La Religion (Louis Racine)/Chant I

Préface Table Chant II


La Religion (Louis Racine)
Traduction par Louis Racine.
Œuvres de Louis RacineLe Normant, Imprimeur-LibraireTome 1 (p. 131-147).

CHANT PREMIER.

 
La raison dans mes vers conduit l’homme à la foi.
C’est elle, qui portant son flambeau devant moi,
M’encourage à chercher mon appui véritable,
M’apprend à le connaître et me le rend aimable.
Indociles mortels, suspendez vos mépris :
Cette même raison dont vous êtes épris,
Au joug que vous bravez, vous invite à vous rendre :
Vous qui l’estimez tant, daignez du moins l’entendre.
Et vous qui de la foi connaissez tout le prix,
C’est encore pour vous que ces vers sont écrits.
Celui que la grandeur remplit de son ivresse,
Relit avec plaisir ses titres de noblesse :
Ainsi le vrai chrétien recueille avec ardeur,
Les preuves de sa loi, titres de sa grandeur.
Lui-même il a besoin d’affermir son courage ;

Il n’est point ici bas de clarté sans nuage :
La colonne qui luit dans ce désert affreux,
Tourne aussi quelquefois son côté ténébreux.
Puissent mes heureux chants consoler le fidèle
Et puissent-ils aussi confondre le rebelle !
L’hommage t’en est dû, je te l’offre, ô grand roi,
L’objet de mes travaux les rend digne de toi.
Quand de l’impiété poursuivant l’insolence,
De la religion j’embrasse la défense ;
Oserais-je tenter ces chemins non frayés,
Si tu n’étais l’appui de mes pas effrayés ?
Ton nom, roi très chrétien, fils aîné d’une mère
Dont les droits, la beauté, la gloire t’est si chère ;
Ton nom seul me rassure, et mieux que tous mes vers,
Confond les ennemis du maître que tu sers.
Et toi, de tous les cœurs la certaine espérance,
Et du bonheur public la seconde assurance,
Cher prince, en qui le ciel fait croître chaque jour
Les grâces et l’esprit, autant que notre amour ;
Dans le hardi projet de mon pénible ouvrage
Daigne au moins d’un regard animer mon courage ;
C’est ta foi que je chante ; et ceux dont tu la tiens
En furent de tout temps les augustes soutiens.
Oui, c’est un dieu caché que le dieu qu’il faut croire.
Mais tout caché qu’il est, pour révéler sa gloire
Quels témoins éclatants devant moi rassemblés !
Répondez, cieux et mers ; et vous, terre, parlez.

Quel bras peut vous suspendre, innombrables étoiles ?
Nuit brillante, dis-nous qui t’a donné tes voiles ?
Ô cieux, que de grandeur, et quelle majesté !
J’y reconnais un maître à qui rien n’a coûté.
Dans vos vastes déserts il sème la lumière,
Ainsi que dans nos champs il sème la poussière.
Toi qu’annonce l’aurore, admirable flambeau,
Astre toujours le même, astre toujours nouveau,
Par quel ordre, ô soleil, viens-tu du sein de l’onde
Nous rendre les rayons de ta clarté féconde ?
Tous les jours je t’attends, tu reviens tous les jours :
Est-ce moi qui t’appelle, et qui règle ton cours ?
Et toi dont le courroux veut engloutir la terre,
Mer terrible, en ton lit quelle main te resserre ?
Pour forcer ta prison tu fais de vains efforts ;
La rage de tes flots expire sur tes bords.
Fais sentir ta vengeance à ceux dont l’avarice
Sur ton perfide sein va chercher son supplice.
Hélas ! Prêts à périr, t’adressent-ils leurs voues ?
Ils regardent le ciel, secours des malheureux.
La nature qui parle en ce péril extrême,
Leur fait lever les mains vers l’asile suprême :
Hommage que toujours rend un cœur effrayé
Au Dieu que jusqu’alors il avait oublié.
La voix de l’univers à ce Dieu me rappelle.
La terre le publie. Est-ce moi, me dit-elle,
Est-ce moi qui produis mes riches ornements ?
C’est celui dont la main posa mes fondements.
Si je sers tes besoins, c’est lui qui me l’ordonne :
Les présents qu’il me fait, c’est à toi qu’il les donne.

Je me pare des fleurs qui tombent de sa main ;
Il ne fait que l’ouvrir, et m’en remplit le sein.
Pour consoler l’espoir du laboureur avide,
C’est lui qui dans l’Égypte, où je suis trop aride,
Veut qu’au moment prescrit, le Nil loin de ses bords
Répandu sur ma plaine y porte mes trésors.
A de moindres objets tu peux le reconnaître :
Contemple seulement l’arbre que je fais croître.
Mon suc dans la racine à peine répandu,
Du tronc qui le reçoit à la branche est rendu :
La feuille la demande, et la branche fidèle,
Prodigue de son bien, le partage avec elle.
Des attraits de son fruit que ton œil enchanté
Ne méprise jamais ces plantes sans beauté,
Troupe obscure et timide, humble et faible vulgaire.
Si tu sais découvrir leur vertu salutaire,
Elles pourront servir à prolonger tes jours.
Et ne t’afflige pas si les leurs sont si courts ;
Toute plante en naissant déjà renferme en elle,
D’enfants qui la suivront une race immortelle :
Chacun de ces enfants dans ma fécondité,
Trouve un gage nouveau de sa postérité.
Ainsi parle la terre ; et charmé de l’entendre,
Quand je vois par ces nœuds que je ne puis comprendre,
Tant d’êtres différents l’un à l’autre enchaînés,
Vers une même fin constamment entraînés,
A l’ordre général conspirer tous ensemble ;
Je reconnais partout la main qui les rassemble,
Et d’un dessein si grand j’admire l’unité,
Non moins que la sagesse et la simplicité.

Mais pour toi, que jamais ces miracles n’étonnent,
Stupide spectateur des biens qui t’environnent ;
Ô toi qui follement fais ton dieu du hasard,
Viens me développer ce nid, qu’avec tant d’art,
Au même ordre toujours architecte fidèle,
A l’aide de son bec maçonne l’hirondelle.
Comment pour élever ce hardi bâtiment
A-t-elle en le broyant arrondi son ciment ?
Et pourquoi ces oiseaux si remplis de prudence
Ont-ils de leurs enfants su prévoir la naissance ?
Que de berceaux pour eux aux arbres suspendus !
Sur le plus doux coton que de lits étendus !
Le père vole au loin, cherchant dans la campagne
Des vivres qu’il rapporte à sa tendre compagne :
Et la tranquille mère, attendant son secours,
Echauffe dans son sein le fruit de leurs amours.
Des ennemis souvent ils repoussent la rage,
Et dans de faibles corps s’allume un grand courage.
Si chèrement aimés, leurs nourrissons un jour,
Aux fils qui naîtront d’eux rendront le même amour.

Quand de nouveaux zéphyrs l’haleine fortunée
Allumera pour eux le flambeau d’hyménée,
Fidèlement unis par leurs tendres liens
Ils rempliront les airs de nouveaux citoyens ;
Innombrable famille, où bientôt tant de frères
Ne reconnaîtront plus leurs aïeux ni leurs pères.
Ceux qui de nos hivers redoutant le courroux,
Vont se réfugier dans des climats plus doux,
Ne laisseront jamais la saison rigoureuse
Surprendre parmi nous leur troupe paresseuse.

Dans un sage conseil par les chefs assemblés,
Du départ général le grand jour est réglé :
Il arrive, tout part : le plus jeune peut-être
Demande, en regardant les lieux qui l’ont vu naître,
Quand viendra ce printemps par qui tant d’exilés
Dans les champs paternels se verront rappelés ?
A nos yeux attentifs, que le spectacle change.
Descendons sur la terre, où jusque dans la fange
L’insecte nous appelle, et certain de son prix
Ose nous demander raison de nos mépris.
De secrètes beautés quel amas innombrable !
Plus l’auteur s’est caché, plus il est admirable.
Dans un champ de blés mûrs, tout un peuple prudent
Rassemble pour l’état un trésor abondant.
Fatigués du butin qu’ils traînent avec peine,
De faibles voyageurs arrivent sans haleine
A leurs greniers publics, immenses souterrains,
Où par eux en monceaux sont élevés ces grains,

Dont le père commun de tous tant que nous sommes
Nourrit également les fourmis et les hommes.
Solitaire odieux, qui traîne ta prison,
Notre haine, il est vrai, t’écrase avec raison :
Mais qu’on doit t’admirer quand tu nous développes
Les étonnants ressorts de tes longs télescopes,
Et qu’à nos yeux surpris tu présentes les tiens
Qu’élèvent par degré leurs mobiles soutiens !
De l’empire de l’air cet habitant volage,
Qui porte à tant de fleurs son inconstant hommage,
Et leur ravit un suc qui n’était pas pour lui ;
Chez ses frères rampants qu’il méprise aujourd’hui,
Sur la terre autrefois traînant sa vie obscure,
Semblait vouloir cacher sa honteuse figure.
Mais les temps sont changés, sa mort fut un sommeil.
On le vit plein de gloire à son brillant réveil
Laissant dans le tombeau sa dépouille grossière,
Par un sublime essor voler vers la lumière.
Ô ver, à qui je dois mes nobles vêtements,
De tes travaux si courts que les fruits sont charmants !
N’est-ce donc que pour moi que tu reçois la vie ?
Ton ouvrage achevé, ta carrière est finie :
Tu laisses de ton art des héritiers nombreux,
Qui ne verront jamais leur père malheureux.
Je te plains, et j’ai du parler de tes merveilles ;
Mais ce n’est qu’à Virgile à chanter les abeilles.
Le roi pour qui sont faits tant de biens précieux,
L’homme élève un front noble, et regarde les cieux.
Ce front, vaste théâtre où l’âme se déploie,
Est tantôt éclairé des rayons de la joie,
Tantôt enveloppé du chagrin ténébreux.
L’amitié tendre et vive y fait briller ces feux ;
Qu’en vain veut imiter dans son zèle perfide
La trahison, que suit l’envie au teint livide.

Un mot y fait rougir la timide pudeur.
Le mépris y réside, ainsi que la candeur,
La douceur, dont l’aspect désarme la colère,
La crainte et la pâleur, sa compagne ordinaire,
Qui dans tous les périls funestes à nos jours,
Plus prompte que la voix appelle du secours.
Quelle foule d’objets l’œil réunit ensemble !
Que de rayons épars ce cercle étroit rassemble !
Tout s’y peint tour à tour. Le mobile tableau
Frappe un nerf qui l’élève, et le porte au cerveau.
D’innombrables filets, ciel ! Quel tissu fragile !
Cependant ma mémoire en a fait son asile,
Et tient dans un dépôt fidèle et précieux,
Tout ce que m’ont appris mes oreilles, mes yeux :
Elle y peut à toute heure et remettre, et reprendre :
M’y garder mes trésors, exacte à me les rendre.
Là ces esprits subtils toujours prêts à partir
Attendent le signal qui les doit avertir.
Mon âme les envoie : et ministres dociles
Je les sens répandus dans mes membres agiles :
A peine ai-je parlé qu’ils sont accourus tous.
Invisibles sujets, quel chemin prenez-vous ?
Mais qui donne à mon sang cette ardeur salutaire ?
Sans mon ordre il nourrit ma chaleur nécessaire.
D’un mouvement égal il agite mon cœur :
Dans ce centre fécond il forme sa liqueur :

Il vient me réchauffer par sa rapide course :
Plus tranquille et plus froid il remonte à sa source,
Et toujours s’épuisant se ranime toujours.
Les portes des canaux destinés à son cours
Ouvrent à son entrée une libre carrière,
Prêtes, s’il reculait, d’opposer leur barrière.
Est-ce moi qui préside au maintien de ces lois ?
Et pour les établir ai-je donné ma voix ?
Je les connais à peine. Une attentive adresse
M’en apprend tous les jours, et l’ordre et la sagesse.
De cet ordre secret reconnaissons l’auteur :
Fut-il jamais des lois sans un législateur ?
J’entends du libertin murmurer l’insolence.
Où sont-ils ces objets de ma reconnaissance ?
Est-ce un coteau riant ? Est-ce un riche vallon ?
Hâtons-nous d’admirer : le cruel aquilon
Va rassembler sur nous son terrible cortège,
Et la foudre et la pluie, et la grêle et la neige :
L’homme a perdu ses biens, la terre ses beautés.
Et plus loin qu’offre-t-elle à nos yeux attristés ?
Des antres, des volcans, et des mers inutiles,
Des abîmes sans fin, des montagnes stériles,

Des ronces, des rochers, des sables, des déserts.
Ici de ses poisons elle infecte les airs ;
Là rugit le lion, ou rampe la couleuvre.
De ce dieu si puissant voilà donc le chef-d’œuvre.
Et tu crois, ô mortel, qu’à ton moindre soupçon,
Aux pieds du tribunal qu’érige ta raison,
Ton maître obéissant doit venir te répondre ?
Accusateur aveugle, un mot va te confondre.
Tu n’aperçois encor que le coin du tableau :
Le reste t’est caché sous un épais rideau ;
Et tu prétends déjà juger de tout l’ouvrage.
A tes besoins, ingrat, je vois une main sage
Qui ramène ces maux dont tu te plains toujours.
Notre art des poisons même emprunte du secours.
Mais pourquoi ces rochers, ces vents et ces orages ?
Daigne apprendre de moi leurs secrets avantages,
Et ne consulte plus tes yeux souvent trompeurs.
La mer dont le soleil attire les vapeurs,
Par ces eaux qu’elle perd voit une mer nouvelle
Se former, s’élever, et s’étendre sur elle.
De nuages légers cet amas précieux,
Que dispersent au loin les vents officieux,
Tantôt féconde pluie arrose nos campagnes,
Tantôt retombe en neige, et blanchit nos montagnes.
Sur ces rocs sourcilleux, de frimas couronnés,
Réservoirs des trésors qui nous sont destinés,
Les flots de l’océan apportés goutte à goutte
Réunissent leur force et s’ouvrent une route.
Jusqu’au fond de leur sein lentement répandus,
Dans leurs veines errants, à leurs pieds descendus,

On les en voit enfin sortir à pas timides,
D’abord faibles ruisseaux, bientôt fleuves rapides.
Des racines des monts qu’Annibal sut franchir,
Tranquille ferrarois, le Pô va t’enrichir :
Impétueux enfant de cette longue chaîne,
Le Rhône suit vers nous le penchant qui l’entraîne !
Et son frère emporté par un contraire choix,
Sorti du même sein va chercher d’autres lois.
Mais enfin terminant leurs courses vagabondes,
Leur antique séjour redemande leurs ondes :
Ils les rendent aux mers ; le soleil les reprend :
sur les monts, dans les champs l’aquilon nous les rend.
Telle est de l’univers la constante harmonie.
De son empire heureux la discorde est bannie :
Tout conspire pour nous ; les montagnes, les mers,
L’astre brillant du jour, les fiers tyrans des airs.
Puisse le même accord régner parmi les hommes !
Reconnaissons du moins celui par qui nous sommes,
Celui qui fait tout vivre, et qui fait tout mouvoir.
S’il donne l’être à tout, l’a-t-il pu recevoir ?
Il précède les temps ; qui dira sa naissance ?
Par lui l’homme, le ciel, la terre, tout commence,
Et lui seul infini n’a jamais commencé.
Quelle main, quel pinceau dans mon âme a tracé
D’un objet infini l’image incomparable ?
Ce n’est point à mes sens que j’en suis redevable.
Mes yeux n’ont jamais vu que des objets bornés,
Impuissants, malheureux, à la mort destinés.
Moi-même je me place en ce rang déplorable,
Et ne puis me cacher mon malheur véritable ;

Mais d’un être infini je me suis souvenu
Dès le premier instant que je me suis connu.
D’un maître souverain redoutant la puissance,
J’ai malgré mon orgueil, senti ma dépendance.
Qu’il est dur d’obéir, et de s’humilier !
Le plus fier cependant est contraint de plier :
Devant l’être éternel tous les peuples s’abaissent :
Toutes les nations en tremblant le confessent.
Quelle force invisible a soumis l’univers ?
L’homme a-t-il mis sa gloire à se forger des fers ?
Oui, je trouve partout des respects unanimes,
Des temples, des autels, des prêtres, des victimes :
Le ciel reçut toujours nos voues et notre encens.
Nous pouvons, je l’avoue, esclaves de nos sens,
De la divinité défigurer l’image.
A des dieux mugissants l’Égypte rend hommage ;
Mais dans ce bœuf impur qu’elle daigne honorer,
C’est un dieu cependant qu’elle croit adorer.
L’esprit humain s’égare, et follement crédules
Les peuples se sont fait des maîtres ridicules.
Ces maîtres toutefois si dignes de mépris,
Qui les osa braver, révolta les esprits.
On détesta Mezence ainsi que Salmonée,
Et l’horreur suit encor le nom de Capanée.
Un impie en tout temps fut un monstre odieux :
Et quand pour me guérir de la crainte des dieux,
Epicure en secret médite son système,
Aux pieds de Jupiter je l’aperçois lui-même.
Surpris de son aveu, je l’entends en effet
Reconnaître un pouvoir dont l’homme est le jouet,

Un ennemi caché qui réduit en poussière
De toutes nos grandeurs la pompe la plus fière.
Peuples, rois, vous mourrez, et vous villes aussi :
Là gît Lacédémone, Athènes fut ici.
Quels cadavres épars dans la Grèce déserte !
Eh que vois-je partout ! La terre n’est couverte
Que de palais détruits, de trônes renversés,
Que de lauriers flétris, que de sceptres brisés.
Où sont, fière Memphis, tes merveilles divines ?
Le temps a dévoré jusques à tes ruines.
Que de riches tombeaux élevés en tous lieux,
Superbes monuments, qui portent jusqu’aux cieux
Du néant des humains l’orgueilleux témoignage !
A ce pouvoir si craint, tout mortel rend hommage :
Et devant son idole un barbare à genoux,
D’un être destructeur croit fléchir le courroux.
Ces épaisses forêts qui couvrent les contrées,
Par un vaste océan des nôtres séparées,
Renferment, dira-t-on, de tranquilles mortels,
Qui jamais à des dieux n’ont élevé d’autels.
Quand d’obscurs voyageurs racontent ces nouvelles,
Croirai-je des témoins tant de fois infidèles ?

Supposons cependant tous leurs rapports certains,
Comment opposerai-je au reste des humains
Un stupide sauvage errant à l’aventure,
A peine de nos traits conservant la figure ;
Un misérable peuple égaré dans les bois,
Sans maîtres, sans états, sans villes et sans lois :
Qu’à bon droit, libertins, vous êtes méprisables,
Lorsque dans ces forêts vous cherchez vos semblables !
Ces hommes toutefois à ce point abrutis,
Dans la nuit de leurs sens tristement engloutis,
Montrent quelques rayons d’une image divine,
Restes défigurés d’une illustre origine.
Il est une justice, et des devoirs pour eux :
Du sang qui les unit ils connaissent les nœuds.
Au plus barbare époux la tendre épouse est chère :
Il chérit son enfant, il respecte son père.
La nature sur nous ne perd point tous ses droits.
Mais ces droits que sont-ils ? D’imaginaires lois,
Quand d’un être vengeur j’ai secoué la crainte,
Ne peuvent sur mon âme établir leur contrainte.
C’est pour moi que je vis, je ne dois rien qu’à moi.
La vertu n’est qu’un nom, mon plaisir est ma loi.
Ainsi parle l’impie, et lui-même est l’esclave
De la foi, de l’honneur, de la vertu qu’il brave.
Dans ses honteux plaisirs il cherche à se cacher,
Un éternel témoin les lui vient reprocher :
Son juge est dans son cœur, tribunal où réside
Le censeur de l’ingrat, du traître, du perfide.
Si par ses noirs complots nous sommes outragés,
De près suivra la peine, et nous serons vengés.

De ses remords secrets triste et lente victime,
Jamais un criminel ne s’absout de son crime.
Sous des lambris dorés le pâle ambitieux
Vers le ciel, sa terreur, n’ose lever les yeux.
Suspendu sur sa tête un glaive redoutable
Rend fades tous les mets dont on couvre sa table.
Le cruel repentir est le premier bourreau
Qui dans un sein coupable enfonce le couteau.
Des chagrins dévorants attachés sur Tibère
La cour de ses flatteurs veut en vain le distraire.
Maître du monde entier, qui peut l’inquiéter ?
Quel juge sur la terre a-t-il à redouter ?
Cependant il se plaint, il gémit ; et ses vices
Sont ses accusateurs, ses juges, ses supplices.
Toujours ivre de sang, et toujours altéré,
Enfin par ses forfaits au désespoir livré,
Lui-même étale aux yeux du sénat qu’il outrage,
De son cœur déchiré la déplorable image.
Il périt chaque jour, consumé de regrets,
Tyran plus malheureux que ses tristes sujets.
Ainsi de la vertu les lois sont éternelles.
Les hommes ni les rois ne peuvent rien contre elles :
Les dieux que révéra notre stupidité,
N’obscurcirent jamais sa constante beauté :
Et les romains enfants d’une impure déesse,
En dépit de Venus, admirèrent Lucrèce.
Je l’apporte en naissant : elle est écrite en moi
Cette loi, qui m’instruit de tout ce que je dois
A mon père, à mon fils, à ma femme, à moi-même.
A toute heure je lis dans ce code suprême,

La loi qui me défend le vol, la trahison,
Cette loi qui précède, et Lycrugue et Solon.
Avant même que Rome eût gravé douze tables,
Metius et Tarquin n’étaient pas moins coupables.
Je veux perdre un rival. Qui me retient les bras ?
Je le veux, je le puis, et je n’achève pas.
Je crains plus de mon cœur le sanglant témoignage,
Que la sévérité de tout l’aréopage.
La vertu qui n’admet que de sages plaisirs,
Semble d’un ton trop dur gourmander nos désirs.
Mais quoique pour la suivre il coûte quelque larmes,
Toute austère qu’elle est, nous admirons ses charmes.
Jaloux de ses appas, dont il est le témoin,
Le vice, son rival, la respecte de loin.
Sous ses nobles couleurs souvent il se déguise,
Pour consoler du moins l’âme qu’il a surprise.
Adorable vertu, que tes divins attraits
Dans un cœur qui te perd laissent de longs regrets !
De celui qui te hait, ta vue est le supplice.
Paroi : que le méchant te regarde, et frémisse.
La richesse, il est vrai, la fortune te fuit ;
Mais la paix t’accompagne, et la gloire te suit.
Et perdant tout pour toi, l’heureux mortel qui t’aime
Sans biens, sans dignités, se suffit à lui-même.
Mais lorsque nous voulons sans toi nous contenter,
Importune vertu, pourquoi nous tourmenter ?
Pourquoi par des remords nous rendre misérables ?
Qui t’a donné ce droit de punir les coupables ?
Laisse-nous en repos, cesse de nous charmer,
Et qu’il nous soit permis de ne te point aimer.

Non tu seras toujours par ta seule présence
ou notre désespoir, ou notre récompense.
Qui te pourra, grand Dieu, méconnaître à ces traits ?
Tu nous parles partout ; mais les hommes distraits
N’écoutent point la voix qui frappe leurs oreilles.
L’univers devant nous étale tes merveilles ;
Et nos yeux qu’à la terre attachent tes bienfaits,
Trop charmés d’eux, vers toi ne remontent jamais.
Quelque maître nouveau sans cesse nous entraîne,
et d’objets en objets notre âme se promène,
Tandis que de toi seul nous restons séparés.
Quel crime, quelle erreur nous a donc égarés ?
Nos malheurs, ô mon Dieu, seraient-ils sans ressource ?
Sondons leur profondeur, remontons à leur source :
Que l’homme maintenant se présente à mes yeux,
Quand je l’aurai connu, je te connaîtrai mieux.