La Reconnaissance de Sakountala (Foucaux)/Acte I

Traduction par Philippe-Édouard Foucaux.
E. Picard (p. 7-29).

ACTE PREMIER



Le roi, dans un char avec son cocher, un arc et des flèches à la main, entre, poursuivant une gazelle.


le cocher, après avoir regardé le roi et la gazelle.

Sire,

« En jetant les yeux sur la gazelle noire et sur vous qui avez tendu votre arc, il me semble voir devant moi le dieu Civa chassant une gazelle. »

le roi. Cocher, nous avons été entraînés bien loin par cette gazelle. La voici encore maintenant

« Qui, en courbant gracieusement son cou, jette à chaque instant les yeux sur ce char qui la suit de près ; par crainte des flèches elle contracte avec effort dans la partie antérieure de son corps l’autre moitié. Sa route est jonchée d’herbes tombées de sa bouche ouverte par la fatigue, et qu’elle n’a pu avaler. Vois ! par la rapidité de ses bonds, elle vole plutôt qu’elle ne court sur la terre ! » (Avec étonnement.) Et moi qui poursuis cette gazelle, c’est à peine si je puis la voir maintenant.

le cocher. Sire, le sol est plein d’inégalités, et comme je retiens les rênes, la vitesse du char est ralentie ; c’est pour cela que la gazelle est parvenue à une grande distance. Mais maintenant que nous arrivons sur un sol uni, il ne vous sera pas difficile de l’atteindre.

le roi. Eh bien ! lâche les rênes !

le cocher. J’obéis à mon Seigneur. (Simulant le mouvement du char.) Sire, voyez, voyez !

« Les rênes étant lâchées, les chevaux du char, le devant du corps ramassé, ayant leurs panaches immobiles, le haut de leurs oreilles rabattu, s’élancent, sans être dépassés par la poussière qu’ils soulèvent, comme s’ils étaient jaloux de la vitesse de la gazelle ! »

le roi, joyeux. En vérité, ces chevaux surpassent en vitesse les coursiers du Soleil et ceux d’Indra ; de sorte que

« Ce qui me semblait petit devient grand tout à coup ; ce qui est divisé par moitiés me semble réuni ; ce qui, par nature, est courbe, devient ligne droite à mes yeux ; par la rapidité du char rien ne reste un seul instant ni loin ni près de moi. »

le cocher. Voyez cette flèche, elle va tuer la gazelle.

(Il ajuste une flèche.)

dans la coulisse. Holà ! holà ! Sire. Cette gazelle appartient à l’ermitage. Il ne faut pas la tuer ! Il ne faut pas la tuer !

le cocher, après avoir écouté et regardé. Sire, voici en vérité des anachorètes, qui se pressent autour de cette gazelle noire qui s’est trouvée dans le chemin de vos flèches.

le roi, vivement. Arrête les chevaux !

le cocher. Oui, Sire. (Il arrête le char.)

(Entre un ermite suivi de deux autres.)

l’ermite, levant la main. Cette gazelle, ô roi, appartient à l’ermitage. Il ne faut pas la tuer ! il ne faut pas la tuer !

« Non, non, cette flèche ne doit pas tomber sur le corps délicat de la gazelle comme du feu sur un bouquet de fleurs. Qu’est-ce, en effet, que la vie si fragile des gazelles, exposée à tes flèches acérées qui ont la solidité du diamant ?

« Retire donc ce trait déjà ajusté. Tes armes sont pour défendre l’opprimé, et non pour blesser l’innocent ! »

le roi. La voici retirée.

l’ermite. Cela est digne de ta majesté, lumière de la race de Pourou !

« Cela te convient, à toi qui es né dans la famille de Pourou ! Obtiens un fils doué de qualités pareilles aux tiennes, et qui soit maître de l’univers ! »

les deux autres ermites, levant les bras. Obtiens un fils qui commande à l’univers tout entier !

le roi, s’inclinant avec respect. J’accepte l’augure.

l’ermite. Sire, nous étions sortis pour ramasser du bois. Cet ermitage que l’on voit près des bords de la Mâlinî est celui du grand sage Kanva. Si cela ne vous fait pas négliger un devoir, entrez-y pour y recevoir les soins de l’hospitalité ; puis,

« Après avoir contemplé les belles actions paisiblement accomplies des ascètes riches en austérités, vous vous direz : Il les protège efficacement, mon bras qui porte les marques de la corde de l’arc ! »

le roi. Le chef de la famille est-il là ?

l’ermite. Aujourd’hui, après avoir confié à sa fille Sakountalâ le soin de donner l’hospitalité, il est allé à l’étang consacré de Sôma, pour apaiser le destin qui se montre contraire à cette jeune fille.

le roi. Eh bien ! je la verrai. Elle me fera connaître les bonnes œuvres du grand Sage.

l’ermite. Nous allons en avant pour la prévenir.

(Il sort avec les jeunes ermites.)

le roi. Cocher, presse les chevaux, afin que nous soyons purifiés par la vue du saint ermitage.

le cocher. J’obéis à Votre Majesté. (Il simule une grande vitesse du char.)

le roi, après avoir regardé de tous côtés. Cocher, même sans être prévenu, on peut bien voir que ceci est du domaine d’une forêt consacrée aux austérités.

le cocher. Comment cela ?

le roi. Ne le vois-tu pas ? Ici, en effet :

« Les grains de riz sauvage sont tombés au pied des arbres par l’ouverture de leurs troncs creusés qu’habitent les perroquets. On voit çà et là, imprégnées d’huile, les pierres qui servent à broyer la graine de l’ingoudi. Les gazelles confiantes supportent le bruit sans se détourner de leur route, et les sentiers des réservoirs sont marqués par une ligne de gouttes d’eau tombées du bord des vêtements d’écorce. »

De plus
« Les arbres ont leurs racines baignées par l’eau des canaux agitée par le vent ; la teinte de ces arbres ornés de jeunes bourgeons est assombrie par la fumée qui s’élève de l’offrande de beurre clarifié ; et les petits des gazelles, libres de crainte, paissent tranquillement auprès d’elles sur la terre du bocage, où des tiges de l’herbe darbha ont été coupées. »

le cocher. Tout cela est vrai.

le roi. Pour ne pas importuner les habitants de l’ermitage, arrête ici même le char, pendant que je vais y entrer.

le cocher. Les rênes sont fortement tenues. Votre Majesté peut descendre.

le roi. Les ermitages des ascètes doivent être approchés avec un vêtement modeste. Prends donc tout ceci. (Il remet au cocher son arc et ses ornements.) Cocher, avant que je ne revienne de ma visite à l’ermitage, aie soin que les chevaux soient rafraîchis.

le cocher. Oui, Sire. (Il s’éloigne.)

le roi, après avoir fait quelques pas et avoir regardé. Voici la porte de l’ermitage, je vais entrer.

(Il entre et fait comprendre qu’un présage se manifeste.)

« Calme est le site où est placé cet ermitage, et cependant mon bras tremble. Que doit-il en résulter ? Il est vrai que les portes des événements futurs sont partout. »

derrière la scène. Par ici, par ici, mes amies !

le roi, prêtant l’oreille. À droite, dans ce bouquet d’arbres, on entend comme une conversation. Je vais donc de ce côté. (Il fait quelques pas et regarde.) Mais oui, ce sont les jeunes filles des ermites, qui, avec des arrosoirs proportionnés à leur taille, s’en vont ainsi de ce côté pour donner de l’eau à de jeunes arbres. Que leur aspect est gracieux !

« De même que la beauté de ces jeunes filles qui habitent un ermitage se trouverait difficilement dans les appartements secrets des palais, les arbustes des jardins sont aussi surpassés en qualités par les arbustes des forêts ! »

Eh bien ! caché sous cet ombrage, je vais les épier.

(Il reste à regarder les jeunes filles. Entre alors Sakountalâ avec ses amies, un arrosoir à la main.)

sakountalâ. Par ici, par ici, mes amies !

anasoûyâ. Ma chère Sakountalâ, j’imagine que les arbres de l’ermitage de notre père Kanva te sont plus chers que toi-même, puisque toi, aussi délicate que la fleur nouvellement éclose du jasmin, tu es occupée à remplir les bassins creusés au pied de ces arbres.

sakountalâ. Chère Anasoûyâ, ce n’est pas seulement à cause de l’ordre d’un père que je le fais, mais c’est que j’ai pour ces arbres la tendresse d’une sœur. (Elle les arrose.)

le roi. Comment ! c’est la fille de Kanva ? Le vénérable descendant de Kacyapa a tort, en vérité, d’employer cette jeune fille aux travaux de l’ermitage.

« Ce sage, quand il cherche à rendre ce corps naturellement gracieux capable de supporter la fatigue des austérités, s’efforce de couper une branche de mimosa avec le tranchant de la feuille du lotus bleu. »

Eh bien ! caché par un arbre, je vais, sans qu’elle s’en doute, examiner cette jeune fille.

sakountalâ. Chère Anasoûyâ, ce vêtement d’écorce que m’a attaché Priyamvadâ me serre trop ; relâche-le donc !

anasoûyâ. Soit. (Elle relâche la robe.)

priyamvadâ, riant. Accuses-en la jeunesse, qui développe la rondeur de ton sein ; mais pourquoi m’accuses-tu ?

le roi. C’est bien dit.

« Son jeune corps ne se développe pas dans toute sa beauté avec ce vêtement d’écorce attaché par des nœuds légers sur son épaule, et qui voile les proportions de son sein comme une feuille jaunâtre enveloppe une fleur. »

Ou plutôt, ce grossier vêtement, qui n’est pas la parure convenable qu’on voudrait voir sur le corps de cette jeune fille, n’en reçoit pas moins, en la couvrant, la grâce d’un ornement. En effet :

« Le lotus enveloppé par la vallisnérie est encore charmant ; les marques de la lune, quoiqu’elles soient des taches, ajoutent à sa beauté. Cette jeune fille délicate est encore plus belle avec le vêtement d’écorce. Qu’est-ce qui n’est pas une parure pour des formes gracieuses ? »

sakountalâ, après avoir regardé devant elle. Cet arbre, avec ses jeunes rameaux agités par le vent, pareils à des doigts, semble m’inviter à m’approcher. Je vais répondre à son invitation. (Elle s’avance vers l’arbre.)

priyamvadâ. Chère Sakountalâ, reste donc là un instant.

sakountalâ. Pourquoi ?

priyamvadâ. C’est que cet arbre, quand tu es près de lui, me semble accompagné d’une liane.

sakountalâ. Ah ! vraiment tu es bien nommée Priyamvadâ[1] !

le roi. Priyamvadâ n’a dit à Sakountalâ qu’une agréable vérité ; en effet :

« Sa lèvre a la couleur d’un frais bourgeon ; ses deux bras sont pareils à des rameaux flexibles, et, comme une fleur qu’on cherche à atteindre, la jeunesse apparaît dans toute sa personne ! »

anasoûyâ. Chère Sakountalâ, cette jeune tige de jasmin qui s’est donnée comme une épouse à un manguier odorant, et que tu as surnommée « Lumière-des-Bois », l’as-tu oubliée ?

sakountalâ. Plutôt m’oublier moimême ! (Elle s’approche et regarde les arbustes.) C’est vraiment dans une saison agréable qu’a lieu l’union de cette liane et de cet arbre. Lumière-des-Bois est jeune, avec des fleurs nouvelles, et le manguier peut l’embrasser avec ses jeunes rameaux. (Elle s’arrête à les regarder.)

priyamvadâ, souriant. Sais-tu, Anasoûyâ, pourquoi Sakountalâ regarde Lumière-des-Bois avec cet excès d’attention ?

anasoûyâ. Non vraiment, je ne m’en doute pas ; dis-le.

priyamvadâ. C’est qu’elle se dit : De même que Lumière-des-Bois est unie à un arbre digne d’elle, puissé-je aussi obtenir un époux dont le choix soit digne de moi !

sakountalâ. Ce désir-là, Priyamvadâ, c’est à toi-même qu’il est venu ! (Elle continue d’arroser.)

le roi. Plût au ciel qu’elle fût née d’une mère appartenant à une autre classe que le père de famille. Mais l’incertitude n’est pas possible !

« Ah ! sans doute elle est digne d’être épousée par un homme de race royale, puisque mon cœur, qui est celui d’un noble, s’attache à elle. Dans les choses sujettes au doute, la règle des gens de bien n’est-ce pas le penchant du cœur ? »

Quoi qu’il en soit, je saurai la vérité sur cette jeune fille.

sakountalâ, avec effroi. Ah !… chassée par l’eau de l’arrosoir, une abeille a quitté précipitamment la fleur du jasmin pour s’en prendre à mon visage ! (Elle fait les gestes d’une personne qui veut repousser une abeille.)

le roi, la regardant avec amour. Comme elle se défend avec grâce !

« Quel que soit le côté où l’abeille l’attaque, elle jette de ce côté un regard inquiet ; en lui faisant froncer le sourcil, la peur lui apprend aujourd’hui, même sans que l’amour s’en mêle, le jeu coquet des regards !

« Ses yeux dont l’angle extérieur s’agite, tu les touches plusieurs fois, ô abeille ; et, comme pour lui parler en secret, tu t’approches tout près de son oreille en bourdonnant doucement. Tandis qu’elle agite sa main, tu bois sur sa lèvre où tout plaisir est réuni ; et quand nous sommes désappointés dans notre désir de savoir la vérité sur sa naissance, tu es, toi, complètement satisfaite ! »

sakountalâ. L’insolente ne cesse de me poursuivre ; je vais m’éloigner d’ici. (S’arrêtant à chaque pas pour regarder.) Comment ! elle vient encore de ce côté. Ah ! protégez-moi, protégez-moi, persécutée que je suis par cette abeille importune et mal-apprise !

les deux amies, criant. Qui sommes-nous pour te protéger ? Appelle Douchmanta, puisque les bosquets des ermites sont sous la garde de ce roi.

le roi. Voici une occasion pour me montrer.

« Ne craignez pas ! » (Il prononce la moitié de ces mots et s’arrête. À part.) Mais la personne du roi sera reconnue. Soit ! je me nommerai.

sakountalâ, s’arrêtant à chaque pas. Comment, elle me poursuit encore de ce côté.

le roi, se hâtant de se montrer.

« Lorsqu’un descendant de Pourou qui châtie les indisciplinés gouverne la terre, qui donc se conduit grossièrement envers les filles timides des anachorètes ?

(Toutes, en voyant le roi, sont un peu troublées.)

anasoûyâ. Seigneur, il n’y a rien de bien inquiétant. C’est notre chère amie qui a été harcelée et importunée par une abeille. (En parlant ainsi, elle montre Sakountalâ.)

le roi, s’approchant de Sakountalâ. Votre dévotion prospère-t-elle ?

(Sakountalâ intimidée reste silencieuse.)

anasoûyâ. Oui, elle prospère maintenant par la présence d’un hôte distingué. Chère Sakountalâ, va dans la chaumière, et apporte un argha[2] mêlé de fruits. L’eau servira à lui laver les pieds.

le roi. Par vos paroles douces et polies, vous m’avez déjà donné l’hospitalité.

priyamvadâ. Eh bien ! que Votre Seigneurie, en s’asseyant un instant sur ce banc rafraîchi par une ombre épaisse, se repose de sa fatigue !

le roi. Mais vous-mêmes, vous êtes sans doute fatiguées de votre travail ?

anasoûyâ. Chère Sakountalâ, la politesse pour les hôtes nous est recommandée. Asseyons-nous ici.

(Tous s’asseyent.)

sakountalâ, à part. Comment donc, en voyant ce personnage, suis-je devenue accessible à une émotion à l’abri de laquelle doit mettre un bois consacré à la pénitence ?

le roi, après les avoir regardées toutes les trois. En vérité, la jeunesse et la beauté vous rendent également séduisantes.

priyamvadâ, à voix basse. Anasoûyâ, quel est donc ce personnage au maintien poli et réservé, qui en parlant semble si majestueux ?

anasoûyâ, bas. Amie, il est pour moi-même un objet de curiosité, et je vais l’interroger. (Haut.) La confiance que m’inspire la douceur des paroles de Sa Seigneurie m’encourage. Quelle est la famille de sages rois dont le noble étranger est l’ornement ? Quel est le pays où le peuple s’afflige de son absence ? et par quelle raison, si jeune et si délicat, a-t-il été décidé à supporter la fatigue d’un voyage à la forêt consacrée aux mortifications ?

sakountalâ, à part. Ô mon cœur ! ne t’agite pas. Voici Anasoûyâ qui s’occupe de ce qui était le sujet de ta pensée.

le roi, à part. Comment me faire connaître maintenant ou comment cacher qui je suis ? Eh bien ! je vais parler. (Haut.) Sainte fille, je suis le personnage chargé par le roi descendant de Pourou de veiller à l’administration de la justice ; je suis venu dans cette forêt sacrée pour m’assurer que les cérémonies s’y accomplissent sans obstacle.

anasoûyâ. Les gens vertueux ont maintenant un protecteur.

(Sakountalâ laisse voir un embarras amoureux.)

les deux amies, après avoir observé la contenance de Sakountalâ et du roi, à voix basse. Chère Sakountalâ, si le révérend père était ici aujourd’hui…

sakountalâ, d’un air inquiet. Qu’arriverait-il alors ?

les deux amies. Il rendrait heureux cet hôte distingué en lui présentant ce qu’il a de plus cher au monde[3].

sakountalâ. Allez-vous-en ! Pensez tout ce que vous voudrez, en donnant carrière à votre imagination ; je n’écouterai plus vos paroles !

le roi. Nous aussi, nous avons à vous demander quelque chose qui regarde votre amie.

les deux amies. Cette demande est pour nous une faveur.

le roi. Le bienheureux Kanva est sans cesse occupé d’austérités, et cette amie à vous est sa propre fille. Comment cela se peut-il ?

anasoûyâ. Que Votre Seigneurie daigne m’écouter. Il y a un certain sage de race royale d’une grande majesté, dont le nom de famille est Kaucika.

le roi. Cela est conforme à la tradition.

anasoûyâ. Sachez donc qu’il est le père de notre amie. Mais le vénérable Kanva est appelé son père, parce qu’il s’est occupé de la nourrir et de l’élever quand elle fut abandonnée.

le roi. Ce mot « abandonnée » excite ma curiosité.

anasoûyâ. Que Votre Seigneurie m’écoute. Autrefois, sur le bord de la Gautamî[4], tandis que le sage roi Kaucika se livrait à des pénitences terribles, la nymphe nommée Mênakâ, qui sait mettre obstacle aux austérités, fut envoyée par les dieux qui commençaient à s’inquiéter.

le roi. Cette inquiétude des dieux, produite par la méditation profonde des ascètes, existe en effet[5].

anasoûyâ. Alors, au moment où commençait le printemps, Kaucika, ayant aperçu la beauté enchanteresse de cette nymphe… (Elle s’arrête avec embarras au milieu de la phrase.)

le roi. Le reste se devine. La conduite des nymphes est toujours la même.

anasoûyâ. Mais oui.

le roi. Cela est naturel.

« Comment aurait pu avoir lieu l’apparition de cette beauté parmi les femmes ? L’éclair au vif éclat ne sort pas du sein de la terre ! »

(Sakountalâ reste les yeux baissés.)

le roi, à part. J’ai eu l’explication que je désirais. Mais, après avoir entendu le vœu de son amie, prononcé en riant, pour que Sakountalâ trouve un mari, mon esprit est tenu dans l’incertitude et le trouble.

priyamvadâ, regardant Sakountalâ en souriant et se tournant vers le roi. Sa Seigneurie semble désireuse de parler encore.

(Sakountalâ menace son amie avec le doigt.)

le roi. Vous avez bien deviné. Nous avons encore autre chose à demander par le désir d’entendre une histoire intéressante.

priyamvadâ. Parlez sans hésiter, car les anachorètes peuvent être interrogés sans réticence.

le roi. Je désire bien connaître ton amie.

« Les vœux monastiques, contrariant ceux de l’amour, doivent-ils être observés seulement jusqu’à ce qu’elle soit donnée pour épouse, ou bien doit-elle rester toujours avec les gazelles ses favorites, aux yeux pareils aux siens ? »

priyamvadâ. Seigneur, si pour l’accomplissement des devoirs religieux cette jeune personne est sous la dépendance d’un autre, c’est aussi le devoir de son précepteur spirituel de lui donner un époux digne d’elle.

le roi, à part. Voilà une affaire qui n’est pas difficile à régler !

« Ô mon cœur ! reprends courage, maintenant que la certitude a succédé au doute. Ce que tu croyais du feu est un diamant qu’on peut toucher ! »

sakountalâ, avec impatience. Anasoûyâ, je vais m’en aller !

anasoûyâ. Pourquoi donc ?

sakountalâ. Je dénoncerai à la sainte mère Gâutamî cette Priyamvadâ qui dit des choses qui n’ont pas de sens.

anasoûyâ. Amie, c’est mal de ta part d’abandonner un hôte distingué qui n’a pas reçu tous les honneurs de l’hospitalité, et de t’en aller pour un caprice.

(Sakountalâ s’éloigne sans rien dire.)

le roi, prêt à l’arrêter, mais se contenant, à part. Oh ! comme ce qui se passe dans l’esprit d’un amant se reproduit dans ses actions ! Moi-même, en effet :

« Tout prêt à suivre la fille du solitaire, j’ai été tout à coup arrêté dans mon élan par les bienséances ; même sans avoir quitté ma place, il me semble que je suis revenu comme si j’étais parti ! »

priyamvadâ, arrêtant Sakountalâ. Il n’est pas convenable que tu t’en ailles.

sakountalâ, fronçant le sourcil. Pourquoi cela ?

priyamvadâ. Tu me dois l’arrosement de deux arbres ; viens donc ! Quand tu te seras acquittée, tu partiras. (En parlant ainsi, elle retient Sakountalâ de force.)

le roi. Excellente fille, je vois que ta jeune amie est fatiguée d’arroser les arbres, car

« Ses épaules sont affaissées, et la partie inférieure de ses bras est devenue toute rouge à force de pencher l’arrosoir ; maintenant encore, un souffle précipité agite son sein ; quelques gouttes de sueur empêchent le jeu de ses pendants d’oreilles, qui se collent à son visage ; et, le lien de ses cheveux étant tombé, elle retient d’une main leurs tresses en désordre. »

C’est donc à moi d’acquitter sa dette.

(Il s’apprête à donner son anneau. Les deux amies, ayant lu le nom et vu le sceau, se regardent l’une l’autre.)

le roi. C’est assez me prendre pour tout autre que je ne suis. Cet anneau est un présent du roi. Reconnaissez donc en moi son représentant.

priyamvadâ. Cet anneau ne doit donc pas être séparé de votre doigt. Par la parole de Votre Seigneurie, Sakountalâ est maintenant libérée. (Souriant.) Sakountalâ, tu es libérée par le bienveillant seigneur ou bien par le grand roi. Tu peux t’en aller maintenant.

sakountalâ, à part. Ah ! si j’étais maîtresse de moi-même ! (Haut.) Qu’es-tu donc, pour me renvoyer ou me retenir ?

le roi, à part, en regardant Sakountalâ. Serait-elle disposée pour moi comme je le suis pour elle ? Quoi qu’il en soit, mon désir peut se donner carrière, car

« Si elle ne mêle pas ses paroles à mes paroles, elle prête du moins l’oreille en la tournant de mon côté quand je parle. Si elle ne se tourne pas volontiers du côté de mon visage, sa vue, le plus souvent. n’a pas d’autre objet. »

dans la coulisse. Allons ! allons ! Ermites, réunissez-vous pour protéger les animaux de l’ermitage, car le roi Douchmanta est venu pour s’amuser à chasser ;

« Déjà la poussière, frappée par le pied des chevaux, et pareille à une volée de sauterelles aux rayons du soleil couchant, tombe sur les arbres de l’ermitage, dont les branches sont couvertes de vêtements d’écorce qu’on y a suspendus pour les faire sécher. »

Et de plus :

« L’une de ses défenses fixée dans un tronc d’arbre qu’il a frappé avec violence, les pieds embarrassés par la haie de lianes qui l’arrête, image vivante de nos mortifications, un éléphant, dispersant le troupeau de nos gazelles, est entré dans la forêt, effrayé à la vue du char du roi. » Les trois jeunes filles prêtent l’oreille avec effroi.)|d|n|sm}}

le roi, à part. Ah ! quel contre-temps ! Les gens de la ville, qui sont à ma recherche, envahissent la forêt consacrée. Allons ! il faut retourner en arrière !

les deux amies. Seigneur, nous sommes toutes troublées par cet accident qui arrive à l’ermitage ; permettez-nous de retourner à la chaumière.

le roi, troublé. Allez, saintes filles. Et nous, pour qu’il n’y ait plus de trouble dans l’ermitage, nous ferons tous nos efforts.

(Tous se lèvent.)

les deux amies. Nous sommes honteuses de faire remarquer à Votre Seigneurie qu’une hospitalité indigne de l’hôte qu’on reçoit est une raison pour le revoir.

le roi. Non, non, il n’en est pas ainsi. J’ai été assez honoré par la vue de vos personnes.

sakountalâ. Anasoûyâ, mon pied a été blessé par la pointe de ce brin d’herbe, et mon vêtement d’écorce est accroché à une branche de kouravaka ; venez donc à mon aide pour que je l’en détache.

(En parlant ainsi elle regarde le roi, et, en cherchant un prétexte pour s’attarder, sort avec ses amies.)

le roi. Je n’ai guère envie de retourner à la ville. Je vais donc, après avoir rassemblé ma suite, la faire camper non loin du bois consacré. Je ne puis m’empêcher de penser à Sakountala, car

« Mon corps va en avant, et mon esprit, qui n’est pas d’accord avec lui, retourne en arrière, comme l’étoffe de soie d’une bannière emportée contre le vent ! »

(Tous sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Ce nom signifie « qui dit des choses agréables. »
  2. Offrande composée d’eau, de lait, de riz, etc.
  3. Les malicieuses jeunes filles veulent, par ces mots, faire entendre qu’il lui présenterait Sakountalâ.
  4. Gautamî est un des noms de la rivière Godavéry.
  5. Les austérités du roi Kaucika inquiétaient les dieux, parce qu’un ascète peut, par la force de ses mérites religieux, faire déchoir un dieu et prendre sa place dans le ciel.