LA REINE HORTENSE
ET
LE PRINCE LOUIS

II.[1]
LE SÉJOUR A ROME (NOVEMBRE 1830-FÉVRIER 1831)


Sienne, 15 novembre.

Ce malin, le prince Napoléon-Louis est venu déjeuner avec nous ; puis il nous a accompagnés à cheval jusqu’à la seconde poste. C’était justement la fête de la Reine, et celle du prince Eugène autrefois. Elle ne veut plus qu’on la lui souhaite depuis que son frère n’est plus. Le prince Napoléon, en m’expliquant cela et en me recommandant de veiller sur sa mère, m’a tendu dans ma voiture un bouquet de violettes, que j’ai bien vite épingle sur mon corsage et dont j’étais tout embaumée. C’étaient de ces grosses violettes pâles, appelées violettes de Parme, que la Reine a mises à la mode en France. Puisque ce sont ses fleurs préférées, elles seront aussi les miennes ; j’ai maintenant trop de raisons pour les aimer.

A plusieurs reprises, le long de la route, mon cher prince est revenu à la portière de ma voiture. Il est d’une politesse parfaite, et si beau sans y songer ! Au premier relais, il a trouvé son petit cheval noir et s’est amusé, chemin faisant, à le faire briller dans toutes sortes de passades et de gentillesses ; il le manie le plus gracieusement du monde. Mais, quand il nous a quittés, les voitures sont parties si vite, qu’il n’a pu me dire adieu que de la main et de toute l’expression bienveillante de sa douce physionomie. Je ne sais ce qui m’a le plus fâchée, de cette séparation si brusque, ou du mauvais temps, par lequel il s’est fait mouiller le plus gaiement possible, sans même avoir l’air de s’en apercevoir.

Maintenant, c’en est fait de l’harmonie parfaite dans laquelle nous avons vécu. Le prince Louis, tout bon qu’il est, n’a pas l’affabilité de son frère Napoléon ; quelque chose que je ne peux définir, qui n’existe peut-être qu’en moi, m’arrête par instans devant lui et me rend son abord pénible. Je voyage dans la voiture de la Reine ; je traverse aux côtés de Mme Cailleau des montagnes fertiles et boisées que couronnent souvent des forteresses ou des châteaux ; mais l’eau manque à l’effet du paysage et ma curiosité solitaire commence à se blaser.

Sienne a des rues très étroites, des maisons très hautes, ce qui lui donne un aspect fort triste, à l’heure tardive où nous y parvenons. Après le diner, le Prince va voir les chevaux, et je reste à parler politique avec la Reine.

L’élévation de l’Empereur, dit-elle, n’a dépendu que des circonstances et de ses grands talens. Ceux qui l’approchaient trouvaient sa puissance toute naturelle, parce qu’elle lui était venue par degrés et d’elle-même, pour ainsi dire. Cet homme éminent était bon ; il méritait plus d’affection et de dévouement qu’il n’en a rencontré parmi les siens. Peut-on s’imaginer, par exemple, qu’au moment où il partait pour l’île d’Elbe, le seul souci de Marie-Louise était de savoir si elle serait obligée de l’y suivre ? la Reine s’enorgueillit au contraire d’avoir été la première à le saluer aux Tuileries, après son miraculeux retour du 20 mars. Après Waterloo, elle l’a recueilli et comblé des soins les plus tendres à la Malmaison. Elle et la reine Catherine sont les deux femmes de la famille auxquelles il a marqué le plus d’estime. Elle lui doit tout ; elle chérit sa mémoire par-dessus tout.


Rome, 17 novembre.

Les montagnes des Apennins sont tristes, peu sûres, et comme la fin de notre étape se faisait à la nuit, lanternes allumées, la Reine a pris peur et demandé deux dragons d’escorte. Avec le prince Louis, les trois domestiques et les quatre postillons, cela nous faisait bien du monde ; il est vrai que ceux-ci méritent peu de confiance et qu’ils s’entendent d’ordinaire avec les brigands.

Le pays n’est redevenu joli et pittoresque que lorsque l’obscurité ne nous permettait plus d’en jouir. Il était huit heures du soir, et nous arrivions aux bords boisés du lac de Bolsena. Après un mauvais souper, dans une mauvaise auberge, nous eûmes hâte de nous coucher. Nos commensaux étaient une baronne française et sa fille, faisant route pour Rome, et neuf jésuites venant aussi de France. Les ultras voyagent seuls cet hiver, parce qu’ils fuient la Révolution ; les autres se tiennent cois chez eux, dans l’attente des événemens.

A cette auberge de Bolsena, le prince Louis a su, par un postillon, que son père, revenant à Florence, avait couché à Viterbe ; il est parti aussitôt au-devant du Roi, à franc étrier. J’ai pris sa place à côté de la Reine jusqu’à Montefiascone. Là, les voitures du Roi et de la Reine se sont rangées roue contre roue, sans que l’un ni l’autre descendit ; je me suis écartée, afin de les laisser causer. Le Roi a une très belle tête ; mais il est goutteux, a pris beaucoup d’embonpoint et marche avec difficulté. Son fils Louis lui ressemble, surtout du haut du visage ; le profit est tout à fait le même. C’est des yeux, de la bouche et de la physionomie seulement que le Prince tient de la Reine. Le Roi le réclame et veut qu’on le lui renvoie bientôt.

La Reine paraissait triste après cette entrevue, si froide, si courte, qu’elle appréhendait, qu’elle avait tout fait pour éviter, et qui n’est qu’un malentendu de plus entre elle et son mari. Elle porte ainsi la peine d’une union malheureuse, que la politique avait imposée, que le cœur n’a pu admettre, dont ni l’exil, ni le temps, ni l’infortune commune n’ont rendu les liens tolérables aux deux époux.

C’est dès 1808 qu’ils se sont définitivement séparés, la Reine habitant Paris, et le Roi, La Haye ; il y réclamait Napoléon-Louis, alors âgé de quatre ans, et s’autorisait pour le faire du statut impérial selon lequel les jeunes princes de la famille ne devaient être élevés à Paris qu’après l’âge de sept ans. L’Empereur, par affection pour la Reine, empêcha qu’on ne fît à son neveu l’application de ses propres ordres ; mais il se plaignait souvent de tous ces tiraillemens, qui contribuèrent à la chute du royaume de Hollande et à l’incorporation de ce pays dans l’empire français.

Le roi Louis, ayant abdiqué en 1810, fit le plongeon et disparut aussi complètement du monde que s’il était mort ou s’il avait revêtu le froc pour se cloîtrer dans un couvent. On retrouva sa trace à Teplitz, puis à Gratz, où il vécut deux ans. Suivant là son penchant naturel à la sentimentalité, il écrivit : Marie, ou les Hollandaises, qui est le roman de sa propre vie et l’histoire de son mariage manqué avec Emilie de Beauharnais, devenue depuis la célèbre Mme de Lavallette.

Les malheurs de 1813 le firent reparaître ; il vint à Pont-sur-Seine, au château de Madame Mère, mais ce malade et ce lunatique ne pouvait plus être d’aucun secours à son frère : il le prouva en faisant la proposition étrange de retourner en Hollande, pour y reprendre ses anciens pouvoirs. En 1814, son rôle effacé fut d’accompagner Marie-Louise à Blois ; il prit le chemin de l’Italie après l’abdication de son frère à Fontainebleau. C’est de là qu’il intenta à sa femme, devant les tribunaux français, le procès par lequel elle se vit condamnée à lui rendre Napoléon-Louis. Depuis, le Roi n’a pas cessé de vivre tantôt à Rome, tantôt à Florence. Il a publié en 1820 trois volumes bourrés de documens sur la Hollande, dont l’Empereur a eu connaissance à Sainte-Hélène, et qu’il lui a expressément pardonnés par son testament. Touché depuis de repentir, Louis a réfuté l’histoire calomnieuse écrite sur son frère par sir Walter Scott. Je passe sur ses petits vers et sur ses petits écrits.

L’enchaînement de cette vie bizarre aurait suffi à m’inspirer des pensées mélancoliques, si par surcroit le paysage n’était devenu sans cesse plus sombre et plus désert, à mesure que nous approchions de Rome. Peu de villages, des huttes éparses, quelques chèvres broutant une herbe fanée et des broussailles desséchées : voilà tout ce qu’on retrouve dans ce Latium si fameux. Quant aux habitans, nous n’avons rencontré que des voleurs attachés ensemble par les mains ou couchés sur des charrettes que conduisaient des soldats. Comme s’ils avaient hâte d’en finir, les postillons galopaient follement ; c’est le train dont on est conduit dans les Etats du Pape. Deux chevaux se sont abattus l’un après l’autre à la voiture de la Reine, qui, fort heureusement, en a été quitte pour la peur.

Rome, ce nom dit tant de choses ! c’est en un mot l’histoire du monde et la plus forte leçon qu’on puisse recevoir sur le néant des grandeurs humaines ! Deux milles avant d’arriver, nous avons passé le Tibre sur un beau pont, défendu au milieu par une porte. Un reste de jour permettait de voir les eaux bourbeuses de ce fleuve, si souvent chanté. Le chemin qu’il nous restait à parcourir s’est fait entre des murs qui ne laissaient rien voir et dont l’impression m’était désagréable. Ma tristesse grandissait d’instant en instant. C’était un malaise sans raison, non pas sans cause, car on ne se trompe, pas aux pressentimens, et, j’en suis certaine, quelque chose menace la Reine ; il lui arrivera malheur dans ce pays !


19 novembre.

Je crois que palazzo n’est pas l’équivalent du mot français : palais, mais désigne quelque chose de particulier à l’Italie. Au moins ce palazzo Ruspoli, que nous habitons, présente-t-il un curieux mélange de désordre et de luxe, de magnificence et d’abandon. Son escalier de marbre blanc est noir à notre arrivée ; nous y montons dans les ténèbres ; la Reine interdite ne sait où s’arrêter, à qui parler. Ses domestiques sont à Rome depuis cinq jours, mais, calculant que leur maîtresse n’arriverait que le lendemain, ils n’ont pas pris la peine de l’attendre et sont allés se promener.

Elle prend ce contretemps avec sa bonne grâce ordinaire et s’en rend responsable elle-même, à cause de ses hésitations à quitter Florence et de sa longue incertitude sur la date de son départ. Elle me fait voir tout de suite son appartement, auquel elle a su donner ce même aspect animé qu’à sa maison d’Arenenberg. La pièce où l’on pénètre d’abord est une galerie de tableaux ; la Reine y a réuni les restes de la collection qu’elle avait formée et dont elle a dû se défaire en 1815. Les portraits de la famille Bonaparte, ceux de l’Empereur, à tous les âges de sa vie et dans tous ses costumes, remplissent le salon principal. Après vient un salon de musique et d’intimité, avec d’autres toiles plus petites, une grande table ronde et un piano.

La seule personne que nous découvrons est une négresse de l’impératrice Joséphine, qui pleure et sanglote de revoir la Reine. On l’appelle Malvina. Elle était dans la misère à Paris, d’où on l’a fait venir à Arenenberg, puis ici, avec le fourgon. Je ne l’avais pas encore aperçue. Elle logera dans une petite chambre à côté de moi.

Mme Lacroix et sa fille Hortense paraissant enfin, la Reine ne prend pas le temps de lire le monceau de lettres qu’elles lui apportent ; elle se hâte de dîner pour courir chez Madame Mère avec son fils. Au retour, elle entre un instant chez moi, me demande si je ne manque de rien, — est-il possible d’être meilleure ? — et me trace à grands traits le programme que nous suivrons ici. Nous n’irons pas au théâtre, ce qui pourtant m’aurait fait plaisir ; le temps manquera pour cela. Elle veut rester chez elle chaque jour jusqu’à trois heures pour remettre la main à des Mémoires commencés par elle en 1816, abandonnés en 1820. Ainsi, mes matinées m’appartiendront, au travail près de correspondance dont je serai chargée. Hortense Lacroix, secrétaire attitrée, a une grande écriture d’homme ; la mienne convient mieux, comme ressemblant à celle de Madame. Il faut comprendre par-là que le soin de répondre aux lettres banales m’appartiendra tout entier, et que beaucoup croiront posséder des autographes de la Reine qui n’en auront que de moi. Quant aux visites à faire ou à recevoir, les soirées du jeudi et du dimanche seront consacrées à Madame Mère. La Reine sera chez elle les samedis ; elle désire qu’on y fasse un peu de musique, et me voilà presque obligée d’y figurer, ce qui me cause une peur horrible.

Au demeurant, je crains de voir Rome aussi peu et aussi mal que j’ai vu Florence. Mais la bonté de la Reine n’a pas dit son dernier mot, et son sévère plan de vie peut n’être pas définitif. Je n’en veux pour preuve que cette affluence de visiteurs venus assiéger sa porte dès que sa présence à Rome a été connue. Un gros M. Fontanelli, chambellan du roi de Bavière, a été beaucoup questionné, comme venant de Paris et en apportant des nouvelles. Un M. Delcinque, de l’aristocratie romaine, petit homme brun, vif, remuant ; un comte de Gentili déjà rencontré à Viterbe, une marquise Courtilepri, qui ne parle pas français, et son fils, fort joli garçon ; un petit ténor Angelini, qui ennuie, et que la Reine a fait chanter, pour se débarrasser de lui ; le jeune prince Ruspoli, grand et bel homme, fils de l’évêque, propriétaire de la maison, ont précédé le défilé des Français.

De ceux-ci je retiens surtout M. et Mlle Feray et le marquis de Rougé. Le premier, riche négociant, atteint d’un peu d’ultracisme, parait jouer au grand seigneur ; il est père de Mme de Champlouis, femme du préfet de Strasbourg, de Mme Salvandy, et compte parmi ces fidèles de la Reine qui fréquentèrent chez Louise Cochelet, à Sandegg, dès les premières années de l’exil d’Arenenberg. Mlle Feray, sa nièce, a fait avec moi des projets de musique : voilà une aide précieuse pour nos samedis.

M. de Rougé est fils de ce marquis de Rougé qui, tout récemment encore, servait aux cent-suisses, sous le duc de Mortemart, et siégeait à la Chambre des Pairs. C’est un jeune homme de vingt-cinq ans, vif, spirituel, plein de moyens, mais une tête en chaos. Il était attaché à la Légation d’ici sous Charles X. N’ayant pas été remplacé par le nouveau gouvernement, il est revenu à son poste, tout heureux de quitter Paris, où les choses ne vont pas à son gré. On ne comprend pas au juste, à l’entendre, et lui-même ne sait pas sans doute ce qu’il veut : il regrette que l’Empereur soit mort, tombe à bras raccourcis sur les Bourbons, dont il trouve heureux qu’on soit débarrassé, mais… tombe aussi sur le Roi et, pour finir, redoute la République plus que tout au monde ! Il se moque de Charles X, du Dauphin, et pleure les malheurs de cette famille. C’est un admirateur passionné de la Reine, qu’il amuse par son babil. Elle le raisonne, elle veut qu’il soit Français avant tout, comme elle-même et comme ses enfans.

Elle se croyait quitte pour la journée quand les Brésiliens de la Légation ont paru au complet. La Reine est tante de leur Impératrice par le mariage de la jolie princesse Amélie, célébré l’an dernier, avec Dom Pedro. J’étais seule, au salon, en face de ces quatre hommes, qui m’écrasaient, quand le Prince est arrivé. Il a échangé quelques mots en italien avec le ministre. La Reine s’est entretenue à son tour avec le chargé d’affaires, qui a l’air d’un homme de mérite. J’avais le plus jeune et le plus joli de la bande. Quant au quatrième, un nègre blanchi, il est resté silencieux.

Le Nord a succédé au Midi, en la personne de la comtesse Samoïloff, jeune femme vive, originale, qui plaît sans être jolie par le mouvement de sa physionomie. Elle a une mauvaise tête, mais un bon cœur, et met à ses folies une franchise qui les lui fait presque pardonner. Elle était coiffée d’une manière si bizarre, qu’elle m’a rappelé Azor dans l’opéra de Zémire ; avec cela, une robe de cachemire et un rang de perles d’au moins 100 000 francs. Son napoléonisme se faisait jour dans le récit qu’elle nous a fait des événemens de Juillet ; elle était à Paris à ce moment-là. En face d’elle, un Russe de la Légation prenait le contre-pied de ce qu’elle disait. Il a un bras de moins, une figure expressive et régulière ; ses opinions nous sont défavorables. Il tournait en ridicule la popularité du Roi, qu’on pouvait voir, disait-il, pour cinq francs. Un Anglais avait donné cette somme à des gamins, et ils avaient tant crié que le Roi s’était montré au balcon du Palais-Royal. Un autre, pour dix francs et par les mêmes moyens, avait fait chanter la Marseillaise à Louis-Philippe.

La Reine, ni son fils ne peuvent dire sur un pareil sujet tout ce qu’ils pensent ; mais il est difficile de croire qu’ils aient trouvé la conversation de leur goût. Pour finir, nous avons eu le général prussien Lepel, qui m’a paru un homme d’esprit. La Reine l’a beaucoup gracieuse, comme venant de chez sa cousine la grande-duchesse Stéphanie de Bade. Un marquis et une marquise Potentia nous ont fait regarder des gravures ; c’est la ressource quand on a tout dit et qu’on ne sait plus qu’ajouter. Deux artistes français ont parlé politique : c’est le sujet du jour, chacun le traite à sa manière et la Reine tolère toutes les opinions.

L’événement de la soirée a été un commencement d’incendie qui s’est déclaré dans ma garde-robe. J’aurais voulu partager à ce propos la joie des domestiques, qui voyaient dans cet incident le présage d’événemens heureux. Mais mes pressentimens de l’autre jour me sont revenus en tête et, joints à la fatigue, m’ont longtemps empêchée de dormir.


21 novembre.

La princesse Zénaïde, femme de Charles-Lucien, prince de Musignano, et sœur de la princesse Charlotte, est venue dans la matinée. C’est en 1822 qu’elle a épousé son cousin, âgé alors de dix-neuf ans, c’est-à-dire de deux ans plus jeune qu’elle ; elle a eu de lui trois enfans. L’aîné, Joseph, n’a que six ans ; il est le favori de sa tante Charlotte. Sa mine chétive fait peine à voir. Les deux autres, Lucien, deux ans, et Julie, six mois, sont aussi très petits.

Le roi Jérôme est venu et nous est resté pour le déjeuner : c’est aujourd’hui seulement que j’ai été présentée à toute sa famille, à l’issue de la messe que nous étions allés entendre chez lui.

Le Roi, jeune encore, puisqu’il était le cadet des frères Bonaparte, ressemble à l’Empereur, mais avec un profil en casse-noisettes qui lui donne quelque chose d’un peu grimaçant. Il est loin aussi d’avoir avec son aîné une parfaite similitude morale. Napoléon, qui le savait léger et porté aux aventures, voulut faire de lui un officier de marine. Il le mit à l’apprentissage près de l’amiral Gantheaume, dont il avait apprécié les talens pendant sa traversée d’Egypte, et l’expédia à Saint-Domingue avec le général Leclerc, le mari de Pauline et leur beau-frère à tous deux ; mais il ne réussit pas à lui donner le goût de la discipline. En 1803, au cours d’une croisière aux Antilles, Jérôme prit la mouche sur une observation de Villaret-Joyeuse et laissa là le commandement de son brick pour passer en Amérique. Cette équipée fut complétée par son mariage avec Mlle Elisabeth Patterson de Baltimore, mariage déclaré nul en 1805 comme ayant été contracté avant l’âge de la majorité et sans le consentement de Madame Mère. Replacé dans la Marine, Jérôme fit partie de l’expédition de 1805 à la Martinique. Cette année ayant été fatale à la flotte française, il passa dans l’armée de terre et fit comme général les campagnes de 1806 et 1807. La bienveillance invariable de Napoléon alla alors jusqu’à créer le royaume de Westphalie exprès pour ce Benjamin de la famille ; mais, cette fois encore, il ne fut pas payé de retour, le règne de Jérôme n’ayant été qu’une suite d’inconséquences politiques, de caprices d’humeur et d’amoureuses prodigalités.

En 1812, où il commandait l’aile droite de l’armée, ses fautes militaires firent manquer la première manœuvre que l’Empereur avait conçue et par laquelle la campagne pouvait se terminer d’un seul coup. Comme mari, il avait eu plus de torts encore que comme général, mais sans lasser l’indulgence de la Reine sa femme, d’accord avec l’Empereur pour tout pardonner.

La jolie figure de cette princesse respire l’intelligence et la bonté. Elle m’a fait le plus aimable accueil, mais elle est d’un embonpoint excessif, ce qui n’est pas fait pour retenir auprès d’elle son volage époux. Des raisons politiques avaient décidé de son mariage, au lendemain de ce traité de Tilsilt qui dressait en Allemagne le nouveau trône westphalien. L’Empereur se montra flatté de la première alliance royale contractée par sa famille. De son côté, le roi Frédéric de Wurtemberg avait désiré cet établissement pour sa fille, dans l’espoir qu’une union intime avec la maison impériale lui procurerait des agrandissemens. Ces raisons ayant cessé d’exister en 1814, il insista pour que la Reine se séparât de son mari ; elle répondit noblement qu’elle resterait épouse et mère, et qu’elle était prête à toutes les douleurs de la pauvreté et de l’exil. Elle ne prévoyait pas encore qu’elle aurait à subir par surcroît des vexations de toutes sortes, tendant à l’amener par la force à ce qu’on n’avait pu lui arracher par la persuasion, qu’elle serait détenue aux châteaux de Goppingen, d’Ellwangen, privée de ses diamans, de sa vaisselle, brisée ou vendue à l’encan et, ce qui pour elle était la plus grande douleur du monde, qu’on essaierait de la séparer de son enfant.

Après l’abdication de Fontainebleau, Jérôme avait pris le chemin de la Suisse. Elle l’y suivait, quand elle fut arrêtée et dévalisée près de Montereau par le marquis de Maudreuil, l’ancien écuyer de sa cour de Cassel. Cette extraordinaire et ténébreuse affaire a fait depuis couler des flots d’encre. De la Suisse, la Reine passa à Trieste, où elle accoucha de Jérôme, son premier-né. Les Cent-Jours replacèrent le Roi à la tête d’un corps d’armée et lui permirent d’attester par une conduite digne d’éloges, à Waterloo, qu’il portait un sincère attachement à Napoléon.

Puis ce fut le retour au Wurtemberg et les persécutions de famille que la reine Catherine supporta si courageusement. C’est sur l’injonction du roi de Wurtemberg et pour obtenir sa liberté qu’elle se laissa affubler du nom de princesse de Montfort et qu’elle amena le roi Jérôme à changer de nom.

Les deux époux menèrent pendant plusieurs années une vie errante à Gratz, à Erlau, à Schönau, puis de nouveau à Trieste. Il n’a pas tenu à la Reine que ses pérégrinations ne s’étendissent plus loin encore, car, aux premières mauvaises nouvelles reçues de Sainte-Hélène, elle écrivit au prince-régent d’Angleterre en lui demandant la permission de passer dans cette île pour s’y dévouer à l’Empereur.

Elle mit Mathilde au monde en 1820 et Napoléon en 1822. L’année suivante, toute la famille vint s’établir à Rome, où Madame Mère désirait la voir ; l’autorisation nécessaire fut accordée après le congrès de Vérone ; l’empereur Alexandre l’avait demandée pour la Reine, dont il était cousin.

Ces détails m’ont été contés par la Reine elle-même au sortir de chez son mari. Pour prendre l’air, elle a voulu faire quelques tours au Pincio. Nous sommes allées de là à la villa Borghèse, autrefois propriété du roi Louis et maintenant de Madame Mère. Des chênes verts, des eaux jaillissantes, des ruines, des perspectives, toutes les beautés de l’art et de la nature, mises en lumière par le beau soleil italien, en font un séjour enchanteur. Mais Madame Mère ne veut plus y paraître et l’abandonne définitivement à ses enfans.

Il y aura demain neuf mois juste qu’ici même, en tombant, elle s’est brisé le col du fémur. À cause de ses quatre-vingt-quatre ans, les médecins n’ont pu tenter de réduire cette fracture. On lui applique la méthode Dupuytren en la tenant couchée tantôt dans son lit, tantôt sur une chaise longue, le membre rompu reposant sur un coussin. Pour ses sorties, on la porte dans un fauteuil au bas de l’escalier, de là sur une litière faite d’un sommier élastique ; sa voiture la promène au pas. Elle a ainsi la satisfaction d’entendre encore dire sur son passage par les gens de la rue : « la madre di Napoleone ! » mais ces promenades deviennent de plus en plus rares. Sa tristesse et son isolement font peine ; elle refuse de recevoir des étrangers et borne ses distractions aux visites de ses enfans ou des quelques voyageurs français qui songent encore à l’aller voir. Il faut lui lire tout ce qui s’imprime sur l’Empereur ; là-dessus, elle est insatiable ; et comme la Reine n’y suffit pas, elle compte sur moi pour la relayer dans cet emploi.

Il me semble que je mourrai de peur à la vue de cette vieille femme qui a tenu dans ses bras Napoléon enfant, qui l’a vu faible et petit, qui a engendré cette colossale puissance, et qui y survit !


23 novembre.

Les conséquences de l’imprudence que la Reine a commise hier, en voulant me montrer Rome elle-même, et s’exposant toute la journée à une tramontane très aigre, n’ont pas été longues à se faire sentir. Ce matin, elle était si mal à l’aise que le docteur l’a condamnée à garder le lit toute la journée. Hortense Lacroix et moi, nous sommes succédé à son chevet.

Hortense travaille sous la dictée à cet ouvrage qui remplit les matinées de la Reine. Elle est spirituelle et fort instruite ; il est facile d’apercevoir qu’elle ne me voit pas d’un bon œil. La raison en est simple : Mme Lacroix, qui étouffe d’orgueil et de prétentions, aurait voulu que la Reine prit sa fille pour dame, ce qui n’est pas possible, la mère étant femme de chambre. Qu’on le veuille ou non, il y a des limites de convenances qui partageront longtemps encore les unes des autres, les diverses classes de la société. Voilà ce que Mmes Lacroix ne peuvent comprendre, et non seulement elles ne sauraient admettre la préférence qui m’a été donnée, mais, si j’en crois le Prince, Mme Lacroix va jusqu’à le supposer épris de sa fille, qui est laide, petite et contrefaite ; il rit aux larmes de cette idée bouffonne.

Mon service consiste en lettres, dont la Reine m’indique l’objet et la substance, qu’elle me laisse le soin de composer et qu’elle veut n’avoir qu’à signer. Celles d’aujourd’hui étaient difficiles à faire, et il m’a fallu les recommencer ; la Reine ne s’en est prise qu’à elle-même et m’a donné sur le sujet de plus amples éclaircissemens.

Il s’agit des réclamations qu’elle forme pour être payée des sommes à elle dues par le Trésor français. Cette affaire remonte à 1814 et trouve sa base dans la donation du douaire de Saint-Leu, constitué pour elle grâce à l’intercession de l’empereur Alexandre. Les lettres patentes lui en furent remises à la Malmaison, au lendemain de la mort de l’impératrice Joséphine, et ce fut Alexandre lui-même qui les lui apporta. Le titre de duchesse et une pension annuelle de 40 000 livres lui étaient accordés. Cet arrangement paraissait n’être encore que provisoire, car d’autres arriérés anciens lui restaient dus, et elle pouvait prétendre aussi à des compensations en échange des bois que l’Empereur avait attachés pour elle au domaine de Saint-Leu et que Louis XVIII reprenait. Mais toutes ces revendications ensemble n’ont pesé que fort peu aux yeux du gouvernement de la Restauration. Les lettres patentes n’ont été enregistrées nulle part. Elles n’étaient apparemment qu’une pièce de chancellerie, délivrée pour la forme à l’empereur Alexandre, et protestée d’avance par ceux qui la signaient. L’escamotage en fut facile après les Cent-Jours. Pozzo di Borgo, ambassadeur de Russie à Paris, assouvissait alors sur la Reine sa haine, corse pour tous les Bonaparte. C’était elle, disait-il, qui avait préparé le retour de l’île d’Elbe, mensonge dont Napoléon lui-même a fait justice dans ses dictées de Sainte-Hélène. Mais le roi Louis s’était hâté dès 1815 de vendre Saint-Leu à Jean Torlonia, duc de Bracciano, qui le céda presque aussitôt au prince de Condé. Cette vente désarmait la Reine, en consommant la prescription de l’acte sur lequel elle fondait ses réclamations. Le titre de duchesse lui en reste seul, et tout le monde le lui donne à Rome ; mais, pour que tout soit obscur et faux dans sa position, il a fallu que le roi Louis se fit appeler dans le même temps comte de Saint-Leu. Cette différence n’est due qu’au hasard et au manque de communications entre les deux époux. Mais elle marque entre eux un désaccord dont il n’existe par ailleurs que trop d’autres preuves et qu’il était inutile d’accentuer ainsi.

A la deuxième lecture, la Reine a approuvé mes projets de lettres. Elle s’accuse en soupirant de n’avoir pas eu la prévoyance de Madame Mère et de ne s’être pas pourvue à temps contre le malheur. Elle aurait préféré se soumettre sans murmure aux arrêts du destin, et ne pas suivre l’exemple ridicule de la Duchesse d’Angoulême, qui, en rentrant aux Tuileries, y réclamait son piano d’avant la Révolution. Mais enfin, la gêne qu’elle éprouve est son excuse, et aussi l’impudence inouïe avec laquelle les gens de son entourage l’ont volée et friponnée. Elle évalue à six cent mille francs l’argent qu’on lui a gaspillé lors de son départ de Paris en 1815. Un grand nombre d’officiers s’adressaient à elle ; elle a eu la satisfaction de sauver la vie à un général Ameilh, homme très distingué, qui était condamné à mort, et qui, par la suite, a perdu la tête, à force d’être persécuté ; mais elle n’a point réussi dans le sacrifice qu’elle a fait en faveur de l’infortuné Mouton-Duvernet.

Ce général avait été arrêté comme tant d’autres, au début de 1816. Un colonel italien, comte de Libri, était emprisonné à Lyon avec lui. Il écrivit à la Reine, en l’effrayant d’une sentence capitale qui, disait-il, était inévitable, à moins qu’on n’eût recours aux moyens qu’il indiquait. Diverses personnes s’étaient réunies pour acheter le geôlier et préparer une évasion, mais il manquait 20 000 francs qu’on ne savait où trouver. C’était là la somme qu’on osait demander à la Reine et au prince Eugène. La lettre, parfaitement bien écrite, était accompagnée d’une autre signée du marquis de Lavalette, et recommandait le solliciteur comme un homme honorable et désintéressé. Par une analogie attachée au nom même du marquis, le projet soumis à la Reine rappelait cette romanesque évasion du général de Lavallette, dont Emilie de Beauharnais avait été l’héroïne et qui, contre toute vraisemblance, avait réussi.

Ces considérations pesèrent sur l’esprit de la Reine. Pressée par le temps et n’espérant pas pouvoir correspondre sur ce sujet avec son frère, elle prit un de ses diamans d’une valeur au moins égale à 20 000 francs, et l’expédia sur l’heure à l’adresse indiquée. Le cachet qu’elle avait mis sur la boite lui revint à quelque temps de là, par l’intermédiaire d’un banquier de Bâle ; elle put croire à ce signe que l’affaire était en bonne voie et que l’évasion de Mouton-Duvernet se préparait.

Sur ces entrefaites, on apprit le coup de main tenté le 5 mai par Paul Didier contre Grenoble, au nom de Napoléon II, et la répression sanglante de cette échauffourée faite par le général Donnadieu. La Reine n’avait pas été mise en cause par les journaux, et elle ne devait pas l’être, car elle était restée entièrement étrangère à cette équipée. Quelle ne fut pas sa surprise, en recevant par l’officieux de Bâle une lettre de ce même comte de Libri muette sur le compte de Mouton-Duvernet, pleine au contraire, sur les événemens de Grenoble, des détails les plus particuliers ! L’effet de ce factum, rédigé comme s’il faisait suite à d’autres de même nature, ne pouvait être que de compromettre la Reine, en la représentant comme mêlée à une intrigue à laquelle elle n’avait pris aucune part.

Elle donna l’ordre à l’officieux de n’accepter désormais aucune lettre de ce personnage. Le banquier répondit en avouant qu’il avait été joué et présentant une carte à payer de 10 000 francs. Sur la foi du cachet de la Reine, et d’après le contenu de la deuxième lettre, l’Italien rusé s’était présenté à Bâle comme un agent politique secret et avait réussi à se faire délivrer cette nouvelle somme. La Reine et le prince Eugène en payèrent chacun la moitié. Cependant Mouton-Duvernet, condamné à mort par le conseil de guerre de Lyon, avait été fusillé. Des dames de la ville allèrent danser sur le lieu du supplice ; des royalistes fêtèrent l’exécution par un repas où fut servi un foie de mouton que les convives percèrent de leurs couteaux.


26 novembre.

Seule avec la Reine ce matin, n’ai-je pas eu la sottise de mettre la conversation sur les questions de sentiment ! Cela a ravivé chez elle ses sujets de chagrin ; elle a pleuré très fort ; je ne pouvais plus la consoler. Le bonheur, dit-elle, n’est pas de ce monde et ceux qui l’y cherchent, surtout par le cœur, ne l’y trouveront point ; il faut se détacher de soi et, si l’on peut, des autres, vivre au jour le jour et sans y penser…

Je ne savais plus comment changer l’entretien, quand Malvina est venue fort à propos nous apporter un roman que la Reine avait demandé au roi Jérôme ; il s’est trouvé être de lord Normanby.et nous l’avons commencé avec intérêt. La visite de Mlle Feray nous a bientôt interrompues. La Reine m’a envoyée la recevoir, en me recommandant de bien répéter avec elle notre morceau de demain soir ; mais, dans l’instant même, le roi Jérôme, la reine Catherine et M. Bacciochi entraient au palais. Il a fallu leur répondre, caqueter et perdre du temps. A la fin, sur un signe de Mlle Feray, nous nous sommes décidées à nous asseoir au piano. L’effet de notre musique a été prodigieux. Les hommes ont pris aussitôt leurs chapeaux et s’en sont allés. La reine Catherine est entrée chez la Reine, auprès de qui Hortense Lacroix n’avait pas laissé longtemps ma chaise vide, dans la hâte qu’elle a toujours de me remplacer.

Nous n’avions pu dire qu’une fois ce duo de Sémiramide, quand M. Feray est venu réclamer sa nièce et que Mme Vescovali est arrivée. Elle prétendait être reçue par la Reine ; mais j’ai préféré la mener chez moi, ne pouvant, naturellement, lui permettre d’interrompre la visite de la reine Catherine.

Je savais déjà l’histoire de cette dame. C’est une demoiselle Piot qui était chez la Reine, en même temps que Mlle de Courtin. Elle s’est amourachée d’un jeune homme et lui a sacrifié plus que la vie. Enceinte et congédiée, elle s’est établie à Milan, où elle a donné des leçons de harpe pour faire vivre son enfant. Son courage l’a aidée à regagner l’estime des honnêtes gens. M. Vescovali, en galant homme, l’a épousée contre vents et marées.

Elle me parle de ses services chez la Reine et s’étend volontiers sur ce passé, meilleur sans doute pour elle que le présent. La voyant ainsi disposée, je lui demande de m’expliquer pour quelles raisons la Reine pleure quand le mot de sentiment vient par hasard dans la conversation !

Elle ne fait pas difficulté de me confier ce que ses devancières se sont transmis de bouche en bouche, ce que les dames d’honneur savaient seules, sous le sceau d’un très grand secret, et qu’elles n’avaient garde de confier aux lectrices ou à d’autres personnes de la maison.

Un amour exalté a rempli la vie de la Reine ; cette passion, longtemps contrariée, trop tard satisfaite, n’a été marquée que par de courtes joies suivies de regrets sans fin. Le comte de Flahault en fut l’objet.

Il est fils, au moins par le nom, d’un maréchal de camp mort sur l’échafaud en 1793 et d’une femme assez éloignée d’être irréprochable, mais à qui les difficultés de sa vie, jointes aux grâces de son esprit, ont fait tout pardonner. Outre que ses romans se vendirent toujours convenablement, elle eut aussi le talent de se faire épouser par le baron de Souza, ministre de Portugal à Paris sous le Consulat. Elle vit encore, elle n’a pas cessé de correspondre avec la Reine.

Charles de Flahault s’était engagé aux hussards volontaires en 1800 et avait fait la campagne de Marengo dans l’escorte du Premier Consul. Il était en 1804 le cavalier le plus gracieux et le plus accompli, musicien, danseur, une tournure charmante, un timbre de voix délicieux, enfin l’homme qui, par son âge, son physique et ses manières, semblait fait exprès pour plaire à la Reine. La délicatesse de celle-ci la rendait sensible à ce qu’il y avait de rude dans le ton de la nouvelle société, dans celui des Bonaparte en particulier ; elle appréciait au contraire les façons polies que les hommes du faubourg Saint-Germain avaient rapportées d’émigration et qu’ils commençaient à répandre dans les salons à la mode.

Cependant les événemens de 1805 rappelaient les militaires aux armées ; Charles de Flahault était aide de camp de Murat, situation brillante pour un simple lieutenant, mais qui le plaçait toujours aux avant-gardes, c’est-à-dire le plus loin possible de la Reine. Il était en Pologne en 1806 et 1807, figurait aux batailles d’Eylau et de Friedland et ne revenait à Paris qu’après la paix de Tilsitt. Dans l’intervalle, le séjour de la Hollande avait mis la Reine à la merci de son tyrannique époux et ruiné pour toujours sa vie domestique.

La mort de son premier-né aurait dû la rapprocher de son mari ; elle les éloigna l’un de l’autre, au contraire, le chagrin du Roi ayant pris la forme d’accès de jalousie et se traduisant par des questions insultantes, où l’honneur de la mère était mis en doute devant le cadavre même de l’enfant. Il est permis de croire que ces nouvelles épreuves amenèrent chez la Reine une révolte du cœur définitive et la victoire de ce sentiment contre lequel elle avait lutté jusque-là. Elle parut vaincue aux derniers mois de cette même année 1807, après un voyage qu’elle fit dans les Pyrénées, où son mari vint la rejoindre ; ce rapprochement consomma la séparation inévitable et changea pour toujours l’éloignement en aversion.

Le prince Louis naquit au mois d’avril 1808. La seconde vie de la Reine commence aussitôt après. C’était, pour la galerie, le tourbillon des fêtes et des plaisirs du monde ; c’était, derrière ce paravent doré, sa secrète liaison avec M. de Flahault. Le brillant officier venait d’être rappelé de Pologne, non sans la secrète intervention de celle qui l’aimait. Il en rapportait quelques rhumatismes qui l’obligèrent à se rendre à Bourbonne. La Reine allant à Plombières, l’occasion s’offrait de voyager ensemble.

Des voyages pareils se firent chaque année jusqu’en 1815 ; au retour de l’un d’eux, la Reine accoucha, dit-on, d’un fils que Mme de Souza fit élever et qui doit être parvenu à l’âge d’homme aujourd’hui.

Pendant les trois campagnes de 1813, de 1814 et de 1815, le général de Flahault servit, auprès de l’Empereur, comme aide de camp ; il fut fait pair aux Cent-Jours et dut s’exiler à la Restauration. Passé en Allemagne, puis en Angleterre, il épousa bientôt miss Mercer Elphinstone, dont il eut plusieurs filles : le roi Louis-Philippe vient de le rappeler au service et de se l’attacher à son tour comme aide de camp.

Cette carrière nouvelle que M. de Flahault parcourt, cette famille qu’il vient de fonder, voilà ce qui se présente en ce moment à l’esprit de la Reine et par quoi elle se sent séparée de lui. « Souffrir par ceux qu’on aime, c’est là la vie… » ajoute Mme Vescovali, les yeux toujours remplis de larmes. Elle s’excuse d’avoir trop parlé, elle s’en accuse, et moi je l’en remercie. Avertie par elle, j’éviterai désormais des allusions maladroites, et, moi qui aime la Reine, je me garderai de la faire souffrir.


28 novembre.

Ce matin, la Reine s’est sentie assez bien pour être debout avant midi ; les visites ont afflué de bonne heure et jusqu’au soir, nous n’avons plus eu un instant de liberté.

D’abord Mme de Menou, une des beautés qui ornaient les fêtes de l’Empire et figuraient aux Tuileries dans de brillans quadrilles costumés ; elle vient passer l’hiver à Home ; sa conversation est charmante, sa physionomie très agréable, mais on devine à peine qu’elle ait été si jolie ; un Suédois intéressant, recommandé par une lettre de la princesse Joséphine, et nommé M. de Benette ; le général Antonelli, qui parle musique ; un petit homme timide que je prenais pour un visiteur et avec qui je me mettais en frais de conversation ; il m’a avoué alors s’appeler Henri Piot, être le neveu de Mme Vescovali et venir pour essayer le piano, la Reine le paie pour jouer les soirs ; enfin le général Lepel, présentant son frère et sa belle-sœur, à qui il a fallu faire voir les gravures.

Le cercle s’étant resserré un instant, la Reine a joué une valse que Mlle Feray a dansée avec M. de Rougé et que je suis bien aise que mon mal de pied m’ait empêchée de danser avec le prince Louis, puisqu’il s’en défendait : il nous a quittés après nous avoir montré sa chanson napolitaine. M. de Rougé a disparu à son tour, parce qu’il ne reste pas les jours où il ne peut pas jouir de la Reine à son gré, et qu’après avoir espéré l’avoir pour lui seul, il lui a fallu céder sa place au chambellan de Madame Mère, M. Colonna.

Celui-ci s’est rencontré dans le salon avec le prince Ruspoli, l’évêque propriétaire de la maison, personnage fort goutteux et fort dissimulé, tout farci de nouvelles qu’il comptait sans doute sur nous pour répandre dans Rome. Son sujet était le danger politique qui peut naître de la maladie du Pape et les troubles que la mort du Pontife ne manquerait pas d’amener. Il affirme que l’Autriche se tiendrait alors au principe de la non-intervention. Voilà ce qu’il voudrait nous faire redire et ce sur quoi personne n’a pu le croire, chacun sachant qu’il est à Rome le porte-voix de M. de Metternich.

Le bon vieux M. Colonna voit le doigt de Dieu partout. Il nous a raconté des prophéties qui courent au sujet du Pape et, à force de dire des choses extravagantes, a fini par intéresser tout le monde à sa conversation. Selon lui, la fin du monde approche, nous en sommes à la sixième époque de l’Apocalypse, etc.

Le Prince, rentrant à ce moment, rapportait la nouvelle que le Saint-Père était mort ; il l’avait appris chez la belle Mlle O’Donnel, une Romaine mariée à un Anglais très riche, la plus coquette et la plus galante des femmes de la société. L’évêque Ruspoli et M. Colonna, tous deux fort émus, nous ont quittés précipitamment ; la Reine, aux champs, m’a fait rouvrir ses paquets de lettres prêtes et déjà cachetées ; elle était prise de scrupules et, sachant que cette correspondance serait lue à la poste, voulait y changer quelques expressions très vives auxquelles l’événement d’aujourd’hui pouvait prêter un sens compromettant. Moi-même, j’étais tellement troublée et reprise de pressentimens, qu’en me coiffant j’ai mis par maladresse le feu à mes cheveux ; je ne savais plus comment réparer cela, le temps me manquait pour m’habiller, si bien que la Reine et le Prince étaient déjà à table quand j’y suis arrivée confuse, mécontente et laide à faire peur.

La nouvelle de la mort du Pape effraie à bon droit tout le monde : le gouvernement d’abord, à cause de la dépense qu’entraîne toujours un conclave (l’élection de Léon XII, l’avant-dernier pape, n’est pas encore payée), puis les étrangers, les oisifs, les marchands fournisseurs, qui ne songent qu’au carnaval et craignent qu’il n’ait pas lieu. Ensuite viennent les peureux (dont je suis) ; les gens gagnés par l’Autriche, impatiens de la voir porter au cœur de l’Etat romain ces troupes dont Léon XII avait toujours refusé le concours ; les libéraux, à l’affût d’un changement de personnes, permettant d’obtenir une constitution ; les révolutionnaires trop prêts, hélas ! à justifier par des mouvemens inconsidérés cette intervention autrichienne suspendue sur Rome comme une épée de Damoclès, enfin le peuple, au plus bas de l’échelle, qui souffre et qui, comme partout, voit dans les troubles le remède à ses maux.


1er décembre.

Toute la journée, les cloches ont sonné le glas du Pape, et c’est encore à ce bruit lugubre que les invités de la Reine se réunissent ce soir dans son salon.

M. et Mme de Moustiers arrivent avant qu’elle ait achevé sa toilette. Ils ont quitté volontairement la France après les journées de Juillet. Lui, mi-jeune, mi-gros, ancien joli garçon, reste parfait homme du monde et refuse d’habiter plus longtemps un pays où il vient de perdre ses pensions et ses grades. Elle, déblatère contre le nouveau gouvernement, avec l’assurance d’une jolie femme habituée à plaire, et qui représente à Rome la mode de Paris. Malgré quelque chose de hautain, on ne peut nier en effet qu’elle n’ait le charme français.

Les trois Vernet sont les autres convives. Je voudrais pouvoir dire : Joseph Vernet, peintre de marines ; Carle Vernet, peintre d’histoire et peintre d’animaux ; Horace Vernet, peintre de batailles, mais Joseph est mort depuis longtemps, et la réunion de ces trois étonnantes générations d’artistes ne sera plus possible que dans l’autre monde. C’est Horace, sa femme et sa fille qui dînent avec nous. Il vient d’être nommé directeur de l’Académie française à Rome et se trouve ainsi à quarante ans, dans un âge où son talent peut n’avoir pas encore atteint l’apogée, soumis à cette influence italienne si bien faite pour lui inspirer de nouveaux chefs-d’œuvre. Ses tableaux de genre : le Chien du régiment, le Cheval du trompette, l’ont rendu populaire dès le temps de l’Empire et fait recevoir chez l’impératrice Marie-Louise et chez le roi Jérôme ; mais les toiles qui lui ont valu dans l’art ses titres de noblesse datent de la Restauration. Ce sont ses batailles de Tolosa, de Jemmapes, de Valmy, sa Mort de Poniatowski, et surtout son Pont d’Arcole.

Il est de taille moyenne, maigre, les traits accentués ; sa physionomie répond mieux à sa réputation que sa conversation. Il m’avait paru n’être poli que tout juste à l’arrivée. Placé à côté de moi, il a un peu réparé ; mais il fait vraiment trop de calembours. Mme Horace Vernet n’est ni bien ni mal. Leur fille, à seize ans, est belle comme un ange, de cette beauté immobile qu’on prête à la belle Ferronnière, et qui en impose par le calme, par la fraîcheur, par l’éclat.

Assise à la table ronde, j’ai fait tourner des valets à cette jeune et froide beauté. Le Prince a voulu être du jeu et m’a demandé son horoscope. La Reine s’est beaucoup troublée de ce qu’en tirant une carte, il a pris : la mort. Elle s’en affectait si bien, tout en s’efforçant de rire de « ces bêtises, » qu’elle m’a demandé de rester un instant avec elle après que ses invités ont été partis. J’ai voulu lui lire quelque chose, elle n’écoutait pas ; l’image de son premier enfant, mort en Hollande, était devant ses yeux ; elle s’est mise à en parler d’une manière si triste, qu’elle me déchirait le cœur.

C’était le 5 mai 1907. L’Empereur devait mourir le même jour à Sainte-Hélène quatorze ans plus tard. La maladie de Napoléon-Charles n’avait duré que six jours, et d’abord les médecins n’avaient pas reconnu le croup ; aucun d’eux n’a pu dire un mot pour sauver ce malheureux enfant. Témoin de son agonie, la Reine a succombé à l’angoisse, perdu connaissance et elle est tombée dans une sorte de folie de stupeur et d’insensibilité. On l’a portée dans une petite maison de campagne aux environs de La Haye ; de là à Laecken. Corvisart est venu, puis la princesse Caroline, alors grande-duchesse de Berg, enfin l’impératrice Joséphine. La Reine s’est laissé mettre dans une voiture et elle est arrivée à Paris sans avoir versé une larme, sans avoir prononcé un mot. Corvisart l’envoyait dans les Pyrénées, il ordonnait des courses à pied ou à cheval, la fatigue, le silence, l’absence de toute contrainte et de toute représentation. Elle vécut de la sorte à Cauterets où Mmes de Broc, de Boucheporn, Vallet et de Villeneuve l’entouraient de leur affection. Un jour, dans une de ses promenades, elle entendit un paysan parler avec estime de la reine Hortense ; c’est là un de ses plus chers souvenirs. Elle fit une course à Pau ; le préfet, M. de Castellane, fut au désespoir qu’elle ne fût pas venue chez lui. Le roi Louis l’avait rejointe ; elle le suivit à Paris, toujours dans le même état stupide. Ce n’est qu’ensuite, à une chasse, en entendant le son du cor, qu’elle a pu pleurer enfin et se soulager en pleurant. Elle est tombée alors dans un état de faiblesse extrême, dont la naissance du prince Louis ne l’a pas délivrée et dont elle a souffert pendant près de dix ans.

Si l’on ajoute à ce récit de la Reine ce que je sais d’elle par Mme Vescovali, on voit combien sa part de bonheur a été mince et l’on comprend mieux l’amertume des larmes que j’ai eu la sottise de lui faire verser l’autre jour.


6 décembre.

Madame Mère habite le palais Rinuccini au coin du Corso et de la place de Venise. Comme elle ne sort plus de son appartement, son visage est d’une pâleur de spectre et la fait ressembler aux bustes dont elle est entourée. Toutes ces têtes de marbre lui tiennent compagnie, bien qu’elle les devine par le souvenir plutôt qu’elle ne les aperçoit avec les yeux ; elle perd en effet la vue et ne peut plus songer ni à lire, ni à travailler de ses doigts. Très exigeante pour son entourage, elle met à une rude épreuve le dévouement de Mlle Rose Mellini. L’isolement de cette pauvre fille est tel, depuis quatorze ans qu’elle est attachée à cette triste maison, qu’elle s’estime heureuse d’avoir pu y faire entrer une lingère de son pays ; ainsi, elle a du moins quelqu’un à qui elle peut se reprendre et parler à cœur ouvert.

La Reine elle-même avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces en s’imposant d’aller chaque jour au palais Rinuccini ; malgré la peur que j’en avais, elle s’est décidée à s’y faire accompagner par moi. Pour mon début, j’ai oublié d’apporter la petite comédie que j’étais chargée de lire ; pendant qu’un domestique revenait la chercher, le Prince, à cheval sur une chaise, me plaisantait en faisant le gamin.

Il a critiqué ensuite cette Seconde année, qui me plaisait au contraire et qui amusait Madame Mère. L’esprit de cette femme a conservé toute sa vivacité. On ne la consulte jamais sans retrouver en elle cette force de raison, cette clarté de jugement qu’on admirait chez l’Empereur. La lecture finie, elle a parlé des circonstances dramatiques dans lesquelles elle a quitté la Corse en 1793. Paoli venait de s’emparer du pouvoir, à Corte, et de former une consulta dont ce même Pozzo di Borgo, l’ennemi juré des Bonaparte et de la reine Hortense, était le secrétaire tout ce parti voulait la réunion de la Corse à l’Angleterre. Napoléon commandait alors un bataillon de volontaires ; il était à Ajaccio au retour de l’expédition de Sardaigne, dirigée par l’amiral Truguet ; l’insuccès de cette tentative encourageait justement Paoli dans ses menées séparatistes. Napoléon reçut de lui des ouvertures et lui répondit vertement que la Corse était Française, qu’il l’était lui-même que, quelques avantages que l’Angleterre put lui offrir, il préférerait toujours la mort à la trahison.

L’accent italien de Madame Mère prête à ses paroles un sens qu’elles n’auraient pas dans une autre bouche. On comprend, à l’entendre, l’impression que l’Empereur avait dû garder de ces événemens de sa jeunesse, et pourquoi son amour pour la France s’est toujours doublé d’une haine si forte contre les Anglais.

Chassé d’Ajaccio, où il dut pendant plusieurs jours se cacher chez des parens ou chez des amis, réfugié une nuit entière au fond d’une grotte, dans le jardin de Paravisini, il réussit à gagner Bastia par mer et fut dès lors en sûreté à bord de la flotte française ; mais il n’en était pas de même de sa mère et de ses frères, devenus des otages entre les mains des Paolistes. C’était aux derniers jours de mai 1793. Madame Mère voulait d’abord faire tête à l’orage et défendre elle-même ses enfans ; elle comptait sur les jeunes gens de Bocognano et de Bastelica, deux villages gagnés aux Bonaparte, pour l’aider dans sa résistance ; mais Costa, un fidèle ami de la famille, celui-là même dont l’Empereur a reconnu les services en lui laissant un legs de cent mille francs, la persuada que la partie serait trop inégale et la décida à quitter nuitamment la ville pour gagner sa terre de Milelli. Elle laissa Caroline et Jérôme, les deux plus petits, à leur grand’mère Ramolino, et partit avec les trois autres, Louis, Elisa, Pauline. A peine les fugitifs étaient-ils en chemin que la maison d’Ajaccio fut cernée ; elle devait être si bien pillée le lendemain, qu’on en arracha jusqu’aux gonds des portes et des fenêtres. Milelli même n’était plus un lieu sûr. Sur l’avis de son frère Fesch, qui l’avait accompagnée, Madame se souvint que les trois députés conventionnels délégués en corps préparaient la flotte pour une expédition contre Ajaccio, que Napoléon pousserait de toutes ses forces à ce projet dans le désir qu’il avait de porter secours à sa famille, qu’ainsi le salut était du côté de la mer et qu’il fallait à tout prix gagner la côte pour se mettre en communication avec les navires français.

Elle repartit à la tombée de la nuit, emmenant avec elle tous ses défenseurs, armés de carabines et de stylets ; ceux de Bastelica marchaient en tête ; ceux de Boroguano formaient l’arrière-garde ; elle-même donnait la main à Pauline ; Fesch conduisait Elisa et Louis. L’obscurité était profonde ; on suivait des chemins étroits, tortueux, à peine visibles pendant le jour, tout à fait impraticables dans les ténèbres, tantôt suspendus sur des précipices, tantôt perdus dans des massifs de ronces et d’ajoncs épineux. Ici c’était un mur qu’il fallait franchir, plus loin un ruisseau où il fallait descendre ; un enfant criait, accroché par un arbuste, un autre pleurait d’épouvante, un autre, épuisé, tombait de fatigue et s’endormait.

Il importait de dépasser au plus vite les environs d’Ajaccio, car, dès le jour, on aurait rencontré des paysans ennemis en marche sur la ville. Cependant le torrent du Capitello offrait un obstacle que des enfans si jeunes ne pouvaient franchir. Costa s’empara d’un cheval, qu’il savait être dans un enclos voisin, et s’en servit pour transporter les voyageurs sur l’autre rive. Tous les hommes armés rétrogradèrent alors, chargés de répandre la fausse nouvelle que Madame était allée s’embarquer à Saint-Florent. Elle persévérait au contraire dans l’idée de se tenir dans le maquis voisin du golfe d’Ajaccio, sûre que son fils viendrait l’y chercher. Là, guidée par Costa, elle eut l’effroi d’entendre des paysans armés qui parlaient entre eux de mettre à mort tous les Buonaparte. Des fanatiques passèrent à deux pas d’elle sans la voir ; elle remercia Dieu de l’inspiration qu’elle avait eue de suivre Costa dans le désert et de ne compter que sur Napoléon pour la sauver.

A peine arrivé à Bastia, il s’était jeté sur un chébek rapide, et il était parti en éclaireur devant l’expédition préparée par Lacombe Saint-Michel. Il débarqua à Provenzale, où étaient les bergers de sa famille, en expédia plusieurs à Bastelica pour avoir des nouvelles, se cacha dans les rochers pour attendre leur retour, mais fut délogé de là par une fusillade, qui l’obligea à se rembarquer précipitamment. Il prit alors le parti d’entrer dans le golfe d’Ajaccio avec son navire. Il en longeait les bords, quand il aperçut de loin un groupe de gens qui lui faisaient des signes. Il se jeta dans une chaloupe pour les reconnaître et, en s’approchant, aperçut bientôt sa mère et ses sœurs qui lui tendaient les bras.

Madame assure que, parmi toutes les joies que Napoléon lui a procurées ensuite, celle de ce jour-là est restée la plus grande. « Il était tout mouillé, dit-elle. Il s’était jeté à la mer pour m’embrasser un instant plus tôt. » La gloire, le génie, la puissance de son enfant, ne sauraient lui faire oublier cette image, car rien peut-il être plus doux pour le cœur d’une mère que les gages que donne l’amour filial ?

L’ayant quittée sur ces souvenirs de tendresse, nous ne supposions pas qu’un sujet purement politique nous ramènerait chez elle dès le lendemain. Il s’agissait cette fois de la protestation que le roi Joseph venait d’adresser aux Chambres, et que tous les journaux de Paris avaient reproduite.

Le roi habite Point Breeze, près de Philadelphie ; il s’y fait appeler le comte de Survilliers, du nom d’un petit village voisin de son ancienne propriété de Morfontaine. Dès que les événemens du mois de juillet lui ont été connus, il a cru devoir obéir sans retard aux volontés de son frère, exprimées dans la lettre de Sainte-Hélène rapportée par le général Bertrand, et faire valoir les droits du Roi de Rome dans les termes mêmes que l’Empereur avait dictés.

Napoléon II a été proclamé en 1815 par une Chambre légalement nommée et dissoute par les baïonnettes étrangères. Au contraire, Louis-Philippe a été porté au trône par un acte indirect et sans le consentement de la nation ; sa position est fausse ; son passé est ambigu. Le comte de Survilliers développe cette thèse dans des lettres adressées à Lafayette, au comte Thibaudeau, aux généraux Lamarque, Gérard, Jourdan, Belliard, Merlin, au duc de Padoue, au comte Roederer. Il a envoyé le général Lallemand en mission secrète à Vienne et à Parme, pour essayer d’amener à son opinion M. de Metternich et l’impératrice Marie-Louise. Enfin, une lettre de lui aux députés français a été reproduite par les journaux.

Madame Mère en écoute attentivement la lecture, que je lui fais de mon mieux. Elle pense que la distance où son fils aîné est de l’Europe affaiblit la portée de ce qu’il peut dire. Il fait allusion à tort aux sympathies de la Russie, de l’Autriche et de l’Angleterre pour la cause de Napoléon II. Il met mal à propos sa famille en opposition au gouvernement français. Le malheur des Bonaparte, ajoute-t-elle, est d’être dispersés, et par-là même divisés. Elle raisonne sur tout cela avec une force et une justesse extraordinaires.

Au sortir du palais Rinuccini, la Reine veut porter notre journal chez le cardinal Fesch, qui se dispense du conclave en raison de son grand âge et de sa mauvaise santé. Elle juge pour sa part que les seules espérances permises aujourd’hui au fils de Napoléon doivent avoir l’Italie pour objet et se rapporter à ce titre de roi de Rome dont il fut revêtu à sa naissance. Si l’unité italienne était possible et si Napoléon régnait sur cette nation, les Bonaparte se résigneraient à voir Louis-Philippe durer en France et se rallieraient à la monarchie de Juillet (Moi, qui écoute la Reine et me garde de l’interrompre, j’aurais pour l’Italie un jeune roi tout prêt, qu’elle jugerait sûrement à sa convenance ; c’est le prince Napoléon-Louis). Elle ajoute aussitôt que l’unité italienne n’est qu’un leurre, parce qu’elle consacrerait ici le triomphe des idées françaises, le recul de l’Autriche, l’abandon de tout le système suivi par M. de Metternich, et certes ce n’est pas au moment où le contre-coup des événemens de Paris produit partout des commotions si fortes, que notre ennemi juré abandonnerait à notre influence ce merveilleux pays italien.

Il n’est pas moins naïf de croire que le roi de Rome puisse jamais régner sur la France ; ou bien il faudrait préparer cet avènement par des troubles tels et une anarchie si prolongée que M. de Metternich pourrait alors trouver commode de nous faire gouverner par le duc de Reichstadt. Pour le peuple parisien, le fils de l’Empereur est un prince autrichien, dont la mère n’a jamais été aimée, dont la vie vassale et prisonnière rappelle l’abaissement dans lequel l’Empire a fini. Ainsi s’explique l’indifférence à laquelle le général Gourgaud s’est heurté quand il a cru pouvoir opposer Napoléon II à Louis-Philippe et quand il a adressé, dans ce sens, son appel inutile à la population de Paris.

La protestation du roi Joseph, la Reine en a peur, restera elle-même sans effet. Elle vient à la traverse des réclamations que les autres Bonaparte : adressent au gouvernement de Paris, et qui tendent à en obtenir des douaires ou des dotations. Ce contretemps ne se serait pas produit si la famille impériale était plus unie, et, comme ledit Madame Mère, moins dispersée.

L’Empereur lui-même avait vu cet écueil et il l’avait signalé dans une note dictée aux dernières heures de sa vie, au milieu de ses spasmes et de ses souffrances. Cette note a été remise depuis au roi Joseph par le général Bertrand. Il y était dit que les Bonaparte devaient s’emparer de Rome par des alliances avec les familles princières, que là était leur place, qu’il y avait des Bonaparte à Rome dès l’an 1000, qu’un Bonaparte avait décrit, en 1540, le sac de Rome par le Connétable de Bourbon. Madame Mère, la princesse Pauline, le cardinal Fesch doteraient les enfans de Lucien, de Louis, d’Elisa et les aideraient à faire des établissemens. L’Empereur ajoutait, à l’adresse de Jérôme et de la Reine Caroline, que la Suisse leur convenait mieux que l’Italie. Ils trouveraient là une protection et vivraient plus dignement qu’ailleurs, plus agréablement aussi ; ces considérations s’appliquaient encore au roi Joseph.

Le comte de Survilliers, en demeurant à Point Breeze, n’a pas obéi aux désirs de son frère. Au contraire, la Reine, en partageant sa vie entre Arenenberg et Rome, s’était conformée par avance au testament de Sainte-Hélène.


Jeudi, 9 décembre.

La maison du cardinal Fesch ressemble à celle d’un brocanteur. Les tableaux tapissent les murs, s’empilent en tas par terre et l’ont si bien envahi qu’il a dû se réfugier dans trois petites pièces au dernier étage du palais. Le souffle manque quand on arrive là. Pour un homme malade et vieux, c’est assez mal imaginé ; mais la vue qu’on a des fenêtres est admirable. On découvre devant soi le Tibre aux eaux jaunes, et, par-delà le fleuve, le beau jardin du palais Farnèse, avec ses épais feuillages d’orangers. Un terrain en amphithéâtre, tout surmonté d’édifices, complète ce spectacle, l’un des plus beaux que j’aie vus à Rome.

De là, nous sommes allées un instant chez le prince de Montfort, où j’ai baillé tout à mon aise près des tables de jeu. Les dames de la maison se disputaient la place ; la petite Frosconi, dont les yeux louches me déplaisent décidément, était aux prises avec la marquise Azzolini.

Le prince Charles-Lucien de Musignano est bientôt arrivé avec la princesse. Il a les beaux yeux et le beau profil des Bonaparte ; comme eux tous, il est instruit, spirituel et lettré, avec un goût prononcé pour l’histoire naturelle. Dès l’époque où il habitait Worcester avec son père, il s’intéressait déjà aux oiseaux. Pendant son séjour en Amérique, après son mariage avec la princesse Zénaïde, il rédigea et publia une Ornitologia americana qui le fit connaître dans le monde savant.

Le prince Louis avait promis de venir nous reprendre ; sous prétexte de rhume, il s’en est abstenu. Ses absences perpétuelles justifient assez les soupçons de ceux qui le disent affilié aux révolutionnaires romains. L’Italie l’attire aujourd’hui. Il y a deux ans, c’était la Grèce, où son cousin Paul, fils de Lucien, est allé mourir ; puis l’an dernier, la Russie, avec laquelle il voulait se battre contre les Turcs.

Ce qui se passe dans Rome est bien fait pour exalter une tète aussi chaude. On vient d’exiler encore vingt-quatre personnes, et son maître d’armes est du nombre. La liste, parait-il, est de deux cents noms. Le prince Gagarine en parlait chez le prince de Montfort. « Les cardinaux sont fous ! disait-il. La révolution ne vient pas assez vite, à leur gré. Ils veulent la presser en tourmentant les gens. » Les cardinaux savent comment la partie est liée entre les princes de l’Eglise et les patriotes italiens. La ligue della Santa-Fede a eu pour chefs Pie VII, puis Léon XII ; elle ne faisait qu’un avec le parti des Jésuites français. Son plan était le partage de l’Italie en trois parties : le Nord au duc de Modène, la Toscane et les Etats de l’Eglise au Pape, le reste au roi de Naples. Les sociétés secrètes veulent au contraire l’unité politique de la péninsule. Elles se composent d’hommes qui ont joué un rôle sous Napoléon, d’officiers qui ont servi sous le prince Eugène, enfin de tous ceux que les changemens de 1815 ont lésés et mécontentés. C’est parmi eux que le mouvement révolutionnaire du Piémont, en 1821, trouva ses principaux acteurs. La Révolution parisienne du mois de Juillet dernier les encourage ; ils croient l’heure propice pour obtenir ici des droits politiques, au moment où le trône pontifical est vide, le gouvernement ébranlé, et le peuple éprouvé par de mauvaises récoltes qui l’indisposent contre le pouvoir.

Le maïs a manqué. Les paysans affluent en foule. On vole le pain dans les boutiques de boulangers. On arrête les passans en plein jour pour les dévaliser. Douze hommes ont forcé la porte de l’ambassadeur de Bavière ; ses domestiques ont dû lutter pour les mettre dehors. Il a demandé aussitôt réparation. L’usage veut, dit-on, si les coupables sont pris, qu’il ait le droit de les faire fouetter sous ses fenêtres. Notre palais n’est pas plus sûr que le sien, ouvert qu’il est le jour comme la nuit, et sans portier. A quelque heure qu’on entre ou qu’on sorte, des hommes sont cachés dans les escaliers. Ce ne peut être que pour voler ou pour espionner, à moins que ce ne soit pour faire l’un et l’autre. Ils ont beau jeu, dans une maison où l’on parle à tort et à travers et où la Reine a l’imprudence de se faire apporter en plein jour des sacs d’argent. Elle ne monte pas en voiture, que tous ces faquins ne l’assaillent, et ils sentent affreusement mauvais.

Elle reçoit de tous côtés des nouvelles qui l’alarment. Bologne est en effervescence, et la Romagne s’agite. Ces mouvemens sont simultanés ; cependant, ils manquent de concert ; si l’idéal des patriotes est partout le même, leurs intérêts diffèrent selon les gouvernemens et les localités. La Lombardie n’est pas assez malheureuse pour risquer une révolution. Le Piémont est divisé d’opinion et n’a pas de raisons certaines pour désirer retomber dans les échauffourées de 1821. La Toscane est tranquille sous un bon prince. Ferrare est contenue par une garnison. Reste l’agitation romaine et ce qu’elle pourrait produire ailleurs, si elle réussissait ici. Mais le peuple est mobile et peut revenir à ses prêtres, après être allé aux républicains. Réussirait-on à changer par force la forme du Gouvernement, qu’on n’aurait fait que provoquer l’intervention autrichienne et préparer par-là le retour au précédent ordre de choses, avec beaucoup d’humiliation subie et beaucoup de sang répandu.

La Reine conclut de cela que l’intérêt du moment n’est pas à Rome, mais à Vienne et à Paris. L’Italie ne peut attendre sa liberté que d’une guerre entre l’Autriche et la France. Cette guerre fait aussi le sujet des conversations, mais on en parle un peu au hasard, car le roi Louis-Philippe est d’humeur pacifique, et il fera tout pour éviter des complications. Le choléra-morbus russe nous menace peut-être davantage. Dans tous les cas, l’année qui vient ne commence pas pour l’Europe sous d’heureux auspices.


Dimanche, 13 décembre.

Les événemens se sont précipités d’une manière si inattendue depuis vingt-quatre heures que j’en suis encore tout étourdie.

J’avais eu tant d’ouvrage hier, qu’il m’avait été impossible de trouver dans l’après-midi un instant pour m’habiller. Je montais donc pour diner en robe du matin, quand la Reine s’est avancée vers moi en disant : « Vous savez, Louis part ; il est exilé de Rome ! » Un colonel, suivi de deux officiers, était venu apporter au Prince un passeport, avec l’ordre de quitter la ville dans l’espace d’une heure, et tous les préparatifs de ce départ étaient commencés.

Les voitures de voyage étaient chez le sellier ; il a fallu aller les chercher précipitamment, courir après le second domestique, qu’on ne trouvait pas. Le Prince s’occupait lui-même de ses emballages, qu’il avait l’humiliation de faire sous les yeux d’un officier papalin.

On peut juger de ce que le dîner a été pour la Reine et pour moi. Je m’efforçai ensuite de lui présenter des raisons propres à lui faire prendre son parti de cet exil ; j’en trouvais beaucoup qui me paraissaient bonnes et qu’elle répétait machinalement après moi. Assises toutes deux devant la cheminée, nous soufflions sur les bûches avec obstination ?

Parfois, quand on est dans un état d’esprit incertain, il suffit d’une impression superficielle pour changer tout le cours des idées. Tout à coup, le feu s’est rallumé ; cette flamme nous a réchauffées, ranimées, et nous n’avons plus considéré l’aventure comme aussi tragique. Le marquis Azzolini entrait justement, tout essoufflé, pour s’enquérir du Prince et nous dire que le petit prince Jérôme avait reçu aussi une lettre d’exil. Que ce conspirateur de seize ans pût être considéré comme dangereux, cela était si ridicule que la Reine en était toute réconfortée. Gagnée davantage à mes raisons, elle a refusé l’offre du marquis, de comprendre le Prince dans la réclamation que le roi Jérôme va faire. Au Roi lui-même, arrivant avec la marquise Azzolini, elle a dit qu’elle préférait savoir son fils à Florence, qu’exposé ici aux sollicitations des agitateurs.

Le pauvre Prince était si harcelé au dernier moment, si surveillé, si embrassé, si caressé, que je n’ai pas pu seulement lui dire adieu. Son oncle descendait l’escalier avec lui ; un colonel, deux officiers le mettaient en voiture ; deux dragons montaient à cheval pour l’escorter jusqu’à la frontière. Dans cette précipitation, il ne nous restait qu’à souhaiter que son passeport eût été visé par l’Autriche, pour qu’au moins il ne lui fût pas cherché noise en Toscane.

Je raisonnais là-dessus, toujours en robe du matin, tandis que la Reine faisait sa toilette, et MM. Delcinque et le général Antonelli me donnaient la réplique, quand le prince de Musignano a paru, fort ému de ce qu’il venait d’apprendre et fort curieux d’en savoir davantage. Son cocher ayant été arrêté (qui n’arrête-t-on pas ? ) il avait couru le réclamer chez le Cardinal Pacca et n’avait pu obtenir qu’un rendez-vous plus tard ; il avait cependant appris que l’affaire de son cousin était arrangée ? ) « Quelle affaire ? » nous demandait-il, pensant qu’il s’agissait du prince Louis. C’était du petit prince Jérôme que le cardinal avait voulu parler ; l’arrangement venait du prince Gagarine, toujours très empressé pour les intérêts de la Reine Catherine, qui est la cousine de son souverain.

En un instant, le salon s’est rempli. La Reine, paraissant, m’a envoyée m’habiller à mon tour, ce que j’ai fait en un clin d’œil, pour revenir au plus tôt la secourir. Ses craintes l’avaient reprise. Elle voyait mille obstacles sur la route du Prince ; elle s’effrayait de ces dangers imaginaires que l’instinct maternel fait surgir partout où la mère n’est pas. Recevoir des invités dans une pareille disposition d’esprit, c’était faire comme cette actrice que nous avons vue à Bologne chanter les yeux pleins de larmes.

M. Dolcinque, qui est joueur dans l’âme, demandait une table d’écarté. Il a fallu ensuite valser avec lui. J’ai fait chanter un air au petit Piot. Mme Samoïlof, malgré sa voix fausse, a plu dans son duo avec M. Angelini. On lui a demandé des romances russes dont la beauté a surpris ; il y a dans cette musique un souffle, une passion qui produisent des effets saisissans, quoique furieux et désordonnés. Après cela l’air de bravoure chanté par Paccini a paru faible. Les dames sont parties peu après, et la Reine a congédié les joueurs qui faisaient mine de s’attarder. M. de Rougé, resté le dernier, voulait qu’elle s’adressât à notre ambassadeur a Naples, M. de Latour-Maubourg qui est de passage à Rome ; on ne pouvait pas avouer plus clairement qu’ici même, à l’ambassade de France, elle est sans crédit et sans appui. C’est de quoi elle a pleuré toute la nuit ; ses agitations ont été si vives qu’elle s’est relevée pour aller en parler à Charles (elle l’avait fait coucher par précaution dans le lit du prince Louis).

Maintenant il faut pourvoir au salut de deux réfugiés politiques à qui le Prince avait donné asile dans son appartement et qu’en partant il a recommandés à sa mère. L’un est un ancien officier de l’armée d’Italie que nous convenons d’appeler Fido, pour ne pas prononcer son nom devant les domestiques ; l’autre, un jeune peintre nommé Pasqualini ; celui-ci a été blessé dans une échauffourée des derniers jours et porté ici tout sanglant. Ce sont deux vies à sauver, car Fido tient dans sa poche un pistolet chargé et il est prêt à se brûler la cervelle, si les gendarmes viennent pour l’arrêter. Le Dr Conneau panse Pasqualini. Il est lui-même au nombre des conspirateurs, mais a pu jusqu’à présent échapper aux perquisitions de la police.

Les ministres du Brésil et de Bavière viennent offrir leurs services à la Reine. Le prince de Montfort apporte la nouvelle que quatre cents personnes ont été arrêtées dans la nuit. La Reine refuse toujours de faire aucune démarche ; elle ne demandera rien à M. de Latour-Maubourg ; mais, incapable qu’elle est de se passer longtemps de conflits, elle parle d’aller à Florence pour se rapprocher de lui.


2 février.

Tout le mois de janvier s’est écoulé au milieu des rumeurs Les plus sinistres et des occupations les plus frivoles. On n’entendait parler que d’insurrection, que de conspirations, ce qui n’empêchait pas de danser tous les soirs dans toutes les maisons. La Reine, heureuse des nouvelles que ses enfans lui adressent chaque jour de Florence, s’applaudit de les voir loin du foyer d’agitation et, confiante dans leur sagesse, les laisse quelque temps livrés à eux-mêmes, sous le contrôle du roi Louis.

L’animation nouvelle qui se répand aujourd’hui dans la ville l’y retiendra quelque temps encore : des salves d’artillerie, des sonneries de cloches annoncent que le Pape est nommé. Nous croyions d’abord que c’était le cardinal Gregorio, chef, contre le cardinal Alboni, d’une importante faction du conclave ; mais il y avait méprise, et c’est le cardinal Capellari qui devient souverain pontife sous le nom de Grégoire XVI. Les cérémonies commenceront demain, par la première visite du Pape cà la chapelle Sixtine et à Saint-Pierre ; il reçoit l’hommage des cardinaux, hier ses égaux, maintenant ses sujets, qui viennent l’un après l’autre baiser l’anneau de Saint Pierre et les pieds de son successeur. La pompe du couronnement se prépare, mais ce qui provoque l’allégresse générale n’est pas tant L’attrait des fêtes religieuses ni l’empressement de Rome à saluer son nouveau maître que la fin d’un deuil importun et la joie de penser que le carnaval est enfin permis.


6 février.

Quand nous sommes arrivés à Saint-Pierre, guidés par le marquis Amati, le cortège du Pape s’avançait lentement à travers l’église. Sa Sainteté, assise sur un trône très haut, dominait de beaucoup la foule ; à sa droite et à sa gauche on élevait au bout de longues baguettes des éventails symboliques sur lesquels étaient peints des yeux ; c’est une manière ancienne d’exprimer qu’à cette heure les yeux du monde entier sont fixés sur lui : on brûlait en même temps les étoupes traditionnelles, en chantant : « Ainsi passe la gloire d’ici-bas ! »

La procession étant parvenue au chœur, le pontife a revêtu les ornemens sacerdotaux ; le trône rouge où il s’est d’abord assis rappelait la dignité épiscopale à laquelle, simple camaldule, Grégoire XVI a été élevé le jour même où il recevait les ordres. Puis, revenu à l’autel, il y a entonné les litanies des Saints, pour gagner enfin le trône blanc placé en face du tabernacle.

Tout le chœur, tendu de damas rouge et de crépines d’or, formait comme un vaste salon. Les cardinaux et les prélats en garnissaient le pourtour ; une double tribune aux gradins étages, l’une pour le corps diplomatique, l’autre pour les étrangers de marque, le dominait. Nous occupions la seconde, où se retrouvaient les habituées du salon de la Reine. Devant nous, nos danseurs et nos censeurs se tenaient debout entre la tribune et la grille du chœur. Pour n’être pas là en habit noir, la plupart s’étaient découvert des uniformes, mais ce déguisement ne les rendait pas plus solennels ; il est impossible d’imaginer une assemblée moins recueillie et moins dévote que n’était celle-là. M. de Masson courait après notre ambassadeur. Joséphine Yermolof s’agitait pour passer dans la tribune diplomatique. Elle n’a eu de cesse que M. Aritsof ne fût venu la chercher pour l’y conduire ; M. de Chabot l’a aussitôt suivie, car il ne la quitte pas.

Près du trône, se tenait le prince assistant au seuil, vêtu de noir. C’est la charge du royaume la plus haute ; elle appartient à la famille Orsini. Les Colonna en ont une autre. Tout le cérémonial est réglé avec un détail que notre léger caractère français ne peut s’empêcher de trouver long et fatigant. Le Saint-Père allait constamment de l’autel au trône. Sur ce dernier, la communion lui fut apportée et il puisa dans le calice avec le chalumeau d’or.

La messe et la musique achevées, son pavois l’emporta de nouveau à travers cette foule dont la houle devait lui donner le mal de mer. Le marquis Amati avait pris pour nous deux places sous l’allée de gauche qui va de l’église à la colonnade ; il y avait là un échafaudage du haut duquel nous avons très bien vu le pontife apparaître sur le grand balcon. Après son couronnement, il donne la fameuse bénédiction urbi et orbi au peuple agenouillé qui couvre la place. Cet instant est le plus beau ; mais on ne comprend pas d’abord pourquoi il déchire un papier dont les assistans se disputent les moindres parcelles. Cette cérémonie rappelle l’excommunication que la famille Orsini encourut autrefois et dont chaque pape après son élection est censé déchirer la bulle.


14 février.

Toutes les après-midi de la semaine dernière ont été consacrées aux plaisirs du carnaval, aux promenades du Corso, aux batailles de fleurs et de confetti. Pas une voiture ne pouvait rivaliser avec la nôtre pour la moisson de bonbons et de bouquets dont elle était remplie. C’était plaisir de voir la Reine toute ranimée, toute rajeunie par les lazzi qui s’échangeaient d’une voiture à l’autre, par le bombardement de ces projectiles d’amidon, par ces relations fugitives qui durent le temps d’une attaque et d’une riposte et ne laissent pas plus de trace dans le souvenir que les confetti qui s’écrasent n’en laissent sur les vêtemens.

Ces folies toujours pareilles n’empêchaient pas que de jour en jour les rumeurs politiques ne devinssent plus graves. Dès le 7, on avait appris les mouvemens insurrectionnels de Modène, Bologne, Forli et Ravenne. Ces nouvelles confuses, présentées sous des aspects divers, selon la fantaisie des narrateurs, créaient à la longue comme une atmosphère d’inquiétude. Sachant qu’il se préparait quelque chose, on ne montait plus en voiture sans s’informer des intentions des conspirateurs et sans avoir reçu de quelque inconnu digne de toute confiance l’assurance qu’il ne se passerait rien.

Le prince de Musignano, rencontré mercredi soir au théâtre Tordinoni, était allé voir Grégoire XVI dans l’après-midi. Tout en faisant l’éloge du Saint-Père, qu’il donna pour un brave homme animé des meilleures intentions, il se montrait préoccupé des mouvemens populaires signalés dans les Légations et plus inquiet encore de l’imprudence commise ici même par quelques jeunes écervelés français. Une bagarre s’était produite dans un café, où plusieurs de nos compatriotes, échauffés par le vin, avaient chanté la Marseillaise et crié : « Vive la liberté ! » Dévoués à notre ambassadeur, quelques-uns donnèrent leur parole d’honneur qu’ils ne se mêleraient plus en rien des affaires politiques ; d’autres, qui refusèrent de prendre aucun engagement, reçurent des passeports et furent invités à quitter la ville. On n’en annonçait pas moins vendredi des vêpres romaines et le massacre imminent de tous les Français. Les Transtévérins, disait-on, préparaient leurs armes. Ce sont les mêmes fanatiques qui, en 1797, assassinèrent le général Duphot, notre ambassadeur, sous les yeux mêmes du prince Eugène qui, simple aide-de-camp, venait d’apporter à Rome la nouvelle de la paix de Campo-Formio. Descendant des anciens Romains, dont ils ont gardé le sang pur de tout mélange, les traits nobles et le caractère lier, ils vivent confinés dans leur faubourg, se marient entre eux, et sont toujours prêts à s’armer de leurs poignards quand le pape fait appel à leur dévouement.

Le soir, au bal donné par le prince de Montfort, les Italiens les moins suspects de constitutionnalisme trouvaient étrange que les intérêts de la cause pontificale eussent été confiés à de pareils défenseurs. Les Français faisaient entre eux le projet, au moindre bruit d’alarme, de se réunir à l’Académie, et là, sur un terrain à eux, de se retrancher et de se défendre. Les Russes qui n’ont pas de goût pour les barricades, nous montraient des visages allongés ; mais comme le bruit courait d’une insurrection à Saint-Pétersbourg, que cette nouvelle n’avait rien d’invraisemblable et qu’au temps où nous vivons, personne n’est sûr du lendemain, ils se tenaient sur une réserve plaisante et n’osaient se déclarer tout à fait nos ennemis-La princesse de Musignano, au comble de l’effroi et les yeux pleins de larmes, parlait de partir pour l’Amérique ou du moins pour Florence, où l’on vit si heureux et si tranquille. La Reine affectait une insouciance que je ne pouvais partager, car ne serait-elle pas plus exposée que personne si la populace s’armait contre les Français ? Alexandre Torlonia, à qui j’en parlais, s’offrait à la prendre sous sa protection. Le beau prince Ruspoli témoignait du même zèle, et voilà qu’un autre Italien, rencontré l’autre soir à Tordinoni, très attentif depuis à mes mouvemens, s’approchait à son tour pour se dire prêt à me faire un rempart de son corps ! Je ne lui en demandais pas tant. J’apercevais même, dans son ardeur pour ma défense, le risque d’une attaque sournoise et la pointe d’un autre danger. La Reine en riait sous l’éventail et disait que cette révolution bouffonne se terminerait par mon mariage. Elle-même n’allait pas tarder cependant à inspirer un dévouement plus romanesque encore que celui dont j’étais l’objet.

Elle avait commandé sa voiture pour trois heures, le samedi gras, et n’attendait plus que l’instant de sortir, quand un jeune homme inconnu se présenta à la porte et, sur sa bonne mine, sur son insistance, parvint à se faire recevoir. Il apportait la nouvelle que des troubles allaient éclater sur le Corso et suppliait la Reine de ne pas s’aventurer hors de sa maison.

Un ordre du gouverneur, qu’on venait d’afficher, enjoignait de suspendre immédiatement tous les divertissemens du carnaval, et déjà le public, moins peut-être par discipline que par timidité, avait obéi. Le Corso, avec ses balcons décorés et ses estrades dressées, restait parfaitement vide. En regardant par les fenêtres, nous vîmes dans ce désert deux promeneurs seulement qui, nous apercevant à leur tour, s’empressèrent de monter auprès de nous ; c’étaient M. de Bressieux et Mme Horace Vernet.

Les Russes, nous dirent-ils, se réunissaient à leur ambassade ; parlant tous notre langue et craignant d’être pris pour des Français, ils arboraient leur cocarde nationale. M. Vernet avouait avoir fait quitter la nôtre aux hommes de sa maison. Parlant des préparatifs de résistance faits à l’Académie, elle n’alla pas jusqu’à nous offrir de nous y réfugier. M. de Bressieux, au contraire, s’informant du secours sur lequel nous pourrions compter, s’est ému d’apprendre que nos deux domestiques étaient malades : l’un dans son lit, avec la rougeole, l’autre dans le sien, avec un rhumatisme. Tout aussitôt, avec une galanterie chevaleresque, il a offert ses services à la Reine, qui les a acceptés sans façon.

Ayant donc reconduit Mme Vernet chez elle, il est revenu de bonne heure, nous annonçant son camarade de voyage, M. Hesse, grand garçon de vingt-quatre ans à fraîche figure et, dit-on, peintre de talent. Ils traversaient ensemble l’Italie à pied et s’apprêtaient justement à partir pour Naples, si leur bon cœur et les circonstances mauvaises ne les avaient pas retenus ici.

La mère de M. de Bressieux a été dame d’honneur chez Madame Mère ; lui-même a été page de l’Empereur. Il est étrange qu’à dix mois de distance, il ait eu l’occasion de protéger à Paris le départ de Charles X, étant alors capitaine de la Garde Royale, et qu’il veille aujourd’hui à Rome sur la reine Hortense ! Petit, de bonne tournure et de bonnes manières, il a tout l’esprit qu’il faut pour plaire ; sa figure même serait agréable sans de gros yeux ronds à fleur de tête qui ressemblent à des lanternes de cabriolet.

Nous dînions gaiement avec nos deux défenseurs quand les domestiques effrayés sont venus dire qu’on entendait des coups de fusil. Mgr Ruspoli a paru à son tour, tout hors d’haleine ; il venait, disait-il, rassurer la Reine et il était sûrement plus effrayé qu’elle. Sur son ordre, ses gens ont fermé tant bien que mal la grande porte, qui n’avait pas tourné sur ses gonds depuis quinze ans, et dont les deux battans joignaient fort mal.

La cause de sa terreur est une proclamation nouvelle qui enjoint à la population bien intentionnée de prendre les armes au premier coup de canon tiré du château Saint-Ange. Dans une ville, à ce point chargée d’électricité, un conseil aussi imprudent peut suffire à déchaîner la Révolution. Cependant la soirée se passe à prêter l’oreille aux bruits de la rue et s’achève sans que le silence ait été troublé par autre chose que le pas des patrouilles ou les fers des chevaux battant le pavé. Quelques visiteurs entrent et sortent, allant au bal de l’ambassade de Russie. Mgr Ruspoli revient dire que tout est fini, que la nuit sera calme ; c’est, pour nos gardes du corps, le signal de rentrer chez eux.

Le dimanche, la Reine reçoit M. de Latour-Maubourg, qui vient à pied, sans doute pour mieux cacher sa visite, et qui a le regret de se rencontrer avec plusieurs personnes. Nous ne saurons sans doute jamais ce qu’il voulait dire ; mais M. Delcinque assure que la veille, dès le matin, le secrétaire d’Etat Bernetti avait eu la nouvelle du mouvement préparé pour trois heures et qu’il avait demandé au Pape l’interdiction de la promenade du Corso. Le Saint-Père, toujours enclin aux moyens de douceur, avait résisté d’abord et ne s’était rendu que sur les détails circonstanciés donnés et certifiés par notre ambassadeur.

M. de Sainte-Aulaire savait d’une manière sûre que les conjurés, au nombre de mille, avaient pris pour signe de ralliement une ceinture bleue. Ils devaient, masqués, se mêler à la foule qui remplit le Corso et s’approcher de la haie des troupes alignées de chaque côté de la rue ; armés seulement d’un couteau, chacun d’eux, au signal d’un coup de canon, se jetterait sur un soldat, lui prendrait son fusil et s’en servirait contre lui au besoin ; d’autres avaient pour rôle de couper les traits des attelages, ce qui aurait immobilisé les voitures, créé une barricade et paralysé l’action de la cavalerie. La présence et les cris des femmes auraient arrêté l’effusion du sang. On aurait alors distribué des cocardes, des drapeaux tricolores, et la bataille révolutionnaire se serait terminée aussi gaîment qu’une bataille de confettis.

La contre-mesure prise par le gouvernement ayant fait avorter ce premier projet, le coup de main tenté dans la soirée, et dont l’écho n’avait pu parvenir jusqu’à nous, était voué d’avance à un insuccès. M. Colonna nous en a refait le récit, qu’il tenait de la bouche même du colonel mêlé à l’échauffourée.

Des jeunes gens se jetèrent sur le régiment d’infanterie pour le désarmer ; ils essuyèrent une décharge de peloton et quinze ou vingt baïonnettes se teignirent de leur sang. Cinq d’entre eux seulement ont été arrêtés. On croit que d’autres ont été tués, ou du moins blessés grièvement ; mais leurs camarades les ont emportés en se retirant. Les traces sanglantes ont permis de les suivre jusqu’à Saint-Pierre. Là, les insurgés ont disparu sans plus laisser d’indices. Plusieurs morts, dit-on, auraient été jetés dans le Tibre. Les chefs de l’émeute se cachent et désespèrent de rien faire sans les insurgés des provinces ; plusieurs ont sauté par-dessus les murs de la ville pour aller se joindre aux Romagnols.

Notre ambassadeur tenait ses informations d’un Français, habitué du salon de la Reine, qui, mis dans la confidence des conjurés, s’était, par pur enfantillage, le.plus naïvement du monde, laissé aller à livrer leurs secrets. Cette circonstance, si jamais elle était connue, vouerait nos compatriotes à l’exécration de toute l’Italie ; elle les exposerait à la vengeance des Transtévérins comme révolutionnaires, et à celle des révolutionnaires comme traîtres et délateurs. C’est pourquoi aujourd’hui lundi, notre bavard a reçu de nous le conseil de quitter Rome, ce à quoi, la peur aidant, il s’est aussitôt résolu.

Le soir, j’étais au piano ; M. Hesse chantait avec sa belle voix de basse-taille ; nous ne songions plus que plusieurs personnes s’étaient annoncées, quand Mme Yermolof est arrivée, puis d’autres, et que le salon s’est instantanément remplie Mlle Feray s’était déguisée en Frascatana ; les Vernet, père et fille, en brigands ; ils avaient apporté leur tambourin et ont dansé ensemble la saltarelle avec une grâce parfaite.

Des Français, nouveaux dans Rome, sont venus se faire présenter à la Reine. Parmi eux, M. de La Ferté et M. de Vogué, ce dernier fort beau garçon blond, d’une figure et d’une physionomie très agréables ; M. de Bel mont, dont l’air rêveur peut provenir de ce qu’il est ici pour sa santé, autant que pour ses opinions, ou peut-être de ce qu’en partant pour Rome il a laissé son cœur à Paris. Il est gendre du comte Molé, que la Reine a beaucoup connu autrefois, et il tient aussi quelque peu à elle par les alliances anciennes des Choiseul avec les Beauharnais.

Il arrive que les familles de ces royalistes, si fidèles à Charles X, ont plus ou moins fréquenté la cour impériale autrefois. C’est ainsi que M. de Gontaut, beau-frère de M. de Chabot, a connu la Reine jeune femme et même jeune fille ; mais bien qu’il soit aujourd’hui à Rome avec sa nombreuse famille, cette ancienne relation rompue ne s’est plus renouée. M. de Chabot n’avait garde au contraire de manquer à notre lundi gras. Voyant des costumes dans le salon, il est allé se mettre en Turc. Cependant M. d’Estournel, qui passait dans la rue, est monté en apercevant les lumières, et, pour s’excuser de n’être pas en tenue de soirée, a dit « s’être déguisé en passant, attiré par le bruit. »

Grâce à tous ces impromptus, la soirée s’est achevée le plus gaîment du monde. Ceux de nos cavaliers qui étaient venus à pied portaient par précaution un pistolet dans leur poche et dansaient avec leurs armes : il faut être à Rome pour voir de ces choses-là.


18 février

La comédie alternée du carnaval et de la révolution est restée interrompue depuis le samedi gras jusqu’au mercredi des Cendres, pour s’éteindre alors dans les pénitences du carême. Nous n’en savons pas moins aujourd’hui le mot de la charade et ce mot est : départ.

La Reine a reçu ce matin des lettres des Princes qui la supplient de venir les rejoindre et d’amener leur cousine Zénaïde avec elle. Rome, disent-ils, n’est pas sûre et Florence vaut mieux : Sur cette prière, elle se décide à partir avec une promptitude d’amour maternel qui ne saurait étonner de sa part et qui suffit à motiver nos brusques préparatifs de voyage. Cependant les visiteurs auxquels je fais tête toute l’après-midi paraissent croire sa résolution dictée par d’autres raisons. Ils soupçonnent qu’elle obéit à un ordre du gouvernement pontifical, et trouvent dans les conjonctures du moment beaucoup de preuves à l’appui de leur opinion.

Ils pensent que la présence dans Rome d’une personne aussi connue que la Reine, aussi répandue, aussi propre à servir au ralliement de ses compatriotes, par la tendance spontanée qu’ils ont à se grouper autour d’elle, a pu donner de l’ombrage aux cardinaux. Cette méfiance n’a fait que croitre, ajoutent-ils, depuis que les nouvelles reçues des provinces sont devenues plus mauvaises et que la Révolution, maîtresse des Marches, a fait jusqu’aux portes de la ville de rapides progrès.

Le signal du mouvement est parti de Modène, le 3 février, au moment où rien n’était prêt encore dans les Etats du Pape. Cette explosion prématurée a été provoquée par le duc lui-même, peut-être dans l’espoir de détourner à son profit la marche des événemens. Bologne a suivi presque aussitôt ; puis Ancône, le 8 février ; mais là le mouvement était si mal concerté que les troupes eurent vite fait de disperser la foule et d’appréhender les meneurs. Restée de la sorte au pouvoir du Pape, la ville a été assiégée le surlendemain par une colonne insurrectionnelle formée à Pesaro et commandée par le colonel Armandi ; la reddition en est imminente, le bonhomme de gouverneur ayant perdu la tête et ses soldats ne lui obéissant plus. Pérouse, seule forteresse sur laquelle le Pape aurait pu compter après la chute d’Ancône, s’est donnée à la Révolution. On annonce en même temps que Spolète, Foligno, Urni, la province de l’Ombrie et celle des Trasimène viennent d’arborer le drapeau tricolore et d’accéder à la cause de la liberté.

Ces menaces graves dirigées contre le pouvoir pontifical le placent en quelque sorte dans le cas de légitime défense. D’un autre côté, la Reine est politiquement sans soutien, ou du moins elle n’était couverte que par la candidature de son neveu, le prince Auguste de Leuchtenberg, au trône de Belgique. Dans l’attente des résolutions que le Congrès de Bruxelles s’apprête à prendre, on pouvait encore la craindre ou la ménager. Mais d’après ce qu’on dit à l’ambassade de France et que M. de Rougé nous a répété, les chances du prince Auguste ont paru décroître dans ces derniers temps. Peut-être sont-elles tout à fait perdues en ce moment. Peut-être les cardinaux le savent-ils et, sûrs de n’être atteints par aucune représaille, frappent-ils la Reine sans ménagement.

Quoi qu’il en soit de tous ces doutes, que l’avenir éclaircira, je sens combien j’aimais Rome au regret que j’ai de la quitter. Ces troubles, qui menaçaient toujours et qui n’éclataient jamais, avaient leur charme, et la crainte devient un plaisir là où le vrai danger n’existe pas. En cas d’émeute, non seulement les libéraux nous auraient protégées, mais aussi les promeneurs du Pincio et de la villa Borghèse, les artistes, les gens du monde et jusqu’à nos amis de carnaval, les lanceurs de confetti. En cas de réaction, les murs du palais sont assez solides pour qu’avec nos gens bien armés derrière, nous puissions résister aux attaques des Transtévérins et des habitans du faubourg dei Monti. Enfin, tant que l’absolutisme est debout, M. Delcinque, l’oncle, le cardinal et le neveu Musignano pourraient intervenir en notre faveur. Hors de la ville au contraire, nous voilà, seules et sans défense, exposées à toutes les mauvaises rencontres qu’on peut faire le long des grands chemins. Une escorte nous est nécessaire : j’écris à M. de Bressieux pour lui demander la sienne. Il vient aussitôt, avec sa galanterie ordinaire, prendre les ordres de la Reine, et dit que justement, il projetait de faire ce voyage pour son agrément. M. Hesse l’a quitté ce matin, allant à Naples, le cœur si gros de partir, qu’il a préféré ne nous en rien dire hier et ne pas faire d’adieux.

Nous-mêmes, pressées par le temps, disparaîtrons de Rome sans avoir pris congé de personne. La Reine prétendait d’abord se mettre en route aujourd’hui même, mais cela s’est trouvé impossible par la complication de tous les préparatifs. Un de nos deux réfugiés politiques se faufila dans une de nos voitures ; c’est celui des deux qu’il importe le plus de soustraire aux sbires pontificaux. L’autre, Pasqualini, qui ne peut marcher, et à qui le docteur Conneau continuera ses soins, restera confié à l’importante Mme Lacroix. Déjà redevenue maîtresse, comme si nous n’étions plus là, elle tranche et pérore à propos des emballages. J’entends son aigre voix dire qu’il n’y a plus de place pour mes chapeaux et dois, pour les faire loger, demander à la Reine un ordre, auquel il n’est obéi qu’avec beaucoup de mauvaise humeur. M. de Bressieux envoie pour sa part un petit paquet de deux chemises seulement. C’est qu’il aura hâte de revenir à Rome : nous savons pourquoi.

Il faut écrire un billet à la marquise Amati, des lettres aux amis de France, dont M. Roger se chargera, renvoyer la musique de M. Angelini, courir chez la modiste, chez la couturière, demander une lettre de crédit à Torlonia, des passeports à M. de Malsheim, et le soir recevoir les visites comme si de rien n’était. M. Goury part pour Naples, sûrement dans l’espoir que Mlle Feray persistera à y aller. Le prince et la princesse Gagarine paraissent et disparaissent ; eux aussi partent pour Naples, M. Eyvard se rencontre avec M. Vernet. Il continue de s’immortaliser par son argent, faute de pouvoir le faire par un autre moyen : sa dernière idée a été d’envoyer 50 000 francs pour les veuves et les orphelins de ceux des Suisses qui périront pendant la guerre… s’il y en a une !

Mme de la Ferté-Mun surveille attentivement les plis de sa robe de velours vert, l’ampleur de ses larges manches très claires, le petit nœud de velours vert qui les retient au poignet ; elle remet sans cesse en place les plaques de ces bracelets, qui tournent obstinément autour de ses bras. C’est à désespérer ! Aussi n’est-elle pas occupée d’autre chose. MM. Pinto, Almeida, Olivares, veulent être les derniers à saluer la Reine au nom du Brésil, comme ils ont été les premiers à se présenter chez elle lors de son arrivée.

Les Musignano viennent sur le tard. Il n’est plus question pour nous d’emmener la princesse Zénaïde, soit qu’elle ne puisse être prête au départ avant dimanche, ainsi que le prince le prétend, soit que, par prudence, il évite de lier les mouvemens de sa femme à ceux de la Reine en ce moment. Une déclaration de principes dont il ne nous fait pas grâce, malgré l’heure avancée, se résume a vanter la sagesse du prince Eugène et de Jérôme, déclinant en 1820 les offres des carbonari. « L’un et l’autre pensaient qu’allier ensemble la cause italienne et celle du bonapartisme, c’était les perdre toutes deux sans recours. » La princesse Zénaïde annonce le mariage de la fille du duc de Rovigo avec le fils du marquis Azzolini. Les Rovigo habitent coll’ Ameno, sur l’Adriatique, à deux pas des Montfort ; et comme les Montfort et les Azzolini ne font qu’un, les deux jeunes gens étaient naturellement à portée de se connaître et de s’aimer.


Boncavento, 20 février.

M. de Bressieux a mené une vie assez orageuse, il a été mêlé à d’assez grands événemens pour que les péripéties de notre voyage ne puissent plus l’émouvoir. Une large balafre qui lui traverse tout le front relève sa physionomie expressive et martiale. Comme je lui demandais à quelle bataille il avait reçu ce coup, il m’a répondu : « C’est un stigmate et non une blessure honorable. » Il fut en effet le héros d’une aventure amoureuse dont l’issue tragique lui laisse des remords cuisans. Épris d’une femme mariée qu’il avait entraînée hors du droit chemin, il entretenait depuis deux ans des relations avec elle quand le scandale de cette liaison éclata. Le mari, les deux frères de cette personne le provoquèrent simultanément en duel. Il accepta leur triple cartel, blessa mortellement l’un d’eux, tua les deux autres, et resta lui-même pour mort sur le carreau.

Dix-huit mois de soins suffirent à peine pour rétablir ensuite sa santé détruite et pour guérir en lui une douleur morale plus cruelle encore. La femme, dont il avait ruiné a jamais l’existence, était enfermée dans un couvent et réduite à prendre le voile. Lui-même, enterré à la campagne et se maudissant pour tout le sang qu’il avait répandu, n’osait reparaître à Paris où tous les honnêtes gens, pensait-il, le luiraient comme un pestiféré.

Quelle ne fut pas sa surprise quand, revenu à son régiment, il se vit en butte de toutes parts aux prévenances les plus affables et aux sourires les plus empressés ! Le scandale dont il frémissait l’avait mis à la mode et lui préparait des succès qui lui faisaient horreur. Il aurait voulu disparaître dans un cloître ; l’affection de ses camarades le retint ; il prit devant eux l’engagement solennel de ne plus vivre que pour le devoir et de racheter les fautes de sa jeunesse, par les mérites de son âge mûr.

Ce serment est bien tenu, nous en sommes témoins, car il est impossible de déployer plus, de zèle, plus d’activité, plus d’adresse et plus de bonne grâce qu’il n’en a mis depuis deux jours à remplir ses fonctions chevaleresques auprès de la Reine. Au départ, il hâtait la marche par tous les moyens, sachant le désir qu’avait un de nos compagnons de gagner au plus tôt la campagne et le danger pour celui-là d’être reconnu par la police dans les rues de Rome. Nous croisâmes sur le Corso des gendarmes, puis des dragons. Arrêtés aux portes, le temps d’attacher à la voiture de la Reine un cheval de plus, un officier inconnu nous fit une fausse peur en s’approchant de nous. Il tenait simplement à se présenter comme un ancien capitaine de l’armée du prince Eugène et à charger M. de Bressieux de ses complimens pour les Princes.

La seule rencontre marquante de cette première journée fut celle de plusieurs centaines de soldats allant de Civita Vecchia à Civita Castellana, où le cardinal Benvenuti vient de s’enfermer, afin de mieux surveiller les prisonniers d’Etat. Fort peu de voyageurs sur la route ; à Bolzano, une auberge vide, où nous avons longuement causé et ri. A propos des complications de notre voyage, M. de Bressieux a dit en avoir une, qui lui est personnelle, et qu’il nous conterait le lendemain. Cette histoire nous était déjà à demi connue, mais par un autre que notre interlocuteur. La Reine, glissant sur le sujet, a mis la conversation sur la chute de Charles X et sur les événemens du mois d’août dernier.

Le Roi était à Saint-Cloud pendant les journées de Juillet. Il se transporta de là à Rambouillet, où il fit mine de se maintenir, appuyé sur les troupes de sa garde ; cette attitude incommodait beaucoup le nouveau gouvernement. Des expéditions burlesques de Parisiens débraillés et débandés n’étaient pas pour lui une menace. L’armée régulière pouvait difficilement être employée contre lui ; le duc d’Orléans n’en pouvait donner l’ordre, lié à la fois envers le souverain déchu par la politique et par la parenté. Dans ces conditions, rien n’était plus facile à Charles X que de provoquer une guerre civile : il lui suffisait de faire retraite vers la Loire et de se maintenir sur la rive gauche de ce fleuve, avec la Vendée derrière soi.

Le maréchal Maison usa de ruse, — il en a été récompensé depuis par l’ambassade de Vienne, — pour déterminer le vieux monarque à quitter Rambouillet et à gagner la Normandie. Les commissaires Schonen, Maison, Odilon Barrot lui tracèrent la route à suivre pour gagner Cherbourg. Maintenon, où le duc de Noailles donna une fête, fut la première étape, puis Dreux, Laigle, Argentan, Saint-Lô, Carentan. A Valognes, les gardes du corps rendirent leurs étendards. M. de Bressieux, étant de l’escorte avec son escadron de chasseurs à cheval, ne fut délié du service qu’à Cherbourg, où l’embarquement de la famille royale eut lieu le 16 août. Il prit alors le même parti que M. de Chabot, présent comme lui aux adieux royaux, et que tant d’autres gentilshommes légitimistes. Il vint à Rome, et c’est ici que commence le second tome de son roman.

A peine remis de sa première et sanglante aventure, il avait eu à s’entremettre dans un mariage et à y figurer comme témoin. Le matin de la noce, le marié, on ne peut plus mal disposé, souffrait d’un mal de gorge qui traînait depuis plusieurs jours. Son état empira pendant la cérémonie même. Pendant le déjeuner servi ensuite et présidé par les jeunes époux, il fut obligé de quitter la table et de se mettre précipitamment au lit.

M. de Bressieux s’établit au chevet de son ami comme garde-malade et comme frère de charité. Tout son dévouement, celui d’un médecin appelé à la hâte furent impuissans à enrayer les progrès d’un mal qui marchait à pas de géant et à empêcher le dénouement fatal de se produire avant la nuit. On imagine la consternation de cette triste épousée, rejetée dans un nouveau veuvage au seuil même de la chambre nuptiale ; on se représente l’étonnement et l’embarras de ses parens réduits à contremander le bal de noce et à annoncer le deuil de leur fille en congédiant leurs invités. M. de Bressieux s’employa de son mieux à adoucir aux uns et aux autres ces douloureux momens. Il se chargea de tous les détails, resta dans la maison pour rendre les derniers devoirs à son ami et n’en sortit qu’avec le cercueil. Des relations suivies, une intimité fraternelle succédèrent à ces journées d’épreuve. Le cœur de M. Bressieux, bronzé par le remords et durci par les malheurs, semblait fermé pour toujours. Celui de la jeune veuve, ouvert à tous les sentimens tendres, s’attachait chaque jour davantage à cet homme intéressant. Il s’en aperçut, et, n’ayant point l’intention de répondre à cette affection naissante, crut qu’il était de sa délicatesse de s’éloigner. Il n’était pas encore arrivé à Rome, que la jeune femme et sa mère l’y avaient suivi. Cette démarche significative ne laissait à M. de Bressieux d’autre alternative que de disparaître encore ou de fixer ici son sort en faisant le bonheur de celle qui l’aimait.

Les choses en étaient à ce point la semaine dernière quand il est venu se mettre aux ordres de la Reine et s’offrir à elle comme garde du corps. J’ai su alors toute son histoire, que M. Hesse m’a contée sous le manteau de la cheminée, tout en feuilletant avec moi mes partitions. Leur départ pour Naples avait été différé de jour en jour, par l’impossibilité où était M. de Bressieux de s’éloigner de Rome sans provoquer une rupture et sans causer un désespoir. Dans ces conditions, disait M. Hesse, c’était rendre service à son ami que de le prendre comme sauvegarde, parce c’était lui permettre de perdre quelques jours encore et de prolonger une incertitude d’où il ne parvenait pas à sortir.

M. de Bressieux confirme ce dire par le long récit qu’il nous fait ce soir, au gîte de Boncavento. Il avoue que partir pour Florence avec la Reine lui semblait, hier encore, aussi difficile que partir pour Naples avec M. Hesse. Mais cette complication a amené entre la jeune veuve et lui une explication, et tout parait devoir tourner bientôt à un heureux dénouement. La Reine s’excusant de l’avoir entraîné en Toscane, au moment où des objets si pressans devaient le retenir à Rome, il l’a remerciée au contraire de ce qu’elle l’avait tiré d’une impasse et dégagé d’un embarras.

Ce parfait gentilhomme montre en tout tant de courtoisie ; il a le cœur si noble et si délicat qu’en dépit de sa balafre tragique, il mérite assurément d’être aimé. La jeune veuve dont il a parlé ne s’y est pas méprise ; mais tout de même, elle joue de malheur avec ses fiancés, et il lui est bien difficile d’arriver à la conclusion !


VALERIE MASUYER.

  1. Voyez la Revue du 1er août 1914.