La Reine du régiment, un roman anglais

LA
REINE DU REGIMENT

The Queen of the regiment, by Katharine King, 3 vol. Hurst and Blackett. London 1872[1].


I.

Gérald Anstruther était entré extrêmement jeune au service militaire. Il avait rejoint depuis quelques semaines à peine son régiment, le 16e dragons, qui était alors en garnison aux Indes, lorsqu’un de ses camarades, nommé Guy Levestone, perdit sa jeune femme.

Quinze jours après l’enterrement, Anstruther se présenta chez Levestone pour lui faire sa visite de condoléance. Levestone le reçut, comme il recevait tout le monde, d’un air distrait et indifférent; il lui adressa quelques paroles décousues, et reprit son occupation, qui consistait à réparer un jouet brisé. Debout devant lui, une petite fille aux longs cheveux bouclés suivait ses mouvemens avec des yeux brillans d’impatience. — Levestone, dit Anstruther, voulez-vous me permettre d’essayer?

Guy se confessa entièrement incapable de mener à bien cette difficile entreprise, et passa le joujou à Anstruther. Bientôt la voiture et son cheval furent remis, dûment réparés, aux mains de leur propriétaire ravie, qui, levant ses yeux noirs sur le jeune homme, lui dit avec un grand sérieux et beaucoup d’assurance : — C’est très bien. Merci. Comment vous appelez-vous? Moi, je m’appelle bébé Cécile.

— Et moi, je m’appelle Gérald Anstruther, répondit-il en la prenant sur ses genoux et en caressant ses cheveux bruns à reflets dorés. Voyons, essayez de répéter mon nom. C’est cela ! bravo ! Nous serons bons amis, n’est-ce pas, petite reine ?

— Bébé est l’ami de tout le monde, dit l’enfant d’un air digne en remuant gravement la tête. Pourquoi m’appelez-vous comme ça? Je vous ai dit mon nom. Est-ce que vous l’avez oublié? Moi, je n’oublierai pas le vôtre.

— Je vous ai appelée petite reine parce que c’est un joli nom, mais je n’ai pas oublié le vôtre. Avez-vous d’autres joujoux à raccommoder ?

— Oh ! oui, cria-t-elle joyeusement en se laissant glisser à bas de ses genoux. Papa, je veux faire raccommoder ma poupée à Gervald, n’est-ce pas ? Vous savez que ce matin vous avez essayé, et que vous n’avez pas pu.

Levestone sourit faiblement et regarda Anstruther. — Est-ce que la petite vous ennuie ? Vous voyez qu’elle est vite devenue familière. Cécile, il faut dire : Monsieur Anstruther.

— C’est trop difficile à dire. Ce monsieur est très gentil ; s’il raccommode ma poupée, je l’appellerai toujours Gervald. Voulez-vous me la raccommoder ?

— Oui, apportez-la-moi. Levestone, laissez-la m’appeler comme elle voudra. Elle est si mignonne que je veux devenir son ami.

— Elle abusera bientôt de votre complaisance.

L’enfant revint, traînant par la tête une poupée borgne et chauve dont la jambe droite laissait échapper un flot de son. Elle la présenta avec orgueil à Anstruther, et, après la lui avoir fait admirer, elle la posa sur ses genoux et lui fit voir le trou qui demandait une réparation. — Ah ! ah ! fit le jeune homme, le cas est grave ; il me faudrait une aiguille et du fil. Allez en demander à votre bonne, bébé. Je me charge de guérir cette belle dame.

L’aiguille fut apportée, et, de l’air le plus sérieux et le plus important, notre brillant officier, qui aurait certainement été beaucoup plus à son aise sur un champ de manœuvres, concentra toutes ses facultés sur l’opération délicate qu’il avait entreprise.

Levestone le regardait faire avec intérêt. — Quel bon garçon vous êtes! s’écria-t-il, avec plus d’animation qu’il n’en avait encore manifesté depuis la mort de sa femme, au moment où Anstruther tendit la poupée guérie à l’enfant transportée de joie. Vous allez faire tort à Archer, le maréchal-des-logis; jusqu’à présent, Cécile était persuadée que personne au monde ne raccommodait les joujoux aussi bien qu’Archer. — Papa, j’aime beaucoup Archer; il est très gentil, seulement quelquefois il est de mauvaise humeur, et alors il gronde les autres, et bébé a peur. Gervald, est-ce que vous êtes aussi de mauvaise humeur? — Elle était appuyée sur ses genoux, et elle le regardait de ses yeux curieux.

Anstruther se mit à rire; Levestone les observait et souriait presque. — Je suis souvent de mauvaise humeur avec les vilains hommes, mais jamais avec les bonnes petites filles bien sages. Ainsi, petite reine, vous n’avez qu’à être toujours sage, et je serai toujours de bonne humeur avec vous.

— Oh ! bébé est toujours sage, répondit Cécile en secouant la tête d’un air de satisfaction; mais, quand ma bonne est méchante, elle dit toujours que c’est moi.

— Je comprends, dit Anstruther en riant. Eh bien! je tâcherai de ne pas être méchant, et nous nous arrangerons très bien ensemble. Si vous voulez venir avec moi, je vous mettrai sur mon cheval.

Anstruther et Cécile devinrent de grands amis, et Levestone, qui aimait qu’on s’occupât de sa fille, ne tarda pas à préférer la société de ce jeune homme à celle de ses plus anciens camarades. Du reste, Gérald n’était pas seul à gâter Cécile. La petite reine, comme on l’appelait maintenant, était le jouet du régiment, dont tous les officiers, à commencer par le colonel Meredith, étaient absolument à ses ordres. Elle abusait un peu de son empire, il faut en convenir, mais elle tyrannisait ses sujets si gentiment qu’aucun d’eux n’avait envie de se révolter. Loin de là, celui sur lequel elle jetait son dévolu pour la promener sur le cou de son cheval se considérait comme ayant reçu une faveur. L’enthousiasme des officiers était encore surpassé par celui des soldats. Grâce à son intimité avec le maréchal-des-logis, Cécile les connaissait presque tous, et en se promenant avec les amis de son père elle les interpellait au passage: —Voilà Millar! bonjour Millar! — Et Millar souriait d’orgueil.

Lorsque l’enfant eut cinq ans, son père pensa qu’il était temps de songer à son éducation. Il se chargea de lui apprendre à lire, difficile entreprise qui ne se trouva pas du goût de Cécile. Un jour, le colonel Meredith, qui était le parrain de l’enfant, étant venu demander à Levestone de lui confier sa fille pour une promenade à cheval, obtint pour réponse que « c’était l’heure de la leçon. »

— Bah! laissez-la donc tranquille, avait répondu le colonel. A son âge, ça n’a pas de bon sens de la faire tant travailler. Vous êtes absurde, mon cher, de la tracasser pour cela.

Ces imprudentes paroles ne furent pas perdues. A la première difficulté, ou plutôt à ce qu’elle estima comme une difficulté, Cécile s’arrêta court. — Papa, c’est trop difficile ; je ne peux pas apprendre ça. D’ailleurs le colonel a dit que ça n’avait pas de bon sens de me faire tant travailler.

— Ma chère enfant, dit Levestone d’un ton ferme, quoiqu’au fond il eût le sentiment qu’en cas de lutte ce ne serait pas lui qui l’emporterait, ma chère enfant, il faut faire ce que je vous dis. Voyons, ma chérie, un petit effort; si vous apprenez bien votre leçon, je vous emmènerai faire une grande promenade à cheval. Tenez, Sultan vous attend.

Il essayait vainement de la séduire, Cécile resta incorruptible. Forte de l’appui du colonel, elle était décidée à tenir tête à son père et à livrer bataille. — Papa, je vous dis que je ne peux pas... D’abord, mon parrain a dit que ça n’avait pas de bon sens. Vous êtes un méchant... je ne veux pas... vilain livre... méchant livre... continua-t-elle en jetant son alphabet à terre et en le piétinant.

Pendant que son père consterné se demandait ce qu’il allait faire, le colonel Meredith entra tout à coup. — Eh bien! eh bien! s’écria-t-il en apercevant Cécile, dont le visage échauffé et les cheveux en désordre indiquaient une grande surexcitation ; qu’est-ce que cela veut dire ? Ça, Cécile, la reine du régiment ? fi donc ! nous ne connaissons pas cette petite fille-là!

— Mon parrain, répondit-elle en se tournant avec empressement vers le colonel, et en donnant un coup de pied méprisant au livre qui gisait sur le plancher, vous avez dit que ça n’avait pas de bon sens, et alors j’ai dit à papa que je ne voulais pas apprendre... et je n’apprendrai pas.

Qui fut stupéfait? Ce fut le colonel. Il regarda Levestone ; celui-ci avait une mine si piteuse que Meredith fut pris d’un fou rire. — C’est votre faute, dit Levestone. Si vous étiez un bon parrain, ces choses-là n’arriveraient pas.

— Et que voulez-vous donc que je fasse? demanda le pauvre colonel, tout interdit de voir que c’était à lui qu’on s’en prenait.

— Que vous lui appreniez les dix commandemens, cela vous regarde; surtout faites-lui bien remarquer le cinquième.

— Je crois que je ferai un triste professeur, mais je veux bien essayer. Je n’ai rien à faire aujourd’hui, nous allons commencer tout de suite.

Effectivement il se mit à l’œuvre. Au début, tout alla parfaitement. Le colonel avait une manière à lui d’enseigner qui amusait l’enfant. C’est au cinquième commandement que les difficultés attendaient le professeur. Cécile déclara qu’elle ne le comprenait pas. Meredith l’expliqua donc à sa façon.

— Mon parrain, vous dites des bêtises, répondit l’impertinente petite créature. Je sais que ce n’est pas du tout comme ça. — La coquine comprend aussi bien que moi, pensait le colonel, mais elle n’en conviendra pas. Quelle sotte entreprise j’ai faite là! Allons, voilà Anstruther qui entre! il ne me manquait plus que cela ! Il va s’asseoir et nous écouter, et, si je me trompe ou que la petite me dise des impertinences, il rira de son air tranquille qui est si agaçant. Comment faire? si je lui dis de s’en aller, il ira raconter à tout le régiment qu’il m’a intimidé.

Dans sa détresse, le colonel trouva un expédient admirable. — Cécile, apprenez-moi ça par cœur. Si vous récitez bien, et si vous me promettez de ne plus désobéir à votre papa, je vous donnerai des mangues. Vous verrez comme elles sont grosses, vous n’en avez jamais vu de si belles.

— Colonel, cria Anstruther de la porte, c’est ce qui s’appelle de la corruption. Apprenez-lui qu’il faut faire son devoir parce que c’est le devoir, et non en vue d’une récompense. Avec votre système, vous en ferez une femme capricieuse, uniquement préoccupée de son plaisir.

— Mon garçon, dit impatiemment le colonel, vous avez raison. Je ne suis pas de force; je l’abandonne à son père, nous verrons comment il s’en tirera.

Levestone ne s’en tira pas aussi mal qu’on l’aurait pu craindre. Cécile, qui avait un cœur excellent et une facilité extraordinaire, finit par se soumettre à l’autorité paternelle, et fit de rapides progrès. Bientôt elle abusa de sa science pour faire subir des examens aux enfans de troupe.

Les années se passèrent ; l’enfant devint jeune fille.

A seize ans, miss Levestone était aussi entreprenante que ses amis les sous-Iieutenans. Elle tenait tête aux plus hardis cavaliers et aux meilleurs joueurs de billard. Intime avec tous les officiers, elle les considérait comme ses camarades, les traitant en conséquence, et il en résultait une absence complète de coquetterie vraiment extraordinaire chez une aussi jolie fille. Vivant exclusivement dans la société des hommes, il n’est pas étonnant que Cécile se fût accoutumée à envisager les choses à un point de vue masculin. Son esprit avait pris un certain tour viril qui n’excluait pas une douceur et une délicatesse de sentiment toutes féminines, de même que la franchise et le naturel des manières ne nuisaient en rien chez elle à la grâce et à la réserve. Elle connaissait à fond le code compliqué des convenances sociales, et elle le respectait. Les officiers l’adoraient, et la prenaient volontiers pour confidente dans les conjonctures difficiles, — soit dit en passant, la reine faisait preuve dans ces circonstances d’un grand bon sens, et il était rare qu’on ne se trouvât pas bien d’avoir suivi ses conseils; — ils passaient leur vie à lui organiser des parties de plaisir, mais il s’exhalait de cette petite personne pétulante et malicieuse un tel parfum d’innocence et d’honnêteté, qu’elle n’inspirait pas moins de respect que d’affection, et que le plus écervelé des étourneaux qui l’entouraient perpétuellement ne se serait jamais permis en sa présence une parole hasardée. On savait que la plus légère offense aurait pour résultat de faire exclure le coupable de l’intimité de Cécile, et plus d’un s’éprit follement de cette beauté radieuse qui dissimula soigneusement ses sentimens dans la crainte d’être banni du petit lever de la reine.

On appelait le lever de la reine un thé que miss Levestone donnait chaque jour à cinq heures, et qui était suivi très assidûment par tout l’état-major du 16e dragons. Il peut sembler étonnant au premier abord que la bonne harmonie subsistât dans une cour si nombreuse. Ce miracle venait de ce que Cécile, ayant pris tout à fait au sérieux son rôle de souveraine, avait accepté les devoirs comme les privilèges de sa position. Tous les dragons du régiment étaient ses très humbles sujets, et il ne lui venait même pas à l’esprit qu’on pût résister à un de ses décrets; en échange de leur soumission, elle estimait qu’elle leur devait une impartiale répartition de ses faveurs, et elle s’était fait une loi de ne jamais témoigner de préférence à un de ses courtisans au détriment des autres. Elle distribuait donc à la ronde ses brillans sourires, tenant la balance si égale que personne n’avait le droit de se prétendre moins bien traité que son voisin. L’heureuse ignorance de Cécile lui rendait l’équité facile. Elle était arrivée à l’âge de seize ans sans savoir ce que c’est que l’amour, et, incapable de lire dans son cœur, elle croyait de très bonne foi aimer tous ses camarades de la même manière. Elle ne se doutait pas que ce qu’elle ressentait pour son vieil ami Gérald n’était pas du tout la même chose que ce qu’elle éprouvait pour son parrain le colonel. Peut-être Anstruther s’en serait-il douté avant elle, s’il avait eu la libre disposition de ses facultés; mais il était passionnément amoureux et passionnément jaloux par-dessus le marché, et, au lieu de jouir en paix des sourires qui lui revenaient, il passait son temps à maugréer de ce que les autres en avaient aussi leur part, sans s’apercevoir que les siens avaient une douceur particulière.

Un accident de chasse, à la suite duquel Anstruther demeura plusieurs semaines cloué sur son lit, aurait dû lui ouvrir les yeux, car en cette occasion Cécile s’était jetée au-devant d’un sanglier, pour sauver son ami, avec une hardiesse surprenante de la part d’une jeune fille. Soit défiance naturelle aux amoureux, soit excès de modestie, Gérald ne tirade cette aventure aucune induction favorable. II employa son temps de réclusion à se tourmenter ingénieusement. Tantôt il se représentait Cécile prêtant une oreille complaisante aux sots propos de quelque écervelé; tantôt il repassait dans son esprit les histoires des méchantes langues de l’endroit, et, à force de les retourner dans sa tête, il arrivait à leur donner une importance dont ceux qui les avaient inventées auraient été eux-mêmes surpris. La petite reine, dont la vie était une fête perpétuelle, et qui ne rencontrait autour d’elle que sympathie et indulgence, se préoccupait peu des commérages; elle s’inquiétait uniquement de ce que pouvait en penser son ami Gérald. Elle ne l’avait pas revu depuis son accident, et elle songeait beaucoup à lui, beaucoup plus que la prudence ne l’exigeait.

Le 16e dragons avait reçu l’ordre d’embarquer pour l’Angleterre. Sur la demande de leur reine, les officiers organisèrent un grand pique-nique d’adieu, auquel fut conviée toute la société de ***. Cécile aurait désiré qu’on put retarder assez la fête pour permettre à Anstruther d’y prendre part. Le docteur ayant déclaré péremptoirement que son patient ne bougerait de sa chambre avant le jour de l’embarquement, force fut de se résigner. On prit jour, et on se donna rendez-vous à un vieux temple en ruines situé dans les environs de ***.

Une longue file d’équipages se dirigeait vers le temple de Poonach. La voiture qui contenait Levestone et sa fille était conduite par un jeune officier nouvellement arrivé au régiment, Hedworth Villars. Villars était affligé de ridicules qui, au premier abord, quand on ne le connaissait pas, le faisaient juger défavorablement. Il était très fier de sa personne, et en particulier de ses pieds et de ses mains; on l’accusait même de porter deux paires de gants superposées pour préserver la blancheur de sa peau. Persuadé qu’il était le point de mire de toutes les demoiselles à marier, il se plaignait des persécutions des mamans avec une fatuité naïve. Du reste, il était dédaigneux et difficile comme il convient à un homme qui a fréquenté le grand monde, et lorsqu’en arrivant au 16e dragons il trouva tous les officiers soumis au joug d’une petite fille qui n’avait jamais vu Londres, il prit ses camarades en profonde pitié et ne le leur cacha pas. Au bout d’une semaine ou deux, le jeune Villars était le plus à plaindre du régiment; non-seulement il avait subi comme les autres le charme de la petite reine, mais, n’étant pas accoutumé à ses allures franches et vives, ayant de plus une très haute idée de son propre pouvoir de séduction, il interpréta tout de travers l’accueil cordial qui lui fut fait par Cécile, et il en conçut des espérances qui devaient lui occasionner la première déception de sa vie.

Retournons au pique-nique. Les invités arrivent. Des groupes se forment en attendant le dîner. Le colonel Meredith et Levestone s’asseyent à l’ombre et allument leur cigare; Cécile et Villars se dirigent vers le temple hindou. Ils pénétrèrent au milieu des ruines, admirant les bizarres sculptures des murs délabrés que la vigoureuse végétation des tropiques menaçait d’ensevelir bientôt sous sa riche verdure. La vue de ces monumens de l’art et de l’orgueil humain tombant en poussière sous l’action du temps inspirait à Cécile des réflexions morales sur la vanité et l’instabilité des choses de ce monde. Elle était disposée à s’abandonner à l’impression mélancolique causée par la scène qu’elle avait sous les yeux. Les jeunes cœurs paisibles aiment ces tristesses factices, dont le charme vient de ce qu’elles sont volontaires.

Les méditations rétrospectives de Cécile ne faisaient nullement le compte de son compagnon. — Laissez, laissez ces vieux Hindous à la poussière et aux toiles d’araignée qui s’accumulent sur eux depuis tant de siècles ; venez vous asseoir au bord de ce petit ruisseau qui s’est irrévérencieusement frayé un passage à travers les demeures silencieuses des morts, et dont le babil parle de joie, de jeunesse et d’amour.

Elle leva sur lui ses grands yeux étonnés. — Vous êtes poète, dit-elle. Contez-moi ce que vous dit le ruisseau. Pour moi, je n’entends qu’un murmure incessant dont la monotonie me fatigue.

— Asseyez-vous là ; je vous le dirai.

Elle s’assit ; Villars se jeta sur l’herbe à ses côtés. — Je vais vous enseigner la langue du ruisseau. À chacun, il murmure un conte différent ; cependant il doit vous dire les mêmes choses qu’à moi, car à tout ce qui est jeune il répète une même légende. Il y avait une fois un jeune homme qui aimait une belle jeune fille dont il n’était digne que par la grandeur de son amour. Il portait son image dans son cœur ; il avait mis en elle toutes ses espérances ; il la respectait, et il l’adorait en même temps. Voilà ce que me dit le ruisseau ; mais, continua-t-il avec une teinte de tristesse, mais le ruisseau n’ajoute pas si l’amour profond et sincère a été récompensé, si la beauté a été touchée par le dévoûment, si l’amour a gagné l’amour. Dites-moi, à votre tour, la fin de l’histoire. La fée des eaux fera-t-elle triompher l’amour ?

Elle réfléchit quelques instans sans parvenir à comprendre nettement où il voulait en venir. — Écoutez ce que dit la fée des eaux, répondit-elle enfin en levant la main. L’amour ne gagne pas toujours l’amour. La jeune fille n’aimait pas le jeune homme ; peut-être n’était-elle pas digne de lui. En tout cas, si elle a été fière et froide, le ruisseau ne dit pas que le jeune homme ait été inconsolable de ses dédains. Tenez, ajouta-t-elle en riant et en désignant du doigt un lilas dont les rameaux inclinés effleuraient la surface des eaux, ce grand lilas est la reine des fées ; je vais le punir de vous avoir rendu triste. — Elle ramassa un fragment de bois qu’elle lança à l’arbuste.

Cet enfantillage exaspéra le jeune Villars, qui fut tenté de lui répondre qu’elle se rendait justice, et qu’elle était en effet froide et fière. Il se leva brusquement, et saisit les mains de Cécile au moment où elle se préparait à jeter un autre morceau de bois au lilas. — Cessez ce jeu! — Son visage était pâle, et ses yeux brillaient de colère. — Vous ne vous débarrasserez pas de moi à si bon marché. Vous m’avez attiré, encouragé, et vous croyez qu’il suffit maintenant de me dire tranquillement : Je ne vous aime pas! Cécile, ma bien-aimée, ne soyez pas si cruelle...

Au moment où il avait pris ses mains, Cécile l’avait regardé avec une stupéfaction mêlée de frayeur. — C’était donc de vous qu’il s’agissait? dit-elle enfin. Je n’avais pas le moins du monde compris. Du reste votre histoire est absurde. Je n’ai pas envie de me marier, et je ne suis amoureuse de personne, pas plus de vous que d’un autre. — La pauvre enfant était de bonne foi.

— Vous ne me ferez pas croire, reprit Villars avec véhémence, que vous ne saviez pas ce que vous faisiez. Vous êtes fausse comme toutes les femmes. Ah ! Cécile, ne m’enlevez pas toute espérance.

— Je suis très fâchée, murmura-t-elle ; je ne savais pas que je faisais mal; j’étais avec vous comme je suis avec tout le monde. Pardonnez-moi, et soyons amis comme autrefois. Je ne puis vous offrir que mon amitié; vous la refusez? — Elle lui tendait la main qu’il venait de lâcher.

— Non, je n’en veux pas, répondit Villars rudement. Ce qui appartient à tout le monde a peu de prix à mes yeux. Je vous remercie néanmoins de votre offre. Allons-nous retrouver les autres?

Cécile se leva lentement, et ce fut le cœur gros qu’elle rejoignit ses camarades.

Le capitaine Anstruther, que nous avons laissé sur son lit, n’avait pu résister au désir d’assister au pique-nique; à la grande surprise de ses amis et à la grande colère du docteur, il apparut inopinément au milieu de la foule. — Où est notre reine? furent ses premiers mots. Grâce à une obligeante personne, — il va sans dire que c’était une femme, — Anstruther se trouva tout à point derrière un pan de mur à demi ruiné, à quelques pas seulement de l’endroit où Cécile s’était assise, au moment où la jeune fille tendait la main à Villars en disant : — Vous la refusez? — Grâce aussi aux commentaires de la même obligeante personne, le capitaine crut sottement que miss Levestone venait de faire une déclaration à Hedworth, et que celui-ci l’avait repoussée. Même pour un amoureux, c’était trop de crédulité; Gérald y fut pris cependant, et si bien qu’il faillit se trouver mal, et que, lorsque la petite reine, ayant appris son arrivée inattendue, accourut à lui, les yeux brillans de joie, il lui tourna presque le dos. Vainement voulut-elle s’empresser autour d’Anstruther. Lorsqu’elle vint lui apporter à boire, il repoussa le verre en déclarant d’un ton bourru qu’il « n’aimait pas cela, » et que miss Levestone avait tort de se fatiguer à soigner un malade comme lui.

— C’est la tête qui est malade, grommela le docteur. Comment cet être-là peut-il brutaliser de la sorte cette mignonne enfant? Elle m’apporterait du poison que je le boirais.

La pauvre Cécile, consternée de l’accueil de son vieil ami, le regardait sans bouger, son verre à la main. Anstruther affectait de ne pas s’apercevoir qu’elle fût là. Au bout de quelques instans, la colère et l’orgueil vinrent au secours de la jeune fille, qui jeta le contenu du verre en disant : — Puisque vous n’en voulez pas, je ne vais pas le porter à un autre. — La petite reine s’éloigna, le cœur plein d’une amertume singulière et nouvelle. Ainsi son vieil ami l’abandonnait! Il était probablement humilié de devoir la vie à une femme. Elle se sentait à la fois peinée et blessée, et elle se promit que Gérald ne saurait jamais combien elle était sensible à sa méprisante indifférence.

Cécile rejoignit ses invités; pour la première fois de sa vie, elle fut tentée d’être coquette. Jusqu’à ce jour, elle s’était amusée comme une véritable enfant sans s’apercevoir de l’effet qu’elle produisait. Mûrie tout à coup par le chagrin, elle comprit qu’elle avait du succès, qu’elle était admirée, et que, si lui la dédaignait, d’autres la rechercheraient. Ce fut une sorte de soulagement. Heureusement pour elle, les amers reproches du jeune Villars résonnaient encore à son oreille. — Vous m’avez attiré et encouragé, et vous ne m’aimiez pas! — Cécile se jura de ne jamais mériter ce reproche.

A la réflexion, Villars s’aperçut qu’il avait été dur et injuste. Il vint dès le lendemain solliciter son pardon, qui fut accordé aussi simplement qu’il était demandé. A dater de ce jour, la petite reine n’eut pas d’ami plus sincère et plus dévoué que Hedworth. Quant au capitaine Anstruther, il prit vis-à-vis de Cécile un ton froid et cérémonieux qui aurait bien vite rebuté un cœur moins aimant. Elle cherchait anxieusement une occasion de parler en tête-à-tête à son ami, dont la mauvaise humeur ne résisterait pas à une explication franche. Il semblait vraiment que Gérald eût deviné ses intentions, tant il apportait de soin à éviter de se trouver seul avec elle. Il fit si bien que le jour de l’embarquement arriva sans que la petite reine eût réalisé son projet.


II.

Le vaisseau qui portait nos héros était ballotté sur l’Océan indien. Cécile, assise sur le pont, considérait Anstruther, et se disait que la maladie avait bien changé son ami. La physionomie jadis si ouverte de Gérald avait revêtu une expression dure et froide; autour de la bouche et des tempes s’étaient creusés des plis qui n’existaient pas autrefois. Accoudé sur le bastingage du vaisseau, il suivait des yeux les mouvemens de l’eau avec un regard dont la fixité avait quelque chose d’inquiétant. Cécile, qui l’observait toujours, eut peur. Elle résolut d’aller lui parler. Au mouvement qu’elle fit pour se lever, Anstruther se retourna, et, secouant avec effort la lassitude et l’ennui qui semblaient l’accabler, il s’avança vers la jeune fille en lui demandant si elle avait besoin de quelque chose.

— Non, répliqua-t-elle timidement, je suis toute seule, et je m’ennuie. Asseyez-vous là, voulez-vous? et causons un peu. Il y a si longtemps que nous n’avons bavardé ensemble! pas depuis le jour de votre accident, ajouta-t-elle en désespoir de cause, en lisant sur son visage la répugnance qu’il éprouvait à obéir.

L’allusion produisit son effet. Le capitaine la revit tout à coup exposant ses jours pour le sauver; il fut disposé à la clémence. Cédant enfin à une secrète attraction, il prit le siège qu’elle lui offrait et s’assit. Encouragée par ce premier succès, Cécile continua hardiment : — Gérald, qu’avez-vous donc depuis quelque temps? Je ne vous reconnais plus. Il y a deux mois, je n’aurais pas été obligée de vous prier si fort pour vous décider à causer avec moi.

Cécile n’était plus une enfant, et n’était pas encore une femme; aussi y avait-il de l’enfant et de la femme dans le regard à la fois malicieux et tendre dont elle accompagna ses derniers mots. Prévenu comme l’était Anstruther, il prit mal et la question et le regard. — Il est vrai que depuis quelque temps je vous évite, parce que je ne puis supporter les déplorables habitudes que je vous vois prendre. Vous recueillez à la vérité les sots complimens de quelques faquins infatués de leur personne; mais en retour vous serez blâmée de tous les honnêtes gens.

Cécile rougit beaucoup. Elle sentait profondément l’injustice des reproches qu’on osait lui faire, et elle ne pouvait s’expliquer l’aigreur que le capitaine y mettait. Il y avait entre eux quelque malentendu qu’elle aurait voulu éclaircir. Étaient-ce les assiduités de Villars qui l’offusquaient? — Il finit par lui dire qu’il s’étonnait qu’elle prît le parti d’un homme qui avait refusé l’offre de sa main. — Il est fou, se dit la pauvre fille. A ses allusions, elle devina cependant que la scène du ruisseau avait eu des témoins, et qu’on avait dû lui faire quelque conte absurde. Il eût été bien simple de lui tout dire; mais la petite reine avait ses idées sur l’honneur, et ne se croyait pas permis de trahir le secret d’un homme qui l’avait demandée en mariage. Elle essaya de désabuser Anstruther sans compromettre Villars, en protestant de son innocence et faisant appel à la confiance que devait inspirer au capitaine toute sa vie passée. il resta sourd à ses supplications. — Assez! dit-il; à quoi bon me torturer? Vous avez deviné depuis longtemps que je vous aime; mais cela ne vous servira de rien. Oui, j’ai la faiblesse de vous aimer, la faiblesse de ne pouvoir me soustraire à votre fascination : je ne suis pas si crédule que vous le pensez. Aucune explication ne ferait que ce qui est ne soit pas, et je ne veux pas vous pousser à mentir inutilement.

— Vous êtes bien dur! Vous m’avez dit que vous m’aimiez; je peux vous avouer maintenant que je vous aime;... du reste vous le savez aussi bien que moi. Comment n’avez-vous pas assez de confiance pour croire que vous avez pu vous laisser induire en erreur par une phrase mal entendue? Pensez-vous, continua-t-elle fièrement, que je voudrais devoir votre amour à un mensonge?

— Assez ! je ne supporterai jamais que personne parle irrespectueusement de vous ; je vous défendrai toujours, même lorsque je croirai que vous avez tort ; quant à vous estimer comme autrefois, je ne le puis plus. Oh! Cécile, pourquoi m’avez-vous sauvé de la mort, si c’était pour me rendre la vie si amère ?

De grosses larmes coulaient lentement sur les joues de la jeune fi]le, — Capitaine Anstruther, ne parlons plus de ces choses. Je vous ai supplié de m’accorder un peu de justice ou d’affection; cela ne m’arrivera plus. Vous regrettez que je vous aie sauvé la vie. De tels regrets sont rares en vérité, et je n’oublierai jamais que j’ai été assez malheureuse pour provoquer une si grande ingratitude. — Cécile se leva et alla s’enfermer dans sa cabine; assise à terre, elle sanglota amèrement pendant longtemps.

Plusieurs jours se passèrent sans amener de changement dans la position respective de nos personnages. Cécile évitait Anstruther et passait la plus grande partie de son temps avec Villars, ce qui n’était pas fait pour calmer la jalousie du capitaine.

Un soir, une tempête violente éclata. Cécile, qui s’était réfugiée dans sa cabine, entendit frapper à la porte. Elle se leva en chancelant pour ouvrir, et se trouva face à face avec Gérald. La surprise de la jeune fille fut si grande, qu’elle fit un brusque mouvement en arrière. Anstruther, croyant que le roulis du vaisseau lui faisait perdre l’équilibre, passa le bras autour de sa taille pour la soutenir. Le cœur de Cécile battit violemment. Elle ne doutait pas que le navire ne fût perdu, et que Gérald ne fût venu lui dire adieu; elle éprouvait une envie ardente de poser sa tête sur son épaule et de lui dire qu’elle était prête à tout oublier, qu’elle ne regrettait pas la vie, pourvu qu’il la crût innocente. Elle se contint cependant, et elle attendit qu’il parlât. — Cécile, votre père est aux pompes. Une voie d’eau s’est déclarée, et il est douteux que le bâtiment puisse tenir la mer jusqu’au jour. Comme je ne suis pas de service en ce moment, votre père m’a demandé de venir vous trouver; il m’a aussi demandé de faire, en cas de naufrage, mon possible pour vous sauver. Oh! Cécile, ma Cécile chérie! s’il savait combien cette recommandation était inutile ! Quand je pense au sort qui vous menace, ma seule consolation est que, si la vie nous a séparés, la mort du moins nous réunira. Cécile, ma bien-aimée, dites-moi que vous me pardonnez les cruelles paroles que j’ai prononcées l’autre jour dans un accès de jalousie.

— Je vous pardonne, répondit-elle simplement avec un regard où se peignaient toute sa confiance et son affection. Vous ne douterez plus jamais de moi, n’est-ce pas?

— Ne parlons pas de cela, dit précipitamment Anstruther; je sens que je ne peux pas vivre sans vous. Je vous aime, cela me suffit, et je veux que vous soyez ma femme, quelque chose que vous ayez pu faire.

— Oh! Gérald, cria Cécile d’un ton douloureux. Etes-vous donc si impitoyable qu’ici, en présence de la mort, vous refusiez de voir que vous m’avez accusée à tort? Vous m’aimez, et en cette heure suprême vous doutez de ma parole. S’il en est vraiment ainsi, laissez-moi ! Vous ne pouvez pas m’épouser, si vous n’avez pas foi en mon honneur;... la mort serait mille fois préférable pour nous deux!

— L’honneur ! la foi! mots que tout cela! Je n’ai plus qu’un seul désir, celui de vous posséder!

— Alors qu’êtes-vous venu faire ici? Jamais je ne consentirai à épouser un homme qui ne m’estime pas. Je veux, j’exige une confiance entière de votre part.

— C’est vous qui êtes dure maintenant. Si j’étais capable de vous faire un mensonge et de vous dire que je vous crois, tôt ou tard vous découvririez la vérité; chacun de mes gestes, chacun de mes regards vous dirait que je vous ai trompée, et à votre tour vous me retireriez votre estime.

Cécile releva sa tête, qu’elle avait posée sur l’épaule de Gérald, et se dégagea de l’étreinte du jeune homme. Au même instant, un effroyable craquement se fit entendre; un bruit de pas précipités et de cris parvint à leurs oreilles au travers du fracas de la tempête. Anstruther s’élança sur le pont; un des mâts était rompu, et pour comble de calamité un incendie s’était déclaré. Il courut prévenir Cécile du nouveau danger qui les menaçait. Il la trouva étendu sur le plancher et presque privée de connaissance ; il la releva l’assit sur une divan fixé aux parois de la cabine. — Gérald, murmura Cécile d’une voix éteinte au moment où le capitaine allait s’éloigner, si nous échappons à la mort, restons amis... Le temps vous convaincra que je n’ai rien à me reprocher.

— Si le ciel nous épargne, il en sera ainsi que vous souhaitez. — Il déposa un baiser sur son front et s’enfuit, de l’air d’un homme qui a vu pour la dernière fois l’objet de toutes ses affections.

Cependant le vaisseau tint bon; la tempête s’apaisa, et on put gagner le port. Cécile et Gérald vivaient sur le même pied d’intimité qu’avant le pique-nique; ils se laissaient aller au charme d’aimer et d’être aimés. Ce n’est pas que la petite reine, lorsqu’elle était assez de sang-froid pour réfléchir, se sentît entièrement satisfaite de la conversation de la cabine et de la situation inférieure qu’elle-même avait prise vis-à-vis de Gérald. Si elle avait été moins aveuglée par la passion, elle aurait vu aussi que son ami Anstruther n’était pas aussi parfait qu’elle se l’était imaginé, et que sa conduite dans les derniers temps ne lui faisait guère honneur; mais, loin de se permettre le plus léger blâme, Cécile s’ingéniait à trouver des excuses pour justifier celui qui était à ses yeux le meilleur et le plus généreux des hommes.

Peu de temps après l’arrivée de nos voyageurs en Angleterre, le colonel Meredith se décidait à quitter le service ; il fut remplacé par un certain M. Houston, que personne ne connaissait, mais qui, de l’avis de tous, ne pouvait valoir l’excellent homme auquel il succédait. Un jour, en entrant au cercle, Villars aperçut dans un coin de la salle un homme grand et bien fait, dont la tournure élégante et la belle figure le frappèrent. L’inconnu avait une physionomie sévère et froide qui, sans être précisément mauvaise, n’attirait pas. Au contraire, quoique cet homme affectât dans ses manières la franchise et la cordialité, on ne pouvait se défendre à son aspect d’une antipathie instinctive, surtout lorsqu’on avait remarqué l’expression pour ainsi dire double de son visage. La bouche souriait souvent, les yeux jamais. Cette contradiction causait une impression pénible, à laquelle n’échappa point Villars.

L’inconnu, qui n’était autre que le nouveau colonel, se fit présenter son jeune subordonné. L’entretien s’engagea, et le nom de Levestone tomba dans la conversation. — Levestone? interrompit le colonel. C’est celui qui a une si jolie fille? Nous lui persuaderons de permuter.

— Et pourquoi? s’écria Villars. Nous ne voulons pas perdre notre reine; nous ne pouvons pas nous passer d’elle.

— C’est justement pourquoi il faut que cette fille et son père s’en aillent, repartit le colonel avec son sourire glacial. Je n’entends pas qu’il y ait deux autorités dans mon régiment.

Villars prit chaudement le parti de miss Levestone, sur laquelle Houston s’exprima en termes si peu mesurés que le jeune officier conçut sur-le-champ une violente aversion contre son nouveau chef. Il alla, tout hors de lui, raconter cette scène à Cécile. La petite reine fut consternée à l’idée de quitter ses vieux amis, au milieu desquels elle avait passé tant d’années heureuses. Quand Villars la vit si troublée, il s’efforça de lui rendre un peu de courage. — Ne vous laissez pas abattre, reine ; nous vous défendrons tous contre le colonel; il faudra bien qu’il cède. — Il la laissa un peu consolée, en lui donnant rendez-vous à un bal qui avait lieu le soir même,

Cécile dansait avec Villars, qui lui proposa de passer dans un petit salon où il avait remarqué des photographies assez curieuses. Tandis que tous deux feuilletaient un album en babillant étourdiment, le capitaine Anstruther apparut sur le seuil. Cécile lui tendit la main en souriant, mais elle n’eut pas plus tôt jeté un coup d’œil sur la physionomie extraordinairement sombre de son ami qu’elle eut le pressentiment qu’il y avait de l’orage en l’air. En effet, Gérald la salua avec une raideur de mauvais augure; il lui demanda une valse, pendant laquelle il ne desserra pas les dents, puis il l’emmena silencieusement dans le petit salon, la fit asseoir dans l’embrasure d’une fenêtre et prit place à côté d’elle, toujours sans parler. Effrayée de ces préliminaires solennels, la petite reine jouait machinalement avec son bouquet en se demandant quel nouveau crime elle avait commis. Les minutes s’écoulaient, le silence régnait toujours. Enfin Anstruther prit la parole d’une voix grave. — Comment se fait-il que je vous trouve encore en tête-à-tête avec Villars? Vous savez que cela me déplaît. Je me verrai obligé devons défendre formellement de le voir sous peine de rompre avec moi.

Cécile devint pourpre; elle se redressa fièrement. Depuis longtemps, les tyrannies de Gérald l’humiliaient à ses propres yeux. Il y eut entre eux une explication véhémente, des larmes, des reproches, puis le capitaine demanda pardon, promit de se corriger, et offrit à Cécile son bras pour la reconduire dans la salle de danse. Au moment où ils quittaient le petit salon, un homme de haute taille qui était debout contre la porte remarqua leur émotion et murmura en les suivant des yeux : — Il se passe quelque chose. Quelle jolie fille! il faut que je sache qui elle est, et ce qu’il y a entre eux. — Le colonel Houston, après ce soliloque, alla trouver Villars, et lui demanda le nom de la jeune personne.

— Je ne sais pas trop, je vais m’en informer, repartit malicieusement le jeune homme. En attendant, venez, je vais vous présenter à notre reine. — Il fit faire au colonel le tour de la salle sous prétexte de chercher la reine, et, arrivé devant Cécile, il s’arrêta brusquement. — Permettez-moi de présenter notre colonel à votre majesté ; il a le plus grand désir de faire votre connaissance.

Cécile s’inclina. Houston surprit un sourire railleur et un regard d’intelligence échangé avec Villars. — Il lui a tout raconté, se dit-il, et ils se moquent de moi. — Quelles que fussent ses préventions contre miss Levestone, le colonel ne pouvait détacher ses yeux de ce délicieux visage qu’encadraient de magnifiques cheveux aux reflets dorés. Cécile avait quelque chose de si délicat et de si aérien dans toute sa personne qu’Houston pensait voir une fée, et qu’il n’osait la perdre des yeux dans la crainte que cette magique apparition ne s’évanouît. Il valsa avec elle. Tout en tournant, Cécile se disait qu’un si excellent danseur ne saurait être méchant. Si elle avait pu lire dans l’âme du colonel, elle n’aurait pas été si bien disposée pour lui. — Elle valse parfaitement, pensait Houston. Je ne m’étonne pas que tous mes officiers soient amoureux d’elle, et je parierais qu’elle s’entend à les berner. — Vous êtes très liée avec le jeune Villars, continua-t-il à haute voix. Vous a-t-il parlé de notre conversation? — Qu’est-ce qui peut vous le faire supposer? répondit-elle en levant les yeux vers lui avec un sourire malicieux.

— Vous vous intéressez tant à notre régiment que je supposais tout naturellement que vous seriez curieuse de connaître mes projets et de savoir si j’avais quelque réforme en vue.

— Je n’ai pas du tout pensé à cela; du reste je ne vois pas qu’il y ait lieu de rien réformer.

— Je crains que vous ne vous abusiez... Si Villars ne vous a rien dit, autant vaut que je vous prévienne moi-même, car, lorsque les autres officiers sauront combien vous vous êtes laissé faire la cour par ce jeune homme, cela fera un beau tapage. A mon avis, il est préférable que vous quittiez le régiment tout de suite.

Cécile lâcha le bras du colonel, et le regarda en face. — Colonel Houston, si vous me connaissiez, vous ne vous permettriez pas de me parler de la sorte. Jamais personne ne m’avait accusée de coquetterie; je m’en remets d’ailleurs à mes amis du soin de défendre ma réputation. Je ne quitterai le régiment que si mon père permute. Parlez-lui-en ; mais je doute fort qu’il y consente.

Elle était si belle dans sa colère que Houston la contemplait avec une admiration non déguisée. — Je ne pouvais pas deviner que vous étiez, si différente des autres jeunes filles, qui toutes passent leur vie à se faire faire la cour. Etes-vous bien sûre d’être absolument exempte de ce défaut? Je vous ai aperçue tout à l’heure avec ce grand garçon brun... Anstruther, je crois...

Il avait dit cela au hasard. Cécile recula d’un pas; sa respiration se précipita, ses yeux noirs brillèrent d’un éclat sauvage. — Monsieur, j’ignore ce que vous voulez insinuer. Le capitaine Anstruther est un de nos plus vieux et de nos meilleurs amis. Votre langage est indigne d’un galant homme. Permettez-moi de vous dire que je ne m’y serais pas attendue de la part du colonel d’un régiment où j’ai toujours été traitée avec autant de respect que de bienveillance. Vous pouvez vous dispenser de me reconduire à ma place. — Elle prit le bras d’un officier de sa connaissance qu’elle aperçut à quelques pas d’elle, et s’éloigna, laissant le colonel pétrifié. Il s’était amusé à la taquiner pour se donner le plaisir de voir ses beaux yeux étinceler de colère, mais il était à cent lieues de vouloir se brouiller avec elle. Ses plans avaient changé depuis une demi-heure. Loin de songer à renvoyer miss Levestone du régiment, il n’avait plus qu’un but, celui d’obtenir un de ses doux regards, un de ses séduisans sourires, et il se demandait ce qui avait pu provoquer cette explosion. Est-ce qu’Anstruther?.. Houston se mordit la moustache; gare à celui qui voudrait s’interposer entre lui et cette petite fée! Ce n’est pas qu’il l’aimât : il la trouvait belle, il était accoutumé à se faire adorer des femmes ; il fit serment que cette fière enfant serait bientôt à ses pieds, et il sourit méchamment en pensant au plaisir qu’il aurait alors à se moquer d’elle.

Le 16e dragons fut envoyé en garnison à Dublin. Le colonel Houston ne tarda pas à se rendre fort impopulaire au régiment. Les officiers le détestaient d’abord à cause de sa conduite à l’égard de leur reine, ensuite parce qu’il se montrait vis-à-vis d’eux dur, despotique et cassant. Le capitaine Anstruther servait particulièrement de point de mire à ses sarcasmes. Houston s’était évidemment promis de lui rendre la vie si insupportable que Gérald prît le parti de changer de régiment, et le capitaine l’aurait certainement fait sans le lien puissant qui l’attachait au 16e dragons. Toutes les fatigues, toutes les corvées, étaient pour lui, et il ne recueillait pour fruit de ses peines que les plus injustes reproches; en dehors même du service, il ne pouvait ouvrir la bouche sans s’attirer une observation aigre de la part du colonel. Il restait néanmoins incapable de s’arracher aux lieux où respirait Cécile. Lorsqu’il venait au thé de la reine, il lui adressait à peine la parole, mais il ne la quittait pas des yeux ; Cécile le sentait, le colonel le remarquait, et sa haine s’augmentait.

Dans tout le régiment, une seule personne prenait le parti de Houston; cette personne, c’était miss Levestone. La première fois qu’elle avait rencontré le colonel après la scène du bal, il était venu droit à elle; il s’était excusé en fort bons termes, et il avait sollicité son pardon d’un air si humble, si contrit, qu’après un moment d’hésitation Cécile le lui avait accordé. Il se montra dès lors aussi respectueux qu’empressé, et il devint un des habitués les plus assidus du thé quotidien de Cécile, qui commença presque à l’aimer, n est vrai qu’elle ignorait les tracas que son nouvel ami suscitait à Gérald. De son côté, Houston, qui poursuivait son plan de campagne sans soupçonner le danger qui pouvait en résulter pour lui-même, ne fut pas longtemps à s’apercevoir que la conquête de la petite reine n’était pas aussi facile qu’il se l’était imaginé; il n’en devint que plus ardent. Convaincu qu’Anstruther faisait seul obstacle à son triomphe, il eut recours à tous les moyens pour se délivrer de ce rival détesté. Il imagina d’attaquer miss Levestone en sa présence dans l’espoir de provoquer chez Anstruther un accès de colère qui l’amenât à manquer de respect à son chef. Le colonel avait trouvé le point sensible : Gérald prenait la défense de Cécile avec un emportement de bon augure.

Les autres officiers, indignés du traitement que Houston faisait subir à un camarade aimé et estimé de tous, se décidèrent à en parler à leur reine, que cette communication jeta dans un grand trouble. Cécile se reprocha amèrement d’avoir traité si bien le persécuteur de celui pour lequel elle aurait donné sa propre vie. Il avait flatté sa vanité, et elle s’y était laissé prendre! En tout cas, elle se promit de réparer sa faute. Elle parierait au colonel, elle tâcherait de découvrir en quoi Anstruther l’avait offensé, et elle solliciterait la grâce du coupable. Elle était résolue, elle n’avait pas peur de Houston; cependant, quand vint le moment de parler, l’émotion la gagna. Elle dissimula de son mieux son trouble, et demanda au colonel d’un ton indifférent: — Où est Anstruther?

— Anstruther? dit Houston en affectant de se souvenir à peine qui était Anstruther; je crois qu’il est aux écuries.

— Depuis quelque temps, je ne le vois plus; c’est un de nos plus vieux amis, et il nous manque beaucoup. Quelqu’un me disait l’autre jour qu’il était accablé de corvées. Voyons, colonel, ne pourriez-vous pas lui faire grâce de quelques-unes?

— Il mérite les corvées que je lui donne. Votre ami est, — pardonnez-moi de vous le dire, — l’être le plus paresseux, le plus négligent, le plus sot et le plus impertinent que j’aie rencontré de ma vie. Je voudrais bien ne pas vous refuser, mais vraiment ce que vous me demandez n’est pas possible. Si je laissais sa conduite impunie, tout le régiment en ferait autant.

— Qu’a-t-il fait?

— Ce qu’il a fait? répondit le colonel un peu embarrassé. Que voulez-vous que je vous dise? vous ne comprendriez pas : les demoiselles n’entendent rien à ces sortes de choses. C’est un vilain personnage, qui n’a pas de principes, et qui, j’en suis sûr, commettra quelque sottise un de ces jours.

Cécile rougit en entendant traiter de la sorte celui qu’elle aimait; la fausseté évidente du colonel la révoltait. — Ce n’est point parce que je suis une femme que vous ne voulez pas me répondre. J’ai été élevée au régiment, je connais le service aussi bien que vous; c’est parce que vous n’avez pas une seule bonne raison, une seule preuve à me donner. S’il vous a déplu, je vous supplie de lui pardonner. Vous ferez cela pour moi, n’est-ce pas, colonel? dit-elle d’un ton caressant en levant vers lui ses yeux profonds.

Son insistance irritait et touchait à la fois le colonel ; s’il s’était agi de tout autre qu’Anstruther, il aurait répondu sans hésiter : Entendre, c’est obéir; mais cet homme qu’il détestait d’autant plus qu’il avait été plus injuste pour lui, cet homme dont elle plaidait la cause parce qu’elle l’aimait,... non, ce n’était pas possible... Une idée insensée traversa son esprit. S’il lui demandait sa main en échange de la grâce d’Anstruther? Il n’osa pas; le courage lui manqua. Il considérait ce doux visage levé vers lui avec une expression suppliante, et il sentait que, pour être plaint par la petite reine, il se soumettrait volontiers à tout ce que souffrait son rival.

— Miss Levestone, reprit-il froidement, je regrette de vous voir prendre un intérêt si vif à ce monsieur. Quelque peine que j’éprouve à vous refuser, il ne m’est pas permis d’agir autrement. Tout ce que je vous promets, c’est d’être le moins sévère que je le pourrai pour un aussi mauvais officier.

— Très bien, répliqua-t-elle tristement. C’est la première fois que j’essuie un refus.

Cela le piqua; cependant il tint ferme, espérant que, lorsqu’il serait débarrassé de son rival, — ce qui ne tarderait guère, — il regagnerait la faveur de la petite reine en la consultant sur tout et en satisfaisant tous ses caprices.


III.

Comment il est possible qu’un officier, connu depuis quinze ans dans un régiment où il est aussi estimé qu’aimé, soit tout d’un coup, sur le dire d’un homme qui est son ennemi déclaré et d’après le témoignage d’un palefrenier, accusé d’une action honteuse, condamné par ses plus vieux amis et cassé sans qu’une seule voix s’élève pour prendre sa défense, c’est ce qu’on ne comprendrait pas, si on ne savait combien sont incommensurables la légèreté et l’égoïsme des hommes. Toujours est-il qu’un beau matin le capitaine Anstruther eut à répondre de l’accusation d’avoir empoisonné le cheval du colonel un jour de course pour assurer le succès du sien, qu’il fut déclaré coupable et chassé du régiment à la grande joie de Houston. Il faut dire, à la décharge de celui-ci, qu’il croyait à la culpabilité de son ennemi, et que tous les autres officiers, à la réserve de Villars, se rangèrent à son avis avec une facilité qui devait naturellement le fortifier dans son opinion. Le jeune Hedworth seul, si longtemps l’objet de l’antipathie d’Anstruther, soutint énergiquement jusqu’au bout l’innocence de son camarade. Quant à Cécile, le doute ne pénétra pas dans son cœur. A ses yeux, le colonel avait inventé cette basse calomnie pour se délivrer de Gérald. Tant de méchanceté et de déloyauté chez Houston, tant de crédulité chez les autres la révoltaient. — Mon père! s’écriait-elle, vous devriez rougir d’avoir cru cela ! Lui, commettre une pareille action !

— Ma chère fille, je suis aussi désolé que vous d’être obligé de penser du mal d’Anstruther, mais je dois dire, à mon grand regret, qu’il s’est tellement troublé quand on l’a interrogé, qu’il était impossible de ne pas voir qu’il était coupable.

Cécile sortit sans répondre; elle monta dans sa chambre, se jeta sur le plancher et éclata en sanglots convulsifs. Pendant qu’elle se désolait ainsi, son ami s’absorbait à son tour dans ses réflexions amères. La pensée qu’elle aussi le croyait peut-être coupable lui était mille fois plus douloureuse que tout le reste. Qu’était-ce que la perte de sa carrière, que la désertion de ses amis, que le déshonneur même, auprès de l’opinion qu’elle aurait de lui? Si elle l’abandonnait, il ne lui restait rien sur cette terre. Torturé par ce doute, lorsqu’il sut qu’il était condamné, il ne songea qu’à se justifier aux yeux de Cécile. Villars avait voulu rester auprès de lui jusqu’au dernier moment; il le pria d’aller trouver miss Levestone et de lui dire de sa part qu’il était innocent. Il attendrait jusqu’au lendemain pour connaître le succès de son message.

Villars se rendit chez Cécile le soir même. Lorsqu’il lui répéta les paroles de son malheureux camarade, elle rougit d’émotion. — Vous au moins vous êtes un véritable ami. Vous ne doutez pas de lui. Il faut que vous m’aidiez... Je veux le revoir une dernière fois; vous me conduirez chez lui, vous ne me refuserez pas cela ?

Villars resta un peu étourdi de la proposition. Il résista longtemps aux instances de sa jeune amie, et ne céda que lorsqu’il vit que, s’il ne l’accompagnait pas, elle irait seule.

Le lendemain à déjeuner, Cécile avertit son père qu’elle allait faire des visites. — Avez-vous besoin de quelque chose avant que je sorte?

— Non, répondit-il en s’étonnant à part soi de la rapidité avec laquelle avaient passé son indignation et son désespoir, car Cécile paraissait animée, presque gaie. Si son père avait été observateur, il aurait remarqué que sa gaîté était forcée, et que sa voix avait des inflexions métalliques qui ne lui étaient pas naturelles. L’amour et la piété filiale s’étaient livré combat dans le cœur de la jeune fille ; l’amour l’emportait, et son cœur se détournait de son père, qui osait condamner celui qu’elle aimait. Son parti était pris. — S’il veut de moi à présent, se disait-elle, je le suivrai, quel que soit son sort. Quand elle se fut retirée dans sa chambre, et qu’elle eut commencé à s’habiller de ses mains tremblantes, l’émotion la gagna. Elle pleura en pensant aux jours joyeux de son enfance ; elle disait adieu au passé. Cependant la nécessité de se décider promptement lui fit sécher ses larmes ; d’ailleurs sa conduite du moment était en si complète contradiction avec sa manière de penser habituelle, qu’elle agissait machinalement, poussée par les circonstances, sachant à peine ce qu’elle faisait. Elle partit enfin, et trouva Villars en dehors de la ville, à l’endroit convenu. Il essaya de nouveau de la détourner de son projet. — Si vous ne voulez pas m’aider, dites-le tout de suite, répliqua-t-elle sèchement. J’irai seule et à pied. C’est un chagrin de découvrir que j’ai un ami de moins que je ne le pensais... N’importe, je ne vous retiens pas.

— Vous êtes injuste, répondit doucement Villars, si vous croyez que dans toute cette affaire je pense à moi; ce n’est que pour vous que j’ai peur.

Il dut céder; il la conduisit dans un bosquet ombragé d’arbres touffus, et alla chercher son ancien camarade. Anstruther trouva Cécile assise, dans une attitude affaissée. Sa pâleur et le cercle bleuâtre qui cernait ses yeux indiquaient des nuits sans sommeil et un cœur en angoisse. Elle ne le vit pas venir, et elle demeura immobile, les mains jointes sur ses genoux et la tête penchée, jusqu’au moment où le bruit des pas la fit tressaillir. Redressant alors brusquement la tête, elle se leva, le visage couvert d’une vive rougeur, et elle tendit les deux mains à Gérald en disant : — Je ne pouvais pas vous laisser partir sans vous voir, j’en serais morte. Dites-moi que vous êtes content que je sois venue.

— Ma bien-aimée! murmura-t-il en la serrant dans ses bras comme le jour où ils attendaient la mort. Vous m’avez rendu trop heureux. Je partirai pour l’exil le cœur plus léger, maintenant que je sais que vous avez eu confiance en moi.

— Je n’aurais pas pu douter, quand je l’aurais voulu, dit-elle avec tendresse. Du plus loin que je me souvienne, vous avez été pour moi la bonté et la loyauté en personne. Pouvais-je donc tout d’un coup vous croire un misérable ?

— Et moi pourtant j’ai douté de vous, pauvre fou que j’étais! Ma Cécile chérie, pourrez-vous oublier mes torts? C’est ma maudite jalousie qui est cause de nos malheurs... Je vais vous quitter, — probablement pour toujours... Me pardonnez-vous le mal que je vous ai fait ?

— Vous dirai-je ce qu’il y a eu entre Villars et moi? fit-elle en souriant doucement à travers ses larmes. — Il voulut protester. — Je veux que vous m’écoutiez. Le bon Villars croyait m’aimer, et il me demanda de l’épouser. Je refusai, car mon cœur appartenait à un autre ; je lui offris mon amitié, qu’il repoussa d’un ton de mépris, ce qui n’empêche pas que depuis il a été le meilleur de mes amis. Si je n’avais pas été si fière, nous serions heureux maintenant. Il me semble que vos malheurs sont le châtiment de mon orgueil. Pourquoi disiez-vous tout à l’heure que nous allions nous séparer pour toujours ? Vous n’aurez pas le cœur de me punir si sévèrement. Dites-moi que vous ne le ferez pas !

— Enfant ! que voulez-vous faire ? Votre père ne consentira jamais à donner sa fille à un homme déshonoré. Si cruel que soit notre sort, il faut nous y soumettre.

— Vous m’avez demandé un jour d’être votre femme ; vous me croyiez coupable alors. — Elle parlait très bas, avec une confusion si chaste que son amant sentit qu’il n’aurait jamais le courage de renoncer à elle. — Je refusai parce que j’étais trop fière pour souffrir d’être blâmée, même par vous. Je vois à présent combien j’ai eu tort ; je vois aussi qu’il m’est impossible de vivre sans vous au milieu de ces misérables qui ont brisé votre vie, qui briseront la mienne, si vous me repoussez. Emmenez-moi, Gérald !

Antrasther, les yeux fixés sur son visage rougissant, dit avec tristesse : — Mon enfant, vous ne savez pas ce que vous me demandez. Le monde, qui est à vos pieds, se tournera contre vous. Vos amis vous plaindront, vos ennemis vous montreront au doigt ; si votre âme est assez forte pour endurer les railleries et les mépris, songez que vous serez vouée au travail, à la pauvreté, à la misère, — car je suis pauvre, mon amour ; j’ai juste assez d’argent pour payer mon passage jusqu’à une colonie où je gagnerai mon pain en travaillant.

Elle se cramponnait à lui en sanglotant, — Emmenez-moi ! Que m’importent le monde, le travail et la misère, pourvu que je sois avec vous ! Ne me dites pas de vous quitter, c’est la seule chose que je ne puisse supporter.

— Que Dieu me vienne en aide, murmura-t-il. Je n’ai pas le cœur de vous dire non, et cependant je le dois. Ma bien-aimée, songez à votre père, qui vous adore ! Si vous n’avez pas pitié de vous-même, ayez du moins pitié de lui.

— Non, répondit-elle d’un air sombre ; il vous abandonne, vous, son vieil ami, à l’heure de l’épreuve ! Je plains mon père, et je le hais presque en ce moment. Ne me regardez pas avec ces yeux sévères… S’il faut choisir entre lui et vous, c’est vous que je choisis.

Anstruther poussa un sourd gémissement ; de larges gouttes de sueur perlaient sur son front. — Cécile, dit-il lentement et avec effort, votre père a été dur pour moi, mais il croyait être juste. Moi, son vieux camarade et son ami, puis-je lui voler son unique enfant au moment où mon honneur vient d’être souillé d’une tache ineffaçable? Ne lui donnerais-je pas le droit de me mépriser?

— Vous avez raison, comme toujours; mais que voulez-vous que je devienne ? Vous n’exigez pas que je retourne vivre au milieu de ces gens-là? Je mourrai, si je n’ai pas l’espoir de vous revoir. — Elle s’attachait à lui, tout son corps tremblait, son beau visage était levé vers Gérald, ses yeux pleins de larmes; son désespoir était si sincère, sa douleur si poignante, qu’Anstruther frissonna et détourna la tête.

— Nous ne nous séparerons pas pour toujours, dit-il en prenant ses mains, qu’il pressa sur ses lèvres : j’ai eu tort d’y penser; cependant il faut nous y résigner pour quelque temps. J’irai tenter la fortune en Australie; ce sera peut-être difficile, mais avec du courage et de la volonté on finit par réussir, et j’en aurai ! Dans trois ans, vous serez majeure; d’ici là, j’espère avoir conquis un commencement de position. J’écrirai à votre père, je lui dirai que nous nous aimons depuis longtemps. S’il donne son consentement, tout ira bien; sinon je viendrai vous chercher, et nous nous marierons malgré lui. Ma Cécile, aurez-vous la patience de m’attendre si longtemps?

— S’il le faut, j’attendrai sept ans, comme Jacob, répondit-elle en souriant faiblement, pourvu que je sache que vous reviendrez.

Le temps s’écoulait; il fallut enfin se dire adieu. Anstruther devait partir le soir même; il promit d’écrire souvent, et s’efforça de faire partager à Cécile sa confiance dans l’avenir. Au moment de la quitter : — Défiez-vous de Houston, lui dit-il. C’est un homme tenace, et il vous aime.

— Vous me croirez, n’est-ce pas? s’écria-t-elle avec véhémence, si je vous jure devant Dieu que jamais cet homme n’obtiendra de moi une marque quelconque d’affection. Si je l’épouse, que la vengeance céleste retombe sur ma tête !

— Chut ! Je vous crois. J’ai beau savoir que c’est impossible, je n’aime pas entendre ces sortes de sermens.

Il partit. Cécile rentra chez elle, accompagnée par Villars, et se retira dans sa chambre en prétextant une migraine.

Les semaines qui suivirent furent lourdes pour la pauvre reine. Elle prenait bravement sur elle pour cacher son chagrin; elle causait et riait comme par le passé, mais ses joues pâles et maigres, ses mouvemens languissans, montraient aux yeux les moins clairvoyans qu’un mal secret la rongeait. Le colonel venait tous les jours au thé de miss Levestone : il se plaçait près d’elle et ne la quittait pas un instant. Cécile, qui le considérait comme l’auteur des malheurs d’Anstruther, avait peine à dissimuler l’horreur qu’il lui inspirait. L’assistance voyait bien que la reine, qui jadis professait un goût prononcé pour Houston, ne pouvait plus le souffrir. Villars, qui savait seul la cause de ce changement, s’était fait un devoir de venir au secours de son amie. Sitôt que le colonel entrait, le jeune homme l’abordait, lui imposait sa conversation, et empêchait tout ce qui pouvait ressembler à un tête-à-tête, tellement qu’Houston mordait ses moustaches de rage et souhaitait du fond du cœur de trouver une occasion de se débarrasser de ce fâcheux. Il n’était pas sans s’apercevoir de l’antipathie qu’il inspirait à Cécile; mais il s’était habitué à l’idée qu’une fois son rival parti tout irait bien, et il ne soupçonna pas d’abord le motif de cette froideur inusitée. Un jour, le colonel trouva la petite reine plus en train que de coutume; elle venait d’entendre parler d’Anstruther avec sympathie, la joie avait rendu un peu de couleur à son visage. Houston s’approcha d’elle, et lui dit à demi-voix, pendant qu’elle versait le thé : — Cécile, vous ne pouvez vous imaginer combien je suis heureux de vous voir meilleure mine. Depuis quelque temps, je vous trouvais l’air souffrant.

C’était la première fois qu’il l’appelait Cécile; elle rougit et répondit sèchement sans le regarder : — Vous êtes trop bon de vous inquiéter de moi. Veuillez vous rappeler à l’avenir que mes vieux amis ont seuls le privilège de m’appeler par mon nom de baptême.

— Pourrais-je savoir qui sont vos vieux amis?

— Très volontiers. Ce sont Anstruther, Villars et quelques autres. Quant à vous, il y a vraiment trop peu de temps que j’ai l’honneur de vous connaître.

Peu à peu Houston fut forcé de comprendre la cause de la métamorphose soudaine qui d’une enfant pétulante et mutine avait fait une femme triste et résignée, indifférente à tout ce qui se passait autour d’elle. Les grands yeux de la petite reine avaient pris une expression plus douce et plus tendre ; les plis de sa bouche indiquaient la mélancolie et la sensibilité. Elle était changée, mais ce changement lui donnait une grâce touchante, plus séduisante encore que la beauté qui frappait jadis tous les yeux. Le colonel souffrait du pouvoir qu’ Anstruther exerçait sur Cécile. A l’admiration s’était joint chez lui un sentiment plus tendre, qui fit qu’oublieux de ses premiers projets il prit la résolution d’épouser miss Levestone. Ardent et impétueux, n’obéissant qu’aux impulsions d’un amour passionné et sauvage, il se dit que, s’il parvenait à rompre les liens qui attachaient Cécile à Anstruther, il la forcerait bien, quand elle serait à lui, à l’aimer.

Levestone ne voyait jamais rien de ce qui se passait sous ses yeux. Un matin, à déjeuner, il dit à l’improviste : — Cécile, je ne peux pas revenir de mon étonnement quand je songe que cet Anstruther, que nous aimions tant, était un si mauvais garnement. — Toute cette histoire est une pure calomnie inventée par le colonel, qui a suborné des témoins pour appuyer son dire.

— Chut! ma fille, dit son père, en regardant autour de lui avec inquiétude. Ne parlez pas de la sorte. Aussi sûr que je suis innocent, Anstruther était coupable. Il suffisait de le voir pour n’en pas douter.

— Je l’ai vu, et je jure qu’il n’avait rien à se reprocher, s’écria-t-elle impétueusement. Lorsqu’il m’a dit qu’il était innocent, sa voix n’a pas tremblé, ses yeux ne se sont pas baissés. Oh, mon père! comment avez-vous pu vous laisser aveugler à ce point?

— Cécile, dit le vieux Levestone avec une sévérité qui ne lui était pas ordinaire, que me dites-vous là? Quand donc avez-vous vu Anstruther?

Cécile porta la main à sa gorge ; pendant quelques minutes, elle ne put articuler un mot. Son secret lui était échappé; il fallait parler. — Je l’ai vu une fois depuis, balbutia-t-elle enfin. Je ne pouvais pas le laisser partir sans lui dire que je le croyais innocent. Oh ! mon père, ne soyez pas fâché si je ne partage pas votre avis. Je savais que vous me blâmeriez; mais c’était un si vieil ami,... il a toujours été si bon pour moi,... je ne pouvais pas douter de son honnêteté.

Levestone s’était levé et arpentait la chambre. Le désespoir de sa fille ou plutôt la vue de ce désespoir le contrariait, et il était violemment tenté de s’enfuir pour échapper à ce spectacle pénible. D’un autre côté, il sentait la nécessité d’éclaircir l’affaire. Il s’arrêta tout à coup en face de Cécile, qui était penchée sur la table, trop effrayée pour lever les yeux, et dont toute l’attitude exprimait une si profonde désolation qu’il vint à l’esprit de son père qu’elle ne lui avait pas tout dit. — Cécile, reprit-il gravement, que dois-je penser? Même pour un ami d’enfance, votre désespoir est excessif. Que s’est-il passé entre vous? Aurait-il abusé de notre vieille amitié pour me voler le cœur de mon enfant? J’avoue que j’aurais de la peine à le lui pardonner.

— Il n’a eu aucun tort en cela, répliqua-t-elle avec un regard de défi qui intimida tellement son père, qu’il se détourna et reprit sa promenade monotone. — Je l’aime, je l’aime depuis longtemps. Je me suis attachée à lui en voyant combien il était loyal et dévoué. Je sais maintenant qu’il m’aime aussi, et j’ai juré de l’attendre.

Levestone resta muet d’étonnement, il n’en croyait pas ses oreilles; puis il éclata en reproches contre le capitaine. Cécile alors lui raconta tout ce qui s’était passé entre eux, comment elle avait voulu le suivre dans son exil, et comment il l’en avait empêchée par égard pour son père. Elle ne réussit qu’à l’irriter davantage contre Anstruther, qu’il accusait de lui avoir volé l’affection de sa fille. Il lui déclara tout net que jamais il ne consentirait à ce mariage, puis s’en alla faire son service.

Pendant qu’il se livrait à de sombres réflexions, il fut accosté par le colonel, qui le pria d’entrer chez lui : il avait à lui parler. — Levestone, lui dit-il après quelques propos, j’aime votre fille. Voulez-vous m’accorder sa main?

Le pauvre Levestone fut abasourdi de cette proposition. Cependant l’idée lui souriait fort, et il répondit qu’il était très flatté de la demande du colonel; il l’engageait seulement à se faire agréer par Cécile. Dès ce jour, le colonel, se sentant sûr du père, ne bougea plus de chez les Levestone. Il entrait à toute heure. Après avoir inutilement essayé de le décourager par une froideur qui eût rebuté tout autre amant, Cécile prit le parti de fuir la maison pour échapper à ses importunités. Elle ne pouvait cependant éviter de le voir au thé; elle s’en vengeait en étant avec lui aussi désagréable que possible.


IV.

Grâce à la tactique adoptée par Cécile, il se passa quelque temps avant que le colonel trouvât une occasion favorable pour se déclarer. Un matin, la petite reine, absorbée dans une profonde rêverie, suivait au pas de son cheval un sentier ombreux. Elle aperçut de loin, assis sous un arbre, un homme qu’elle reconnut aussitôt, et qui parut l’avoir également reconnue, car il se leva et vint se placer au milieu de la route. Le colonel Houston était vraiment fort beau, et en dépit de son aversion Cécile ne put s’empêcher de remarquer l’élégance aristocratique de sa personne et à grâce de sa démarche un peu nonchalante. Il était aussi très déterminé, et, quoique la petite reine fût bien résolue à passer son chemin avec un simple « bonjour, colonel, » elle se trouva prisonnière de Houston, qui saisit son cheval par la bride et la retint de force. — Ne soyez pas si pressée, dit-il d’une voix douce, étrange dans sa bouche. Depuis longtemps, je cherche en vain l’occasion de vous parler. J’ai quelque chose à vous dire.

— J’espère que la chose dont il s’agit est très intéressante, sinon ce n’est pas la peine de me retarder. Ne pourriez-vous remettre cette importante communication à ce soir? Vous êtes toujours si terne au thé que ce sera pour vous une bonne fortune d’avoir un sujet de conversation.

Il rougit. — Comment pouvez-vous plaisanter, dit-il, quand vous voyez que je parle sérieusement?

— Sérieusement? oui vraiment, je le vois à mes dépens, reprit- elle en fouettant son cheval. Vous avez l’air d’avoir pris à tâche sérieusement de vous rendre désagréable. — Vous m’écouterez, s’écria-t-il avec véhémence en retenant le cheval, qui se débattait. Vous savez parfaitement ce que je vous veux, et vous avez entrepris de m’empêcher de parler, mais je parlerai. J’ai attendu, j’ai lutté, j’ai prié, et je ne souffrirai pas que vous rejetiez mon cœur comme un jouet sans valeur! Où trouverez-vous jamais un dévoûment égal au mien? Pour les autres, je suis froid et dur; entre vos mains, je serai une cire molle que vous modèlerez à votre caprice.

— Colonel, ceci est trop fort ! La seule fois que je vous aie demandé quelque chose, vous m’avez refusée. Je suis rancunière, et je me donne le plaisir de vous refuser à mon tour.

— Il est vrai qu’une seule fois je vous ai refusée,... je ne pouvais pas faire autrement. Je vous jure que dorénavant, si vous ne me repoussez pas, j’obéirai à tous vos désirs. Vous êtes mon premier et mon unique amour : je ne veux pas, je ne peux pas être refusé. Ce serait trop cruel en vérité. Que vous m’aimiez ou non, j’attendrai; je travaillerai à gagner votre affection, je lutterai jusqu’à ce que ma patience et mon dévoûment vous aient touchée.

Il parlait avec tant de chaleur que Cécile ne put s’empêcher d’avoir pitié de lui. — C’est inutile, répondit-elle d’un ton plus doux; il est impossible que je sois votre femme; si cela était possible, je ne le voudrais pas, quoique je vous plaigne sincèrement. J’espère que vous prendrez votre parti en voyant qu’il n’y a aucun espoir pour vous.

— Mais j’espérerai en dépit de tout! Je vous dis, Cécile, que le jour où je cesserai d’espérer je mourrai. Je ne suis plus un jeune homme, je me connais, et je sais que mes sentimens ne changent pas. Je voudrais bien ne pas vous faire de peine : je vous aime tant que je ressens vos chagrins aussi vivement que s’ils étaient miens ; cependant, quoique je sache que vous me haïssez et que je vous importune, il m’est impossible de renoncer à vous. Ma patience sera récompensée; j’ai le pressentiment qu’avant de mourir j’aurai conquis le droit de vous appeler ma femme.

— Le ciel m’en préserve, répliqua Cécile en frissonnant. Le jour où vous conquerrez ce droit sera un triste jour pour moi. Du reste, ce qui diminue ma pitié pour vous, c’est que je sais que vous avez trompé une femme qui vous aimait.

Houston tressaillit, et son front s’assombrit. — Vous dites vrai, je me suis très mal conduit avec cette femme. Je le sens, je le regrette, et ce qui m’arrive est une juste punition; mais ce qui est fait est fait. Je ne puis passer ma vie à regarder en arrière quand j’entrevois devant moi un avenir radieux. Cécile, vous ne me connaissez encore que par mes mauvais côtés; j’étais si malheureux, si aigri par le chagrin ! Donnez-moi du temps et de l’espoir, et je vous ferai voir que je vaux mieux que je n’en ai l’air. Pour vous plaire, je changerai. Tout ce que je vous demande, c’est de me permettre d’essayer.

— Non ! cela ne servirait qu’à augmenter vos regrets quand il nous faudrait rompre. Colonel Houston, écoutez-moi. J’ai juré devant Dieu que vous n’obtiendriez jamais de moi une parole d’amour. Laissez-moi passer ; considérez ma réponse comme définitive, et ne me reparlez jamais de cela.

— Allez ! dit-il en lâchant les rênes du cheval. Aussi longtemps que je vivrai, je vous aimerai et je tâcherai de vous obtenir.

Elle s’éloigna au petit galop sans même écouter ses derniers mots. Houston resta immobile, la dévorant des yeux, jusqu’au moment où elle disparut. Alors il poussa un profond soupir, s’assit, et tomba dans une rêverie douloureuse. Le soleil baissa, les ombres de la nuit envahirent le sentier solitaire ; Houston était toujours là. Cécile se réjouit de ne pas voir le colonel à son thé ; elle espérait s’être délivrée de lui pour toujours.

Le lendemain et les jours suivans, il revint ; sa douceur, son air soumis, montraient combien il était déterminé à persévérer.

Levestone désirait ardemment que sa fille acceptât le colonel, car c’était à ses yeux le seul moyen de rompre le mariage avec Anstruther. Son désir s’accrut au point de devenir une idée fixe à la suite d’une chute dangereuse. Il ne mourut pas sur-le-champ, mais il tomba dans un état de langueur qui faisait présager une fin prochaine. Levestone n’avait ni fortune ni famille. à envisageait avec effroi l’isolement et la détresse qui attendaient sa fille après sa mort, et il s’attacha obstinément à l’idée d’assurer l’avenir de Cécile en la mariant au colonel. à éprouvait d’ailleurs une affection réelle pour Houston, qui l’avait secouru au moment de l’accident, et qui n’avait cessé depuis lors de l’entourer de soins et d’attentions avec une douceur et une patience que Cécile elle-même était forcée d’admirer. L’amour inspirait à l’impétueux colonel des délicatesses féminines ; il était devenu aussi discret et aussi réservé qu’il avait été audacieux et entreprenant, et, loin d’importuner la petite reine de sa présence, il évitait de lui imposer sa société. Levestone essayait de temps en temps d’amener sa fille à prendre un parti qui lui semblait le seul raisonnable. Elle résistait à ses prières avec une douce fermeté. Cependant les semaines s’écoulaient, et le malade s’affaiblissait rapidement. Le colonel entra un matin de meilleure heure que de coutume dans la chambre de Levestone. à avait un air singulier, et on le vit aller et venir avec agitation, répétant ses questions sans écouter les réponses. Cécile fit un mouvement pour se retirer. — Restez, mademoiselle, j’ai une communication à vous faire, dit le colonel en baissant la tête et en devenant très rouge. Je m’étais trompé; Anstruther n’était pas coupable.

— Je le savais, répondit simplement Cécile.

— Que voulez-vous dire? s’écria Levestone. Les témoignages étaient formels.

— Nous avons tous été induits en erreur, et la reine avait raison. Si vous saviez dans quel état m’a mis la pensée d’avoir condamné un innocent! C’est hier soir que j’ai fait cette découverte; depuis je n’ai plus ma tête. Si du moins nous pouvions réparer le mal!.. Je n’en vois pas le moyen.

— Il n’accepterait pas de réparation de vous, qui vous êtes laissé aveugler par la haine au point de ne pas voir combien il était incapable de commettre une action si basse, dit fièrement Cécile.

— Il aurait tort; en tout cas, je ne vois rien à faire, si ce n’est de proclamer hautement son innocence.

Cécile l’observait; Houston continuait à baisser les yeux; son visage bouleversé attestait de la violence qu’il s’était faite pour venir si bravement confesser son erreur. La jeune fille s’avança vers le colonel sans bruit et lui tendit la main. — Vous vous êtes conduit en homme d’honneur aujourd’hui, dit-elle; soyons amis. Je vous avoue que je vous accusais d’avoir inventé cette calomnie. Je vous demande pardon de tout mon cœur de mes injustes soupçons.

— Quoi! aviez-vous réellement si mauvaise opinion de moi? dit le colonel en prenant la main de Cécile. Alors... peut-être... Il s’arrêta, averti par un regard de la jeune fille.

— Racontez-nous donc comment vous avez découvert votre erreur, dit Levestone.

Le colonel exposa le concours de circonstances fortuites qui avaient fait croire à la culpabilité d’Anstruther, le hasard qui était venu fournir la preuve de son innocence, et il termina par ces mots : — Si du moins je savais où lui écrire!

— J’ai son adresse, répliqua étourdiment Cécile.

Houston se détourna et sortit.

Il se contint tant qu’il fut dans la rue, mais, une fois seul dans sa chambre, loin des regards curieux, il se laissa tomber sur un siège, étendit ses bras sur la table et posa sa tête sur ses bras ; il n’en pouvait plus, il souffrait trop. — Elle lui écrit! murmurait-il entre ses dents. Pourquoi ai-je été lui raconter tout cela? Il va revenir et l’épouser. Et moi... que suis-je pour elle? L’homme qui a causé la perte d’Anstruther! Je ne pouvais pourtant pas me taire et laisser croire qu’il était coupable; non, c’eût été une lâcheté. Oh ! que je le hais ! que je voudrais le tenir là, face à face... Petite reine! petite reine! qu’il m’a été fatal, le jour où je vous vis pour la première fois ! Je ne peux pas vous avoir, je ne peux pas vous haïr; misérable fou, je ne sais que vous adorer, boire la lumière de vos yeux, écouter votre douce voix! Je vis des quelques mots bienveillans que vous me jetez distraitement de loin en loin, comme on jette un os à un chien. Lui, combien il est plus heureux que moi! Il sait que vous l’aimez, que vous l’attendez fidèlement!

— Sois homme, Houston ! — il se leva brusquement et passa la main sur son visage, — tu as toi-même aujourd’hui décidé de son sort. Sois brave et remporte une dernière victoire. Sache vaincre ton cœur, et oublie-la. — Le lendemain, le colonel partait pour un long voyage après avoir écrit à Anstruther.

Au bout de plusieurs mois d’attente, on apprit que l’exilé était mort peu de temps après son arrivée en Australie. — Mort ! mort ! répéta Cécile en apprenant cette fatale nouvelle. Mort sans savoir que son innocence a été reconnue, mort sans savoir que je lui ai été fidèle, mort sans goûter au bonheur que l’avenir lui réservait ! — Elle ne pleura pas, elle continua d’aller et venir, de soigner son père avec patience; mais l’expression d’égarement de son visage, ses yeux enfoncés dans leur orbite lui donnaient une apparence de spectre.

Houston revint. Le vieux Levestone, sentant approcher ses derniers jours, résolut de faire un suprême effort pour vaincre l’obstination de sa fille. à lui fit envisager la triste situation où elle resterait après sa mort, et la supplia d’assurer son repos par la promesse qu’elle épouserait le colonel. Elle lutta longtemps, déclarant qu’elle ne serait jamais la femme du meurtrier de Gérald ; mais le malade était décidé à l’emporter. Elle m’en remerciera un jour, se disait-il pour s’excuser. Vaincue, énervée, mortellement triste, Cécile consentit enfin à se soumettre au vœu de son père.

— Qu’importe après tout que je sois malheureuse? dit-elle. Dieu me pardonnera ce que je fais.

— Envoyez-le chercher, dit le moribond, qui avait épuisé ses dernières forces dans cette lutte; qu’il vienne, ou il sera trop tard.

Cécile obéit machinalement ; devant le lit de mort de son père, elle devint la femme de Houston; la figure du mourant rayonnait de bonheur; sa vue était probablement déjà obscurcie, sinon il aurait remarqué l’indicible expression d’horreur et de désespoir qui contracta le visage pâle et amaigri de la jeune fille lorsque Houston mit à son doigt l’anneau nuptial.

Le pasteur bénit le nouveau couple.

— Mes enfans, dit Levestone d’une voix faible, je suis heureux.

Il expira. Cécile poussa un cri perçant et se jeta sur le mort.

Son mari essaya doucement de l’emmener; elle le repoussa violemment. — Laissez-moi seule avec lui. Si vous restez, je deviendrai folle ! — Folle, répéta-t-elle en pressant ses deux mains sur son front; je crois que je le suis déjà.

C’était donc pour en arriver là que Houston avait tant combattu! Au premier moment, il pensa que mieux eût valu pour lui n’être jamais né que d’atteindre son but de cette façon. Il sortit. Bientôt il reprit un peu de courage; le cœur humain est si prompt à espérer! Elle était à lui; il l’aimerait tant qu’elle finirait par en être touchée.

L’enterrement eut lieu. Quand tout fut fini, les amis de Cécile lui remontrèrent doucement la nécessité de prendre un parti. Elle était la femme du colonel, il avait des droits sur elle, il fallait se résigner et se soumettre à son sort. Aux premiers mots, elle se révolta; lorsqu’elle eut mieux compris sa position, elle se contenta de répondre: — Demain, le colonel Houston connaîtra ma décision. — Elle ne l’avait pas revu depuis la mort de son père; elle pria qu’on la laissât, elle était fatiguée, elle avait besoin de repos.

Quand elle se vit seule, elle se leva, elle prit une feuille de papier, sur laquelle elle écrivit quelques mots, et elle la mit sous enveloppe à l’adresse du colonel Houston. Elle plaça ce billet en évidence sur la table, mit dans sa poche une petite somme d’argent, — tout ce qu’elle possédait, — couvrit son visage d’un voile épais et prit son chapeau de jardin. Il était environ neuf heures du soir; la nuit était profonde. La pauvre fille ouvrit la porte avec précaution et regarda dans la rue ; tout était silencieux. Cécile se glissa dehors sans bruit et se dirigea rapidement du côté de la rivière. Arrivée à la berge déserte, elle jeta son chapeau dans l’eau. Le courant l’emporta et le rejeta un peu plus bas sur la rive. Alors elle mit le vieux chapeau qu’elle portait à la main, prit un chemin de traverse et gagna la station la plus voisine. Quelques heures plus tard, elle s’embarquait pour l’Angleterre. Elle était morte pour tous, morte et libre. Qu’allait-elle devenir? Son intention était de se rendre à Londres, pensant qu’elle serait mieux cachée là que partout ailleurs. Tout en formant des projets d’avenir, appuyée sur le bastingage, elle ôta de son doigt l’anneau nuptial et le laissa tomber dans la mer.

Peut-être le courage lui aurait-il manqué au milieu de son entreprise, si elle avait pu voir le visage du colonel lorsque le lendemain matin il trouva la maison vide. Il ouvrit d’une main tremblante la lettre qui lui était adressée. Le billet contenait ces seuls mots : « Oubliez et pardonnez; adieu! » — Que veut-elle dire? Où est-elle allée? cria Houston en tendant le papier à Villars, qui l’avait accompagné. Oh! pourquoi me traite-t-elle ainsi? Ma pauvre ’Cécile! ma bien-aimée! je ne voulais pas la contraindre. Tout ce que j’ai dit hier, c’est que j’aimerais à pouvoir lui parler. Villars, que faire?

— Venez avec moi, cherchons-la; nous la retrouverons certainement, et alors nous tâcherons d’arranger les choses. — Houston restait à la même place, considérant le billet avec un désespoir navrant. Les recherches commencèrent. Sorti de la torpeur des premiers instans, le colonel parcourut le pays entier avec une persévérance infatigable. De son côté, Villars, aidé de tous ses camarades, organisait une battue en règle. Au bout de plusieurs jours, on trouva, ainsi que Cécile l’avait prévu, le chapeau sur le bord de la rivière. On le porta chez le colonel; il était en course. Lorsqu’il rentra, pâle, les vêtemens souillés, le visage hagard, il aperçut sur sa table le chapeau humide. Il s’approcha, se pencha, examina l’épave pendant quelques minutes; tout à coup il comprit... Il leva les bras avec un cri sauvage : — Oh! mon Dieu! pas cela... pas cela! — Et il tomba lourdement sur le plancher.

Houston fut longtemps entre la vie et la mort. La convalescence vint enfin, lente et pénible, et, incapable de supporter ce qui lui rappelait Cécile, le colonel quitta le service. Il vécut dès lors presque exclusivement sur son yacht, errant d’une contrée à l’autre, évitant les villes et fuyant tous ceux qu’il avait connus dans des jours plus heureux. Ses marins l’aimaient, car il était intrépide dans le danger, bon et doux pour son équipage.

Nous ne suivrons pas Cécile dans les difficultés qui l’attendaient à Londres. Gagner sa vie est toujours laborieux pour une femme. Combien la tâche n’était-elle pas plus lourde pour une jeune fille obligée de se cacher et de fuir les amis qui auraient pu lui prêter leur appui avec autant de soin qu’une autre en aurait mis à les rechercher !

Plus d’une année s’est écoulée. Nous retrouvons notre héroïne à la campagne, chez une ancienne connaissance qui l’a rencontrée par hasard, et qui l’a recueillie chez elle en qualité de demoiselle de compagnie. Cécile avait passé les premiers mois qui avaient suivi sa fuite dans une inquiétude perpétuelle d’être découverte. Le temps lui rendit un peu de sécurité, et elle commençait presque à oublier le danger de sa position.

Une après-midi, se trouvant seule au château, elle alla dans la serre cueillir des fleurs dont elle se proposait de faire des bouquets. Elle rentra au salon en chantant, tellement occupée de la moisson embaumée qui remplissait son tablier qu’elle n’aperçut pas un étranger qui, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, le visage pâle et les yeux dilatés par l’épouvante, la regardait fixement à travers la fente des rideaux baissés. Tout à coup Cécile eut le sentiment que quelqu’un l’observait : elle leva la tête et resta pétrifiée d’effroi en reconnaissant le colonel Houston, qui s’écria d’une voix rauque : — Dieu tout-puissant ! les eaux ont-elles rendu leur proie ?

Il s’avança vers elle, la figure bouleversée par l’émotion. Saisissant les mains de Cécile, dont les fleurs se répandirent à terre, il l’attira vers lui, et il la tint pendant quelques minutes pressée sur sa poitrine. La petite reine baissait la tête, tandis que Houston la regardait avec une sorte d’avidité passionnée. à prit la parole d’une voix brisée par l’émotion. — Comment avez-vous pu faire cela? comment avez-vous eu le cœur de le faire? Avez-vous pensé à ma souffrance, à mon angoisse, à mon désespoir, à mes remords? car au fond de mon cœur je m’accusais d’être votre meurtrier! Oh! femme! vous que j’aimais et que j’aime toujours, avais-je mérité ce châtiment ?

Le ton douloureux de sa voix, le tremblement qui agitait tout son corps, témoignaient de ce qu’il avait souffert. Cécile le comprit; elle se laissa glisser à ses pieds, et murmura à genoux : — Pardon ! j’ai eu tort, j’ai été cruelle; je n’avais pas pensé au chagrin que vous auriez. Je vous en supplie, pardonnez-moi!

— Je suis persuadé, répondit-il avec douceur, que vous n’avez pas pensé à moi, car vous m’avez causé la plus grande douleur que jamais femme ait causée à un homme; mais je vous ai pardonné depuis longtemps, avant que vous me l’ayez demandé. Au nom de tout ce que j’ai souffert, au nom des tortures que vous m’avez infligées, vous êtes pardonnée. Croyez-vous que, quand on aime comme je vous aime, on puisse ne pas pardonner? — à se baissa et releva Cécile ; il la tenait et il la regardait silencieusement, n’osant céder au désir ardent qu’il éprouvait de la serrer sur son cœur.

— Ayez pitié de moi! dit enfin Cécile. J’ai eu tort de consentir à vous épouser, même pour faire plaisir à mon père; mais j’étais si malheureuse! Ayez pitié de moi, et laissez-moi partir.

— Que j’aie pitié de vous!.. Oh! ma bien-aimée, n’est-ce pas moi qui ai le plus souffert? Mon sort n’a-t-il pas été plus cruel que le vôtre? Vous êtes femme et bonne, ne me repoussez pas, Cécile! Laissez-vous fléchir!

— Je ne le peux pas. Que ne me suis-je réellement noyée! ce serait fini, et vous m’auriez oubliée.

— Taisez-vous ! Si vous vous doutiez de ce que c’est que de croire que la femme qu’on adore s’est tuée pour ne pas être à vous, vous ne rappelleriez pas ces choses. Écoutez-moi. Plutôt que de vous voir de nouveau ces horribles idées, j’aime mieux vous quitter, ne jamais vous revoir, ne jamais revenir, à moins que vous ne m’appeliez. Mon cœur se brisera; mais, si vous me dites: Partez! je partirai. Rappelez-vous seulement qu’en prononçant ce mot vous vouez un être humain à une douleur amère et éternelle, à des regrets indicibles, à un désespoir que la mort seule apaisera! Cécile, vous que j’ai tant aimée, réfléchissez bien avant de me condamner à cet atroce martyre.

Elle le regarda très tristement, mais son visage conserva une Expression dure et froide, et ses lèvres laissèrent tomber lentement ces cruelles paroles : — Partez, je le veux. Votre présence ne sert qu’à nous faire souffrir tous deux. Ne revenez jamais, ou je fuirai la maison où j’ai trouvé une heureuse retraite, et j’irai chercher asile ailleurs.

Houston chancela; le cœur lui manquait. — Ainsi vous me chassez... Tous mes efforts, toutes mes souffrances, aboutissent à ce froid « partez ! » Ma femme, — avant de vous quitter pour toujours, je veux vous donner une fois ce nom chéri, — ma femme, ne me direz-vous pas un mot affectueux, un seul, que j’emporterai comme un trésor dans les pays lointains? Ne me donnerez-vous pas un baiser, le premier et le dernier, dont le souvenir calmera ma souffrance dans les heures d’amertume et de découragement?

il l’attira et voulut l’embrasser. Cécile tressaillit et se rejeta vivement en arrière, les yeux étincelans. — Non! non! j’ai pris Dieu à témoin que vous n’obtiendriez jamais de moi ni une parole ni un gage d’amour; si je manquais à mon serment, la malédiction divine tomberait sur ma tête.

— Voilà donc mon sort!.. C’est pour cela que j’ai vécu! Adieu! le jour viendra où vous saurez la profondeur de mon amour, mais nous ne nous reverrons pas,... j’en ai le pressentiment,... et, quand la pitié pénétrera dans votre cœur, je serai loin, et je ne saurai jamais que vous ayez eu une bonne pensée pour moi.

Il pressa les mains de Cécile sur son cœur avec passion, puis il prit une branche de verveine qui était restée suspendue à sa robe, et il sortit lentement en la regardant une dernière fois. Le hasard l’avait amené au château du marquis de Lenington; deux jours plus tard, il voguait vers l’Amérique.

Quand il fut sorti, Cécile se laissa tomber à terre, et se mit à réfléchir à ce qui venait de se passer. Elle sentait qu’elle avait été dure. Les cheveux blanchis de Houston, son visage amaigri, attestaient de vives souffrances. Cécile s’avouait qu’elle s’était mal conduite, mais elle n’avait pas le courage de réparer ses torts.

Quelque temps après, elle reçut avis qu’avant de partir le colonel avait laissé des instructions à son homme d’affaires pour que sa femme ne manquât de rien et qu’il avait fait un testament en sa faveur. La marquise de Lenington profita de cette occasion pour plaider la cause de Houston, qui était à ses yeux celle du devoir. Elle parla si bien que Cécile, dont la conscience n’était pas tranquille, se laissa enfin arracher une lettre dans laquelle elle racontait à Houston le serment qu’elle avait fait à Gérald Anstruther, comment la crainte de commettre un parjure l’avait empêchée de se rendre aux instances de son mari; enfin que la mémoire de son fiancé lui était plus chère que jamais, mais qu’elle ferait ce que le colonel ordonnerait. S’il estimait que la mort d’Anstruther l’eût déliée de son serment, elle se soumettrait à sa décision. La lettre était brève et froide, aucune parole affectueuse, le seul désir de faire son devoir.

Houston s’était enfoncé dans les déserts du Nouveau-Monde. C’est là qu’il reçut la lettre de Cécile. Un nuage se répandit sur ses yeux, son cœur battait d’étrange sorte. La commotion fut si violente qu’il demeura quelques instans sans voir. Remis de son étourdissement, le colonel déchira précipitamment l’enveloppe et lut avidement la lettre de Cécile; puis il cacha son visage dans ses mains et se prit à penser. Il voyait poindre devant lui l’aurore de jours heureux, qu’importait que la lettre fût sèche? Le temps cicatriserait toutes les blessures, l’amour forcerait l’amour. Son heure était venue; mais ce vœu dont elle lui parlait? Était-elle déliée de son serment? Le lendemain, au point du jour, Houston était en route pour l’Angleterre. C’était l’hiver, le temps était mauvais, et il fallait franchir le cap Horn. La tâche était périlleuse pour un petit yacht. Le colonel ne songeait pas au danger : il avait vaincu enfin, — il voguait vers elle, vers le bonheur, il affrontait la tempête d’un cœur léger.

Un soir, — la mer était grosse et l’Hirondelle se trouvait près du cap Horn, — on aperçut un navire en détresse. Sans tenir compte des avertissemens de ses marins, le colonel alla hardiment au se- cours de l’équipage, et bientôt le pont de l’Hirondelle fut encombré d’une lourde cargaison humaine. — Partons, colonel, dit Lynn, le maître d’équipage; nous avons tout ce que le yacht peut porter, et, si le gros temps continue, nous aurons de la peine à nous en tirer.

— Encore celui-là! Regardez, il pousse devant lui un homme cramponné à une épave : c’est un brave ; prenons encore ces deux-là.

— Si vous les prenez, nous coulons tous. Notre bateau est déjà trop chargé.

— Ils accostent ! Prenons au moins celui qui ne sait pas nager.

— Soit; mais pas un de plus. Au large, vous qui nagez ! nous ne pouvons pas vous prendre, nous sommes trop chargés.

Houston jeta une corde au naufragé; on le hissa sur le pont. Lynn avait dit vrai, l’Hirondelle était surchargée, et on put croire un instant qu’elle serait incapable de supporter ce nouveau poids. L’anxiété se peignit sur tous les visages. Après quelques instans d’hésitation, le brave petit bateau reprit son équilibre et s’éloigna lentement. Alors on entendit la voix de l’homme qui luttait contre les vagues. — Vous n’avez plus de place pour un seul homme? Sauvez-moi, je vous en supplie.

Houston le regarda, et à sa vue le sang se glaça dans ses veines. Il saisit une corde qu’il lança au naufragé en criant : — Coûte que coûte, je le sauverai.

— Colonel, dit Lynn, si vous ne tenez pas à votre vie, songez du moins à nous. — Un murmure menaçant s’éleva sur le pont. — Nous n’en voulons pas, dit l’équipage. Quel droit a cet homme d’exposer notre vie? ajouta la voix de ceux que Houston avait sauvés. Jetons-le lui-même par-dessus bord ; cela allégera le bateau.

Le naufragé était trop épuisé pour saisir la corde.

Il était visible qu’encore une minute et les vagues l’engloutissaient. Houston, qui suivait ses mouvemens, arracha une feuille de son carnet; il y traça quelques mots à la hâte et la remit à Lynn en disant : — Si je suis perdu, vous la remettrez à cet homme. — D’un côté le papier portait ces simples mots : « Adieu, ai-je enfin expié mes torts? Oubliez-moi et soyez heureuse. » Sur le revers du feuillet, on lisait : « Capitaine Anstruther, vous remettrez vous-même ce billet à... » Suivait l’adresse. Le colonel ôta son habit, et se jeta à la nage. Longtemps il lutta contre les vagues en fureur sans pouvoir atteindre l’épave à laquelle s’était cramponné le naufragé. Enfin il put saisir l’homme ; il attacha la corde autour de son corps, et lui dit en le poussant vers le yacht : — Vous lui direz que c’était pour l’amour d’elle.

Anstruther fut hissé presque sans connaissance sur le pont. Au même instant, une vague énorme emporta Houston loin du bateau, dans l’obscurité croissante. Vainement tous les yeux le cherchèrent, vainement l’Hirondelle parcourut en tout sens le lieu du sinistre, vainement les matelots appelèrent leur maître à cris répétés. Le sifflement du vent dans les cordages leur répondit seul. — Dieu ait pitié de son âme! dit Peter Lynn en essuyant une larme. Jamais un plus brave ne vécut. Puisse-t-il reposer en paix!

Pendant que les vagues du cap Horn déchiraient sur les rochers le cadavre du colonel Houston, l’Hirondelle sortait de ces parages dangereux, et poursuivait paisiblement sa route vers l’Angleterre.


ARVEDE BARINE.

  1. Le roman dont nous allons essayer de donner une idée aux lecteurs de la Revue vient d’obtenir un légitime succès en Angleterre. Au milieu de cette foule de productions que chaque mois voit éclore chez nos voisins et dont l’insignifiance est souvent le moindre défaut, The Queen of the regiment se recommande par la fraîcheur des sentimens et la sincérité de l’émotion.