C. Lévy (2p. 76-86).


IX

les atrides.


Depuis son retour à Paris, Henri d’Anjou n’avait pas encore revu librement sa mère Catherine, dont, comme chacun sait, il était le fils bien-aimé.

C’était pour lui non pas la vaine satisfaction de l’étiquette, non plus un cérémonial pénible à remplir, mais l’accomplissement d’un devoir bien doux pour ce fils qui, s’il n’aimait pas sa mère, était sûr du moins d’être tendrement aimé par elle.

En effet, Catherine préférait réellement ce fils, soit pour sa bravoure, soit plutôt pour sa beauté, car il y avait, outre la mère, de la femme dans Catherine, soit enfin parce que, suivant quelques chroniques scandaleuses, Henri d’Anjou rappelait à la Florentine certaine heureuse époque de mystérieuses amours.

Catherine savait seule le retour du duc d’Anjou à Paris, retour que Charles IX eût ignoré si le hasard ne l’eût point conduit en face de l’hôtel de Condé au moment même où son frère en sortait. Charles ne l’attendait que le lendemain, et Henri d’Anjou espérait lui dérober les deux démarches qui avaient avancé son arrivée d’un jour, et qui étaient sa visite à la belle Marie de Clèves, princesse de Condé, et sa conférence avec les ambassadeurs polonais.

C’est cette dernière démarche, sur l’intention de laquelle Charles était incertain, que le duc d’Anjou avait à expliquer à sa mère ; et le lecteur, qui, comme Henri de Navarre, était certainement dans l’erreur à l’endroit de cette démarche, profitera de l’explication.

Aussi lorsque le duc d’Anjou, longtemps attendu, entra chez sa mère, Catherine, si froide, si compassée d’habitude, Catherine, qui n’avait depuis le départ de son fils bien-aimé embrassé avec effusion que Coligny qui devait être assassiné le lendemain, ouvrit ses bras à l’enfant de son amour et le serra sur sa poitrine avec un élan d’affection maternelle qu’on était étonné de trouver encore dans ce cœur desséché.

Puis elle s’éloignait de lui, le regardait et se reprenait encore à l’embrasser.

— Ah ! Madame, lui dit-il, puisque le ciel me donne cette satisfaction d’embrasser sans témoin ma mère, consolez l’homme le plus malheureux du monde.

— Eh ! mon Dieu ! mon cher enfant, s’écria Catherine, que vous est-il donc arrivé ?

— Rien que vous ne sachiez, ma mère. Je suis amoureux, je suis aimé ; mais c’est cet amour même qui fait mon malheur à moi.

— Expliquez-moi cela, mon fils, dit Catherine.

— Eh ! ma mère… ces ambassadeurs, ce départ…

— Oui, dit Catherine, ces ambassadeurs sont arrivés, ce départ presse.

— Il ne presse pas, ma mère, mais mon frère le pressera. Il me déteste, je lui fais ombrage, il veut se débarrasser de moi.

Catherine sourit.

— En vous donnant un trône, pauvre malheureux couronné !

— Oh ! n’importe, ma mère, reprit Henri avec angoisse, je ne veux pas partir. Moi, un fils de France, élevé dans le raffinement des mœurs polies, près de la meilleure mère, aimé d’une des plus charmantes femmes de la terre, j’irais là-bas dans ces neiges, au bout du monde, mourir lentement parmi ces gens grossiers qui s’enivrent du matin au soir et jugent les capacités de leur roi sur celles d’un tonneau, selon ce qu’il contient ! Non, ma mère, je ne veux point partir, j’en mourrais !

— Voyons, Henri, dit Catherine en pressant les deux mains de son fils, voyons, est-ce là la véritable raison ?

Henri baissa les yeux comme s’il n’osait, à sa mère elle-même, avouer ce qui se passait dans son cœur.

— N’en est-il pas une autre, demanda Catherine, moins romanesque, plus raisonnable, plus politique !

— Ma mère, ce n’est pas ma faute si cette idée m’est restée dans l’esprit, et peut-être y tient-elle plus de place qu’elle n’en devrait prendre ; mais ne m’avez-vous pas dit vous-même que l’horoscope tiré à la naissance de mon frère Charles le condamnait à mourir jeune ?

— Oui, dit Catherine : mais un horoscope peut mentir, mon fils. Moi-même, j’en suis à espérer en ce moment que tous ces horoscopes ne soient pas vrais.

— Mais enfin, son horoscope ne disait-il pas cela ?

— Son horoscope parlait d’un quart de siècle ; mais il ne disait pas si c’était pour sa vie ou pour son règne.

— Eh bien ! ma mère, faites que je reste. Mon frère a près de vingt-quatre ans : dans un an la question sera résolue.

Catherine réfléchit profondément.

— Oui, certes, dit-elle, cela serait mieux si cela se pouvait ainsi.

— Oh ! jugez donc, ma mère, s’écria Henri, quel désespoir pour moi si j’allais avoir troqué la couronne de France contre celle de Pologne ! Être tourmenté là-bas de cette idée que je pouvais régner au Louvre, au milieu de cette cour élégante et lettrée, près de la meilleure mère du monde, dont les conseils m’eussent épargné la moitié du travail et des fatigues, qui, habituée à porter avec mon père une partie du fardeau de l’État, eût bien voulu le porter encore avec moi ! Ah ! ma mère ! j’eusse été un grand roi !

— La, la, cher enfant, dit Catherine, dont cet avenir avait toujours été aussi la plus douce espérance ; la, ne vous désolez point. N’avez-vous pas songé de votre côté à quelque moyen d’arranger la chose ?

— Oh ! certes, oui, et c’est surtout pour cela que je suis revenu deux ou trois jours plus tôt qu’on ne m’attendait, tout en laissant croire à mon frère Charles que c’était pour madame de Condé ; puis j’ai été au-devant de Lasco, le plus important des envoyés, je me suis fait connaître de lui, faisant dans cette première entrevue tout ce qu’il était possible pour me rendre haïssable, et j’espère y être parvenu.

— Ah ! mon cher enfant, dit Catherine, c’est mal. Il faut mettre l’intérêt de la France avant vos petites répugnances.

— Ma mère, l’intérêt de la France veut-il, en cas de malheur arrivé à mon frère, que ce soit le duc d’Alençon ou le roi de Navarre qui règne ?

— Oh ! le roi de Navarre, jamais, jamais, murmura Catherine en laissant l’inquiétude couvrir son front de ce voile soucieux qui s’y étendait chaque fois que cette question se représentait.

— Ma foi, continua Henri, mon frère d’Alençon ne vaut guère mieux et ne vous aime pas davantage.

— Enfin, reprit Catherine, qu’a dit Lasco ?

— Lasco a hésité lui-même quand je l’ai pressé de demander audience. Oh ! s’il pouvait écrire en Pologne, casser cette élection ?

— Folie, mon fils, folie… ce qu’une diète a consacré est sacré.

— Mais enfin, ma mère, ne pourrait-on, à ces Polonais, leur faire accepter mon frère à ma place ?

— C’est, sinon impossible, du moins difficile, répondit Catherine.

— N’importe ! essayez, tentez, parlez au roi, ma mère ; rejetez tout sur mon amour pour madame de Condé ; dites que j’en suis fou, que j’en perds l’esprit. Justement il m’a vu sortir de l’hôtel du prince avec Guise, qui me rend là tous les services d’un bon ami.

— Oui, pour faire la Ligue. Vous ne voyez pas cela, vous, mais je le vois.

— Si fait, ma mère, si fait, mais en attendant j’use de lui. Eh ! ne sommes-nous pas heureux quand un homme nous sert en se servant ?

— Et qu’a dit le roi en vous rencontrant ?

— Il a paru croire ce que je lui ai affirmé, c’est-à-dire que l’amour seul m’avait ramené à Paris.

— Mais du reste de la nuit, ne vous en a-t-il pas demandé compte ?

— Si fait, ma mère ; mais j’ai été au souper chez Nantouillet, où j’ai fait un scandale affreux pour que le bruit de ce scandale se répande et que le roi ne doute point que j’y étais.

— Alors il ignore votre visite à Lasco ?

— Absolument.

— Bon, tant mieux. J’essayerai donc de lui parler pour vous, cher enfant ; mais, vous le savez, sur cette rude nature aucune influence n’est réelle.

— Oh ! ma mère, ma mère, quel bonheur si je restais ; comme je vous aimerais plus encore que je ne vous aime si c’était possible !

— Si vous restez, on vous enverra encore à la guerre.

— Oh ! peu m’importe, pourvu que je ne quitte pas la France.

— Vous vous ferez tuer.

— Ma mère, on ne meurt pas des coups… on meurt de douleur, d’ennui. Mais Charles ne me permettra point de rester ; il me déteste.

— Il est jaloux de vous, mon beau vainqueur, c’est une chose dite ; pourquoi aussi êtes-vous si brave et si heureux ? Pourquoi, à vingt ans à peine, avez-vous gagné des batailles comme Alexandre et comme César ? Mais en attendant, ne vous découvrez à personne, feignez d’être résigné, faites votre cour au roi. Aujourd’hui même, on se réunit en conseil privé pour lire et pour discuter les discours qui seront prononcés à la cérémonie ; faites le roi de Pologne et laissez-moi le soin du reste. À propos, et votre expédition d’hier soir ?

— Elle a échoué, ma mère ; le galant était prévenu, et il a pris son vol par la fenêtre.

— Enfin, dit Catherine, je saurai un jour quel est le mauvais génie qui contrarie ainsi tous mes projets… En attendant, je m’en doute, et… malheur à lui !

— Ainsi, ma mère ?… dit le duc d’Anjou.

— Laissez-moi mener cette affaire.

Et elle baisa tendrement Henri sur les yeux en le poussant hors de son cabinet.

Bientôt arrivèrent chez la reine les princesses de sa maison. Charles était en belle humeur, car l’aplomb de sa sœur Margot l’avait plus réjoui qu’affecté ; il n’en voulait pas autrement à La Mole, et il l’avait attendu avec quelque ardeur dans le corridor parce que c’était une espèce de chasse à l’affût.

D’Alençon, tout au contraire, était très préoccupé. La répulsion qu’il avait toujours eue pour La Mole s’était changée en haine du moment où il avait su que La Mole était aimé de sa sœur.

Marguerite avait tout ensemble l’esprit rêveur et l’œil au guet. Elle avait à la fois à se souvenir et à veiller.

Les députés polonais avaient envoyé le texte des harangues qu’ils devaient prononcer.

Marguerite, à qui l’on n’avait pas plus parlé de la scène de la veille que si la scène n’avait point existé, lut les discours, et, hormis Charles, chacun discuta ce qu’il répondrait. Charles laissa Marguerite répondre comme elle l’entendrait. Il se montra très-difficile sur le choix des termes pour d’Alençon ; mais quant au discours de Henri d’Anjou, il y apporta plus que du mauvais vouloir : il fut acharné à corriger et à reprendre.

Cette séance, sans rien faire éclater encore, avait lourdement envenimé les esprits.

Henri d’Anjou, qui avait son discours à refaire presque entièrement, sortit pour se mettre à cette tâche. Marguerite, qui n’avait pas eu de nouvelles du roi de Navarre depuis celles qui lui avaient été données au détriment des vitres de sa fenêtre, retourna chez elle dans l’espérance de l’y voir venir.

D’Alençon, qui avait lu l’hésitation dans les yeux de son frère d’Anjou, et surpris entre lui et sa mère un regard d’intelligence, se retira pour rêver à ce qu’il regardait comme une cabale naissante. Enfin, Charles allait passer dans sa forge pour achever un épieu qu’il se fabriquait lui-même, lorsque Catherine l’arrêta.

Charles, qui se doutait qu’il allait rencontrer chez sa mère quelque opposition à sa volonté, s’arrêta et la regarda fixement :

— Eh bien ! dit-il, qu’avons-nous encore ?

— Un dernier mot à échanger, sire. Nous avons oublié ce mot, et cependant il est de quelque importance. Quel jour fixons-nous pour la séance publique ?

— Ah ! c’est vrai, dit le roi en se rasseyant ; causons-en, mère. Eh bien ! à quand vous plaît-il que nous fixions le jour ?

— Je croyais, répondit Catherine, que dans le silence même de Votre Majesté, dans son oubli apparent, il y avait quelque chose de profondément calculé.

— Non, dit Charles ; pourquoi cela, ma mère ?

— Parce que, ajouta Catherine très-doucement, il ne faudrait pas, ce me semble, mon fils, que les Polonais nous vissent courir avec tant d’âpreté après cette couronne.

— Au contraire, ma mère, dit Charles, ils se sont hâtés, eux, en venant à marches forcées de Varsovie ici… Honneur pour honneur, politesse pour politesse.

— Votre Majesté peut avoir raison dans un sens, comme dans l’autre je pourrais ne pas avoir tort. Ainsi, son avis est que la séance publique doit être hâtée ?

— Ma foi, oui, ma mère ; ne serait-ce point le vôtre par hasard ?

— Vous savez que je n’ai d’avis que ceux qui peuvent le plus concourir à votre gloire ; je vous dirai donc qu’en vous pressant ainsi je craindrais qu’on ne vous accusât de profiter bien vite de cette occasion qui se présente de soulager la maison de France des charges que votre frère lui impose, mais que, bien certainement, il lui rend en gloire et en dévouement.

— Ma mère, dit Charles, à son départ de France, je doterai mon frère si richement, que personne n’osera même penser ce que vous craignez que l’on dise.

— Allons, dit Catherine, je me rends, puisque vous avez une si bonne réponse à chacune de mes objections… Mais, pour recevoir ce peuple guerrier, qui juge de la puissance des États par les signes extérieurs, il vous faut un déploiement considérable de troupes, et je ne pense pas qu’il y en ait assez de convoquées dans l’Île-de-France.

— Pardonnez-moi, ma mère, car j’ai prévu l’événement, et je me suis préparé. J’ai rappelé deux bataillons de la Normandie, un de la Guyenne ; ma compagnie d’archers est arrivée hier de la Bretagne ; les chevau-légers, répandus dans la Touraine, seront à Paris dans le courant de la journée ; et tandis qu’on croit que je dispose à peine de quatre régiments, j’ai vingt mille hommes prêts à paraître.

— Ah ! ah ! dit Catherine surprise ; alors il ne vous manque plus qu’une chose, mais on se la procurera.

— Laquelle ?

— De l’argent. Je crois que vous n’en êtes pas fourni outre mesure.

— Au contraire, Madame, au contraire, dit Charles IX. J’ai quatorze cent mille écus à la Bastille ; mon épargne particulière m’a remis ces jours passés huit cent mille écus que j’ai enfouis dans mes caves du Louvre, et, en cas de pénurie, Nantouillet tient trois cent mille autres écus à ma disposition.

Catherine frémit ; car elle avait vu jusqu’alors Charles violent et emporté, mais jamais prévoyant.

— Allons, fit-elle. Votre Majesté pense à tout, c’est admirable, et pour peu que les tailleurs, les brodeuses et les joailliers se hâtent, Votre Majesté sera en état de donner séance avant six semaines.

— Six semaines ! s’écria Charles. Ma mère, les tailleurs, les brodeuses et les joailliers travaillent depuis le jour où l’on a appris la nomination de mon frère. À la rigueur, tout pourrait être prêt pour aujourd’hui ; mais, à coup sûr, tout sera prêt dans trois ou quatre jours.

— Oh ! murmura Catherine, vous êtes plus pressé encore que je ne le croyais, mon fils.

— Honneur pour honneur, je vous l’ai dit.

— Bien. C’est donc cet honneur fait à la maison de France qui vous flatte, n’est-ce pas ?

— Assurément.

— Et voir un fils de France sur le trône de Pologne est votre plus cher désir ?

— Vous dites vrai.

— Alors c’est le fait, c’est la chose et non l’homme qui vous préoccupe, et quel que soit celui qui règne là-bas…

— Non pas, non pas, ma mère, corbœuf ! demeurons-en où nous sommes ! Les Polonais ont bien choisi. Ils sont adroits et forts, ces gens-là ! Nation militaire, peuple de soldats, ils prennent un capitaine pour prince, c’est logique, peste ! d’Anjou fait leur affaire : le héros de Jarnac et de Montcontour leur va comme un gant… Qui voulez-vous que je leur envoie ? d’Alençon ? un lâche ! cela leur donnerait une belle idée des Valois !… D’Alençon ! il fuirait à la première balle qui lui sifflerait aux oreilles, tandis que Henri d’Anjou, un batailleur, bon ! toujours l’épée au poing, toujours marchant en avant, à pied ou à cheval !… Hardi ! pique, pousse, assomme, tue ! Ah ! c’est un homme que mon frère d’Anjou, un vaillant qui va les faire battre du matin au soir, depuis le premier jusqu’au dernier jour de l’année. Il boit mal, c’est vrai ; mais il les fera tuer de sang-froid, voilà tout. Il sera là dans sa sphère, ce cher Henri ! Sus ! sus ! au champ de bataille ! Bravo les trompettes et les tambours ! Vive le roi ! vive le vainqueur ! vive le général ! On le proclame imperator trois fois l’an ! Ce sera admirable pour la maison de France et l’honneur des Valois… Il sera peut-être tué ; mais, ventre-mahon ! ce sera une mort superbe !

Catherine frissonna et un éclair jaillit de ses yeux.

— Dites, s’écria-t-elle, que vous voulez éloigner Henri d’Anjou, dites que vous n’aimez pas votre frère !

— Ah ! ah ! ah ! fit Charles en éclatant d’un rire nerveux, vous avez deviné cela, vous, que je voulais l’éloigner ? Vous avez deviné cela, que je ne l’aimais pas ? Et quand cela serait, voyons ? Aimer mon frère ! Pourquoi donc l’aimerais-je ? Ah ! ah ! ah ! est-ce que vous voulez rire ?… Et à mesure qu’il parlait, ses joues pâles s’animaient d’une fébrile rougeur. Est-ce qu’il m’aime, lui ? Est-ce que vous m’aimez, vous ? Est-ce que, excepté mes chiens, Marie Touchet et ma nourrice, est-ce qu’il y a quelqu’un qui m’ait jamais aimé ? Non, non, je n’aime pas mon frère, je n’aime que moi, entendez-vous ! Et je n’empêche pas mon frère d’en faire autant que je fais.

— Sire, dit Catherine s’animant à son tour, puisque vous me découvrez votre cœur, il faut que je vous ouvre le mien. Vous agissez en roi faible, en monarque mal conseillé ; vous renvoyez votre second frère, le soutien naturel du trône, et qui est en tous points digne de vous succéder s’il vous advenait malheur, laissant dans ce cas votre couronne à l’abandon ; car, comme vous le disiez, d’Alençon est jeune, incapable, faible, plus que faible, lâche !… Et le Béarnais se dresse derrière, entendez-vous ?

— Eh ! mort de tous les diables ! s’écria Charles, qu’est-ce que me fait ce qui arrivera quand je n’y serai plus ? le Béarnais se dresse derrière mon frère, dites-vous ? Corbœuf ! tant mieux !… Je disais que je n’aimais personne… je me trompais, j’aime Henriot ; oui, je l’aime, ce bon Henriot : il a l’air franc, la main tiède, tandis que je ne vois autour de moi que des yeux faux et ne touche que des mains glacées. Il est incapable de trahison envers moi, j’en jurerais. D’ailleurs je lui dois un dédommagement : on lui a empoisonné sa mère, pauvre garçon ! des gens de ma famille, à ce que j’ai entendu dire. D’ailleurs je me porte bien. Mais, si je tombais malade, je l’appellerais, je ne voudrais pas qu’il me quittât, je ne prendrais rien que de sa main, et quand je mourrai je le ferai roi de France et de Navarre… Et, ventre du pape ! au lieu de rire à ma mort, comme feraient mes frères, il pleurerait ou du moins il ferait semblant de pleurer.

La foudre tombant aux pieds de Catherine l’eût moins épouvantée que ces paroles. Elle demeura atterrée, regardant Charles d’un œil hagard ; puis enfin, au bout de quelques secondes :

— Henri de Navarre ! s’écria-t-elle, Henri de Navarre ! roi de France au préjudice de mes enfants ! Ah ! sainte madone ! nous verrons ! C’est donc pour cela que vous voulez éloigner mon fils ?

— Votre fils… et que suis-je donc moi ? un fils de louve comme Romulus ! s’écria Charles tremblant de colère et l’œil scintillant comme s’il se fût allumé par places. Votre fils ! vous avez raison, le roi de France n’est pas votre fils lui, le roi de France n’a pas de frères, le roi de France n’a pas de mère, le roi de France n’a que des sujets. Le roi de France n’a pas besoin d’avoir des sentiments, il a des volontés. Il se passera qu’on l’aime, mais il veut qu’on lui obéisse.

— Sire, vous avez mal interprété mes paroles : j’ai appelé mon fils celui qui allait me quitter. Je l’aime mieux en ce moment parce que c’est lui qu’en ce moment je crains le plus de perdre. Est-ce un crime à une mère de désirer que son enfant ne la quitte pas ?

— Et moi, je vous dis qu’il vous quittera, je vous dis qu’il quittera la France, qu’il s’en ira en Pologne, et cela dans deux jours ; et si vous ajoutez une parole ce sera demain ; et si vous ne baissez pas le front, si vous n’éteignez pas la menace de vos yeux, je l’étrangle ce soir comme vous vouliez qu’on étranglât hier l’amant de votre fille. Seulement je ne le manquerai pas, moi, comme nous avons manqué La Mole.

Sous cette première menace, Catherine baissa le front ; mais presque aussitôt elle le releva.

— Ah ! pauvre enfant ! dit-elle, ton frère veut te tuer. Eh bien ! sois tranquille, ta mère te défendra.

— Ah ! l’on me brave ! s’écria Charles. Eh bien ! par le sang du Christ ! il mourra, non pas ce soir, non pas tout à l’heure, mais à l’instant même. Ah ! une arme ! une dague ! un couteau !… Ah !

Et Charles, après avoir porté inutilement les yeux autour de lui pour chercher ce qu’il demandait, aperçut le petit poignard que sa mère portait à sa ceinture, se jeta dessus l’arracha de sa gaine de chagrin incrustée d’argent, et bondit hors de la chambre pour aller frapper Henri d’Anjou partout où il le trouverait. Mais en arrivant dans le vestibule ses forces, surexcitées au delà de la puissance humaine, l’abandonnèrent tout à coup : il étendit le bras, laissa tomber l’arme aiguë, qui resta fichée dans le parquet, jeta un cri lamentable, s’affaissa sur lui-même et roula sur le plancher.

En même temps le sang jaillit en abondance de ses lèvres et de son nez.

— Jésus ! dit-il, on me tue : à moi ! à moi !

Catherine, qui l’avait suivi, le vit tomber ; elle regarda un instant impassible et sans bouger ; puis rappelée à elle, non par l’amour maternel, mais par la difficulté de la situation, elle ouvrit en criant :

— Le roi se trouve mal ! au secours ! au secours !

À ce cri un monde de serviteurs, d’officiers et de courtisans s’empressèrent autour du jeune roi. Mais avant tout le monde une femme s’était élancée, écartant les spectateurs et relevant Charles pâle comme un cadavre.

— On me tue, nourrice, on me tue, murmura le roi baigné de sueur et de sang.

— On te tue, mon Charles ! s’écria la bonne femme en parcourant tous les visages avec un regard qui fit reculer jusqu’à Catherine elle-même ; et qui donc cela qui te tue ?

Charles poussa un faible soupir et s’évanouit tout à fait.

— Ah ! dit le médecin Ambroise Paré, qu’on avait envoyé chercher à l’instant même, ah ! voilà le roi bien malade !

— Maintenant, de gré ou de force, se dit l’implacable Catherine, il faudra bien qu’il accorde un délai.

Et elle quitta le roi pour aller joindre son second fils, qui attendait avec anxiété dans l’oratoire le résultat de cet entretien si important pour lui.