La Reconstruction de la France en 1800/02

La Reconstruction de la France en 1800
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 511-540).
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LA RECONSTRUCTION
DE
LA FRANCE EN 1800

DEUXIEME PARTIE[1].

L’autre groupe, bien antérieur à 1789, comprend les besoins qui survivent à la Révolution, parce que la Révolution ne les a pas satisfaits, et d’abord le plus vivace, le plus profond, le plus invétéré, le plus frustré de tous, je veux dire le besoin de justice distributive. — Dans la société politique, comme en toute autre société, il y a des charges et des bénéfices à répartir, et, quand la répartition est équitable, elle se fait d’après une règle évidente d’elle-même et très simple : il faut que, pour chacun, les charges soient proportionnées aux bénéfices, et les bénéfices aux charges, en sorte que, pour chacun, la dépense finale et la recette finale soient exactement compensées l’une par l’autre, et que la quote-part, plus ou moins grande ou petite dans les frais, soit toujours égale à la quote-part, plus ou moins grande ou petite, dans le profit. Or en France, depuis plusieurs siècles, cette proportion manquait ; même elle avait fait place à la proportion inverse. Vers le milieu du XVIIIe siècle, si, dans le budget matériel et moral, on avait fait deux totaux, l’un pour le passif, l’autre pour l’actif, d’un côté la somme des apports exigés par l’Etat, taxes en argent, corvées en nature, service militaire, subordination civile, obéissances et assujettissemens de toute sorte, bref tous les sacrifices de loisir, de bien-être ou d’amour-propre : de l’autre côté, la somme des dividendes distribués par l’état, quelle qu’en fut l’espèce ou la forme, sûreté des personnes et des propriétés, usage et commodité des routes, délégations de l’autorité publique et assignations sur le trésor public, dignités, rangs, grades, honneurs, traitemens lucratifs, sinécures, pensions et le reste, c’est-à-dire toutes les jouissances de loisir, de bien-être ou d’amour-propre, on aurait pu calculer que, plus un homme fournissait dans l’apport, moins il touchait dans le dividende, et que plus un homme touchait dans le dividende, moins il fournissait dans l’apport. Parlant, en chaque groupe social ou local, il y avait deux groupes : la majorité qui pâtissait au profit de la minorité, la minorité qui profitait au détriment de la majorité, si bien que les privations du grand nombre défrayaient la surabondance du petit nombre, et cela dans tous les compartimens, comme à tous les étages, grâce à la multitude, à l’énormité. à la diversité des privilèges honorifiques ou utiles, grâce aux prérogatives légales et aux préférences effectives qui avantageaient les nobles de cour aux dépens des nobles de province, la noblesse aux dépens des roturiers, les prélats et bénéficiers aux dépens des curés et des vicaires à portion congrue, les deux premiers ordres aux dépens du troisième, la bourgeoisie aux dépens du peuple, les villes aux dépens des campagnes, telle ville ou province aux dépens des autres, l’artisan des corporations aux dépens du travailleur libre, et, en général, les forts, plus ou moins nantis, confédérés et protégés, aux dépens des faibles, plus ou moins nécessiteux, isolés et « indéfendus[2]. »

Cent ans avant la dévolution, quelques esprits clairvoyans, des cœurs généreux étaient déjà choqués de cette disproportion scandaleuse[3] ; à la fin, elle avait choqué tout le monde : car dans chaque groupe local ou social, presque tout le monde en souffrait, non-seulement le campagnard, le paysan, l’artisan et le roturier, non-seulement le citadin, le curé et le bourgeois notable, mais encore le gentilhomme, le grand seigneur, le prélat et le roi lui-même[4], chacun dénonçant les privilèges d’autrui qui lui faisaient tort, sans songer que ses privilèges faisaient tort à autrui, chacun voulant, dans le gâteau public, diminuer la part d’autrui et garder la sienne, tous d’accord pour alléguer le droit naturel et pour réclamer ou accepter en principe la liberté et l’égalité, mais tous d’accord par un malentendu, unanimes seulement pour détruire ou laisser détruire[5], tant qu’enfin, l’attaque étant universelle et la défense étant nulle, c’est l’ordre social tout entier qui péril avec ses abus.

Aussitôt les mêmes abus avaient reparu, et la justice distributive manquait dans la France révolutionnaire encore plus que dans la France monarchique. Par une transposition soudaine, les préférés de l’ancien régime étaient devenus les disgraciés, et les disgraciés de l’ancien régime étaient devenus les préférés ; la faveur injuste et la défaveur injuste avaient subsisté, en changeant d’objet. Avant 1789, la nation subissait une oligarchie de nobles et de notables ; depuis 1789, elle subissait une oligarchie de jacobins, grands ou petits. Avant, la Révolution, il y avait en France trois ou quatre cent mille privilégiés qu’on reconnaissait à leurs talons rouges ou à leurs souliers à boucles d’argent ; depuis la Révolution, il y avait en France trois ou quatre cent mille privilégiés qu’on reconnaissait à leur bonnet rouge et. à leur carmagnole. Privilégiés entre tous, les trois ou quatre mille nobles vérifiés, présentés et d’antique race, qui, en vertu de leurs parchemins, montaient dans les carrosses du roi, avaient eu pour successeurs les trois ou quatre mille jacobins de nouvelle pousse, non moins vérifiés et présentés, qui. en vertu de leur brevet civique, siégeaient au club de la rue Saint-Honoré ; et la seconde coterie était encore plus dominante, plus exclusive, plus partiale que la première. — Par suite, avant la révolution, le poids de l’impôt était léger pour les gens riches ou aisés, accablant pour les paysans ou le menu peuple ; au contraire, depuis la Révolution, les paysans, le menu peuple, ne payaient plus l’impôt[6], et aux riches, aux gens aisés, le gouvernement prenait tout, non-seulement leur revenu, mais aussi leur capital. — D’autre part, après avoir nourri la cour de Versailles. Le trésor public nourrissait la plèbe de Paris, bien plus dévorante ; et, de 1793 à 1796. L’entretien de cette plèbe lui coûtait vingt-cinq fois autant que, de 1783 à 1786, l’entretien de cette cour[7]. — Enfin, à Paris comme à Versailles, les subordonnés qui étaient là au bon endroit, tout près du râtelier central, tiraient à eux de toutes leurs forces et mangeaient beaucoup au-delà de leur portion congrue. Sous l’ancien régime, « dans chaque voyage aux maisons de campagne du roi, les dames d’atour, sur leurs frais de déplacement, gagnaient 80 pour 100, » et une première femme de chambre de la reine, en sus de ses appointemens, se faisait 38,000 francs par an sur la revente des bougies[8]. Sous le régime nouveau. dans la distribution des vivres. « les matadors de quartier, » les patriotes des comités révolutionnaires prélevaient leur part d’avance, et une part très ample, au préjudice îles affamés de la queue, tel, sept rations pour sa bouche, et tel autre vingt[9]. — Ainsi l’iniquité subsistait ; en la renversant, on n’avait fait que l’aggraver, et. si l’on voulait bâtir à demeure, il fallait y mettre un terme ; car, en tout édifice social, elle introduit un porte-à-faux. Que le porte-à-faux soit à gauche ou à droite, peu importe : tôt ou tard, la bâtisse s’effondre ; c’est de cette façon que l’édifice français avait déjà croulé deux fois, la première fois en 1789, par la banqueroute imminente et par le dégoût de l’ancien régime ; la deuxième fois, en 1799, par la banqueroute effective et par le dégoût de la révolution.

Contre ce danger financier, social et moral, un architecte comme le Premier consul est en garde. Il sait que, dans une société bien faite, il ne faut ni surcharge ni décharge, aucun passe-droit, point d’exemptions et point d’exclusions. D’ailleurs « l’État[10], c’est lui ; » ainsi, l’intérêt public se confond avec son intérêt personnel, et, pour gérer ce double intérêt, il a les mains libres. Propriétaire et principal habitant de la France à la façon des anciens rois, il n’est pas tenu et gêné, comme les anciens rois, par des précédens immémoriaux, par des concessions faites, par des droits acquis. À la table publique qu’il préside, et qui est sa table, il ne rencontre pas. comme Louis XV ou Louis XVI. des commensaux déjà installés, héritiers ou acheteurs[11] de leurs places, en longues files, depuis le haut bout jusqu’au bas, chacun à son rang selon sa condition, sur un fauteuil, sur une chaise ou sur un tabouret, tous possesseurs légitimes et reconnus de leurs sièges, tous convives du roi, tous autorisés par la loi, la tradition et l’usage à ne pas payer leur dîner ou à le payer moins qu’il ne coûte, à ne pas se contenter des mets qu’on leur passe, à étendre, leurs mains devant eux jusqu’aux plats qui sont à leur portée, à se servir eux-mêmes et à emporter la desserte dans leurs poches. À la nouvelle table, point de places occupées d’avance ; c’est Napoléon qui la dresse, et, quand il s’y assied, il y est seul, maître d’y appeler qui bon lui semble, maître d’y assigner à chacun sa part, maître de régler le service au mieux de son intérêt et de l’intérêt commun, maître d’introduire dans tout le service l’ordre, la surveillance et l’économie. Au lieu d’un grand seigneur prodigue et négligent, voici enfin, pour commander les fournitures, pour distribuer les portions et pour restreindre la consommation, un administrateur moderne, un entrepreneur qui se sent responsable, un homme d’affaires qui sait compter. Désormais chacun paiera son écot, mesuré d’après sa ration, et chacun aura sa ration, mesurée d’après son écot. — Qu’on en juge par un seul exemple : dans sa propre maison, au centre ordinaire des abus et des sinécures, plus de parasites. Depuis les palefreniers el les marmitons jusqu’aux grands officiers du palais, jusqu’aux chambellans et dames d’honneur, tous ses domestiques, titrés ou non titrés, travaillent et font en personne leur pleine corvée manuelle, administrative ou décorative, de jour et de nuit, à l’heure dite, au plus juste prix, sans grappiller ni gaspiller. Son train et son apparat, aussi pompeux que dans l’ancienne monarchie, comportent les mêmes charges ordinaires et extraordinaires, écuries, bouche, chapelle, chasses, voyages, spectacles à domicile, renouvellement de l’argenterie et des meubles, entretien de douze palais ou châteaux. Mais, sous Louis XV, on calculait que « le café au lait, avec un petit pain pour chacune des dames d’atour, coûtait au roi 2,000 livres par an. » et, sous Louis XVI. « le grand bouillon de nuit et de jour » que buvait quelquefois Madame Royale, âgée de deux ans, figurait sur les comptes de l’année pour 5,201 livres[12]. Sous Napoléon, « dans les offices, dans les cuisines, la moindre chose, un simple bouillon, un verre d’eau sucrée n’aurait pas été distribué sans l’autorisation ou le bon du grand-maréchal Duroc. Tout abus est surveillé : les bénéfices des gens sont calculés et réglés d’avance[13]. » Par suite, tel voyage à Fontainebleau, qui coûtait à Louis XVI près de 2 millions, ne coûte à Napoléon, avec le même étalage de fêtes, que 150.000 francs, et la dépense totale de sa maison civile, au lieu de monter à 25 millions de livres, reste au-dessous de 3 millions de francs[14]. Ainsi le faste est égal, mais les frais sont dix fois moindres ; des gens et de l’argent. le nouveau maître sait tirer un rendement décuple : c’est qu’à tout homme qu’il emploie, à tout écu qu’il dépense, il fait suer toute sa valeur. Personne ne l’a surpassé dans l’art d’exploiter les écus et les hommes, et il est aussi habile, aussi soigneux, aussi âpre à se les procurer qu’à les exploiter.


II

A cet effet, dans la répartition des charges publiques et des emplois publics, il applique les maximes du droit nouveau, et il conforme sa pratique à la théorie ; c’est que, par une rencontre singulière, l’ordre social qui, selon les philosophes, est le seul juste en soi, est en même temps le plus avantageux pour lui : il y introduit l’équité, parce que l’équité lui profite ; . — Et d’abord, en fait de charges publiques, plus d’exemptions. Dispenser de l’impôt ou du service militaire une catégorie de contribuables ou de conscrits, ce serait, chaque année, appauvrir le trésor de tant de millions d’écus, et diminuer l’armée de tant de milliers de soldats. Napoléon n’est pas homme à se priver gratuitement d’un soldat ni d’un écu ; avant tout, il veut que son armée soit complète et que son trésor soit rempli ; pour combler leurs vides, il saisit tout ce qu’il peut atteindre, dans la matière imposable comme dans la matière recrutable. Mais toute matière est limitée ; s’il prenait trop peu d’un côté, il faudrait qu’il prit trop de l’autre ; impossible de soulager ceux-ci sans accabler ceux-là, et c’est l’accablement, surtout en fait d’impôts, qui, en 1789, a soulevé la Jacquerie universelle, perverti la révolution et démoli la France. — A présent, en fait d’impôts, la justice distributive pose une règle universelle et fixe : quelle que soit la propriété, grande ou petite, et quelle qu’en soit l’espèce ou la forme, terres, bâtimens, créances, argent comptant, gains, revenus ou salaires, c’est l’Etat qui, par ses lois, ses tribunaux, sa police, sa gendarmerie et son armée, la préserve de l’agression toujours prête au dehors et au dedans ; il en garantit, il en procure, et il en assure la jouissance ; par conséquent, toute propriété doit à l’État sa prime d’assurance, tant de centimes par franc. Peu importe ici la qualité, la fortune, l’âge ou le sexe du propriétaire : chaque franc assuré, n’importe entre quelles mains, paiera le même nombre de centimes, pas un de plus, pas un de moins. — Tel est le nouveau principe ; l’énoncer est facile ; il suffit d’avoir combiné des idées spéculatives, et toute Académie en est capable. L’assemblée nationale de 1789 l’avait proclamé avec fanfare, mais en droit seulement et sans effet pratique. Napoléon le convertit en fait, et désormais la règle idéale s’applique, aussi exactement que le comporte la matière humaine, grâce à deux machines fiscales d’un type nouveau, supérieures dans leur genre, et qui, comparées à celles de l’ancien régime ou à celles de la Révolution, sont des chefs-d’œuvre.


III

Percevoir l’impôt direct, c’est pratiquer sur le contribuable une opération chirurgicale qui lui enlève un morceau de sa substance : il en souffre et ne s’y soumet que par contrainte. Quand l’opération est faite sur lui par des mains étrangères, il s’y résigne, bon gré mal gré ; mais, qu’il se la fasse lui-même, spontanément et de ses propres mains, il n’y faut point songer. D’autre part, percevoir l’impôt direct selon les prescriptions de la justice distributive, c’est pratiquer sur chaque contribuable une amputation proportionnée à son volume, ou du moins à sa surface ; le calcul est délicat, et ce ne sont pas les patiens qu’il faut en charger : car. non-seulement ils sont chirurgiens novices et calculateurs inhabiles, mais encore ils sont intéressés à calculer faux. On leur a commandé de prélever sur leur groupe tel poids total de substance humaine, et de fixer à chaque individu, plus ou moins gros, le poids, plus ou moins grand, qu’il doit fournir ; chacun d’eux comprend très vite que, plus on coupera sur les autres, moins on coupera sur lui : or chacun d’eux est plus sensible à sa souffrance, même médiocre, qu’à la souffrance d’autrui, même excessive : partant, chacun d’entre eux, fût-il gros et son voisin petit, est enclin, pour diminuer injustement d’une once son sacrifice propre, à augmenter injustement d’une once le sacrifice de son voisin. — Jusqu’ici, dans la construction de la machine fiscale, on n’avait pas su ou on n’avait voulu tenir compte de ces sentimens si naturels et si forts ; par négligence ou par optimisme, on avait introduit le contribuable dans le mécanisme en qualité de premier agent, avant 1789 en qualité d’agent responsable et contraint, après 1789 en qualité d’agent volontaire et bénévole. C’est pourquoi, avant 1789, la machine était malfaisante, et depuis 1789 impuissante ; avant 1789, son jeu était presque meurtrier[15] ; depuis 1789, son rendement était presque nul[16]. — Enfin. Voici des opérateurs indépendans, spéciaux et compétens, éclairés par des informateurs locaux, mais soustraits aux influences locales, tous nommés, payés, appuyés par le gouvernement central, astreints à l’impartialité par le recours du contribuable au conseil de préfecture, astreints à la régularité par la vérification finale d’une cour des comptes, intéressés par leur cautionnement et par des bénéfices au recouvrement intégral des contributions échues et au versement prompt des contributions perçues, tous, percepteurs, contrôleurs, directeurs, inspecteurs et receveurs généraux, lions comptables, surveillés par de bons comptables, maintenus dans le devoir par la crainte, avertis que les malversations, lucratives sous le Directoire[17], sont punies sous le Consulat[18], bientôt conduits à faire de nécessité vertu, à se glorifier intérieurement de leur rectitude forcée, à se croire une conscience, par suite à acquérir une conscience, bref, à s’imposer volontairement la probité et l’exactitude par amour-propre et point d’honneur. — Pour la première fois depuis dix ans, les rôles nominatifs de l’impôt sont dressés et entrent en recouvrement dès le commencement de l’année[19]. Avant 1789, le contribuable était toujours en retard, et le trésor ne recevait chaque année que les trois cinquièmes de l’année courante[20] ; à partir de 1800, l’impôt direct rentre presque en entier avant le dernier jour de l’année courante, et, un demi-siècle plus tard, les contribuables, au lieu d’être en retard, seront en avance[21]. Pour faire la besogne, avant 1789, il fallait, outre le personnel administratif, environ 200,000 collecteurs[22], occupés, deux ans de suite et pendant la moitié de leur journée, à courir de porte en porte, misérables et haïs, ruinés par leur office ruineux, écorchés, écorcheurs, toujours escortés d’huissiers ou de garnisaires ; depuis 1800, 5,000 ou 6,000 percepteurs et autres agens du fisc, honorables, honorés, n’ont besoin que de faire à domicile leur travail de bureau et aux jours dits leur tournée régulière, pour percevoir, sans vexations et avec très peu de contrainte, une somme plus que double : avant 1780, l’impôt direct rapportait environ 170 millions[23] ; à partir de l’an XI, il en rapporte 360[24]. Du même coup, et par un contrecoup merveilleux, l’ancien taillable, notamment le paysan propriétaire, le petit cultivateur « indéfendu », le privilégié à rebours, le souffre-douleur de la monarchie est déchargé des trois quarts de sa charge immémoriale[25]. D’abord, par l’abolition de la dîme et des droits féodaux, il reprend un quart de son revenu net. le quart qu’il payait au seigneur et au clergé ; ensuite, par l’application de l’impôt direct à toutes les terres et à toutes les personnes, sa quote-part est réduite de moitié. Avant 1789, sur 100 francs de revenu net, il en versait 14 au seigneur, 14 au clergé, 53 à l’État, et n’en gardait que 18 ou 10 pour lui-même : depuis 1800, sur 100 francs de revenu net, il ne paie plus rien au clergé ni au seigneur, il ne paie guère à l’État, au département et à la commune que 21 francs, et il garde 79 francs dans sa poche[26]. Si chaque franc assuré payait tant de centimes pour sa prime d’assurance, chaque franc de gain manuel et de salaire devrait payer autant de centimes que chaque franc de gain industriel ou commercial et que chaque franc de revenu mobilier ou foncier, c’est-à-dire plus d’un cinquième de franc, environ 21 centimes. — À ce taux, l’ouvrier qui vit du travail de ses mains, le manœuvre, le journalier qui gagne 1 fr. 15 par jour et travaille 300 jours par an, devrait, sur ses 345 francs de salaire, payer au fisc 69 francs. À ce taux, le paysan ordinaire, cultivateur de son propre champ, propriétaire d’une chaumière et de quelques morceaux de terre qu’il pourrait louer 100 francs par an, devrait, sur ses 445 francs de revenu foncier et de gain manuel, payer au fisc 89 francs[27]. À ce taux, et sur un si petit gain, le prélèvement serait énorme ; car ce gain, ramassé au jour le jour, suffit juste à faire vivre, et très mal, l’homme et sa famille ; si on lui en rognait le cinquième, on le condamnerait à jeûner, lui et sa famille ; il ne serait plus qu’un serf ou demi-serf, exploité par le fisc, son seigneur et propriétaire ; car le fisc, comme jadis les seigneurs propriétaires, lui prendrait, sur 300 journées de travail, 60 journées de travail. Telle était la condition de plusieurs millions d’hommes et de la très grande majorité des Français sous l’ancien régime. En effet, par les cinq impôts directs, taille, accessoires de la taille, contribution pour les routes, capitation et vingtièmes, le taillable était taxé, non pas seulement d’après le revenu net de sa propriété, s’il en avait une, mais encore et surtout « d’après ses facultés » et ressources présumées, quelles qu’elles fussent, y compris son gain manuel ou son salaire quotidien. — En conséquence, « un malheureux manœuvre, sans aucune possession[28] », qui gagnait 19 sous par jour[29] et 270 livres par an, était imposé à 18 ou 19 livres ; « ainsi, sur ses 300 journées de travail, il y en avait 20 ou 22 qui d’avance appartenaient au fisc. — En conséquence, le taillable de campagne, propriétaire de quelques arpens qu’il aurait pu louer 100 livres et qu’il cultivait de ses propres mains, était imposé à 53 livres ; ainsi, sur ses 300 journées de travail, il y en avait 59 qui d’avance appartenaient au fisc. — Les trois cinquièmes[30] des Français étaient dans ce cas, et l’on a vu les suites inévitables d’un tel régime fiscal, l’excès des extorsions et de la misère, la spoliation, les privations, la fureur sourde des petits et des pauvres. Tout gouvernement est tenu de les ménager, sinon par humanité, du moins par prudence, et celui-ci y est tenu plus qu’un autre, puisqu’il se fonde sur la volonté du grand nombre, sur le vote réitéré de la majorité comptée par têtes.

À cet effet, dans l’impôt direct il fait deux parts : l’une, la contribution foncière, qui n’atteint pas le contribuable sans propriété ; l’autre, la contribution mobilière, qui l’atteint, mais qui est modique : calculée sur le prix du loyer, elle est minime pour une mansarde, un garni, une masure, un taudis quelconque d’ouvrier ou de paysan ; encore, s’ils sont indigens ou si l’octroi est lourd, tôt ou tard le fisc les en dispensera ; ajoutez-y la contribution personnelle qui leur prend depuis 1 fr. 50 jusqu’à 4 fr. 50 par an, et la très petite contribution des portes et fenêtres, 60 centimes par an, dans les villages, pour une chaumière qui n’a qu’une porte et une fenêtre, 60 à 75 centimes par an, à la ville, pour une chambre qui est au-dessus du second étage et n’a qu’une fenêtre[31]. De cette façon, l’ancienne taxe, qui était accablante, devient légère : au lieu de payer 18 ou 20 livres pour sa taille, sa capitation et le reste, le journalier, l’artisan sans propriété, ne paie plus que 6 ou 7 francs[32] ; au lieu de payer 53 livres pour ses vingtièmes, pour sa taille personnelle, réelle et industrielle, pour sa capitation et le reste, le petit propriétaire cultivateur ne paie plus que 21 fr. Par cette réduction de leur corvée fiscale et par l’augmentation du prix des journées, les hommes pauvres ou gènes qui ne subsistent que par le travail rude et persévérant de leurs bras, laboureurs, maçons, charpentiers, tisserands, forgerons, corroyeurs, portefaix, gens de peine et manœuvres de toute espèce, bref, les mains laborieuses et calleuses redeviennent presque libres : sur leurs 300 jours ouvrables, elles devaient au fisc de 20 à 59 jours ; elles ne lui en doivent plus que de 6 à 19, et gagnent ainsi de 14 à 40 jours francs, pendant lesquels, au lieu de travailler pour lui, elles travaillent pour elles-mêmes. — Calculez, si vous pouvez, ce qu’un pareil allégement ôte au poids du malaise et du souci dans un petit ménage.


IV

Ceci est une faveur pour les pauvres, en d’autres termes, une atteinte à la justice distributive : par la décharge presque complète des gens sans propriété, la charge de l’impôt direct retombe presque en entier sur les propriétaires. S’ils sont fabricans ou commerçans, ils portent encore une surcharge, l’impôt des patentes, qui est une taxe supplémentaire, proportionnée à leurs bénéfices probables[33]. — Enfin, à toutes ces taxes et surtaxes annuelles, prélevées sur le revenu probable ou certain du capital assis ou du capital roulant, le fisc ajoute une taxe éventuelle sur le capital lui-même : c’est l’impôt de mutation qu’il perçoit toutes les fois que, par donation, héritage ou contrat, à titre gratuit ou à titre onéreux, une propriété change de propriétaire[34], et ce droit aggravé par le droit de timbre, est énorme, puisque, dans la plupart des cas, il prélève 5, 7, 9 et jusqu’à 10 1/2 pour 100 sur le capital transmis, c’est-à-dire, lorsqu’il s’agit d’immeubles, deux, trois ou même quatre années du revenu. Ainsi, dans cette première tonte, le fisc a largement taille, aussi largement, qu’il a pu : mais il n’a guère opéré que sur les moutons dont la toison est plus ou moins ample ; ses ciseaux ont à peine effleuré les autres, bien plus nombreux, à poil ras, dont la laine, courte et clairsemée. n’est entretenue que par le salaire quotidien, par les minces profits du travail manuel. — Il y aura compensation, lorsque le fisc, reprenant ses ciseaux, pratiquera sa deuxième tonte : c’est l’impôt indirect qui, même bien assis, bien perçu, est, de sa nature, plus lourd pour les pauvres que pour les gens aisés et les riches.

Par cet impôt, et grâce au jeu préalable de ses douanes, péages. octrois ou monopoles, l’Etat prélève tant pour cent sur le prix final de certaines marchandises vendues. De cette façon, il participe à un commerce et devient lui-même un commerçant. Or, en bon commerçant, il sait que, pour gagner beaucoup, il doit vendre beaucoup, qu’il a besoin d’une clientèle très large, que la plus large clientèle est celle qui lui donnera tous ses sujets pour cliens, bref, qu’il lui faut pour chalands, non-seulement les riches, qui ne sont que des dizaines de mille, non seulement les gens aisés, qui ne sont que des centaines de mille, mais aussi les demi-pauvres et les pauvres qui sont par millions et par dizaines de millions. C’est pourquoi, parmi les marchandises dont la vente lui profitera, il a soin de mettre des denrées que tout le monde achète, par exemple, le sel, le sucre, le tabac, les boissons qui sont d’un usage universel et populaire. Cela fait, suivez les conséquences, et, sur toute la surface du territoire, dans chaque ville ou village, regardez la boutique du débitant. Tous les jours et toute la journée, les consommateurs s’y succèdent ; incessamment leurs gros sous, leurs petites pièces blanches sonnent sur le comptoir ; et, dans chaque petite pièce, dans chaque gros sou, il y a pour le fisc tant de centimes : c’est là sa part, et il est bien sûr de l’avoir, car il la tient déjà, il l’a touchée d’avance. Au bout de l’année, ces innombrables centimes font dans sa caisse un tas de millions, autant et plus de millions qu’il n’en récolte par l’impôt direct.

Et cette seconde récolte a bien moins d’inconvéniens que la première : elle en a moins pour le contribuable qui la subit, et pour l’Etat qui la fait. — Car d’abord le contribuable souffre moins. Vis-à-vis du fisc, il n’est plus un débiteur simple, contraint de verser telle somme à telle date ; ses versemens sont facultatifs ; ni la date ni la somme ne lui sont prescrites ; il ne paie qu’en achetant, et à proportion de ce qu’il achète, c’est-à-dire quand il veut et aussi peu qu’il veut. Il est libre de choisir son moment, d’attendre que sa bourse soit moins plate ; rien ne l’empêche de réfléchir avant d’entrer chez le débitant, de compter dans sa poche ses gros sous et ses pièces blanches, de préférer d’autres dépenses plus urgentes, de réduire sa consommation. S’il ne va pas au cabaret, sa quote-part, dans les centaines de millions que produit l’impôt sur les boissons, est presque nulle ; s’il s’abstient de fumer et de priser, sa quote-part, dans les centaines de millions que produit l’impôt sur le tabac, est nulle : par cela seul qu’il est économe, prévoyant, bon père de famille et capable de se priver pour les siens, il échappe aux ciseaux du fisc. D’ailleurs, quand il s’y livre, il n’est guère tondu qu’à fleur de peau ; tant que la douane et le monopole ne prélèvent rien sur les objets qui lui sont physiquement indispensables. comme le pain en France, l’impôt indirect n’entame pas sa chair : à l’ordinaire, les droits fiscaux ou protecteurs, notamment les droits qui renchérissent le tabac, le café, le sucre et les boissons, rognent, non sur sa vie, mais sur les agrémens et les douceurs de sa vie. — Et, d’autre part, dans la perception de ces droits, le fisc peut cacher sa main ; s’il entend son métier, son opération antérieure et partielle disparait sous l’opération totale qui l’achève et la recouvre ; il se dissimule derrière le marchand. L’acheteur qui vient se faire tondre ne voit pas les ciseaux ; du moins il n’en a pas la sensation distincte ; or, chez l’homme du peuple, chez le mouton ordinaire, c’est la sensation directe, actuelle, animale, qui provoque les cris, les soubresauts convulsifs, les coups de tête, l’effarement et l’affolement contagieux. Quand on lui épargne cette sensation dangereuse, il se laisse faire ; tout au plus, il murmure contre la dureté des temps : il n’impute pas au gouvernement la cherté dont il pâtit ; il ne sait pas calculer, décompter, considérer à part le surcroît de prix que lui extorque le droit fiscal. Aujourd’hui encore, vous auriez beau lui dire que, sur les quarante sous que lui coûte une livre de café, l’État prend quinze sous, que, sur les deux sous que lui coûte une livre de sel, l’État prend cinq centimes ; ce n’est là pour lui qu’une idée nue, un chiffre en l’air ; son impression serait tout autre si, à côté de l’épicier qui lui pèse son sel et son café, il voyait de ses yeux l’employé des douanes et des salines, présent, en fonctions, ramasser sur le comptoir les cinq centimes el les quinze sous.

Tels sont les bons impôts indirects : pour qu’ils soient bons, c’est-à-dire tolérables et tolérés, on voit que trois conditions sont requises. Il faut d’abord, dans l’intérêt du contribuable, que le contribuable soit libre d’acheter ou de ne pas acheter la marchandise grevée. Il faut ensuite, dans l’intérêt du contribuable et du fisc, que cette marchandise ne soit point grevée jusqu’à devenir trop chère. Il faut enfin, dans l’intérêt du fisc, que son intervention passe inaperçue. Grâce à ces précautions, on lève l’impôt indirect, même sur les petits contribuables, sans les écorcher ni les révolter. Faute de ces précautions, avant 1789, on les écorchait[35] avec tant de maladresse, qu’en 1789 c’est contre l’impôt indirect qu’ils se sont d’abord révoltes[36], contre le piquet, la gabelle, les aides, les douanes intérieures et les octrois des villes, contre les agens, les bureaux et les registres du fisc, par le meurtre, le pillage et l’incendie, dès le mois de mars en Provence, à Paris dès le 13 juillet, puis dans toute la France, avec une hostilité si universelle, si déterminée, si persévérante, que l’Assemblée nationale, après avoir vainement tenté de rétablir les perceptions suspendues et de soumettre la populace à la loi, finit par soumettre la loi à la populace et supprime par décret l’impôt indirect tout entier[37] Telle est, en fait d’impôts, l’œuvre de la Révolution. Des deux sources qui, par leur afflux régulier, remplissent le Trésor public et que l’ancien régime captait et conduisait mal, violemment, par des procèdes incohérens et grossiers, elle a presque tari la première, l’impôt direct, et tout à fait tari la seconde, l’impôt indirect. A présent, puisqu’il faut remplir le Trésor vide, il s’agit d’opérer sur la seconde comme sur la première, de la recueillir à nouveau, de l’aménager doucement et sans perte, et le nouveau gouvernement s’y prend, non plus comme l’ancien, en empirique routinier et brutal, mais en ingénieur, en calculateur, en connaisseur du terrain, des obstacles, de la pente, c’est-à-dire de la sensibilité humaine et de l’imagination populaire[38]. Et d’abord, plus de ferme : l’état ne vend plus ses droits sur le sel ou les boissons à une compagnie de spéculateurs, simples exploitans, confines dans l’idée de leur bail temporaire et de leurs rentrées annuelles, uniquement préoccupés de leurs dividendes prochains, attachés sur le contribuable comme des sangsues et invités à le sucer en toute licence, intéressés par les amendes qu’ils touchent à multiplier les procès-verbaux et à inventer les contraventions, autorisés par un gouvernement besogneux qui, vivant de leurs avances, met la force publique à leur service et livre le peuple à leurs exactions. Dorénavant le fisc perçoit lui-même et seul, à son compte ; c’est un propriétaire qui, au lieu de louer, fait valoir, et devient son propre fermier ; partant, dans son propre intérêt, il tient compte de l’avenir, il limite les recettes de l’année courante afin de ne pas compromettre les recettes des années suivantes, il évite de ruiner le contribuable présent qui est aussi le contribuable futur ; il ne prodigue pas les tracasseries gratuites, les poursuites dispendieuses, les saisies, la prison ; il répugne à faire d’un travailleur qui lui profile un mendiant qui ne lui rapporte rien ou un détenu qui lui coûte. De ce chef, le soulagement est immense ; dix ans avant la Révolution[39], on calculait qu’en principal et en accessoires, surtout en frais de perception et en amendes, l’impôt indirect coûtait à la nation le double de ce qu’il rapportait au roi, qu’elle payait 371 millions pour qu’il en reçût 184, que la gabelle seule, pour verser 45 millions dans ses coffres, puisait 100 millions dans les poches du contribuable. Sous le régime nouveau, les amendes deviennent rares ; les saisies, les exécutions, les ventes de meubles sont encore plus rares, et les frais de perception, réduits par la consommation croissante, s’abaisseront jusqu’à n’être plus qu’un vingtième, au lieu d’un cinquième, de la recette[40]. — En second lieu, le consommateur redevient libre, libre en droit et en fait, de ne pas acheter la marchandise grevée. Il n’est plus contraint, comme autrefois dans les provinces de grande gabelle, de recevoir, consommer et payer le sel de devoir, sept livres par tête à 13 sous la livre. Sur la denrée dont il ne peut se passer, sur le pain, il n’y a plus de taxes provinciales, municipales ou seigneuriales, plus de piquet ou droit sur les farines comme en Provence[41], plus de droits sur la vente ou la mouture du blé, plus d’empêchemens à la circulation ou au commerce des grains. Et, d’autre part, par l’abaissement du droit fiscal, par la suppression des douanes intérieures, par l’abolition des péages multipliés, les denrées, autres que le pain et qu’une taxe atteint, redescendent, jusqu’à la portée des petites bourses. Au lieu de 13 sous et davantage, le sel ne coûte plus que 2 sous la livre. Une barrique de vin de Bordeaux ne paie plus 200 livres avant d’être débitée par le cabaretier de Rennes[42]. Sauf à Paris, et même à Paris, tant que l’exagération des dépenses municipales n’aura pas exagère l’octroi, l’impôt total sur le vin, le cidre et la bière n’ajoute, même au détail, que 18 pour 100 à leur prix vénal[43], et, dans toute la France, le vigneron, bouilleur de cru, qui recolle et fabrique son propre vin, boit son vin ou même son eau-de-vie, sans payer de ce chef un son d’impôt[44]. — Par suite, la consommation augmente, et, comme il n’y a plus de provinces exemptes ou demi-exemptes, plus de franc sale, plus de privilèges attaches à la naissance, à la condition, à la profession, ou à la résidence, le Trésor, avec des droits moindres, perçoit ou gagne autant qu’avant la Révolution : en 1809 et 1810, 20 millions sur le tabac, 54 millions sur le sel, 100 millions sur les boissons, puis, à mesure que le contribuable devient plus riche et plus dépensier, des sommes de plus en plus grosses : en 1884, 305 millions sur le tabac, en 1885, 429 millions sur les boissons[45], sans compter une centaine d’autres millions levés encore sur les boissons par l’octroi des villes. — Enfin, avec une prudence extrême, le fisc se dérobe et parvient presque à épargner au contribuable la présence et le contact de ses agens. Plus d’inquisition domestique. Le gabelou ne fond plus à l’improviste chez la ménagère pour goûter la saumure, vérifier que le jambon n’est point salé avec du faux sel, constater que tout le sel du devoir a bien été employé « pour pot et salière. » Le rat de cave ne fait plus irruption chez le vigneron ou même chez le bourgeois pour jauger ses tonneaux, pour lui demander compte de sa consommation, pour dresser procès-verbal en cas de « gros manquant ou de trop bu, » pour le mettre à l’amende si, par charité, il a donné une bouteille de vin à un malade ou à un pauvre. Les 50,000 douaniers ou commis de la ferme, les 23,000 soldats sans uniforme qui, échelonnés à l’intérieur sur un cordon de 1,200 lieues, gardaient les pays de grande gabelle contre les provinces moins taxées, rédimées ou franches, les innombrables employés des traites et barrières, appliqués comme un réseau compliqué et enchevêtré autour de chaque province, ville, district ou canton, pour y percevoir sur vingt ou trente sortes de marchandises, quarante-cinq grands droits généraux, provinciaux ou municipaux, et près de seize cents péages, bref le personnel de l’ancien impôt indirect a disparu presque entier. Sauf à l’entrée des villes et pour l’octroi, les yeux ne rencontrent plus de commis ; les voituriers qui, du Roussillon ou du Languedoc, transportent à Paris une pièce de vin, n’ont plus à subir, en quinze ou vingt endroits différens, ses perceptions, ses vexations, son bon plaisir, ni à lui imputer les douze ou quinze jours dont son prédécesseur allongeait inutilement leur voyage, et pendant lesquels, dans son bureau, oisifs, à la file, ils devaient attendre ses écritures, sa quittance et son laisser-passer ; il n’y a plus guère que le cabaretier qui voie chez lui son uniforme vert ; après l’abolition de l’inventaire à domicile, près de 2 millions de propriétaires et métayers vignerons sont pour toujours débarrasses de ses visites[46] ; désormais, pour les consommateurs, surtout pour les gens du peuple, il est absent et semble nul. En effet, on l’a transféré à cent ou deux cents lieues de là, aux salines de l’intérieur et des côtes, et à la frontière extérieure. — Là seulement le système est en défaut, et son vice s’étale à nu : c’est la guerre aux échanges, la proscription du commerce international, la prohibition à outrance, le blocus continental, l’inquisition de 20,000 douaniers, l’hostilité de 100,000 fraudeurs, la destruction brutale des marchandises saisies, un renchérissement de 100 pour 100 sur les cotons et de 100 pour 100 sur les sucres, la disette des denrées coloniales, les privations du consommateur, la ruine du fabricant et du négociant, les faillites accumulées coup sur coup en 1811 dans toutes les grandes villes, depuis Hambourg jusqu’à Rome[47]. Mais ce vice tient à la politique militante el au caractère personnel du maître ; dans son régime fiscal, l’erreur qui corrompt la partie externe n’atteint pas la partie interne ; après lui, sous des règnes pacifiques, ou l’atténuera par degrés ; de la prohibition, on passera à la pi élection, puis, de la protection excessive, à la protection limitée. Au dedans, avec des perfectionnemens secondaires et avec des corrections partielles, ou restera dans la voie tracée par le Consulat et l’Empire ; c’est que, dans toutes ses grandes lignes, par la pluralité, l’assiette, la répartition, le taux et le rendement des divers impôts directs ou indirects, la voie est bien tracée, droite et pourtant accommodée aux choses, à peu près conforme aux maximes nouvelles de la science économique, à peu près conforme aux maximes antiques de la justice distributive, orientée soigneusement entre les deux grands intérêts qu’elle doit ménager, entre l’intérêt du contribuable qui paie et l’intérêt de l’Etat qui reçoit.

Considérez, en effet, ce qu’ils y gagnent l’un et l’autre. — En 1789, l’Etat n’avait que 475 millions de revenu ; ensuite, pendant la Révolution, il n’a presque rien touche de son revenu ; il a vécu des capitaux qu’il volait, en vrai brigand, ou des dettes qu’il faisait, en débiteur insolvable et de mauvaise foi. Sous le Consulat et dans les premières années de l’Empire, il a de 750 à 800 millions de revenu, il ne vole plus les capitaux de ses sujets et il ne l’ait plus de dettes. — En 1789, le contribuable ordinaire payait par l’impôt direct à ses trois souverains anciens ou récens, je veux dire au roi, au clergé, aux seigneurs, plus des trois quarts de son revenu net. Après 1800, c’est moins du quart qu’il paie à l’Etat, souverain unique qui remplace les trois autres. Ou a vu le soulagement de l’ancien taillable. du campagnard, petit propriétaire, de l’homme sans propriété, qui fit de son travail manuel : l’allégement de l’impôt direct lui a restitué de quatorze à quarante journées franches, pendant lesquelles, au lieu de travailler pour le fisc, il travaille pour lui-même. S’il est marié et père de deux enfans au-dessus de sept ans, l’allégement d’un seul impôt indirect, la gabelle, lui restitue encore douze autres journées, en tout de nu à deux mois pleins chaque année, pendant lesquels il n’est plus, comme autrefois, un corvéable faisant sa corvée, mais le libre propriétaire, le maître absolu de son temps et de ses bras. — Du même coup, par la refonte des autres taxes et grâce au prix croissant de la main-d’œuvre, ses privations physiques deviennent moindres. Il n’en est plus réduit à ne consommer que le rebut de sa récolte, le blé inférieur, le seigle avarie, la farine mal blutée et mélangée de son, ni à se faire une boisson avec de l’eau versée sur les marcs de sa vendange, ni à vendre son porc avant Noël, parce que le sel dont il faudrait le saler est trop cher[48]. Il sale son porc, il le mange, et aussi de la viande de boucherie ; il met le pot-au-feu le dimanche ; il boit du vin ; son pain est plus nutritif, moins noir et plus sain ; il n’en manque plus, il ne craint plus d’en manquer. Jadis il avait pour hôte un fantôme lugubre, la fatale figure qui, depuis des siècles, hantait ses jours et ses nuits, la famine, presque périodique sous la monarchie, la famine, chronique, puis aiguë et atroce, pendant la révolution, la famine, qui, sous la république, en trois ans, avait détruit plus d’un million de vies[49]. Le spectre immémorial s’éloigne, s’efface ; après deux retours accidentels et locaux en 1812 et 1817[50], il ne reparaîtra plus en France.

V

Reste un dernier impôt, celui par lequel l’Etat prend, non plus l’argent, mais la personne elle-même, l’homme entier, âme et corps, et pendant les meilleures années de sa vie, je veux dire le service militaire. C’est la Révolution qui l’a rendu si lourd ; auparavant il était léger : car, en principe, il était volontaire. Seule, la milice était levée de force, et, en général, parmi les petites gens de la campagne : les paysans la fournissaient par le tirage au sort[51]. Mais elle n’était qu’un appoint de l’armée active, une réserve territoriale et provinciale, une troupe de renfort et de seconde ligne, distincte, sédentaire, qui, hors le cas de guerre, ne marchait pas ; elle ne s’assemblait que neuf jours par an ; depuis 1778, on ne l’assemblait plus. En 1789, elle comprenait en tout 75,260 hommes, et leurs noms, inscrits sur des registres, étaient, depuis onze ans, leur seul acte de présence au corps[52]. Point d’autres conscrits sous la monarchie ; en ceci, ses exigences étaient petites, dix lois moindres que celles de la République et de l’Empire, puisque la République et l’Empire, appliquant la même contrainte, allaient lever, avec des rigueurs égales ou pires, dix fois plus de réquisitionnaires ou de conscrits[53].

A côté de cette milice, toute l’année proprement dite, toutes les troupes « réglées » étaient, sous l’ancien régime, recrutées par l’engagement libre, non-seulement les vingt-cinq régimens étrangers, Suisses, Irlandais, Allemands et Liégeois, mais encore les cent quarante-cinq régimens français, 177,000 hommes[54]. A la vérité, rengagement n’était pas assez libre ; souvent, par les manœuvres du racoleur, il était entaché de séduction et de surprise, parfois de fraude ou de violence ; mais, sous les réclamations de la philanthropie régnante, ces abus avaient diminué ; l’ordonnance de 1788 venait d’en supprimer les plus graves, et, même avec des abus, l’institution avait deux grands avantages. — En premier lieu, l’armée était un exutoire : par elle, le corps social se purgeait de ses humeurs malignes, de son mauvais sang trop chaud ou vicié. À cette date, quoique le métier de soldat fût l’un des plus bas et des plus mal famés, une carrière barrée, sans avancement et presque sans issue, on avait une recrue moyennant 100 francs de prime et un pourboire ; ajoutez-y deux ou trois jours et nuits de ripaille au cabaret : cela indique, l’espèce et la qualité des recrues ; de fait, on n’en trouvait guère que parmi les hommes plus ou moins impropres à la vie civile et domestique, incapables de discipline spontanée et de travail suivi, aventuriers et déclassés. demi-barbares ou demi-chenapans, les uns, fils de famille, jetés dans l’armée par un coup de tête, d’autres, apprentis renvoyés ou domestiques sans place, d’autres encore, anciens vagabonds et ramassés dans les dépôts de mendicité, la plupart ouvriers nomades, traîneurs de rue, « rebut des grandes villes. » presque tous « gens sans aveu ; » bref, « ce qu’il y avait de plus débauché, de plus ardent, de plus turbulent dans un peuple ardent, turbulent et un peu débauché[55]. » De cette façon on utilisait, au profit de la société, la classe antisociale. Figurons-nous un domaine assez mal tenu où l’on rencontre beaucoup de chiens errans qui peuvent devenir dangereux ; on les attire au moyen d’un appât, on leur met un collier au cou, on les tient à l’attache, et ils deviennent des chiens de garde. — En second lieu, par cette institution, le sujet gardait la première et la plus précieuse de ses libertés, la pleine possession et la disposition indéfinie de lui-même, la complète propriété de son corps et de sa vie physique : elle lui était assurée, garantie contre les empiétemens de l’État, mieux garantie que par les constitutions les plus savantes, car l’institution était une coutume imprimée dans les âmes ; en d’autres termes, une convention tacite, immémoriale[56], acceptée par le sujet et par l’État, proclamant que, si l’État avait droit sur les bourses, il n’avait pas droit sur les personnes : au fond et en fait, le roi, dans son office principal, n’était qu’un entrepreneur comme un autre ; il se chargeait de la défense nationale et de la sécurité publique, comme d’autres se chargent du nettoyage des rues ou de l’entretien d’une digue ; à lui d’embaucher ses ouvriers militaires, comme ils embauchent leurs ouvriers civils, de gré à gré, à prix débattu, au taux courant du marché. Aussi bien, les sous-entrepreneurs avec lesquels il traitait, le colonel et les capitaines de chaque régiment, subissaient, comme lui, la loi de l’offre et de la demande ; il leur allouait tant par recrue[57], pour remplacer les manquans, et ils s’obligeaient à maintenir au complet leur équipe. C’est eux qui, à leurs risques, à leurs frais, devaient se procurer des hommes, et le racoleur qu’ils dépêchaient, avec un sac d’écus, dans les tavernes, y engageait des artilleurs, des cavaliers ou des fantassins, après marchandage, à peu près comme on y engage des balayeurs, des paveurs ou des égoutiers.

Contre cette pratique et ce principe, la théorie du Contrat social a prévalu ; on a déclaré le peuple souverain. Or, dans cette Europe divisée, où les États rivaux sont toujours proches d’un conflit, tous les souverains sont militaires ; ils le sont de naissance, par éducation et profession, par nécessité ; le titre comporte et entraine la fonction. Par suite, en s’arrogeant leurs droits, le sujet s’impose leurs devoirs ; à son tour, pour sa quote-part, il est souverain ; mais, à son tour et de sa personne, il est militaire[58]. Dorénavant, s’il nait électeur, il naît conscrit : il a contracté une obligation d’espèce nouvelle et de portée indéfinie ; l’État, qui auparavant n’avait de créance que sur ses biens, en a maintenant sur ses membres ; jamais un créancier ne laisse chômer ses créances, et l’État trouve toujours des raisons ou des prétextes pour faire valoir les siennes. Sous les menaces ou les souffrances de l’invasion. le peuple a consenti d’abord à payer celle-ci : il la croyait accidentelle et temporaire. Après la victoire et la paix, son gouvernement continue à la réclamer : elle devient permanente et définitive. Après les traités de Lunéville et d’Amiens, Napoléon la maintient en France ; après les traites de Paris et de Vienne, le gouvernement prussien la maintiendra en Prusse. De guerre en guerre, l’institution s’est aggravée ; comme une contagion, elle s’est propagée d’État en État ; à présent, elle a gagné toute l’Europe continentale, et elle y règne avec le compagnon naturel qui toujours la précède ou la suit, avec son frère jumeau, avec le suffrage universel, chacun des deux plus ou moins produit au jour et tirant après soi l’autre plus ou moins incomplet et déguise. Tous les deux conducteurs ou régulateurs aveugles et formidables de l’histoire future : l’un mettant dans les mains de chaque adulte un bulletin de vote, l’autre mettant sur le dos de chaque adulte un sac de soldat : avec quelles promesses de massacre et de banqueroute pour le XXe siècle, avec quelle exaspération des rancunes et des défiances internationales, avec quelle déperdition du travail humain, par quelle perversion des découvertes productives, par quel perfectionnement des applications destructives, par quel recul vers les formes inférieures et malsaines des vieilles sociétés militantes, par quel pas rétrograde vers les instincts égoïstes et brutaux, vers les sentimens, les mœurs et la morale de |a cité antique et de la tribu barbare, nous le savons et de reste. Il nous suffit pour cela de mettre face à face les deux régimes militaires, celui d’autrefois et celui d’aujourd’hui : autrefois, en Europe, peu de soldals, quelques centaines de mille ; aujourd’hui, en Europe, 16 millions de soldats actuels ou éventuels, tous les adultes, même maries, même pères de famille, appelés ou sujets à l’appel, pendant vingt ou vingt-cinq ans de leur vie, c’est-à-dire tant qu’ils sont valides ; autrefois, pour faire le gros du service en France, point de vies confisquées par décret, rien que des vies achetées par contrat, et des vies appropriées à cette besogne, oisives ou nuisibles ailleurs ; environ 150,000 vies de qualité secondaire, de valeur médiocre, que l’État pouvait dépenser avec moins de regrets que les autres, et dont le sacrifice n’était pas un dommage grave pour la société ni pour la civilisation ; aujourd’hui, pour faire le même service en France, 3 millions de vies saisies par autorité, et, si elles se dérobent, A saisies par force ; toutes ces vies, à partir de la vingtième année, appliquées au même métier manuel et meurtrier, y compris les plus impropres à cette besogne cl les mieux adaptées aux autres emplois, y compris les plus inventives et les plus fécondes, les plus délicates et les plus cultivées, y compris celles que distingue un talent supérieur, dont la valeur sociale est presque infinie, et dont l’avortement forcé ou la fin précoce est une calamité pour l’espèce humaine. — Tel est le fruit terminal du régime nouveau ; l’obligation militaire y est la contre-partie et comme la rançon du droit politique ; le citoyen moderne peut les mettre en balance, comme deux poids. Il place dans le premier plateau sa prérogative de souverain, c’est-à-dire, au fait et au prendre, la faculté de donner, tous les quatre ans, un vote sur dix mille, pour nommer ou ne pas nommer un député sur six cent cinquante. Il place dans le second plateau sa charge effective et positive, trois, quatre ou cinq ans de caserne et d’obéissance passive, ensuite les vingt-huit jours, puis les treize jours de rappel sous les drapeaux, et, pendant vingt ans, à chaque bruit de guerre, l’attente anxieuse du commandement qui lui mettra le fusil en main, pour tuer de sa main ou être tué lui-même. Probablement il finira par constater que les deux plateaux ne sont pas en équilibre, et qu’un droit si creux compense mal une corvée si pleine.

Bien entendu, en 1789, il ne prévoyait rien de semblable ; il était optimiste, pacifique, libéral, humanitaire ; il ne connaissait ni l’Europe, ni l’histoire, ni le passé, ni le présent ; quand la Constituante l’a fait souverain, il s’est laissé faire ; il ne savait point à quoi il s’engageait, il ne croyait pas donner sur lui une si grosse créance. Mais, en signant le contrat social, il l’a souscrite ; en 1793, elle s’est trouvée exigible, la Convention l’a fait rentrer[59], et voici Napoléon qui la régularise. Désormais tout mâle adulte et valide doit la dette du sang ; plus d’exemptions[60] en fait de service militaire : tous les jeunes gens arrivés à l’âge requis tirent à la conscription et partent tour à tour, selon l’ordre fixé par leur numéro de tirage[61]. Mais Napoléon est un créancier intelligent ; il sait que cette dette est « la plus affreuse et la plus détestable pour les familles », que ses débiteurs sont des hommes réels, vivans et partant divers, qu’un chef d’Etat doit tenir compte de leurs différences, je veux dire de leur condition, de leur éducation, de leur sensibilité, de leur vocation, que, non-seulement dans leur intérêt privé, mais encore dans l’intérêt public, non-seulement par prudence, mais aussi par équité, on ne doit pas les astreindre Ions, indistinctement, au même métier machinal, à la même corvée manuelle, à la même servitude prolongée et indéfinie de l’aine et du corps. Déjà, sous le Directoire, la loi avait dispensé les jeunes gens mariés et les veufs ou divorcés qui étaient pères[62] ; Napoléon dispense aussi le conscrit qui a un Frère dans l’armée adive, celui qui est le fils unique d’une veuve, celui qui est l’aîné de trois orphelins, celui dont le père, âgé de soixante et onze ans, vit du travail de ses mains : ce sont tous des soutiens de famille[63]. Il leur adjoint les jeunes gens qui s’enrôlent dans une de ses milices civiles, dans sa milice ecclésiastique ou dans sa milice universitaire, élèves de l’Ecole normale, frères ignorantins, séminaristes ordonnés piètres, à condition qu’ils s’engageront à le servir et qu’ils le serviront effectivement, les uns pendant dix ans, les autres pendant toute leur vie, sous une discipline plus rigide ou presque aussi rigide que la discipline militaire[64]. Enfin, il autorise ou institue le remplacement de gré à gré, par convention privée entre un conscrit et le suppléant volontaire, valide, vérifie, dont le conscrit répond[65]. S’ils ont fait entre eux ce marché, c’est librement, en pleine connaissance de cause, et parce que chacun des deux trouve son avantage dans l’échange ; l’Etat n’a pas le droit de les frustrer inutilement l’un et l’autre de cet avantage, et de s’opposer à un échange dont il m ; souffre pas. Or il n’en souffre pas, et souvent même il y gagne. Car, ce dont il a besoin, ce n’est pas d’un tel, Pierre ou Paul, mais d’un homme aussi capable que Pierre ou Paul de tirer un coup de fusil, de faire de longues marches, de résister aux intempéries, et tels sont les remplaçans qu’il accepte. Ils doivent être tous[66] « d’une santé forte, d’une constitution robuste », d’une taille suffisante ; de fait, étant plus pauvres que les remplacés, ils sont plus habitués aux privations et à la fatigue ; la plupart, ayant l’âge viril, valent mieux pour le service que des adolescens levés par anticipation et trop jeunes ; quelques-uns sont d’anciens soldats : et dans ce cas le remplaçant vaut deux fois le remplacé, conscrit tout neuf, qui n’a jamais porté le sac ni bivouaqué en plein air. En conséquence, sont admis à se faire remplacer, « les réquisitionnaires[67] et les conscrits de toutes les classes,.. qui ne pourraient supporter les fatigues de la guerre, et ceux qui seront reconnus plus utiles à l’État en continuant leurs travaux et leurs études qu’en faisant partie de l’armée… »

Napoléon a trop d’esprit pour se laisser conduire par l’exigence aveugle des formules démocratiques ; ses yeux, qui voient les choses à travers les mots, ont remarqué tout de suite que, pour un jeune homme bien élevé et pour un paysan ou un manœuvre, la condition de simple soldat n’est pas égale, qu’un lit passable, un habillement complet, de bons souliers, la sécurité du pain quotidien, un morceau de viande à l’ordinaire, sont pour le second, mais non pour le premier, des nouveautés et, par suite, des jouissances ; que la promiscuité et l’odeur de la chambrée, les gros mots et le commandement rude du caporal. la gamelle et le pain de munition, le travail corporel de toute la journée et de toutes les journées, sont pour le premier, mais non pour le second, des nouveautés et, par suite, des souffrances ; d’où il suit que, si on applique l’égalité littérale, on institue l’inégalité positive, et qu’en vertu même des nouveaux dogmes, au nom de l’égalité véritable, comme au nom de la liberté véritable, il faut permettre au premier, qui souffrirait davantage, de traiter à l’amiable avec le second, qui souffrira moins. D’autant plus que, par cet arrangement, l’état-major civil sauve ses recrues futures ; c’est de dix-neuf à vingt-six ans que les futurs chefs et sous-chefs du grand travail pacifique et fructueux, savans, artistes ou lettrés, jurisconsultes, ingénieurs ou médecins, entrepreneurs du commerce ou de l’industrie, reçoivent et se donnent l’éducation supérieure et spéciale, inventent ou acquièrent leurs idées maîtresses, élaborent leur originalité ou leur compétence ; si l’on retire aux talens ces années fécondes, on arrête leur végétation en pleine sève, et l’on fait avorter les capacités civiles, non moins précieuses pour l’Etat que les capacités militaires[68]. — vers 1804[69], grâce au remplacement, un conscrit sur quinze dans les campagnes, un conscrit sur sept dans les villes, et, en moyenne, un conscrit sur dix en France, échappe à cet avortement forcé ; en 1806, le prix d’un remplaçant varie de 1,800 francs à 4,000 francs[70] et, comme les capitaux sont rares, comme l’argent comptant est encore plus rare, une pareille somme est assez grosse. C’est donc la classe riche ou aisée, en d’autres termes la classe plus ou moins cultivée, qui rachète ses fils : on peut compter qu’elle leur donnera la culture plus ou moins complète. De cette façon, elle empêche l’Etat de faucher tout son blé en herbe et préserve une pépinière, de sujets parmi lesquels la société trouvera sa prochaine élite. — Ainsi atténuée, la loi militaire est encore dure : pourtant elle reste tolérable ; c’est seulement vers 1807[71] qu’elle devient monstrueuse, et va s’empirant d’année en année jusqu’à devenir le tombeau de toute la jeunesse française, jusqu’à prendre, pour en faire de la chair à canon, les adolescens qui n’ont pas encore l’âge, et les hommes déjà exemptés ou rachetés. Mais, telle qu’elle était avant ces excès, elle peut, avec des adoucissemens, être maintenue ; il suffira presque de la retoucher, d’ériger en droits les exemptions et la faculté de remplacement, qui n’étaient que des grâces[72], de réduire le contingent annuel, de limiter la durée du service, de garantir aux libérés leur libération définitive, pour faire en 1818 une loi de recrutement suffisante, efficace, qui, pendant plus d’un demi-siècle, atteindra son objet, sans être trop nuisible ni trop odieuse, et qui, parmi tant de lois du même genre, toutes malfaisantes, est peut-être la moins mauvaise.


H. TAINE.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. L’Ancien Régime. liv. II, ch. 2, 3, 4 et liv. V.
  3. Pour le ton et le sentiment intime, La Bruyère est, je crois, le premier de ces précurseurs. Cf. ses chapitres sur les Grands, sur le Mérite personnel, sur le Souverain et la République, et dans son chapitre sur l’Homme, ses morceaux sur les Paysans, sur les Nobles de province, etc. Ce sont déjà les réclamations qu’on applaudira plus tard dans le Mariage de Figaro ; mais ici, dans cette rédaction anticipée, elles ont plus de profondeur ; la gaîté manque, et la disposition dominante est une habitude de tristesse, de résignation, d’amertume.
  4. Discours prononcé par l’ordre du roi et en sa présence, le 22 février 1787, par M. de Calonne, contrôleur-général, p. 22. « Que reste-t-il donc pour combler ce vide effrayant (des finances) ? Les abus. Les abus qu’il s’agit aujourd’hui d’anéantir pour le salut public, ce sont les plus considérables, les plus protégés, ceux qui ont les racines les plus profondes et les branches les plus étendues. Tels sont les abus dont l’existence pèse sur la classe productive et laborieuse ; les abus des privilèges pécuniaires, les exceptions à la loi commune et tant d’exemptions injustes qui ne peuvent affranchir une partie des contribuables qu’m aggravant le sort des autres ; l’inégalité générale dans la répartition des subsides et l’énorme disproportion qui se trouve entre les contributions des différentes provinces et entre les charges des sujets du même souverain ; la rigueur et l’arbitraire dans la perception de la taille ; les bureaux des traites intérieures et les barrières qui rendent les diverse ? parties du royaumes étrangères les unes aux autres ; les droits qui découragent l’industrie ; ceux dont le recouvrement exige des frais excessifs et des préposés innombrables. »
  5. De Ségur, Mémoires, III, 591. En 1791, à son retour de Russie, son frère lui dit en parlant de la révolution : « Tout le monde d’abord en a voulu… Depuis le roi jusqu’au plus petit particulier du royaume, tout le monde y a plus ou moins travaillé ; l’un lui permettait d’avancer jusqu’à la boucle de son soulier ; l’autre, jusqu’à sa jarretière ; celui-là, jusqu’à la ceinture ; celui-ci, jusqu’à l’estomac ; j’en vois qui ne seront contens que lorsqu’ils en auront par-dessus la tête. »
  6. La Révolution, I, 354 à 361. — Stourm. les Finances de l’ancien régime et de la Révolution, I, 171 à 177. — (Rapport de Ramel, 31 janvier 1796.) « Ou aurait de la peine à le croire : les propriétaires fonciers doivent aujourd’hui au trésor public plus de 13 milliards. » — (Rapport de Gaudin, germinal an X, sur l’assiette et le recouvrement des contributions directes.) « Cet état de choses constituait un déficit annuel permanent de plus de 200 millions. »
  7. L’Ancien Régime, p. 127 et la Révolution, III, 533. (Environ 1,200 millions par an pour le pain de Paris, au lieu de 45 millions pour la maison civile et militaire du roi à Versailles.)
  8. L’Ancien Régime, p. 87. — Mme Campan, Mémoires, I, 291, 292.
  9. La Révolution, II, 151. et III, 500.
  10. Mémorial. (Paroles de Napoléon.) « à compter du jour où, adoptant l’unité, la concentration du pouvoir, qui seule pouvait nous sauver.., les destinées de la France ont reposé uniquement sur le caractère, les mesures et la conscience de celui qu’elle avait révolu de cette dictature accidentelle ; à compter de ce jour, la chose publique, l’État, ce fut moi… J’étais moi, toute la clé d’un édifice tout neuf et qui avait été de légers fondemens ! Sa destinée dépendait de chacune de mes batailles. Si j’eusse été vaincu à Marengo, vous eussiez eu dès ce temps-là tout 1814 et 1815. »
  11. Beugnot, Mémoires, II, 317. « Être vêtu, être imposé, être appelé à la guerre comme le plus grand nombre, paraissait un supplice, dès qu’on avait trouvé quelque privilège à sa portée. » par exemple le titre de conseiller du roi déchireur de bateaux, ou dégustateur de beurre frais, ou visiteur de marée et de poisson salé. « Ce titre tirait un homme du pair, et il n’y avait pas moins de 20,000 de ces conseillers de toute robe et de tout calibre. »
  12. L’Ancien Régime. 167.
  13. Mme de Rémusat. Mémoires, III, 316, 317.
  14. De Beausset, Intérieur du palais de Napoléon, I, p. 9 et suivantes : pour l’année 1805, la dépense totale est de 2,338,167 francs ; pour l’année 1806, elle monte à 2,770,861 francs, parce que des fonds furent assignés « pour l’augmentation annuelle de l’argenterie, 1,000 assiettes d’argent et autres objets. » — « Napoléon savait, dès le premier jour de l’année, ce qu’il dépenserait (pour sa maison), et jamais personne n’eut osé dépasser les crédits qu’il avait ouverts. »
  15. L’Ancien Régime, 457 à 468.
  16. La Révolution, I, 359 à 364. — Stourm. ibid., 168 à 171. (Discours de Bénard-Lagrave aux Cinq-cents, 11 pluviôse an IV.) « On ne peut se dissimuler que, depuis quelques années, on a voulu s’habituer à ne plus payer d’impôts. »
  17. Stourm, ibid., II, 305. (Discours d’Ozanam aux Cinq-cents, 14 pluviôse an VII.) « Trafic scandaleux… La plupart des receveurs de la république sont des chefs, des souteneurs de banques. » — (Circulaire du ministre des finances, 25 floréal an VII.) « Agiotage effréné auquel un grand nombre de percepteurs se livrent sur les bons de rente et autres valeurs admises en paiement des contributions. » — (Rapport de Gros-Cassaud Florimond, 19 septembre 1799.) « Parmi les agens corruptibles et corrupteurs, il n’y a que trop de fonctionnaires publics. » — Mollien, Mémoires, I, 222. (En 1800, il vient d’être nommé directeur de la caisse d’amortissement.) « Le compliment banal que je recevais partout (et même des finances d’État qui affectaient la morale la plus austère) était celui-ci : vous êtes bien heureux d’avoir une place dans laquelle on peut légitimement faire la plus grande fortune de France. » — Cf. Hocquain, État de la France au 18 brumaire. (Rapports de Lacuée, Fourcroy et Barbé-Marbois.)
  18. Charlotte de Sohr, Napoléon en Belgique et en Hollande, 1811, t. I, 243. (Sur un haut fonctionnaire condamné pour faux et que Napoléon maintenait au bagne malgré toutes les sollicitations.) « Je n’accorderai jamais de grâce aux dilapidateurs des deniers publics… Ah ! parbleu ! le bon temps des fournisseurs reviendrait de plus belle, si je ne me montrais inexorable pour ces honteux délits.
  19. Stourm, ibid., I, 177. (Rapport de Gaudin, 15 septembre 1799.) « Il reste encore des rôles à faire pour l’an V, et un tiers de ceux de l’an VII est en retard. — (Rapport du même, Ier germinal an X.) Tout était à faire, à l’avènement du consulat, pour l’assiette et le recouvrement des contributions directes ; 35,000 rôles de l’an VII restaient encore à former. À l’aide du nouvel établissement, les rôles de l’an VII ont été achevés ; ceux de l’an VIII ont été faits aussi promptement qu’on pouvait l’espérer, et ceux de l’an IX ont été préparés avec une célérité telle que, pour la première fois depuis la révolution, le recouvrement a pu commencer avec l’année même à laquelle ils appartenaient. »
  20. Archives parlementaires, VIII, p. 11. (Rapport de Necker aux états-généraux, 5 mai 1789.) « Ces deux cinquièmes, quoique légitimement dus au roi, sont toujours en arrière… (Aujourd’hui) tous ces arriérés se montent à environ 80 millions. »
  21. De Foville, la France économique, p. 351.
  22. L’Ancien Régime, 403.
  23. Necker, De l’administration des finances, I, 164, et Rapport aux états-généraux, 5 mai 1789. (On arrive au chiffre de 170 millions en combinant ces deux documens, et en remarquant que le 3e vingtième est supprimé en 1789.)
  24. Charles Nicolas, les Budgets de la France depuis le commencement du XIXe siècle (par tableaux). — De Foville. ibid., 356. — En l’an IX, le total des contributions directes est de 308 millions ; en l’an XI, de 360 : en l’an XIII, de 376. On estime à 1,500 millions le total du revenu net de la propriété foncière en France vers 1800.
  25. C’est seulement à partir de 1816 qu’on peut démêler le total de chacune des quatre contributions directes (foncière, personnelle, mobilière, portes et fenêtres). En 1821, la foncière est de 265 millions, et les trois autres ensemble font 67 millions. Si l’on prend le chiffre de 1,580 millions auquel l’administration évalue pour cette date le revenu foncier net de la France, on trouve que, sur ce revenu, la foncière prélève alors 16,77 pour 100, et que, jointe aux trois autres, elle prélève alors sur le même revenu 21 pour 100. — Au contraire, avant 1789, les cinq impôts directs correspondans, joints à la dîme et aux droits féodaux, prélevaient sur le revenu net foncier du taillable 81,71 pour 100. (Cf. l’Ancien Régime, 452, 453, 459 et suivantes.)
  26. Ce chiffre est capital, et mesure la distance qui sépare l’ancienne et la nouvelle condition de la classe laborieuse et pauvre, surtout à la campagne ; de là les sentiment tenaces et les jugemens du peuple à l’endroit de l’Ancien régime, de la Révolution et de l’Empire. — Tous les renseignemens locaux convergent dans le même sens ; j’ai vérifié de mon mieux le chiffre ci-dessus : 1er  par les Statistiques des préfets de l’an IX à l’an XIII et au-delà (imprimées) ; 2o  par les rapports des conseillers d’état en mission pendant l’an IX (publiés par Rocquain, et en manuscrit aux Archives nationales) ; 3o  par les rapports des sénateurs sur leurs sénatoreries et des préfets sur leurs départemens, en 1806, 1809, 1812, en 1814 et 1815 et de 1818 à 1823 (en manuscrit aux Archives nationales) ; 4o  par les observations des étrangers qui voyagent en France de 1802 à 1815. — Par exemple (A Tour through several of the Midland and western departments of France, 1802, p. 23) : « Pas de dîmes, de taxes ecclésiastiques, de taxe des pauvres… le total des taxes prises ensemble ne dépasse qu’un peu le sixième du revenu (rent-roll) d’un homme, c’est-à-dire prend 3 shellings 6 pence par livre sterling. » — (Travels through the south of France, 1807 and 1808, par le lieutenant-colonel Pinkney. citoyen des États-Unis, p. 162.) A Tours, une maison à deux étages, avec six ou huit fenêtres de façade, écurie, remise, jardin et verger, se loue 20 livres sterling par an, plus l’impôt qui est de 1 livre 10 shellings à 2 livres pour l’état, et d’environ 10 shellings pour la commune. — (Notes on a journey through july, august and september 1814, par Morris Birbeck, p. 28.) Près de Cosne (Orléanais), un domaine de 1,000 acres de terres labourables et de 500 acres de bois est loué pour neuf ans, moyennant 9,000 francs par an, plus l’impôt qui est de 1,600 francs. — (Ibid. p. 91. « Visité la Brie. Bien cultivée, selon le vieux système triennal, blé, avoine et jachère. Loyer (rent) moyen de la terre, 10 francs par acre, plus l’impôt qui est 1/5 du loyer. » — Rœderer, III, 474 (sur la sénatorerie de Caen, 1er décembre 1803). « La contribution directe est là dans une proportion très modérée avec le revenu, elle se paie sans grande difficulté. » — Les voyageurs cités plus haut et beaucoup d’autres sont unanimes pour constater le bien-être nouveau du paysan, la mise en culture de tout le sol, l’abondance et lu bon marché de toutes les denrées. (Morris Birbeck, p. II.) « Chacun m’assure que la richesse et le bien-être des cultivateurs du sol a doublé depuis vingt-cinq ans. » — (Id., p. 43, à Tournou-sur-le-Rhône.) « Je n’avais pas l’idée d’un pays aussi complètement cultivé que celui que nous avons vu depuis Dieppe jusqu’ici. » — (Id., p. 51, à Montpellier.) « Depuis Dieppe jusqu’ici, nous n’avons pas vu, parmi les gens de la classe laborieuse, une seule de ces figures faméliques, usées, misérables, que l’on peut rencontrer dans chaque paroisse, je dirai presque dans chaque ferme de l’Angleterre… Un pays vraiment riche, et pourtant il y a très peu d’individus riches. » — Robert, de l’Influence de la révolution sur la population, 1802, p. 41. « Depuis la révolution, j’ai observé, dans le petit village de Saint-Tulle, que la consommation de la viande a doublé ; les paysans, qui autrefois vivaient de lard salé et ne mangeaient de bœuf qu’à Pâques et à Noël, mettent très souvent dans la semaine le pot-au-feu, et ont échangé le pain de seigle contre le pain de froment. »
  27. Le chiffre de 1 fr. 15 pour la journée de travail manuel est une moyenne ; je l’ai tiré des statistiques fournies par les préfets de l’an IX à l’an XIII, notamment pour la Charente, les Deux-Sèvres, la Meurthe, la Moselle et le Doubs.
  28. L’Ancien Régime, p. 461.
  29. Arthur Young, II, 259. (Moyenne du prix de la journée de travail en 1789, pour toute la France.)
  30. Environ 15 millions sur 26 millions, au jugement de Mallet-Dupan et d’autres observateurs. — Vers le milieu du XVIIIe siècle, sur une population évaluée à 20 millions d’habitans, Voltaire estime que « beaucoup d’habitans n’ont que la valeur de 10 écus de rente, que d’autres n’en ont que 4 ou 5, et que plus de 6 millions d’hommes n’ont absolument rien. » (L’homme aux quarante écus.) — Un peu plus tard, Chamfort (I, 178) ajoute : « C’est une vérité incontestable qu’il y a en France 7 millions d’hommes qui demandent la charité et 12 millions hors d’état de la leur faire. »
  31. Loi du 3 floréal an X, titre II, article 13, § 3 et 4.
  32. Charles Nicolas, ibid. — En 1821, la contribution personnelle et mobilière produit 46 millions ; la contribution des portes et fenêtres, 21 millions : total, 67 millions. D’après ces chiffres, ou mit que, si le propriétaire de 100 francs de revenu foncier paie 16 fr. 77 pour sa contribution foncière, il ne paie que 4 fr. 01 pour ses trois autres contributions directes. — Le chiffre de 6 à 7 francs peut encore aujourd’hui être constaté par l’observation directe. — Afin de ne rien omettre, il faudrait y ajouter la prestation en nature, rétablie en principe dès 1802 pour les routes vicinales et départementales : cette taxe, réclamée par les intérêts ruraux, répartie par les pouvoirs locaux, appropriée aux commodités du contribuable, et tout de suite acceptée par les populations, n’a rien de commun avec l’ancienne corvée, sauf l’apparence ; de fait, elle est aussi légère que la corvée était lourde. (Stourm, I, 232.)
  33. Charles Nicolas, les budgets de la France depuis le commencement du XIXe siècle, et de Foville, la France économique, p. 365, 373. — Produit des patentes en 1816, 40 millions ; un 1820, 22 millions ; en 1860, 80 millions ; en 1887, 171 millions.
  34. Ibid. Produit des droits de mutation (enregistrement et timbre). Enregistrement : en 1820, 127 millions ; en 1860, 306 millions ; en 1886, 518 millions. — Timbre : en 1820, 26 millions ; en 1860, 56 millions ; en 1886, 156 millions. Total des droits d’enregistrement et le timbre en 1886, 674 millions. — Le taux des droits correspondant sous l’ancien régime (contrôle, insinuation centième denier, formule) était bien moins élevé ; le principal, ou droit de centième denier, ne prélevait que 1 pour 100 et seulement sur les mutations d’immeuble. Cet impôt sur les mutations est le seul qui ait empiré ; il a été aggravé tout de suite par l’assemblée constituante, et il est d’autant plus exorbitant dans les successions que le passif n’y est pas défalqué de l’actif. — Ce qui explique la résignation des contribuables, c’est que le droit de mutation est perçu par le fisc à un moment unique, quand la propriété est à peine net ou en train de naître. En effet, si la propriété change de mains à titre gratuit, par héritage ou donation, il y a chance pour que le nouveau propriétaire, subitement enrichi et trop content d’entrer en possession, ne regimbe pas contre un prélèvement qui ne dépasse guère un dixième et ne le laisse qu’un peu moins riche. Si la propriété change de mains à titre onéreux et par contrôle, il est probable qu’aucun des deux contractans ne voit nettement lequel des deux paie le droit fiscal ; le vendeur peut supposer que c’est l’acheteur, et l’acheteur que c’est le vendeur : grâce à cette illusion, ils sont moins sensibles à la tonte, et chacun d’eux prête son dos, en se disant que c’est le dos de l’autre.
  35. L’Ancien Régime, p. 468 à 473.
  36. La Révolution, I, 24, 53.
  37. Décret du 31 octobre - 5 novembre 1790, abolissant les droits de traites et supprimant tous les bureaux placés dans l’intérieur du royaume pour leur perception. — Décret du 21-30 mars 1790, abolissant toutes les glabelles. — Décret du 2-17 mars 1791, abolissait tous les droits sur les boissons, et décret du 19-25 février 1791, abolissant tous les droits d’octroi. — Décret du 20-27 mars 1791, pour la liberté de la culture, fabrication et vente du tabac ; les droits de douane pour l’importation du tabac en feuilles sont seuls maintenus et ne donnent qu’un revenu insignifiant, 1,500,000 à 1,800,000 francs en l’an V.
  38. Gandin, duc de Gaëte. Mémoires, I, 215-217. — L’avantage de l’impôt indirect est très bien expliqué par Gandin. « Le contribuable ne l’acquitte que lorsqu’il en a la volonté et les moyens. D’autre part, les droits perçus par le fisc se confondant avec le prix de la denrée, le contribuable, en payant sa dette, n’a pensé qu’à satisfaire un besoin ou à se procurer une jouissance. » — Décrets des 16 et 27 mars et 4 mai 1806 (sur le sel), du 25 février 1804, du 24 avril 1806, du 25 novembre 1808 (sur les boissons), du 19 mai 1802, du 6 mars 1804, du 25 avril 1806, du 29 décembre 1810 (sur le tabac.)
  39. Letrosne, De l’administration des finances et de la réforme de l’impôt (1779), p. 148, 262. — Laboulaye, De l’administration française sous Louis XVI. (Revue des cours littéraires. 1864-1865, p. 677.) — « Je crois qu’où prenait au moins 5, sous Louis XIII, et 4 sous Louis XV, pour avoir 2. »
  40. Paul Leroy-Beaulieu. Traité de la science des finances, I, 261. (En 1875, ces frais sont de 5,20 pour 100.) — De Foville. ibid. (Frais des douanes et sels, en 1828, 16,2 pour 100 ; en 1876, 10,2 pour 100. — Frais des contributions indirectes, en 1828, 14,90 pour 100 ; en 1870, 3,7 pour 100.) — De Caloune, Collection des mémoires présentés à l’assemblée des notables, 1787, p. 63.
  41. L’Ancien Régime, 30, 484. — La Révolution, I, 15, 23, 24.
  42. L’Ancien Régime, p. 472.
  43. Leroy-Beaulieu, ibid., I, 643.
  44. Décrets du 25 novembre 1808 et du 8 décembre 1814.
  45. Stourm. I, 360, 389. — De Foville, 382, 385, 398.
  46. Ce chiffre est donné par Gaudin.
  47. Thiers, XIII, p. 20 à 55.
  48. La Fayette. Mémoires. (Lettre du 17 octobre 1799, et notes recueillies en Auvergne, août 1800.) « vous savez, combien il y avait de mendians, de gens mourans de faim dans votre pays ; on n’en voit plus : les paysans sont plus riches, les terres mieux cultivées, les femmes mieux vêtues. » — L’Ancien Régime, 445, 446, 450. — La Révolution, III, 446.
  49. L’Ancien Régime, p. 444. — La Révolution, III, 446.
  50. Les deux disettes ont eu pour causes l’intempérie des saisons et ont été aggravées, la seconde par les suites de l’invasion et par l’obligation d’entretenir 150,000 hommes de troupes étrangères, la première par les procèdes de Napoléon, qui applique de nouveau le maximum, avec la même ingérence, le même arbitraire et le même insuccès que la Convention. (Mémoires, par M. X…, III, 251 à 335.) « Je n’exagère pas en disant qu’il nous a fallu constamment, pour nos opérations d’achat et de transport (des grains), un grand quart de temps, et quelquefois le tiers, au-delà de ce que nous aurait demandé le commerce. » — Prolongation de la famine en Normandie. « Des bandes de mendians affamés parcouraient les campagnes… Émeutes et pillages autour de Caen ; plusieurs moulins brûlés… Répression par un régiment de la garde impériale. Dans les exécutions qui en furent la conséquence, les femmes mêmes ne furent pas épargnées. » — Aujourd’hui, contre ce danger public, les deux principales garanties sont d’abord l’aisance plus grande, ensuite la multiplication des bonnes routes et des chemins de fer. la célérité et le bon marché des transports, les récoltes surabondantes de la Russie et des États-Unis.
  51. J. Gobelin, Histoire des milices provinciales (1882), p. 87, 145, 157, 288. — On trouvera dans cet excellent livre la plupart des textes et détails. — Nombre de villes, Paris, Lyon, Reims, Rouen, Bordeaux, Tours, Agen, Sedan et les deux généralités de Flandre et de Hainault étaient exemptes du tirage au sort ; elles fournissaient leur contingent par l’enrôlement de volontaires qu’elles engageaient à leurs frais ; la prime d’engagement était payée par les corps de marchands et d’artisans ou par la communauté des habitans. En outre, il y avait beaucoup d’exemptions même dans la roture. (Cf. l’Ancien Régime, p. 512.)
  52. J. Gebelin, ibid., 239, 279, 288. (Sauf les huit régimens de grenadiers royaux de la milice, qui, chaque année, sont assemblés pendant un mois.)
  53. Exemple pour un département. (Statistique de l’Ain, par Bossi, préfet, 1808.) — Nombre des militaires du département en activité : en 1789, 323 ; en 1801, 6,729 ; en 1806, 6,761. — « Le département de l’Ain a fourni près de 30,000 hommes aux armées, tant réquisitionnaires que conscrits. » — Par suite, on remarque dans la population de 1801 une diminution notable des individus de vingt à trente ans, et, dans la population de 1806, une diminution notable des individus de vingt-cinq i trente-cinq ans. Nombre des individus de vingt à trente ans : en 1789, 39,828 ; en 1801, 35,648 ; en 1806, 34,083.
  54. De Dammartin, Evénemens qui se sont passés sous mes yeux pendant la révolution française, t. II. (État de l’armée française le 1er janvier 1789.) — Total sur pied de paix, 177,890 hommes. — Ceci est l’effectif nominal ; l’effectif réel des hommes présens au corps était de 154,000 hommes ; en mars 1791, il était tombé au chiffre de 115,000, par la multitude des désertions et la rareté des enrolemens. (Yung, Dubois-Crancé et la Révolution, I, 158 ; Discours de Dubois-Crancé.)
  55. L’Ancien Régime, p. 512, 513. — La Révolution, I, 424, 426. — Albert Babeau, le Recrutement militaire sous l’ancien régime. (Dans la Réforme sociale du 1er septembre 1888. p. 229, 38.) — Selon un officier, « on n’engage que de la canaille, parce qu’elle est à meilleur marché. » — Yung, ibid, I, 32. (Discours de M. de Liancourt à la tribune.) « Le soldat, classe à part et trop peu considérée. » — Ibid., p. 39. (Vices et abus de la Constitution actuelle française, mémoire signé par les officiers de plusieurs régimens, le 6 septembre 1789.) La majeure partie des soldats (est) tirée du rebut des grandes villes et des gens connus sans aveu. »
  56. Gebulin, p. 270. Presque tous les cahiers du tiers-état en 1789 demandent l’abolition du tirage au sort, et presque tous lus cahiers des trois ordres sont pour le service volontaire, contre le service obligatoire ; la plupart demandent, pour année, une milice de volontaires engagés au moyen d’une prime ; cette prime ou prestation en argent serait fournie par les communautés d’habitans, ce qui, en fait, était déjà le cas pour plusieurs villes.
  57. Albert Habeau. ibid., 238. « On allouait aux colonels seulement 100 francs par homme ; mais, cette somme étant insuffisante, il fallait prélever le surplus sur les appointemens des officiers. »
  58. Le principe a été posé tout de suite par les Jacobins. (Yung, ibid., 19, 22, 145. Discours de Dubois-Crancé dans la séance du 12 décembre 1789.) « Tout citoyen deviendra soldat de la Constitution. » Plus de tirage au sort ni de remplacement. Tout citoyen doit être soldat, et tout soldat citoyen. » — Le principe est appliqué pour la première fois par l’appel de 300,000 hommes (26 février 1793), puis par la levée en masse (octobre 1793) qui amène sous les drapeaux 000,000 soldats, volontaires de nom, mais conscrits de fait. (Baron Poisson, l’Armée et la Garde nationale, III, 475.)
  59. Baron Poisson, l’Armée et la Garde nationale, III, 475. (Résumé.) « La tradition populaire a fait, du volontaire de la République, un personnage de convention, qui ne peut être admis par l’histoire… 1° Le premier contingent volontaire, demandé au pays, fut de 97,000 hommes (1791). 60,000 enthousiastes répondirent à cet appel, s’enrôlèrent pour un an et accomplirent cet engagement ; mais nulle considération ne put ensuite les retenir sous les drapeaux. 2° Second appel de volontaires en avril 1792. Rien que des levées confuses, partielles, faites à prix d’argent, la plupart des gens sans aveu, de rebut et sans consistance devant l’ennemi. 3° Recrutement de 300,000 hommes, qui échoue en partie ; le réquisitionnaire peut toujours s’exempter en fournissant un remplaçant. 4° Levée en masse de 500,000 hommes, qu’on appelle des volontaires, mais qui sont de vrais conscrits. »
  60. Mémorial (paroles de Napoléon au Conseil d’État). « Je suis intraitable sur les exemptions ; elles seraient des crimes ; comment charger sa conscience d’avoir fait tuer l’un à la place de l’autre ? » — « La conscription était la milice sans privilège : c’était une institution éminemment nationale et déjà fort avancée dans nos mœurs. Il n’y avait que les mères qui s’en affligeassent encore, et le temps serait venu où une fille n’eût pas voulu d’un garçon qui n’eût pas acquitté sa dette envers la patrie. »
  61. Loi du 8 fructidor an XIII, article 10. — Pelet de La Lozère, 229. (Paroles de Napoléon au Conseil d’État, 29 mai 1804.) — Pelet ajoute : « Le temps du service ne fut pas déterminé… On était, par le fait, exilé de ses foyers pour toute sa vie, et cet exil avait un caractère de perpétuité désolant… Sacrifice entier de l’existence… Moisson annuelle de jeunes gens arrachés à leurs familles pour être envoyés à la mort. » — Archives nationales, F7 3014. (Comptes-rendus par les préfets, 1806.) Dès cette date, et même dès l’origine, on constate l’extrême répugnance, qui n’est surmontée que par les moyens extrêmes de contrainte… (Ardèche.) « Si l’on jugeait de l’état du pays par les résultats de la conscription, on pourrait s’en faire une mauvaise idée. » — (Ariège.) « A Brussac, arrondissement de Foix, 4 ou 5 individus s’armèrent de pierres et de couteaux pour procurer l’évasion d’un conscrit arrêté par la gendarmerie… La garnison fut mise dans cette commune. — A Massat, arrondissement de Saint-Girons, quelques brigades de gendarmerie se rendant dans cette commune pour y établir la garnison, afin d’accélérer le départ des conscrits réfractaires, furent assaillies à coups de pierres ; on tira même un coup de fusil sur cette troupe… La garnison fut mise dans ces hameaux, comme dans le reste de la commune. — Dans la nuit du 16 au 17 frimaire dernier, 6 individus étrangers se présentèrent devant la maison d’arrêt de Saint-Girons et réclamèrent à hauts cris Gouazé, conscrit déserteur, condamné. Le geôlier étant descendu, ils se jetèrent sur lui et l’accablèrent de coups. » — (Haute-Loire.) « La colonne mobile continue à se diriger simultanément contre les réfractaires et désobéissans des classes des années 9, 10, 11, 12 et 13, et contre les retardataires de celle de l’an XIV, sur laquelle il reste encore à fournir 134 hommes. — (Bouches-du Rhône.) « 50 marins déserteurs et 85 déserteurs ou conscrits des différentes classes ont été arrêtés. » — (Dordogne.) « Sur 1,353 conscrits, 134 ont manqué à leur destination ; 124 réfractaires ou déserteurs du pays et 41 autres ont été arrêtés ; 81 conscrits se sont rendus librement par l’effet de la garnison placée chez eux ; 186 ne se sont pas rendus. Sur 892 conscrits de l’an XIV mis en marche, 101 ont déserté en route. » — (Gard.) « 76 réfractaires ou déserteurs arrêtés. » — (Landes.) « Sur 406 hommes partis, 51 ont déserté en route, etc. » — La répugnance s’aggrave de plus en plus. (Cf. les comptes-rendus analogues de 1812 et 1813, F7,3018 et 3019, le Journal d’un bourgeois d’Evreux, p. 150 à 214, et l’Histoire de 1814, par Henry Houssaye, p. 8 à 24.)
  62. Loi du 19 fructidor an VI.
  63. Loi du 6 floréal an XI, article 13. — Loi du 8 fructidor an XIII, article 18.
  64. Décret du 20 juillet 1811 (sur l’exemption des élèves de l’École normale). — Décret du 30 mars 1810, titre II, articles 2, 4, 5, 6 (sur la police et le régime de l’École normale). — Décret sur l’organisation de l’Université, titres 6 et 13, 17 mars 1808.
  65. Loi du 17 ventôse an VIII, titre III, articles 1, 13. — Loi du 8 fructidor an XIII, articles 50, 54, 55.
  66. Loi du 8 fructidor an XIII, article 51.
  67. Loi du 17 ventôse an VIII, titre 3, article I.
  68. Thibaudeau, p. 108. (Paroles du Premier consul au Conseil d’État.) « Il faut songer aux arts, aux sciences, aux métiers. Nous ne sommes pas des Spartiates… Quant au remplacement, il faut l’admettre. Chez une nation ou les fortunes seraient égales, il faudrait que chacun servit de sa personne ; mais, chez un peuple dont l’existence repose sur l’inégalité des fortunes, il faut laisser aux riches la faculté de se faire remplacer ; on doit seulement avoir soin que les remplaçans soient bons et tirer quelque argent qui serve à la dépense d’une partie de l’équipement de l’année de réserve des conscrits. »
  69. Pelet de La Lozère, 228.
  70. Archives nationales, F7, 3014. (Comptes-rendus des préfets, 1806.) Prix moyen d’un remplaçant : Basses-Alpes, de 2,000 à 2.500 francs ; Bouches-du-Rhône, de 1,800 à 3,000 ; Dordogne, 2,400 ; Gard, 3,000 ; Gers. 4,000 ; Haute-Garonne, de 2,000 à 3,000 ; Hérault, 4,000 ; Vaucluse, 2,500 ; Landes, 4,000. — Taux moyen de l’intérêt de l’argent (Ardèche) : « L’argent, qui était à 1 1/4 et jusqu’à 1 1/2 par mois, a baissé ; il est maintenant à 3/4 pour 100 par mois ou 10 pour 100 par an. « — (Basses-Alpes) : « Le taux commun de l’argent est du 7 au 15 pour 100 par an. » — (Haute-Loire) : « L’intérêt de l’argent a varié dans le commerce de 1 à 3/4 pour 100 par mois. » — (Gard) : « L’intérêt est à 1 pour 100 par mois dans le commerce ; les propriétaires trouvent facilement à emprunter à 9 ou 10 pour 100 par an. » — (Haute-Garonne) : • L’argent est à 7/8 ou 1 pour 100 par mois à Toulouse. » — (Hérault) : « L’intérêt de l’argent est de 1 1/4 pour 100 par moi ». » — (Vaucluse) : « L’argent est de 3 1/4 à 1 1/4 pour 100 par mois. »
  71. Thiers, VII, p. 23 et 467. En novembre 1806, Napoléon appelle la conscription de 1807 ; en mars 1807, il appelle la conscription de 1808, et ainsi de suite, toujours de pis en pis. — Décrets de 1808 et 1813 contre les jeunes gens de famille déjà rachetés ou exemptés. — Journal d’un Bourgeois d’Evreux, 214. Désolation en 1813, « tristesse et découragement général ; » en 1814, à propos des cohortes urbaines, « consternation. » — Miot de Mélito, III, 304. (Rapport de Miot à l’empereur après une tournée dans les départemens en 1815.) « Vous avez presque partout dans les femmes des ennemies déclarées. »
  72. Loi du 17 ventôse an VIII, titre 3, articles 6, 7, 8, 9. — L’exemption n’est accordée aux Frères ignorantins et aux séminaristes ordonnés que comme une grâce. — Cf. la loi du 10 mars 1818, articles 15 et 18.