La Reine Hortense et le prince Louis
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 229-269).
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LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS[1]

IV.[2]
LA FUITE EN FRANCE (MARS-AVRIL 1831)


Mardi, 29 mars 1831.

La convention que les délégués du gouvernement provisoire viennent de signer avec le cardinal Benvenuti énonce que tous les étrangers compromis dans la Révolution pourront s’embarquer à volonté et qu’il leur sera délivré des passeports gratuits. D’après cela, la plupart d’entre eux s’.apprêtent à quitter Ancône ; les petits bâtimens qui sont dans la rade les porteront à Corfou ou aux îles Ioniennes.

La Reine a décidé de mettre à profit ces circonstances pour répandre le bruit que son fils était parti avec eux. Elle envoie Charles à la police demander un passeport pour le Prince et fait reconnaître par le domestique de M. Bendoni celui des navires qui mettrait le premier a la voile. Tadeo arrivait justement de Florence apportant une lettre du Roi toute débordante de douleur au sujet de la mort de Napoléon, et pleine aussi de recommandations, quant au départ de Louis pour Corfou. Dans une réponse faite au nom de la Reine, censée malade, j’assurai le Roi qu’il n’avait rien à craindre, et que son fils avait déjà pris la mer. Je montrai à Tadeo par la fenêtre un bateau en partance, sur lequel le Prince était soi-disant embarqué. Les larmes du pauvre homme me prouvèrent qu’il était convaincu. Enfin, pour semer la même fausse nouvelle dans Home, j’écrivis à notre ambassadeur que la duchesse de Saint-Leu, malade et seule, restait au pouvoir des Autrichiens et que je recourais à lui pour la faire arriver en lieu sûr.

Armandi, seul dans la confidence, est aussi le seul auquel elle ouvre sa porte. Il lui fait avec un grand détail la chronique des événemens. C’est le 4 février que la Révolution éclatait à Bologne ; l’effroi du cardinal Clarelli y donnait la mesure du désarroi pontifical ; de là, l’insurrection s’étendait à Parme ; Marie-Louise se réfugiait à Plaisance, François IV de Modène à Mantoue, où, pour imiter cette fois Louis. XI traînant La Ballue dans une cage, il se faisait suivre de ses prisonniers. Nous fûmes témoins, huit jours après, de l’affaire de la place Colonna à Rome. Une semaine nouvelle ne s’était pas écoulée que nos princes se rendaient au rassemblement de Terni. Toutes les espérances restaient permises à ce moment, sous le couvert de la garantie de non-intervention donnée le mois d’avant par le général Sébastiani. Les cardinaux le sentaient si bien qu’un d’eux demandait un projet de constitution à notre physicien, M. Verhulst, et que celui-ci soumettait son essai politique à la critique de la reine llortense. Le cardinal Benvenuti lui-même, quoique sa mission première eût été d’organiser la contre-révolution, une fois pris à Osimo et tombé dans les mains d’Ar-mandi, s’offrait comme médiateur et promettait d’avance des concessions au nom de Sa Sainteté.

Une offre pareille ne pouvait que confirmer les espérances du général et l’encourager dans sa lutte contre les difficultés de tous genres dont il était entouré : l’absence d’armes, l’absence d’argent, l’ignorance de ses collègues, l’incohérence de leurs propositions. Avec de très petits moyens, en très peu de temps, il a pris des mesures qui n’étaient pas si sottes, puisque les Autrichiens s’en sont alarmés. Une intervention dans le duché de Modène a été la première amorce diplomatique offerte par Metternich au maréchal Martin, et rattachée par lui à de vagues droits de réversibilité dont les Habsbourg étaient hantés depuis le traité de Vienne, relativement à ce duché. L’intervention dans l’Etat de l’arme allait de soi ensuite. Le troisième acte, la réponse à l’appel du Pape, a pu se faire sans que le soliveau des barricades se levât pour la défense du principe que son ministre avait juré de faire respecter. La lutte dès lors devenait impossible et il n’y avait plus d’autre issue pour Armandi que de traiter. Mais comme l’état de vaincu n’a rien d’agréable et qu’il faut toujours qu’on s’en prenne à autrui des maux qu’on endure, il est devenu le bouc émissaire de ceux qui l’avaient porté aux allaires et lui faisaient l’honneur de lui obéir.

La haine qui le poursuit l’oblige à quitter Ancône ; elle l’empêchera de gérer désormais pour la Reine le domaine de Mont-Sanvito. Il se retire au désert, chargé de tous les péchés d’Israël, et pense que ce qu’il a fait pour la chose publique lui donne le droit de pourvoir à sa propre sécurité. Il défend surtout sa capitulation d’hier avec le cardinal Benvenuti. Il explique qu’il avait barre sur le cardinal, en raison des conversations tenues précédemment entre eux ; que traiter avec les Autrichiens lui était impossible, ces messieurs ayant trop de morgue pour entrer en négociation avec de pauvres insurgés, dont le drapeau n’est pas reconnu ; que s’adresser à Benvenuti, c’était au contraire lui donner les moyens d’arrêter une intervention coûteuse pour le Pape autant qu’humiliante et, par-là, d’obtenir de meilleures conditions.

La Reine le réconforte de son mieux. Elle plaisante Benvenuti, que la prison, dit-elle, devait avoir prédisposé au pardon chrétien, et convient qu’une bonne capitulation avec les vies sauves, avec des passeports pour tout le monde, était tout ce qu’on pouvait espérer. C’est ainsi que, prise toujours pour arbitre par les constitutionnels, elle doit approuver à Ancône leur plan de paix, comme elle avait approuvé leur plan de guerre à Foligno.

Elle doit aussi les aider de ses finances, car dès le samedi matin, sur la simple nouvelle qu’une capitulation se préparait, les insurgés les plus compromis dans la Révolution se sont mis en demeure de fuir ; on les a vus affluer en masse au palais Leuchtenberg, demandant des subsides et se plaignant de ne pas pouvoir payer leur place à bord des bateaux. M. Bendoni leur distribuait largement l’argent dont ils avaient besoin. Il disposait heureusement d’une somme importante que la Reine destinait à l’achat d’une terre voisine de Mont-Sanvito, et qu’au lieu d’employer de la sorte, elle aura dissipée tout entière au profit de ces malheureux. Les Modénais réfugiés sur le territoire pontifical reçurent d’elle une piastre chacun et partirent à pied pour gagner Livourne à travers les montagnes. M. Zeppi vint lui recommander deux frères, gentilshommes de très bonne maison, qui, manquant d’argent pour s’embarquer tous les deux, disputaient entra eux à qui ne partirait pas. Elle leur a remis cent piastres, en échange desquelles ils lui ont fait exprimer les remerciemens les plus touchans. M. Pepoli a reçu d’elle le même secours. enfin M. Roccaserra, pourvu d’un viatique de deux cents piastres, a pu, grâce à son passeport français, monter sur un navire qui s’en retournait à Marseille. Le Prince voulait le garder auprès de lui en souvenir de Napoléon, et pensait par-là se conformer aux dernières volontés de son frère défunt ; mais comme ces volontés n’étaient connues que, par le témoignage de Roccaserra lui-même, on pouvait en user avec quelque liberté. La Reine a dit avec raison que s’il lui fallait entretenir tous les Corses attachés aux Bonaparte, ses moyens n’y suffiraient pas. Roccaserra est donc parti emportant une copie de la notice écrite par elle sur son fils. Il la fera imprimer en Corse et nous en France.

Tous ces conseils, tous ces adieux, tous ces cadeaux avaient rempli la journée du 26. Le texte de la capitulation signée par le cardinal Benvenuti au nom du Pape, et par quatre membres délégués au nom du gouvernement provisoire, fut répandu dans la soirée. La nuit suivante, le drapeau du Pape remplaça partout les trois couleurs de la liberté. Nous l’aperçûmes au matin qui flottait sur les bâtimens du port. On avait fait ce changement sans bruit, pour éviter les rixes toujours prêtes à éclater et laisser les têtes chaudes des Romagnols se refroidir devant le fait accompli. Les disputes continuaient néanmoins sous nos fenêtres ; c’étaient des insurgés sans ressources à qui l’on refusait le passage et qui s’en vengeaient en invectivant les patrons des navires, après avoir vainement essayé de les attendrir ; d’autres incriminaient Armandi et criaient à la trahison ; d’autres revenaient à terre à la poursuite d’un passeport et couraient intercéder de nouveau auprès des consuls. Celui d’Angleterre signait largement. Celui de France justifiait par son attitude craintive les reproches adressés de toutes parts à son gouvernement.

Zucchi arriva hier, 28, et s’embarqua tout de suite avec soixante Modénais qui l’avaient accompagné. Toute la soirée, le bâtiment qui le portait resta à se tourmenter sur ses ancres. en attendant le vent favorable. Enfin, ce matin, en ouvrant avec anxiété mes fenêtres, j’ai vu qu’il avait disparu pendant la. nuit. Dieu soit loué ! Voilà donc ces pauvres gens hors de danger !


Samedi-Saint, 2 avril.

Si facile qu’ait été leur victoire, les Autrichiens se présentèrent en triomphateurs, avec des palmes aux shakos. C’est mardi, dans la matinée, qu’ils prirent possession d’Ancône. Les fourriers mirent sens dessus dessous les maisons où ils préparaient des logemens. Ils allaient en user de même avec le palais Leuchtenberg, désigné pour recevoir le général Geppert et l’état-major ; M. et Mme Rendoni, aux abois, ne savaient comment nous défendre contre un colonel en colère, criant qu’il n’y avait pas de princesse qui tint, et qu’il lui fallait tout l’étage, quand, en entendant le nom de la duchesse de Saint-Leu, il changea de manière et s’adoucit tout à coup.

Les péripéties de 1815 l’avaient mis une première fois en présence de la Reine, dans des circonstances qu’il n’avait pu oublier, car elles avaient été pathétiques pour elle autant qu’honorables pour lui. Elle prenait alors le chemin de l’exil et voyageait de Paris à Genève, accompagnée par un autre officier autrichien, nommé M. de Woyna, qui avait mission de la conduire jusqu’au-delà de la frontière. Cette mission était orale ; M. de Woyna ne disposait d’aucune escorte ; il ne put donc empêcher qu’un rassemblement hostile ne se formât autour de l’hôtel où la Reine s’était arrêtée à Dijon et que des gardes royaux très échauffés ne prétendissent la faire prisonnière, elle et ses deux enfans. Un détachement autrichien entra dans la ville à point pour prêter main-forte à M. de Woyna, placer un poste devant l’hôtel et faire reculer des gardes royaux prêts à percer à coups de sabre les bagages de la Reine, pour mettre au jour les soi-disant millions qu’elle emportait.

Or le commandant du détachement était ce même colonel qu’elle retrouvait devant elle à Ancône. Il ne fit pas de difficulté de reconnaître qu’en abandonnant tous les salons et en ne conservant que les petits appartenions, elle s’était d’elle-même réduite à la portion congrue, et n’insista pas pour exiger davantage. Le général Geppert, qui arrive à son tour, est un homme âgé, bon, exact, poli. Il s’excuse du dérangement causé à la Reine, demande si elle est seule et sur l’assurance que le prince Louis est parti pour Corfou, il annonce sa visite, qu’il se promet de faire quand les devoirs de sa charge le lui permettront.

La Reine espère beaucoup de cette visite, mais elle doit l’attendre deux jours, dans la position la plus incommode, entre les soldats autrichiens qui remplissent l’antichambre, qui y couchent sur de la paille, et le général lui-même, dont elle n’est séparée que par une double porte. Comme elle perçoit, derrière ce fragile écran, le bruit des pas et des conversations, elle craint que la voix de son fils ne soit entendue ; elle l’empêche de parler ; elle lui ferme la bouche quand il est sur le point de tousser.

Ma présence, dans un appartement devenu si petit, est presque une gêne pour elle ; mais, comme elle est toujours censée malade, il faut recevoir les visiteurs à sa place. Le comte Camerata vient deux fois. N’étant pas dans la confidence, il a écrit au prince Louis à Corfou, et confié dimanche sa lettre au général Grabinski.

Les bateaux partis ce jour-là sont arrivés sans encombre ; mais il n’en est pas de même de celui qui portait le pauvre Zucchi. Une frégate et un brick autrichiens le guettaient sur mer ; sa faible avance et sa mauvaise marche ne lui ont pas permis d’échapper. Tous ses passagers ayant été mis à terre, on les a examinés un à un, en épluchant leurs passeports. Celui de Zucchi était en règle ; lui-même avait passé sans être reconnu, et l’on pouvait le croire sauvé, quand il entendit son nom prononcé par un homme de la police. Il revint sur ses pas et dit avec fierté : « Cessez de tourmenter ces jeunes gens. C’est Zucchi que vous cherchez ? Vous l’avez. C’est moi. » Une scène de larmes suivit cette déclaration, les jeunes Modénais qui s’étaient faits ses gardes du corps refusant de le quitter et voulant le suivre jusque dans les prisons de Moravie.

Cette triste aventure prouve que la mer est désormais fermée et confirme la Reine dans un projet de gagner la France par la Toscane, sous le nom de Mrs Hamilton. Pour plus de secret et moins de risque, elle a refusé la courtoise proposition de M. de Bressieux, qui écrivait de Rome pour annoncer son mariage et s’offrant à la rejoindre là où elle serait. Comme ses deux fils figurent sur le passeport, et que le pauvre Napoléon n’est plus, elle compte le remplacer par M. Zappi et sauver ainsi cet intéressant jeune homme des cachots du fort Saint-Ange ou de Civita Castellana. Dès jeudi donc, en prévision du prochain départ, M. Zappi quitte la retraite qu’un ami de sa famille lui avait ménagée jusque-là et vient s’installer au milieu de nous. Les paquets commencent ; les arrangemens d’argent avec M. Bendoni se terminent ; mais mon inquiétude redouble à la pensée qu’il nous faut pendant plusieurs jours encore cacher la présence de deux jeunes hommes, l’un inquiet, toujours en mouvement (c’est le Prince), et l’autre qui ronfle la nuit à réveiller un mort (c’est M. Zappi).

Enfin hier, vendredi, le général Geppert s’annonce ; il se montre on ne peut plus gracieux pour la Reine, s’informe de la traversée du Prince et la plaint d’avoir dû se séparer de lui à l’instant où elle venait de perdre son autre enfant. Apprenant qu’elle désire partir dimanche pour Livourne, gagner de là Malte, y rejoindre son fils et se rendre avec lui en Angleterre, il lui promet un sauf-conduit détaillé, grâce auquel elle aura droit à tous les égards et jouira de la sécurité la plus complète, dans toute la partie des États pontificaux occupée par les troupes autrichiennes.

Il ne nous reste plus alors qu’à poursuivre l’exécution du plan de la Reine. Nos deux jeunes gens se déguiseront provisoirement en domestiques, et garderont cet accoutrement jusqu’à ce que la duchesse de Saint-Leu ait pu devenir Mrs Hamilton. Ils s’amusent follement tous deux de leur transformation. M. Zappi, dans sa livrée trop grande, est parfaitement ridicule. Quant au Prince, la tête rasée comme la main, le front serré par un bonnet de soie noire, il porte les habits d’Auguste, que nous faisons passer pour malade et que nous laissons ici derrière nous. Son déguisement le défigure absolument, mais me fait un peu peine à moi dont le rêve est de le voir un jour habillé en général français.

La Reine, qui me sait en butte aux agaceries des jeunes gens, me donne congé pour tout aujourd’hui, qui est notre dernier jour d’Ancône. J’en profite pour faire une longue et savante promenade en compagnie de M. Bendoni.

Devant l’église de Saint-Cyriaque, un chanoine nous pose mille questions indiscrètes sur le départ du Prince. Papiste déterminé, il se loue de voir le pouvoir du Saint-Père ressusciter dans Ancône « avec la Pâque, » et me fait ainsi, sans y songer, un reproche sur la manière païenne dont je viens de passer toute cette Semaine Sainte. Ancônitain fier de sa patrie, son orgueil est de nous faire admirer à nos pieds la ville en amphithéâtre, le port où s’ébattent les deux navires autrichiens heureux d’avoir repris ce pauvre Zucchi, le môle, les batteries et le phare. A gauche de ce merveilleux tableau, l’ourlet blanc du rivage prolonge la courbe qui trace le contour de la ville ; il s’en va à perte de vue vers le château de Fiumegino et les murs de Sinigaglia ; il égare la pensée vers ces lointains de la mer, au-delà desquels il y a l’Orient, son mystère, ses richesses, enfin tous les horizons sur lesquels Ancône ouvre sa porte et qui ont fait d’elle à toutes les époques de l’histoire un point politique si intéressant.

La digue principale du port présente un développement magnifique. Du pied de l’arc de Trajan, elle s’étend jusqu’à une roche qui porte un phare ; nous la longeons, mais n’osons nous approcher d’un petit ouvrage militaire où sont des soldats autrichiens. On aperçoit à petite distance un bâtiment qui s’apprête à partir. Il est tout chargé de Romagnols, hommes et femmes, et fait voile pour Ravenne. Parmi eux, plusieurs ont reçu les secours de la Reine. Reconnaissant M. Rendoni, ces pauvres gens lui font de la main des signes d’amitié.


Pérouse, lundi de Pâques. 4 avril.

La Reine avait fixé notre départ au dimanche.’(avril, jour de Pâques, tant pour répondre au désir du Prince, qui bouillait d’être enfermé, que pour se donner le moyen de quitter Ancône de bonne heure, sous le prétexte d’aller entendre la messe à Lorette.

Nous n’avions rien à craindre des soldats installés dans l’antichambre, les uns Italiens et fort bons enfans, les autres Tyroliens, enchantés de parler allemand avec nos gens ; mais les domestiques attachés à la maison, le portier surtout, devant la loge de qui il fallait passer, nous donnaient plus de souci. Malgré son déguisement, ne pourraient-ils pas reconnaître le Prince, dont le visage leur était familier ? On leur annonça que nous partirions à sept heures seulement, pour que l’idée ne leur vint pas de se lever plus tôt que de coutume. Nous nous couchâmes à onze, sans qu’aucun de nous pût parvenir à fermer l’œil. Les domestiques passèrent la nuit à terminer les emballages, sans bruit, et toutes fenêtres fermées, pour ne pas donner l’éveil au dehors. À quatre heures, tout le monde dormant encore, même le portier, nous enjambâmes les soldats couchés dans l’antichambre et descendîmes l’escalier. La garde seule était debout et le jour pointait à peine. Je suis montée dans la voiture de la Reine, nos deux jeunes gens derrière, et suis partie avec un battement de cœur qui m’étouffe, encore, rien que d’y penser !

Mme Bendoni, si nerveuse tous ces jours-ci, si pleurante, aura dû suivre avec anxiété de son lit le pas de nos chevaux qui s’éloignait. Nous passâmes la barrière sans y être arrêtés : Charles, qui courait devant, avait montré le sauf-conduit autrichien. À Lorette, première étape, nous dûmes gagner à pied l’église, guidés par un homme du pays et suivis respectueusement par le Prince, qui, prenant à la lettre son rôle de domestique, se tenait à trois pas derrière et portait le parapluie. Il faisait une telle figure et se donnait un air si niais qu’un fou rire impossible à calmer me prit et que je pouffais encore sur le seuil du sanctuaire.

Lorette, sur une montagne escarpée, couronnée de murs, nous montre des rues étroites, montueuses ; sa place unique est le parvis de Santa Chiesa, dessinée par Michel-Ange ; tout autour un cloître dessert les maisons de chanoines bien rentes. L’église, grande et belle, quoique trop ornée de sculptures, offre d’abord à l’entrée une statue de Sixte V. Son plan est celui d’une croix grecque ; il y a un autel à chaque extrémité.

Au centre, se présente une petite maison revêtue au dehors du plus beau marbre de Carrare et toute couverte de bas-reliefs qui racontent l’histoire de la Vierge. C’est la Casa Santa que l’on dit apportée ici par les anges, et qui n’est peut-être qu’une chaumière orientale quelconque, mais dont la fabrique intérieure n’est du moins ni de nos pays, ni de notre temps. On y pénètre par une porte, on en sort par une autre placée juste en face. Un autel tout resplendissant d’or et chargé d’ex-votos en occupe le milieu ; il cache une petite cheminée rustique, au coin de laquelle on s’imagine assez aisément la Vierge assise, allaitant l’Enfant Jésus.

La prière de la Reine avait été fervente, mais courte ; il importait de rejoindre au plus tôt nos voitures et d’abréger par la vitesse de notre marche les angoisses de ce périlleux voyage. Nous ne tardâmes pas à apercevoir les soldats débandés de l’armée de Sercognani, tous beaux, jeunes, intéressans : enfans de bonne famille tombés pour la plupart dans la misère, ils paraissaient navrés de fatigue et de douleur. Les uns à pied, les autres assis sur de mauvaises charrettes, ils dévisageaient la Reine au passage. Comme elle s’était munie de piastres au départ, elle en tenait sa main pleine et les leur présentait ouverte. Mais aucun ne vit ce secours offert ou ne voulut le voir. Nos deux fugitifs, qui s’étaient trouvés au milieu de ces jeunes gens pendant de longs jours, les nommaient tout bas entre nous.

Plus loin, dans un détachement qui marchait en troupe, nous rencontrâmes Pieoni, ce malheureux réfugié qu’à Rome nous appelions Fido. Sa position présente était affreuse ; il avait reconnu Charles, passant au galop, et guettait les voitures. Il s’accrocha désespérément à celle de la Reine, dans l’espoir d’y monter encore une fois, et cria : « Arrêtez !… Par pitié ! » La Reine lui donna vingt piastres et l’écarta bien vite, de crainte qu’il ne reconnût son fils assis derrière elle. Il demanda encore à Fritz, au moment où la seconde voiture le dépassait, si le Prince n’était pas là.

Tolentino regorgeait d’Autrichiens qui, ne trouvant plus de place dans les maisons, faisaient cuire leur soupe dans la rue. Un officier et l’agent municipal vinrent, avec de grandes salutations, demander notre passeport, dont la vue redoubla leur considération. Enfin au ponte della Trave, nous dépassâmes la dernière avant-garde autrichienne en marche vers Foligno. Désormais nous en avions fini avec le risque de fusillade que la proclamation du prince de Bentheim suspendait sur la tête du prince Louis ; mais, ce danger quitté, nous en retrouvions un autre, celui de traverser un pays partagé entre le bas peuple papiste et les libéraux, où nos deux compagnons étaient connus de tout le monde et où, faute d’une police, ils étaient exposés aux insultes et aux violences.

Nous avions laissé derrière nous l’Abruzze pour nous enfoncer dans l’Apennin. Notre gîte pour la nuit était à Serravalle, misérable village dont le nom exprime bien la position. Dès sept heures ce matin, nous en repartions, prêtes en un clin d’œil, car nos toilettes étaient faites depuis la veille et nous avions eu soin de nous coucher tout habillées. La jolie petite fille de l’aubergiste était debout pour assister au départ.

Un château gothique marque bientôt la limite de la Marche d’Ancône et de l’Ombrie. Nous traversons de nouveau les Case Nuove et fermons là le cruel circuit commencé le 19 mars par la rencontre de M. Baratti. Seize jours seulement de cela, et que de changemens dans l’intervalle ! Foligno, où nous arrivons, est retombé au pouvoir du Pape. C’est un point singulièrement dangereux pour le Prince, puisque tout le monde l’y connaît. Nous le faisons asseoir dans la voiture de Mme Cailleau ; on la ferme un peu, il couvre son visage d’un mouchoir et fait semblant de dormir ; nous passons dans des transes le quart d’heure nécessaire à Charles pour nous amener nos chevaux aux portes de la ville et presser les postillons d’atteler.

Pérouse enfin ! Nous nous effrayons d’y voir toute la population en l’air, dans l’attente impatiente des Autrichiens, qu’elle croyait plus près.

Puis nous nous rassurons en apprenant que la municipalité provisoire a disparu ce matin pour gagner Livourne par la Toscane, qu’aucune autorité papale n’est encore rétablie, qu’ainsi il n’y a personne ici pour nous demander nos passeports. Il pleut, par bonheur, et le Prince sur son siège peut se cacher le visage avec son parapluie.


Asciano, 5 avril.

C’est à une heure du matin aujourd’hui que nous avons franchi la frontière de Toscane. Ce passage étant très dangereux pour le Prince, la Reine ne voulait le risquer qu’au milieu de la nuit et elle avait tout calculé pour cela. Nous traversâmes le Sanguinetto aux dernières lueurs du jour ; le Prince me faisait, au sujet du champ de bataille d’Annibal, des remarques qu’une migraine bien complète m’empêchait de suivre, et c’est horriblement malade que je vais m’étendre dans l’auberge où nous faisions notre dernière halte en pays romain.

Là, nouvelle aventure : l’aubergiste nous reconnut tous, même le Prince ; mais la présence d’esprit de Charles et l’impudence avec laquelle il sait mentir nous tirèrent de ce mauvais pas. Il soutint effrontément que le soi-disant prince était un domestique et raconta avec détail l’histoire de l’embarquement pour Corfou. L’homme prit alors le change, ou fit semblant de le prendre, mais se refusa néanmoins à croire que le Prince fût embarqué ; il l’avait vu, disait-il, passer deux jours avant dans la calèche verte.

Nous apprenions ainsi que M. de Bressieux avait renvoyé cette voiture à Florence ; mais ce détail importait peu, le plan de la Reine étant toujours d’éviter cette ville et de se jeter du côté de Sienne dès que nous serions dans l’Etat toscan. Elle avait noté Camoscia comme l’origine du chemin de traverse qu’elle devait prendre ; le tout était d’y parvenir.

La douane du pays une fois passée, nous arrivâmes à la frontière du grand-duc et présentâmes le passeport toscan au nom de la duchesse de Saint-Leu. Le commis de la barrière le trouva en règle et déclara en même temps ne pouvoir le viser. Un inspecteur de police était arrivé de Florence quelques heures auparavant, avec des ordres sévères relatifs au passage des réfugiés. Cet homme s’était réservé tous les visas ; il dormait dans une maison à un quart de mille seulement.

La Reine décida de lui envoyer Charles avec le passeport. Il fallut trouver un guide, aucun des hommes des postes ne pouvant quitter sa faction, puis trouver une lanterne, ce qui fut interminable.

Cependant nos postillons avaient quitté leurs chevaux pour se reposer sous le péristyle du corps de garde. Un d’eux ronflait, l’autre causait d’une manière animée avec le commis de la barrière. Je prêtais anxieusement l’oreille, mais son accent toscan ne me permettait pas de distinguer ce qu’il disait. Tout d’un coup, il baissa la voix et je n’entendis plus qu’un chuchotement suspect. Dans l’état maladif où j’étais, il ne m’en fallut pas davantage pour être sûr que cet homme nous trahissait ; il contait ce qui s’était passé à la dernière poste ; son maître nous avait reconnus, le Prince était caché parmi nos gens…

Je me gardai de communiquer mes craintes à la Reine et rappelai seulement le postillon à ses chevaux, comme si je m’effrayais d’être seule dans une voiture dont l’attelage n’était pas gardé. Mon stratagème eut tout l’effet qu’il devait avoir. Le ronfleur se leva et vint, en titubant de sommeil, s’accrocher à son siège ; l’autre, qui était le postillon de la seconde voiture, continua sa conversation secrète avec l’employé.

Enfin, Charles revint avec le passeport visé. Le commis ayant dit : « Ils peuvent partir, » nous entrâmes dans la Terre Promise, et remerciâmes Dieu du fond du cœur. La peur était passée, la fatigue reprenait ses droits. Nous rêvions d’un bon lit dans une chambre bien close ; malheureusement, plus nous y réfléchissions, plus il nous semblait impossible de prendre à Camoscia le repos dont nous aurions eu besoin. Selon les ordres de Florence, les États du grand-duc n’étaient pas précisément interdits aux réfugiés ; on leur fermait seulement le chemin de sa capitale, on les rejetait par Camoscia, vers Livourne, où ils devraient tous s’embarquer pour la Corse. Déjà nous avions appris à Pérouse que M. Guardabassi fuyait dans cette direction. A l’auberge de Camoscia, où pas un lit n’était disponible, nous aperçûmes tout d’abord des chapeaux de Forli, en entrant, dans la salle où l’on nous fit asseoir, et comprîmes que le Prince n’y serait que trop en pays de connaissance. Enfin le rapport de Charles était fait pour donner l’alarme. L’inspecteur de police lui avait dit que l’ordre du grand-duc était de laisser passer la Reine, mais de refuser au Prince l’entrée du territoire toscan. En demandant si, oui ou non, le Prince accompagnait la Reine, cet homme fixait Charles dans le blanc des yeux, d’une manière qui en aurait déconcerté un autre. Il lui faisait recommencer sans fin l’histoire de l’embarquement pour Corfou, dans l’espoir qu’en l’obligeant à se répéter, il l’amènerait à se couper. Charles imperturbable, fixait, récitait, reprenait sans se lasser ni se laisser prendre, si bien qu’à la fin l’inspecteur dut se dire convaincu et viser le passeport. Mais cet homme, qui n’était pas à son poste au moment de remplir des ordres si précis et si formels et qui avait eu la paresse de ne pas quitter son lit, ne serait-il pas repris de scrupules et ne voudrait-il pas vérifier ce que Charles lui avait dit ? Il savait que nous allions coucher à Camoscia : c’était peut-être dans la pensée de venir nous y rejoindre qu’il nous avait laissé aller jusque-là. Enfin, le commis de la barrière pouvait lui donner l’éveil si, comme je continuais de le craindre, il avait tiré les vers du nez à notre postillon.

Toutes ces raisons décidèrent la Reine à pousser plus avant, malgré sa fatigue ; mais on ne pouvait nous donner que trois chevaux ; deux heures se passèrent à en attendre un quatrième, qui était parti en estafette, et qui, aussitôt revenu, fut mis tout droit à notre timon.


Luques. S avril.

Enfin, c’est fait : nous sommes arrivés sans encombre aux limites de la Toscane. La traversée de Sienne, avant-hier, fut pour la Reine la dernière péripétie. Cette ville où elle passe tous les ans, et où elle est fort connue, présentait pour le Prince un danger particulier. Il projetait d’abord de mettre pied à terre en arrivant devant la porte, de faire le tour des murs et de nous rejoindre à la sortie ; mais cet itinéraire était long, il n’était pas connu ; comme il ne s’agissait, en somme, que d’esquiver la poste et l’auberge, le circuit nécessaire pouvait se faire aussi bien à l’intérieur de la ville, et c’est à ce dernier plan qu’on s’arrêta.

On fit une dernière halte vers quatre heures pour se mettre d’accord sur tous les détails. M. Zappi vint alors causer un instant auprès de la voiture de la Reine. Quelle ne fut pas notre surprise en lui voyant le visage et le col couverts d’énormes boutons ! Ce méfait nouveau de la rougeole aurait exigé que le malade fût mis tout de suite dans une chambre à l’abri de l’air. Mais c’est de quoi il ne se souciait nullement, craignant par-dessus tout de rester seul à l’auberge, livré à lui-même et privé du secours que la Reine lui avait prêté jusque-là. Comme nous ne pouvions nous-mêmes le laisser derrière nous sans quelque complication et sans quelque risque, on décida de l’emmener quand même et de laisser au bon soleil italien le soin de le guérir. Il fut s’asseoir dans la seconde voiture à côté de M. Cailleau, s’enveloppa de couvertures de laine, rabattit son chapeau sur ses yeux, et l’on repartit comme si de rien n’était.

Les voitures se suivaient dans leur ordre ordinaire, mais la porte où elles se présentaient n’était pas celle par où la Reine avait l’habitude de passer. Le passeport toscan fut donné, visé, sans que ni elle, ni personne de sa suite eût été reconnue. A la première rue qu’il vit sur sa gauche, le Prince descendit doucement de son siège et disparut de ce côté. Bien lui en prit, car à peine arrivions-nous devant la porte, qu’un attroupement se forma ; le nom de la Reine circula dans la foule ; un Anglais lia conversation avec Fritz, qu’il se souvenait d’avoir vu à Rome. Des curieux à foison, mais point de chevaux. Les réfugiés en route pour Livourne en avaient pris la plus grande partie ; le reste était réservé pour le grand-duc, qu’on attendait dans la matinée. Il fallut supplier les paysans qui nous avaient amenés d’Asciano de pousser plus loin. Cet arrangement commun exigea un instant long pour nous comme un siècle, et qui n’aboutit encore qu’à un contre-temps. La grande rue, où nous devions retrouver le Prince, était barrée ; on la réparait ; nous nous rejetâmes sur la droite, fort anxieuses de savoir comment il nous rejoindrait, s’il devinerait que nous avions passé outre, ou si, étonné de notre retard, il ne reviendrait pas se faire prendre à la porte. Enfin nous l’aperçûmes qui mangeait des pommes devant une petite boutique. Il s’élança sur son siège, à point pour franchir la porte et pour prendre avec nous la clef des champs.

A partir de Poggibonsi, nous étions en pays inconnu et ne risquions plus de mauvaises rencontres ; la Reine n’en a pas moins voulu voyager toute la nuit suivante, pour gagner du terrain et nous mettre ainsi hors de portée. Une autre précaution, pour laquelle Charles nous quitta à Fornacette, fut de l’expédier à Livourne, sous prétexte d’y préparer l’embarquement pour Malte ; on offrait ainsi à la police une fausse piste, qui allait se perdre dans la mer.

Au petit jour, nous nous arrêtâmes une heure dans une auberge : c’est en ce point que la Reine cessa d’être duchesse de Saint-Leu et devint Mrs Hamilton.

Nos jeunes gens firent leur toilette de fils de famille. Fritz mit sa livrée anglaise. M. Cailleau monta sur notre siège de derrière, ce qui nous donnait l’air encore plus anglais. C’est dans cet appareil qu’à cinq heures du matin nous arrivâmes à Pise, dont les portes étaient encore fermées. Les cris de nos postillons les firent ouvrir à la satisfaction de paysans qui attendaient là assis dans le fossé, leurs paniers sur leurs genoux. Le commis de police prit notre passeport, y lut le nom de Mrs Hamilton, celui de ses deux fils Charles et William et s’étonna de n’y voir aucun visa. Fritz, à qui l’on avait fait la leçon, répondit que nous étions partis le 11 mars par la porte d’Arezzo pour voir le pays de ce côté et que nous avions fait depuis un séjour à la villa Fenzi. A la question : pourquoi nous avions voyagé la nuit ? il répondit que les chevaux nous avaient manqué hier à cause du voyage du grand-duc. Ces explications furent trouvées satisfaisantes et l’on ne jeta pas même un coup d’œil dans nos voitures, tant le nom anglais inspire en Italie de considération.


Gènes, dimanche 10 avril.

Le médecin était si rassurant sur le cas de M. Zappi et la rougeole est si bénigne d’ordinaire pour les Italiens, que la Reine a préféré quitter vendredi Lucques en donnant rendez-vous au malade pour le lendemain à Pietra Santa. Elle lui laissa Fritz, avec la seconde voiture, et nous nous emballâmes tous dans la première à dix heures du matin.

Un temps ravissant, des sites enchanteurs nous ont conduits en trois heures au terme de cette courte étape. Elle nous ramenait à la pensée douloureuse qui doit désormais s’offrir sans cesse à l’esprit de la Reine, maintenant que le souci d’un danger constant ne l’absorbe plus. Pietra Santa est tout près de Serravezza, où le prince Napoléon avait sa papeterie. Il était touchant d’entendre l’hôtelier demander à Charles si nous n’irions pas visiter ce joli site et y recueillir les souvenirs que laisse derrière lui un prince si bon, si populaire, si prématurément enlevé à l’affection des Italiens. Cette promenade était en effet dans les projets de la Reine. Elle hésitait cependant à l’entreprendre, sentant sa faiblesse, et c’est sur les instances de son fils que, vers quatre heures, nous nous mimes en chemin.

Le malaise de migraine que j’éprouvais encore ne me permit que de faire quelques pas avec eux et m’obligea bientôt à m’asseoir. Je rentrai dans ma chambre ensuite, en rencontrant à chaque instant des paysans ou des enfans dont l’air joyeux contrastait avec la tristesse de la Reine et de son fils. J’avais à recopier la notice qu’elle veut faire imprimer en France, et à écrire à mon père sur ce sujet. Ces écritures m’occupèrent plusieurs heures, sans que les promeneurs eussent reparu. Dès que je ne fus plus distraite par mon travail, leur longue absence me tourmenta vivement. J’ai voulu envoyer Charles à leur rencontre ; il chercha une voiture, n’en trouva pas, et finalement partit à pied, ce qui n’aurait pas avancé beaucoup les affaires au cas où la Reine serait tombée de fatigue et où il aurait fallu la rapporter à Pietra Santa.

Enfin la mère et le fils parurent ; Charles venait seulement de les rejoindre. Elle m’aperçut de loin à la fenêtre, et, devinant mon inquiétude, me fit avec son mouchoir un geste d’amitié, auquel tout mon cœur répondit par un élan d’amour.

Tous deux avaient la figure décomposée par les larmes. De Serravezza, ils s’étaient fait conduire en voiture à la papeterie de Napoléon, et plus haut auprès du torrent, à la petite maison que la princesse Charlotte faisait construire, dont il s’était occupé lui-même avec tant de plaisir et qui ne sera sans doute jamais achevée. La Reine me décrivait ces lieux, les beaux arbres, la vallée sauvage, avec ses carrières de marbre et la vue de la mer dans le lointain ; je l’interrogeais sur toutes ces choses, comme si je ne les avais pas vues dessinées sous mille aspects dans l’album de la princesse, à Florence. La soirée se passa ainsi tout entière à parler de celui qui n’est plus.

Le lendemain matin, il fallut retomber dans les subterfuges et dans les comédies. Le Prince faillit se heurter dans l’hôtel à M. Mariani, bijoutier de la cour de Florence, de qui la Reine et lui-même sont parfaitement connus. Cette aventure les fit se cacher tous deux derrière les jalousies tandis que j’allais seule au-devant de M. Zappi. Nous saisîmes l’instant où le fâcheux Florentin était à table pour partir à la dérobée. Une pire rencontre nous menaçait plus loin, celle du duc de Modène, qu’on nous disait devoir être à Massa. En effet, cette jolie petite ville était en fête, quand nous y passâmes. Comme ils auraient pu le faire pour un souverain bon et aimé, les habitans avaient tendu pour lui leurs rues de guirlandes. Sur la place, qui est large et régulière et dont son palais occupe tout un côté, un feu d’artifice était préparé en son honneur ; toutes les autorités en fiocci attendaient son arrivée, à laquelle nous échappâmes.

Il aurait fait un beau haut-le-corps, s’il avait su le prince Louis dans ses États !

Nous traversâmes Carrare, et défilâmes devant Sarzane, petite ville fermée où réside la marquise Amati. Ce fut pour moi l’instant de me souvenir du beau duc Gaetano et pour nous tous l’occasion d’une nouvelle alerte. Nous rencontrâmes un ancien cocher de M. Zappi, qui faillit le reconnaître et par qui tout notre plan pouvait être éventé. La moindre personne qui aurait dit à Florence la route suivie par la Reine donnait l’éveil au ministre de France, M. de Ganay ; une lettre de lui nous précéderait alors à Paris ; elle ruinerait tout l’effet que la Reine espérait produire en y paraissant inopinément.

Le Prince nous fit faire à la Spezzia une longue halte. Il observait combien ce golfe si vanté serait favorable pour l’établissement d’un grand port militaire. C’était là l’une des idées du pauvre Napoléon, l’un des rêves à la réalisation desquels il voulait travailler, dès qu’il aurait arraché l’Italie au joug autrichien.

S’il est douloureux de le voir disparaître avant d’avoir rien pu faire pour la cause de la liberté, il est touchant que sa pensée survive tout entière en Louis et que le même dévouement à la cause unie de l’Italie et de la France, ces deux sœurs latines, se mêle aux regrets fraternels qui lui sont donnés. Mais bientôt la route qui se détourne de la mer s’enfonce dans un ravin sombre ; la pluie est venue ; le soir approche ; le temps est si noir, le gîte de Borghetto semble si vilain, que nous nous croyons égarés. Le postillon, en quittant la route pour se jeter rapidement sur la droite, ajoute à cette impression ; mais tout s’éclaircit, tout s’égaye, à l’auberge où il nous a conduits.

Ma pauvre Reine a un besoin impérieux de belle nature, de soleil, de silence ; rien de cela ne lui manque dans ce pays. Cet air si pur, ce ciel si bleu répété dans la mer, ces jolies anses que suit la route de la corniche, ces villas riantes, ce rivage fertile, tout conspire pour lui faire oublier sa douleur et, pendant quelques heures, elle s’en laisse distraire entièrement. A Chiavari, elle s’arrête pour commander des chaises, qu’on enverra à Arenenberg, s’amuse de ne les payer que douze francs alors qu’elles en auraient coûté vingt-quatre à Paris, et n’aperçoit pas, tandis qu’elle les marchande, une gaminerie nouvelle du Prince et de M. Zappi. Ces messieurs voyagent aujourd’hui dans la seconde voiture, qui est fort en retard sur la nôtre. Ils l’ont fait arrêter à un tournant de la route ; je les vois qui poursuivent une femme et qui disparaissent avec elle derrière un rocher, sans doute pour l’embrasser de force et la lutiner. Ce nouveau trait, joint aux choses qu’ils disent et au plaisir qu’ils prennent aux contes de Boccace, m’éclairent tout à fait sur leur manière d’entendre les sentimens.

A Gènes, la Reine veut se loger sur le port, pour avoir là encore le spectacle de la mer. Nous descendons « alla villa » dont l’entrée est étroite et difficile, mais dont les appartemens sont fort beaux. Le hasard a fait qu’en passant, devant le palais royal nous avons croisé la reine de Sardaigne. Nous sommes voués, décidément, aux rencontres souveraines ; puisse la principale, celle de Paris, donner à la Reine tout ce qu’elle en attend !


Montélimar, samedi 16 avril.

Comme il fallait que nous eussions chaque jour un danger d’être reconnus, notre voyage de Gênes à la frontière n’a pu se faire sans une péripétie de ce genre. C’était à Savone ; nous nous croisâmes avec une calèche dans un chemin si étroit, que cette voiture fut obligée de se jeter dans l’enfoncement d’une porte cochère pour nous laisser passer. Maîtres et domestiques aidaient aux chevaux, poussaient aux roues, pour se dégager de là ; la Reine s’amusait à regarder cette scène, bon sujet pour une page d’album, et ne reconnaissait pas d’abord sa filleule, Mme Thayer, qui est en même temps la fille du général Bertrand. Mais les domestiques de M. Thayer ont reconnu les nôtres, avec qui ils ont frayé lors du séjour de leur maîtresse à Arenenberg en 1829. Ils n’auront su que penser de voir la Reine en route pour la France ; mais ce qu’ils en pourront dire importe peu. Voyageant avec leurs propres chevaux, c’est-à-dire à petites journées, M. et Mme Thayer ne seront pas à Florence avant que nous soyons à Paris. Ils y auront été précédés par la lettre que, de Gênes, la Reine a écrite à son mari, et qu’elle a eu la précaution de faire passer par un banquier de Livourne ; elle y reprend la fable de son embarquement dans ce port, au fond de la soute à charbon que Charles lui avait découverte, et de son départ pour Malte, où elle est censée rejoindre le prince Louis pour se rendre ensemble à Londres. Ce roman sera bien accrédité en Toscane quand nos voyageurs y parviendront.

Le lendemain mardi 12 avril, nous suivîmes encore, à partir d’Albenga, cette même route de la Corniche, où chaque pas offre un nouveau sujet d’enchantement. La montée de Vintimiglia est rapide et fort dangereuse ; il fallut prendre une douzaine d’hommes pour pousser à bras les voitures dans ces tournans vertigineux. Toute cette partie a été achevée sous le roi de Sardaigne ; elle est loin d’avoir la beauté de celles qui ont été tracées par l’Empereur.

En arrivant à Menton, sur la frontière de l’Etat de Monaco, on nous fit pour la première fois des difficultés assez ridicules de douanes et de passeports.

Notre alerte du lendemain fut à Nice, où Charles avait appris que huit courriers étaient réunis, dans l’attente des voyageurs pour l’Italie. Plusieurs de ces gens avaient couru pour la Reine et pouvaient la reconnaître. Nous entrâmes donc dans la ville en mascarade. J’étais sur le siège, en femme de chambre ; Mme Cailleau, cachée sous un voile de mousseline, avait pris place dans la seconde voiture avec le Prince. Tout se passa très bien, grâce à Charles, qui avait eu le soin d’inviter les huit courriers à déjeuner.

Tout était français déjà autour de nous, du moins par le souvenir, mais ce n’est que le lendemain que, le cœur battant, nous franchîmes la frontière par le long pont de bois qui traverse le Var. La Reine, toute au sentiment de son récent malheur, n’éprouvait qu’étonnement et qu’appréhension en revoyant la France. Elle l’avait pleurée seize ans ; l’an dernier encore, en se rendant à Bade par la rive droite du Rhin, elle avait éprouvé l’émotion la plus vive, en apercevant de loin la flèche de la cathédrale de Strasbourg et fait alors le vœu de retourner à Rueil, prier encore une fois sur le tombeau de l’impératrice Joséphine. Peut-être qu’avant peu de jours ce vœu serait exaucé, et cependant, toute sa pensée était pour cette chapelle de Forli où le corps de son fils, de l’infortuné Napoléon-Louis, attend encore une sépulture plus digne de lui.

Le Prince pleurait à chaudes larmes, et sentait toute sa joie d’être en France gâtée par l’idée que son frère n’y était pas à côté de lui. Cette journée, coupée par une longue halte de douane à Antibes où nous vîmes pour la première fois des soldats français, s’acheva à Cannes. La première maison que nous aperçûmes était justement celle où Napoléon coucha en arrivant de l’île d’Elbe. Notre auberge avait été le gîte de Cambronne ; elle faisait face à l’île Sainte-Marguerite. La Reine disait qu’elle se résignerait volontiers au sort du Masque-de-Fer : « Si le Roi me refuse le droit de vivre sur la terre ferme, qu’il m’exile au moins à Sainte-Marguerite ! J’y serai en France et j’y aurai chaud ! »

Notre route au-delà de Cannes fut par Fréjus, Brignoles et Aix. Pour noter quelques impressions de voyage, peut-être puériles, je me souviens de la perte de la grande feuille de carton, apportée de Vintimiglia qui couvrait tout le devant de notre voiture et celle de notre panier d’oranges, plus savoureuses à mesure que nous nous éloignions de l’Italie ; des plaisanteries du Prince sur les Françaises qu’il affectait de trouver toutes laides ; du soin que la Reine avait de faire causer partout les gens ; de la mobilité des opinions, variables d’un lieu à l’autre, et d’une personne à l’autre, entre le carlisme enragé et le républicanisme à outrance ; enfin des taquineries dont j’étais harcelée par M. Zappi. Un matin de mistral, par une poussière étouffante et par un froid aigu, un trait de cet écervelé fut de me perdre un bonnet de tulle qui était dans le filet de la voiture, que le vent emporta sur un canal et que j’aurais voulu ravoir : mais nos deux jeunes fous s’acharnèrent à le noyer à coups de pierre, en disant qu’il fallait exterminer ces vilaines coiffures, imaginées par les Françaises exprès pour s’enlaidir.

Nous suivions la route défoncée et détestable de Marseille à Paris. Entre Avignon et Saint-Andréol, elle traverse la Durance sur un magnifique pont de bois que l’Empereur avait fait construire et dont il était fort occupé. Au retour d’un voyage que la Reine avait fait dans les Pyrénées, il lui demanda si elle n’avait pas admiré cet ouvrage en passant ; et, comme elle avouait que non, il reprit en plaisantant : « Hortense, vous êtes une sotte. Vous n’apercevez pas ce qui est beau. »

Aujourd’hui enfin, à Montélimar, le vent était encore si brutal et si froid que nous ne pûmes pas même sortir pour visiter un joli jardin, dont les lilas en fleurs s’épanouissaient sous nos fenêtres. On parlait autour de nous, à l’auberge, de guerre et de mouvemens militaires : il y avait dans la ville beaucoup de troupes, et l’on y était très libéral, deux raisons pour que nos jeunes gens fussent de belle humeur.

Ils se mirent à parcourir la ville en tous sens et s’arrêtèrent à la fin dans un café pour y lire les journaux. Des officiers de la garnison, en les voyant, s’interrompirent de jouer au billard, pour leur demander s’ils n’étaient pas les étrangers arrivés tout à l’heure en poste et s’ils ne venaient pas d’Italie. Mille autres questions succédèrent aussitôt sur le prince Louis et sur le prince Napoléon. On déplorait la mort prématurée de l’un ; on s’inquiétait du sort de l’autre ; puis, on se réjouissait d’apprendre, on remerciait pour l’assurance donnée qu’il avait pris la mer pour Corfou et qu’il était maintenant en lieu sûr.

Le Prince rentra tout ému à l’hôtel et, les larmes aux yeux, se hâta de conter cette rencontre à sa mère. Pour la première fois de sa vie, il se trouvait au milieu d’officiers français, et la première parole que ces officiers lui adressaient, sans le connaître, était pour s’informer de lui ! Le soir, il nous montra le brouillon d’une lettre qu’il voulait écrire à Louis-Philippe et par laquelle il demandait une place dans un régiment, pour y servir comme simple soldat. Cette lettre, parfaitement bien écrite, respirait les plus nobles sentimens. Nous l’approuvâmes sans réserve, tout en parlant des difficultés de famille qui pourraient l’empêcher de réaliser son dessein et en convenant de la nécessité de suivre le plan de la Reine, qui gardait la priorité.


Fontainebleau, vendredi 22 avril.

Le lundi 18, nous fîmes tous des frais de toilette avant d’arriver à Lyon. Une petite redingote que je mettais pour la première fois me valut des complimens pour mon élégance ; mais je fus plus flattée encore et m’enorgueillis davantage, comme Française, de l’admiration du Prince pour l’étendue et la beauté de la cité lyonnaise. A peine descendu de voiture, il partit à la découverte le long des quais et des avenues. La Reine restait chez elle ; j’y restai moi-même, usant du droit que les femmes ont d’être lasses, après de si longues courses en voiture ; je profitai de cet instant pour empaqueter toutes mes notes d’Italie à l’adresse de ma sœur Fanny. Ce paquet remis au bureau de la diligence d’Allemagne, un sac de linge expédié à l’Etoile, je m’occupai à faire suivre à Paris chez Mme Cailleau rue Laffitte, n° 7, les lettres qui pourraient m’arriver à Lyon, poste restante. Il ne me restait plus ensuite qu’à attendre le bon plaisir de la Reine. L’envie la prit sur le soir de faire une course en omnibus, et c’est ainsi que mon temps se passa à ne pas voir Lyon.

Nous quittâmes la ville le lendemain par un temps détestable. La Reine voyageant avec son fils, afin de se concerter avec lui, j’étais dans la seconde voiture avec le galant M. Zappi, mais souffrante, maussade, et des moins disposées à le trouver plaisant. Il mettait ma froideur sur le compte de la sévérité avec laquelle j’ai été élevée. Ma migraine a été une défense contre mon entreprenant compagnon. J’ai disparu de bonne heure aux deux gites de Roanne et de Moulins. Après un petit évanouissement que j’eus jeudi avant d’arriver à Briare, il m’a laissée tranquille avec mon charme et ne s’est plus occupé que de ma santé.

Nous sentions déjà l’approche de Paris à l’inquiétude qui se manifestait chez la Reine. Il y avait eu quelques mouvemens napoléonistes dans la capitale ; cette agitation de la rue, qu’elle jugeait inutile et stérile, ne lui paraissait propre qu’à contrarier ses propres projets. Nemours lui rappela sa rencontre avec son frère Eugène en 1809 : mandé par l’Empereur, il revenait d’Italie et elle allait au-devant de lui l’avertir que le divorce impérial était décidé, que leur mère s’y résignait, qu’il devait renoncer pour sa part au trône d’Italie, elle à celui de France, dont Napoléon-Louis était alors l’unique héritier.

Fontainebleau était encore plus plein pour elle de souvenirs. Elle appréhendait de retrouver le palais tout bouleversé par les Bourbons ; mais à l’exception de la galerie de Diane, qui date de Louis XVIII et qu’elle n’a pas jugée laide, tous les lieux sont tels encore qu’elle les avait laissés.

Deux des valets qui nous conduisaient avaient servi au château du temps de l’Empire. La Reine abaissait soigneusement son voile noir sur son visage, de crainte qu’ils ne la reconnussent. Elle s’attardait à chaque meuble, dans chaque coin ; elle qui passe si rapidement d’ordinaire partout où on la mène trouvait cette fois qu’on la pressait outre mesure et qu’on ne lui laissait pas seulement le temps de respirer. Le Prince posait à chaque pas des questions si particulières qu’elles pouvaient trahir son incognito. Il ne sut dissimuler ni son émotion, dans la cour des Adieux, ni son impatience, devant cette inscription de la petite table ronde sur laquelle Napoléon signa son acte d’abdication. Il y est dit, à la Bourbon, que cet acte fut écrit « dans le cabinet du Roi, » comme si l’Empereur alors n’était pas chez lui, comme si son fils n’y serait pas encore, sans les milliers de baïonnettes étrangères qui l’en ont fait sortir.

La chapelle était tout encombrée d’échafaudages. Charles X, qui venait à Fontainebleau huit jours par an au moment des chasses, s’était occupé dans ces derniers temps de la faire réparer. C’est là que le Prince fut baptisé par le cardinal Fesch ; il avait deux ans et c’était en 1810. Je posai beaucoup de questions sur la chambre de la reine Hortense. Les meubles ravissans suffiraient à la faire reconnaître ; et rien qu’à les voir, je l’aurais devinée, j’en suis sûre, sans qu’on me la nommât. Pie VII, qui occupa l’appartement ensuite, ne les a pas dérangés, sauf que, pour pouvoir dire sa messe, il avait fait installer un petit autel. On avait donné à la Reine le rez-de-chaussée habité depuis par le Duc de Berry et où personne n’a osé se loger depuis qu’il est mort.

Elle a trouvé que le jardin anglais, planté autrefois sous ses yeux, avait singulièrement prospéré et grandi ! Chaque allée lui rappelait une des conversations de l’Empereur. Jamais il n’avait dédaigné les avis de sa fille Hortense, même au temps de sa plus grande gloire, même après cette éclatante paix de Tilsitt, qui avait amené à Fontainebleau une foule de princes courtisans et à Erfurth un parterre de rois. Il aimait ce jardin, il y déjeunait souvent. Pour être de plain-pied avec ces belles allées, il occupait, de préférence aux grandes chambres du premier, le petit appartement où l’on a mis depuis l’une des bibliothèques royales ; et, pour que l’impératrice Joséphine eût des facilités pareilles, il lui avait fait faire dans un angle un escalier tournant.

Dans ces derniers temps, le Duc d’Angoulême habitait, à l’époque des chasses, le rez-de-chaussée de l’Empereur ; le Duc d’Orléans, des pièces contiguës, où la princesse Pauline tenait ses assises autrefois et que plusieurs aventures galantes avaient alors rendues célèbres.


Mardi, 26 avril.

La Reine brûlait de quitter Fontainebleau depuis qu’elle y avait rencontré dans la rue, heureusement sans en être reconnue, un des fils du maréchal Ney. C’est le samedi 23 avril, à midi, que nous partîmes, tous sérieux et graves à la pensée que nous approchions du but. la Reine parcourait en sens inverse le même chemin qu’en 1815, alors que les alliés la faisaient reconduire à la frontière sous la sauvegarde d’un officier. Bannie comme souveraine, elle n’était pas encore persécutée comme mère et Napoléon-Louis ne lui avait pas été arraché ; elle s’éloignait sans rien regretter que ses affections perdues, heureuse d’avoir pu faire quelque bien autour d’elle et de se sentir aimée par ceux qui l’avaient connue. Sa situation présente est pire : l’Empereur et le prince Eugène sont morts, Napoléon-Louis n’est plus, une dynastie nouvelle règne à la place de celle qu’elle aurait pu fonder ; mais du moins le souverain de Juillet ne peut-il être un ennemi pour elle et doit-il, pour plus d’un motif, répondre à la confiance qu’elle lui témoigne en venant se présenter à lui.

Dès le temps de la Constituante, Louis-Philippe fut l’ami du père de la Reine, le vicomte de Beauharnais. Pendant les Gent-Jours, sa mère, la duchesse douairière d’Orléans, et sa tante, la duchesse de Bourbon, eurent toutes deux à se louer de la reine Hortense : elle s’entremit auprès de l’Empereur en faveur de ces deux princesses et leur obtint, outre la faculté de rester en France, des pensions fixées à 400 000 livres pour la première, à 200 000 pour la seconde. Sous la Restauration, le Duc d’Orléans se mit par lord Kinnaird en relations avec le prince Eugène.

Sentant vivaces dans l’armée les souvenirs de l’Empire et comprenant que l’absolutisme des Bourbons ne pourrait durer, il offrait de conclure un pacte de garantie mutuelle, selon lequel le prince assurait aux d’Orléans la jouissance de leurs biens et le droit de résider en France, au cas où le parti bonapartiste viendrait à triompher ; le même avantage serait acquis aux Bonaparte, si le Duc d’Orléans était appelé à régner. Dans le même temps, Louis XVIII songeait à rallier à lui le prince Eugène, en lui donnant le titre de connétable, ou plutôt en le lui faisant offrir par l’empereur Alexandre, qui en parla au prince à l’issue du congrès de Vérone. De ces combinaisons fragiles, il ne reste plus aujourd’hui que le souvenir, mais le parti bonapartiste, qu’on rebutait alors, n’a pas cessé d’être respectable et le calcul politique peut se joindre, dans l’esprit de Louis-Philippe, à l’intérêt qu’il doit à la Reine pour l’incliner à faire ce qu’elle attend de lui.

C’est ainsi qu’elle interprète les assurances bienveillantes qu’il donnait pour elle à la grande-duchesse de Bade dans le temps même où la Chambre votait contre les Bonaparte la loi de proscription du 2 septembre dernier. Cependant cette loi, qui couvre son trône encore mal affermi, ne peut être enfreinte sans changer tous ses sentimens à l’égard de la Reine et sans le dégager de ce qu’il avait promis. Elle sait ce danger et se hâte d’arriver au Palais-Royal avant d’avoir été reconnue sur les grands chemins. Déjà, la veille, elle a couru ce risque, en croisant la calèche de M. de Calvière, devant un bureau de poste ; elle a dû se rejeter au fond de sa voiture, qui, fort heureusement, se trouvait fermée, pendant tout le temps où l’on changeait les chevaux.

Plus on approche de Paris, et plus des rencontres de ce genre sont à craindre. A Villejuif, le Prince vient auprès de moi et la Reine prend avec elle le triste M. Zappi, tout aux détails affligeans donnés par les journaux sur la position de l’Italie. Groupés de la sorte, nous passerons plus facilement inaperçus.

Nous arrivons à Paris par la barrière d’Italie, et j’en aurais préféré une autre, jalouse que j’étais de montrer d’abord au Prince ce que la capitale a de plus beau. Il trouve que le faubourg n’est pas aussi riche que ceux de Milan et ne donne pas l’idée d’une aussi grande ville. Mais la Reine, comme si elle devinait mon dépit et partageait mon orgueil, détourne ses postillons de cette vilaine rue Mouffetard, et, par le Jardin des Plantes, les dirige vers les grands boulevards. Cette fois, le Prince admire, il s’anime ; bientôt il est hors de lui et se tient sans cesse debout pour mieux voir.

Il est six heures du soir quand nous arrivons à l’hôtel de Hollande, rue de la Paix, n° 16. L’entrée en est un peu sombre, mais l’appartement que nous occupons au premier est fait à souhait pour nous. Une antichambre, une salle à manger, un petit salon nous réuniront les uns aux autres, ainsi qu’un grand balcon d’où la vue s’étend, sur la colonne, la place Vendôme et jusqu’au boulevard. La Reine, dans sa chambre, aura sur le carré Mme Cailleau, qui occupe à côté d’elle un petit cabinet. Le Prince a sa sortie particulière, qui le rend indépendant de nous ; et l’on me donne pour moi seule un salon et une chambre, dont je me délecterai.

Nos arrangemens faits et le diner fini, la Reine se décide à s’habiller pour aller tout de suite au Palais-Royal. Elle craint que, demain peut-être, ses nerfs étant détendus, elle ne tombe dans la faiblesse et le découragement. Charles l’accompagne ; elle le fait asseoir à côté d’elle pour lui donner chemin faisant ses instructions. Le Prince, resté seul, retransçrit sa lettre à Louis-Philippe, puis sort à pied avec M. Zappi ; ils reviennent enchantés de ce qu’ils ont vu. Le sommeil me gagnerait, sans le souci que j’ai de mes devoirs envers la Reine, et, malgré tout le désir que j’aurais de m’étendre sur un canapé, je reste à l’attendre en Cendrillon, assise sur une petite chaise au coin du feu.

A son retour, vers onze heures et demie, je vois tout de suite sur son visage qu’elle a échoué en quelque chose. D’abord sa voiture a eu peine à parvenir jusqu’au guichet du Palais-Royal. Charles, arrêté à chaque pas, a dû demander trois ou quatre permissions avant de parvenir à l’antichambre du général d’Houdelot. Là, selon ce que la Reine lui avait dit, il a écrit sur une feuille « qu’une dame désirait parler au général de la part de Mme Lindsay et qu’elle attendait en bas dans sa voiture. » Mme Lindsay est cette jolie châtelaine du Hardt que je vis à Arenenberg peu de jours avant notre départ pour l’Italie ; elle a, selon Mme Parquin, tout crédit sur son cousin. Cependant Charles, après une longue attente, revient bredouille auprès de la Reine. Un domestique lui a sèchement dit que le général est justement sorti en cabriolet.

Malgré cet insuccès, la Reine persévère dans son plan d’atteindre Louis-Philippe précisément par M. d’Houdetot. Elle sait qu’il existe entre l’un et l’autre une amitié étroite, ancienne, et veut s’en faire un chemin pour arriver jusqu’au cœur du Roi. Elle décide que je serai maintenant cette dame anonyme, annoncée par Charles, et non parvenue encore à ses fins ; que j’insisterai par lettre non pour être reçue par le général, mais pour le recevoir chez moi à l’hôtel.

Le dimanche 24, au réveil de la Reine, je vais écrire cette lettre au pied de son lit. Je m’y recommande de Mme Lindsay et de la comtesse Germain, propre sœur du général ; je dis que j’arrive d’Arenenberg, chargée d’une requête que la duchesse de Saint-Leu est dans le cas d’adresser au Roi, que cette affaire touche à des intérêts essentiels ; que, s’il consent à être l’interprète des désirs de la duchesse, je l’invite à me venir voir à l’hôtel entre midi et cinq heures.

La réponse que le général me fait aussitôt tenir est qu’il est disposé à tout ce qui peut m’être agréable ; mais que, devant monter à cheval pour accompagner le Roi, il ne pourra peut-être venir qu’assez tard. Nous restons toute l’après-midi à l’attendre. Une jeune Américaine est morte la veille en couches dans l’appartement au-dessus de nous ; elle laisse trois petits enfans, un mari désolé ; on l’enterre cet après-midi. Clouées que nous sommes à notre fenêtre, nous n’échappons pas à la vue de ce cercueil, de ce corbillard ; ce spectacle vaut à la Reine une crise douloureuse dont l’impression ne se dissipe que lentement. Le soir venu, elle demande pour se distraire à voir deux gentils petits garçons, enfans de la maison, qui l’avaient amusée dans la matinée. La mère, flattée, se présente à son tour, avec deux petites filles jolies à ravir. Nous comptons entièrement sur Charles et sur Fritz, à qui il a été recommandé d’une manière expresse de se tenir dans l’antichambre jusqu’à l’arrivée de M. d’Houdetot. Ils savent que j’attends une visite et qu’ils doivent m’avertir avant d’introduire le visiteur. Cependant ces messieurs, pensant probablement qu’ils peuvent en user à leur aise envers une personne qui ne vient que pour moi, se sont écartés chacun de son côté. Nous sommes occupés à jouer avec ces enfans quand un domestique de l’hôtel ouvre avec fracas la porte, en annonçant : « M. le comte d’Houdetot ! »

Ace nom, la Reine s’élance dans sa chambre, le Prince disparait dans la sienne, sans être aperçus par M. d’Houdetot, qui s’avance incertain, au milieu de ces visages étrangers. Je marche droit à lui, afin de fixer son regard sur moi. Je lui dis que j’ai eu le plaisir de recevoir sa réponse, que je le remercie d’avoir pris sur ses occupations le temps de cette visite, et qu’ayant beaucoup de choses à lui dire, je le prie de me suivre dans la pièce voisine.

Je l’y conduis, une bougie à la main. Comme la Reine est au fond, dans les ténèbres, il ne la voit pas tout de suite, mais fait en la reconnaissant un tel cri et un tel saut qu’il faut se louer que la scène n’ait pas eu d’autres témoins que moi. Heureusement une porte nous sépare de la maîtresse de la maison et de ses enfans. Je reviens à cette dame qui doit me juger peu conséquente dans ce que je dis et ce que je fais ; mais, comprenant qu’elle est de trop, elle se retire et nous laisse, le Prince et moi, rire comme des enfans de cette aventure. Je le repousse dans sa chambre, pour que sa présence reste en tout cas ignorée de M. d’Houdetot : il importe que la Reine soit la première à en instruire le Roi.

Tout s’est passé à souhait entre elle et son interlocuteur. Elle apprend que la fable courante, à Paris, est celle de son embarquement pour Livourne, dans la soute à charbon affrétée par Charles. On la croit à Malte, on s’émeut de ses malheurs et de ses pérégrinations ; ses amies Mmes Germain et Lindsay font des démarches pour obtenir un passeport qui lui permette de débarquer à Marseille et de gagner Londres par voie de terre.

Elle fait grand fond sur l’entremise de M. d’Houdetot. Mais le lendemain lundi 25, il revint dans la matinée. Il dit que la présence de la Reine à Paris est une chose grave. Le Roi, à cette nouvelle, a fait un bond en s’écriant : « Quelle imprudence ! »

Personnellement Louis-Philippe est disposé à faire tout ce qui lui sera possible ; « mais, avec un ministère responsable, il ne peut rien par lui-même et prie la Reine de ne pas se déranger pour venir le voir ; il va faire appeler son premier ministre, M. Casimir Perier, et l’enverra à l’hôtel de Hollande avant la fin de la journée. »

Cet arrangement déplaît à la Reine et me vaut à moi un bout de rôle, qui est de recevoir chez moi M. Casimir Perier avant de l’introduire auprès d’elle. Il arrive en homme d’Etat, non pas hostile, mais très réservé. Il a cinquante ans environ ; sa figure expressive est un peu triste, peut-être même un peu lasse, mais relevée par l’éclat de beaux yeux profonds ; sa physionomie respire la droiture, l’énergie ; sa démarche, l’activité ; et seule sa haute stature un peu pliée indique en lui l’ancien homme d’affaires et le banquier. A l’inverse de tant d’avocats, prêts également à plaider toutes les causes, ou d’écrivains si cultivés et si raffinés qu’ils n’arrivent plus à distinguer le bien du mal, il est, lui, un homme d’entreprises et de mise en œuvre, une sorte d’ouvrier supérieur, travaillant avec l’argent comme avec un outil. La banque fondée par lui et son frère Scipion sous le Consulat a favorisé depuis de nombreux établissemens, tels que des cristalleries, des sucreries, des moulins à vapeur. Devenu député sous la Restauration, il prit dans les rangs de l’opposition une place importante qui présageait par avance celle qu’il occupe aujourd’hui à la tête du gouvernement.

La visite qu’il fait à la Reine se prolonge fort longtemps. Peu à peu, elle l’intéresse à sa cause et parvient même à l’émouvoir. Elle avoue que le prince Louis est là et les met un instant en présence ; la lettre destinée au Roi est montrée au ministre, qui désapprouve une phrase un peu forte, relative à l’intervention autrichienne, et veut qu’elle soit changée, pour le cas où la lettre serait reproduite dans les journaux.

Le secret qu’il recommande en sortant et qu’il est de notre intérêt d’observer strictement m’oblige à me rendre chez Mme Lindsay : c’est pour empêcher qu’elle ne vienne elle-même à l’hôtel et n’y apprenne ce que nous voulons cacher. Justement un billet d’elle, réponse à la lettre que M. d’Houdetot lui a remise, m’invite à satisfaire son impatience en lui donnant au plus tôt des nouvelles de « la bonne duchesse. » Elle habite chez une cousine à elle, Mme Saulnier, qui vient, à trente-trois ans, de perdre son mari et auprès de laquelle elle passe tout son temps. C’est là que je vais la voir hier soir, lundi. Elle est bonne, spirituelle, sensible, et mêle bien des larmes à celles que je verse en lui faisant le récit de nos malheurs. M. d’Houdetot survient, s’assied et nous écoute : je sais qu’il est familier de la maison.

En me reconduisant à ma voiture, il déclare que je n’ai menti que le moins possible, au cours de cette embarrassante visite ; il est très satisfait de moi. « Mais la Reine l’a-t-elle été de M. Perier ? Le ministre aurait-il montré, par hasard, trop d’esprit d’affaires et de raideur ? » Je réponds que la Reine aurait préféré s’adresser directement au Roi ; qu’un cœur souffrant, comme le sien, n’aspire qu’à la sympathie, et qu’après toutes ses infortunes hors de France, elle a droit à de la pitié dans son propre pays.

Je me flatte de l’avoir ému, sinon par ma seule éloquence, au moins avec l’aide des deux beaux yeux qui tout à l’heure pleuraient nos malheurs devant lui. Et voici maintenant mon triomphe : M. Casimir Perier revint dans la soirée à l’hôtel de Hollande. Il demande avec circonspection si la Reine est sûre de tout son monde et qui je suis, se rassure en entendant prononcer le nom si honorablement connu de mon père, et se décide enfin à annoncer devant moi que « le Roi est prêt à faire ce que la Reine désire ; il aura grand plaisir à la recevoir. »

L’heure et la manière de cette visite se règlent aujourd’hui entre la Reine et M. d’Houdetot. Le soir à huit heures, il l’enlève dans sa voiture, comme en bonne fortune, et la conduit chez lui au Palais-Royal.

Mon rôle est de garder le Prince, déjà indisposé hier et tout à fait souffrant ce soir. Un médecin qu’on a fait venir lui a trouvé de la fièvre et l’a mis au lit. Il s’agit de cette rougeole d’Ancône, que les événemens n’ont pas permis de guérir, mais seulement d’interrompre, et qui doit s’achever à Paris. Le difficile sera d’obtenir l’obéissance du malade et de le disputer à tout ce qui l’attire hors de la maison. Pour cette fois, cependant, il se tient coi sous son édredon, ce qui me permet, tout en attendant ma bonne Reine, d’en finir avec l’arriéré de mon journal.


Mercredi, 27 avril.

La Reine est revenue ravie de son entrevue avec Louis-Philippe ; elle ne pouvait assez le répéter au Prince à son retour, et, comme elle s’étendait sur le sujet avec grand détail, je crois pouvoir garantir mot pour mot ce que j’en écris ici.

Elle a parlé d’abord de sa présence impromptue à Paris et de la loi d’exil qu’elle a violée. Le Roi a dit qu’il connaissait par expérience toutes les tristesses de l’exil. Il a passé plus de vingt années hors de France. Obligé de donner des leçons pour vivre, il fut en 1793 professeur de collège dans cette petite ville de Reichenau, dont nous apercevons les toits de nos fenêtres d’Arenenberg. La loi du 2 septembre dernier, a-t-il ajouté, n’est qu’une réédition de celle de 1815. Jamais il n’aurait admis que son gouvernement prît l’initiative d’une mesure hostile aux Bonaparte, mais il a dû se résigner à faire voter de nouveau le paragraphe du texte de 1815 relatif à cette famille ; l’opinion venait de lui imposer le rappel des conventionnels, visés par un paragraphe de la loi ; il lui était impossible d’étendre la même disposition aux Bonaparte, parce que le sort de ceux-ci avait été réglé d’accord avec les Puissances et que le principe fondamental du nouveau gouvernement est de ne point toucher aux traités de 1815.

La Reine a répondu que la seule personne de la famille à l’endroit de qui ces traités puissent encore avoir un sens est le Duc de Reichstadt ; qu’il est superflu que la France ferme sa porte à ce prince, puisque l’Autriche n’ouvre pas celle derrière laquelle elle le retient prisonnier ; que les autres Bonaparte ne comptent pas, et elle, moins que personne ; qu’elle a donc le droit de prendre à la lettre les récentes paroles du Roi qui, parlant à la grande-duchesse de Bade, lui a dit que l’exil de la reine Hortense prendrait bientôt fin.

Le roi, glissant sur ce sujet, a expliqué qu’il était personnellement dans la position la plus difficile, que sa tête le détournait souvent de ce que son cœur lui aurait conseillé, que c’était un combat de ce genre qui s’était livré en lui, quand il avait entendu le canon de Juillet dans les rues de Paris et qu’après les trois jours d’émeute il avait dû se charger d’une couronne aussi lourde. Depuis, les difficultés n’ont pas cessé pour lui ; les amis des Bonaparte, sinon les Bonaparte eux-mêmes, ne demandent qu’à lui en susciter de nouvelles ; mais il met en dehors de la politique la reine Hortense, pour les intérêts personnels de laquelle il fera tout ce qu’il pourra. « Elle peut le charger de ses affaires, car il est bon homme d’affaires. » Il sait par M. d’Houdetot les droits anciens dont elle se réclame et désire avoir là-dessus, pour lui seul, une note détaillée. Par le duc de Rovigo, qui fréquente maintenant au Palais-Royal et s’offre à servir le nouveau gouvernement, il connaît la pénible situation des Montfort et s’intéresse à eux aussi en raison de la considération particulière due à la reine Catherine.

La Reine lui dit, à ce moment, que le prince Louis était avec elle à Paris. Le roi savait déjà la chose par M. Casimir Perier, mais a feint de l’apprendre par elle. En se disant disposé à recevoir la lettre écrite par le prince, il a recommandé à la reine l’incognito le plus strict ; comme il a laissé ignorer par ses ministres la démarche qu’elle vient de faire, une indiscrétion commise le compromettait lui-même et ne servirait pas les intérêts qu’elle lui confie. Pour les mêmes raisons, il s’est excusé de ne pouvoir lui rendre visite, et s’est offert enfin à faire venir tout de suite la reine Amélie. Un instant après, la Reine, amenée par lui, est entrée en effet dans cette petite chambre. Le grand air de bonté, de simplicité de cette princesse a charmé la reine Hortense ; elles ont trouvé tout de suite un sujet d’entente dans les malheurs récens qui ont marqué notre voyage d’Italie et dans les soucis nouveaux que l’état du prince Louis fait concevoir. Le roi, étant redescendu une deuxième fois, est encore allé chercher sa sœur, la princesse Adélaïde. Mlle d’Orléans a marqué elle-même à la Reine un aimable empressement. Cependant, en s’informant des détails de notre voyage, elle s’est étonnée qu’un peu de repos fût nécessaire à des gens qui ont fait en moins de trois semaines le voyage d’Ancône à Paris. « Trois jours à Paris ! s’est-elle écriée. Tant que cela ! »

La Reine ne peut s’empêcher de dire qu’en la chicanant sur la durée de son séjour en France, ils la font plus redoutable à ses propres yeux qu’elle ne pensait l’être et se montrent plus faibles qu’elle ne le supposait. Le Roi lui paraît demeuré sous l’impression craintive que la vue des barricades a produite en lui et dans une sorte de frayeur superstitieuse devant la Révolutions ; Elle le juge incapable de résister à des troubles un peu forts, de jouer par exemple le rôle d’un Bonaparte aux journées de Vendémiaire. Au surplus, voudrait-il essayer de la manière forte qu’avec le seul appui de ses gardes nationales, le roi citoyen serait bientôt désarmé par l’insurrection.


Mardi, 3 mai.

D’après les explications nouvelles que la reine m’a données, il ne m’a pas été difficile de rédiger la note sur ses affaires qu’elle destine au Palais-Royal. Elle veut que je laisse de côté, dans les réclamations qu’elle présente, tout ce que les événemens ont fait tomber caduc. C’est ainsi que le grand-duché de Berg aurait dû lui rapporter annuellement cinq millions, puisque son fils Napoléon-Louis était le souverain reconnu de ce royaume et qu’elle était, elle, la tutrice naturelle de ce jeune prince ; les cinq millions furent versés chaque année au Trésor français, et elle n’en eut jamais un sou.

En 1810, lors de la réunion de la Hollande à la France, l’Empereur lui avait assigné un revenu de deux millions, dont un million sur le Trésor français, et l’autre assuré pour une moitié par le produit des bois voisins de Saint-Leu, pour l’autre moitié sur les propriétés de la couronne de Hollande. Plus tard, ces biens hollandais furent vendus au profit du domaine extraordinaire de France ; l’Empereur donna à la Reine, en échange, une inscription de cinq cent mille francs de rente sur le Grand-Livre.

La Reine passe condamnation sur tout cela. Elle ne revendique rien non plus de l’éphémère duché de Saint-Leu, perdu par elle en 1815. Elle rappelle seulement qu’en 1814 il était dû à elle-même 700 000 francs sur ses revenus et 600 000 à l’impératrice Joséphine. L’Empereur venait de faire sur son trésor particulier les frais de l’équipement de l’armée ; il lui restait 10 millions, qui furent transportés à Blois pendant la retraite. On paya alors une partie des traitemens dus aux personnes qui avaient suivi ; le reste fut pris par les Cosaques et rendu fort honnêtement au gouvernement provisoire, dont les membres se partagèrent la somme.

Plusieurs centaines de mille francs destinées à la Reine avaient été déposées chez M. Lefebvre, receveur à Blois ; mais elle n’en reçut pas à temps l’avis du comte Mollien, ministre des Finances, et le Duc d’Angoulême se les appropria. Elle reconnaît que l’arriéré de 600 000 francs dû à sa mère a été payé en 1818, sur la demande de l’ambassadeur de Bavière, et partagé par elle avec le prince Eugène. Mais les 700 000 francs dus depuis 1814 et grossis jusqu’à un million par les intérêts, ne lui ont pas été rendus et forment, à proprement parler, l’objet de sa réclamation. Une prompte réponse lui est nécessaire, d’après l’état présent de sa fortune. Son homme d’affaires à Paris, M. Devaux, est menacé de banqueroute : elle a chez lui 400 000 francs. Une spéculation sur je ne sais quels terrains dans laquelle M. de Brack l’a lancée, lui en coûte 300 000 autres, qui, joints à tout ce qu’elle vient de dissiper dans ses derniers malheurs, mettent ses finances au plus bas.

Sa santé n’est pas meilleure, épuisée qu’elle est par la surexcitation nerveuse dans laquelle elle vit depuis plus d’un mois, et parvenue à la limite de ses forces après l’effort que lui ont coûté ses entretiens avec le Roi et avec M. Casimir Perier. Elle attendait avec impatience son arrivée à Paris, pour prendre enfin le deuil de son fils ; je lui avais commandé une robe noire qu’une ouvrière est venue lui essayer ; mais, à la vue de ce triste vêtement, elle s’est affaissée sur elle-même si brusquement, que je l’ai crue frappée d’un coup de sang. Une crise de sanglots et de cris a suivi, bientôt remplacée elle-même par cette atonie machinale où l’avait jetée la mort de Napoléon. J’ai fait disparaître la robe au fond d’une armoire, et il n’en a plus été question depuis ; mais la faiblesse et le dégoût subsistent ; le pouls ne se relève pas ; la Reine ne retrouve un instant de vie que pour donner des soins à son fils, toujours alité et souffrant. Assise à son chevet, elle ne s’en écarte que le soir, pour faire quelques pas à l’air ; ainsi l’exige l’ordonnance du médecin qu’on a consulté et que déconcerte le cas de Mrs Hamilton.

Je profite ça et là des visites qui me viennent pour la distraire, en lui présentant mes amis. Mon cousin Prosper, avec qui elle avait chez moi une discussion politique, s’en va ravi de la grâce, de l’esprit, des lumières de Mrs Hamilton ; je m’empresse alors de l’avertir qu’elle est Française de naissance.

Nous gagnons ainsi le samedi 30, en reculant sans cesse la date de notre départ. La hâte que le Palais-Royal a de savoir la Reine à Londres apparaît par une nouvelle visite de M. d’Houdetot et par les conditions qu’il vient offrir. Il suppose la Reine de l’autre côté du détroit ; il imagine qu’elle écrive au Roi une lettre non personnelle et qui puisse être montrée à tout le ministère.

Elle y dirait qu’elle a besoin, pour sa santé, des eaux minérales, et non pas de celles de Plombières qu’elle aurait préférées, mais de celles de Vichy. Ce choix appartient à M. Casimir Perier ; il juge que la Reine est trop connue à Plombières et flaire de ce côté une odeur de bonapartisme. Vichy est près de Randan, qui appartient à la famille d’Orléans. M. d’Houdetot assure qu’on aurait offert ce château à la Reine, s’il avait été meublé plus convenablement.

Elle recevrait, pour se rendre à Vichy, un passeport au nom de la comtesse d’Arenenberg, mais ne quitterait pas Londres avant d’avoir donné à Paris l’avis de son départ ; une note à son sujet serait en temps utile adressée aux journaux. Après sa cure, elle passerait par la capitale, afin de remercier le Roi. Dès la rentrée des Chambres, on la ferait rayer, ainsi que son fils, de la liste de proscription. Le prince entrerait au service, et peut-être par la suite le nommerait-on pair de France, selon que la tranquillité se rétablirait plus ou moins promptement.

Toutes ces propositions de M. d’Houdetot ont été redites mot pour mot au Prince. « Et de quel prix faudra-t-il payer cela, ma mère ? » reprend-il tout à coup. Elle avoue que le nom de Bonaparte porte ombrage à Louis-Philippe et que la condition mise au contrat est l’échange de ce nom contre celui de duc de Saint-Leu.

À ces mots, le Prince se lève de son canapé et marche vivement dans la chambre. « J’aimerais mieux être couché dans le cercueil de mon frère ! » dit-il avec indignation. Il demande qu’on ne l’importune plus de tous ces projets, et, ramassant un numéro de la Tribune qui traîne sur une chaise, affecte de s’absorber dans la lecture de ce journal.

M. d’Houdetot, sa mission une fois remplie, s’abstient d’en reparler à la Reine et d’avoir l’air de solliciter d’elle une réponse ; mais il revient fréquemment s’assurer de l’état du Prince, et, ne s’en rapportant qu’à ses yeux, demande à pénétrer jusqu’auprès du malade. Au cours d’une de ces visites, il raconte les caquets de Paris sur le sujet de la Reine. Le bruit de notre embarquement à Livourne pour Malte ou Corfou s’est accrédité ; la reine Amélie entendant cela de la bouche de la maréchale Ney a répondu en riant qu’elle était ravie de la nouvelle. Le général Sébastiani, ministre des Affaires étrangères, a déclaré lui-même en conseil, avec l’air d’assurance qui ne lui manque jamais, que la présence de la reine Hortense à Corfou était certaine. Il ajoutait qu’on pourrait peut-être lui conseiller de débarquer à Gênes ; que, de là, sans lui écrire directement, on aviserait aux moyens de lui faciliter son retour en Suisse. M. Perier gardait le silence et tenait les yeux fixés sur ses papiers. Le Roi dit alors : « Non, il faut lui laisser achever son voyage comme elle l’a tracé. Quand nous la saurons à Londres, il sera temps de voir si nous pouvons lui laisser traverser la France pour retourner à Reichenau. » Il se leva en même temps pour sortir de la salle. M. Barthe, garde des sceaux, reprit alors : « Je ne sais si le Roi pourrait faire ce qu’il propose. Il y a une loi. » On devine si ces messieurs du ministère seraient mécontens d’apprendre que la Reine est à Paris, que le Roi le savait, et qu’il le leur a caché.

M. d’Houdetot, tout en causant, s’est découvert avec moi une relation commune : c’est celle de mon beau-frère, Aimé de Franqueville, son ancien camarade de l’état-major. Ils ont fait ensemble la campagne d’Espagne en 1823. Aimé, qui était chef d’escadron à Waterloo, n’était plus alors que capitaine ; M. d’Houdetot était resté commandant. Il rencontra auprès d’Aimé une telle obligeance, une telle cordialité d’accueil, qu’ils partagèrent longtemps leur bourse, leurs effets et jusqu’à leur lit. C’est en souvenir de cette amitié parfaite que M. d’Houdetot m’a demandé une note sur les services de mon beau-frère et qu’il a promis de faire pour cette cause tout ce qui dépendrait de lui.


Mercredi, 4 mai.

L’ordonnance prescrite à la Reine étant toujours de se promener et de se distraire, je l’entraîne ce matin du côté du boulevard. La pluie qui survient bientôt nous fait nous réfugier rue Saint-Fiacre, à la salle du Néorama.

Nous y admirons l’intérieur de Saint-Pierre et celui de l’abbaye de Westminster ; ces deux vues sont d’une exactitude saisissante ; elles nous mettent en goût de visiter aussi au Château-d’Eau la salle du Diorama, où l’on expose le tableau de Daguerre représentant le tombeau de Napoléon à Sainte-Hélène. M. d’Houdetot en a fait la description à la Reine ; il l’a vu lui-même il y a peu de temps avec Louis-Philippe, et toute la famille royale ; les journaux ministériels n’ont pas manqué alors d’annoncer cette visite, comme une sorte d’hommage rendu par les d’Orléans à la mémoire de l’Empereur.

Nous sommes à la veille du 5 mai, jour anniversaire de la mort du grand homme ; cette date éveille chez la Reine un sentiment de curiosité pieuse et, malgré le risque qu’elle court d’y être reconnue, la pousse à s’aventurer dans cette salle, pour y voir le coin de terre où son père adoptif repose depuis dix ans.

Le tableau n’est pas au-dessous de l’éloge fait par M. d’Houdetot. C’est la morne perspective de la vallée des géraniums, à Sainte-Hélène : maquis profond, désert, dont les arêtes hérissées s’abaissent rapidement vers la mer.

Le point de vue a été pris un peu au-dessous du tombeau, là même où l’Empereur venait souvent s’asseoir et où il avait choisi l’emplacement de sa sépulture. On voit à l’horizon, par l’étroite échappée ouverte sur l’Océan, le soleil qui se couche dans des brumes rougeâtres. A gauche, le sentier qui amenait l’illustre captif en ce lieu se dessine à flanc de coteau ; il conduit aujourd’hui la pensée vers Longwood, vers tout ce qu’il y a souffert sous le joug du farouche Hudson Lowe. De là, le regard renaît à cette rougeur de crépuscule, symbole d’une grande gloire qui s’éteint, et l’on songe : Pourquoi ce lieu, et non pas un autre ? Qui donc aurait pu marquer d’avance ici l’achèvement de cette carrière ? Et quel sentiment de petitesse n’éprouve-t-on pas à voir couché sur si peu d’espace celui qui commandait au monde ?

La foule qui nous entoure se livre sans doute à des réflexions semblables, car elle est grave, recueillie ; mais je ne vois pas sans crainte la Reine mêlée de si près à tout le monde, dans une ville où elle a tenu une place considérable et où son portrait se vend encore dans cent magasins du boulevard. La salle est parfaitement claire, et il n’est pas nécessaire d’y dévisager les gens pour les reconnaître, Tout à coup, une Anglaise tenant par la main une enfant, nous croise et nous frôle. Croyant avoir vu cette figure à Florence, je dis tout bas à la Reine de baisser son voile ; mais dans l’instant même, elle murmure : « Sortons. » Une porte vers laquelle elle se jette lui résiste, ce qui attire sur elle l’attention de toute l’assistance ; un homme s’approche et montre la véritable issue, c’est le colonel Voutier, habitué du salon de la Reine à Rome durant ces dernières années. Elle fuit devant lui avec une vitesse incroyable ; il la suit impitoyablement, et quand nous nous jetons dans notre fiacre, se montre encore debout sur la porte, le doigt posé sur la bouche, comme pour promettre qu’il nous gardera le secret.

La Reine, aux abois, et craignant d’autres mauvaises rencontres, voulait rentrer tout de suite à l’hôtel. Je l’en dissuade, ayant remarqué un jeune garçon qui s’obstine à courir après la voiture, malgré les coups de fouet du cocher, et qui sans doute est envoyé par le colonel pour savoir où nous logeons. Nous arrêtons rue de Richelieu, pour appeler à nous ce garçon et le renvoyer au Diorama chercher un objet soi-disant oublié par nous ; nous lui donnons en même temps une fausse adresse, pour le dépister. Mais à peine a-t-il vu le fiacre se ranger le long du trottoir que, jugeant sa mission remplie, il est retourne à toutes jambes là d’où il était venu. Il ne nous reste plus qu’à nous débarrasser du fiacre lui-même, dont le colonel a pu noter le numéro, dont le cocher ne doit pas connaître le nom de notre hôtel. Nous quittons cet homme au Palais-Royal ; la Reine effarée court dans la foule, pousse un instant la porte d’un café et tombe à la fin dans la boutique d’un bijoutier. Elle y achète quelque chose, sans bien savoir quoi, sort sur le passage, après être entrée par la galerie, et prend la première voiture qui s’offre pour se faire reconduire à la maison.


Jeudi, S mai.

Après la pétition du mois d’octobre dernier pour le retour des Cendres, après le discours du général Lamarque et toute l’agitation qu’une partie de la presse a menée sur ce sujet, le ministère de M. Casimir Perier n’a pu faire moins que de publier l’ordonnance du 8 avril dernier, relative au rétablissement de la statue de l’Empereur sur la Colonne. La Reine a cru un instant que ce spectacle lui serait offert une seconde fois aujourd’hui, comme il l’a été déjà au mois de mars 1815. L’Empereur approchait de Paris ; son entrée aux Tuileries n’était plus l’affaire que de quelques heures. Elle-même venait de quitter la cachette où elle s’était tenue depuis la nouvelle du débarquement de l’île d’Elbe, c’est-à-dire pendant deux semaines, chez son ancienne femme de chambre Mimi, rue Tronchet ; les deux jeunes princes avaient été confiés à une marchande de bas du boulevard.

Des fenêtres de Mme Charles, une modiste de la rue de la Paix, la Reine vit donc la manœuvre d’élever la statue de Chaudet avec des haubans et de la rétablir à la place ancienne. Mais depuis, cette statue a été fondue par ordre des Bourbons et le métal a servi à couler la statue d’Henri IV, par Lemot. Louis-Philippe ignorait cette circonstance, ou bien il l’avait oubliée quand il signait cette ordonnance malencontreuse du 8 avril, gage d’apaisement, pensait-il, et, dans le fait, arme dont l’opposition politique s’empara, qu’elle retourna aussitôt contre lui.

Un groupe de Napoléonistes fervens a fait faire, par un sculpteur de Saint-Mandé, une statue de bois de chêne, qui est prête et qu’on voulait hisser demain sur la colonne ; le ministère n’a point permis cela ; il vient d’envoyer l’ordre d’arrêter cette statue aux barrières et de ne pas la laisser pénétrer dans Paris. Voilà un conflit nouveau dont le Prince s’égaye. Tandis que la Reine écrit à Madame Mère, sur le sujet de la statue de Saint-Mandé, une lettre que nous ferons passer par M. Salvage, il veut que je lise, pour lui seul, la nouvelle ode « A la Colonne, » de M. Victor Hugo. Cette pièce est bien supérieure à celle que le même poète publia dans son dernier recueil ; la différence de l’une à l’autre marque un progrès de son talent. La Reine n’aime pas certaines métaphores trop hardies, telles que le crâne fait au moule du g lobe impérial, mais elle reconnaît que les strophes sont pleines de souffle et de mouvement.

Le Prince écoute silencieusement quand j’arrive au vers :

Dors ! Nous t’irons chercher ! Ce jour viendra peut-être !

Il se lève de son canapé et marche d’un bout à l’autre de la chambre, en proie à une vive émotion.


Chantilly, vendredi 6 mai.

Nous voilà encore chassés de quelque part, et, cette fois, c’est de Paris !

Hier, dès le matin, nous voyions de nos fenêtres la foule se diriger vers la Colonne et y déposer silencieusement des couronnes. Deux bataillons d’infanterie étaient massés sur la place Vendôme, témoins muets, comme nous-mêmes, de toute cette manifestation. Renfermés chez nous, sans aucune nouvelle du dehors, nous n’avions d’autre préoccupation que la santé du Prince. On lui avait apposé de bonne heure des sangsues à la gorge. Il était encore tout sanglant lorsque vers les trois heures M. d’Houdetot vint presser la Reine de partir. On le conduisit auprès du malade, dont il vit les plaies, mais n’en persista pas moins à hâter notre départ. La Reine hésitait ; mais le Prince, tas d’être prisonnier dans sa chambre, montrait autant d’envie de quitter Paris qu’il avait eu d’impatience d’y parvenir. On répondit donc à M. d’Houdetot qu’il serait fait selon ses désirs, dès que les préparatifs nécessaires auraient pu être achevés.

Les domestiques s’y mirent tout de suite, moins Charles, qui courait la prétentaine et continuait à s’amuser du matin au soir. ; M. Zappi vint nous faire ses adieux. Il ne restera rien entre nous de son marivaudage qu’une bonne et franche amitié. Je lui ai prédit qu’il aimerait Paris ; que, comme réfugié italien, il y serait l’homme à la mode. En effet, il a déjà toutes ses soirées prises, ce dont, dit-il, il se soucie fort peu. En disant cela, il a poussé un soupir et m’a lancé une dernière œillade ! La Reine lui demandant son bras pour faire quelques pas dehors, selon l’ordonnance du médecin, nous sommes allés tous trois rôder autour de la Colonne. Les quatre aigles étaient couronnées de fleurs, tout le soubassement disparaissait sous les guirlandes : cependant on en apportait encore à chaque instant. Comme une dispute s’élevait, provoquée par un vieillard hostile aux manifestans, la Reine est revenue tout de suite se claquemurer chez elle et, dès lors, Paris a été, pour elle, comme s’il n’existait plus.

Elle aspire à la liberté de la vie anglaise. L’honneur que Louis-Philippe lui fait de la croire dangereuse la réconforte ; elle pense qu’en raison même de la peur qu’elle inspire, elle obtiendra son million demain et plus tard son duché. Elle me demande s’il m’en coûte de quitter la France et s’excuse de me faire voyager dans le cabriolet du fourgon. Mais, M. Zappi n’étant plus là, et la deuxième voiture ayant été supprimée par économie, force sera pour elle de s’enfermer dans l’autre avec son enfant malade et de me laisser faire la route en compagnie de Mme Cailleau,

Je la remercie, car je l’aime, et je la suivrais maintenant au bout du monde, certaine d’être plus heureuse auprès d’elle que dans toute autre position. Les deux ressorts du fourgon, les cahots de la route ne m’en font pas dédire, bien qu’ils m’éprouvent cruellement aujourd’hui, durant cette courte étape de Paris jusqu’à Chantilly. C’est à trois heures de l’après-midi seulement que nous démarrons, retardés jusque-là par la paresse et la mauvaise humeur de M. Charles, très désappointé de quitter Paris. Le Prince, étendu tout de son long et bien enveloppé, ne sera pas beaucoup plus mal sur ses coussins que sur son canapé. Le temps est gris et froid. Les manifestans affluent toujours à la Colonne ; des marchandes de fleurs se tiennent le long des grilles et vendent des bouquets aux passants.

À peine arrivons-nous à la barrière de Clichy que la pluie nous prend. Elle nous empêche de nous arrêter à Saint-Denis, comme nous en avions eu d’abord l’intention, et nous amène tout d’une traite à Chantilly. Nous irions plus loin, sans cette vilaine pluie, une méchante voiture et nos précaires états de santé., Tout cela nous prive encore de parcourir les jardins du château, visite que la Reine se promet de faire quand nous reviendrons de Londres à Arenenberg,


VALERIE MASUYER. :

  1. La reine Hortense a raconté elle-même dans ses Mémoires son départ d’Italie avec son fils et leur fuite en France, mais le récit de Mlle Masuyer, en confirmant sur la plupart des points celui de la Reine, ne fait pas double emploi avec lui. Le ton en est différent : c’est celui de sa vie même. Les détails en sont beaucoup plus développés, on sent qu’il a été écrit au jour le jour, sous l’impression directe des événemens, tandis que celui de la Reine, rédigé plus tard avec réserve et prudence, n’est pas exempt d’un arrangement où elle a mis la note de sensibilité qui lui était propre.
  2. Voyez la Revue des 1er, 15 août et 1er octobre.