La Reconstruction de la France en 1800/04
Tant qu’un homme ne s’intéresse qu’à soi, à sa fortune, à son avancement, à son succès personnel et propre, il s’intéresse à bien peu de chose : tout cela est de médiocre importance et de courte durée, comme lui-même. A côté de cette barque qu’il conduit avec tant de soin, il y en a des milliers et des millions d’autres, de structure pareille et de taille à peu près égale : aucune d’elles ne vaut beaucoup, et la sienne ne vaut pas davantage. De quelque façon qu’il l’approvisionne et la manœuvre, elle restera toujours ce qu’elle est, étroite et fragile ; il a beau la pavoiser, la décorer, la pousser aux premiers rangs ; en trois pas il en fait le tour. C’est en vain qu’il la répare et la ménage ; au bout de quelques années elle fait eau ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle s’effondre, elle va s’engloutir, et, avec elle, périra tout ce travail qu’elle a coûté. Est-il raisonnable de tant travailler pour elle, et un si mince objet vaut-il la peine d’un si grand effort ? — Heureusement, pour mieux placer son effort, l’homme a d’autres objets plus vastes et plus solides, une famille, une commune, une église, une patrie, toutes les associations dont il est ou devient membre, toutes les entreprises collectives de science, d’éducation, de bienfaisance, d’utilité locale ou générale, la plupart pourvues d’un statut légal et constituées en corps ou même en personnes civiles, aussi bien définies et protégées que lui, mais plus précieuses et plus viables : car elles servent à beaucoup d’hommes et durent indéfiniment ; même, quelques-unes ont une histoire séculaire, et la longueur de leur passé présage la longueur de leur avenir. Dans l’innombrable flottille des esquifs qui sombrent incessamment, et, incessamment, sont remplacés par d’autres, elles subsistent comme des vaisseaux de haut bord : sur ces gros bâtimens, chaque homme de la flottille monte de temps en temps pour y travailler, et, cette fois, l’œuvre qu’il produit n’est pas caduque, éphémère, comme l’ouvrage qu’il fait chez lui ; elle surnagera, après qu’il aura disparu, lui et son esquif ; elle est entrée dans une œuvre commune et totale qui se défend par sa masse ; sans doute, ce qu’il y insère pourra plus tard être remanié ; mais la substance en demeure, et parfois aussi la forme : tel précepte de Jésus, tel théorème d’Archimède reste une acquisition définitive, intacte et clouée en place depuis deux mille ans, immortelle dès le premier jour. — Par suite, l’individu peut s’intéresser non plus seulement à sa barque, mais encore à un navire, à tel ou tel navire, à telle société ou communauté, selon ses préférences et ses aptitudes, selon l’attrait, la proximité et la commodité d’accès, et voilà un nouveau ressort d’action, antagoniste au premier. Si fort que soit le premier, parfois le second prévaut ; c’est que l’âme est très généreuse ou préparée par une longue discipline spéciale : de là tous les sacrifices, la donation de soi-même à une œuvre ou- à une cause, le dévoûment de la sœur de charité et du missionnaire, l’abnégation du savant qui s’ensevelit pendant vingt ans dans les minuties d’une besogne ingrate, l’héroïsme de l’explorateur qui risque sa vie dans le désert ou parmi les sauvages, le courage du soldat qui se fait tuer pour défendre son drapeau. Mais ces cas sont rares ; chez le plus grand nombre des hommes et dans le plus grand nombre de leurs actes, l’intérêt personnel l’emporte sur l’intérêt commun, et, contre l’instinct égoïste, l’instinct social est faible, — C’est pourquoi il est dangereux de l’affaiblir ; l’individu n’est que trop tenté de préférer sa barque au navire ; si l’on veut qu’il y monte et qu’il y travaille, il faut lui fournir des facilités et des motifs pour y monter et y travailler ; à tout le moins, il ne faut pas lui en ôter. Or cela dépend de l’État, sorte de vaisseau amiral et central, seul armé, qui tient sous ses canons tous les navires subordonnés ; car, quelle que soit la société, provinciale ou municipale, enseignante ou hospitalière, religieuse ou laïque, c’est l’État qui en fabrique ou en adopte le statut, bon ou mauvais, et qui, par ses lois, ses tribunaux et ses gendarmes, en procure l’exécution, stricto ou lâche. Partant, sur cet article, il est responsable ; à lui d’agréer ou d’imposer le bon statut, la forme sociale la plus propre à fortifier l’instinct social, à entretenir le zèle désintéressé, à encourager le travail volontaire et gratuit.
Bien entendu, selon les différentes sociétés, cette forme diffère ; la même constitution ne convient pas à une Église et à une commune, à une Église protestante et à une Église catholique, à une ville de 100,000 âmes et à un village de 500 habitans. Chaque association a ses traits distinctifs et propres qui la rangent dans son espèce, selon son but spirituel ou temporel, selon son esprit libéral ou autoritaire, selon ses dimensions petites ou grandes, selon la simplicité ou la complication de ses affaires, selon la capacité ou l’incapacité de ses membres : ce sont là, chez elle, des caractères efficaces et permanens ; quoi que fasse le législateur, ils subsisteront et agiront ; ainsi, que dans chaque cas il en tienne compte. — Mais, dans tous les cas, son office est pareil ; toujours, quand il rédige ou contresigne un statut, il intervient dans le conflit prochain de l’instinct social et de l’instinct égoïste ; toutes les dispositions qu’il édicté contribueront, de près ou de loin, à l’ascendant final du second ou du premier. Or, il est l’allié naturel du premier ; car le premier est son auxiliaire indispensable ; en toute œuvre ou entreprise utile au public, si le législateur est le promoteur externe, l’instinct social est le promoteur interne ; et, quand le ressort d’en bas faiblit ou se casse, l’impulsion d’en haut reste sans effet. C’est pourquoi, si le législateur veut opérer en fait et autrement que sur le papier, il doit, avant tout autre objet ou intérêt, se préoccuper de l’instinct social, partant le préserver et le ménager, lui trouver sa place et son emploi, lui laisser tout son jeu, tirer de lui tout le service dont il est capable, surtout ne pas le détendre et ne pas le fausser. — À cet égard, toute méprise serait funeste, et dans tout statut, pour chaque société, pour chacun de ces navires humains qui groupent et emploient un cortège de barques individuelles, deux erreurs sont capitales. D’une part, si, en fait et en pratique, le statut est ou devient trop grossièrement injuste, si les droits et avantages qu’il confère ne sont pas compensés par les devoirs et obligations qu’il impose, s’il multiplie à l’excès les corvées pour les uns et les sinécures pour les autres, à la fin, le corvéable découvre qu’il est grevé au-delà de son dû : dès lors, il refuse d’ajouter lui-même et volontairement à sa charge. A d’autres, aux favoris du statut, aux privilégiés, les surcharges gratuites ; bien loin de courir au-devant et d’offrir ses épaules, il s’écarte, se dérobe, s’allège autant qu’il peut ; même il regimbe quand il peut, et rejette violemment son fardeau légal, tout impôt ou redevance ; c’est ainsi que l’ancien régime a péri. — D’autre part, si le statut retire aux intéressés la conduite du navire, si, sur ce bâtiment qui leur appartient, il installe à demeure un équipage étranger, seul commandant et agissant, alors l’homme des barques, réduit à l’humble condition de simple administré et de contribuable passif, ne se sent plus chez lui, mais chez autrui ; puisque les intrus ont toute l’autorité, qu’ils prennent toute la peine ; la manœuvre les regarde, et non pas lui ; il y assiste en spectateur, il n’a ni l’envie ni l’idée d’y donner son coup de main ; il se croise les bras, demeure oisif et devient critique. — Contre le premier défaut, le nouveau régime est en garde : plus de préférés ni de disgraciés, plus de faveurs ni de passe-droits, plus d’exemptions ni d’exclusions, plus de malversations, grattages et voleries, non-seulement dans l’Etat, mais ailleurs et partout, au département, à la commune, dans l’Église, dans les instituts d’éducation et de bienfaisance : il excelle à pratiquer la justice distributive. Le second défaut est son vice intime ; introduit par le législateur dans tous les statuts locaux et spéciaux, il a des effets différens selon les sociétés différentes ; mais tous ces effets convergent pour paralyser dans la nation la meilleure moitié de l’âme, bien pis, pour dévoyer la volonté et pervertir l’esprit public, pour transformer les impulsions généreuses en secousses malfaisantes, pour instituer à demeure l’inertie, l’ennui, le mécontentement, la discorde, la faiblesse et la stérilité.
Considérons d’abord la société locale, province, département ou commune ; depuis dix ans, le législateur n’a pas cessé de la violenter et de la déformer. A son endroit, il refuse d’ouvrir les yeux ; préoccupé de théories, il ne veut pas la reconnaître pour ce qu’elle est en fait, pour une société d’espèce distincte, différente de l’État, ayant son objet propre, ses limites tracées, ses membres désignés, son statut dessiné, toute formée et définie d’avance. — Puisqu’elle est locale, elle est fondée sur la proximité plus ou moins grande des habitations. Ainsi, quand on veut la comprendre, il faut observer le cas où cette proximité est la plus grande ; c’est celui de quelques maisons dans nos villes du sud-est, par exemple à Grenoble et Annecy ; parfois, une même maison y appartient à plusieurs propriétaires distincts, chacun possédant son étage ou son appartement dans un étage, tel la cave ou le grenier, chacun d’eux ayant tous les droits de propriété sur sa portion, le droit de la louer, de la vendre, de la léguer, de l’hypothéquer, mais tous en communauté pour l’entretien du toit et des gros murs. — Manifestement, leur association n’est pas libre ; bon gré, mal gré, chacun en est membre, car, bon gré, mal gré, chacun jouit ou pâtit du bon ou mauvais état du toit et des gros murs : partant, tous doivent fournir leur quote-part dans les frais indispensables ; même à la majorité des voix, ils ne sauraient s’en dispenser ; un seul réclamant suffirait pour les y astreindre ; ils n’ont pas le droit de lui imposer le danger qu’ils acceptent pour eux-mêmes, ni de se dérober aux dépenses dont ils profiteront comme lui. En conséquence, sur le rapport d’un expert, le magistrat intervient et, bon gré mal gré, les réparations s’exécutent ; puis, bon gré mal gré, de par la coutume et la loi, chacun paie sa quote-part, calculée d’après la valeur locative de la portion qui lui appartient. — Mais ses obligations s’arrêtent là ; en fait comme en droit, la communauté est restreinte ; les associés se gardent bien de l’étendre, de poursuivre en même temps un autre but, d’adjoindre à leur objet primitif et naturel un objet différent et supplémentaire, d’arranger dans une salle une chapelle chrétienne pour les habitans de la maison, dans une autre salle une école primaire pour les enfans de la maison, dans une dernière salle, un petit hôpital pour les malades de la maison ; surtout, ils n’admettent pas qu’on les taxe à cet effet, qu’on impose à chacun d’eux un surcroît proportionnel de contributions, tant de centimes additionnels par franc. Car, si le propriétaire du rez-de-chaussée est israélite, si le propriétaire d’une chambre au second étage est célibataire, si le propriétaire du bol appartement au premier étage est riche et fait venir son médecin chez lui, ils paieront tous les trois pour un service qu’on ne leur rend point. — Par la même raison, leur société reste une chose privée, elle ne fait pas partie du domaine public ; elle n’intéresse qu’eux ; si l’État lui prête ses tribunaux et ses huissiers, c’est comme aux particuliers ordinaires. Il troublerait son jeu et lui ferait tort, s’il l’excluait ou l’exemptait du droit commun, s’il l’enrôlait dans les cadres administratifs, s’il entamait son indépendance, s’il ajoutait à ses fonctions ou à ses charges : elle n’est pas sous sa tutelle, obligée de soumettre ses comptes au préfet ; il ne lui délègue point de pouvoirs et ne lui confère aucun droit de police ou de justice : bref, elle n’est ni sa pupille, ni son agent. — Tel est le lien par lequel la proximité permanente associe les hommes ; on voit qu’il est d’espèce singulière : ni en fait, ni en droit, les associés ne peuvent s’en affranchir ; par cela seul qu’ils sont voisins, ils sont en communauté pour certaines choses indivisibles ou indivises, en communauté involontaire et obligatoire. En revanche, et par cela même, je veux dire par institution et par nature, leur communauté est limitée, et limitée de deux façons, bornée à son objet et bornée à ses membres, réduite aux choses dont la propriété ou la jouissance est forcément commune, réservée aux habitans qui, par situation et résidence fixe, ont cette jouissance ou cette propriété.
De cette espèce sont toutes les sociétés locales, chacune d’elles circonscrite dans son territoire et comprise avec d’autres pareilles dans une circonscription plus vaste, chacune d’elles ayant deux budgets, selon qu’elle est un corps distinct ou un membre d’un corps plus grand, chacune d’elles, depuis la commune jusqu’au département ou jusqu’à la province, instituée par des intérêts involontairement solidaires. — Il y a deux de ces intérêts principaux qui, comme dans la maison d’Annecy, échappent à l’arbitraire humain, commandent l’action commune et répartissent la dépense totale, parce que, comme dans la maison d’Annecy, ils sont les suites inévitables de la proximité physique. — C’est d’abord le soin de la voie publique, par terre et par eau, rivières navigables, canaux, chemins de halage, ponts, rues, places, routes de moyenne ou petite communication, avec les perfectionnemens plus ou moins facultatifs et graduels que la voie publique commande ou demande, alignemens, trottoirs, pavage, balayage, éclairage, écoulement des eaux, égouts, dragages, écluses, aplanissemens, percemens et autres travaux d’art, pour établir ou accroître la sûreté et la commodité de la circulation, la facilité et la célérité des transports. — C’est ensuite la défense contre les fléaux qui se propagent, incendies, inondations, contagions, épidémies, avec les précautions plus ou moins facultatives et lointaines que cette défense exige ou conseille, veilleurs de nuit en Russie, digues en Hollande, levées de terre dans la vallée de la Loire ou du Pô, emplacemens et règlemens pour les sépultures, propreté des rues, assainissement des quartiers privés de soleil et d’air, drainage des eaux sales, captage et conduite de l’eau potable, désinfection des lieux contaminés et autres soins d’hygiène répressive ou préventive contre l’insalubrité qui naît du voisinage ou du contact.
Il s’agit de pourvoir à cela, et l’entreprise, sinon tout entière et dans ses développemens, du moins en elle-même et dans ce qu’elle a de nécessaire, s’impose collectivement à tous les habitans de la circonscription, à tous, depuis le premier jusqu’au dernier. Car, faute de voie publique, aucun d’eux ne peut faire sa besogne quotidienne, circuler ou même sortir de chez soi ; les transports cessent et le commerce est suspendu ; par suite, les métiers et les professions chôment, l’industrie s’arrête, l’agriculture devient impraticable ou infructueuse ; les champs ne sont plus desservis, les provisions, les vivres, y compris le pain[1], tout manque, et les habitations deviennent inhabitables, plus inhabitables que n’est la maison d’Annecy, quand le toit crevé y laisse entrer la pluie. — D’autre part, faute de défense contre les fléaux, les fléaux se donnent carrière : demain, une marée d’équinoxe submergera toute la côte plate, le fleuve débordé ira dévaster au loin les campagnes, l’incendie gagnera de proche en proche, la petite vérole et le choléra se communiqueront, et les vies seront en péril[2], en péril plus grave que dans la maison d’Annecy, lorsque les gros murs menacent de s’effondrer. — Sans doute, je puis accepter pour moi-même cette condition misérable, m’y résigner, consentir, pour mon propre compte, à me claquemurer dans mon logis, à y jeûner, à courir la chance plus ou moins prochaine d’être noyé, incendié, empoisonné ; mais je n’ai pas le droit d’y condamner autrui, ni de me refuser pour ma part à une dépense dont je bénéficierai pour ma part. — Quant à ma part dans la dépense, elle est d’avance fixée, et fixée par ma part dans les bénéfices : Qui reçoit doit, et en proportion de ce qu’il reçoit ; tel est l’échange équitable ; sans lui, aucune société n’est prospère et saine ; il faut que, pour chaque membre, les charges compensent exactement les avantages, et que les deux plateaux de la balance se lassent contre-poids. Dans la société locale, les soins que l’on donne à la voie publique et les précautions que l’on prend contre les fléaux naturels ont deux effets utiles, l’un qui améliore surtout la condition des personnes, l’autre qui améliore surtout la condition des choses. Le premier est égal et le même pour tous ; autant que le riche, le pauvre a besoin d’aller, de venir, de vaquer à ses affaires ; il use autant de la rue, du pavé, des trottoirs, des ponts, des chaussées, de la fontaine ; il jouit autant du balayage, de l’éclairage et des jardins publics. On peut même affirmer qu’à certains égards il en profite davantage ; car il souffre plus vite et plus à fond quand la dégradation des chemins suspend les transports, arrête le travail et renchérit les vivres ; il offre plus de prise à la contagion, aux épidémies, à tous les fléaux physiques ; en cas d’incendie, les risques de l’ouvrier dans son grenier, au sommet d’un escalier étroit et raide, sont plus grands que ceux du propriétaire opulent au premier étage, dans un hôtel muni de larges escaliers ; en cas d’inondation, le danger est plus subitement mortel pour le petit villageois, dans sa chaumière fragile, que pour le gros cultivateur, dans ses bâtisses massives. Ainsi, de ce chef, le pauvre doit autant que le riche ; du moins, le riche ne doit pas plus que le pauvre ; si, chaque année, le pauvre ne peut payer qu’un franc, le riche, chaque année, ne doit payer que vingt sous. — Au contraire, le second avantage n’est pas égal pour tous, mais plus ou moins grand pour chacun, selon sa dépense sur place, selon ses bénéfices industriels ou commerciaux et selon son revenu local. En effet, plus la voie publique est parfaite, plus les nécessités et les commodités de la vie, toutes les choses agréables ou utiles, même distantes et lointaines, sont à ma portée et à ma disposition, sous ma main ; j’en jouis effectivement, et ma jouissance a pour mesure l’importance de mes achats, mes consommations en tout genre, bref ma dépense à domicile[3]. Si je suis, en outre, industriel ou commerçant, l’état de la voie publique me touche encore de plus près ; car de cet état dépendent mes transports, plus ou moins dispendieux, difficiles et lents, par suite l’arrivée de mes matières ouvrables et l’écoulement de mes produits ouvrés, l’expédition des marchandises que j’achète comme l’expédition des marchandises que je vends, et cet intérêt particulier, si direct, si vif, a pour mesure le chiure annuel de mes affaires, plus exactement le chiffre probable de mes bénéfices[4]. Si enfin je possède un immeuble, terre ou maison, sa valeur locative croît ou décroît avec la salubrité et la commodité du quartier, avec les facilités de culture, d’exploitation et de desserte, avec le nombre des débouchés, avec l’efficacité de la défense instituée contre l’inondation et l’incendie, partant avec l’amélioration de la voie publique et de l’œuvre collective qui protège le sol et les bâtisses contre les fléaux naturels[5]. Ainsi, de ce chef, l’habitant qui reçoit ces services doit une seconde contribution, une contribution plus ou moins forte, selon les profits plus ou moins grands qu’il perçoit.
Telle est la société locale, avec ou sans la permission du législateur, en elle-même, et l’on voit qu’elle est un syndicat privé, analogue à beaucoup d’autres[6]. Communal ou départemental, il ne concerne, n’associe et ne dessert que les habitans d’une circonscription : son succès ou son insuccès n’intéresse pas la nation, sinon indirectement et par un contre-coup lointain, analogue à cette faible atteinte par laquelle la santé ou la maladie d’un Français profite ou nuit à l’ensemble de tous les Français. Directement et pleinement, ce qui touche une société locale n’est senti que par elle, comme ce qui touche un particulier n’est senti que par lui ; elle est close et s’appartient dans son enceinte physique, comme il s’appartient dans la sienne ; elle est donc, comme lui, un individu, un individu moins simple, mais non moins réel, un composé humain doué de raison et de volonté, responsable de ses actes, capable d’avoir des torts et de subir des torts, bref une personne morale. De fait, elle est telle, et, par la déclaration expresse du législateur qui la constitue en personne civile, capable de posséder, d’acquérir, de contracter, de comparaître devant les tribunaux : aux quatre-vingt-six départemens et aux trente-six mille communes, il confère ainsi toutes les capacités et obligations légales d’un particulier ordinaire. Par conséquent, à leur endroit, à l’endroit de toutes les personnes collectives, l’État est ce qu’il est à l’endroit d’un particulier ordinaire, ni plus ni moins ; son titre pour intervenir auprès d’elles n’est pas différent. Étant justicier, il leur doit la justice, comme aux particuliers, rien de moins ni de plus ; seulement, pour la leur rendre, il a plus à faire ; car elles sont composées et complexes ; en vertu même de son mandat, il est tenu d’entrer chez elles pour y remplir son emploi, pour y instituer la probité et arrêter le désordre, pour y protéger, non-seulement les administrés contre les administrateurs, et les administrateurs contre les administrés, mais encore la communauté, qui est perpétuelle, contre ses gérans, qui sont temporaires, pour assigner à chaque membre sa quote-part dans les obligations ou les charges et sa quote-part dans l’influence ou l’autorité, pour régler la façon dont la société devra se défrayer et se régir, pour choisir et autoriser le statut équitable, pour en surveiller et en imposer l’exécution, c’est-à-dire en somme pour maintenir à chacun son droit et faire payer par chacun son dû. — Cela est difficile et délicat ; mais, cela fait, la personne collective est, autant qu’une personne individuelle, complète et définie, indépendante et distincte de l’État ; au même titre que la personne individuelle, elle a son cercle propre d’initiative et d’action, son domaine à part, qui est sa chose privée. De son côté, l’État a le sien, qui est la chose publique ; ainsi, par nature, les deux cercles sont séparés ; il ne faut donc pas que l’un des deux ronge et empiète sur l’autre. — Sans doute, les sociétés locales et l’Etat peuvent s’entr’aider, se prêter leurs agens, éviter ainsi les doubles emplois, réduire leur personnel, diminuer leurs dépenses, et, par cet échange de bons offices secondaires, faire mieux et plus économiquement leur service. Par exemple, la commune et le département peuvent laisser à l’État le soin de recouvrer et d’encaisser leurs centimes additionnels, lui emprunter à cet effet ses percepteurs et autres comptables, et toucher ainsi leurs revenus sans difficulté, au jour dit, presque gratis. Pareillement, l’État a grandement raison de confier au conseil du département le soin de répartir les impôts directs entre les arrondissemens, et au conseil d’arrondissement le soin de répartir les impôts directs entre les communes : de cette façon, il s’épargne un grand embarras, et il n’y a pas de procédé plus efficace pour établir la répartition équitable ; pareillement encore, il fait très bien de choisir le maire plutôt que tout autre pour exécuter les petites besognes publiques que nul autre ne peut faire aussi vite et aussi correctement, avec aussi peu de dérangement, de frais et d’erreurs, constatations légales, tenue de l’état civil, affichage des lois et règlemens, transmission aux intéressés des ordres de l’autorité publique, transmission à l’autorité publique des renseignemens locaux dont elle a besoin, confection et révision de la liste des électeurs et de la liste des conscrits, coopération aux mesures de sûreté générale. Des collaborations du même genre sont imposées au capitaine d’un navire marchand, aux administrateurs d’un chemin de fer, au directeur d’un hôtel garni ou même d’une usine, et cela n’empêche pas la compagnie qui exploite le navire, le chemin de fer, l’hôtel garni ou l’usine d’avoir la pleine propriété et la libre disposition de son capital, de tenir des assemblées, de voter des résolutions, d’élire des administrateurs, de nommer son gérant, de gouverner ses affaires, de garder intacte cette précieuse faculté de posséder, de vouloir, et d’agir, qu’on ne peut perdre ou aliéner sans cesser d’être une personne. Rester une personne, tel est le premier intérêt et le premier droit de toutes les personnes, individuelles ou collectives, partant, des sociétés locales et de l’État lui-même ; il doit prendre garde d’abdiquer et prendre garde d’usurper. — Il abdique entre les mains des sociétés locales quand, par optimisme ou faiblesse, il leur livre une portion du domaine public, quand il les charge de recouvrer ses impôts, de nommer les juges et les commissaires de police, d’employer la force armée, quand il leur délègue chez elles des fonctions qu’il doit lui-même exercer chez elles, parce qu’il en est l’entrepreneur spécial et responsable, seul bien placé, compétent, outillé et qualifié pour les remplir. En revanche, il usurpe au préjudice des sociétés locales, quand il s’attribue une portion de leur domaine privé, quand il confisque leurs biens, quand il dispose arbitrairement de leurs capitaux ou de leurs revenus, quand il leur impose des dépenses excessives pour le culte, la charité, l’éducation, pour tout service qui est l’œuvre propre d’une société différente, quand il refuse de distinguer dans le maire le représentant de la commune et le fonctionnaire public, quand il subordonne le premier de ces deux titres au second, quand il s’arroge le droit de donner ou d’ôter, avec le second qui lui appartient, le premier qui ne lui appartient pas, quand, en pratique et sous sa main, la commune et le département cessent d’être des compagnies privées, pour devenir des compartimens administratifs. — Selon les occasions et les tentations, il glisse sur une pente ou sur l’autre, tantôt vers le renoncement qui fait de lui un démissionnaire, tantôt vers l’ingérence qui fait de lui un intrus.
Depuis 1789, à travers des retours et des accès intermittens de despotisme brutal, il était démissionnaire. Sous sa souveraineté presque nominale, il y avait en France quarante-quatre mille petits états presque souverains en droit, et, le plus souvent, souverains en fait[7]. Non-seulement la communauté locale gérait ses affaires privées, mais encore, dans sa circonscription, chacune d’elles exerçait les plus hautes fonctions publiques, disposait de la garde nationale, de la gendarmerie et même de la troupe, nommait les juges au civil et au criminel, les commissaires de police[8], les percepteurs et receveurs de l’impôt ; bref, l’État central lui avait remis ou laissé prendre les pouvoirs dont il ne doit jamais se dessaisir, les instrumens terminaux par lesquels seuls il opère effectivement et sur place, son épée pour la manier, sa balance pour la tenir, sa bourse pour la remplir, et l’on a vu avec quel dommage pour les particuliers, pour les communes, pour lui-même, avec quel lamentable cortège de conséquences désastreuses : anarchie universelle, persistante, incurable, impuissance du gouvernement, violation des lois, anéantissement des recettes, vide du trésor, arbitraire des forts, oppression des faibles, émeutes dans la rue, brigandage dans les campagnes, dilapidations et concussions aux hôtels de ville, usurpations ou abdications municipales, ruine de la voie publique et de toutes les œuvres et bâtisses d’utilité publique[9], ruine et détresse des communes. — Par contraste et par dégoût, c’est de l’autre côté, jusqu’à l’autre extrême, que le nouveau régime se rejette, et, de démissionnaire qu’il était, l’État central, en 1800, devient intrus. Non-seulement il reprend aux sociétés locales la portion du domaine public qu’il leur avait imprudemment concédée, mais encore il met la main sur leur domaine privé, il se les rattache en qualité d’appendices, et son usurpation systématique, uniforme, consommée d’un seul coup, étendue sur tout le territoire, les replonge toutes, communes et départemens, jusque dans un néant où, sous l’ancienne monarchie, elles n’étaient jamais descendues.
Avant 1789, il y avait encore des personnes collectives, provinciales et communales. D’une part, cinq ou six grands corps locaux, représentés par des Assemblées élues, bien vivans et spontanément actifs, entre autres le Languedoc et la Bretagne, se défrayaient et se régissaient encore eux-mêmes ; les autres provinces, que le pouvoir central avait réduites en circonscriptions administratives, gardaient au moins leur cohésion historique, leur nom immémorial, le regret ou du moins le souvenir de leur ancienne autonomie, et çà et là quelques vestiges ou lambeaux de leur indépendance détruite ; bien mieux, dans ces vieux corps paralysés, mais non mutilés, la vie venait de rentrer, et leur organisme renouvelé faisait effort pour pousser le sang dans leurs veines ; sur tout le territoire, vingt et une assemblées provinciales, instituées de 1778 à 1787 et pourvues de pouvoirs considérables, entreprenaient, chacune chez elle, de gérer les intérêts provinciaux. — À la commune urbaine ou rurale, l’intérêt communal avait aussi ses représentais. Dans les villes, une assemblée délibérante, composée des principaux notables et de délégués élus par toutes les corporations et communautés de l’endroit, formait un conseil municipal intermittent comme aujourd’hui, mais bien plus ample, qui votait et prenait des résolutions dans les occasions majeures ; à sa tête était un gérant collectif, « le corps de ville », qui comprenait les divers officiers municipaux, maire, lieutenant du maire, échevins, procureur syndic, trésorier, greffier[10], tantôt élus par l’assemblée délibérante, tantôt acquéreurs, héritiers et propriétaires légaux de leur office, comme un notaire ou un avoué l’est aujourd’hui de son étude, abrités contre les caprices administratifs par la quittance du roi, et, moyennant finance, titulaires dans leur ville comme un parlementaire dans son parlement, par suite implantés ou greffés à perpétuité dans la commune comme un parlementaire dans sa compagnie, et, comme lui, défenseurs de l’intérêt local contre le pouvoir central. — Au village, les chefs de famille, assemblés sur la place publique, délibéraient en commun sur leurs affaires communes, nommaient le syndic et aussi les collecteurs de la taille, députaient à l’intendant ; d’eux-mêmes, et sauf son approbation, ils se taxaient pour entretenir l’école, pour réparer l’église ou la fontaine, pour intenter ou soutenir un procès. — Tous ces restes de l’ancienne initiative provinciale et communale, respectés ou tolérés par la centralisation monarchique, sont écrasés et anéantis ; dès les premiers mois, la main du Premier consul s’abat sur les sociétés locales comme une griffe ; même il semble qu’aux yeux du nouveau législateur elles n’existent pas ; pour lui, point de personnes locales ; la commune et le département ne sont à ses yeux que des circonscriptions territoriales, des portions physiques du domaine public, des ateliers de province où l’État central transporte et applique sas outils, pour travailler efficacement et sur place. Ici, comme ailleurs, il se charge de toute la besogne ; s’il y emploie les intéressés, ce ne sera qu’à titre d’auxiliaires, de loin en loin, pendant quelques jours, pour opérer avec plus de discernement et d’économie, pour recevoir des doléances et des vœux, pour être mieux informé, pour mieux répartir les charges ; mais, sauf cette petite aide intermittente et subordonnée, les membres de la société locale resteront passifs dans la société locale ; ils paieront et obéiront, rien de plus. Leur société ne s’appartient plus, elle appartient au gouvernement ; elle a pour chefs des fonctionnaires qui dépendent de lui et ne dépendent pas d’elle ; elle ne confère plus de mandat ; tous ses mandataires légaux, tous ses représentais et gérans, conseillers municipaux ou généraux, maires, sous-préfets ou préfets, lui sont imposés d’en haut, par une main étrangère, et, bon gré mal gré, au lieu de les choisir, elle les subit.
Au commencement, on a tâché de mettre en pratique le principe constitutionnel que Sieyès avait posé : à l’avenir, selon la formule admise, le pouvoir devait venir d’en haut, et la confiance d’en bas. A cet effet, en l’an IX les citoyens assemblés ont désigné un dixième d’entre eux, environ 500,000 notables communaux, et ceux-ci, assemblés de même, ont aussi désigné un dixième d’entre eux, environ 50,000 notables départementaux ; sur la première liste, le gouvernement a choisi les conseillers municipaux de chaque commune, et, sur la seconde liste, les conseillers généraux de chaque département. — Mais la machine est bien lourde, difficile à mettre en branle, encore plus difficile à manier, et de rendement trop incertain. Selon le Premier Consul, il n’y a là qu’un système absurde, « un enfantillage, de l’idéologie ; ce n’est pas ainsi qu’on organise une grande nation[11]. » Au fond[12], « il ne veut pas de notables reconnus par la nation… Dans son système, c’est à lui à indiquer les notables à la nation et à les marquer du sceau du chef de l’État ; ce n’est pas à la nation à les présenter au chef de l’État en les marquant du sceau national. » En conséquence, au bout d’un an, par l’établissement des collèges électoraux, il devient, en fait, le grand électeur de tous les notables ; avec son adresse ordinaire, il a transformé une institution libérale en un instrument de règne. Provisoirement, il conserve la liste des notables communaux, « parce qu’elle est l’ouvrage du peuple, le résultat d’un grand mouvement qui ne doit pas être inutile, et parce que d’ailleurs elle contient un grand nombre de noms,.. une marge suffisante pour faire de bons choix[13]. » Dans chaque canton, il assemble ces notables et les invite à lui présenter leurs hommes de confiance, les candidats entre lesquels il choisira les conseillers municipaux. Mais, dans les campagnes, il y a peu d’hommes instruits, et, « presque toujours, c’est l’ancien seigneur qui se ferait présenter[14] ; » il ne faut pas que le gouvernement ait la main forcée, que sa faculté de choisir soit restreinte ; ainsi, pour les conseillers municipaux de cette catégorie, plus de présentation, plus de candidats préalables ; or, d’après le sénatus-consulte, la catégorie est très large, car elle comprend toutes les communes au-dessous de 5,000 âmes, partant plus de 35,000 conseils municipaux sur 36,000 ; leurs membres sont nommés d’autorité, sans aucune participation des citoyens qu’ils représentent. Restent quatre ou cinq cents communes, moyennes ou grandes, où, pour chaque place municipale, l’assemblée cantonale désigne deux candidats entre lesquels le gouvernement choisit. Voyons cette assemblée en fonctions et à l’œuvre. — Par précaution son président lui est imposé ; nommé d’avance par le gouvernement et bien instruit de ce que le gouvernement souhaite, il a seul la police de la salle et la conduite de toute la délibération. A l’ouverture de la séance, il tire une liste de sa poche ; sur cette liste, fournie par le gouvernement, sont inscrits les noms des cent plus imposés du canton ; c’est parmi eux que l’assemblée est tenue de prendre ses candidats ; la liste est exposée sur le bureau, et les électeurs tour à tour s’approchent, épellent les noms, tâchent de lire. Le président serait bien maladroit et bien peu zélé, s’il ne les aidait pas à lire, et s’il ne leur indiquait point, par un geste, un ton de voix ou même par une parole expresse, les noms agréables au gouvernement ; or, ce gouvernement qui dispose de cinq cent mille baïonnettes n’aime pas la contradiction : les électeurs savent cela et y regardent à deux fois avant de le contredire ; très probablement la plupart des noms suggérés par le gouvernement se trouveront sur leurs bulletins ; n’y en eût-il que la moitié, cela suffirait ; des deux candidats que pour chaque place ils présentent, s’il en est un agréable, c’est celui-ci qui sera nommé ; après l’avoir fait candidat, le gouvernement le fait titulaire. — Le premier acte de la comédie électorale est joué, et bientôt on ne prendra même plus la peine de le jouer. A partir de janvier 1806, en vertu d’un décret rendu par lui-même[15], c’est Napoléon seul qui directement nomme à toute place vacante dans les conseils municipaux ; désormais ces conseils recevront de lui tout leur être. Les deux qualités qui les constituent et qui devaient, selon Sieyès, dériver de deux sources distinctes, ne dérivent plus que d’une source unique. L’empereur seul leur confère à la fois la confiance publique et le pouvoir légal. Le second acte de la comédie commence ; celui-ci est plus compliqué, et comprend plusieurs scènes, qui aboutissent, les unes à la nomination du conseil d’arrondissement, les autres à la nomination du conseil général de département. Ne prenons que ces dernières, plus importantes[16] ; il y en a deux, successives et qui se passent en des lieux différens. — La première[17] est jouée dans l’assemblée cantonale que l’on a décrite ; le président, qui vient de la diriger dans le choix des candidats municipaux, tire de son portefeuille une autre liste, fournie aussi par le préfet et sur laquelle sont imprimés les noms des six cents plus imposés du département ; c’est parmi ces six cents que l’assemblée cantonale est tenue d’élire les dix ou douze membres qui, avec leurs pareils, élus de même par les autres assemblées cantonales, formeront le collège électoral du département, et iront siéger au chef-lieu. Cette fois encore, le président, conducteur responsable du troupeau cantonal, a soin de le conduire ; son doigt posé sur la liste indique aux électeurs les noms que le gouvernement préfère ; au besoin, il ajoute un mot à son geste, et, probablement, les votans se montreront aussi dociles que tout à l’heure ; d’autant plus que la composition du grand collège électoral ne les intéresse qu’à demi ; ce collège ne les tient pas comme le conseil municipal par l’endroit sensible ; il n’est pas chargé de serrer ou relâcher les cordons de leur bourse ; il ne vote pas de centimes additionnels, il ne s’occupe pas de leurs affaires, il n’est là que pour la montre, pour offrir aux yeux le simulacre du peuple absent, pour présenter des candidats, pour jouer la seconde scène électorale toute pareille à la première, mais jouée au chef-lieu et par de nouveaux acteurs. — Eux aussi, ces figurans ont un conducteur on titre, nommé par le gouvernement et responsable de leur conduite, « un président qui a seul la police de leur collège assemblé, » et doit diriger leur vote. Pour chaque place vacante dans le conseil général du département, ils ont à présenter deux noms ; certainement, d’eux-mêmes, presque sans aide, sur la plus légère suggestion, ils devineront les noms convenables. Car ils ont la compréhension plus prompte et l’esprit plus ouvert que les membres arriérés et ruraux d’une assemblée cantonale ; ils sont mieux informés, ils se sont mis au courant, ils ont fait visite au préfet, ils savent son opinion, l’opinion du gouvernement ; là-dessus, ils votent. Infailliblement sur la liste qu’ils présentent, la moitié au moins ides candidats sont bons, et cela suffit, puisque les présentations sont en nombre double des vacances. Pourtant, aux yeux de Napoléon, cela ne suffit pas. Pour la nomination des conseillers généraux[18], comme pour celle des conseillers municipaux, il supprime la candidature préalable, dernier reste de la représentation ou délégation populaire. Selon sa théorie, il est lui-même l’unique représentant et délégué du peuple, investi de tous les pouvoirs, non seulement dans l’Etat, mais encore au département et à la commune, premier moteur et moteur universel de toute la machine, non-seulement au centre, mais encore aux extrémités, dispensateur de tous les emplois publics, non-seulement pour y suggérer le candidat et y nommer le titulaire, mais encore pour créer directement, du même coup, le titulaire et le candidat.
Notez les choix qu’il s’impose d’avance ; ce sont les choix auxquels il astreignait les corps électoraux. Substitué à ces corps, il prendra, comme eux, les conseillers généraux parmi les plus imposés du département et les conseillers municipaux parmi les plus imposés du canton ; d’autre part, en vertu de la loi municipale, c’est parmi les conseillers municipaux qu’il choisit le maire. Ainsi les auxiliaires et agens locaux qu’il emploie sont tous des notables de l’endroit, les principaux propriétaires, les plus gros industriels et négocians ; par système, il enrôle dans ses cadres les distributeurs du travail, tous ceux qui, par leur fortune et leur résidence, par leurs entreprises et leur dépense sur place, ont une influence ou une autorité sur place. Afin de n’en omettre aucun et de pouvoir introduire dans les conseils généraux tel vétéran de l’ancien régime, qui est riche, ou tel parvenu du régime nouveau, qui n’est pas riche, il s’est réservé d’ajouter à la liste des éligibles vingt membres, « dont dix pris parmi les citoyens appartenant à la Légion d’honneur ou ayant rendu des services, et dix pris parmi les trente plus imposés du département. » De cette façon, aucun des notables. ne lui échappe ; il les recrute à sa guise et, selon ses besoins, tantôt parmi les hommes de la Révolution qu’il ne veut pas laisser tomber dans le discrédit et l’isolement[19], tantôt parmi les hommes de la vieille monarchie qu’il veut rallier de gré ou de force. Tel le baron de Vitrolles[20] qui, sans l’avoir demandé, devient maire de Vitrolles et conseiller général des Basses-Alpes, puis, un peu plus tard, à son corps défendant, inspecteur des bergeries impériales. Tel le comte de Villèle, qui, rentrant dans sa terre de Morville après quatorze ans d’absence, tout à coup, « avant même d’avoir fait élection de domicile, soit à la ville, soit à la campagne, » se trouve maire de Morville. Pour lui faire place, on a révoqué son prédécesseur, et celui-ci, « qui, depuis le commencement de la Révolution remplissait les fonctions de maire, » est rabaissé au poste d’adjoint. Peu de temps après, le gouvernement nomme M. de Villèle président de l’assemblée cantonale ; naturellement l’assemblée, avertie sous main, le porte comme candidat au conseil général de la Haute-Garonne, et il y est nommé par le gouvernement. — « Tous les propriétaires notables du département faisaient partie de ce conseil, et la Restauration nous y trouve encore sept ans après. Il existait évidemment des ordres généraux pour enjoindre aux préfets de choisir de préférence les anciens propriétaires les plus considérables du pays. » De même, « Napoléon prend partout les maires dans la classe aisée et riche ; » dans les villes importantes, il ne fixe son choix que sur « les gens roulant voiture[21]. » Beaucoup à la campagne et plusieurs dans les villes sont des légitimistes, au moins de cœur, et l’Empereur ne l’ignore pas ; mais, dit-il, « ces gens-là ne peuvent vouloir que le sol tremble ; » ils sont trop intéressés, et trop personnellement, au maintien de l’ordre[22]. D’ailleurs, pour représenter son gouvernement, il a besoin de gens décoratifs ; or il n’y a que ceux-ci pour l’être gratis, pour faire figure sans appointemens, à leurs propres frais, d’eux-mêmes et sur place. En outre, ils sont les plus éclairés, les plus capables d’entendre un compte, d’examiner article par article les budgets du département et de la commune, de comprendre la nécessité d’une route et l’utilité d’un canal, de présenter des observations pertinentes, d’émettre des vœux intelligens, d’être, en sous-ordre, des collaborateurs discrets, mais utiles. Ils ne s’y refuseront pas, s’ils ont du bon sens ; en tout régime, il vaut mieux être avec les gouvernails qu’avec les gouvernés, et, dans celui-ci, où le balai, manié d’en haut, passe incessamment, avec tant de vigueur et de minutie, sur tous les hommes et sur toutes les choses, il importe d’être du côté du manche.
Bien mieux, ils s’offriront, surtout dans les commencemens, s’ils ont du cœur ; car, au moins dans les premières années, l’un des grands objets du gouvernement nouveau est le rétablissement de l’ordre ; dans l’administration locale comme dans l’administration générale, il est bienfaisant et réparateur, il entreprend de supprimer le vol, la concussion et le gaspillage, les usurpations préméditées ou involontaires, la fantaisie, l’incurie et la faillite : « Depuis 1790[23], dit le premier consul au ministre de l’intérieur, les 36,000 communes représentent, en France, 30,000 orphelines,.. filles délaissées ou pillées depuis dix ans par les tuteurs municipaux de la Convention et du Directoire, en changeant de maires, d’adjoints et de conseillers de commune, elles n’ont guère fait en général que changer de mode de brigandage ; on a volé le chemin vicinal, on a volé le sentier, on a volé les arbres[24], on a volé l’église, on a volé le mobilier de la commune et on vole encore sous le flasque régime municipal de l’an vin. » Tous ces abus sont recherchés et poursuivis[25] ; les voleurs restitueront et ne voleront plus. Chaque année, le budget de chaque commune sera dressé[26], comme celui de l’État, avec autant de méthode, de précision et de clarté, recettes d’un côté et dépenses de l’autre, division de chaque titre en chapitres et de chaque chapitre en articles, état du passif et date de chaque dette, état de l’actif et tableau énumératif des ressources distinctes, capitaux disponibles et créances arriérées, revenus fixes et revenus variables, revenus certains et revenus possibles ; en aucun cas, « la fixation de la dépense présumée ne pourra excéder le montant du revenu aussi présumé. » En aucun cas, la commune « ne pourra demander ni obtenir une imposition extraordinaire pour ses dépenses ordinaires. » Comptabilité exacte et sévère économie, telles sont partout les deux réformes indispensables et préalables quand on veut transformer une maison mal tenue en une maison bien ordonnée ; le Premier consul a ces deux réformes à cœur et il y tient la main. Surtout plus de dettes ; or plus de la moitié des communes sont endettées. « Sous peine de destitution[27], le préfet devra visiter les communes au moins deux fois l’an, et le sous-préfet quatre fois dans l’année. On me proposera un prix pour les maires qui auront libéré leur commune dans un délai de deux ans, et le gouvernement nommera un commissaire extraordinaire préposé à l’administration de la commune qui, dans le délai de cinq ans, ne se sera pas libérée. Chaque année, les cinquante maires qui auront le plus contribué à ramener leur commune à l’état de libération ou de ressources disponibles seront appelés à Paris aux frais de l’État et présentés en séance solennelle aux trois consuls. Une colonne, élevée aux frais du gouvernement et placée à l’entrée principale de la ville ou du village, dira à la postérité le nom du maire : on y lira, en outre, ces mots : « Au tuteur de la commune, la patrie reconnaissante. »
Au lieu de ces honneurs demi-poétiques qui conviennent aux imaginations de l’an III, mettez les honneurs positifs qui conviennent aux imaginations de l’an XII et des années suivantes, brevets et grades, décorations de la Légion d’honneur, titres de chevalier, de baron et de comte[28], gratifications et dotations, voilà les prix offerts aux représentans de la société locale, les mêmes prix qu’aux autres fonctionnaires, mais à la même condition, c’est qu’ils seront eux aussi des fonctionnaires, c’est-à-dire des outils dans la main du gouvernement. A cet égard, toutes les précautions sont prises, surtout contre ceux qui, formant un corps, peuvent être tentés de se croire une assemblée délibérante, conseils municipaux et conseils généraux, moins maniables que les individus isolés et capables à l’occasion d’une docilité moins prompte ; aucun d’eux ne peut siéger plus de quinze jours par an ; chacun d’eux reçoit de la préfecture son budget presque définitif et tout dressé, recettes et dépenses ; en fait de recettes, toute son autorité consiste à voter certains centimes additionnels, centimes facultatifs et plus ou moins nombreux à sa volonté, mais dans les limites établies par la loi[29] ; » encore, même dans ces limites, sa décision n’est exécutoire qu’après l’examen et l’approbation de la préfecture. Même procédé pour les dépenses ; en fait, municipal ou général, le conseil n’est que consultatif ; c’est le délégué du gouvernement, maire, sous-préfet, préfet, qui commande ; ayant l’initiative préalable, la direction continue et la confirmation terminale, pendant deux semaines, il régente le conseil local, puis, pendant onze mois et demi, seul administrateur, seul chargé de l’exécution quotidienne et consécutive, il règne dans la société locale. — Sans doute, ayant touché et déboursé de l’argent pour elle, il est comptable et présentera ses comptes, ceux de l’année, dans la session suivante ; à la commune, dit la loi[30], « le conseil municipal entendra et pourra débattre le compte des recettes et dépenses municipales. » — Mais lisez le texte jusqu’au bout et notez le rôle qu’en cette occasion la loi assigne au conseil. C’est le rôle du chœur dans une tragédie antique : il assiste, écoute, approuve ou blâme, au second plan et en sous-ordre ; approuvés ou blâmés par lui, les personnages principaux de la pièce restent maîtres d’agir à leur guise ; ils s’accordent ou ils contestent par-dessus sa tête, indépendamment, comme il leur plaît. Effectivement, ce n’est pas au conseil municipal que le maire rend ses comptes, c’est « au sous-préfet, qui les arrête définitivement » et lui donne décharge ; quoi que dise le conseil, la décharge est valable ; pour plus de sûreté, si quelque conseiller se montre trop récalcitrant, le préfet « peut suspendre de ses fonctions » la mauvaise tête et rétablir dans le conseil l’unanimité un instant troublée. — Au département, le conseil général « entendra » de même les comptes de l’année ; par une omission significative, la loi ne dit pas qu’il pourra les débattre. Néanmoins, une circulaire de l’an ix l’invite « à faire sur l’emploi des centimes additionnels toutes les observations qu’exige l’importance de cet objet, » à vérifier si chaque somme portée en dépense a reçu l’emploi qui lui était assigné, et même « à rejeter, en énonçant les causes de la décision, les dépenses qui ne seraient pas suffisamment justifiées. » Bien mieux, le ministre, qui est libéral, adresse aux conseils généraux un questionnaire méthodique[31] ; sur tous les objets importans, « agriculture, commerce et fabriques, hospices et secours publics, routes et travaux publics, instruction publique, administration proprement dite, tenue de l’état-civil, chiffre de la population, opinions et esprit public, » il recueille et imprime leurs observations et leurs vœux. — Mais, après l’an IX, cette publication s’arrête ; elle donnait trop d’importance aux conseils généraux ; elle pouvait rallier autour d’eux la population de leur département et même toute la France qui lit ; elle eût pu gêner le préfet, diminuer son ascendant. Désormais, c’est le préfet seul qui répond au questionnaire et dont le gouvernement publie ou analyse les statistiques[32] ; puis cette seconde publication cesse ; décidément, en matière publique, l’imprimé a toujours des inconvéniens, le manuscrit vaut mieux ; les affaires locales ne sortent plus des bureaux ; elles s’y traitent à huis-clos ; tout bruit qui pourrait retentir au-delà du cabinet du préfet et du cabinet du ministre est soigneusement amorti, étouffé de parti-pris, et, sous la main du préfet, le conseil général devient un automate.
Seul à seul avec le représentant direct de l’Empereur, il se croit avec l’Empereur lui-même ; pesez bien ces deux mots : En présence de l’Empereur ; dans la balance des contemporains, ils sont un poids incommensurable. Pour eux, il a tous les attributs de la Divinité, non-seulement l’omnipotence et l’omniprésence, mais encore l’omniscience, et, s’il leur parle, ce qu’ils éprouvent surpasse encore ce qu’ils imaginaient. Quand il visite une ville et confère avec les autorités du lieu sur les intérêts de la commune ou du département, ses interlocuteurs sont éblouis ; il est aussi bien informé qu’eux et plus perspicace ; c’est lui qui leur explique leurs affaires. La veille au soir, en arrivant, il s’est fait remettre des résumés de faits et de chiffres, tous les renseignemens positifs et techniques, concentrés et classés selon la méthode qu’il enseigne et prescrit à ses administrateurs[33] ; pendant la nuit, il les a lus et les possède ; le matin, dès l’aube, il a fait sa tournée à cheval ; avec une promptitude et une justesse extraordinaires, son coup d’œil topographique a discerné « la meilleure direction à donner au canal projeté, le meilleur emplacement pour une usine à établir, pour un port ou une digue à construire[34]. » Aux difficultés dans lesquelles s’embrouillaient les meilleures têtes du pays, aux questions controversées qui semblaient insolubles, il apporte du premier coup la solution pratique et unique ; elle était là, sous la main, et les membres du conseil local ne l’avaient pas vue ; il la leur fait toucher du doigt. Devant cette compétence universelle et ce merveilleux génie, ils restent confondus, béans. « C’est plus qu’un homme, » disaient à Beugnot les administrateurs de Dusseldorf[35]. « Oui, répond Beugnot, c’est un diable. » En effet, à l’ascendant de l’esprit il ajoute l’ascendant de la force ; toujours, à travers le grand homme, on aperçoit en lui le dominateur foudroyant : l’admiration commence ou s’achève par la peur : toute l’âme est subjuguée ; sous son regard, l’enthousiasme et la servilité se confondent en un sentiment unique d’obéissance passionnée et de soumission sans réserve[36]. Volontairement et involontairement, par conviction et avec tremblement, les hommes fascinés abdiquent à son profit leur libre arbitre. L’impression magique subsiste en eux après qu’il est parti. Même absent, même sur ceux qui ne l’ont jamais vu, il garde son prestige et il le communique à tous ceux qui commandent en son nom. Devant le préfet, baron, comte, conseiller d’État, sénateur, en habit brodé, doré et garni de décorations, tout conseil, municipal ou général, perd la faculté de vouloir et devient incapable de dire non, trop heureux quand on ne l’oblige pas à dire oui hors de propos, à prendre des initiatives odieuses et douloureuses, à simuler, aux dépens d’autrui et à ses propres dépens, le zèle excessif et l’abnégation spontanée, à voter, par acclamations, des souscriptions patriotiques[37] dont il paiera lui-même la plus grosse part, et des conscriptions supplémentaires[38] qui saisiront ses fils exempts ou rachetés du service ! Il se laisse manier, il n’est qu’un rouage dans une machine énorme, un rouage qui reçoit son impulsion d’ailleurs et d’en haut, par l’intermédiaire du préfet. — Mais, sauf les cas rares où l’ingérence du gouvernement l’applique à des besognes violentes et oppressives, il reste utile ; engrené à sa place, s’il se réduit à tourner régulièrement et sans bruit dans son petit cercle, il peut, à l’ordinaire, rendre encore le double service qu’un ministre patriote lui demandait en l’an IX ; selon la définition que Chaptal donnait alors aux conseils généraux pour fixer leurs attributions et leur compétence, ils ont deux objets et seulement deux objets[39] : ils doivent d’abord « assurer aux administrés l’impartialité dans la répartition de l’impôt et la vérification de l’emploi des deniers levés pour le paiement des dépenses locales. » Ils doivent en outre, avec discrétion et modestie, « procurer au gouvernement des lumières qui, seules, peuvent le mettre à même de fournir aux besoins de chaque département et d’améliorer l’ensemble de l’administration publique. »
Tel est l’esprit de l’institution et telle en est la forme. Après 1814 et 1815, après la chute de l’Empire et la Restauration, l’institution subsiste et demeure telle qu’auparavant, dans sa forme et dans son esprit : c’est toujours le gouvernement qui nomme et dirige tous les représentans de la société locale, au département, à la commune et dans les circonscriptions interposées, préfet, sous-préfets, maires et adjoints, conseillers du département, de l’arrondissement et de la commune. Quel que soit le pouvoir régnant, il répugne à s’amoindrir ; jamais il ne restreint de lui-même sa faculté de conférer ou de retirer les places, l’autorité, la considération, l’influence, les appointemens, toutes les bonnes choses désirables et désirées ; autant qu’il peut, il les garde dans ses mains pour les distribuer à son gré et dans son intérêt, pour en gratifier ses partisans et en priver ses adversaires, pour s’attirer des cliens et se faire des créatures. Les 4,000 places de préfets, sous-préfets, conseillers de préfecture, de département et d’arrondissement, les 400,000 places de maires, adjoints et conseillers municipaux, outre cela, les innombrables emplois salariés des agens auxiliaires ou secondaires, depuis le secrétaire-général de la préfecture jusqu’au secrétaire de la mairie, depuis les scribes et commis de la préfecture et de la sous-préfecture jusqu’au personnel de la police municipale et de l’octroi dans les villes, depuis l’ingénieur et l’architecte de la ville et du département jusqu’au dernier agent-voyer, depuis les gardiens et surveillans d’une écluse ou d’un port jusqu’aux cantonniers et aux gardes champêtres, directement ou indirectement, le gouvernement constitutionnel en dispose de la même façon que le gouvernement impérial, avec la même ingérence dans les plus minces détails de la plus mince affaire. Commune ou département, chaque société locale reste sous le second régime ce qu’elle était sous le premier, un prolongement de la société centrale, un appendice de l’État, une succursale de la grande maison dont le siège est à Paris. Dans ces succursales dirigées d’en haut, rien n’est changé, ni l’étendue et les limites de la circonscription, ni la provenance et la hiérarchie des pouvoirs, ni le cadre théorique, ni le mécanisme pratique, pas même les noms[40]. Après les préfets de l’Empire, voici venir les préfets de la Restauration, avec le même titre et le même costume, installés dans le même hôtel, pour faire la même besogne, avec un zèle égal, c’est-à-dire avec un zèle dangereux, si bien qu’à leur audience finale, quand ils partent pour leur département, M. de Talleyrand, profond connaisseur des institutions et des hommes, leur donne, comme dernière instruction, ce mot d’ordre admirable : « Surtout, pas de zèle ! » — Selon le conseil de Fouché, les Bourbons « se sont couchés dans le lit de Napoléon ; » c’est le lit de Louis XIV, mais plus ample et plus commode, élargi par la Révolution et par l’Empire, adapté à la taille de son dernier occupant, agrandi par lui jusqu’à couvrir toute la France. Quand, après vingt-cinq ans d’exil, on rentre dans sa maison, il est agréable d’y trouver un pareil lit tout dressé ; le défaire et refaire l’ancien, ce serait double embarras ; d’ailleurs, dans l’ancien, on était moins à l’aise : profitons de ce que les révoltés et l’usurpateur ont fait de bon. Sur cet article, non-seulement le roi, mais encore les Bourbons les plus surannés, sont révolutionnaires et bonapartistes ; autoritaires par tradition et accapareurs par situation, ils acceptent sans regret la démolition systématique opérée par la Constituante et la centralisation systématique instituée par le Premier consul. Promené en 1815 parmi les ponts, les canaux, les superbes chaussées du Languedoc, le duc d’Angoulême, à qui l’on rappelle que ces grands travaux ont jadis été faits par les États de la province, répond sèchement : « Nous préférons les départemens aux provinces[41]. »
Sauf quelques royalistes antiquaires et demi-ruraux, personne ne réclame ; on ne songe pas à reconstruire la machine sur un autre plan ; c’est que les gens, en somme, ne sont pas mécontens de son jeu. Elle fonctionne bien, avec efficacité ; sous la Restauration comme sous l’Empire, elle rend aux intéressés le service qu’ils lui demandent ; elle pourvoit de mieux en mieux aux deux grands objets de la société locale, au soin de la voie publique et aux travaux de défense contre les fléaux naturels. En 1814, son rendement net est déjà très beau et lui fait honneur : réparation de toutes les ruines accumulées par la Révolution[42], continuation et achèvement des entreprises anciennes, nouvelles entreprises grandes et grandioses, digues contre la mer et les fleuves, bassins, môles et jetées pour les ports, quais et ponts, écluses et canaux, édifices publics, 27,200 kilomètres de routes nationales et 18,000 kilomètres de routes départementales[43], sans compter le réseau vicinal qui s’ébauche ; tout cela conduit avec régularité, précision, économie[44], par des fonctionnaires compétens, appliqués et surveillés, qui, d’abord par crainte et prudence forcée, puis par habitude et par point d’honneur, sont devenus des comptables intègres ; point de gaspillages, de vols déguisés, de détournemens arbitraires ; entre la recette et la dépense, aucune somme ne s’égare pour disparaître et se perdre en route, ou pour couler hors de son lit vers un autre emploi. A l’endroit sensible, le contribuable, petit ou moyen, n’est plus piqué par l’aiguillon douloureux qui le blessait jadis et l’a fait cabrer ; annexé à l’impôt général, l’impôt local se trouve réformé, allégé, proportionné de même et par contre-coup ; comme le principal, les centimes additionnels sont une charge équitable, graduée d’après le montant du revenu net ; comme le principal, ils sont répartis d’après le montant présumé de ce revenu net, par les conseils généraux entre les arrondissemens, par les conseils d’arrondissement entre les communes, par les répartiteurs communaux entre les habitans ; ils sont perçus par le même percepteur, dans les mêmes formes, et tout contribuable qui se juge trop taxé trouve dans le conseil de préfecture un tribunal devant lequel il peut réclamer la décharge ou la réduction de sa cote. Ainsi, point d’iniquité criante ni de souffrance vive ; en revanche, des commodités infinies et la jouissance quotidienne des biens dont la privation équivaut, pour un homme moderne, au manque de l’air ambiant et respirable, sécurité physique et protection contre les fléaux qui se propagent, facilité de la circulation et des transports, pavage, éclairage et salubrité des rues assainies et purgées de leurs immondices, présence et vigilance de la police municipale et rurale ; tous ces biens, objets de la société locale, la machine les produit à bon
(2) marché, sans défaillance ni chômage prolongé comme tout à l’heure sous la République, sans extorsions et froissemens comme au temps de l’ancien régime. Elle marche toute seule, presque sans le concours des intéressés, et, à leurs yeux, ce n’est pas là son moindre mérite ; avec elle, point de tracas, de responsabilité, point d’élections à faire, de discussions à soutenir, de résolutions à prendre ; rien qu’une note à payer, non pas même une note distincte, mais un surplus de centimes ajoutés à chaque franc et inclus avec le principal dans la cote annuelle. Tel un propriétaire oisif, à qui ses intendans formalistes, minutieux et un peu lents, mais ponctuels et capables, épargnent le soin de gérer son bien ; dans un accès de mauvaise humeur, il pourra congédier l’intendant en chef ; mais, s’il change les régisseurs de son domaine, il n’en changera pas le régime ; il y est trop accoutumé, sa paresse en a besoin ; il n’est pas tenté de se donner des soucis et de la peine, ni préparé à devenir son propre intendant.
Bien pis, dans le cas présent, le maître a oublié que son domaine lui appartient, il n’est pas même sûr d’avoir un domaine ; il a perdu conscience de lui-même, il se souvient à peine qu’il est un individu. Large ou étroite, département ou commune, la société locale ne sent plus qu’elle est un corps naturel, composé de membres involontairement solidaires ; ce sentiment, affaibli déjà et languissant à la fin de l’ancien régime, a péri chez elle sous les coups multipliés de la Révolution et sous la compression prolongée de l’Empire ; depuis vingt-cinq ans, elle a trop pâti ; elle a été trop arbitrairement fabriquée ou mutilée, trop souvent refondue, défaite et refaite. — Dans la commune, tout a été bouleversé à plusieurs reprises, la circonscription territoriale, le régime interne et externe, la propriété collective. Aux 44,000 municipalités improvisées par la Constituante ont succédé, sous le Directoire, 6,000 ou 7,000 municipalités de canton, sorte de syndicats locaux, représentés dans chaque commune par un agent subalterne, puis, sous le Consulat, 36,000 communes distinctes et définitives. Souveraines au début par l’imprévoyance et l’abdication de la Constituante, les communes sont devenues, sous la main de la Convention, des sujettes tremblantes, livrées à la brutalité des pachas ambulans et des agas résidens que la tyrannie jacobine leur imposait ; puis, sous l’Empire, des administrées dociles, régies d’en haut et correctement, mais sans autorité chez elles, partant indifférentes à leurs propres affaires et dépourvues d’esprit public. D’autres atteintes plus graves les ont blessées encore plus à vif et plus à fond. Sur un décret de la Législative, en toute commune où le tiers des habitans demandait le partage des biens communaux, la commune a été dépouillée et son patrimoine immémorial, dépecé en lots égaux, partagé par familles ou par têtes, s’est converti en petites propriétés privées. Sur un décret de la Convention, toute la fortune communale, actif et passif, a été englobée dans la fortune publique, pour s’anéantir avec elle par la vente des biens fonciers, par le discrédit des assignats et par la banqueroute finale. Après cet engloutissement prolongé, la propriété communale, même dégorgée et restituée par le fisc, n’est plus telle qu’auparavant ; une fois sorti de l’estomac du monstre, son reliquat, démembré, gâté, demi-digéré, n’a plus semblé inviolable et sacré ; une liquidation est intervenue ; « il y a beaucoup de communes, dit Napoléon[45], dont les dettes ont été payées et dont les biens n’ont pas été vendus ; il en est beaucoup d’autres dont les biens ont été vendus et dont les dettes n’ont pas été payées… Il en résulte que les propriétés de certaines communes ne sont pas très respectables. » En conséquence, il leur prend à toutes d’abord un dixième de leur revenu foncier, puis le quart du produit de toutes leurs coupes de bois extraordinaires[46], enfin leur capital, tous leurs biens fonciers[47], estimés 370 millions ; en échange, il leur donne 138 millions en inscriptions de rente ; ainsi la perte pour elles, comme le bénéfice pour lui, est de 232 millions, et la vente à l’encan des propriétés communales, commencée en 1813, se poursuit sous la Restauration en 1814, en 1815 et jusqu’en 1816. Une société humaine traitée de la sorte et pendant un quart de siècle cesse d’être une personne, elle est devenue une chose, et, là-dessus, ses membres ont fini par croire que naturellement elle n’est et ne peut être que cela.
Au-dessus de la commune presque morte, le département est tout à fait mort : là, le patriotisme local a été tué du premier coup, à l’origine, par la destruction des provinces. Parmi tant de crimes politiques et tous les attentats commis par la Révolution contre la France, celui-ci est un des pires ; la Constituante a défait des groupemens tout faits et qui étaient l’œuvre accumulée de dix siècles, des noms historiques et puissans dont chacun remuait des milliers de cœurs et associait des milliers de volontés, des centres de collaboration spontanée, des foyers encore chauds de générosité, de zèle et de dévoûment, une école pratique de haute éducation politique, un beau théâtre offert aux talens disponibles, une belle carrière ouverte aux ambitions légitimes, bref la petite patrie dont le culte instinctif est un premier pas hors de l’égoïsme et un acheminement vers le culte réfléchi de la grande patrie. Découpés par des ciseaux de géomètre et désignés par un nom géographique tout neuf, les morceaux de la province ne sont plus que des agglomérations factices d’habitans juxtaposés ; ces assemblages humains n’ont pas d’âme ; et, pendant vingt ans, le législateur oublie de leur communiquer le semblant d’âme, la qualité juridique dont il dispose ; c’est en 1811 seulement que les départemens deviennent propriétaires et personnes civiles ; au reste l’État ne leur confère cette dignité que pour se décharger et les charger, pour leur imposer des dépenses dont beaucoup ne les regardent pas et le regardent, pour leur faire payer à sa place l’entretien coûteux de ses prisons, de ses casernes de gendarmerie, de ses palais de justice, de ses hôtels de préfecture ; même à cette date tardive, ils ne sont pas encore, aux yeux des jurisconsultes et devant le conseil d’État, des propriétaires incontestés, des personnes parfaites[48] ; cette qualité plénière ne leur sera donnée que par la loi de 1838. — Voici donc partout sur les 27,000 lieues carrées du territoire, au département et à la commune, la société locale qui avorte ; elle n’est qu’une créature de la loi, un encadrement artificiel de voisins qui ne se sentent pas liés et incorporés par le voisinage ; pour que leur société fût viable et vivace, il faudrait qu’à la commune et au département ils eussent dans le cœur et dans l’esprit cette pensée qu’ils n’ont plus : « Nous sommes ensemble, dans le même bateau ; le bateau est à nous, et nous en sommes l’équipage. Nous voici tous pour le manœuvrer nous-mêmes, de nos mains, chacun à son rang, dans son poste, avec sa part, petite ou grande, dans la manœuvre. »
H. TAINE.
- ↑ Rocquain, l’Etat de la France au 18 Brumaire (rapport de Fourcroy), p. 138, 166) : « Une quantité de blé valant 18 francs à Nantes coûte une égale somme pour être transportée à Brest. J’ai vu des rouliers, ne pouvant marcher que par caravanes de sept ou huit, ayant chacun de six à huit forts chevaux attelés à leurs voitures, aller les uns après les autres, se prêtant alternativement leurs chevaux pour sortir des ornières où leurs roues sont engagées… Dans beaucoup d’endroits, j’ai vu avec douleur les charrettes et les voitures quittant la grande route et traversant, dans des espaces de 100 à 200 mètres, les terres labourées, où chacun se fraie un chemin… Les rouliers ne font quelquefois que trois ou quatre lieues entre deux soleils. » — Par suite, disette à Brest. « On assure qu’on y est depuis longtemps à demi-ration et peut-être au quart de ration. — Cependant, il y a maintenant en rivière, à Nantes, quatre cents à cinq cents vaisseaux chargés de grains ; ils y sont depuis plusieurs mois et leur nombre augmente tous les jours ; les matières qu’ils renferment se détériorent et s’avarient. »
- ↑ lb., préface et résumé, p. 41 (sur les digues et ouvrages de défense contre l’inondation à Dol en Bretagne, à Fréjus, dans la Camargue, dans le Bas-Rhin, le Nord, le Pas-de-Calais, à Ostende et Blankenberg, à Rochefort, à la Rochelle, etc.). — A Blankenberg, il suffisait d’un fort coup de vent pour emporter la digue, dégrader et ouvrir entrée à la mer. « La crainte d’un sinistre, qui eût ruiné en grande partie les départemens de la Lys et de l’Escaut, tenait les habitans dans des transes continuelles. »
- ↑ De là les centimes additionnels à l’impôt des portes et fenêtres, dont le nombre indique à peu près le chiffre du loyer. De là aussi ces centimes additionnels à l’impôt mobilier, qui est proportionnel au chiffre du loyer, le chiffre du loyer étant considéré comme l’indice le plus exact de la dépense sur place.
- ↑ De là les centimes communaux additionnels à l’impôt des patentes.
- ↑ De là les centimes additionnels à l’impôt foncier.
- ↑ Des syndicats de cette espèce sont institués par la loi du 25 juin 1865 « entre les propriétaires intéressés, pour l’exécution et l’entretien des travaux : 1° de défense contre la mer, les fleuves, les torrens et les rivières navigables ou non navigables ; 2° des ouvrages d’approfondissement, redressement et régularisation de canaux et cours d’eau non navigables ni flottables et des canaux de dessèchement et d’irrigation ; 3° des travaux de dessèchement des marais ; 4° des étiers et ouvrages nécessaires à l’exploitation des marais salans ; 5° d’assainissement des terres humides et insalubres. » — « Les propriétaires intéressés à l’exécution des travaux spécifiés ci-dessus peuvent être réunis en association syndicale autorisée, soit sur la demande d’un ou de plusieurs d’entre eux, soit sur l’initiative du préfet. » — (Au lieu d’autorisée, il faut lire forcée, et l’on voit que l’association peut être imposée à tous les intéressés sur la demande d’un seul, ou même sans la demande d’aucun.) — Comme la maison d’Annecy, ces syndicats nous font toucher au doigt l’essence de la société locale. — Cf. la loi du 26 septembre 1807 (sur le dessèchement des marais) et la loi du 21 avril 1810 (sur les mines et les deux propriétaires de la mine, celui du terrain superficiel et celui du tréfonds minier, tous les deux associés aussi et non moins forcément par une solidarité physique).
- ↑ La Révolution, t. Ier, passim.
- ↑ Il faut distinguer deux sortes de police. La première est générale et appartient à l’État : elle entreprend de réprimer et de prévenir, au dehors et au dedans, l’agression contre les personnes et les propriétés privées ou publiques. La seconde est municipale et appartient à la société locale : elle entreprend de pourvoir au bon usage de la voie publique et des autres choses qui, comme l’eau, l’air, la lumière sont communes ; elle entreprend aussi de parer aux inconvéniens et aux dangers que l’imprudence, l’incurie, la saleté ou même la simple agglomération des hommes ne manque jamais d’engendrer. — Les domaines de ces deux polices sont contigus et se pénètrent, en plusieurs points, l’un l’autre ; c’est pourquoi chacune des deux est l’auxiliaire et, au besoin, la suppléante de l’autre.
- ↑ Rocquain, l’État de la France au 18 Brumaire, passim.
- ↑ Raynouard, Histoire du droit municipal, II, 356, et Dareste, Histoire de l’administration en France, I, 209, 222. (Création de charges de maire et assesseurs municipaux par le roi en 1692, moyennant finance.) « Ces offices furent tantôt acquis par des particuliers, avec titre héréditaire, tantôt réunis aux communautés, c’est-à-dire rachetés par elles, » ce qui les remettait en possession de leur droit d’élire. — À plusieurs reprises, le roi reprend ces offices qu’il a vendus et les revend de nouveau. En 1771, notamment, il les reprend et, ce semble, pour les garder définitivement ; mais il se réserve toujours la faculté de les aliéner pour de l’argent. Par exemple (Augustin Thierry, Documens sur l’histoire du tiers état, III, 319), un arrêt du conseil du roi, en date du 1er octobre 1772, accepte de la ville d’Amiens 70,000 livres pour le rachat de ses magistratures mises en office, et définit ces magistratures, ainsi que le mode d’élection d’après lequel seront nommés les futurs titulaires. — La Provence a plusieurs fois racheté de la même façon, ses libertés municipales, et, depuis cent ans, dépensé à cela 12,500,000 livres. En 1772, le roi y établit encore une fois la vénalité des offices municipaux ; mais, sur les remontrances du Parlement d’Aix, en 1774, il rend aux communautés leurs droits et franchises anciennes. — Cf. Guyot, Répertoire de jurisprudence (1784), aux articles Echevins, Capitouls, Conseillers.
- ↑ Thibaudeau, p. 72 (paroles du Premier consul au conseil d’État, 14 pluviôse an X).
- ↑ Rœderer, III, 439 (Note du 28 pluviôse an VIII), 20, 443. « Le sénatus-consulte prétendu organique du 4 août 1802 a fait la fin de la notabilité en instituant les collèges électoraux… Le Premier consul fut reconnu réellement grand-électeur de la notabilité. »
- ↑ Thibaudeau, 72, 289 (paroles du Premier consul au conseil d’État, 16 thermidor an X).
- ↑ Ib., p. 293, sénatus-consulte du 16 thermidor an X et arrêté du 19 fructidor an X.
- ↑ Décret du 17 janvier 1806, article 40.
- ↑ Aucoc, Conférences sur l’administration et le droit administratif, §§ 101, 162, 165. Dans notre législation, l’arrondissement n’est pas devenu une personne civile, et le conseil d’arrondissement n’a guère d’autre emploi que la répartition des contributions directes entre les communes de l’arrondissement.
- ↑ Sénatus-consulte du 16 thermidor an X.
- ↑ Décret du 13 mai 1806, titre III, article 32.
- ↑ Thibaudeau, ib., 294 (paroles du Premier consul au conseil d’État, 16 thermidor an X). « Que sont devenus les hommes de la révolution ? Une fois sortis de place, ils ont été entièrement oubliés ; il ne leur est rien resté ; ils n’ont aucun appui, aucun refuge naturel. Voyez Barras, Rewbell, etc. » Cet asile qui leur manque leur sera fourni par les collèges électoraux. « C’est aujourd’hui qu’on y nommera le plus d’hommes de la révolution ; plus on attendra, moins on en aura… A l’exception de quelques hommes qui ont été sur un grand théâtre,.. qui ont signé un traité de paix,.. tout le reste est dans l’isolement et l’obscurité. Voilà une lacune importante à remplir… c’est pour cela que j’ai fait la Légion d’honneur. »
- ↑ Barou de Vitrolles, Mémoires, préface XXI. Comte de Villèle, Mémoires et correspondance, I, 189 (août 1807).
- ↑ Faber, Notice sur l’intérieur de la France (1807), p. 25.
- ↑ La pièce suivante montre le sens et la portée du changement qui s’opère à partir de l’an VIII et le contraste des deux personnels administratifs. (Archives nationales, F. 7, 3219 ; lettre de M. Alquier au premier consul, 18 pluviôse an VIII.) M. Alquier, en mission pour Madrid, s’était arrêté à Toulouse et envoie un rapport sur l’administration de la Haute-Garonne : « J’ai voulu voir l’administration centrale. J’y ai trouvé les idées et le langage de 1793. Deux personnages y jouent un rôle actif, les citoyens Barreau et Desbarreaux. Le premier a exercé, jusqu’en 1792, le métier de cordonnier, et il n’a dû sa fortune politique qu’à son audace et à son délire révolutionnaire. Le second, Desbarreaux, a été comédien à Toulouse ; il y jouait les valets ; au mois de prairial an III, il a été forcé de demander pardon sur la scène, à genoux, d’avoir prononcé des discours incendiaires, à une époque antérieure, dans le temple décadaire. Le public, ne jugeant pas la réparation suffisante, refusa de l’entendre et le chassa du théâtre. Aujourd’hui, il réunit à ses fonctions d’administrateur du département l’emploi de caissier des comédiens, qui lui paient, à ce titre, 1,200 francs d’émolumens… On ne reproche point aux municipaux de manquer de probité ; mais ils ont été tirés d’une classe trop inférieure et ils ont trop peu de considération personnelle pour atteindre à la considération publique… La commune de Toulouse souffre impatiemment d’être gouvernée par des hommes faibles, ignorans, confondus autrefois dans la foule et qu’il est pressant peut-être d’y faire rentrer… C’est une chose à remarquer que, dans une cité importante, qui offre un grand nombre de citoyens recommandables dans tous les genres de talent et d’instruction, on n’ait appelé aux fonctions publiques que des hommes qui, sous le rapport de l’éducation, des connaissances acquises et des formes de convenance, n’offrent aucune garantie au gouvernement et aucun motif à l’estime publique. »
- ↑ Correspondance de Napoléon, no 4474, note dictée à Lucien, ministre de l’intérieur, an VIII.
- ↑ Cf. les Procès-verbaux des conseils généraux de l’an VIII, et surtout de l’an IX. — « Nombre de chemins vicinaux ont disparu entièrement, par l’usurpation des propriétaires voisins. Les grandes routes pavées sont elles-mêmes en proie. » (Par exemple Vosges, p. 429, an IX) « Les routes du département sont dans un tel état de dégradation que les riverains enlèvent les pavés pour bâtir leurs maisons et pour enclore leurs héritages. Chaque jour, les riverains empiètent sur les routes ; les berges sont cultivées par eux comme leurs propres champs. »
- ↑ Lois des 29 février-9 mars 1804 et des 28 février-10 mars 1805.
- ↑ Lois du 23 juillet 1802 et du 27 février 1811.
- ↑ Correspondance de Napoléon, no 4474 (note dictée à Lucien).
- ↑ Décret du 1er mars 1808 : Sont comtes de plein droit les ministres, les sénateurs, les conseillers d’État à vie, les présidens du corps législatif, les archevêques. Sont barons de plein droit les évêques. Peuvent être barons, après dix ans d’exercice, les premiers présidens et procureurs généraux, les maires des trente-six villes principales. (En 1811, au lieu de trente-six villes, il y en a cinquante-deux.) Peuvent aussi devenir barons les présidens et membres des collèges électoraux de département qui ont assisté à trois sessions de ces collèges.
- ↑ Décret du 4 thermidor an X.
- ↑ Loi du 28 pluviôse an VIII.
- ↑ Procès-verbaux des conseils généraux de l’an VIII et de l’an IX. (La seconde série, qui a été dirigée par le questionnaire du ministre Chaptal, est bien plus complète et fournit un document historique d’importance capitale.)
- ↑ Statistiques des préfets (de l’an IX. à l’an XIII, environ 40 volumes).
- ↑ Beugnot, Mémoires, I, 363.
- ↑ Faber, ib.. 127. — Cf. Charlotte de Sohr, Napoléon en 1811 (détails et anecdotes sur le voyage de Napoléon en Belgique et en Hollande).
- ↑ Beugnot, ib., I, 380. 384. « Il accabla sous l’admiration les bons Allemands, qui ne devinaient pas comment leurs intérêts lui étaient devenus si familiers et avec quelle supériorité il les traitait. »
- ↑ Beugnot, ib., I, 395. Partout, sur le passage de l’empereur (1811), l’impression qu’on éprouvait était « l’espace de saisissement qu’impose l’apparition d’une merveille. »
- ↑ Thiers. Histoire du Consulat et de l’Empire, XVI, 246 (janvier 1813). « Il suffisait de dire un seul mot au préfet, qui transmettait le mot à un des conseillers municipaux de son chef-lieu, pour qu’une offre fût faite par une grande ville et imitée à l’instant par tout l’empire. Napoléon imagina de se faire offrir, par les villes et les cantons, des cavaliers armés et équipés. » — Effectivement, l’offre fut votée par acclamation au conseil municipal de Paris : puis, par contagion, en province. Quant à la liberté du vote, il suffit de noter les offres des villes annexées qui, six mois plus tard vont se révolter. Leurs offres ne sont pas les moindres. Par exemple, Amsterdam offre 100 cavaliers. Hambourg 100, Rotterdam 50, La Haye 40, Leyde 24, Utrecht 20, Dusseldorf 12. — Les cavaliers fournis sont des hommes engagés à prix d’argent ; on en trouva 16,000, et l’argent voté suffit pour acheter en outre 22,000 chevaux et 22,000 équipemens. — Pour toucher cet argent, le préfet répartit lui-même, entre les plus imposés de son département, la somme requise, de 600 à 1,000 francs par tête. Sur ces réquisitions arbitraires et autres très nombreuses, en argent ou en nature, et sur les sentimens des cultivateurs et propriétaires dans le Midi, surtout à partir de 1813. cf. les Mémoires de M. de Villèle, t. Ier, passim.
- ↑ Comte Joseph d’Estourmel, Souvenirs de France et d’Italie, 240. « Le conseil général de Rouen imagina le premier de voter les gardes d’honneur. Réunis spontanément (on est toujours réuni spontanément), ses membres firent une adresse enthousiaste. « On trouva cela d’un fort bon exemple ; l’adresse fut insérée au Moniteur et le Moniteur envoyé à tous les préfets… On fit délibérer les conseils, qui disposèrent généreusement des enfans d’autrui, et de très honnêtes gens, moi tout le premier, crurent pouvoir concourir à cette indignité, tant le fanatisme impérial avait fasciné les yeux, faussé les consciences ! »
- ↑ Archives nationales (comptes de situation des préfets et rapports des commissaires généraux de police, F, 7, 3014 et suivans. — Rapports des sénateurs sur leurs sénatoreries, AF, IV, 1051 et suivans). — Ces papiers exposent aux différentes dates l’état des choses et des esprits en province. Le plus instructif et le plus détaillé de ces rapports est celui de Rœderer sur la sénatorerie de Caen et sur les trois départemens qui la composent. (Imprimé dans ses Œuvres complètes, t. III.)
- ↑ M. de Villèle, ib., I, 248.
- ↑ Sur l’administration locale et sur les sentimens des différentes classes de la population, on trouvera, aux Archives nationales, les renseignemens les plus abondans et les plus précis, dans la correspondance des préfets de la première restauration, des Cent jours et de la seconde restauration, de 1814 à 1823. (Cf. notamment la Haute-Garonne, le Rhône, la Côte-d’Or, l’Ain, le Loiret, l’Indre-et-Loire, l’Indre, la Loire-Inférieure, l’Aisne.) Les lettres de plusieurs préfets, M. de Chabrol, M. de Tocqueville, M. de Rémusat, M. de Barante mériteraient souvent d’être publiées ; parfois, en marge, le ministre de l’intérieur a fait un trait au crayon, avec cette note : A mettre sous les yeux du roi.
- ↑ Rocquain, l’État de la France au 18 brumaire, d’après les rapports des conseillers d’État envoyés en mission. (Résumé et introduction, p. 40.)
- ↑ De Foville, la France économique, 248 et 249.
- ↑ Charles Nicolas, les Budgets de la France depuis le commencement du XIXe siècle. En 1816, les quatre contributions directes rendent, en principal, 249 millions, et, en centimes additionnels, 89 millions seulement. Pendant longtemps, les centimes additionnels, appliqués au service local et votés par le département ou par la commune, sont très peu nombreux et ne peuvent dépasser 5 pour 100 du principal.
- ↑ Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État, p. 277 (séance du 15 mars 1806). — Décret du 16 mars 1806 et du 15 septembre 1807.
- ↑ Ibid., 276. « A ceux qui objectaient qu’un impôt ne peut être établi que par une loi. Napoléon répondait que ce n’était pas un impôt, puisqu’il n’y a d’impôts que ceux établis par la loi, et que ceci (le prélèvement du quart des coupes extraordinaires) serait établi par décret. Il faut être le maître, et le maître absolu, pour employer une telle argumentation. »
- ↑ Loi du 20 mars 1813. (Sont exceptés les bois, les pâturages et pâtis dont les habitans jouissent en commun, les édifices affectés à un service public, les promenades et jardins.) — Ce que la loi confisque, ce sont les biens ruraux, maisons et usines, affermés et produisant un revenu. — Thiers, XVI, 279. Le 5 pour 100 valait alors 75 francs, et 13S millions en 5 pour 100 donnaient un revenu de 9 millions, à peu près le revenu annuel que les communes tiraient de leurs immeubles confisqués.
- ↑ Aucoc, ib., §§ 55, 135.