La Reconstruction de la France en 1800/06

La Reconstruction de la France en 1800
Revue des Deux Mondes3e période, tome 105 (p. 5-39).
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LA RECONSTRUCTION
DE
LA FRANCE EN 1800

L'EGLISE

PREMIERE PARTIE


I

Après que l’Etat centralisateur et envahissant a mis la main sur les sociétés locales, il lui reste à jeter son filet sur les sociétés morales, et cette capture est encore plus importante que l’autre ; car, si les sociétés locales sont fondées sur la proximité des habitations et des corps, celles-ci sont formées par l’accord des esprits et des âmes ; en les tenant, on tient, non plus les dehors, mais le dedans de l’homme, on a prise, et directement, sur sa pensée, sur sa volonté, sur son ressort interne ; alors seulement, on dispose de lui, et on peut le manier tout entier, à discrétion. — A cet effet, le principal objet de l’État conquérant est la conquête des Églises ; à côté et en dehors de lui, elles sont dans la nation les grandes puissances ; non-seulement leur domaine est autre que le sien, mais encore il est bien plus vaste et plus profond. Par-delà la patrie temporelle et le court fragment d’histoire humaine que perçoivent les yeux de la chair, elles embrassent et présentent aux yeux de l’esprit le monde entier et sa cause suprême, l’ordonnance totale des choses, les perspectives infinies de l’éternité passée et de l’éternité future. Par-dessous les actions corporelles et intermittentes que la puissance civile prescrit et conduit, elles gouvernent l’imagination, la conscience et le cœur, toute la vie intime, tout le travail sourd et continu dont nos actes visibles ne sont que les expressions incomplètes et les rares explosions. A vrai dire, même lorsqu’elles se limitent volontairement et de bonne foi, leur domaine n’a pas de limites ; elles ont beau déclarer, si elles sont chrétiennes, que leur royaume n’est pas de ce monde : il en est, puisqu’elles y sont ; maîtresses de dogme et de morale, elles y enseignent et y commandent. Dans leur conception totale des choses divines et humaines, l’État a sa place, comme un chapitre dans un livre, et ce qu’elles disent dans ce chapitre est pour lui d’importance capitale. Car elles y écrivent ses droits et ses devoirs, les devoirs et les droits de ses sujets, un plan plus ou moins complet d’ordre civil. Ce plan avoué ou dissimulé, vers lequel elles tournent les préférences de leurs fidèles, finit par sortir spontanément et invinciblement de leur doctrine, comme une plante de sa graine, pour végéter dans la société temporelle, pour y étendre ses frondaisons et y plonger ses racines, pour y ébranler ou consolider les institutions civiles et politiques. Sur la famille et l’éducation, sur l’emploi de la richesse et de l’autorité, sur l’esprit d’obéissance ou de révolte, sur les habitudes d’initiative ou d’inertie, de jouissance ou d’abstinence, de charité ou d’égoïsme, sur tout le train courant des pratiques quotidiennes et des impulsions prépondérantes, dans toutes les branches de la vie privée ou publique, l’influence d’une Église est immense et constitue une force sociale distincte, permanente, de premier ordre. Tout calcul politique est faux si elle est omise ou traitée comme une quantité négligeable, et un chef d’État est tenu d’en comprendre la nature, s’il veut en évaluer la grandeur.


II

Ainsi fait Napoléon. Selon son habitude, afin de mieux voir dans autrui, il commence par regarder en lui-même : « Dire d’où je viens, ce que je suis, où je vais, est au-dessus de mes idées ; je suis la montre qui existe, mais ne se connaît pas. » Ces questions, auxquelles nous n’avons pas de réponse, « nous précipitent vers la religion ; nous courons au-devant d’elle ; notre penchant naturel nous y porte ; mais arrive l’instruction qui nous arrête. L’instruction et l’histoire, voilà les grands ennemis de la religion défigurée par les imperfections des hommes… J’ai cru ; mais ma croyance s’est trouvée heurtée, incertaine, dès que j’ai su, dès que j’ai raisonné, et cela m’est arrivé d’aussi bonne heure que treize ans[1]. » — Cette double conviction personnelle est sa pensée d’arrière-plan, lorsqu’il prépare le Concordat : « On dira que je suis papiste[2] ; je ne suis rien ; j’étais musulman en Égypte, je serai catholique ici pour le bien du peuple. Je ne crois pas aux religions. Mais l’idée d’un Dieu ! (Et levant ses mains vers le ciel) : Qui est-ce qui a fait tout cela ? » Autour de ce grand nom, l’imagination a brodé ses légendes ; tenons-nous-en à celles qui sont déjà faites ; « l’inquiétude de l’homme est telle, » qu’il ne peut s’en passer : à défaut de celles qu’il a, il s’en tisserait d’autres, au hasard, et plus étranges ; ce sont les religions positives qui l’empêchent de divaguer ; elles précisent et définissent le surnaturel[3] ; « il vaut mieux qu’il le prenne là que d’aller le chercher chez Mlle Lenormand, chez toutes les diseuses de bonne aventure, chez les fripons. » Une religion établie « est une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers[4] ; les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant, et tous les rêveurs d’Allemagne. » En somme, illuminisme ou métaphysique[5], inventions spéculatives de la cervelle ou surexcitation contagieuse des nerfs, toutes les illusions de la crédulité sont malsaines par essence, et, à l’ordinaire, antisociales. Néanmoins, puisqu’elles sont dans la nature humaine, acceptons-les, comme les eaux qui descendent sur un versant, mais à condition qu’elles resteront dans les lits qu’elles se sont creusés, et qu’elles auront plusieurs lits ; point de lits nouveaux et pas de lit unique. « Je ne veux pas de religion dominante, ni qu’il s’en établisse de nouvelles ; c’est assez des religions catholique, réformée et luthérienne, établies par le Concordat[6]. » Avec celles-ci, on ne tâtonne pas dans l’inconnu ; on sait leur direction, leur force, on peut parer à leurs débordemens. D’ailleurs, la pente et la configuration présentes du sol humain sont pour elles ; l’enfant suit la voie frayée par le père, et l’homme fait reste dans la voie suivie par l’enfant. « Tenez[7], j’étais ici, à la Malmaison, dimanche dernier, me promenant dans cette solitude, dans le silence de la nature. Le son de la cloche de Rueil vint tout à coup frapper mon oreille. Je fus ému ; tant est forte la puissance des premières habitudes et de l’éducation ! Je me dis alors : quelle impression cela ne doit-il pas faire sur les hommes simples et crédules ! » Donnons-leur satisfaction, rendons aux catholiques leurs cloches et le reste. Après tout, l’effet total du christianisme est salutaire : « Quant à moi[8], je n’y vois pas le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social ; la religion rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche le riche d’être massacré par le pauvre. » « La société[9] ne peut exister sans l’inégalité des fortunes, et l’inégalité des fortunes sans la religion. Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence, s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches dans le monde ; mais, ensuite et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. » A côté de la police répressive, exercée par l’État, il est une police préventive, exercée par l’Église ; le clergé est une gendarmerie de surcroît[10], spirituelle, en soutane, plus efficace que l’autre, temporelle, en bottes fortes, et l’essentiel est de les faire marcher toutes deux ensemble, du même pas, de concert.

Entre les deux domaines, entre celui qui appartient à l’autorité civile et celui qui appartient à l’autorité religieuse, y a-t-il des limites, une ligne de séparation ? « Je[11] cherche en vain où la placer ; son existence n’est qu’une chimère. J’ai beau regarder, je ne vois que des nuages, des obscurités, des difficultés : le gouvernement civil condamne à mort un criminel ; le prêtre lui donne l’absolution et lui promet le paradis : » à propos du même acte et sur le même individu, les deux pouvoirs, l’un par la guillotine, l’autre par le pardon, opèrent publiquement en sens inverses. Puisque les deux autorités peuvent se heurter, prévenons leurs conflits, ne laissons pas leur frontière incertaine, traçons-la d’avance, faisons-nous notre part nous-mêmes et ne souffrons pas que l’Église empiète sur l’État : au fond, elle veut tout avoir ; ce qu’elle nous concède est l’accessoire et ce qu’elle s’adjuge est le principal. « Voyez[12] l’insolence dos prêtres, qui, dans le partage de l’autorité avec ce qu’ils appellent le pouvoir temporel, se réservent l’action sur l’intelligence, sur la partie noble de l’homme, et prétendent me réduire à n’avoir d’action que sur les corps. Ils gardent l’âme et me jettent le cadavre. » Les choses allaient mieux dans l’antiquité et vont mieux dans les pays musulmans : « Dans la république romaine[13], les sénateurs étaient les interprètes du ciel, et c’était le principal ressort de la puissance et de la solidité de ce gouvernement ; dans la Turquie et dans tout l’Orient, l’Alcoran est en même temps loi civile et évangile religieux. Ce n’est que dans le christianisme que le pontificat s’est trouvé ainsi séparé du gouvernement civil. » Et cela même n’est arrivé que dans une branche du christianisme ; sauf dans les pays catholiques, partout, « en Angleterre[14], en Russie, dans les monarchies du nord, dans une partie de l’Allemagne, la réunion légale des deux pouvoirs, la « direction religieuse aux mains du souverain » est un fait accompli. « On ne saurait gouverner sans elle ; autrement, une nation est à chaque instant blessée dans son repos, dans sa dignité, dans son indépendance. » C’est dommage « qu’on[15] ne puisse trancher la difficulté, comme Henri VIII » d’Angleterre ; le chef du gouvernement français deviendrait alors, par statut législatif, le chef suprême de l’Église française. Par malheur, la France y répugne ; à plusieurs reprises, Napoléon l’a tâtée, mais il s’est convaincu qu’en ceci « il n’aurait jamais eu la coopération nationale ; » une fois embarqué, a engagé à fond dans l’entreprise, la nation l’eût abandonné. » Faute de cette voie, il en prend une autre, qui conduit au même but. Ce but, dira-t-il lui-même, « a été longtemps et toujours l’objet de ses méditations et de ses vœux… »… « Il[16] ne veut pas altérer la croyance de ses peuples ; il respecte les choses spirituelles et veut les dominer sans les toucher, sans s’en mêler ; il veut les faire cadrer à ses vues, à sa politique, mais par l’influence des choses temporelles. » Que l’autorité spirituelle demeure intacte, qu’elle s’exerce dans son domaine spéculatif, c’est-à-dire sur les dogmes, et dans son domaine pratique, à savoir sur les sacremens et le culte ; que, dans ce domaine restreint, elle soit souveraine, Napoléon l’admet ; car tel est le fait. Pour le constater, il suffit d’ouvrir les yeux : à tort ou à raison, dans ce domaine distinct, elle est, par la fidélité persistante et prouvée des fidèles, une souveraine reconnue, obéie, effective, en d’autres termes, une force efficace. On ne l’anéantira point en supposant qu’elle n’est pas ; au contraire, un bon politique l’entretiendra pour se servir d’elle et l’appliquer aux fins civiles. De même, un ingénieur qui rencontre près de son usine une grosse source jaillissante. Il n’entreprend point de la tarir, mais il ne lui permet pas de s’égarer, de se disperser, de se perdre. Il n’entend point qu’elle reste oisive ; tout au rebours, il la recueille, il la canalise, il la dirige, il l’aménage et la fait travailler dans ses ateliers. Dans l’Église catholique, l’autorité qu’il faut capter et utiliser est celle du clergé sur les fidèles et du souverain pontife sur le clergé : « Vous verrez, disait Bonaparte en négociant le Concordat, vous verrez quel parti je saurai tirer des prêtres[17] », et d’abord du pape.


III

« Si le pape n’avait pas existé, dira-t-il encore[18], il aurait fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains créaient un dictateur pour les circonstances difficiles. » Il n’y avait que lui pour faire le coup d’État ecclésiastique dont le Premier Consul avait besoin pour ériger le chef du gouvernement nouveau en patron de l’Église catholique, pour lui soumettre les prêtres indépendans ou réfractaires, pour couper le lien canonique qui rattachait le clergé français à ses supérieurs exilés et à l’ancien ordre des choses, « pour rompre le dernier fil par lequel les Bourbons communiquaient encore avec le pays. » « Cinquante évêques[19] émigrés et soldés par l’Angleterre conduisent aujourd’hui le clergé français. Il faut détruire cette influence, et l’autorité du pape est nécessaire pour cela : il les destitue ou leur fait donner leur démission. » Si quelques-uns s’obstinent à ne point descendre de leurs sièges, leur refus les discrédite ; ils sont « signalés[20] comme des rebelles qui préfèrent les affaires du monde et les intérêts terrestres aux affaires du ciel et à la cause de Dieu ; » le gros de leur clergé, tout leur troupeau les abandonne ; au bout de quelque temps, on les oublie ; ce sont de vieilles souches déplantées et dont on a tranché les racines ; ils meurent un à un, à l’étranger, et leur successeur, présent, en fonctions, n’a pas de peine à rallier autour de lui les obéissances. Car, étant catholiques, ses ouailles sont moutonnières, c’est-à-dire dociles, attachées aux dehors sensibles, prêtes à suivre la houlette pastorale, pourvu qu’elle porte l’ancienne marque de fabrique, qu’elle soit du même bois, de la même forme, de même provenance, conférée d’en haut, expédiée de Rome. Une fois les évêques institués par le pape, personne, sauf Grégoire ou quelque canoniste antiquaire, ne leur contestera leur juridiction. Voilà donc, par l’entremise du pape, le terrain ecclésiastique déblayé. Les trois groupes d’autorités qui s’y disputaient les consciences[21], évêques réfugiés en Angleterre, vicaires apostoliques, clergé constitutionnel, disparaissent ; sur cette place vide, on peut bâtir. « On déclare[22] que, la religion catholique étant celle de la majorité des Français, on doit en organiser l’exercice. Le Premier Consul nomme cinquante évêques, le pape les institue. Ils nomment les curés, l’État les salarie. Ils prêtent serment ; on déporte les prêtres qui ne se soumettent pas. On défère aux supérieurs, pour les punir, ceux qui prêchent contre le gouvernement. Le pape confirme la vente des biens du clergé ; il sacre la république. » Les fidèles ne la voient plus de mauvais œil ; ils se sentent, non-seulement tolérés, mais encore protégés par elle, et ils lui en savent gré[23]. Le peuple retrouve ses églises, ses curés, le culte auquel il tient par habitude et presque par instinct, les cérémonies qui, dans son imagination, font corps avec tous les grands actes de sa vie, rites solennels du mariage, du baptême, de la sépulture, offices et sacremens. Désormais, dans chaque village, chaque dimanche on dit la messe, et les paysans ont une procession à la Fête-Dieu pour bénir leurs récoltes. Un grand besoin public est satisfait, les mécontentemens s’apaisent, les rancunes s’atténuent, le gouvernement a moins d’ennemis, ses ennemis perdent leur meilleure arme, et, du même coup, il acquiert une arme excellente, le droit de nommer les évêques et d’agréer les curés. En vertu du Concordat et par l’ordre du pape, non-seulement les anciennes autorités spirituelles finissent toutes en 1801, mais encore, avec l’assentiment du pape, les titulaires nouveaux, à partir de 1801, tous choisis ou acceptés, tous maniés, disciplinés[24] et payés par le Premier Consul, sont, de fait, ses créatures et vont être ses fonctionnaires.


IV

Par-delà ce service positif et actuel qu’il tire du souverain pontife, il en attend d’autres, plus grands, indéfinis, d’abord son sacre futur à Notre-Dame : déjà, pendant les négociations du Concordat, La Fayette[25] lui disait avec un sourire : « Vous avez envie de vous faire casser la petite fiole sur la tête ; » et le Premier Consul ne disait pas non ; au contraire, il répondait, et probablement lui aussi avec un sourire : « Nous verrons, nous verrons. » Aussi bien, ses pensées s’élançaient plus loin, plus haut que l’établissement d’une monarchie ordinaire, au-delà de ce qu’un homme de l’ancien régime pouvait imaginer ou deviner, jusqu’à l’établissement d’un empire européen, jusqu’à la reconstruction de l’empire d’Occident tel qu’il l’était en 800 : « Je n’ai pas succédé à Louis XIV, dira-t-il bientôt[26], mais à Charlemagne… Je suis Charlemagne, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards et que mon empire confine à l’Orient. » Dans cette conception que l’histoire lointaine fournit à son ambition illimitée, le terrible antiquaire trouve le cadre gigantesque et commode, les mots puissans et spécieux et toutes les raisons verbales dont il a besoin. Sous Napoléon, successeur de Charlemagne, le pape ne peut être qu’un vassal : « Votre Sainteté est souveraine de Rome, mais j’en suis l’empereur, » le suzerain légitime. Pourvu « de fiefs et comtés » par ce suzerain, le pape lui doit en retour la fidélité politique et l’assistance militaire ; s’il y manque, la donation, qui est conditionnelle, devient caduque, et ses états confisqués rentrent dans le domaine impérial, auquel ils n’ont jamais cessé d’appartenir[27]. Par ce raisonnement et cette menace, par la pression morale et physique la plus rude et la plus habile, la plus pénétrante et la plus continue, par la spoliation commencée, poursuivie et achevée, par l’enlèvement, la captivité et la séquestration du saint-père lui-même, il entreprend de s’assujettir la puissance spirituelle : non-seulement le pape sera dans l’empire un particulier comme un autre[28], soumis par sa résidence à la loi du territoire, par suite au gouvernement et à la gendarmerie, mais encore il entrera dans les cadres administratifs, il n’aura plus le droit de refuser l’institution canonique aux évêques nommés par l’empereur[29], « il prêtera, lors de son exaltation, le serment de ne jamais rien faire contre les quatre propositions de l’église gallicane[30], » il deviendra un grand fonctionnaire, une sorte d’archi-chancelier comme Cambacérès et Lebrun, l’archi-chancelier du culte catholique. — Sans doute il résiste et s’obstine, mais il n’est pas immortel, et, s’il ne cède pas, son successeur codera : il suffira de le choisir maniable, et, à cet effet, de travailler le prochain conclave. « Avec mon influence et nos forces en Italie, dira Napoléon[31], je ne désespérais pas, tôt ou tard, par un moyen ou par un autre, de finir par avoir à moi la direction du pape, et, dès lors, quelle influence, quel levier d’opinion sur le reste du monde ! » Si j’étais revenu de Moscou victorieux, « j’allais relever le pape outre mesure, l’entourer de pompe et d’hommages ; je l’eusse amené à ne plus regretter son temporel ; j’en aurais fait une idole ; il fût demeuré près de moi, Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j’aurais dirigé le monde religieux ainsi que le monde politique… J’aurais eu mes sessions religieuses, comme mes sessions législatives ; mes conciles eussent été les représentations de la chrétienté, les papes n’en eussent été que les présidens ; j’aurais ouvert et clos ces assemblées, approuvé et publié leurs décrets, comme avaient fait Constantin et Charlemagne. » Dès 1809, la restauration du grand édifice carlovingien et romain avait commencé ; les londoniens physiques en étaient posés. En vertu d’un décret[32], « les dépenses du Sacré Collège et de la Propagande étaient déclarées impériales. » On constituait au pape, comme aux maréchaux et aux nouveaux ducs, une dotation foncière en biens sis dans les différentes parties de l’empire, deux millions de revenus ruraux francs de toute imposition. Il devait avoir « nécessairement » deux palais, l’un à Paris et l’autre à Rome. A Paris, son installation était presque complète ; il n’y manquait plus que sa personne ; en deux heures, arrivant de Fontainebleau, il aurait trouvé en place et sous sa main tous les instrumens de son office : « Tous les papiers[33] des missions et archives de Rome y étaient déjà » transportés ; « le local entier de l’Hôtel-Dieu était consacré aux établissemens de la cour de Rome. Le quartier de Notre-Dame et de l’île de Saint-Louis devait être le chef-lieu de la chrétienté ! » Déjà Rome, le second chef-lieu de la chrétienté et la seconde résidence du pape, est déclarée[34] « ville impériale et libre, seconde ville de l’empire ; » un prince du sang ou un grand dignitaire doit y résider et y « tenir la cour de l’empereur. » « Après avoir été couronnés dans l’église Notre-Dame de Paris, les empereurs viendront en Italie avant la dixième année de leur règne, et seront « couronnés dans l’église Saint-Pierre de Rome. » L’héritier du trône impérial « portera le titre et recevra les honneurs de roi de Rome. » Notez les portions solides de cette construction chimérique : bien plus Italien que Français, Italien de race, d’instinct, d’imagination, de souvenirs, Napoléon fait entrer l’avenir de sa première patrie dans son plan ; et, si l’on établit le compte final de son règne, tout le bénéfice net est pour l’Italie, comme toute la perte sèche est pour la France. « Napoléon voulait recréer[35] la patrie italienne, réunir les Piémontais, les Toscans, etc., en une seule nation indépendante, bornée par les Alpes et les mers… C’était là le trophée immortel qu’il élevait à sa gloire… Il attendait avec impatience la naissance de son second fils pour le mener à Rome, le couronner roi d’Italie, et proclamer l’indépendance de la belle péninsule, sous la régence du prince Eugène. » Depuis Théodoric et les rois lombards, c’est le pape qui, pour conserver sa souveraineté temporelle et son omnipotence spirituelle, a maintenu le morcellement de l’Italie ; une fois l’obstacle ôté, l’Italie redeviendra une nation ; Napoléon la prépare et la constitue d’avance, en ramenant le pape à sa condition primitive et normale, en lui retirant sa souveraineté temporelle et limitant son omnipotence spirituelle, en le réduisant à n’être plus que le directeur dirigé des consciences catholiques et le ministre en chef du principal culte autorisé dans l’empire.


V

Dans cette entreprise, il se servira du clergé français pour maîtriser le pape, comme il s’est servi du pape pour maîtriser le clergé français. A cet effet, avant de conclure le Concordat et de décréter les Articles organiques, il s’est composé une petite bibliothèque de droit ecclésiastique ; on lui a traduit les œuvres latines de Bossuet ; il s’est fait exposer la doctrine gallicane et parlementaire ; avec une pénétration et une célérité merveilleuses, il est allé d’abord jusqu’au fond du sujet ; puis, ayant refondu et pétri les théories à sa façon et à son usage, il s’est formé une conception originale, personnelle, cohérente, précise et pratique, une conception d’ensemble qu’il applique à toutes les églises, catholique, luthérienne, calviniste et même juive, à toutes les communautés religieuses, présentes et futures. Sa pensée maîtresse est celle des légistes romains et de l’antique jurisprudence impériale ; en ceci, comme dans le reste, le César moderne, par-delà ses prédécesseurs chrétiens, remonte jusqu’à Constantin et au-delà, jusqu’à Trajan et Auguste[36]. Tant qu’une croyance reste muette et solitaire, enfermée dans l’enceinte d’une conscience individuelle, elle est libre, l’État ne s’en occupe pas ; mais, dès qu’elle sort de cette clôture, parle en public, associe plusieurs individus pour un objet commun et par des actes visibles, elle est sujette : le culte, les cérémonies, la prédication, l’enseignement et la propagande qu’elle institue, les dons qu’elle provoque, les assemblées qu’elle convoque, la structure et l’alimentation du corps qu’elle engendre, toutes les applications positives du rêve intime sont des œuvres temporelles. À ce titre elles forment une province du domaine public et tombent sous la compétence du gouvernement, de l’administration, des tribunaux ; l’État a qualité pour les interdire, les tolérer, les autoriser, et toujours pour les conduire ; propriétaire unique et universel du terrain extérieur par lequel les consciences solitaires communiquent entre elles, à chacun de leurs pas il intervient pour leur tracer ou leur barrer la route. Cette route, sur laquelle elles cheminent, passe chez lui et lui appartient : ainsi, la surveillance qu’il exerce sur leurs démarches est et doit être quotidienne, et il l’exerce au mieux de ses intérêts, au mieux de l’intérêt civil et politique, de façon que la préoccupation de l’autre monde soit utile et ne soit pas nuisible aux affaires de celui-ci. Plus brièvement, et en manière de résumé, le Premier Consul a dit dans une conversation privée[37] : « Il faut une religion au peuple, et il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement. »

Sur ce thème, ses légistes, anciens parlementaires ou conventionnels, ses ministres et conseillers, gallicans ou jacobins, ses orateurs auprès du corps législatif et du tribunat, tous imbus du droit romain ou du Contrat social, sont des porte-voix excellens pour proclamer en phrases arrondies l’omnipotence de l’État. « L’unité de la puissance publique et son universalité[38], dit Portalis, sont une conséquence nécessaire de son indépendance. La puissance publique doit se suffire à elle-même ; elle n’est rien, si elle n’est tout… » Elle ne tolère pas de rivales ; elle ne souffre pas que d’autres puissances viennent, sans son consentement, s’établir à côté d’elle, peut-être pour la saper et l’ébranler. « Un État n’a qu’une autorité précaire quand il a dans son territoire des hommes qui exercent une grande influence sur les esprits et les consciences, sans que ces hommes lui appartiennent, au moins sous quelques rapports. » Il commet une imprudence grave, « s’il demeure étranger ou indifférent à la forme et à la constitution du gouvernement qui se propose de régir les âmes, » s’il admet que les cadres qui enserrent la croyance et l’obéissance des fidèles u puissent être faits ou changés sans son concours, s’il n’a pas, dans des supérieurs légalement reconnus et avoués, des garans de la fidélité des inférieurs. » Telle était la règle, en France, pour le culte catholique avant 1789, et telle sera la règle, à partir de 1801, pour tous les cultes autorisés. Si l’État les autorise, c’est pour « diriger des institutions si importantes vers la plus grande utilité publique. » Par cela seul qu’il agrée « leur doctrine et leur discipline, » il entend les maintenir intactes et empêcher « que leurs ministres ne puissent corrompre la doctrine confiée à leur enseignement ou secouer arbitrairement le joug de la discipline, au grand préjudice des particuliers et de l’État[39]. » C’est pourquoi, dans le statut légal par lequel il s’incorpore une Église et prend acte de ce qu’elle est, il écrit en termes précis ce qu’il exige ou permet qu’elle soit ; désormais elle sera telle, à demeure ; ses dogmes et ses canons, sa hiérarchie et son régime interne, ses subdivisions et circonscriptions territoriales, ses sources de revenu régulières ou casuelles, son enseignement et sa liturgie sont des choses définies et des cadres fixes. Aucune assemblée ecclésiastique, protestante, catholique ou juive, ne pourra prendre et publier une décision doctrinale ou disciplinaire sans l’approbation du gouvernement[40]. Aucune assemblée ecclésiastique, protestante, catholique ou juive, ne pourra se tenir sans l’approbation du gouvernement. Toutes les autorités sacerdotales, évêques et curés, pasteurs et ministres des deux confessions protestantes, inspecteurs et présidens consistoriaux de la confession d’Augsbourg, notables de chaque circonscription israélite, membres de chaque consistoire israélite, membres du consistoire israélite central, rabbins et grands-rabbins, seront nommés ou agréés par le gouvernement et payés par lui, directement de sa bourse, ou indirectement, grâce à lui, par un arrêté « exécutoire » de ses préfets. Tous les professeurs des séminaires protestans ou catholiques seront nommés et payés par le gouvernement. Quel que soit le séminaire, protestant ou catholique, son établissement, ses règlemens, sa police intérieure, l’objet et l’esprit de ses études seront soumis à l’approbation du gouvernement. Dans chaque culte, une doctrine distincte, formulée, officielle, dirigera l’enseignement, la prédication, toute instruction publique ou particulière : pour le culte israélite, c’est « la doctrine enfermée dans les décisions du grand sanhédrin[41] ; » pour les deux cultes protestans, c’est la doctrine de la confession d’Augsbourg, professée dans les deux séminaires de l’Est, et la doctrine de l’Église réformée, professée dans le séminaire de Genève[42] ; pour le culte catholique, ce sont les maximes de l’Église gallicane, c’est la déclaration faite par l’assemblée du clergé en J682[43], ce sont les quatre célèbres propositions qui dénient au pape toute autorité sur les souverains dans les choses temporelles, qui subordonnent le pape aux conciles œcuméniques dans les choses ecclésiastiques et spirituelles, qui, dans le gouvernement de l’église française, donnent pour limites à l’autorité du pape les anciens usages ou canons reçus par cette église et adoptés par l’État.

Partant, en matière ecclésiastique, l’ascendant de l’Etat grandit au-delà de toute mesure et reste sans contrepoids. Au lieu d’une église, il en tient quatre, et la principale, la catholique qui comprend 33 millions de fidèles, plus dépendante que sous l’ancienne monarchie, perd les privilèges qui autrefois limitaient ou compensaient sa sujétion. — Jadis le prince était son chef temporel, mais à des conditions onéreuses pour lui, à condition d’être son évêque extérieur et son bras séculier, de lui livrer le monopole de l’éducation et la censure des livres, de lui prêter main-forte contre les hérétiques, les schismatiques et les libres penseurs. De toutes ces obligations acceptées par les rois, le souverain nouveau se décharge, et néanmoins il se réserve, auprès du saint-siège, les mêmes prérogatives, et, sur l’Église, les mêmes droits que ses prédécesseurs. Aussi minutieusement qu’autrefois, il régente les détails du culte. Tantôt il fixe le casuel et les honoraires dus au prêtre pour l’administration des sacremens : « Cette fixation[44] est une opération purement civile et temporelle, puisqu’elle se résout en une levée de deniers sur les citoyens ; les évêques et les prêtres ne pourraient s’en arroger la faculté ; le gouvernement seul doit demeurer arbitre entre le prêtre qui reçoit et le particulier qui paie. » Tantôt il intervient dans la publication d’une indulgence plénière : « Il importe[45] que des indulgences ne soient pas accordées pour des causes qui seraient contraires à la tranquillité publique ou au bien de la patrie ; le magistrat politique est également intéressé à connaître quelle est l’autorité qui accorde ces indulgences, si elle a titre pour agir légalement, à quelles personnes les indulgences sont accordées, quelles personnes sont chargées de les distribuer, quelles personnes fixeront le terme et la durée des prières extraordinaires. » — Ainsi enlacée et serrée par l’État, l’Eglise n’est plus qu’un de ses appendices ; car les racines indépendantes et propres par lesquelles, dans cet embrassement étroit, elle végétait encore et se maintenait debout, ont été coupées toutes ; arrachée du sol et greffée sur l’État, ce sont maintenant les pouvoirs civils qui lui prêtent leur sève et leurs racines. Avant 1789, le clergé était dans la société temporelle un ordre distinct et le premier de tous, un corps exempt d’impôt et propriétaire, un contribuable à part, qui, représenté par des assemblées périodiques, traitait tous les cinq ans avec le prince, lui accordait des subsides, et, en échange de ce « don gratuit, » se faisait concéder ou confirmer des immunités, prérogatives et faveurs ; aujourd’hui, il n’est plus qu’une collection de particuliers et sujets ordinaires, moins que cela, un personnel administratif analogue à celui de l’université, de la magistrature, des finances et des eaux et forêts, encore plus surveillé et plus bridé, avec des précautions plus minutieuses, par des interdictions plus strictes. Avant 1789, les curés et autres titulaires du second ordre étaient, pour la plupart, choisis et installés sans l’intervention du prince, tantôt par l’évêque du diocèse ou l’abbé du voisinage, tantôt par des collateurs indépendans, par le titulaire[46], par un patron laïque, par un chapitre, par une commune, par un indultaire, par le pape, et le traitement de chaque titulaire, grand ou petit, était sa propriété privée, le produit annuel d’une terre ou créance administrée par lui et attachée à son office. Aujourd’hui, tout titulaire, depuis le cardinal-archevêque jusqu’au chanoine, au curé de canton, au directeur ou professeur de séminaire, est nommé ou agréé par le pouvoir civil, lui jure fidélité, et son traitement, inscrit au budget, n’est qu’un salaire d’employé public, tant de francs et centimes qu’il vient toucher à la fin de chaque mois chez le trésorier-payeur, en compagnie d’autres, ses collègues, que l’État emploie dans les cultes non catholiques, en compagnie d’autres, ses quasi-collègues, que l’État emploie dans l’Université, dans la magistrature, dans la gendarmerie ou dans la police[47]. — Tel est, dans toutes les branches de la vie sociale, l’effet universel et final de la Révolution ; dans l’Église, comme dans le reste, elle a étendu l’ingérence et la prépondérance de l’État, non par mégarde, mais avec intention, non par accident, mais par principe[48]. « La Constituante, dit Siméon, avait reconnu avec raison que, la religion étant un des plus anciens et des puissans moyens de gouverner, il fallait la mettre, plus qu’elle n’était, sous la main du gouvernement ; » de là, sa constitution civile du clergé ; « son seul tort fut de ne pas se concilier avec le pape. » A présent, grâce à l’accord conclu entre le pape et le gouvernement, le régime nouveau achève l’œuvre du régime ancien, et, dans l’Église comme ailleurs, la domination de l’Etat centralisateur est complète.


VI

Ce sont là les grandes lignes du nouvel établissement ecclésiastique, et les rattachemens généraux par lesquels l’Église catholique, comme un appartement dans un édifice, se trouve comprise et incorporée dans l’État. Il ne faut pas que, sous prétexte de s’achever, elle s’en dégage ; la voilà bâtie et finie ; rien à côté ni au-delà ; point de constructions collatérales et supplémentaires, qui, par leur indépendance, dérangeraient l’uniformité de l’architecture totale ; point de congrégations monastiques : plus de clergé régulier ; le clergé séculier suffit. « On n’a jamais[49] contesté à la puissance publique le droit d’écarter ou de dissoudre des institutions arbitraires qui ne tiennent point à l’essence de la religion, et qui sont jugées suspectes ou incommodes à l’État. » En principe, toutes les communautés religieuses doivent être jugées telles ; car elles sont des corps spontanés, elles s’organisent d’elles-mêmes et sans le concours de l’État, par la libre volonté de leurs membres ; elles vivent à part, selon le statut propre et particulier qu’elles se donnent, hors de la société laïque, à côté de l’Église établie, sous des chefs distincts qu’elles se choisissent, parfois sous des chefs étrangers, toutes plus ou moins indépendantes, toutes, par intérêt et par instinct, ralliées autour du saint-siège, qui, contre l’autorité diocésaine et la juridiction épiscopale, leur sert d’abri. Jadis, « les moines[50] formaient la milice du pape ; ils ne reconnaissaient pas d’autre souverain que lui ; aussi étaient-ils plus à craindre pour les gouvernemens que le clergé séculier. Celui-ci, sans eux, n’aurait jamais embarrassé ; » désormais, il n’y aura plus que lui. « Je veux[51] des évêques, des curés, des vicaires, voilà tout… on souffre contre mes instructions, que des communautés religieuses se rétablissent ; — je suis informé qu’à Beauvais et dans d’autres villes, les jésuites ont formé des établissemens sous le nom de Pères de la foi ; il ne faut pas le permettre. » Et il l’interdit par décret[52] ; il dissout « toutes les associations formées sous prétexte de religion et non autorisées ; » il décide qu’à l’avenir « aucune agrégation ou association d’hommes ou de femmes ne pourra se former sous prétexte de religion, à moins d’une autorisation formelle ; » il charge les procureurs de ses tribunaux « de poursuivre, même par la voie extraordinaire, les personnes des deux sexes qui contreviendraient directement ou indirectement » à son décret. — Mais il s’est réservé la faculté d’autoriser les communautés dont il pourra tirer profit, et, de fait, il en autorise plusieurs, en qualité d’instrumens dont la société a besoin ou dont l’État fait usage, en particulier les sœurs de charité, hospitalières ou enseignantes[53], et les frères des écoles chrétiennes[54], au premier rang les lazaristes et les pères des missions étrangères[55]. « Ces religieux, dit-il[56], me seront très utiles en Asie, en Afrique et en Amérique ; je les enverrai prendre des renseignemens sur l’état du pays. Leur robe les protège et sert à couvrir des desseins politiques et commerciaux… Je leur ferai un premier fonds de 15,000 francs de rente… Ils coûtent peu, sont respectés des barbares, et, n’étant revêtus d’aucun caractère officiel, ils ne peuvent compromettre le gouvernement. » D’ailleurs, « le zèle religieux leur fait entreprendre des travaux et braver des périls qui sont au-dessus des forces d’un agent civil. » — Bien entendu, puisqu’ils sont des « agens secrets de diplomatie, » le gouvernement doit les tenir et les diriger. En conséquence, « leur supérieur ne résidera plus à Rome, mais à Paris. » Même précaution à l’endroit des autres congrégations qui, dans l’enseignement ou la charité, deviennent les auxiliaires attitrés du pouvoir laïque, « La supérieure générale[57] des sœurs de la charité résidera à Paris ; toute la corporation sera ainsi sous la main du gouvernement. » Quant aux frères des écoles chrétiennes, Napoléon les englobe dans son université[58] : « Ils seront brevetés par le grand maître[59], qui visera leurs statuts intérieurs, les admettra au serment, leur prescrira un habit particulier et fera surveiller leurs écoles. » — Notez les exigences du gouvernement à cet endroit, ses procédés pour maîtriser les ordres religieux qu’il autorise. L’abbé Hanon[60], supérieur commun des lazaristes et des sœurs de Saint-Vincent de Paule, ayant refusé de mettre Mme Laetitia à la tête du conseil de l’ordre, est enlevé de nuit, enfermé à Fenestrelles, et les sœurs qui, conformément aux instructions de leur premier fondateur, ne veulent pas reconnaître une supérieure nommée par le pouvoir civil, sont traitées comme autrefois les religieuses de Port-Royal. « Il est temps[61] de finir ce scandale des sœurs de charité en révolte contre leurs supérieures. Mon intention est de supprimer les maisons qui, vingt-quatre heures après l’avertissement que vous leur donnerez, ne seront pas rentrées dans la subordination. Vous remplacerez les maisons supprimées, non par des sœurs du même ordre, mais par celles d’un autre ordre de charité ; les sœurs de Paris y perdront leur influence, et ce sera bien. » Quelles que soient les communautés, l’autorisation qui les institue n’est qu’une grâce, et toute grâce accordée peut être retirée. « Je ne veux plus de missions quelconques[62] ; j’avais établi des missionnaires à Paris et je leur avais accordé une maison : je rapporte tout. Je me contente d’exercer la religion chez moi, je ne me soucie point de la propager à l’étranger… Je vous rends responsable si (d’ici à un mois), au 1er octobre, il y a encore en France des missions et des congrégations. » — Ainsi vit le clergé régulier, à titre révocable, par tolérance, sous l’arbitraire, suspendu à un fil qui, demain peut-être, sera coupé net par le bon plaisir.


VII

Reste le clergé séculier, mieux garanti, à ce qu’il semble, et par un statut moins précaire ; car ce statut est un acte international et diplomatique, un traité solennel et bilatéral qui engage le gouvernement français, non-seulement envers lui-même, mais envers un autre gouvernement, envers un souverain indépendant, envers le chef reconnu de toute l’Église catholique. — Par conséquent, il importe avant tout de relever et d’exhausser les barrières qui, dans l’ancienne France, séparaient le clergé séculier du pape, les règles et coutumes qui faisaient de l’Église gallicane une province à part dans l’Église universelle, les franchises et servitudes ecclésiastiques qui restreignaient la juridiction du pape pour étendre la juridiction du roi. Toutes ces servitudes au profit du souverain laïque et toutes ces franchises au préjudice du souverain ecclésiastique, le statut nouveau les maintient et les accroît. En vertu du Concordat et d’accord avec le pape, le Premier Consul acquiert « les mêmes droits et privilèges auprès du saint-siège que l’ancien gouvernement[63], » c’est-à-dire le même droit de présenter seul les futurs cardinaux français, et d’en avoir autant qu’autrefois dans le sacré-collège, le même droit d’exclure dans le sacré conclave, la même faculté d’être en France l’unique dispensateur des grands offices ecclésiastiques, et la prérogative de nommer tous les évêques ou archevêques du territoire français. Bien mieux, en vertu des articles organiques et malgré les réclamations du pape, il interpose, comme les anciens rois, son autorité, son Conseil d’État et ses tribunaux entre le saint-siège et le clergé, entre le saint-siège et les fidèles. « Aucune bulle[64], bref, rescrit, décret… de la cour de Rome, même ne concernant que des particuliers, ne pourra être reçu, publié, imprimé, ni autrement mis à exécution, sans l’autorisation du gouvernement. Aucun individu, se disant nonce, légat, vicaire ou commissaire apostolique… ne pourra, sans la même autorisation, exercer sur le sol français ni ailleurs aucune fonction relative aux affaires de l’église gallicane…. Il y aura recours au Conseil d’État dans tous les cas d’abus de la part des supérieurs et autres personnes ecclésiastiques. » — « Tout ministre d’un culte[65] qui aura, sur des questions ou matières religieuses, entretenu une correspondance avec une cour ou puissance étrangère, sans en avoir préalablement informé le ministre des cultes et sans avoir obtenu son autorisation, sera, pour ce seul fait, puni d’une amende de 100 à 500 francs et d’un emprisonnement d’un mois à deux ans. » Couper à volonté toutes les communications de haut en bas et de bas en haut entre l’Église française et son chef romain, intervenir par un veto ou par une approbation dans tous les actes de l’autorité pontificale, être le chef légal et reconnu du clergé national[66], devenir pour ce clergé un pape adjoint, collatéral et laïque, telle était la prétention de l’ancien gouvernement, et tel est l’effet, le sens, la portée juridique des maximes gallicanes[67]. — Napoléon les proclame à nouveau, et l’édit de 1(582, par lequel Louis XIV les appliquait avec précision, rigueur et minutie, « est déclaré loi générale de l’empire[68]. »

Contre cette doctrine et cette pratique, point d’opposans en France ; Napoléon compte bien n’en pas rencontrer, surtout parmi ses prélats. Gallican, avant 1789, tout le clergé l’était, plus ou moins, par éducation et tradition, par intérêt ou par amour-propre ; or, ce sont les survivans de ce clergé qui fournissent le nouveau personnel ecclésiastique, et, des deux groupes distincts dans lesquels il se recrute, aucun n’est prédisposé par ses antécédens à devenir ultramontain. Les uns, qui ont émigré, partisans de l’ancien régime, acceptent sans difficulté ce retour aux anciennes pratiques et doctrines, le protectorat autoritaire de l’État sur l’Église, l’ingérence de l’empereur substituée à celle du roi, et Napoléon, en ceci comme dans le reste, successeur légitime ou légitimé des Bourbons. Les autres, qui ont juré la constitution civile du clergé, schismatiques, excommuniés, impénitens, et, malgré le pape, réintégrés par le Premier Consul[69] dans l’Église, sont mal disposés pour le pape, leur principal adversaire, et bien disposés pour le Premier Consul, leur unique patron. C’est pourquoi « les chefs[70] du clergé catholique, c’est-à-dire les évêques et les grands-vicaires,.. sont attachés au gouvernement ; » ce sont des gens « éclairés, » on peut leur faire entendre raison. « Mais nous avons 3,000 ou 4,000 curés ou vicaires, enfans de l’ignorance et dangereux par leur fanatisme et leurs passions. » A ceux-là et à leurs supérieurs, s’ils ont quelque velléité d’indiscipline, on tiendra la bride haute. Ayant mal parlé du gouvernement dans sa chaire de Saint-Roch, le prêtre Fournier est arrêté par la police, mis à Bicêtre comme fou, et le Premier Consul répond au clergé parisien qui vient le réclamer par « une pétition très bien faite : » — « J’ai[71] voulu vous prouver que, si je mettais mon bonnet de travers, il faudrait bien que les prêtres obéissent à la puissance civile. » De temps en temps, un coup de main rude sert d’exemple et maintient dans le droit chemin les indociles qui seraient tentés de s’en écarter. A Bayonne, à propos d’un mandement où se trouve une phrase malsonnante, « le grand-vicaire[72] qui a rédigé le mandement est envoyé à Pignerol pour dix ans, et, je crois, l’évêque exilé. » — A Séez, où les prêtres constitutionnels sont en défaveur, l’évêque est forcé de se démettre à l’instant même, et l’abbé Legallois, son principal conseiller, saisi par les gendarmes, conduit à Paris de brigade en brigade, est enfermé à la Force, au secret, sur la paille, pendant onze jours, puis emprisonné à Vincennes pendant neuf mois, tant qu’enfin, atteint de paralysie, il est transféré dans une maison de santé, où il reste détenu jusqu’à la fin du règne.

Pourvoyons à l’avenir comme au présent, et, par-delà le clergé actuel, dressons le clergé futur. A cela les séminaires serviront : « Il faut[73]… en organiser de publics pour qu’il ne s’en forme pas de clandestins, tels que ceux qui existent déjà dans les départemens du Calvados, du Morbihan et dans plusieurs autres,.. il ne faut pas abandonnera l’ignorance et au fanatisme le soin de former les jeunes prêtres… » — « Les écoles catholiques ont besoin de la surveillance du gouvernement. » — Il y en aura une aux frais de l’État, dans chaque arrondissement métropolitain, et « cette école spéciale sera sous la main de l’autorité. » — « Les directeurs et les professeurs seront nommés par le Premier Consul ; » on y mettra des hommes « instruits, dévoués au gouvernement et amis de la tolérance ; ils ne se borneront pas à professer la théologie, mais ils y joindront une sorte de philosophie et une honnête mondanité. » — Un futur curé, un prêtre qui conduit des laïques et vit dans le siècle, ne doit pas être un moine, un homme de l’autre monde, mais un homme de ce monde-ci, capable de s’y adapter, d’y faire son office avec mesure et discrétion, d’agréer l’établissement légal dans lequel il est compris, de ne point damner trop haut ses voisins protestans, juifs ou libres penseurs, d’être un membre utile de la société temporelle et un fidèle sujet du pouvoir civil ; qu’il soit catholique et pieux, mais dans les justes bornes ; ce qui lui est interdit, c’est d’être ultramontain ou bigot. — A cet effet, les précautions sont prises. Aucun séminariste ne devient sous-diacre sans l’autorisation du gouvernement, et chaque année la liste des ordinands que l’évêque adresse à Paris lui revient écourtée, réduite au-dessous du strict nécessaire[74]. Dès le commencement et en termes exprès[75], Napoléon a réservé toutes les cures et tous les vicariats aux « ecclésiastiques pensionnés en vertu des lois de l’assemblée constituante. » — Non-seulement, par cette confusion de la pension et du traitement, il s’allège d’une charge pécuniaire, mais encore, aux jeunes prêtres, il préfère les vieux, et de beaucoup ; nombre d’entre eux ont été constitutionnels, tous sont imbus de gallicanisme, c’est lui qui les a tirés de l’exil ou sauvés de l’oppression, ils lui en savent gré ; ayant longuement et durement pâti, ils sont fatigués, ils doivent être assagis, ils seront maniables. D’ailleurs, il a sur chacun d’eux des renseignemens précis ; leur conduite passée lui prédit leur conduite future ; quand il en choisit un, ce n’est jamais à l’aveugle. Au contraire, les ordinands sont inconnus ; le gouvernement qui les agrée ne sait rien d’eux, sinon qu’à l’âge où l’esprit a sa fièvre de croissance et où l’imagination contracte sa forme fixe, ils ont été soumis, pendant cinq ans, à l’éducation théologique et à la vie claustrale. Les chances sont pour que chez eux la chaleur de la jeunesse aboutisse à la raideur de la conviction et aux préjugés de l’inexpérience ; en ce cas, le gouvernement qui les exempte de la conscription pour les admettre dans l’Église échange une bonne recrue militaire contre une mauvaise recrue ecclésiastique ; à la place d’un serviteur, il se donne un opposant. C’est pourquoi, pendant ses quinze ans de règne, Napoléon n’autorise que 6,000 ordinations nouvelles[76], en tout 400 par an, 100 par diocèse, 6 ou 7 par diocèse et par an. — Cependant, par ses décrets universitaires, il perce des jours laïques dans la clôture cléricale[77] et ferme aux prêtres suspects la porte des dignités ecclésiastiques[78]. Pour plus de sûreté, en tout diocèse où « les principes de l’évêque » ne lui donnent pas satisfaction complète, il interdit toute ordination, nomination, promotion ou grâce quelconque. — « J’ai[79] rayé toutes les demandes qui étaient relatives aux évêchés de Saint-Brieuc, Bordeaux, Gand, Tournay, Troyes, Alpes-Maritimes… Mon intention est que vous ne me proposiez pour ces diocèses aucune exemption de service pour les conscrits, aucune nomination à des bourses, à des cures, à des canonicats. Vous me ferez un rapport sur les diocèses qu’il conviendrait de frapper de cette interdiction. » — Vers la fin, le gallicanisme de Bossuet ne lui suffit plus ; il le laissait enseigner à Saint-Sulpice, et M. Émery, directeur de la maison, était le prêtre de France qu’il estimait le plus, qu’il consultait le plus volontiers ; mais une lettre d’élève, imprudente, vient d’être interceptée ; ainsi l’esprit de la compagnie est mauvais. Ordre d’expulser le directeur et d’en installer « dès le surlendemain » un nouveau, ainsi que de nouveaux administrateurs, dont aucun ne sera sulpicien[80] : — « Prenez des mesures pour que cette congrégation soit dissoute… Je ne veux point de sulpiciens dans le séminaire de Paris[81]… Faites-moi connaître[82] quels sont les séminaires qui sont desservis par des sulpiciens, afin de les éloigner également de ces séminaires. » — Et que les séminaristes mal instruits par leurs maîtres ne s’avisent pas de pratiquer pour leur compte les doctrines fausses que l’État proscrit ; surtout qu’ils n’entreprennent jamais, comme ils font en Belgique, de désobéir au pouvoir civil pour obéir au pape et à leur évoque. À Tournay[83], tous ceux qui ont plus de dix-huit ans sont expédiés sur Magdebourg ; à Gand, les très jeunes ou impropres au service militaire sont mis à Sainte-Pélagie ; tous les autres, au nombre de 236, parmi eux 40 diacres ou sous-diacres, incorporés dans une brigade d’artillerie, partent pour Wesel, pays de marécages et de fièvres, où 50 meurent très vite de l’épidémie et de la contagion. — Toujours le même procédé terminal ; à l’abbé d’Astros, soupçonné d’avoir reçu et gardé une lettre du pape, Napoléon, menaçant, donnait cette consigne ecclésiastique : — « J’entends que l’on professe les libertés de l’Eglise gallicane : du reste, j’ai le glaive à mon côté, et prenez garde à vous ! » — En effet, au bout de toutes ses institutions, on découvre la sanction militaire, la punition arbitraire, la contrainte physique, l’épée qui va frapper ; involontairement, les yeux prévoient l’éclair brusque de la lame, et la chair pressent la rigidité pénétrante de l’acier.


VIII

On agit ainsi en pays conquis. Effectivement, il est dans l’Église en pays conquis[84] : comme la Hollande ou la Westphalie, elle est une communauté naturellement indépendante qu’il s’est annexée par traité, qu’il a pu englober, mais non absorber dans son empire, et qui reste invinciblement distincte. Dans une société spirituelle, le souverain temporel, surtout un souverain comme lui, catholique de nom, très peu chrétien, tout au plus déiste, et de loin en loin, à ses heures, ne sera jamais qu’un suzerain extérieur et un prince étranger. Pour devenir et demeurer maître dans une telle annexe, il convient de montrer toujours l’épée. Néanmoins, il ne serait pas sage de frapper incessamment ; à trop frapper, l’épée s’userait ; il vaut mieux utiliser la constitution de l’annexe, la gouverner indirectement, non par régie, mais par protectorat, employer à cela les autorités indigènes, mettre à leur compte les rigueurs nécessaires. Or, en vertu de la constitution indigène, les gouvernans de l’annexe catholique, tous désignés d’avance par un caractère indélébile et propre, tous tonsurés, en robe noire, célibataires et parlant latin, forment deux ordres inégaux en dignité et en nombre, l’un inférieur, qui comprend les myriades de curés et vicaires ; l’autre supérieur, qui comprend quelques dizaines de prélats.

Profitons de cette hiérarchie toute faite, et, pour mieux nous en servir, serrons-la ; d’accord avec le haut clergé et le pape, accroissons l’assujettissement du bas clergé ; par les supérieurs, nous gouvernerons les inférieurs ; qui tient la tête tient le corps ; il est bien plus aisé de mener soixante évêques et archevêques que quarante mille vicaires et curés ; à cet endroit-ci, ne nous chargeons pas de restaurer la discipline primitive ; ne soyons ni antiquaires ni gallicans. Gardons-nous de rendre au clergé du second ordre l’indépendance et la stabilité dont il jouissait avant 1789, les garanties canoniques qui le protégeaient contre l’arbitraire épiscopal, l’institution du concours, les droits conférés par les grades théologiques, l’attribution des meilleures places aux plus savans, le recours au tribunal diocésain en cas de disgrâce, le débat contradictoire par-devant l’officialité, l’attache fixe par laquelle le curé titulaire, une fois implanté dans sa paroisse, s’y enracinait pour toute sa vie et se croyait lié à sa communauté locale comme Jésus-Christ à l’Église universelle, indissolublement, par une sorte de mariage mystique. « Il faut, dit Napoléon[85], réduire autant que possible le nombre des curés inamovibles et multiplier le nombre des desservans qu’on pourra changer à volonté, » non-seulement transférer dans une autre paroisse, mais révoquer du jour au lendemain, sans formalités ni lenteurs, sans appel, débats et bruit devant un tribunal quelconque. Désormais, les seuls inamovibles sont les quatre mille curés ; tous les autres, sous le nom de succursalistes, au nombre de trente mille[86], simples commis ecclésiastiques, sont livrés au pouvoir discrétionnaire de l’évêque. A lui seul, l’évêque nomme, place, déplace tous ceux de son diocèse ; quand il lui plaît, et d’un signe de tête, il fait passer le plus qualifié du meilleur poste au pire, du gros bourg ou de la petite ville natale, où il vivait à l’aise près de sa famille, à quelque paroisse misérable, à tel village perdu dans les bois ou dans la montagne, sans maison curiale ni casuel ; bien mieux, il le casse aux gages, il lui retire les 500 francs de traitement alloués par l’État, il l’expulse du logement fourni par la commune, il le met à pied sur la grande route, sans viatique, même temporaire, exclu du ministère ecclésiastique, déconsidéré, déclassé, vagabond dans le grand monde laïque, dont il a désappris les voies et dont toutes les carrières se ferment devant lui ; désormais, et à perpétuité, le pain lui est ôté de la bouche ; quand il l’a pour la journée, il ne l’a pas pour le lendemain. Or, chaque trimestre, la liste des succursalistes à 500 francs, dressée par l’évêque, doit être ordonnancée par le préfet ; dans le haut cabinet, près de la cheminée où s’étalent les cartes cornées de tous les personnages considérables du département, devant le buste de l’empereur, les deux délégués de l’empereur, ses deux gérans autoritaires et responsables, les deux surveillans surveillés de la circonscription, confèrent entre eux sur le personnel ecclésiastique du département ; en ceci, comme dans le reste, ils sont et se sentent tenus d’en haut, de court, et forcés, bon gré mal gré, de s’entendre. Collaborateurs obligés et, par institution, auxiliaires l’un de l’autre pour le maintien de l’ordre établi, ils lisent ensemble, article par article, la liste nominative de leurs subordonnés communs ; si quelque nom y est mal noté, si quelque succursaliste est bruyant, incommode ou suspect, s’il y a sur son compte des rapports défavorables du maire, de la gendarmerie ou de la haute police, le préfet, qui allait signer, pose sa plume, allègue ses instructions et, contre le délinquant, demande à l’évêque une mesure répressive, la destitution, la suspension, le déplacement, l’envoi dans une cure inférieure, ou tout au moins la réprimande comminatoire, et l’évêque, que le préfet peut dénoncer au ministre, ne refuse pas cette complaisance au préfet.

Quelques mois après la publication du Concordat[87], Mlle Chameron, danseuse à l’Opéra, étant morte, son convoi, présenté à Saint-Roch, n’y était pas admis, et le curé rigoriste, « dans un moment de déraison, » faisait fermer les portes de l’église : là-dessus attroupement, cris et menaces contre le curé, harangue d’un acteur pour apaiser la foule, et, finalement, transport du cercueil à l’église des Filles-Saint-Thomas où le desservant, « instruit de la véritable morale de l’Évangile, » célèbre le service funèbre. De tels incidens troublent la tranquillité de la rue et dénotent un relâchement de la discipline administrative : en conséquence, le gouvernement, docteur en théologie et en droit canon, intervient et requiert le supérieur ecclésiastique ; avec une raideur hautaine, le Premier Consul, dans un article du Moniteur, donne au clergé sa consigne et lui explique l’usage qu’on fera contre lui de ses prélats. « L’archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu’il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses… qui dégradaient la religion par leur niaiserie, ont été proscrites par le Concordat et par la loi du 18 germinal. » Dorénavant, tous les desservans et curés seront prudens, réservés, obéissans, timides[88] ; car leurs chefs spirituels le sont aussi, et ne peuvent pas ne pas l’être. Chaque prélat, parqué dans son diocèse, y est maintenu dans l’isolement ; sa correspondance est surveillée ; il ne communique avec le pape que par l’entremise du ministre des cultes ; il n’a pas le droit de se concerter avec ses collègues. Plus d’assemblées générales du clergé, de conciles métropolitains, de synodes annuels ; l’église de France a cessé d’être un corps, et ses membres, soigneusement détachés les uns des autres et de leur tête romaine, ne sont plus unis, mais juxtaposés. Confiné dans sa circonscription comme le préfet dans la sienne, l’évêque n’est lui-même qu’un préfet ecclésiastique, un peu moins précaire que l’autre : sans doute, on ne peut pas le destituer par arrêté ; mais on lui commande de se démettre, et il donne sa démission, de force. Aussi, pour lui comme pour le préfet, le premier soin sera de ne pas déplaire, et le second sera de plaire. Être bien en cour auprès du ministre et auprès du souverain, cela lui est commandé, non-seulement par son intérêt personnel, mais encore par l’intérêt catholique. Pour obtenir des bourses et demi-bourses aux élèves de son séminaire[89], pour y faire nommer les professeurs et le directeur qui lui conviennent, pour faire agréer ses chanoines, ses curés de canton et ses ordinands, pour exempter les sous-diacres de la conscription, pour instituer et défrayer les succursales de son diocèse, pour rendre à ses paroisses pauvres le prêtre indispensable, le culte et les sacremens, il a besoin de grâces, et ces grâces, il ne les obtient qu’à condition d’affecter l’obéissance, le zèle, mieux encore le dévoûment. Au reste, lui-même il est homme ; si Napoléon l’a choisi, c’est à bon escient, et le sachant tel, accessible aux motifs humains, point trop rigide, de conscience maniable ; aux yeux du maître, le premier titre a toujours été « la docilité présumée du caractère, l’attachement à son système et à sa personne[90] ; » de plus, il a tenu compte aux candidats des prises qu’ils lui donnaient sur eux, faiblesses, vanités et besoins, habitudes de représentation et de dépense, goût pour l’argent, les titres et les préséances, ambition, désir d’avancer, d’avoir du crédit, de placer des protégés et des parens. Toutes ces prises, il en use, et les trouve efficaces. Sauf trois ou quatre saints comme M. d’Aviau[91] ou M. Dessolles, qu’il a mis dans l’épiscopat par mégarde, ses évêques sont contens d’être barons, et ses archevêques d’être comtes ; ils se félicitent de monter en grade dans la Légion d’honneur ; ils allèguent tout haut, à l’éloge du nouvel établissement, les honneurs et dignités qu’il leur confère, tels et tels prélats devenus membres du corps législatif ou sénateurs[92] ; plusieurs en secret reçoivent le prix de services secrets, des encouragemens pécuniaires, telle somme en espèces sonnantes. Au total, Napoléon a calculé juste ; avec des hésitations et des remords, presque tout son personnel épiscopal, italien et français, soixante-six prélats sur quatre-vingts sont sensibles « aux influences temporelles ; » ils cèdent à ses séductions et à ses menaces ; ils vont accepter ou subir, même en matière spirituelle, son ascendant définitif[93]. D’ailleurs, parmi ces dignitaires, presque tous corrects ou du moins de tenue décente, la plupart assez honorables, Napoléon en a trouvé quelques-uns dont la servilité est parfaite, gens sans scrupule, bons à tout faire, et tels qu’un prince absolu les peut souhaiter, les évêques Bernier et de Pancemont, gratifiés l’un de 30,000 francs et l’autre de 50,000 francs[94] pour le vilain rôle qu’ils ont joué dans les négociations du Concordat, un cynique avare et brutal, comme Maury, archevêque de Paris, un mercenaire intrigant et sceptique, comme de Pradt, archevêque de Malines, un vieil imbécile à genoux devant le pouvoir civil, comme ce Rousseau, évêque d’Orléans, qui publie un mandement pour déclarer le pape aussi libre dans sa prison de Savone que sur le trône de Rome. A partir de 1806[95], afin d’avoir en main des hommes plus souples, Napoléon, de préférence, a pris ses prélats dans les anciennes familles nobles ; habituées de Versailles, elles considèrent l’épiscopat comme un don du prince et non du pape, comme une faveur laïque réservée à leurs cadets, comme un cadeau que le souverain fait aux gens de sa chambre et de son antichambre, à la condition sous-entendue que le courtisan promu restera courtisan sous la mitre. Désormais presque toutes ses recrues épiscopales seront « des gens de vieille race. » « Il n’y a qu’eux, dit Napoléon, pour savoir bien servir[96]. »


IX

Dès la première année, l’effet obtenu a dépassé l’effet attendu. « Voyez le clergé[97], disait le Premier Consul à Rœderer ; tous les jours, malgré lui et plus qu’il ne l’avait prévu, il sera dévoué au gouvernement. Avez-vous lu le mandement de l’archevêque de Tours, Boisgelin ? .. Il dit que le gouvernement actuel est le gouvernement légitime, que Dieu disperse, quand il lui plaît, les trônes et les rois, qu’il adopte les chefs que les peuples préfèrent. Vous n’auriez pas dit mieux. » — Pourtant, on dira mieux, non-seulement dans tel mandement, mais encore dans le catéchisme. Aucune publication ecclésiastique n’est si importante ; tout enfant catholique l’apprend par cœur, et les phrases qu’il répète se fixent à demeure dans sa mémoire. Certes, le catéchisme de Bossuet est déjà bon, mais on peut l’améliorer ; il n’y a rien que le temps, la réflexion, l’émulation, le zèle administratif, ne perfectionnent. Bossuet enseigne aux enfans qu’ils doivent « respecter tous supérieurs, pasteurs, rois, magistrats et autres. » « Mais ces généralités[98], dit Portalis, ne suffisent plus, elles ne dirigent pas la soumission des sujets vers son véritable but… Il s’agit d’attacher la conscience des peuples à l’auguste personne de Votre Majesté. » Ainsi, précisons, nommons, appuyons. Bien plus explicite que le catéchisme royal, le catéchisme impérial ajoute à l’ancien des développemens significatifs et des motifs de surcroît : « Nous devons en particulier à Napoléon Ier notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’empire et de son trône… Car il est celui que Dieu a suscité, dans des circonstances difficiles, pour rétablir le culte public et la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. » Voilà ce que dans chaque paroisse de l’empire, devant le vicaire ou le curé, tous les petits garçons et toutes les petites filles viendront, de leur voix clairette, réciter après vêpres, comme un commandement de Dieu et de l’Église, comme un article de foi supplémentaire. Cependant, du haut de la chaire[99], à l’office du matin ou du soir, la voix grave de l’officiant commente cet article, déjà très clair : par ordre, il prêche pour la conscription : c’est un péché que de s’y dérober, d’être réfractaire ; par ordre encore, il lit les bulletins de l’armée, le récit des dernières victoires ; toujours par ordre, il lit le dernier mandement de son évêque ; c’est une pièce autorisée, inspirée, corrigée par la police. Non-seulement les évêques sont tenus de soumettre à la censure toutes leurs lettres pastorales et instructions publiques ; non-seulement, en manière de précaution, on leur a défendu de rien imprimer, sauf par les presses de la préfecture ; mais encore, pour plus de sûreté, la direction des cultes les informe incessamment de ce qu’ils doivent dire. Avant tout, ils doivent louer l’empereur ; dans quels termes, avec quelles épithètes, sans indiscrétions ni maladresses, de façon à ne pas s’ingérer dans la politique, à ne pas avoir l’air d’un pantin manœuvré d’en haut, à ne point passer pour un simple porte-voix, cela n’est pas indiqué, et cela est difficile. « Il faut, disait Real, préfet de police, à un nouvel évêque, il faut, dans vos mandemens, louer l’empereur davantage. — Donnez-moi la mesure. — Je ne la sais pas. » — Puisque la mesure reste indéterminée, il convient de la faire large. — Sur les autres articles, point d’embarras. En chaque occasion, les bureaux de Paris ont soin d’envoyer aux évêques l’esquisse toute faite de leur prochain mandement, le canevas sur lequel ils broderont les fleurs ordinaires de l’amplification ecclésiastique ; selon les lieux et les temps, le canevas diffère. En Vendée et dans l’Ouest, les prélats devront flétrir a les odieuses machinations de la perfide Albion, » expliquer aux fidèles la persécution que les Anglais font subir aux catholiques d’Irlande. Si l’ennemi est la Russie, le mandement rappellera qu’elle est schismatique, et que les Russes méconnaissent la suprématie du pape. — Puisque les évêques sont fonctionnaires de l’empire, leurs paroles et leurs actes appartiennent à l’empereur ; en conséquence, il en use contre tous ses ennemis, contre tout rival, rebelle ou adversaire, contre les Bourbons, contre les conscrits réfractaires, contre les Anglais et les Russes, enfin contre le pape.


X

Ceci, comme l’expédition de Russie, est son grand et dernier coup de dés, la partie décisive et suprême qu’il engage en matière ecclésiastique, comme l’autre en matière politique et militaire. De même que, par contrainte et sous sa conduite, il coalise contre le tsar toutes les forces militaires et politiques de son Europe, Autriche, Prusse, confédération du Rhin, Hollande, Suisse, royaume d’Italie, Naples, et jusqu’à l’Espagne, de même, par contrainte et sous sa conduite, il coalise contre le pape toutes les autorités spirituelles de son empire. Il assemble en concile les quatre-vingts prélats disponibles de l’Italie et de la France, il se charge de les discipliner, il les fait marcher ; par quel emploi de toutes les influences, il faudrait un volume pour le dire[100] : argumens théologiques et canoniques, appel aux souvenirs gallicans et aux rancunes jansénistes, éloquence et sophismes, manœuvres préparatoires, intrigues à huis-clos, scènes publiques, sollicitations privées, intimidation croissante, rigueurs effectives, treize cardinaux exilés et dépouillés de leurs insignes, deux autres cardinaux détenus à Vincennes, dix-neuf évêques d’Italie transférés en France sous escorte, sans pain et sans habits, cinquante prêtres de Parme, cinquante prêtres de Plaisance, et cent autres prêtres italiens expédiés et internés en Corse, toutes les congrégations d’hommes en France, Saint-Lazare, Mission, Doctrine chrétienne, Saint-Sulpice, dissoutes et supprimées, trois évêques du concile saisis dans leur lit au petit jour, mis au cachot et au secret, forcés de donner leur démission et de promettre par écrit qu’ils n’entretiendront aucune correspondance avec leurs diocèses ; arrestation de leurs adhérens dans leurs diocèses, les séminaristes de Gand convertis en soldats, et, sac au dos, partant pour l’armée, des professeurs de Gand, les chanoines de Tournay et d’autres prêtres belges enfermés dans les châteaux de Bouillon, Ham, et Pierre-Châtel[101] ; vers la fin, le concile subitement dissous, parce qu’il lui vient des scrupules, parce qu’il ne cède pas tout de suite à toutes les pressions, parce que sa masse fait sa consistance, parce que des hommes serrés les uns contre les autres se tiennent plus longtemps debout. « Notre vin, disait le cardinal Maury, n’a pas été trouvé bon en cercle ; vous verrez qu’il sera meilleur en bouteille. » Aussi bien, avant de l’y mettre et au préalable, on l’a filtré, clarifié, débarrassé des élémens mauvais qui le troublaient et le faisaient fermenter ; quelques-uns des opposans sont en prison ; plusieurs se sont retirés dans leurs diocèses ; le demeurant, ramené à Paris, est savamment travaillé, chaque membre à son tour, à part et chambré, en tête à tête avec le ministre des cultes, jusqu’à ce que tous aient signé, un à un, la formule d’adhésion ; là-dessus, le concile, épuré et préparé, est réuni de nouveau pour voter, par assis et levé, dans une séance unique ; par un reste de pudeur, il introduit dans le décret une clause suspensive, l’apparence d’une réserve[102], mais il rend le décret commandé. Tel un corps d’armée, un régiment étranger, qui, enrôlé, encadré et poussé l’épée dans les reins, sert malgré lui contre son prince légitime ; il voudrait bien ne pas marcher à l’assaut, au dernier moment il tâche de tirer en l’air, mais, finalement, il marche et il tire.

De l’autre côté, et sur le pape lui-même, Napoléon opère de même, avec autant d’habileté et de rudesse. Comme pour sa campagne de Russie, il s’est préparé de longue main. Au commencement, c’était une alliance, et il a concédé au pape, comme au tsar, de grands avantages qui leur resteront après sa chute ; mais il ne les a concédés qu’avec une pensée de derrière, avec le besoin instinctif et le dessein prémédité d’exploiter l’alliance conclue, jusqu’à faire du souverain indépendant, en qui il reconnaît un égal, son subordonné et son instrument ; de là, brouille et guerre. Cette fois aussi, dans l’expédition contre le pape, sa stratégie est admirable : tout le terrain ecclésiastique étudié d’avance, l’objectif choisi[103], toutes les forces disponibles utilisées et dirigées par étapes vers le point central de convergence où la victoire sera décisive, d’où la conquête pourra s’étendre et où la domination définitive viendra s’asseoir ; l’emploi successif et simultané de tous les moyens, la ruse et la violence, la séduction et la terreur ; le calcul de la lassitude, des anxiétés et du désespoir dans l’adversaire ; d’abord, la menace, le grondement prolongé, puis l’éclair subit et les coups multipliés de la foudre, toutes les brutalités de la force : les États pontificaux envahis en pleine paix, Rome militairement occupée par surprise, le pape cerné dans le Quirinal ; au bout d’un an, le Quirinal enlevé par un coup de main nocturne, le pape saisi, expédié en poste à Savone, et là séquestré, prisonnier d’État sous un régime presque cellulaire[104], assiégé par les sollicitations et les manœuvres de l’adroit préfet qui le travaille, du médecin vendu qui l’espionne, des évêques serviles qu’on lui dépêche, seul avec sa conscience contre les questionnaires qui se relaient, soumis à des tortures morales aussi savantes et aussi fortes que les anciennes tortures physiques, à une torture si continue et si croissante qu’il se sent défaillir, perd la tête, « ne dort plus, ne parle presque plus, » arrive au seuil et au-delà du seuil « de l’aliénation mentale[105] ; » puis, au sortir de crise, le malheureux vieillard obsédé de nouveau, à la fin, après trois ans d’attente, emmené encore une fois brusquement et de nuit, au secret et incognito sur toute la route, sans répit ni pitié, quoique malade, sauf un arrêt dans les neiges à l’hospice du Mont-Cenis, où peu s’en faut qu’il ne meure ; remis en voiture au bout de vingt-quatre heures, courbé en deux par la souffrance, et toujours ainsi, sans arrêt, sur le pavé de la grande route, tant qu’enfin, presque mourant, on le dépose à Fontainebleau, où Napoléon veut l’avoir sous la main pour opérer sur lui, de sa main. « C’est[106] vraiment un agneau, dira-t-il lui-même, un bon homme, un véritable homme de bien, que j’estime, que j’aime beaucoup. »

Sur cette âme douce, candide et sensible, un tête-à-tête improvisé sera peut-être efficace ; n’ayant jamais connu la rancune, Pie VII se laissera toucher par des façons affectueuses, par un ton de respect filial, par des caresses ; il subira l’ascendant personnel de Napoléon, le prestige de sa présence et de sa conversation, l’invasion de son génie. Inépuisable en argumens, incomparable pour adapter sa parole aux circonstances, le plus aimable et le plus impérieux des interlocuteurs, tour à tour tonnant et gracieux, tragédien et comédien, le plus éloquent des sophistes et le plus irrésistible des charmeurs, dès qu’il est face à face avec un homme, il s’empare de lui, le conquiert, le maîtrise[107]. Effectivement, après six jours d’entrevue, ce que de loin il n’avait pas obtenu par la contrainte, il l’obtient sur place par la persuasion, et Pie VII signe le nouveau Concordat, de bonne foi, ne sachant pas lui-même que, devenu libre, entouré de ses cardinaux, informé par eux de la situation politique, il va tout à l’heure sortir de son éblouissement, être ressaisi par sa conscience et par son office, s’accuser publiquement, se repentir humblement, et, au bout de deux mois, rétracter sa signature. — Telle est, à partir de 1812 et 1813, la durée des triomphes de Napoléon et le fruit éphémère de ses plus grandes victoires, militaires ou ecclésiastiques, la Moskowa, Lutzen, Bautzen et Dresde, le Concile de 1811 et le Concordat de 1813. Si prodigieux que soit son génie, si persévérante que soit sa volonté, si heureuses que soient ses attaques, il n’a et ne peut avoir, contre les nations et les Églises, que des succès temporaires ; les grandes forces historiques et morales échappent à ses prises ; il a beau frapper ; leur écrasement les ranime, elles se redressent sous sa main. A l’endroit de l’institution catholique comme à l’endroit des autres puissances, non-seulement son effort demeure vain, mais son œuvre tourne à l’inverse de son objet. Il a voulu subjuguer le pape, et il conduit le pape à l’omnipotence ; il a voulu maintenir et fortifier dans le clergé français l’esprit gallican, et il y fait prévaloir l’esprit ultramontain. Avec une énergie et une ténacité extraordinaires, de toute sa force qui était énorme, par l’application systématique et continue des procédés les plus divers et les plus extrêmes, il a travaillé, pendant quinze ans, à rompre les nœuds de la hiérarchie catholique, à la défaire, et, somme toute, en définitive, il en a redoublé les nœuds, accéléré l’achèvement.


H. TAINE.

  1. Mémorial, IV, 259 (7 et 8 juin 1816), V, 323 (17 août 1816).
  2. Thibaudeau, p. 152 (21 prairial an X).
  3. Mémorial, IV. 259 (7 et 8 juin 1816). Pelet de La Lozère, Opinions de Napoléon au conseil d’état, p. 223 (4 mars 1806).
  4. Discours, rapports et travaux sur le Concordat de 1801, par Portalis (publiés par Frédéric Portalis), p. 10. — Dans son discours sur l’organisation des cultes (15 germinal an X), Portalis, quoique bon catholique, prend à son compte la même idée ; c’est qu’il est légiste, et légiste de l’ancien régime. « Les religions, même fausses, ont l’avantage de mettre obstacle à l’introduction des doctrines arbitraires : les individus ont un centre de croyance ; les gouvernemens sont rassurés sur des dogmes une fois connus, qui ne changent pas. La superstition est, pour ainsi dire, régularisée, circonscrite et resserrée dans des bornes qu’elle ne peut ou qu’elle n’ose pas franchir. »
  5. Thibaudeau, p. 151 (21 prairial an X). « Le Premier Consul combattit longuement les différens systèmes des philosophes sur les cultes, la religion naturelle, le déisme, etc. Tout cela n’était, suivant lui, que de l’idéologie. »
  6. Pelet de La Lozère, p. 208 (22 mai 1804).
  7. Thibaudeau, p. 152 (21 prairial an X).
  8. Pelet de La Lozère, p. 223 (4 mars 1806).
  9. Rœderer, Œuvres complètes, III, 334 (18 août 1800).
  10. M. Bignon, interprète officiel et spécial dans la pensée de Napoléon pour les choses diplomatiques, dit à propos du serment imposé par le Concordat : « Ce serment faisait du clergé une sorte de gendarmerie sacrée. »
  11. Pelet de La Lozère, p. 205 (11 février 1804).
  12. Pelet de La Lozère, p. 201.
  13. Ibid., p. 206 (11 février 1804).
  14. Mémorial, V, 323 (17 août 1816).
  15. Pelet de La Lozère, p. 201.
  16. Mémorial, V, 353 (17 août 1816.) Notes sur les Quatre concordats, par M. de Pradt. (Correspondance de Napoléon Ier, XXX, p. 557.)
  17. Bourrienne, Mémoires, V, 232.
  18. Notes sur les Quatre concordats de M. de Pradt. (Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 638 et 639.)
  19. Thibaudeau, p. 152 (21 prairial an X).
  20. Notes sur les Quatre concordats de M. de Pradt. (Correspondance, XXX, 638.)
  21. Comte Boulay de La Meurthe, Négociations du Concordat. (Extrait du Correspondant, 1882, sur l’état religieux de la France en novembre 1800 et notamment sur l’état de l’église constitutionnelle, celle-ci très misérable, désunie, sans crédit et sans avenir.) L’auteur estime à 8,000 le nombre des prêtres en fonctions, dont 2,000 constitutionnels et 6,000 catholiques orthodoxes (p. 24).
  22. Thibaudeau, p. 152.
  23. Thibaudeau, p. 154 (paroles du Premier Consul) : « Ce qui fait aimer le gouvernement, c’est son respect pour le culte… Il faut rattacher les prêtres à la république. »
  24. Thibaudeau, p. 154. « Ne vaut-il pas mieux organiser le culte et discipliner les prêtres que de laisser les choses aller comme elles vont ? »
  25. La Fayette, Mémoires, II, 200. (Mes rapports avec le Premier Consul.)
  26. (D’Haussonville, l’Église romaine et le Premier empire, II, 78 et 101.) Lettres de Napoléon au cardinal Fesch, 7 janvier 1806, au saint-père, 22 février 1806, et au cardinal Fesch, même date. — « Votre Sainteté aura pour moi dans le temporel les mêmes égards que je lui porte dans le spirituel… Tous mes ennemis doivent être les siens. » — « Dites bien (aux gens de Rome) que je suis Charlemagne, l’épée de l’église, leur empereur, que je dois être traité de même, qu’ils ne doivent pas savoir s’il y a un empire de Russie… Si le pape n’adhère pas à mes intentions, je le réduirai à la condition qu’il était avant Charlemagne. »
  27. Décret du 17 mai 1809. « Considérant que, lorsque Charlemagne, empereur des Français et notre auguste prédécesseur, fit donation de plusieurs comtés aux évêques de Rome, il ne les donna qu’à titre de fiefs et pour le bien de ses états, et que par cette donation Rome ne cessa pas de faire partie de son empire,.. les états du pape sont réunis à l’empire français. »
  28. Sénatus-consulte du 17 février 1810, titre II, article XII. — « Toute souveraineté étrangère est incompatible avec l’exercice de toute autorité spirituelle dans l’intérieur de l’empire. »
  29. D’Haussonville, 'ibid., IV, 306. (Décret du concile national, 5 août 1811. — Concordat de Fontainebleau, 25 janvier 1813, article 14. — Décret sur l’exécution de ce concordat, 23 mars 1813, article 4.)
  30. Sénatus-consulte du 17 février 1810, articles 13 et 14.
  31. Mémorial, 17 août 1816.
  32. Sénatus-consulte du 17 février 1810.
  33. Notes de Napoléon sur les Quatre concordats de M. de Pradt. (Correspondance, XXX, 550.) Lanfrey, Histoire de Napoléon, V, 214. (Avec les archives du Vatican, on avait apporté à Paris la tiare, un exemplaire saisi de l’anneau du pêcheur, et tous les autres insignes ou ornemens de la dignité pontificale.)
  34. Sénatus-consulte du 17 février 1810.
  35. Notes de Napoléon sur les Quatre concordats de M. de Pradt. (Correspondance, XXX, 548.)
  36. Cf. les lois romaines sur les Collegia illicita ; leur source première est la conception romaine de la religion, l’emploi politique et pratique des augures, des auspices, des poulets sacrés. — Il est curieux de suivre la longue vie et survie de cette idée capitale depuis l’antiquité jusqu’aujourd’hui ; elle reparaît dans le Concordat et dans les articles organiques de 1801, plus tard encore, dans les décrets récens qui ont dissous les communautés non autorisées et fermé les couvens d’hommes. — Les légistes français et, en particulier, les légistes de Napoléon sont profondément imbus de l’idée romaine. Portalis, dans son exposé des motifs pour l’établissement des séminaires métropolitains (14 mars 1804), appuie le décret sur le droit romain. « Les lois romaines, dit-il, plaçaient tout ce qui regarde le culte dans la classe des choses qui appartiennent essentiellement au droit public. »
  37. Thibaudeau, p. 152.
  38. Discours, rapports et travaux sur le Concordat de 1801, par Portalis, p. 87 (sur les articles organiques), p. 29 (sur l’organisation des cultes). « Les ministres de la religion ne doivent pas avoir la prétention de partager ni de limiter la puissance publique… Les affaires religieuses ont toujours été rangées, par les différens codes des nations, au nombre des matières qui appartiennent à la haute police de l’Etat… Le magistrat politique peut et doit intervenir dans tout ce qui concerne l’administration extérieure des choses sacrées… En France, le gouvernement a toujours présidé, d’une manière plus ou moins directe, à la conduite des choses ecclésiastiques. »
  39. Discours, rapports, etc., par Portalis, p. 31. — Ibid., p. 143. « Résumons-nous : l’Église n’a qu’une autorité purement spirituelle ; les souverains, en leur qualité de magistrats politiques, règlent avec une entière indépendance les questions temporelles et mixtes, et, en leur qualité de protecteurs, ils ont même le droit de veiller à l’exécution des canons et de réprimer, même en matière spirituelle, les infractions des pontifes. »
  40. Articles organiques : 1° culte catholique, articles 3, 4, 23, 24, 35, 39, 44, 62 ; 2° cultes protestans, articles 4, 5, 11, 14, 22, 26, 30, 31, 32, 37, 38, 39, 41, 42, 43. — Culte israélite, décret du 17 mars 1808, articles 4, 8, 9, 16, 23. Décret pour l’exécution, même date, articles 2 à 7.
  41. Décret du 17 mars 1808, articles 12, 21.
  42. Articles organiques (cultes protestans), 12 et 13.
  43. Articles organiques (culte catholique), 24 : « Ceux qui seront choisis pour l’enseignement dans les séminaires souscriront la déclaration faite par le clergé de France en 1682 ; ils se soumettront à enseigner la doctrine qui y est contenue. »
  44. Discours, rapports, etc., par Portalis, p. 101.
  45. Ibid., p. 378.
  46. L’abbé Sicard, les Dispensateurs des bénéfices ecclésiastiques (dans le Correspondant du 10 septembre 1889, p. 883). Un bénéfice était alors une sorte de patrimoine que le titulaire, vieux ou malade, résignait souvent à quelqu’un de ses parens : « Un canoniale du XVIIIe siècle dit que la résignation emportait le tiers des bénéfices. »
  47. D’Haussonville, III, p. 438. (Récit de M. Pasquier, préfet de police.) — Au mois d’octobre 1810, il rencontre dans les corridors de Fontainebleau le cardinal Maury, qui vient d’être nommé archevêque de Paris, et le cardinal lui dit : « Eh bien ! l’empereur vient de satisfaire aux deux plus grands besoins de sa capitale : avec une bonne police et un bon clergé, il peut être toujours sûr de la tranquillité publique ; car un archevêque, c’est aussi un préfet de police. »
  48. Rapport de Siméon au tribunat pour lui présenter le Concordat et les articles organiques, 17 germinal an X. — Désormais, « les ministres de tous les cultes seront soumis à l’influence du gouvernement, qui les choisit ou les approuve, auquel ils se lient par les promesses les plus sacrées, et qui le* tient dans sa dépendance par leurs salaires. »
  49. Discours, rapports, etc., par Portalis, p. 40. — Émile Ollivier, Nouveau manuel de droit ecclésiastique, p. 193. (Réponse de Portalis aux réclamations du saint-siège, 22 septembre 1803.) Avant 1789, écrit Portalis, « les religieux n’offraient plus qu’un spectacle peu édifiant… Le législateur ayant décidé qu’on ne pourrait plus s’engager par des vœux religieux jusqu’à vingt et un ans,.. cette mesure écarte les novices ; les ordres religieux, minés par les mœurs et par le temps, ne pouvaient plus se recruter ; ils languissaient dans un état d’inertie et de défaveur qui était pire que l’anéantissement… Le siècle des institutions monastiques était passé. »
  50. Pelet de La Lozère, p. 166. (Paroles de Napoléon, 11 mars 1806.)
  51. Id., p. 207 (22 mai 1804).
  52. Décret du 3 messidor an XII (22 juin 1804). — Lettre de Napoléon au roi de Naples, 14 avril 1807, sur la suppression des couvens à Naples : « Vous savez que je n’aime pas les moines ; car je les ai détruits partout. » À sa sœur Elisa, 17 mai 1806 : « Allez votre train et supprimez les couvens. »
  53. État des congrégations, communautés et associations religieuses dressé en exécution de l’article 12 de la loi du 12 décembre 1870 (Imprimerie nationale, 1878) : 1° congrégations de femmes à supérieure générale, autorisées depuis le 28 prairial an XI jusqu’au 13 janvier 1813, hospitalières et enseignantes ; total : 42 ; 2° communautés de femmes sans supérieure générale, autorisées depuis le 9 avril 1806 jusqu’au 28 septembre 1813, hospitalières et enseignantes ; total : 205.
  54. Ibid., Frères des écoles chrétiennes, dits de Saint-Yon, autorisés le 17 mars 1808.
  55. Ibid., Congrégation de la mission de Saint-Lazare, autorisée le 17 prairial au XII. —Congrégation du séminaire des Missions étrangères, autorisée le 2 germinal an XIII.
  56. Pelet de La Lozère, p. 208 (22 mai 1804).
  57. Ibid., p. 209.
  58. Décret du 17 mars 1808, article 109.
  59. Alexis Chevalier, les Frères des écoles chrétiennes après la Révolution, p. 93. (Rapport de Portalis approuvé par le premier consul, 10 frimaire an XII.) Désormais, dit Portalis, « le supérieur général de Rome renonce à toute inspection sur les Frères de la doctrine chrétienne : en France, il est convenu que les Frères auront un supérieur général qui résidera à Lyon. »
  60. D’Haussonville, v, p. 148.
  61. D’Haussonville, ibid. Lettre de Napoléon au ministre des cultes, 3 mars 1811 (omise dans la correspondance).
  62. Id., IV, p. 133. (Lettre de Napoléon, 2 septembre 1809, omise dans la correspondance.)
  63. Concordat, articles 4, 5, 16.
  64. Articles organiques, I, p. 2, 6.
  65. Code pénal, décret des 16-20 février 1810, article 207.
  66. Ce sont là les propres expressions de Napoléon : « Je puis me regarder comme le chef des ministres catholiques, puisque j’ai été sacré par le pape. » (Pelet de La Lozère, p. 210, 17 juillet 1806.) — Remarquez ce mot sacré ; Napoléon, ainsi que les anciens rois, se considère comme revêtu d’une dignité ecclésiastique.
  67. Sur le sens et la portée des maximes gallicanes, cf. toute la réponse de Portalis au cardinal Caprara. (Émile Ollivier, Nouveau manuel de droit ecclésiastique, p. 150.)
  68. Décret du 25 février 1810. (L’édit de Louis XIV y est adjoint.) Défense d’enseigner ou d’écrire « aucune chose contraire à la doctrine contenue » dans la déclaration du clergé français. Tout professeur de théologie la souscrira et « se soumettra à enseigner la doctrine qui y est expliquée. » — Dans les maisons où il y a plusieurs professeurs, « l’un d’eux sera chargé tous les ans d’enseigner ladite doctrine. » — Dans les collèges où il n’y a qu’un professeur, « il sera obligé de l’enseigner l’une des trois années consécutives. » — Les professeurs seront tenus de présenter à l’autorité compétente « les écrits qu’ils dicteront à leurs écoliers. » — Nul ne pourra devenir « licencié, tant en théologie qu’en droit canon, ni être reçu docteur, qu’après avoir soutenu ladite doctrine dans une de ses thèses. »
  69. Cf. pour les détails, d’Haussonville, I, p. 200 et suiv.
  70. Pelet de La Lozère, p. 205. (Paroles de Napoléon, 4 février 1804).
  71. Thibaudeau, p. 157 (2 messidor an X).
  72. Rœderer, III, p. 535, 567.
  73. Pelet de La Lozère, p. 203. (Paroles de Napoléon, 4 février 1804.)— Loi du 14 mars 1804.
  74. Cf. t. I, liv. III, ch. I. (Lettres de Mgr Claude Simon, évêque de Grenoble, 18 avril 1809 et 6 octobre 1811.)
  75. Articles organiques, p. 68.
  76. Bercastel et Henrion, Histoire générale de l’Église, XIII, p. 32. (Discours de M. Roux-Laborie, député en 1816.)— Aujourd’hui, les ordinations oscillent entre 1,200 et 1,700 par an.
  77. Décret du 15 novembre 1811, articles 28, 29, 32 : « A dater du 1er juillet 1812, toutes les écoles secondaires ecclésiastiques (petits séminaires) qui ne seraient point placées dans les villes où se trouve un lycée ou un collège seront fermées. Aucune école secondaire ecclésiastique ne pourra être placée dans la campagne. Dans tous les lieux où il y a des écoles ecclésiastiques, les élèves de ces écoles seront conduits au lycée ou au collège pour y suivre les classes. »
  78. Correspondance de Napoléon (notes pour le ministre des cultes), 30 juillet 1806. Pour être curé de première classe, chanoine, vicaire-général ou évêque, il faudra désormais être bachelier, licencié, docteur, avoir les grades universitaires, « ce que l’Université pourra refuser, dans le cas où le candidat serait connu pour avoir des idées ultramontaines ou dangereuses à l’autorité. »
  79. D’Haussonville, V, p. 144 et suiv. (Lettre de Napoléon au ministre des cultes, 22 octobre 1811, omise dans la Correspondance.) La lettre finit par ces mots : « Cette manière d’opérer doit être tenue très secrète. »
  80. Histoire de M. Emery, par l’abbé Élie Méric, II, p. 374. L’arrêté d’expulsion (13 juin 1810) finit par ces mots : « On doit s’emparer immédiatement de la maison qui pourrait être une propriété du domaine et que, du moins dans ce cas, on pourrait considérer comme une propriété publique, puisqu’elle appartiendrait à une congrégation. S’il est reconnu qu’elle est une propriété particulière de M. Émery ou de tout autre, on pourra en payer d’abord les loyers et la requérir ensuite, sauf indemnité, comme utile à un service public. » Ceci montre en plein l’esprit administratif et fiscal de l’État français, sa haute main toujours prête à s’abattre impérieusement sur chaque particulier, sur toute propriété particulière.
  81. Lettre de Napoléon, 8 octobre 1811.
  82. Lettre de Napoléon, 22 novembre 1811.
  83. D’Haussonville, V, p. 282. (Lettre de Napoléon, 14 août 1813, omise dans la Correspondance.) — Mémoires de M. X.., IV, p. 358.
  84. Rœderer, III, p. 430 (19 germinal an X) : « Le légat a été reçu aujourd’hui au palais consulaire ; en prononçant son discours, il tremblait comme la feuille sur l’arbre. »
  85. Pelet de La Lozère, p. 200 (22 mai 1804).
  86. Décrets du 31 mai 1804, du 26 décembre 1804, du 30 septembre 1807, avec la liste des succursales par départemens. — Outre les succursalistes payés par l’État, il y avait les vicaires, non moins dépendans de l’évêque et entretenus par les allocations des communes ou par les dons des particuliers. (Bercastel et Henrion, XIII, p. 32, discours de M. Roux-Laborie à la chambre des députés, 1816.) « Dans sa recomposition de l’Église de France, l’usurpateur a établi 12,000 vicaires confiés au secours de l’aumône, et vous ne serez pas étonnés qu’au lieu de 12.000 il n’y en ait eu que 5,000 qui aient eu le courage de mourir de faim ou d’implorer la charité publique… Aussi 4,000 temples des campagnes sont sans culte et sans ministres. »
  87. Thibaudeau, p. 166, et article du 30 brumaire, dans le Moniteur.
  88. Rœderer, III, p. 479 et suiv. (Rapport sur la sénatorerie de Caen.) Partout les prêtres se sentent surveillés et déchus : « La plupart de ceux que j’ai rencontrés me disent : un pauvre curé, un malheureux curé. Les fonctionnaires sont dévoués à l’empereur comme au seul appui qu’ils aient contre les nobles, qu’ils redoutent, et contre les prêtres, qu’ils considèrent peu… Les militaires, les juges, les administrateurs ne parlent des prêtres et du culte qu’en souriant ; les prêtres, de leur côté, parlent avec peu de confiance des fonctionnaires. »
  89. Décret du 30 sept. 1804 (avec la répartition des 800 bourses et des 1,600 demi-bourses par séminaire diocésain). Ces bourses et demi-bourses seront accordées par nous sur la présentation des évêques. »
  90. D’Haussonville, II, p. 227.
  91. Id., IV, p. 366. Ordre d’arrêter M. d’Aviau, archevêque de Bordeaux, comme l’un des opposans du concile (11 juillet 1811). A cet ordre, Savary lui-même, ministre de la justice, fait des objections : « Sire, il ne faut pas toucher à M. d’Aviau : c’est un saint ; nous aurions tout le monde contre nous. »
  92. D’Haussonville, IV, p. 58. Adresse de la commission ecclésiastique énumérant, parmi les faveurs conférées à la religion, « la décoration de la Légion d’honneur accordée à un grand nombre de prélats, les titres de baron et de comte affectés aux évêques et archevêques de l’Empire, l’admission de plusieurs d’entre eux dans le corps législatif et le sénat. »
  93. Id., IV, p. 366. (Dernière séance du concile national, 5 août 1811.)
  94. Id., I, p. 203-205.
  95. Id., II, p. 227. — Cf. l’Almanach impérial de 1806 à 1814. — Lanfrey, Histoire de Napoléon, V, p. 208. Le prince de Rohan, premier aumônier, écrit dans une requête : Le grand Napoléon est mon Dieu tutélaire. En marge de la requête, Napoléon appose la décision suivante : « Le duc de Frioul fera payer au premier aumônier 12,000 francs sur la caisse des théâtres. » (15 février 1810.) — Un autre exemplaire du même type est M. de Roquelaure, archevêque de Malines, qui adresse à Joséphine un petit discours d’ancien régime à la fois épiscopal et galant : sur quoi, le Premier Consul le nomme membre de l’Institut. (Bourrienne, V, p. 130.) Dans l’administration de son diocèse, cet archevêque appliquait avec zèle la politique du Premier Consul : — « On l’a vu suspendre de ses fonctions un prêtre qui avait exhorté un mourant, acquéreur de biens ecclésiastiques, à restituer. » — (Dictionnaire biographique, publié à Leipzig, par Eymery, 1806, 1808.)
  96. D’Haussonville, n. 231.
  97. Rœderer, III, p. 459 (30 décembre 1802).
  98. D’Haussonville, II, 257. (Rapport de Portalis à l’empereur, 13 février 1806.) — Id. II, 266.
  99. D’Haussonville, II, 239, 237, 272. Pelet de La Lozère, 201. « D’autres fois, Napoléon se louait des prêtres, voulait leurs services, attribuant en grande partie à leur influence le départ des conscrits et les soumissions des peuples. » — Id., 173 (20 mai 1806, paroles de Napoléon). « Les prêtres catholiques se conduisent très bien et sont d’un très grand secours : ils ont été cause que la conscription de cette année a été beaucoup mieux que celle des années précédentes… Aucun corps de l’état ne parle aussi bien du gouvernement. »
  100. D’Haussonville, t. III, IV et V, passim.
  101. Mémoires, par M. X.., IV, 358.)
  102. D’Haussonville, IV, 366 (dernière phrase du texte) : « Une députation de six évêques ira prier Sa Sainteté de confirmer ce décret. »
  103. Pour un lecteur ordinaire, même catholique, s’il n’est pas versé dans le droit canon, les exigences de Napoléon paraissent médiocres et même acceptables : elles se réduisent à fixer un délai et semblent n’ajouter qu’à la compétence des conciles, à l’autorité des évêques. (D’Haussonville, IV, 366, séance du concile, 5 août 1811, propositions adoptées et décret. — Cf. le Concordat de Fontainebleau, 25 janvier 1813, article 4.)
  104. D’Haussonville, IV, 121 et p. suivantes. (Lettres du préfet, M. de Chabrol, lettres de Napoléon non insérées dans la Correspondance, récit du docteur Claraz.) 6,000 fr. de gratifications à l’évêque de Savone, 12,000 francs de traitement au docteur Porta, médecin du pape. « Le docteur Porta, écrit le préfet, parait disposé à nous servir indirectement de tout son pouvoir… On fait en sorte d’émouvoir le pape, soit par les gens qui l’approchent, soit par tous les moyens qui sont en notre pouvoir. »
  105. D’Haussonville, ibid. (Lettres de M. de Chabrol, li et 30 mai 1811.) « Le pape est tombé dans une complète absorption… Le médecin redoute pour lui une crise d’hypocondrie… Sa santé et sa raison sont altérées. » — Puis, quelques jours après : L’état d’aliénation mentale est passé. »
  106. Mémorial (17 août 1816).
  107. D’Haussonville, V, 244. Plus tard, le pape garde le silence sur tous les incidens de son tête-à-tête avec Napoléon. « Il donnait seulement à entendre que l’empereur lui avait parlé avec hauteur et mépris, jusqu’à le traiter d’ignorant en matière ecclésiastique. » — Napoléon est arrivé à lui, les bras ouverts, et l’a embrassé en l’appelant son père. (Thiers, XV, 295.) — Probablement, la meilleure peinture littéraire de ces conversations à huis-clos est la scène imaginée par Alfred de Vigny dans ses Grandeurs et servitudes militaires.