La Reconnaissance de Sakountala (Foucaux)/Introduction

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
E. Picard (p. v-xxiv).

INTRODUCTION


I

Cest en 1789 que parut à Calcutta la première traduction de Sakountalâ, en anglais, par William Jones.

L’histoire de la découverte du chef-d’œuvre du théâtre indien est assez curieuse pour que nous empruntions au savant anglais le récit qu’il en fait dans sa préface. Ce récit servira en même temps à montrer quels progrès ont faits les études indiennes depuis cette époque.

« Dans une des Lettres édifiantes, qui, généralement parlant, ne doivent être consultées qu’avec précaution, j’avais lu le passage suivant : On trouve au nord de l’Inde un grand nombre de livres appelés Natacs, qui, comme les Brahmes l’assurent, contiennent beaucoup de faits historiques sans aucun mélange de fables.

« Ayant conçu le plus vif désir de connaître l’état réel de cet empire avant sa conquête par les barbares du Nord, je cherchai, dès mon arrivée au Bengale, à me mettre en état de lire ces livres, soit avec le secours des traductions, s’ils avaient été traduits, soit en apprenant la langue dans laquelle ils étaient écrits. Dès que je fus capable de converser avec les Brahmanes, ils m’assurèrent que les Natacs n’étaient pas des histoires, mais qu’on désignait au contraire par ce nom des ouvrages pleins de fictions et de fables, composés sur divers sujets et en différents dialectes indiens ; que leur forme ordinaire était celle de dialogues en prose et en vers, pour être récités devant les anciens Radjas dans leurs assemblées publiques.

« Cette définition ne m’en donna pas une idée précise, mais j’en conclus cependant que ces dialogues roulaient sur des sujets de morale et de littérature, tandis que quelques Européens que je consultai avaient cru comprendre qu’ils ne traitaient que de la poésie, de la musique et de la danse.

« Enfin, un Brahmane très-éclairé, nommé Radhacant, qui avait longtemps observé les coutumes anglaises, parvint à faire cesser mes incertitudes, et à me causer autant de joie que de surprise, en me disant que notre nation avait des compositions du même genre qu’on représentait publiquement à Calcutta pendant la saison froide, et qui, ainsi qu’il l’avait appris, portaient le nom de comédies.

« Je résolus aussitôt de lire celles de ces productions qui passaient pour les meilleures, et je lui demandai lequel de leurs Natacs était le plus universellement estimé. Il me répondit sans hésiter que c’était Sakountalâ, récitant à l’appui de son opinion, suivant l’usage des Pandits, la stance suivante :

« L’anneau de Sakountalâ, dans lequel le quatrième acte et quatre stances de cet acte brillent d’un éclat extraordinaire, est une riche effusion du génie de Kâlidâsa. »

« Je parvins bientôt à m’en procurer une copie exacte, et, aidé par mon maître, j’en fis d’abord une traduction littérale en latin[1]. »

La traduction anglaise de William Jones, réimprimée à Londres en 1790, servit de texte à la traduction allemande de Forster, qui parut l’année suivante. C’est probablement la lecture de cette dernière qui inspira à Gœthe la belle stance qui est devenue l’épigraphe inséparable de toutes les reproductions du chef-d’œuvre de Kâlidâsa.

″Willst du die Blüte des frühen, die Früchte des spätern Jahres,
Willst du was reizt und entzückt, willst du, was sättigt und nährt,
Willst du den Himmel, die Erde mit einem Namen begreifen :
Nenn’ich, Sakontala dich, und so ist alles gesagt.″

« Veux-tu, dans un seul mot, renfermer à la fois
Et les fleurs du printemps et les fruits de l’automne ?
Veux-tu le ciel, la terre et les senteurs des bois ?
Veux-tu ce qui ravit, transporte ? ce qui donne
L’émotion au cœur, le plaisir à l’esprit ?
Voici Sakountalâ : par ce nom tout est dit ! »

Parmi les ouvrages du poëte hindou, nul ne peut, en effet, être comparé à Sakountalâ pour la richesse de l’imagination, la grâce des détails et la connaissance profonde du cœur humain.

À peu près à l’époque où Gœthe louait si bien, dans une seule stance, le drame de Kâlidâsa, Auguste Wilhelm de Schlegel, dans sa première lecture sur la littérature dramatique, écrivait ce jugement, que le temps n’a fait que confirmer :

« L’Europe a appris dernièrement que les Indiens ont une riche littérature dramatique qui remonte à plus de deux mille ans. Le seul spécimen qui nous soit connu jusqu’à présent est la délicieuse Sakountalâ, qui, malgré le coloris d’un climat étranger, présente, dans son ensemble, une si grande ressemblance avec notre drame romantique, qu’on pourrait croire que cette ressemblance est due à la prédilection que Jones professe pour Shakespeare, si sa fidélité, comme traducteur, n’était pas confirmée par d’autres savants orientalistes. »

Alexandre de Humboldt, dans le livre qui a été son dernier ouvrage[2], vante ainsi le poëte hindou :

« Le nom de Kâlidâsa a été de bonne heure célèbre chez les nations de l’Occident. Les traductions anglaise et allemande de Sakountalâ ont excité une admiration qui s’est justement reportée sur Kâlidâsa. La tendresse dans l’expression des sentiments et la richesse de son imagination créatrice lui ont assuré la place élevée qu’il occupe entre toutes les nations. »

Et ailleurs encore : « Kâlidâsa, le célèbre auteur de Sakountalâ, décrit en maître l’influence que la nature exerce sur l’esprit des amants. »

Comme dernière preuve de la faveur que Kâlidâsa a trouvée en Allemagne, j’emprunterai à l’un des plus illustres représentants de l’érudition sanskrite cette appréciation du poëte hindou considéré principalement dans ses œuvres dramatiques :

« Kâlidâsa doit être envisagé comme l’astre le plus brillant dans le ciel de la poésie d’art chez les Indiens. Sous plus d’un rapport il est digne de cet éloge : il a mis en œuvre avec la puissance d’un maître la langue littéraire de son pays ; grâce à une extrême délicatesse de sentiments, il lui a donné, d’accord avec la nature des sujets, des formes tantôt simples, tantôt habilement travaillées, sans tomber dans le raffinement de l’art propre à la décadence, sans franchir les limites du bon goût. On le louerait pour la variété de ses créations, pour ses facultés d’ingénieuse invention, pour l’heureux choix de ses sujets, comme aussi pour la complète réalisation de ses desseins. On vanterait également à bon droit la beauté de ses descriptions, la finesse de son expression dans la peinture du sentiment, et la richesse de son imagination. Ses deux drames, Sakountalâ et Ourvacî, méritent au plus haut point de telles louanges. Dans leur composition, il a cédé aux inspirations de son intelligence heureusement douée et possédant la conscience de sa force[3]. »

Outre la traduction française de Sakountalâ dont nous avons parlé en commençant, on en compte deux autres : celle de Chézy, plus vive et plus élégante, mais à laquelle on peut reprocher un peu de mollesse ; et enfin celle de M. Hyp. Fauche, qui a traduit en entier les œuvres de Kâlidâsa[4]. Les personnes auxquelles le talent du poëte dramatique inspirera le désir de lire ses autres ouvrages trouveront réunis dans les deux volumes dont nous parlons :

Vikramâ et Ourvacî, drame en cinq actes du même genre que Sakountalâ, et dans lequel on retrouve les qualités qui distinguent cette dernière pièce.

Sakountalâ[5].

3° Le Raghou vansa, ou histoire de la famille de Raghou, poëme historique en XIX chants.

4° Le Mêghadoûta ou Nuage messager, poëme élégiaque, rempli de descriptions où se développent à l’aise toutes les qualités du poëte, lorsque, décrivant les chagrins de l’absence, il veut faire partager à la nature entière sa tristesse et ses ennuis.

M. André Lefèvre a donné, du Mêghadoûta, une élégante traduction en vers, aussi fidèle que la poésie française pouvait le permettre[6].

5° Le Ritou Sanhara, ou Cycle des saisons, poème descriptif en six parties correspondant aux six saisons qui composent l’année, suivant les Hindous.

6° Les sept premiers chants du Koumâra Sambhava, qui en compte vingt-deux, et dont les quinze derniers, qu’on croyait perdus, s’impriment en ce moment, à Bénarès, dans le journal sanskrit-anglais « le Pandit. »

C’est un poème mythologique, comme l’indique son titre : la Naissance de Koumâra, le dieu de la guerre.

Nous ne dirons rien de quelques autres ouvrages qui, certainement, ne sont pas de Kâlidâsa, et que M. Fauche a traduits, en laissant de côté un troisième drame que MM. Weber et Lassen, d’accord avec la tradition hindoue, attribuent aussi à Kâlidâsa. Le sujet de ce drame, intitulé Mâlavikâ et Agnimitra, est une intrigue de cour assez bien conduite ; mais le style et les pensées, moins brillants que dans les autres ouvrages du même auteur, semblent indiquer qu’il fut composé à une époque où l’âge avait déjà refroidi son talent.

Les trois traductions de Sakountalâ dont il vient d’être parlé ont été faites sur la « Récension Bengalie. »

On donne ce nom en Allemagne aux textes sanskrits tels que les reproduisent les manuscrits du sud de l’Inde et plus particulièrement du Bengale, écrits le plus souvent en caractères bengalis. Ceux du nord-ouest sont désignés par le nom de « Récension Dévanâgarî. »

La traduction que nous publions dans ce volume a été faite sur la dernière récension, qui diffère assez de l’autre pour mériter d’être traduite à part.

Adoptée une première fois par M. O. Boehtlingk, dans l’excellente édition qu’il a donnée du texte sanskrit, accompagné d’une traduction allemande, la récension Dêvanâgarî a été, en second lieu, suivie par M. Monier Williams. On doit à ce savant professeur l’édition la plus belle et la plus complète du texte sanskrit de Sakountalâ[7]. On lui doit aussi une traduction anglaise du chef-d’œuvre de Kâlidâsa, imprimée avec tous les raffinements de l’art moderne ; le volume qu’elle remplit est, sans contredit, l’un des plus beaux livres qu’ait produits la typographie anglaise[8].

Nous avons suivi le texte sanskrit de M. Monier Williams, et nous avons largement profité des savantes notes qu’il a mises à chaque page de son édition.

II

Il y a des personnalités qui se dérobent aux investigations des biographes, et, par une contradiction singulière, ce sont généralement les plus célèbres. Dans la Grèce antique, c’est Homère, dont le lieu de la naissance est inconnu ; puis Sapho, dont le nom, comme celui de Kâlidâsa, semble avoir appartenu à plusieurs personnes.

Il n’est donc pas étonnant qu’on ne soit pas d’accord sur l’époque de la naissance de Kâlidâsa, et qu’il soit impossible de dire avec certitude le lieu où il est né, dans un pays qui, comme l’Hindoustan, se montra toujours trop peu soucieux de la précision dans la chronologie et dans l’histoire.

Dans un savant mémoire publié à Bombay, en 1861, M. Bhâu Dâdji a cherché à prouver que l’auteur de Sakountalâ fleurissait au vie siècle de J.-C., et que ses protecteurs avaient été Vikramâditya, roi d’Oudjein, dans le pays de Malva, et Pravarasêna, roi de Kachemir ; Kâlidâsa serait alors le même personnage que celui qui, sous le nom de Matrigoupta, fut nommé gouverneur du Kachemir, qu’il aurait administré pendant cinq ans.

La plupart des orientalistes ont suivi l’opinion de William Jones, en plaçant Kâlidâsa sous le règne de Vikramâditya, qui établit l’ère appelée par les Hindous Samvat (57 ans avant J.-C.), ce qui ferait de Kâlidâsa un contemporain de Virgile et d’Horace.

Wilford, Prinsep et Elphinstone placent Kâlidâsa au ve siècle de notre ère.

Dans les pays de Gouzerate, de Malva et du Dékhan, on croit que Kâlidâsa vécut au xie siècle de J.-C., à la cour du roi Bhôdja. Mais comme il y a eu trois princes de ce nom, en 575, 665 et 1044, il faudrait déterminer quel est celui qui fut le contemporain de Kâlidâsa. En admettant, comme cela n’est guère douteux, qu’il y ait eu plusieurs littérateurs portant le nom de Kâlidâsa, la différence de ces dates s’expliquerait facilement.

MM. Lassen et Weber placent l’auteur de Sakountalâ à la fin du second siècle de notre ère, et il est probable que c’est l’opinion qui se rapproche le plus de la vérité.

III

On a vu, dans l’appréciation du drame de Sakountalâ par A. W. de Schlegel, que le théâtre indien appartient au genre qu’on est convenu d’appeler romantique. Les auteurs dramatiques de l’Inde ne tiennent, en effet, aucun compte des unités de temps et de lieu, quoiqu’ils aient, d’ailleurs, une grande quantité de règles sur la composition des pièces de théâtre. Le lecteur curieux trouvera tous les éclaircissements nécessaires dans un excellent mémoire de H. H. Wilson, qui n’a pas moins d’une centaine de pages[9]. Il y verra, par exemple, que les écrits dramatiques des Hindous se divisent en deux classes, ceux d’un ordre élevé et ceux d’un ordre inférieur ; qu’il y a dix espèces du premier genre et dix-huit du second.

Une fois engagés dans les divisions, les Indiens ne s’arrêtent pas facilement, et, sans crainte de gêner le génie des auteurs, ils l’enferment dans un cercle dont il n’est pas permis de sortir. C’est ainsi que les rôles de femmes se divisent en trois : les jeunes, les adolescentes, les mûres. Puis vient une subdivision qui nous apprend que les caractères qu’on peut prêter à ces rôles sont au nombre de huit, tels que celui de la femme dévouée à son mari, celui d’une jeune fille affligée de l’infidélité de son amant ou qui se désole d’un mépris réel ou imaginaire, etc., et ainsi de suite, en analysant minutieusement toutes les nuances du sentiment.

Il faut remarquer, à l’honneur du théâtre indien, que la femme d’un autre ne doit jamais être l’objet d’une intrigue dramatique[10].

« Cette défense, » dit Wilson, « aurait singulièrement refroidi l’imagination et gêné l’esprit d’un auteur moderne. »

Outre les rôles principaux donnés aux femmes dans les drames indiens, on remarque aussi qu’elles y remplissent des emplois qui nous paraissent convenir plutôt à des hommes. Tels sont, dans Sakountalâ, celui de la portière du palais, celui des gardiennes du jardin royal, et enfin celui de ces femmes armées d’arcs et de flèches, chargées de veiller à la sûreté du roi.

Une différence importante sépare le drame indien du drame classique des autres nations : c’est l’absence complète de distinction entre la tragédie et la comédie ; on n’y trouve jamais de catastrophe tragique, car une règle absolue défend même d’annoncer sur la scène la mort du héros ou de l’héroïne. Les égards pour la bienséance sont portés aussi loin que possible. Aucune parole, aucun geste ne doit blesser les oreilles ou les yeux du spectateur.

La longueur des pièces est encore une particularité qui distingue le théâtre indien de celui des autres nations. Les dix actes du Chariot d’Enfant égalent en longueur au moins trois pièces d’Eschyle.

Si les Hindous, comme l’ont cru quelques personnes, n’ont eu l’idée de leurs drames qu’en voyant des pièces représentées à la cour des rois grecs de la Bactriane, ils ont singulièrement modifié les règles du théâtre classique, et se sont tellement éloignés de leur modèle supposé qu’on peut bien mettre en doute cette origine attribuée à leur théâtre[11].

Une particularité qui distingue le théâtre indien de celui des autres peuples, c’est que la plus grande partie de chaque pièce est écrite en une langue qui devait être inintelligible pour une portion considérable de l’auditoire.

« Quoiqu’il y ait peu de raisons de douter que le sanskrit ait été une langue parlée dans quelques régions de l’Inde, cependant il ne paraît pas probable qu’il ait jamais été la langue spéciale de toute la contrée, et certainement il a cessé d’être un dialecte vivant à une époque que nous ne connaissons pas[12]. »

Les femmes, les gens du peuple, et tous les personnages inférieurs d’un drame indien, sans en excepter le bouffon, quoique ce soit généralement un brahmane, parlent, il est vrai, un idiome vulgaire dérivé du sanskrit et appelé prâkrit, mais rien ne prouve que ce ne soit pas un langage convenu, s’éloignant, dans bien des cas, des formes de la langue usuelle.

Les représentations théâtrales étaient rares dans l’Inde. « Il paraît qu’on ne jouait de pièces que dans les occasions solennelles ou publiques. Elles avaient ce rapport avec les pièces athéniennes, qui se représentaient à des époques éloignées, et principalement aux fêtes de Bacchus. Suivant les auteurs indiens, les occasions convenables pour les représentations dramatiques sont les jours sacrés du mois lunaire, le couronnement d’un roi, les réunions au moment des solennités religieuses, les mariages, la rencontre d’anciens amis, la prise de possession d’une maison ou d’une ville, et la naissance d’un fils. Cependant la circonstance la plus ordinaire était la fête de quelque divinité.

« Comme les pièces indiennes n’étaient jouées que par circonstance, on comprend facilement pourquoi elles pouvaient être plus longues que les nôtres ; pourquoi aussi elles sont en si petit nombre. Il est vrai que la représentation ne dure pas dix jours comme celle des pièces chinoises ; mais quelquefois elles vont jusqu’à dix actes même assez longs, et il fallait pour les jouer au moins cinq ou six heures…

« Beaucoup de pièces certainement sont perdues, d’autres sont rares ; mais il est permis de douter que toutes celles qu’on peut trouver, et celles que mentionnent les écrivains qui ont écrit sur le drame, dépassent de beaucoup le nombre de soixante. Nous pouvons nous former une idée assez exacte de l’étendue du théâtre indien, en voyant qu’on n’attribue pas plus de trois pièces à chacun des grands maîtres, à Bhavabhoûti et à Kâlidâsa. C’est un compte bien pauvre à côté des trois cent soixante-cinq comédies d’Antiphane ou des deux mille de Lope de Véga[13]. »

Les Indiens n’ont jamais eu d’édifices construits exprès pour les représentations théâtrales, et ouverts au public gratuitement ou en payant. Les cours spacieuses des maisons des grands personnages convenaient bien mieux aux habitudes du climat de l’Inde, et c’est là, en effet, qu’avaient lieu les représentations.

Le maître de la maison, entouré de belles servantes qui rafraîchissaient l’air avec des éventails et des queues de yak, était placé au centre sur un trône ; à sa gauche étaient les femmes des appartements intérieurs, à sa droite les personnes de distinction. Derrière lui se tenaient les poëtes, les astrologues et les médecins, tandis que des hommes avec des cannes et des gardes armés maintenaient l’ordre dans l’assemblée.

On a des preuves que le costume était toujours d’accord avec le rôle ; mais le mobilier du théâtre semble avoir été aussi borné que les décorations. Il se composait de sièges, de trônes, d’armes et de chars traînés par des animaux vivants. Les rôles de femmes étaient généralement remplis par des femmes, mais quelquefois aussi par des hommes ou de jeunes garçons, surtout s’il fallait représenter une matrone ou une religieuse bouddhiste, comme dans la pièce de Mâlatî et Mâdhava.

L’imagination des spectateurs devait toujours venir en aide aux acteurs, qui, de leur côté, cherchaient, par l’expression de leur débit et la vivacité de leur jeu, à suppléer à la mise en scène,, qui, pour être comprise, n’avait pas besoin d’être aussi raffinée que celle de notre théâtre moderne.

« Les travaux qui ont eu pour objet l’histoire du théâtre en Europe ont beaucoup contribué à faire comprendre le théâtre indien. Il y a parfaite analogie entre les deux théâtres pour le temps qui a précédé le seizième siècle, excepté que, sous le rapport du costume et des rôles de femme, l’avantage est aux Indiens. Cependant, il ne faut pas étendre cette analogie aux mérites littéraires des deux scènes : beaucoup de pièces indiennes lutteraient heureusement avec le plus grand nombre des productions dramatiques de l’Europe moderne, et n’offrent rien de semblable aux monstrueuses productions qui ont précédé la naissance du drame légitime dans l’Occident[14]. »


  1. Sakountalâ, ou l’Anneau fatal, drame traduit du sanscrit en anglais, par sir Wm Jones, et de l’anglais en français, par le Cit. A. Bruguière, in-8o. Paris, an XI-1803.
  2. Kosmos, t. II.
  3. M. Chr. Lassen, Antiquités indiennes, t. II, page 1160. Cité et traduit par M. F. Nève, dans son excellent travail : « Kâlidâsa, ou la poésie sanskrite dans les raffinements de sa culture. » Paris, 1864, in-8o. — Extrait de la Revue de l’Orient.
  4. Œuvres complètes de Kâlidâsa, traduites du sanskrit en français, etc. Paris, 1859, 2 vol. in-8o.
  5. Sakountalâ a été introduit sur la scène française, sous la forme d’un ballet, par M. Th. Gautier.
  6. Virgile et Kâlidâsa. Paris, 1866, in-12.
  7. Sakuntalâ recognized by the ring, a sanskrit drama in seven acts, by Kâlidâsa, the Dêvanâgarî recension of the text, etc. Hertford, 1853, in-8o.
  8. Sakoontala or the lost ring, an indian Drama translated into english prose and verse from the sanskrit of Kâlidâsa by Monier Williams, etc., Hertford, printed and published by Stephen Austin (foolscap 4°) 1855. — (Printed in the highest style of art, illustrated by original designs on wood, and enriched with ornamented head and tail pieces, and borders in gold and colours.)
  9. « Système dramatique des Indiens », dans le premier volume des « Chefs-d’œuvre du théâtre indien, traduits du sanskrit en anglais par H. H. Wilson, et de l’anglais en français par A. Langlois. » Paris, 1828, 2 vol. in-8.
  10. Kâlidâsa pensait sans doute à cette règle quand il fait dire au roi, dans Sakountalâ : « Faire des questions sur la femme d’un autre, c’est blesser les convenances. » P. 157.
  11. On annonce la publication prochaine à Londres, par la Société des textes sanskrits, des « Règles de l’art théâtral (nâtya sâstras) du sage Bharata. » Cet ouvrage, qu’on a cru perdu pendant longtemps, et qui passe pour le plus ancien traité sanskrit de ce genre, jettera peut-être quelque jour sur les origines du théâtre indien.
  12. Wilson, lieu cité, p. v.
  13. Wilson ; préface, dans la traduction française, p. vii et viii.
  14. Lieu cité, conclusion, p. lxxxiv.