yeux : ce fils est immolé ;
Le christ est mis à mort, le lieu saint désolé :

Le grand prêtre éperdu dans la fange se roule :
Tout périt, l’autel tombe, et le temple s’écroule.
C’est ce même captif qui voit tous à leurs rangs,
Pareils à des éclairs, passer les conquérants.
Il voit naître et mourir leurs superbes empires.
Babylone, c’est toi qui sous le perse expires.
Alexandre punit tes vainqueurs florissants.
Rome punit la Grèce, et venge les persans.
Elle renversera toute grandeur suprême ;
Et le marteau fatal sera brisé lui-même.
Ô Rome, tes débris seront les fondements
D’un empire vainqueur des hommes et des temps !
Mais ce n’est point assez qu’annonçant ces miracles,
Des prophètes nombreux répètent leurs oracles.
Tout rempli du dessein qu’il doit exécuter,
Dieu par des coups d’essai semble le méditer.
A nos yeux à toute heure il en montre une image,
Et dans ces premiers traits crayonne son ouvrage.
Que les plus tendres mains conduisent au bûcher
Ce fils obéissant qui s’y laisse attacher,
Paisible sacrifice, où le prêtre tranquille
Va frapper sans pâlir sa victime immobile ;
Que l’enfant le plus cher, en esclave vendu,
Et du sein de l’opprobre à la gloire rendu,
Aimé, craint, adoré des villes étrangères,
Soit enfin reconnu par ses perfides frères ;
Pour le sang d’un agneau, que rempli de respect
L’ange exterminateur s’écarte à son aspect ;
Que de tant de maisons au glaive condamnées
Celles que teint ce sang soient seules épargnées ;

Qu’en attachant ses yeux sur un signe élevé,
Par un heureux regard le mourant soit sauvé ;
Que le jour de tristesse où le grand prêtre expire,
A tant de malheureux que son trépas retire
Des asiles prescrits à leur captivité,
Devienne un jour de grâce et de félicité ;
Que par les criminels proscrit pendant l’orage
Le juste en périssant les sauve du naufrage :
Qu’il revive, et ne soit victime que trois jours,
Du monstre qui parut l’engloutir pour toujours :
Tout m’annonce de loin ce que le ciel projette ;
Et sans cesse conduit par un peuple prophète,
J’arrive pas à pas au terme désiré,
Où le Dieu tant de fois prédit et figuré,
Doit de son règne saint établir la puissance,
Ce règne dont mes vers vont chanter la naissance.