La Rançon (Tinayre)/Texte entier

La Rançon (1894)
Calmann-Lévy, éditeur.


LA RANÇON



CALMAN-LÉVY, ÉDITEURS




DU MÊME AUTEUR


Format grand in-18.


avant l’amour 
 1 vol.
Hellé (Ouvrage couronné par l’Académie française). 
 1 —
l’oiseau d’orage 
 1 —
la maison du péché 
 1 —
la vie amoureuse de françois barbazanges 
 1 —
la rebelle 
 1 —


En préparation :


l’amour qui pleure 
 1 vol.
la douceur de vivre 
 1 —
l’ombre de l’amour 
 1 —


MARCELLE TINAYRE




LA RANÇON


C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre
Et je serais à vous, si j’aimais comme un autre.
corneille (Tite et Bérénice.)
PARIS


CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS


3, RUE AUBER, 3






Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous
les pays y compris la Hollande.


NOTE DE L’AUTEUR




Ce n’est pas sans émotion et sans inquiétude que je présente aux lecteurs dont j’éprouvai la sympathie, cette édition nouvelle, — un peu revue et allégée, — de la Rançon. Quand plus de dix années, années d’effort, de progrès, d’évolution intellectuelle et morale, ont passé sur un écrivain, les œuvres de sa toute première jeunesse lui semblent lointaines, presque étrangères. Il en aperçoit tous les défauts ; il s’étonne d’y trouver l’expression d’une sensibilité qui fut la sienne et qu’il ne reconnaît plus.

Pourquoi donc rendre à la lumière ces pages écrites naguère avec la hardiesse ingénue de l’inexpérience ? Je répondrai bien sincèrement que je n’aurais pas osé republier la Rançon si cet ouvrage imparfait m’avait paru tout à fait médiocre. Il contient un petit drame de conscience dont le dénouement et les conclusions me semblent aujourd’hui très discutables, mais qui touchera néanmoins quelques âmes tendres et scrupuleuses. Je les prie d’accueillir avec indulgence cette histoire de deux amants inférieurs à leur idéal, supérieurs à leur destinée, faibles devant la douleur d’autrui, et contraints au stérile sacrifice de leur grand et bel amour, parce qu’ils ont préféré le « bon mensonge » à la vérité libératrice.


MARCELLE TINAYRE.

Novembre 1907.

LA RANÇON



I


— Ah ! c’est vous, m’sieu Chartrain ! Vous venez chercher papa et maman ? Eh bien, vous pouvez attendre… Maman, elle n’est jamais prête, et papa, il est toujours sorti…

Georges Vallier, couché sur le tapis du salon, feuilletait un numéro de la Revue Parisienne où la prose de son papa encadrait de joyeux dessins. Tous ces dessins représentaient des femmes, de « petites femmes », vêtues de chemises légères et de légers pantalons ; et la prose de M. Paul Vallier était à l’avenant, légère, légère !… Georges, sceptique et froid, contemplait ces personnes déshabillées qui, pensait-il, attendaient leur couturière, ou se préparaient pour le bain. Le texte, fort explicite, ne l’eût pas tiré d’erreur… Il avait sept ans, et il ne savait pas lire.

Interrogé, il avoua son ignorance :

— Lire ?… À mon âge ?… Maman ne voudrait pas… Ça me fatiguerait la tête… Elle l’a dit à m’sieu Moritz : « Faut pas lui fatiguer la tête, à cet enfant ». Et m’sieu Moritz, il a dit : « Vous allez en faire un joli cancre… » Qu’est-ce que c’est, un cancre, m’sieu Chartrain ?… Et maman a dit : « Bah ! il sera comme son père !… » Papa, il est un cancre, dites, m’sieu Chartrain ?

— S’il ne l’est plus, il l’a été, dit Chartrain avec un bon rire.

Les cheveux blonds de l’enfant balayaient les images des « petites femmes ». Chartrain, agacé, et même un peu choqué, ramassa la Revue Parisienne et la jeta sur un fauteuil. Alors, le gamin se releva, matelot minuscule et goguenard, aux joues roses, aux larges yeux verts et changeants, tout le portrait de madame sa mère, sa jolie mère… Et les mains croisées derrière le dos, contemplant l’homme de quarante ans dont il respectait le grand âge, il déclara :

— C’est-il vrai, monsieur, que vous avez été le professeur de papa, quand il était petit ?… Est-ce que vous étiez vieux, déjà ?… Et papa, est-ce qu’il était un cancre ?…

Mais avant qu’Étienne Chartrain ait pu lui répondre, la porte s’ouvre, et voici la femme de chambre anglaise qui réclame « Master Jo… » Master Jo offre au vieil ami une poignée de main virile et s’échappe, à regret, en disant :

— J’vas prévenir maman pour qu’elle se dépêche… Sans ça…

« Sans ça, j’attendrai longtemps », pense Chartrain.

Cette Jacqueline charmante, que fait-elle ?… En corset, en jupon court, ses bandeaux lissés et moirés, ses ongles polis, elle hésite : « Mettrai-je la robe bleue, ou la robe blanche, ou la robe noire ? Et quel chapeau : la colombe déployée ou la chimérique pivoine ?… Si Paul était là, il me conseillerait… Paul a du goût… Mais il n’est jamais là, ce cher Paul… Étrange idée d’habiter la rive gauche quand on vit sur la rive droite !… Paul veut être original ! » Et Jacqueline soupire…

Chartrain la voit qui prend une robe, au hasard puis une autre, et se décide : « La blanche, avec le chapeau blanc… » Tout à l’heure elle apparaîtra, longue et fine, une fleur de poudre aux joues, et parfumée comme un œillet. Tant de fois, il l’a vue venir à lui, avec ce geste de la main tendue, ce demi-sourire, cette ombre câline et flottante des cils, cils de brune sur des yeux de blonde… Tant de fois l’odeur de ses robes a imprégné l’atmosphère chaude du petit salon, les tentures de soie ancienne presque roses dans ce demi-jour, presque orangées dans la lumière…

C’est une jolie femme, une tendre femme, qui traîne beaucoup de désirs après elle, et qui pourrait aimer, si elle avait le temps… Aimer qui ?… Étienne Chartrain ?… Non certes. Il est trop vieux Il a quarante ans passés, ce qui est la pleine jeunesse amoureuse pour les hommes du monde… Mais Chartrain n’est pas un homme du monde : un artiste, un savant, de l’espèce timide, une âme de myosotis bien démodée en 1894… Et puis, il croit aux devoirs de l’amitié ; il a des fiertés et des scrupules… Seul au monde, brouillé avec une très méchante vieille mère qui habite la province, Étienne Chartrain se console de tout dans l’intimité des grands musiciens. Il les commente, il répand leur culte, il les fait aimer, et puisque le prêtre vit de l’autel, il vit modestement de ses livres.

Une voix, des pas sur le balcon… C’est Jacqueline. Elle n’a pas mis sa robe blanche.

Vêtue d’un soyeux nuage gris, coiffée d’une mouette irritée, elle porte les couleurs de l’orage. Ses bandeaux bruns, glissant sur ses tempes, lui font un petit visage florentin, mais, en dépit de la mode de ce printemps, elle n’est pas du tout mystique ; elle ne ressemble pas aux esthètes de l’Œuvre, aux femmes maigres des Rose-Croix. Ironie, douceur, des yeux spirituels, des lèvres fraîches, c’est une Française de Paris, une Française qui regarde la vie en face, pense hardiment et parle haut.


II


Dans la voiture qui les emporte vers les Champs-Élysées, Paul Vallier explique son retard… La Revue Parisienne organise des conférences sur les romans, les romanciers et les romancières. Vallier doit commenter l’œuvre de Figeac.

— Mais il n’a pas de talent ? dit Chartrain.

— Ça n’a pas d’importance. Il est la mode.

— Et c’est une « fripouille… »

— Ça n’a pas d’importance ; tout le monde le reçoit…

— Ses mœurs…

— Bah !… On raconte tant de choses… Et puis, si on ne voyait que les candidats au prix Montyon, la vie, à Paris, ne serait pas drôle.

— Vous recevriez Figeac, vous ?

— Pourquoi pas ? dit Jacqueline.

Chartrain ne répond pas. Vallier se met à rire :

— Comme tu es resté provincial, mon pauvre Étienne.

Jacqueline sent un reproche très doux dans le silence de l’ami. Elle comprend que Chartrain a une arrière-pensée, une inquiétude… Ce Figeac, c’est un homme à femmes, doublé d’un homme de lettres ; c’est le séducteur professionnel, le petit Valmont pour snobinettes… Chartrain le méprise. Tout à l’heure, il le détestera… Pauvre Chartrain ! Il a des susceptibilités de mari, et aussi des délicatesses que les maris n’ont pas toujours. Il ne veut pas que le méchant homme, le vilain homme, si dangereux, approche l’innocente Jacqueline ; il ne veut pas que la femme de Paul soit soupçonnée… Pauvre Chartrain !

Jacqueline pense :

— Voilà une idée qui n’est pas venue à Paul. Paul me connaît. Il a confiance.

Pourtant, elle n’est flattée qu’à demi de cette confiance parfaite de Paul. L’amour sans jalousie est sans prestige, et la tranquillité de Vallier révèle la secrète certitude qu’il a de son petit mérite personnel, ou une certaine disposition à l’indifférence… Chartrain, s’il aimait une femme, aurait une confiance plus attentive, une tendresse plus facilement alarmée…

Quelle différence entre ces deux hommes, entre cet amour et cette amitié qui, depuis quelques années, enveloppent et défendent la jeunesse de Jacqueline !

Paul est un si bon garçon ! Il est si amusant, si facile à vivre, si heureux de voir le beau côté des gens ! Tout à fait dénué de vice, malgré ses contes libertins, faussement sceptique et très sentimental à ses heures, comme un vrai gamin de Paris, il ne prend rien au sérieux, pas même le mariage… Sa paresse incurable le sauve des passions, et il n’a, en toutes circonstances, que de gentils sentiments… La gentillesse ! Ce mot résume les qualités physiques et morales de Paul. Il n’est pas beau, il n’est pas sublime, il n’est pas savant, il n’est pas original, mais il est gentil.

Il s’est marié gentiment, avec Jacqueline Aubryot, qui était une gentille petite jeune fille, et leur gentil ménage est pareil à tous les gentils ménages de leur monde, demi-artiste et demi-bourgeois. Mais Jacqueline sent, obscurément, qu’elle a une autre ardeur, une autre avidité de tout connaître, de tout comprendre, et que sa « gentillesse », à elle, pourrait, un jour, se transformer.

Étienne Chartrain, seul entre tous leurs amis, devine peut-être ces possibilités, ces promesses qui sont dans l’âme de Jacqueline et qui deviendront tout le bien ou tout le mal, tout le bonheur ou tout le malheur, si le destin ou le hasard leur permettent de se réaliser… Et Jacqueline qui n’est pas familière avec Étienne, qui est même un peu intimidée par ce timide, lui sait gré des pensées qu’il n’exprime pas… Quand il lui dit un mot bien simple d’éloge ou de blâme, elle sent qu’il espère quelque chose d’elle : une meilleure amitié, plus tard, et rien d’autre, mais c’est — ce sera — exquis, cette amitié-là dont l’heure n’est pas venue…

Paul et Jacqueline raillent doucement Chartrain, quelquefois, parce qu’il est un peu mélancolique et un peu « collet-monté », parce qu’il vit à Paris en provincial et ressemble à l’Alceste de Molière. Mais tous deux, également, l’estiment… « C’est l’honnête homme du xviie siècle, dit Vallier, c’est un stoïcien tendre, un artiste qui aurait passé par Port-Royal… » Jacqueline songe : « C’est un homme qui a été bien malheureux. »

Les gens qui dînaient aux petites tables, dans le jardin du Grand-Concert, regardèrent Vallier, Chartrain et Jacqueline, — surtout Jacqueline. Quelques-uns durent penser : « Voilà le trio classique : le mari, la femme et l’amant… »

Mais c’était Vallier qui représentait « l’amant » parce qu’il était plus jeune, plus chic et plus aimable qu’Étienne…

Les déceptions, les colères, les tristesses avaient laissé leurs stigmates sur le noble visage de Chartrain. Ses cheveux d’un blond foncé, presque châtain dans l’ombre et cendré dans la lumière, étaient touchés aux tempes d’un léger rehaut d’argent. Courts sur la nuque ils encadrent un front admirable, haut, mat et régulier comme le portique du temple de l’esprit. Le nez aquilin accusait la fierté, mais une lassitude détendait l’arc de la bouche.

Vers sa vingtième année, Étienne rappelait les jeunes héros du Nord, les chevaliers beaux et purs comme des jeunes filles. L’âge mûr lui donna la sévérité virile sans lui enlever tout à fait ce charme quasi féminin des cheveux cendrés et des yeux bleus.


Il faisait jour encore. L’air frais et doux, le parfum des géraniums roses, la beauté des femmes, la chère excellente, excitaient la verve de Paul. Beaucoup de dîneuses considéraient avec bienveillance ce garçon replet, robuste, la moustache hardie, l’œil clair, type d’homme heureux, nonchalant et sensuel, un peu amolli par le bien-être. Jacqueline n’était pas insensible au succès que son mari obtenait facilement dans le monde où ils fréquentaient tous deux, et dans le monde où il fréquentait tout seul. Elle en éprouvait un plaisir de vanité, et parfois un fugitif frisson de jalousie… Elle avait aimé Paul avec son cœur d’enfant ; elle l’aimait encore avec ses sens de jeune femme. Cependant, ce soir-là, elle était un peu irritée par les regards qu’il lançait à droite et à gauche, par sa manière de tourner la tête quand une femme, non loin d’eux, se levait pour partir et rajustait son chapeau, les bras en l’air, le torse en parade… « Épatante ! » disait Paul. Jacqueline ne répondait pas. Elle n’était pas émue et ne craignait pas les comparaisons, mais ce manège de Paul lui semblait agaçant, bébête, vulgaire. Garderait-il toujours ces façons qui n’ont de grâce que dans la première jeunesse ?… Allait-il devenir fat ! Jamais, jamais il ne serait qu’un gosse, un bon gosse, bien gentil, mais un gosse…

Elle l’avait bien aimé, elle l’aimait bien, et pourtant elle était vaguement fâchée contre lui, sans savoir pourquoi… D’où lui venait ce sentiment de déception et cette petite lassitude inavouée qui, depuis quelque temps, la rendait si lente à jouir des choses ?

Le soir tombait, le soir voluptueux de Paris, qui sent encore la chaleur et la poussière, et qui bleuit autour des lampes électriques, allumées tout à coup et palpitantes sous le vert cru des marronniers. Étienne et Paul causaient en fumant. Jacqueline se taisait, et quand Vallier parla de quitter la place, elle n’entendit pas… Elle regardait Chartrain.

Ce regard hésitant, ce regard qui flotte et qui se fixe, qui se détourne et qui revient, ce regard invinciblement attiré, invinciblement retenu, Étienne le connaissait trop pour ne pas le reconnaître. Il l’avait vu dans les yeux des jeunes filles assises auprès de leur mère, égarant sur l’inconnu qui passe et qui plaît leur ignorante rêverie ; dans les yeux hardis de filles avilies par la gaieté grossière des réunions de plaisir et que touchait l’émotion d’un caprice, éclair de sincérité, mirage de la vraie tendresse. Il l’avait retrouvé dans les chastes, les calmes prunelles de femmes honorées pour leur vertu et qui, rassurées par l’illusion d’une amitié toute spirituelle, arrêtaient sur sa tête de jeune homme ce regard qui semble à la fois promettre et regretter. Que de fois Étienne avait frémi devant cet aveu des prunelles, que les lèvres ne ratifient pas toujours ! Et ce divin regard avait lui sous les cils levés de Jacqueline !… Chartrain voulut le fuir. Il ferma les yeux, mais, vaincu, il les rouvrit et il sentit en pleine poitrine le choc sourd du pressentiment qui frappe au cœur pour l’avertir… Des pensées lui vinrent qu’il n’osa préciser, de l’étonnement, de la frayeur, une obscure prescience qui lui noyait l’âme de mélancolie.

Vallier se leva :

— Eh bien, mes enfants, je vous lâche. J’ai rendez-vous avec Figeac au Café de Paris. Tu m’excuses, Chartrain ? Je te confie la plus belle moitié de moi-même.

Il serra la main de son ami :

— Adieu, Line. Vous pourriez finir la soirée à l’Horloge. Il y a une clownesse exquise, un bijou qui fait courir tout Paris.

Il partit et Chartrain se tourna vers la jeune femme :

— Voulez-vous voir la clownesse ?

Elle eut un geste ennuyé :

— Non… oh ! non, je n’y tiens pas… J’ai le café-concert en horreur. Cette musique idiote, ces grossièretés ! Je m’en suis amusée les premiers temps de mon mariage, par curiosité d’enfant… Maintenant, j’en suis dégoûtée pour toujours.

— Que voulez-vous faire ? dit-il… Je voudrais vous égayer un peu… Vous voilà toute mélancolique, vous qui jasiez comme un oiseau.

— Eh bien, dit-elle en se levant, promenons-nous sous les arbres, bien sagement. Les lumières et le tintamarre m’excèdent.

« Ah ! que n’est-elle toujours ainsi ! » pensa Étienne.

Ils sortirent du restaurant et remontèrent l’avenue. Sur les grandes voies qui rayonnent du rond-point de l’Étoile au bord du fleuve, la nuit était plus dense, le silence plus égal, la fraîcheur plus exquise. Étienne et Jacqueline ralentirent le pas. Elle avait parlé tour à tour d’un livre qu’elle venait de lire, des espiègleries de son fils, de l’étude que Chartrain écrivait sur le Lied en Allemagne. Ils avaient convenu de repasser ensemble la série des Amours du poète épris tous deux d’un même culte pour Heine et Schumann… Pourquoi ne trouvaient-ils plus rien à se dire ?… C’était leur premier tête-à-tête, depuis des années, et cette solitude imprévue semblait ouvrir une ère nouvelle dans l’histoire de leur amitié… Parfois, ils croisaient des couples, époux ou amants. Sollicitées par ces visions furtives, par la langueur du soir, par l’inconnu que chacun d’eux pressentait en l’autre, leurs pensées tendirent vers l’amour. Et Jacqueline songea que Chartrain, si tendre dans son silence, la quitterait peut-être pour aller retrouver une maîtresse aimée, une amie plus chère, autrement chère, dont elle ne saurait jamais rien.

Curieuse de surprendre le secret de la rêverie d’Étienne, elle murmura :

— À quoi pensez-vous ? Vous êtes loin.

— Moi ! dit-il. Je suis tout à vous.

Il avait parlé simplement, sans nuance de galanterie. Cette réponse spontanée émut Jacqueline d’un chaleureux plaisir dont elle ne démêla pas les causes. Et tout de suite, il reprit :

— Mais vous, vous ne parlez plus. Vous n’êtes pas triste ?

— Triste ? Oh non. Mais on ne peut pas rire toujours. Je vous assure que je suis très calme et très heureuse.

Elle souriait. Étienne jouissait de la sentir à son bras, sous sa protection, dans la nuit solitaire. Il voyait les beaux yeux intelligents s’éclairer d’une flamme humide sous l’auvent du grand chapeau. Et, malgré lui, il pensait qu’il serait délicieux de les baiser, ces yeux, sur leurs molles paupières, comme on respire une fleur, comme on caresse un enfant. « Mon amie ! ma chère petite amie !… »

Il ne songeait pas qu’il avait vécu longtemps près de cette amie sans rien livrer de soi ni rien connaître d’elle. Et la vie, devant eux, était pareille au vaste ciel inconnu — si lointain, si noir, plein d’étoiles !


III


En revenant par les rues désertes de la montagne Sainte-Geneviève vers son petit appartement de la rue Vauquelin, Chartrain s’abandonnait au charme de la nuit, au souvenir de Jacqueline, avec une entière complaisance de cœur. Il l’avait quittée devant sa porte, réitérant la promesse de revenir le lendemain pour étudier les Amours du poète. Aucune amitié d’homme ne lui avait donné cette sensation de fraîcheur qui l’enveloppait comme une eau pure, ce soulèvement aérien de l’âme, cette joie de vivre et de sentir. Et cette joie était sans trouble. Jamais il n’avait tant aimé les vieilles bâtisses familières, le nocturne silence, la vapeur lactée des nébuleuses dans le bleu profond du ciel. Il lui semblait qu’un bonheur allait entrer dans sa vie.

« J’aurais tant désiré une sœur, une sœur beaucoup plus jeune que moi, affectueuse et docile ! La différence du sexe met une nuance plus douce dans le sentiment fraternel. Si je pouvais réaliser avec Jacqueline ce rêve d’une tendresse inconnue aux amitiés d’hommes, la chérir, la guider, recevoir ses confidences, l’aider à voir la beauté et l’harmonie de la vie… Mais est-ce possible ? L’immense majorité des hommes affirme que non. Mais la majorité c’est la médiocrité… Bah ! je n’ai plus vingt-cinq ans et il y a beau temps que je ne redoute plus les vertiges des sens et les chimères romanesques de la première jeunesse. L’amitié que je conçois est supérieure à l’amour même, car elle donne tout sans demander rien. Oui, je veux tenter de devenir l’ami de Jacqueline. Je la connais trop bien, je la juge trop équitablement pour rien craindre d’elle. C’est une enfant gâtée ; elle peut devenir une femme intelligente et généreuse. »

Il entra dans son cabinet de travail et trouva sur la table le cahier blanc tout prêt, attendant l’article promis au Journal des Arts. Le piano supportait la partition des Amours du poète.

« Ah ! si Jacqueline était là, pensa Chartrain, quel rêve d’entendre ces Lieder divins dans la nuit divine ! » La lampe allumée, il essaya d’écrire, puis il posa sa plume, rêva, fuma des cigarettes, ouvrit un livre. Il n’avait aucunement le désir du sommeil. Enfin il se pencha à la fenêtre ouverte sur le ciel de juin où les étoiles s’épanouissaient en fleurs de lumière. Il se rappelait des nuits pareilles, les nuits studieuses de sa vingtième année où, quand il préparait d’arides examens, de si beaux rêves veillaient avec lui, voletant autour de la lampe comme des papillons enivrés. Rêves de gloire, rêves d’amour, dont la vie avait brûlé les ailes. Plus tard, il avait connu les nuits fiévreuses que hante le souci du lendemain, nuits d’hiver sans feu, nuits d’été sans fraîcheur, nuits de misère dont on redoute l’aurore… Que tout cela était loin !

Des souvenirs lui revenaient. Pêle-mêle, il revoyait l’enterrement de son père, les premiers pas de son frère Maurice sur le tapis du salon provincial, la salle d’étude, ombreuse et fraîche, où il épelait l’alphabet. Puis Paris, la pauvreté d’un foyer de veuve, l’internat dans un vieux lycée, le travail acharné de l’adolescent qui prévoit les devoirs du jeune homme… Étienne achevait sa philosophie quand madame Vallier l’avait choisi pour donner des leçons à son fils, fieffé paresseux, honte de la classe de quatrième… Tous les dimanches, Étienne initiait son élève — presque son camarade — aux douceurs des déclinaisons grecques. Mais Paul préférait aux mystères des langues mortes le pittoresque argot parisien, la rédaction d’un journal manuscrit et illustré qui paraissait toutes les semaines et contenait la petite chronique du lycée et la charge des professeurs. Le père Vallier, chef de bureau aux Finances, désespérait de voir jamais le baccalauréat honorer son rejeton. Et madame Vallier, une blonde sèche et jolie, coiffée en repentirs, suppliait le jeune Chartrain de falsifier le bulletin de notes, remis tous les mois au papa. Étienne était bien persuadé que Paul se rendrait célèbre par des échecs successifs, d’autant plus lamentables qu’il était intelligent, affligé seulement, disait-il, « d’une flemmite aiguë ». Mais Étienne était déjà licencié et nommé professeur en province quand le moment fatal arriva. Une lettre affectueuse et humoristique apprit à Chartrain la retoquade de son élève, devenu son ami. Paul jurait de prendre sa revanche. Il tint parole et, l’année suivante, reçu avec la mention « passable », il annonça son intention de devenir un « auteur gai ». Schopenhauer exerçait alors ses ravages. Paul partit en guerre contre le pessimisme menaçant, et il publia dans les jeunes revues des nouvelles échevelées où il célébrait les vins de France et les hétaïres de Montmartre.

Pendant ce temps, Étienne suivait sa chimère — la politique, décevante maîtresse qui l’avait égaré loin du giron de la vieille Université. Convaincu, par l’expérience, qu’il n’avait pas les dons spéciaux et la chance heureuse des « conducteurs de peuples », il se consola bravement et se mit à travailler pour élever son jeune frère.

À dix-sept ans, celui-ci venait d’entrer au Conservatoire et Étienne saluait en lui un génie naissant. L’intérêt qu’il prit aux études musicales de Maurice le décida à tenter des essais de critique d’art.

Il se délassa de la critique en écrivant un volume de nouvelles, un court roman, quelques petits poèmes qui lui concilièrent l’estime des lettrés. Cependant la fortune menaçait de ne jamais entrer chez lui. Tant de travaux, tant de démarches, tant d’efforts assuraient l’aisance, à peine… « Bah ! disait la mère, Maurice nous fera riches. » Elle le croyait, pardonnant presque à son fils aîné d’avoir détourné le cadet de la bureaucratie. N’était-ce pas assez d’un toqué dans la maison ? Pour madame Chartrain, tous les écrivains, tous les artistes étaient des toqués, et Étienne méritait ce nom plus que les autres, ayant perdu, par sa faute, une belle position ! Ah ! s’il avait voulu !… Elle l’avait rêvé décoré, marié, respecté, élevé aux plus hauts grades. Le sentiment de la folie d’Étienne supprimait en elle toute espèce de reconnaissance. Jamais elle ne l’avait encouragé ; jamais elle n’avait lu une ligne de ses articles. Elle trouvait naturel qu’il travaillât, après avoir compromis la sécurité de toute la famille. Son affection même s’était altérée et aigrie. Les plus nobles qualités de son fils la laissaient indifférente. Il avait trahi ses espérances et elle ne pardonnait pas.

Maurice Chartrain pensait déjà au prix de Rome ; Étienne entrevoyait des jours plus heureux. Mais une flamme trop ardente brûlait le corps frêle du jeune musicien. Après des excès de travail, vainement réprimés par le frère aîné, Maurice mourut en quatre jours d’une foudroyante méningite.

Heures douloureuses où le deuil d’Étienne fut presque un désespoir paternel. Il connut le fond de la douleur quand la mère, exaspérée par une parole du médecin, rejeta sur lui la responsabilité de leur malheur. « Tu me l’as tué ! criait-elle… Je ne voulais pas qu’il apprît la musique. Tu l’as entraîné malgré moi ! » Et après les funérailles, avec quelle hostilité sourde madame Chartrain affectait d’ignorer son fils, jetant la clef du piano par la fenêtre, brûlant les partitions qu’elle trouvait, interdisant au malheureux le refuge de l’art et les consolations des maîtres.

Cet enfer avait duré des mois. Puis Étienne, louant la petite maison où s’était écoulée son enfance, décidait sa mère à l’habiter. Madame Chartrain était partie aussitôt et peu à peu l’absence avait détendu sa rancune. Ses lettres prenaient un ton plus affectueux. Étienne avait l’âme trop haute pour tenir rigueur à sa mère. Mais toute intimité de cœur était rompue entre eux. Désormais, il se savait seul.

Seul, bien seul. D’impérieux devoirs, pesant sur sa jeunesse, en avaient écarté le rêve du mariage et, parvenu à la période critique de la quarantaine, il n’avait même pas le souvenir d’un bel amour. Les maîtresses qui avaient traversé sa vie s’étaient montrées indignes ou inférieures, et, décidé à ne pas se donner à demi, il avait gardé, dans ses brèves aventures, la méfiance des femmes dont le passé douteux, le corps expérimenté, l’âme vénale ou frivole décourageaient son désir.

Deux fois cependant, Étienne avait cru aimer. Il avait rencontré, chez des amis, une jeune fille de vingt ans qui portait à miracle son doux nom de Claire. Claire, en effet, comme le cristal, blanche, blonde, saine, elle plaisait par sa gaieté et sa candeur. On lisait toutes ses émotions dans ses prunelles transparentes. Elle réalisait le type de l’épouse, chaste et forte gardienne du foyer, et ses jeunes flancs, déjà superbes, étaient promis aux maternités nombreuses. C’était la déesse du sanctuaire domestique, celle qui ne trompe pas, celle qui borne son horizon aux mousselines des berceaux, cœur patient et sens paisibles. Mais c’était aussi la fille des anciennes familles et des vieilles mœurs, créature faite pour le joug, dont la volonté hésitante ne sait ou n’ose décider, et qui accepte un mari de la main de ses parents, comme les jeunes filles de Racine. Elle était mariée maintenant, depuis dix ans, et habitait la province. Pourtant elle avait aimé Chartrain de cette vacillante tendresse des vierges qui n’est pas l’amour, mais la promesse de l’amour. Elle l’avait oublié dès les premières fêtes de fiançailles et lui, à la voir si docile, s’était vite consolé.

Un peu plus tard, il s’était attaché à une jeune femme, abandonnée par un de ses camarades après une longue liaison. Cette jolie Jeanne Hermenthal, brune aux yeux de velours, aux paupières modestes, peignait des écrans et retouchait des photographies. Elle devait faire des prodiges d’économie, car son petit intérieur, amusant et douillet, ne sentait pas la misère. Chartrain, libre, très estimé dans le petit cercle qu’elle fréquentait, lui parut bon à faire un mari. À trente-trois ans, il gardait un air de jeunesse qui permettait de se méprendre sur la dose de naïveté qui lui restait. Jeanne Hermenthal joua si bien l’Ariane résignée, elle parla tellement de sa pauvreté, de sa solitude, qu’Étienne, attendri, devint son confident. Chaque visite marqua une étape dans leur intimité. Enfin, après une savante comédie de craintes et de refus, après des familiarités qui bouleversaient les sens de Chartrain et la laissaient maîtresse d’elle-même, Jeanne céda brusquement… Étienne lui sut gré de cet abandon sans réticences qu’il ne soupçonnait pas prémédité. Pendant quelques semaines, il eut l’illusion du bonheur. Mais bientôt des incidents trahirent l’égoïsme de la jeune femme, sa perversité, l’impérieux besoin de dominer et d’exploiter qu’elle dissimulait sous une feinte tendresse. Froide de cœur et de sens, âpre calculatrice, elle jouait l’amoureuse enivrée pour mieux asservir son amant. Quand elle sentit faiblir la passion d’Étienne, elle excita sa jalousie. Mais il perçait ses desseins. Il rêvait de s’arracher d’elle. Tous deux connurent les scènes déshonorantes où les soupçons croissent à chaque serment nouveau, où la volupté des réconciliations charnelles laisse une rancœur de dégoût.

Nerveux et sensible, Étienne s’exaspéra. Il avait mis de grands espoirs en Jeanne. En quelques mois, il la vit telle qu’elle était, avec sa mesquinerie, ses bas calculs, prête à tout pour arriver au mariage. Elle lui fut odieuse ; il souhaita la fuir. Mais si peu, si mal que ce fût, il l’avait aimée, et il avait pitié de sa misère morale, de l’incertitude de son avenir. Il lui accorda des délais, la croyant fidèle, et tremblant de la rejeter à la boue de la demi-prostitution qui attend les déclassées. Il rompit pourtant, le jour où il eut la certitude qu’un autre partageait les faveurs de Jeanne et coopérait au budget. Écœuré, il la quitta et se jeta dans le travail, résolu à bannir la femme de sa vie.

Mais on ne ment pas à sa nature. À l’apogée de cette seconde jeunesse qui a la mélancolie des fins d’été, Étienne sentait parfois qu’il n’est pas bon à l’homme d’être seul. Resté jeune de cœur, capable de sensations fraîches, il ne voyait pas sans inquiétude venir les premières rides et les premiers cheveux gris. Allait-il donc vieillir sans avoir connu l’amour dans sa plénitude ? Mais il pressentait qu’à son âge la passion n’est plus clémente, que le dernier amour est le plus tenace, le plus redoutable de tous, comme ce démon de midi dont parle l’Église, et l’inconnue appelée dans ses rêves lui faisait peur au réveil.

Cette hantise le poursuivait surtout au soir des journées plus tristes ou plus gaies que de coutume, lorsque, tout débordant d’émotions confuses, il restait seul avec ses peines et ses plaisirs. Un besoin de confidence l’oppressait. Il rêvait à ces mots consolants que trouvent les femmes aimantes, à la vie que leur présence met autour du travailleur. Il n’est point de belle solitude où ne voltige pas leur baiser. Quel homme s’est affranchi d’elles ? Elles donnent aux enfants le lait de vie, aux jeunes gens l’éclair de l’amour, aux malades l’ingénieuse assistance, aux artistes la vision de la beauté. Elles sont debout sur leur route, du berceau au lit de mort. Et l’humanité, dans toutes ses langues, les a nommées des noms les plus doux : mère, fille, sœur, amie, amante.

Le temps coulait. Les étoiles déclinaient dans le ciel sans lune. Les cloches égrenaient les heures du côté de la rue Lhomond, sur les bâtiments noirs des couvents et des collèges. Étienne demeurait à sa fenêtre, incapable de s’affranchir des suggestions de la nuit, de la mélancolie des souvenirs. Son front cherchait la fraîcheur de la pierre. Il était étrangement attendri, amolli, les nerfs vibrants… Il revécut la soirée précédente… Quoi, parce qu’une femme lui avait parlé d’un ton de confidence, parce qu’elle s’était appuyée à son bras, parce qu’il avait senti une chevelure parfumée, une joue en fleur, près de sa bouche, il restait ébranlé, prêt aux larmes inexplicables de la tendresse et du désir ?

— Je ne veux plus y penser… Je suis absurde… Allons dormir…

L’idée du sommeil évoqua soudain Jacqueline endormie avec ses cheveux bruns tressés en natte, sa joue moite, sa ronde épaule découverte, cette épaule charmante entrevue un soir de bal. Quelle folie de penser à cela ! Elle était une amie — elle était la femme de Paul !… Ah ! le rêveur incorrigible !


« Demain, je la reverrai, pensa-t-il, une joie subtile emplissant son âme. Le petit salon sera clos, frais et sombre, et, tout l’après-midi, elle me chantera du Schumann. »

Le ciel changeait. Il passait du bleu au mauve, puis au gris pâle. Une étoile luisait encore sur le Panthéon, comme une grande perle peu à peu décolorée. Une blancheur répandue dans l’éther annonça l’aube. Chartrain, ivre de nuit, ivre de pensée, sourit au jour naissant.


IV


— C’est m’sieu Chartrain, cria Jo, c’est m’sieu Chartrain !

Il courut à la grille du jardin et, à travers les barreaux, il tendit ses deux mains à son grand ami.

Jacqueline était déjà sur le perron de la villa :

— Quelle bonne surprise, dit-elle. C’est gentil à vous d’être venu si tôt.

— C’est le beau temps qui m’a décidé. Mon cabinet était plein de soleil et de cris d’hirondelle. L’inspiration ne venait pas. J’ai pensé : « Devançons l’heure du dîner et allons demander à mon aimable petite Muse une seconde audition du Dichterliebe… » Et j’ai apporté mon étude sur Heine et Schumann. Ah ! l’on est mieux à Meudon qu’à Paris.

Ils entrèrent dans le salon du rez-de-chaussée. Tous les ans, de juin à septembre, les Vallier s’installaient dans la villa des Trembles que leur cédait madame Aubryot. Jacqueline aimait cette maison où elle avait grandi, où elle s’était mariée, où elle avait passé la première année de son mariage. La proximité de Paris rendait facile les voyages quotidiens de Paul.

Par la fenêtre ouverte, Étienne regarda la vaste pelouse irrégulière bordée d’un rideau de hêtres et de trembles argentés. Des roses trop épanouies exhalaient dans l’air tiède de quatre heures leur parfum subtil et fort. Jo, étendu dans l’herbe, faisait danser au bout d’un bâton le chapeau volé au visiteur. Pas un roulement de voiture, pas un cri, pas un bruit de pas dans la calme petite rue Babie.

Ils causèrent, Chartrain semblait heureux. L’ondée chaude du sang à ses joues pâles lui donnait un air de jeunesse. Le bleu lumineux de ses yeux charma Jacqueline. « Est-ce bien le moine Chartrain ? » pensa-t-elle. Et tous deux se regardaient, surpris de découvrir en eux une âme inconnue et des traits nouveaux.

— Jouez-moi d’abord la série des Lieder

La jeune femme se mit au piano. Chartrain écoutait vibrer la voix pure ; mais le cou blanc, la taille libre dans la robe de batiste écrue distrayaient son attention. La langue de Heine, un peu âpre et gutturale, prenait sur les lèvres de Jacqueline une mélodieuse douceur, et des vers surpris au passage éveillaient de lointaines résonances dans la mémoire de Chartrain. « Au splendide mois de mai, alors que tes bourgeons rompaient l’écorce, l’amour s’épanouit dans mon cœur… — Quand je vois tes yeux, j’oublie mon mal et ma douleur… Quand je baise ta bouche je me sens guéri tout à fait. » Les premières mélodies des Dichterliebe, qui expriment avec une tendresse si pénétrante le charme des commencements d’amour, ces cris de joie et de jeunesse, ces aveux tout frémissants de mélancolie, Étienne les avait entendus bien souvent… Mais jamais il n’avait secoué la tristesse des derniers Lieder où passent les sanglots et les ironies de l’amour trompé. Quel sentiment le poussa à arrêter Jacqueline quand elle achevait le grave choral qui accompagne, comme l’hymne d’une foule pieuse, l’évocation de la sainte peinte sur cuir doré, dans la cathédrale de Cologne ?… Il ne voulait entendre ni les reproches, ni les plaintes, ni le rappel à la réalité, ni la chute du cercueil de la jeunesse dans les eaux profondes… La jeune femme, étonnée, le regarda :

— Vous ne voulez pas continuer ?

— C’est que j’ai écrit la première moitié seulement de mon étude… Nous réserverons la fin des Lieder pour une autre séance…

— Alors, je vous écoute, dit-elle en s’appuyant au piano…

Il lut les petites analyses délicates et subtiles qu’il consacrait aux premiers Lieder. La jeune femme discuta certaines opinions avec une déférence timide. Étienne répondit.

— Voilà ce que vous devriez écrire, s’écria Jacqueline quand il eut parlé… Votre article est très bien, mais cette causerie est plus vivante, plus intéressante encore. Pourquoi n’avoir pas dit tout cela ?

— Pourquoi ?… Le sais-je ? J’ai beau jouer cent fois de suite les Dichterliebe, l’émotion esthétique, seule, me saisit… En vous écoutant, tout à l’heure, je vivais les Amours du poète.

Il se tut comme s’il craignait d’en trop dire.

— Enfin, dit-elle, notre pacte tient toujours. Je vois que vous ne me traitez plus en petite fille…

— Je demande que vous restiez toujours la femme que vous êtes en ce moment. Mais, je le sais, vous êtes capricieuse et mobile… Lachaume viendra ce soir, Moritz, Quérannes, et vous rirez de notre ferveur musicale d’aujourd’hui.

— Chut !… chut !… fit-elle. Ne soyez pas le monsieur qui n’est jamais content.

Ils riaient. Elle dit :

— C’est bon, une amitié comme la nôtre.

— D’autant plus que vous avez assez d’adorateurs pour apprécier un ami.

— Des adorateurs ? Ah ! ils m’excèdent. Vous n’avez jamais fait la cour à aucune femme, vous, je le parierais…

Elle ferma le piano et atteignit son chapeau posé sur un meuble.

— Voulez-vous que nous allions ensemble jusqu’à la Patte-d’Oie ? Nous boirons du lait chez une brave femme qui habite là dans une cahute. Jo sera enchanté.

— Très volontiers.

Jacqueline appela l’enfant et tous trois sortirent ensemble. Jo gambadait en avant. Appuyée au bras d’Étienne, madame Vallier causait gaiement, sans coquetterie et sans trouble. Ils furent bientôt à la porte du bois. Le soleil était moins ardent déjà, mais une belle lumière vert doré jouait sur les mousses dans la profondeur des sentiers fuyants. Au carrefour de la Patte-d’Oie, ils s’assirent sous un auvent rustique, où des tables vides attendaient les promeneurs. Jo se balançait sur l’escarpolette suspendue entre deux montants peints en vert, et Jacqueline, tout en buvant le lait frais, écoutait les paroles d’Étienne. Heure charmante ! La joie de vivre sortait du frisson des feuillages, de la tiédeur épandue dans l’air, du rire de l’enfant, du regard de la jeune femme. Chartrain, le cœur gonflé d’effluves, en savourait l’enchantement. Il s’abandonnait aux hasards qui l’avaient conduit là, dans ce frais paysage dont Jacqueline était l’âme vivante, gaieté, jeunesse et douceur. Il ouvrait les yeux à sa beauté, l’oreille à ses confidences. Il prolongeait la halte heureuse, ému comme un adolescent.


V


De joyeux reproches accueillirent Jacqueline et Chartrain à leur retour. La table du dîner était dressée déjà sur la pelouse, et Vallier aidait une jolie femme blonde à disposer des roses dans la corbeille du milieu. Des hommes fumaient en causant, assis sur des chaises rustiques.

On entendait les mots d’idéalisme, d’impressionnisme et de fatalisme, Chartrain comprit qu’on causait à la fois littérature, peinture et philosophie.

Quérannes représentait la littérature. C’était un grand garçon mince et blond, dont le visage accentué eût semblé dur sans la douceur des yeux gris bleu. Il écrivait des poèmes un peu abstraits, qui ne plaisaient guère aux femmes et que beaucoup d’hommes ne comprenaient pas. Combien différent du joyeux et robuste Lachaume en qui éclatait la splendeur de la vie physique. Celui-là semblait échappé d’un conte de Brantôme. Avec le profil d’un François Ier brun et riche en couleur, dos épaules faites pour l’armure, des dents de loup, un poing de Cyclope il avait une belle humeur d’homme bien portant et l’égoïsme ingénu de l’enfance. Il se piquait de franchise et de galanterie. Sa franchise était parfois maladroite, sa galanterie un peu lourde, mais la candeur de son rire sauvait tout. Entre ces deux types d’intellectuel pur et de naïf sensuel, Moritz représentait le rêveur indolent, moqueur parfois, souvent ombrageux.

Près de Moritz, dans un fauteuil rustique, une jeune femme s’éventait. Grande, svelte et brune, elle était plus agréable que jolie dans sa robe d’un vert faux et charmant, un vert d’absinthe décolorée. Elle n’était pas la moins ardente à la discussion, et son accent assuré, son regard qui s’allumait d’un feu noir quand la controverse devenait vive, la révélait différente des autres femmes par le caractère, l’éducation, l’habitude de vie. Chartrain vint la saluer affectueusement.

— Je vois qu’on vous taquine, dit-il.

— C’est monsieur Lachaume qui veut démolir mes idoles… Ah ! cela finira mal… Nous nous brouillerons…

— Non, dit Lachaume en s’appuyant au dossier de sa chaise… Non, madame Mathalis. Vous êtes une bavarde adorable. Ma parole, vous conférenciez très bien.

— Laissons cette discussion, dit la jeune femme. Madame Vallier nous appelle… Nous continuerons jeudi prochain.

Suzanne Mathalis recevait en effet, chaque semaine, ce même petit groupe d’artistes et de gens de lettres qui se retrouvaient tous chez les Vallier. Cette jeune femme vivait sur la limite de la société bourgeoise et du monde artistique, sans appartenir à l’une ou à l’autre, également estimée et critiquée dans les deux camps. Elle avait connu Jacqueline bien avant son mariage, lorsque toutes deux suivaient les mêmes cours, et leur amitié, un peu entravée par les préjugés de madame Aubryot, s’était développée et fortifiée par la suite. Suzanne Mathalis, qui cachait sous une grande affabilité une énergie extraordinaire, avait tenté, comme Chartrain, de réaliser un rêve d’indépendance et de libre travail. Seule, vivant du mince produit de quelques leçons, elle était entrée dans la bataille littéraire.

Beaucoup de femmes, dans le monde que Jacqueline fréquentait, considéraient madame Mathalis — elle se faisait appeler madame — comme un être démoniaque, avili et détraqué. Mais Jacqueline et Paul appréciaient les réelles qualités de cette courageuse créature, si loyale dans ses amitiés, si ferme dans ses convictions, si fière dans sa vie — fière jusqu’à l’imprudence, car, ne doutant pas d’elle-même, elle n’admettait pas que les autres en pussent douter.

On se mit à table et la conversation devint générale. Quérannes et madame Mathalis soutenaient contre Lachaume la beauté d’un drame Scandinave que l’architecte niait avec éclat. Dans le coin de Vallier, on n’écoutait pas beaucoup, et le maître de la maison, excité par l’ivresse légère du bourgogne, la proche présence de la blonde Anna Lachaume, se penchait vers sa voisine un peu trop familièrement… Tout à coup, dans un silence, on l’entendit qui disait :

— Une jolie petite caille comme vous…

Ce fut un rire unanime. Madame Lachaume rougissait et Lachaume, interloqué, prit le parti de rire comme les autres. Il s’écria :

— Dites donc, vous autres, pendant que nous commentons votre assembleur de nuages du Nord, Vallier fait la cour à ma femme… je vais me venger.

Et se tournant vers Jacqueline assise auprès de lui :

— Vengeons-nous !

Et il fit le geste de prendre la jeune femme par la taille… Elle recula en protestant :

— Ah ! non !… Ah ! laissez-moi tranquille… Vous m’ennuyez, Lachaume. Je ne suis pas jalouse… Vengez-vous autrement.

— Comment ! s’écria Vallier, tu n’es pas jalouse !… Eh bien, Lachaume, je t’autorise… Ça lui apprendra.

— Finissez, Lachaume, finissez !

Malgré les refus rieurs de Jacqueline, l’architecte la maintint et l’embrassa sur la joue. Ces aimables familiarités n’étaient pas rares entre les deux ménages, chaque mari faisant un simulacre de cour à la femme du voisin… Mais ce baiser volé, un peu libre et brutal, irrita sourdement Chartrain, assis à la droite de Jacqueline. Madame Vallier devina son agacement.

— Que ce Lachaume est insupportable, dit-elle en se tournant vers Étienne… Sermonnez-le donc.

— Oh ! fit Lachaume, Chartrain est scandalisé. C’est un chaste, c’est un pur. Il a rougi, ma parole !

— Eh ! dit Paul, ne vous y fiez pas…

— Et la galanterie française, Chartrain, qu’en faites-vous ?

— Je ne tiens pas à passer pour galant, dit Étienne.

— Vous avez raison, expliqua madame Mathalis, la galanterie, c’est la caricature de l’amour.

Lachaume se récria, invoquant la tradition nationale et le xviiie siècle. Chartrain reprit, un peu agacé :

— Eh ! Lachaume, croyez-vous que le xviiie siècle soit le siècle de l’amour ?

— Cependant madame d’Épinay, madame de Warrens…

— Des pédantes à paniers !… Vous avez vu de l’amour dans les madrigaux de Voltaire, secs comme des fleurs artificielles, les larmoiements de Jean-Jacques, les fantaisies libertines de Diderot ?… L’amour n’a pas tant d’esprit et de faconde, tant de hardiesse, surtout. Pour moi…

— Chut ! fit Vallier, le sage des sages va nous donner sa théorie de l’amour.

— Pour moi, continua Chartrain, sans entendre, je ne pourrais donner à une femme qu’un baiser passionné, comme amant, ou un baiser fraternel, comme ami. Mais ces baisers volés par gageure, ces baisers un peu bêtes et insolents — tant pis pour vous, Lachaume ! — Ah ! je ne voudrais pas embrasser ainsi la femme la plus chérie, dussé-je renoncer à connaître jamais la douceur de sa joue.

Il regarda Jacqueline, involontairement. Elle sembla l’approuver du regard.

— Voici le café, dit Vallier. Tu es convaincu de sacrilège contre le sacro-saint Sentiment, avec un S majuscule. Résigne-toi, mon vieux Lachaume, Chartrain nous met dans le même panier.

Dès lors, la causerie se fragmenta. Les chaises s’écartèrent et se groupèrent. Le ciel, vert à l’occident, se nuançait à l’est d’un mauve délicieux où brillait, seule, une claire étoile. Le feuillage des trembles était plus pâle dans le demi-jour, et une odeur de terre, d’herbe et de fleurs, flottait, fraîche et mouillée. Les insectes du soir commençaient à voler autour de la table et les femmes tressaillaient en sentant, sur leurs cheveux, l’obscur velours d’ailes incertaines. Avec la nuit, avec les papillons et les phalènes, avec les astres et les parfums, une langueur était venue, comme un crépuscule très doux, épandu dans les âmes.

Les trois jeunes femmes s’étaient rapprochées. Leurs robes répétaient les couleurs du soir, et leurs beautés, aux violents contrastes, prenaient dans l’ombre un charme plus harmonieux. Suzanne Mathalis, assise en arrière, la tête tournée vers l’invisible, était vêtue du même vert céleste que le jour déjà fugitif. Une cendre fine éteignait les reflets sur la tête blonde d’Anna Lachaume, et sa robe cerclée de dentelles plus molles que des nuées rappelait le mauve indécis du ciel. Debout, la tête droite et rêveuse sous le voile partagé de ses cheveux bruns, tout enveloppée d’un vaporeux fichu de gaze noire, Jacqueline avait la grâce, le mystère d’une nymphe de la nuit.

— Voyez, dit tout bas Quérannes. N’est-ce pas un groupe à réjouir les amateurs de symboles ? Que préférez-vous, Chartrain ? L’adieu du jour, le charme du crépuscule, la divinité de la nuit ?

— J’ai toujours aimé la nuit, dit Étienne. Mais madame Vallier se fâcherait de la comparaison… Elle est trop jeune pour ne pas évoquer l’aurore.

— Oui, dit Lachaume, avec une intention un peu libre, l’aurore d’une nuit d’amour.

Riant de son mot, il appela sa femme. Ce fut le tumulte du départ, les préparatifs, les adieux, les recommandations affectueuses de revenir bientôt.

À ce moment, Vallier s’approcha d’Étienne :

— Toi, dit-il, je te garde jusqu’à demain. J’ai besoin de te demander conseil. Nous reviendrons à Paris, ensemble, après le déjeuner.

Chartrain accepta. Paul alluma une lanterne japonaise suspendue au bout d’un bâton :

— En route, mes enfants, dit-il. Suzanne, prenez le bras de Moritz. Quérannes conduira madame Lachaume. Les maris formeront l’arrière-garde.

La petite troupe emplit de rires et de pas l’avenue silencieuse, Étienne et Jacqueline restèrent seuls.

— Quand donc, dit Chartrain — et sa voix trahissait un léger dépit — quand donc ce bon Lachaume renoncera-t-il à ses manières de reître ? C’est très joli de ressembler à François Ier, mais ce n’est pas une raison…

— Pour embrasser la femme d’autrui, dit Jacqueline en souriant. Bah ! les plaisanteries de Lachaume n’ont aucune importance, vous le savez bien, Paul en rit tout le premier.

— Paul ! il passe tout à ses camarades.

— Mais vous devriez être habitué aux façons de Lachaume.

— Non, dit Étienne, agacé par le souvenir du regard que l’architecte avait jeté sur Jacqueline en la comparant à l’aurore d’une nuit d’amour. Il me déplaît de voir un étranger, fût-ce un ami, fût-ce Lachaume, prendre avec une femme des libertés que je m’interdirai toujours… On n’aime pas une amie comme un ami. Il y a une nuance.

— Mais je suis bien un peu responsable des folies de Lachaume, dit Jacqueline doucement. Il sait que je ne suis pas bégueule… pas plus que madame Mathalis.

— Oh ! ne vous comparez pas à madame Mathalis.

— Pourquoi ? Elle est charmante…

— Mais vous ne ressemblez à personne…

Et il fredonna :

    Die Kleine, die Reine, die Feine, die Eine


Puis, stupéfait tout à coup de son audace, il se plongea dans l’ombre des trembles… Madame Vallier ne semblait pas avoir entendu.

— Venez, dit-elle… Je vais vous montrer votre chambre.

Elle le fit monter au premier étage de la villa et ouvrit la porte d’une petite chambre tendue de perse à fleurs et toute virginale avec ses rideaux croisés sous un bandeau bleu, ses meubles modestes son lit étroit.

— Ma chambre, dit-elle… ma propre chambre de jeune fille.

— Vraiment ?

— Oui. Ces livres que vous voyez sont mes prix d’écolière, et voici, au mur, les trophées du cotillon de mon premier bal…

Tous deux s’accoudèrent à la fenêtre. Un parfum de violette tiède émanait des vêtements de Jacqueline, de ses cheveux, de sa chair. Cette odeur amoureuse qui flotte autour de la femme, l’ombre de la chambre, le mystère de la lune errant sur les trembles d’argent émurent Étienne. Il murmura :

— Comme on est bien ici. Ah ! je n’oublierai pas cette journée délicieuse…

— Vous reviendrez…

— Je n’ose m’imposer à vous, ici, dans le tête-à-tête… Il ne faut pas abuser des libertés que me donne l’amitié de Paul. Songez que les amis les plus bienveillants trouveraient étrange cette intimité. J’ai souci de votre réputation, surtout après m’être montré sévère pour Lachaume.

Jacqueline dit avec dépit :

— Comme c’est bête, les convenances. Il me serait si agréable de travailler avec vous. Comme cela m’amuserait d’aller vous surprendre dans votre ermitage.

— Mais — Étienne hésita — pourquoi ne viendriez-vous pas le visiter une fois, mon ermitage ?…

— En effet, pourquoi pas ?

La voix de Paul résonna dans le jardin. Jacqueline se rejeta en arrière. Mais son mari l’avait aperçue. Il cria :

— Je monte. Je vais te dire bonsoir.

Quelques instants après, Étienne était seul dans sa chambre… Le souvenir d’une nuit pareille lui revint, où il avait éprouvé la même langueur douce et dissolvante.

« Qu’ai-je donc ? se dit-il, qu’ai-je donc ? »

Ce qu’il avait, il ne voulait pas le savoir. Il ne voulait pas se gâter par des analyses le charme d’une journée inoubliable. Enfantillage auquel les plus graves n’échappent pas : il leur semble que l’amour et la responsabilité qu’il provoque, datent de l’instant précis où le mot d’amour est prononcé dans leur pensée… Étienne sentait encore sur lui-même l’auto-suggestion de l’amitié… Il s’endormit à peine troublé et bien heureux en pensant : « Viendra-t-elle ?… »


VI


Quand il eut fait son examen de conscience, Chartrain se persuada que tout péril immédiat était écarté. S’il était sûr d’aimer Jacqueline, il n’était pas sûr de l’aimer d’amour. Elle lui apparaissait à la fois lointaine et proche, familière à sa pensée et défendue à son désir. Quelques sophismes généreux aidant, il parvint à confondre le vœu secret de son cœur avec le consentement de sa raison et fort de ses intentions, rassuré par le souvenir d’un passé sans faiblesses, séduit par l’espoir d’un bonheur qu’il sentait mérité, il concilia des sentiments presque inconciliables.

Il ne se disait pas que sa sollicitude pour Jacqueline pouvait faire tort à l’amitié sincère qu’il avait vouée à Paul. Le rêve d’une fraternité d’élection enchantait son âme. « Viendra-t-elle ? » pensait-il, sans apercevoir une contradiction entre ce désir et la prudence qui lui faisait espacer ses visites à la villa des Trembles… Mais juillet passa. Les Vallier partirent pour Royan, et Chartrain resta sans nouvelles de Jacqueline. À peine lui écrivait-elle un mot bref et poli pour lui demander l’envoi d’un livre. Il répondit sur le même ton, laissant percer, malgré lui, l’ennui de la solitude et l’amertume de se savoir oublié.

« Allons ! se disait-il, je me suis trompé. Les femmes s’apitoient aisément : mais leur pitié facile n’a ni profondeur, ni clairvoyance. Celle-ci s’est jouée de moi, comme les autres. Elle monte à cheval, elle danse au Casino, elle flirte, elle fait son métier de jolie femme. Cela vaut peut-être mieux, après tout. Qui sait où cette affection naissante m’eût entraîné ? »

Il s’étonnait pourtant de tant souffrir de cette indifférence. Il devenait pessimiste et chagrin. Jacqueline, à son retour, le trouva tout à fait changé Elle ne pouvait pas, elle n’osait pas lui dire qu’elle était allée bien des fois rue Vauquelin, et qu’une timidité inconnue à cette audacieuse l’avait arrêtée au seuil d’Étienne, invinciblement. Elle souhaitait qu’il lui rappelât sa promesse. Mais si Chartrain semblait tenir à ses privilèges d’ami, rien dans ses paroles ne faisait penser qu’il désirât étendre ces privilèges. Jacqueline se rejeta dans la vie mondaine. L’ennui la prit bientôt, et le regret. Tout ce qu’elle ne disait pas à Vallier, soit par instinctive prudence d’épouse, soit parce qu’un malentendu initial les séparait, elle l’eût dit à Étienne, sans scrupules ni remords. Pourquoi après avoir fait un pas vers elle, Étienne reculait-il soudain ?

Les soirs d’hiver réunirent de nouveau les amis de Paul, soit dans le petit salon de la rue Leverrier, soit chez madame Mathalis. Jacqueline s’était remise à la musique avec une singulière ardeur. Chartrain résistait rarement au plaisir de s’asseoir près d’elle. Vaincu par la magie des voix mariées, par les frémissants souvenirs évoqués dans les Lieder de Heine, il laissait tomber le masque de sa fausse sérénité. Il ignorait que les femmes possèdent toutes le don de double vue et que Jacqueline ne perdait aucune de ses expressions. Un de ces soirs, vers la fin de cet hiver si pénible pour Étienne, il profita d’un instant de demi-solitude pour réclamer à madame Vallier un volume de poésies qu’il lui avait envoyé à Royan. Ils étaient debout près de la cheminée et, la tête inclinée, les yeux voilés par ses cils pudiques, un rose plus vif errant sur ses joues, elle murmura :

— Je ne saurais vous donner ce livre tout de suite… Il faut que je le cherche… et si cela ne vous dérange pas… je vous le remettrai moi-même, en passant, demain, dans l’après-midi.

Elle tendait aux braises écroulées son petit pied chaussé de satin noir, et posée comme un oiseau, sous la vive lumière des candélabres, elle espérait un mot de reconnaissance émue. Elle fut glacée quand Étienne répondit presque sèchement :

— Je ne veux pas vous donner cette peine. Je reprendrai le livre lundi prochain.

Jacqueline ne bougea pas. Un chagrin brusque gonflait son cœur, serrait sa gorge, remplissait de larmes ses yeux baissés…

Tout à coup, elle entendit la voix de son ami, tout altérée, tout adoucie.

— Non… Pourquoi me refuser à moi-même une joie que je n’espérais plus ? Vous viendrez, n’est-ce pas, vous viendrez ?

Elle leva les yeux : le Chartrain qu’elle croyait perdu, le Chartrain de l’été précédent était devant elle. Elle reconnaissait sa voix, son sourire, l’éclat bleu de son regard. Et après la douleur d’être méconnue, la certitude d’être aimée éclata dans l’âme de Jacqueline comme une aurore.

Elle vint le lendemain. Un soleil déjà printanier riait aux vitres, et Chartrain, rajeuni par le bonheur, guettait son amie derrière le rideau soulevé.

— Est-ce possible ? dit-il en lui prenant les mains quand elle entra, c’est vous, c’est vous !

— Vous êtes content ?

— Regardez-moi, dit-il… Il me semble que mon bonheur est écrit sur mon visage.

Elle le tint un moment immobile sous la caresse de ses yeux.

Puis, avec une gaieté d’enfant :

— C’est charmant, ici… Comme on doit bien travailler auprès de cette fenêtre. Allons, monsieur mon ami, faites-moi les honneurs de la maison.

Il lui fit visiter chaque pièce, la salle à manger un peu sombre, la chambre tendue d’ancienne toile de Jouy à dessins vieux rose, meublée de vieux fauteuils Louis XVI et d’un lit Empire en acajou flammé, à tête de sphinx. Il lui raconta qu’il avait réuni peu à peu toutes les pièces de ce mobilier, fouillant les bric-à-brac les plus infâmes, avec une acharnée patience de collectionneur. Mais il n’osa pas lui dire combien de nuits il avait passées à l’évoquer, à la gronder, à la chérir dans cette même petite chambre.

Ils revinrent dans le cabinet de travail, et Jacqueline aperçut les roses sur la cheminée et sur la table, le thé, les gâteaux, un flacon de vin d’Espagne. Elle comprit, à ces menus détails, qu’on l’avait attendue et désirée. Assis sur le divan, près d’elle, Étienne ne se lassait pas de l’admirer, si fine, si fraîche, avec son teint de brune blanche et ses yeux verts comme la mer sous un beau ciel occidental.

— Alors, dit-elle en souriant, vous n’êtes pas fâché que je sois venue ? Vous m’avez répondu si brusquement, hier soir.

— Pardonnez-moi, dit-il. Je vais vous ouvrir, humblement, le fond noir de mon âme… Depuis quelques mois, j’étais très fâché contre vous.

— Pourquoi ?

— Je me croyais oublié…

— Ingrat ! dit-elle. Je suis venue bien souvent… Oui, je suis allée jusqu’à votre porte en me disant : « Je monterai. » Je n’ai jamais osé. Pourquoi ? Je ne sais pas. Et à Royan, j’avais tellement envie de vous écrire…

— Oh ! dit-il, pourquoi avez-vous hésité ? Ne suis-je pas votre meilleur ami ? Que craignez-vous de moi, Jacqueline ?… Excusez-moi, reprit-il, je vous ai nommée tout haut comme je vous nomme dans mon cœur…

— Vous m’aimez donc encore un peu ?

Elle était si près de lui que ses bandeaux effleuraient la joue d’Étienne. Un désir irrésistible lui vint de répondre par un baiser. Mais il se contint, et avec une nuance de mélancolie :

— Vous le savez bien, dit-il. Je vous aime… comme un frère aîné.

— Vous ne me blâmerez jamais d’être venue ? Les hommes sont si étranges, si injustes. Ils prennent nos témoignages d’affection pour des manœuvres de coquetterie. Mais notre amitié est tout à fait exceptionnelle.

Il s’efforça de sourire.

— Tout à fait. Je ne suis pas homme à abuser de votre confiance… ma réserve dût-elle me coûter des efforts.

Elle prit un air naïf, mais son cœur battait de joie. Ces derniers mots d’Étienne, c’était presque un aveu. L’éternelle curiosité, l’invincible élan de l’amour vers l’amour triomphèrent de sa timidité.

— Alors, dit-elle, vous n’avez pas trop mauvaise opinion de votre petite amie ? Cependant, avouez qu’une femme comme moi vous eût fait peur… Si vous m’aviez connue quand j’étais libre, vous…

— Chut ! fit-il. Je vous en prie, ne parlons pas de cela. J’aurais effrayé votre jeunesse… Vous auriez ri de mon amour.

— Qu’en savez-vous ?

Elle le vit pâlir.

— À quoi bon parler de ce qui pouvait être et n’a pas été ? Qui sait ce que la fatalité eût fait de nous, si je vous avais rencontrée quelques années plus tôt ?

— Je ne vous aurais pas déplu ? J’ai bien des défauts. Je suis si étourdie, si entêtée, si paresseuse.

— Je vous aurais tant aimée, dit-il, que vous seriez devenue parfaite.

— Cher ami !

Elle lui tendit ses deux mains. Chartrain, bouleversé, prit ces petites mains dans les siennes.

— Oui, continua Jacqueline, sans paraître comprendre la gravité des mots qu’elle prononçait, vous auriez eu de l’influence sur moi, vous.

— Vous m’auriez aimé ? dit-il tremblant.

— Certes, fit-elle, en le regardant avec une hardiesse candide.

Le soleil baissait. Le demi-jour de cinq heures le feu mourant, l’air attiédi saturé de l’odeur des roses, le silence de l’appartement, la solitude, tout incitait Chartrain aux confidences tendres, comme des aveux… Il sentait qu’il pouvait parler, qu’il pouvait baiser les mains fraîches, les cheveux bruns de Jacqueline. Elle murmura :

— Notre part est belle encore ; je serai votre sœur…

Et comme elle prononçait ce mot de sœur, un baiser timide frôla ses cheveux, glissa lentement sur son front, puis sur ses paupières. Elle ne résista pas. Le bras d’Étienne l’entourait doucement et l’attirait. Docile, elle posa sa joue sur l’épaule de Chartrain. Une chaleur délicieuse la pénétrait ; elle fermait les yeux, envahie d’une félicité mélancolique. Puis elle releva la tête, et ses lèvres rencontrèrent les cheveux d’Étienne, sa tempe, son oreille où elles s’appuyèrent comme par un aveu muet. Lâche, amollie, brisée par la violence de ses sensations, Jacqueline ne pouvait s’arracher des bras de son ami. Elle eût souhaité rester toujours contre cette épaule et que la minute divine ne finit jamais. Mais Étienne soupira. Il repoussa doucement la jeune femme.

Ils restèrent en face l’un de l’autre silencieux et frémissants. Jacqueline dit tout à coup :

— Mon pauvre ami… il faut que je m’en aille.

— Je n’ose pas vous retenir, dit-il. Il est tard, déjà…

Elle mit son chapeau et ses gants, et tout à coup, au moment de partir, se tournant vers Chartrain :

— Étienne… dit-elle — et ce nom tremblait sur ses lèvres — Étienne, dois-je revenir ?

Il la regarda avec des yeux encore voilés mais où brillait une volonté loyale :

— Non, dit-il… Je vous remercie d’être venue, mon amie… mais il vaut mieux attendre… Vous comprenez ?

— Oui, dit-elle.


VII


Après avoir dîné seule, Jacqueline procédait au coucher de son enfant. Vallier, invité au banquet annuel d’une société littéraire, devait rentrer fort tard dans la nuit.

— Madame veut-elle que je l’aide ? demanda Lucie.

Jacqueline refusa. Elle avait déshabillé le petit Jo et maintenant elle disposait sur lui les plis soyeux du couvre-pied, la toile du drap garni de dentelles. Une veilleuse dans un globe de cristal rose répandait la lueur rassurante qui plaît aux nocturnes réveils des tout petits. L’enfant dormait déjà, dans le désordre adorable de ses boucles blondes. Jacqueline, appuyée au bord du lit, le regarda.

Elle fut attendrie de le trouver si grand. Elle pensa au temps lointain de sa grossesse, quand elle trompait par de délicats travaux de layette, par l’espoir d’un joli rôle de jeune mère parée de son bébé comme d’un bijou, l’angoisse obsédante des douleurs prochaines. La promesse de l’enfant n’éveillait en elle que des idées d’amusement et des visions de fanfreluches. Parfois, des terreurs la prenaient. Elle se sentait livrée aux forces aveugles et elle s’irritait de son impuissance à modifier, à précipiter l’événement ; elle redoutait le martyre inéluctable, inquiète aussi de l’avenir de sa beauté. Des couches longues et pénibles apprirent la souffrance à ce corps puéril, sans révéler à cette âme mal préparée le prix de la grande épreuve. Jacqueline resta quelques jours comme écrasée, abandonnant l’enfant à la nourrice sans inquiétude ni regret, tout étonnée de ne point sentir en elle ces sublimes élans, ces tendresses fougueuses dont elle avait entendu parler. Après une convalescence qui ne fut pas sans danger, après ces heures troubles qui alanguissent jusqu’aux larmes les jeunes accouchées, elle se leva, emportant de son lit de souffrance une invincible répugnance pour la maternité. Elle était bonne pourtant et tendre, et bientôt elle s’attacha au petit être qui grandissait sous ses yeux. Mais le sentiment maternel, quoi qu’en disent les moralistes, n’est pas inné chez toutes les femmes. Il demande, comme les autres sentiments, une éducation préalable. Beaucoup de mères ont la vocation irrésistible et le génie naturel ; mais beaucoup d’autres, surtout parmi les femmes cultivées et raffinées, auraient besoin d’être préparées à leur nouveau rôle. Souvent elles deviennent mères trop vite et, contrairement à l’opinion des aïeules impatientes d’embrasser leur petit-fils, c’est un malheur que l’enfant vienne avant d’avoir été rêvé et désiré. Jacqueline n’était pas faite pour l’esclavage du berceau. Dès qu’elle fut rétablie, heureuse de se retrouver intacte, embellie par la nature qui l’avait épanouie sans la flétrir, elle prit la brillante revanche des longs mois de fatigue et d’ennui. Elle aimait son petit Jo, certes, et elle en était fière. Mais il grandissait sans accident, vigoureux et magnifique, et la jeune femme ne devait pas connaître ces anxiétés qui décuplent l’amour des mères. Elle prenait en pitié, sincèrement, ses amies qui acceptaient les risques des maternités nombreuses, l’allaitement qui épuise et déforme, les menus soucis de la nursery. À vingt ans, dans la fleur de sa beauté et de sa force, l’idée d’une seconde grossesse la faisait frémir.

Jacqueline avait vingt-six ans maintenant et son vœu s’était réalisé. Aucun chagrin n’avait gâté les premières années de son mariage. Pourtant, à penser que toutes les années de sa vie répéteraient celles-là, elle sentait sur son cœur le poids d’un découragement inexprimable ? À quoi avaient-elles servi, ces années ? Et Jacqueline elle-même, que faisait-elle ici-bas de si noble, de si nécessaire ? Elle s’amusait. Son mari l’avait choisie entre cent autres, toutes pareilles : leur amour n’avait rien de rare, ni d’exceptionnel. Qu’étaient-ils, tous deux ? Un couple pareil à la moyenne des autres couples traînant la coquille des habitudes égoïstes et des stériles plaisirs, deux pauvres unités quelconques dans le total des banalités.

Un moment, Jacqueline pensa à l’obscure destinée des mères laborieuses, aux vies que le travail remplit, que le dévouement poétise. Être une mère dans la force du terme, nourrice et éducatrice, sage intendante du commun domaine, ce rôle austère avait sa beauté. Il avait sa douceur peut-être… Mais Jacqueline n’y pouvait plus aspirer. Elle subissait les fatalités de son éducation : en cultivant son intelligence, on l’avait désintéressée des soins du ménage, en flattant la grâce de son corps, on l’avait dégoûtée des rudes fonctions qui fatiguent et défigurent.

Cependant, à défaut de convictions précises, il y avait encore en elle une loyale admiration pour les caractères supérieurs, une bonne volonté qui réclamait seulement un guide.

Ce guide, la société, la nature le lui montraient dans son mari. Mais elle le savait, avec des qualités et des vertus, aussi impuissant, aussi indécis, aussi flottant qu’elle-même. Et si elle était venue à lui, demandant un appui, un secours moral, une lumière, il l’eût traitée de « petite romanesque » et de « petite Bovary ». Jacqueline, l’accès passé, eût fini par rire et revenir au facile optimisme qu’elle affectait.

Ce guide rêvé, elle avait cru le trouver, elle l’avait trouvé dans la personne d’Étienne. Et voilà que depuis un mois un trouble croissant la paralysait. Elle n’osait retourner rue Vauquelin. Tout au fond d’elle-même, elle s’irritait de voir Chartrain si maître de lui, si ferme dans sa résolution, fraternel toujours, mais uniquement fraternel… « Ah ! pensait-elle, il ne m’aimait guère. Il s’est vite repris. Cela vaut mieux… » Quelle singulière jalousie la tourmentait donc quand elle questionnait Vallier sur le passé de son ami ? Chartrain avait-il aimé ? Avait-il eu beaucoup de maîtresses ? Lui connaissait-on une liaison sérieuse ?… Paul ne pouvait rien dire et Moritz, habilement sondé, ne voulait rien dire. Quelquefois Jacqueline pleurait sans savoir pourquoi, d’ennui, de dépit, de tristesse.

« Mais j’aime mon mari, pensa-t-elle… Je l’aime toujours… »

Que de fois elle souhaitait que Paul se rapprochât d’elle pour la conquérir, pour l’initier à une tendresse plus grave que l’amour étourdi de la lune de miel ! Elle rêvait alors aux joies naïves des fiançailles, aux ivresses du mois nuptial. Hélas ! ces initiations voluptueuses, ces nuits de baisers, ces réveils joyeux, ce n’était pas encore le bonheur suprême… Il y avait un autre amour, une autre félicité que ne pressent pas la jeunesse, des passions si hautes, si puissantes que l’âme ne les contient pas sans s’élargir.

Quand Paul rentra, vers une heure du matin, il trouva sa femme éveillée encore, assise au coin du feu. Il fut désagréablement surpris quand elle s’appuya en pleurant sur son épaule.

— Qu’y a-t-il, ma chérie ?… Tu as du chagrin ?

— Un peu de fatigue nerveuse… Ce n’est rien… Je m’ennuyais toute seule… Je suis heureuse de te voir…

— Voyons ! dit-il, comme on parlerait à un enfant gâté, tu as des vapeurs, ma petite Line ?…

— Paul, ne ris pas. Je suis troublée ; je suis triste… Il me semble que je ne suis bonne à rien…

— Quelle idée !… Allons, veux-tu rire ? Veux-tu m’embrasser ?… Gamine, va, qui pleures sans raison.

Il joignait des gestes tendres à ces gronderies et la jeune femme, énervée, se défendait doucement.

— Laisse-moi. Je t’en prie, laisse-moi, dit-elle…

Elle se leva et commença à se dévêtir. Paul la prit par les épaules et lui mit un baiser sur la nuque… Elle s’irrita.

— Laisse-moi, te dis-je…

— Comme tu as mauvais caractère, ce soir, grogna Vallier, fâché et déçu.

« Il est vexé », pensait Jacqueline, étonnée des sentiments qu’elle éprouvait.

Elle regarda Paul.

« Est-ce que je ne l’aimerais plus d’amour ?… » songea-t-elle.

Une affreuse certitude l’envahit.

« Non, je ne l’aime plus d’amour… et je ne voulais pas me l’avouer à moi-même… Pauvre Paul ! Pauvre ami ! S’il savait !… Il m’est cher pourtant. Je donnerais ma vie pour lui. Je lui serai toujours fidèle. Mais ce n’est plus l’amour, oh non ! Et j’aime Étienne. — Elle frémit à cette pensée. — Je ne peux plus m’abuser… Mes jalousies, mes regrets, mes larmes, c’est de l’amour. Quelle chose terrible ! »

Elle restait au pied du lit à demi vêtue, se répétant en elle-même : « Quel malheur !… Quelle chose terrible !… » — mais surprise de n’éprouver aucun des violents remords classiques en pareil cas. Elle ressentait pour son mari une compassion affectueuse, avec le regret de l’avoir éconduit brusquement… Il l’appelait :

— Viens donc !

— Cher Paul, cher mari ! dit-elle avec attendrissement.

Il lui semblait qu’elle devenait la débitrice de Vallier… Elle lui prit la tête dans ses mains et l’embrassa. Puis, elle regarda le visage souriant du jeune homme. Paul était infiniment cher, encore, à Jacqueline. Mais ce n’était plus l’amour qui les unissait.

— J’oubliais de te le dire, fit Vallier, comme ils allaient s’endormir, Chartrain n’est pas venu ! Il a dû partir ce soir pour Nantes… Sa mère est en train de mourir…


VIII


Jacqueline ne dormit pas… Elle ne pensait plus à s’apitoyer sur elle-même. Étienne était seul, Étienne était malheureux. La jeune femme gardait rancune à Paul de son indifférence, expliquée en partie par le caractère antipathique de madame Chartrain. Vallier n’avait jamais aimé la mère de son ami. Il ne lui pardonnait pas ses duretés de provinciale, ses méfiances, son avarice prétendue. Tous les camarades de Chartrain étaient unanimes à le déclarer trop bon pour cette vieille femme qui l’exploitait et ne l’aimait point. Certains, même, avaient eu le cynisme de dire qu’Étienne serait heureusement débarrassé.

Jacqueline n’était pas de cet avis. Les confidences de Chartrain l’avaient éclairée sur le caractère de la vieille dame, aigrie par la chute de ses espérances et la mort de son fils : « On vous dira que ma mère est bien dure, avait dit Étienne, ne vous hâtez pas de la juger. C’est une femme très droite, très franche, qui a les défauts de ses vertus. Elle a déploré de bonne foi ce qu’elle appelait mes folies. Elle me croit justement puni et ne me plaint guère parce que je me suis aliéné son affection. Mais elle est logique avec elle-même. Je ne puis recommencer l’éducation de son esprit. Je m’incline et je l’accepte sans la discuter. Et puis elle est tout ce qui me reste, elle représente la famille et le passé. Son nom évoque le plus doux souvenir d’enfance heureuse. Pauvre maman ! Je la comprends trop bien pour ne pas lui pardonner ses injustices involontaires. Je l’aimerai toujours, malgré tout… »

Quand Jacqueline reçut la dépêche annonçant la mort de madame Chartrain, le souvenir des paroles d’Étienne lui revint à la mémoire. Elle sentit qu’il devait être malheureux, et elle se désola de ne pouvoir efficacement partager et adoucir sa peine. Enfermée dans sa chambre, elle écrivit une longue et naïve lettre à celui qui l’avait nommée sa sœur et, sans préméditation, sans calcul, elle laissa déborder la tendresse de son âme. Elle recevait ses amis le même soir, et la banalité de leurs réflexions lui fit sentir combien l’amitié est pâle et froide à côté de l’amour. Triste à pleurer, elle souffrait dans sa solitude au milieu de ses amis, entre son mari et son enfant. Que faisait Chartrain à cette heure ? Il veillait la morte, il invoquait vainement une chère présence, il pleurait ces larmes douloureuses des hommes mûrs, déshabitués des faciles explosions sentimentales qui soulagent les douleurs de la jeunesse. Peut-être, dans le silence de la nuit, évoquait-il les tristesses de sa vie, les rancœurs, les déceptions, le premier deuil ? Et Jacqueline, parée, fêtée, dans l’apparat d’un soir de réception, croyait sentir les larmes d’Étienne lui tomber, toutes brûlantes, sur le cœur.

Elle traîna toute la soirée la mélancolie de son impuissance, la sourde irritation de constater que l’absence et la douleur de Chartrain ne changeraient rien autour d’elle. Elle ne songeait pas à dissimuler son souci constant. Elle n’avait plus honte de son amour. Il lui semblait légitimé par le malheur d’Étienne. Elle ne se demandait plus si ce sentiment était innocent ou coupable, elle ne songeait plus qu’à voir Étienne le plus tôt possible et à combler le vide de son existence en y jetant un immense amour…

Une lettre d’Étienne, adressée collectivement aux deux époux, annonça son arrivée.

Jacqueline résolut d’aller attendre Étienne à la gare. « Il ne verra pas l’indifférence de la foule. Ses yeux apercevront un visage ami, dès le premier regard. » Arrivée beaucoup trop tôt, elle usa sa fièvre dans le Jardin des Plantes, plein de cris d’oiseaux et de cris d’enfants. Mars finissait dans l’ivresse d’un printemps précoce qui, en quelques journées d’azur pâle et de tiède soleil, faisait éclater la robe pourpre des bourgeons, la prison des crocus et des primevères. Paris sentait la violette, les marronniers allaient fleurir, et partout les jeunes feuillages offraient leur vert délicieux, tendre encore et verni par les giboulées. Jacqueline, assise sur un banc du labyrinthe, regardait le ciel plus délicatement bleu entre les cèdres noirs qui étageaient leurs larges frondaisons avec une majesté d’arbres pagodes. Les effluves du printemps la pénétraient. « J’aime, j’aime !… » Le mot divin fondait sur ses lèvres, emplissait sa poitrine d’une allégresse chaude, l’enivrait comme une liqueur. Les yeux clos, elle savourait la douceur de l’ancien baiser, la caresse de la bouche d’Étienne sur sa joue. « Ô bonheur d’aimer qui vous aime ! » songeait-elle en évoquant le visage de son ami appuyé aux vitres du wagon, indifférent au défilé des paysages et aux aspects changeants du ciel. Le train siffle, crache sa fumée en tourbillons, perce les collines, bondit dans les vallées, fuit à travers l’infini des plaines emportant Étienne vers celle qui l’attend. Qu’il glisse sur l’acier des rails, qu’il se précipite, que la terre tremble sous la course du monstre affolé ! Étienne arrive, pâle encore d’avoir contemplé un tombeau. Il se penche à la portière. Déjà sous le ciel terni de vapeurs, dans l’air pesant, les hautes cheminées de la cité d’enfer apparaissent ; le vent qui bat ses cheveux lui apporte la clameur continue et formidable, le rauque grondement de Paris. Le train avance, il s’arrête. Des hommes aux vêtements souillés s’agitent sur la voie, avec des faces blêmes, des gestes de démons. Au seuil de la ville, Étienne retrouve le cauchemar du travail et de la misère ; il songe au cauchemar de sa vie, à l’effort stérile, à la solitude de son âme parmi les milliers d’indifférents… Et, tout à coup, le bonheur, l’amour, la jeunesse se dressent devant lui pour le recevoir…

Trois heures et demie sonnaient. Jacqueline erra à travers la gare, ne pouvant tenir en place inquiète d’être surprise ou remarquée, si elle demeurait au même endroit. Elle s’assit un moment dans la salle des départs, tâchant de s’intéresser au va-et-vient des employés, au bariolage des affiches, aux petits drames des adieux échangés par des inconnus… Puis elle s’arracha à sa rêverie et se dirigea lentement vers les salles d’attente de l’arrivée. Le train de Nantes était signalé. Tout à coup, au milieu des cris et des rumeurs, les portes s’ouvrirent, le flot des voyageurs déferla. Appuyée au grillage, Jacqueline comprimait les battements de son cœur, redoutant et désirant la minute où Chartrain apparaîtrait. Enfin, entre une casquette de campagnard et une cornette de religieuse, Jacqueline aperçut la barbe blonde d’Étienne, son profil grave sous un feutre noir. Elle resta clouée sur place… Déjà il était sur le trottoir de la cour, sa valise à la main, appelant une voiture. Elle fit quelques pas et soudain :

— Vous !… s’écria-t-il… C’est vous !…

— Pauvre ami, cher ami !… dit-elle.

Elle lui tendit les mains et murmura :

— Je n’ai pas pu m’empêcher de venir… Je pensais à votre triste retour dans cette gare où personne ne vous attendait…

— Vous êtes meilleure encore que je n’aurais osé l’espérer, répondit-il très ému. Ah ! vous avez été bien inspirée. Je redoutais d’être seul, en effet, après ces heures…

— J’ai pensé à vous, tout le temps.

— Votre lettre m’a fait du bien… Je ne savais comment y répondre. Je vous raconterai tout cela. Vous m’accompagnerez, n’est-ce pas, vous ne me quittez pas encore ?

— Je suis à vous jusqu’à ce soir.

Dans la voiture, il ne cessa de lui presser les mains. En peu de mots, il expliqua son brusque départ, la courte maladie de sa mère, foudroyée par une congestion. Elle était morte dans le coma, sans connaissance, ni souffrance.

— Mais vous, vous avez souffert, dit Jacqueline quand ils se retrouvèrent seuls, rue Vauquelin… Je n’ai jamais vu mourir personne. J’étais toute petite quand j’ai perdu mon père. Ce doit être un spectacle affreux.

— Affreux, dit Étienne… Mais l’épouvante physique de la mort est peu de chose auprès de l’angoisse morale qui m’a saisi… J’arrivais, espérant pour ma pauvre mère, sinon la guérison, du moins quelques jours de répit. « Pourvu qu’elle me reconnaisse ! » me disais-je… Ah ! j’aurais voulu effacer le souvenir des malentendus qui nous ont séparés… Nous avions, elle et moi, gaspillé en querelles une tendresse dont nous aurions eu tant besoin. Chère amie, représentez-vous un cadavre vivant — si agoniser sans paroles, sans pensée, ni sensations peut s’appeler vivre. Un visage congestionné et défiguré…

Sa voix s’altéra. Ses yeux se remplirent de larmes transparentes… Jacqueline se serra contre lui.

— Mon pauvre ami, que je vous plains !

— Ah ! reprit-il, quand tout a été fini je n’ai pensé à rien… C’était la douleur animale, écrasante… Je me suis trouvé avec l’âme peureuse d’un enfant abandonné… Pauvre maman ! J’ai senti toute la place qu’elle tenait dans ma vie… C’est tout le passé qui s’en va avec elle, voyez-vous… Mais après, devant ce corps qui m’a porté et nourri, devant ces yeux que j’avais vus si beaux, cette bouche dont j’avais tant redouté les gronderies et tant aimé les sourires, j’ai appris qu’on méconnaît cruellement ceux que l’on croit aimer. La vie sépare, hélas ! elle désunit… mais la mère reste la mère… Pardonnez-moi, dit-il, en essuyant ses yeux… C’est la réaction. Je ne peux plus me contenir. Si vous saviez ma peine ! Je me trouve injuste et ingrat, maintenant. J’ai cru connaître mon devoir. L’ai-je fait, mon devoir ?… Je n’ai pas su prévoir la mort possible de mon frère… la triste vieillesse de maman…

Jacqueline était toute tremblante, devant ces larmes viriles si puissantes sur la sensibilité des femmes. Elle ne savait comment consoler Étienne, et une envie lui venait de l’embrasser comme un enfant. Mais elle respectait cette douleur filiale et timidement, elle répondit :

— Tous ceux qui vous connaissent savent que vous avez fait votre devoir. Si votre pauvre maman vous voit d’un autre monde, soyez sûr qu’elle vous comprend et vous bénit. Ah ! je voudrais bien que mon petit Jo fût pour moi ce que vous fûtes pour elle.

— Vous êtes délicate et bonne, dit-il en baisant la main qu’il tenait toujours… Vous seule pouviez adoucir ce retour que je redoutais. Vous seule pouviez me consoler. Voyez, je n’ai aucune honte devant vous… Les femmes sont faites pour entendre les confidences de la douleur et essuyer doucement les larmes. Je vous aime, je vous aime bien.

— Et moi aussi, je vous aime bien, dit-elle. Parlez-moi. Confiez-vous à moi. Pleurez à votre aise… Je vous aimerai d’autant plus que je vous verrai malheureux.

— Hélas ! dit-il, je ne trouve rien à vous répondre… Je songe que vous allez me quitter dans un instant, vous, ma consolatrice. Jacqueline, comprenez-vous ce que c’est que de se sentir seul au monde ? Tant que ma mère a vécu, j’ai caressé l’espoir de la reconquérir. Et puis je la savais vivante. Un être existait, un être de mon sang et de ma chair qui portait mon nom, qui se rattachait à l’arbre de la famille. Je suis maintenant un rameau brisé. Ni femme, ni frère, ni enfant. Des amitiés me restent, je le sais, mais l’amitié ne remplit pas certains vides. Vous-même… Ah ! je ne devrais pas dire cela ! Vous que je chéris depuis des années, vous qui m’aimez fraternellement, je le crois, vous forcez votre pitié à l’aumône de la tendresse. Mais votre vie est faite, votre cœur est comblé. Quoi que vous fassiez je serai toujours un étranger pour vous. Ah ! Jacqueline, je ne puis ni vous aimer ni être aimé de vous, comme l’exigerait mon cœur malade pour s’apaiser enfin et guérir. Pourquoi vous attacher à moi ? Il vaut mieux que je me résigne, que j’apprenne à vivre seul, puisqu’il n’y a plus de bonheur pour moi en ce monde.

Jacqueline fondit en larmes :

— Étienne, c’est vous qui me désespérez. Pourquoi dites-vous que vous serez toujours seul, toujours malheureux, que je ne puis rien pour vous ? Je ne puis entendre cela. C’est au-dessus de mes forces…

— Pardonnez-moi, dit-il éperdu de la voir pleurer… Je récompense bien mal votre sollicitude. Votre amitié…

— Ah ! gémit-elle en cachant sa tête dans ses mains… mon amitié… Est-ce que je pleurerais ainsi si c’était de l’amitié… si…

— Jacqueline !

Il écartait les mains mouillées et tremblantes.

— Que voulez-vous de plus ? dit-elle. N’aviez-vous rien compris, rien deviné ? Nous devions en arriver là, un jour ou l’autre…

Et, se laissant attirer sur la poitrine de Chartrain :

— Que puis-je pour vous ? Est-ce que je pouvais vous connaître sans vous aimer et vous aimer sans vous le dire ? Je ne suis pas héroïque comme vous. J’ai besoin de vous consoler, de vous savoir heureux. Puisque nous ne faisons rien de mal, c’est notre droit. N’est-ce pas, vous êtes un peu heureux tout de même de savoir que je pense à vous, que je partage vos joies et vos peines, que je vous aime tout à fait, pour toujours ?

— Je n’aurais pas rêvé ce bonheur, dit-il en serrant la jeune femme sur son cœur. J’en reste muet. Je n’y puis croire. Ah ! mon amie, ma divine Jacqueline, mon amour inespéré, est-ce bien vous ?

— C’est moi, Étienne, c’est moi… pour toujours !…

— Je suis accablé. Trouver une telle félicité dans l’abîme du désespoir, cela brise les pauvres forces humaines. Je vous ai tant aimée, je vous aime tant ! Oh ! répétez-moi que vous m’aimez ! Je ne me lasse pas de vous l’entendre dire… Ma chérie ! ma Jacqueline, regardez-moi.

— Je vous aime, Étienne, je vous aime…

Longuement, chastement, ils s’embrassèrent sur le divan où ils avaient échangé leur premier baiser… Étienne entourait Jacqueline de ses bras.

Les yeux fermés, il appuyait sa joue sur les doux cheveux de son amie avec la paix d’un naufragé qui rentre au port. Et il lui semblait qu’ils étaient, elle et lui, deux pauvres êtres abandonnés à des volontés obscures et que d’obscures fatalités avaient conduits l’un vers l’autre, lentement, dans une bien sombre nuit. À travers les limbes de l’enfance, les troubles de la jeunesse, les durs labeurs de la maturité, il était venu à Jacqueline. Les épreuves, jadis maudites, l’avaient préparé pour cette joie ; il l’eût moins bénie et moins bien goûtée s’il avait moins souffert. Il pouvait dire enfin : « Voilà celle que j’attendais, celle qu’on ne trouve pas deux fois. Mon cœur l’avait pressentie ; ma bouche la reconnaît… »

— Aimez-moi ! disait-elle, aimez-moi, je n’ai que vous au monde.

Il ne songeait pas à s’étonner, à lui répondre qu’elle avait un mari et un enfant, car en disant : « Je t’aime » à un être, on remet dans ses mains toutes les chances du bonheur et du malheur. La tristesse du deuil récent planait encore sur Étienne, mais il ne se révoltait plus. Sans projets, sans espoirs, il s’abandonnait à la certitude, et remords, doutes, angoisses, tout le mauvais rêve du passé s’évanouissait sous les lèvres de l’amante, « parce que, dit l’Écriture, l’amour est plus fort que la mort ».


IX


Quand Paul Vallier annonça qu’il allait partir pour une tournée de conférences, en Amérique, et qu’il serait absent trois mois, Jacqueline fut très émue.

« Je verrais Étienne, librement, songeait-elle, et puisque nous sommes décidés à rester amis, — rien qu’amis, — ma conscience sera en paix… Je ne veux pas tromper Paul que j’aime bien… Je ne veux pas mettre un grand remords dans ma vie, dans la vie d’Étienne… Je suis tout à fait sûre de moi… Alors… »

Elle éprouvait cependant un malaise moral indéfinissable.

Son désir de fidélité conjugale était sincère, car elle était trop jeune encore et trop naïve pour distinguer le trouble obscur des sens dans les émotions de la tendresse. L’âge de Chartrain et son caractère lui paraissaient fort rassurants. Parfois même, l’extrême réserve d’Étienne l’agaçait. Elle mettait une coquetterie enfantine à se faire adorer ou désirer par cet homme qui lui inspirait de la tendresse, du respect, et une sorte de crainte. Elle lui disait :

— N’est-ce pas que je suis laide ?… Vous me trouvez laide…

Étienne, tourmenté de scrupules, vit avec angoisse le prochain départ de Vallier. Il répugnait à jouer le vilain rôle du monsieur qui prend la femme d’un ami absent, et il le fit entendre à Jacqueline. Elle se fâcha tout net :

— Est-ce moi, dit-elle, qui ai décidé Paul à ce voyage ? Il en est ravi. Il ne me regrette pas. Dois-je, parce qu’il s’amuse en Amérique, renoncer aux seules douceurs vraies de ma vie ! Et d’ailleurs, me croyez-vous si faible, si facile, que je ne sache pas me garder moi-même et que je sois prête à tomber dans vos bras ? Vous n’avez pas d’estime pour moi, je le sens bien. Vous ne me ménagez guère. Vous êtes indifférent, aigre et dur…

— Quelle folie ! s’écria Chartrain. La vérité, c’est que je vous aime trop…

Elle pleura, il eut peur de la perdre tout à fait, et il fut lâche. Vallier partit.

Dans les premiers jours de sa solitude, Jacqueline regretta presque de n’avoir pas retenu son mari. Toutes les qualités de Paul lui apparaissaient dans les mirages de l’absence. Elle le trouvait bon, aimable et charmant.

« Que je serais méprisable de le trahir ! pensait-elle en s’endormant toute mélancolique dans le grand lit conjugal… Décidément Étienne a raison. Nous nous verrons le moins possible… »

Ils ne se virent pas de quelques jours, mais ils s’écrivirent d’interminables lettres, et bientôt Jacqueline devina l’ennui mortel qui accablait Chartrain. Vainement, il trompait son désir de la revoir en allant fréquemment chez tous ceux qui pouvaient lui parler d’elle, Quérannes, les Lachaume, madame Mathalis. Vainement, elle lui écrivait : « Travaillez. Courage ! Je pense à vous. » Ils avaient pris l’habitude impérieuse de causer cœur à cœur, d’échanger leurs idées et leurs projets. Les lettres leur semblaient trop courtes et trop froides et Jacqueline rêva aux moyens de rencontrer son ami.

Un matin, elle n’y tint plus. Elle choisit sa plus jolie toilette de printemps, heureuse de se voir jeune et belle, d’une fraîcheur de rose pâle qui seyait à la soie brune de sa chevelure, au cristal vert de ses yeux. Elle prévint la femme de chambre qu’elle ne rentrerait pas avant la soirée et, nouant les rubans d’une capeline fleurie, elle s’en alla rue Vauquelin.

Légère, elle monta d’un trait jusqu’au troisième étage. Elle reconnaissait avec plaisir l’escalier sombre, la porte enfoncée, le vieux cordon de sonnette à franges vertes.

Elle sonna doucement. Étienne vint ouvrir.

— Jacqueline !

Il était à demi vêtu, les cheveux en désordre, confus et ravi. Jacqueline le trouva charmant.

— C’est moi, ne me grondez pas… J’avais envie de vous voir.

Elle lui sauta au cou, comme une enfant, et il l’embrassa avec une ardeur d’amoureux sevré de baisers depuis deux semaines. La capeline fleurie était sur la table et Jacqueline, étreinte, par des bras avides, sentait sur sa joue, à travers la soie de la chemise lâche, la chaleur de la poitrine d’Étienne, le battement précipité de son cœur. Elle était ravie de le surprendre dans l’intimité, parmi le désordre de l’appartement où traînaient les vêtements et les livres. Elle s’amusait de l’embarras de Chartrain, confus de son costume, de ses pantoufles, de ses cheveux emmêlés.

— Je vous demande pardon. Je vais m’habiller.

— Tout à l’heure, dit-elle, en le forçant à s’asseoir. Que je vous regarde un peu… Vous rougissez ! Ça vous va très bien… Vous savez, je vous enlève. Je m’invite à déjeuner. Emmenez-moi à la campagne, voulez-vous ?

— Si je veux !…

Il passa dans la chambre voisine et s’habilla rapidement pendant qu’elle s’amusait à ouvrir les tiroirs, à feuilleter les livres, à taquiner le clavier du piano. Il lui semblait qu’elle était vraiment chez elle. Chartrain la surprit lisant un brouillon de vers inachevés qui traînait entre les feuillets d’une revue.

— Petite curieuse. Voulez-vous bien laisser cela !

— Jamais de la vie. Ah ! ah ! vous êtes encore poète à vos heures ? Laissez-moi lire. Ceci m’appartient de droit.

Et elle lut à demi-voix les vers qui étaient tombés de la plume d’Étienne, un soir d’ennui.

Je vous aime ce soir. Oui, plus grave et plus tendre,
Plus triste aussi, ce soir, mon cœur est plein de vous.
Je ne dois pas vous voir et je crois vous attendre,
Chère, et je veux poser mon front sur vos genoux.

Vos caressantes mains et vos lèvres légères
Ont rafraîchi souvent ce front lourd de souci.
Que faites-vous parmi les âmes étrangères ?
Vous m’oubliez là-bas, quand je vous pleure ici.

Dans mon logis sans fleurs, sans musique et sans flamme,
Je songe aux soirs déjà lointains, aux soirs joyeux
Où votre voix chanta si douce dans mon âme,
Où mes yeux chérissaient et redoutaient vos yeux…

— Laissez cela, Jacqueline. J’allumerai ma cigarette avec ces divagations…

— Venez les chercher, ces divagations, si vous l’osez, dit-elle en glissant le papier dans l’échancrure de son corsage.

— Vous mériteriez d’être prise au mot. Mais je ne ferais pas comme Louis XIII.

Ils se mirent à rire tous les deux et Jacqueline leva les bras au ciel.

— Grand Dieu ! que disons-nous là ? Voilà une journée qui commence bien… Allons rassemblez votre philosophie et votre sagesse, mettez votre chapeau et partons.

— Où voulez-vous aller ?

— N’importe où… Dans un endroit où il y a des arbres, où l’on ne trouve pas de Parisiens et où vous n’êtes pas allé avec… avec des femmes…

— Vous êtes donc jalouse ?

— Si je n’étais pas jalouse, je ne vous aimerais pas, fit-elle sincèrement. Dites, Étienne, vous avez aimé beaucoup de femmes ?

— Je n’ai aimé que vous. Ne parlons pas de mes vieilles erreurs.

Après maintes délibérations, ils prirent le train de Versailles. Ce n’était pas la première fois qu’ils sortaient ensemble, mais leurs promenades n’avaient jamais dépassé les faubourgs, le bois de Boulogne, les proches banlieues. Jacqueline s’était ingéniée à distraire Étienne de ses tristesses. Sans troubler son travail, elle ne perdait aucune occasion de le rencontrer, soit chez lui, soit dehors, soit chez des amis intimes… Ils avaient convenu d’abord de ne jamais reparler de leur passion. Mais comment échapper aux pièges de l’amour qui suscite les doutes pour favoriser les confidences ? Malgré lui, Étienne suivait Jacqueline dans cette voie de l’intimité où elle s’engageait hardiment. Puis le souvenir de rares baisers échangés avait tourmenté l’amoureux. Il n’avait pas résisté au plaisir d’appuyer sa bouche sur la chevelure parfumée, les paupières, la joue qu’on ne lui refusait pas. Son baiser, plus tendre chaque jour, n’hésitait qu’au coin des lèvres, à cette place qui semble le seuil de la volupté et que l’amour effleure en tremblant, avec un vertige d’abîme. Et c’était, entre des jours d’enchantement, des nuits troublées, des soirées amères, où la conscience de Chartrain se révoltait. Une jalousie indécise pointait déjà dans ses remords : « Jacqueline appartient à un autre. Elle ne m’appartiendra jamais. »

Cette pensée qui gâtait ses meilleures joies, Étienne la repoussait quand il se trouvait seul avec son amie. Par ce matin d’avril, quand le train, dépassant les talus pelés de Vaugirard longea l’aimable vallée de la Seine, les vertes lisières des bois de Meudon, il céda au bonheur de se sentir jeune, amoureux, et aimé. Jacqueline avait, ce jour-là, de contagieuses gaietés d’écolière en vacances, et sa robe de foulard bleu marine, sa capeline d’aïeule, ses bandeaux moirés, sa taille mince, évoquaient le souvenir des grisettes aux guinguettes d’Antony.

— Regardez donc, disait-elle en montrant un couple bourgeois monté à Clamart dans leur compartiment. Ces braves gens ne me croient pas mariée. Je représente pour eux le vice, l’irrégularité, le mystère, la bête à sept têtes de Babylone !

Et narguant l’air scandalisé de la dame qui tournait sur elle un œil rond de poule en détresse :

— Ah çà ! dites donc, Étienne, est-ce qu’ils ne vont pas bientôt s’en aller, ces Philistins-là ? Donnez-moi une cigarette, vous les verrez fuir.

— Mais vous allez nous faire mal juger.

— C’est cela qui m’est indifférent !

Et sans s’apercevoir que son compagnon n’était pas moins effaré que les intrus eux-mêmes, elle ajouta :

— C’est très drôle d’être prise pour ce que l’on n’est pas. Est-ce que je ressemble à la bonne petite dame qui fait des salamalecs dans mon salon ? Que dirait Moritz et Quérannes, s’ils me voyaient ? Ah ! mon pauvre Étienne, voilà les tristes conséquences d’une éducation négligée !

— Jacqueline ! Vous êtes un démon… On ne peut pas causer sérieusement avec vous.

Mais, tout en se fâchant, il ne pouvait s’empêcher de rire. Ah ! la divine folle ! Il subissait le charme de la jeunesse, si puissante sur les hommes mûrs. Il retrouvait l’ivresse de ses vingt-cinq ans. Elle pouvait plaisanter, faire et dire cent enfantillages, il était toujours content puisqu’elle voulait bien l’aimer. Jamais il n’avait rêvé l’amour d’une pareille créature, qui comprenait tout, s’intéressait à tout, ne s’étonnait de rien. Il se disait en frémissant qu’elle aurait pu rencontrer un débauché sans âme, et si vibrante, si curieuse, dépasser les autres femmes dans la perversité, comme elle les dépassait dans la tendresse. Comment pouvait-elle l’aimer, lui ?

Ils étaient si différents, séparés par tant d’obstacles. Et elle était venue à lui, bravement. Cette pensée l’attendrissait. Il était plein d’indulgence pour Jacqueline. Quand ils descendirent à Chaville, il était résolu à oublier son rôle de Mentor.

En quelques minutes, ils furent au cœur des bois, sur la grande voie royale du pavé de Meudon. Il était dix heures à peine. La tendre verdure des chênes, à peine dépliée, se découpait en dentelle sur le vaste ciel moiré d’argent. L’air sentait la terre et la sève, et dans les ornières creusées par les chariots, la pluie récente avait laissé des flaques qui brillaient sur la glaise brune comme les débris d’un miroir brisé. Des cavaliers passèrent, botte à botte, au galop de beaux chevaux ardents qui secouaient leurs mors, ouvrant leurs naseaux aux fraîches senteurs forestières. Un cantonnier traversa le chemin ; puis plus personne, le silence, le frémissement des branches, le gazouillis furtif d’un oiseau. Chartrain adora ce paysage, la jeunesse des bois, cadre charmant de la jeunesse de Jacqueline. Assis au pied des chênes, il laissa parler son cœur. Il contempla le ciel et la forêt dans l’eau pure des yeux de son amie, et les sentiments qui l’oppressaient s’exhalèrent dans un cri d’allégresse : « Que la vie est belle et bonne, que je suis heureux ! »

Ils déjeunèrent à Vélizy, sous une tonnelle couverte de chaume, dans le jardin d’une auberge bien connue des artistes parisiens. Ils burent un petit vin rosé qui illumina les prunelles de la jeune femme. L’isolement dans un lieu inconnu, le mystère de leur escapade, le déjeuner rustique, plaisir tout nouveau pour Jacqueline, rappelèrent à Chartrain le goûter de l’été précédent, à la Patte-d’Oie, et il égrena le chapelet des souvenirs.

— Ah ! ce jour-là, j’étais bien près de l’aveu… Vous me faisiez penser à l’Eva de Vigny. Vous marchiez au bord du chemin, sous le ciel d’or, une grande fleur au bout des doigts… Je n’espérais rien… Mais vous m’aviez regardé parfois d’une manière si étrange…

— Et moi, je pensais : « S’il ne m’aime pas, il m’aimera. »

— Vous rappelez-vous le dîner des Champs-Élysées ?

— Et ma première visite ?

— Dire que j’ai osé vous embrasser. Vous n’étiez pas fâchée ?

— Moi ? pas du tout, dit-elle en riant.

— Vous l’avouez ?

— Ah çà ! fit Jacqueline, mais je ne me crois pas déshonorée parce que je vous aime… puisque je ne peux pas faire autrement.

— Voilà ce que je ne puis comprendre, dit Chartrain en s’accoudant sur la table… Je ne suis ni jeune, ni beau, ni aimable…

— Vous êtes bête, aujourd’hui, mon pauvre Étienne.

— Plaisanter n’est pas répondre… Line, regardez-moi bien… Vous êtes bonne ; vous aimez à donner du bonheur ; vous êtes fine et curieuse. Vous vous êtes dit : « Que peut-il y avoir dans le cœur de ce taciturne qui ne rit jamais ? » La pitié, la curiosité vous ont abusée… Un jour, ma chérie, vous verrez le pauvre Chartrain comme il est. Vous penserez : « J’ai assez fait pour lui. Qu’il se débrouille !… » Et je serai affreusement malheureux.

— Vraiment ?… vraiment ?… dit-elle d’un air moqueur.

— Enfin, soyez sincère. Pourquoi m’aimez-vous ?

Elle murmura en regardant le soleil qui jouait dans les feuilles :

— Parce que je ne vous trouve ni vieux, ni laid, ni désagréable, quoi que vous en disiez… Je veux que vous soyez heureux, mais si quelque pitié s’est mêlée à mon amour, cet amour, Étienne, existait avant elle… Je vous aime parce que je vous crains… parce que… Est-ce que je sais ? Mais, si je ne vous aimais pas, supporterais-je vos lèvres sur ma joue ?

— Ils ne vous troublent donc pas, ces baisers ? dit-il en se rapprochant d’elle…

— Pas désagréablement… mais ils me troublent… Ah ! ils me coulent jusqu’au cœur… Ciel ! que me faites-vous dire là ! Vous voyez bien, monsieur, que ce vin rose m’a grisée… Allons nous promener dans les bois.

Ils repartirent, Étienne tout songeur, tout enfiévré de l’aveu net et naïf arraché à Jacqueline. Un sentier descendait au creux d’un vallon. Ils le suivirent et se reposèrent sur la pente où croissaient des bouleaux et de petits châtaigniers. En écartant les branches, madame Vallier eut un cri de plaisir.

— Étienne, voyez. Les jacinthes !

Elles fleurissaient dans l’herbe courte où les dernières violettes venaient de se flétrir, où rougiraient bientôt les premières petites fraises, égrenant au pied des arbrisseaux, entre les feuilles jaunes de l’an passé, leurs clochettes bleu de lin ou mauve pâle. Leur parfum pénétrant était plus fin dans le plein air, mêlé à l’arôme des herbes et des feuillages. C’était une surprise charmante que le printemps réservait aux amoureux, loin des sentiers plats, des routes battues où passent les paysans et les familles. Le ravin tout entier était couvert d’un tapis de fleurs violet tendre, délicieuses à voir, délicieuses à respirer, comme un coin de pays féerique, une petite Brocéliande entre Chaville et Meudon. Étienne s’assit sur un tertre. Jacqueline, à genoux, cueillait les jacinthes dont elle remplissait sa capeline, profonde comme un panier. Bientôt lasse, elle s’accouda, puis s’étendit, les bras repliés sous sa tête brune dans un mouvement qui dessina la ligne pure de son corps, la rondeur de sa gorge tendue comme une double coupe sous l’étoffe légère. Les paumes de ses mains gardaient l’odeur des fleurs écrasées. Un moment, elle sonda la profondeur du ciel, haut, disait-elle. à l’épouvanter. Les cimes des chênes tremblaient dans la lumière avec des tons d’or fauve ; le feuillage des bouleaux pâlissait jusqu’aux gris délicats de la perle et de l’argent. Mais Chartrain ne regardait ni les bouleaux, ni les chênes, ni l’immensité du ciel. Ses yeux couvraient Jacqueline d’une caresse hésitante… Il s’était rapproché d’elle. Entre les cils de la jeune femme, un regard filtrait encore. Soudain elle ferma les yeux et, à contempler ce visage aux paupières closes, aux lèvres entr’ouvertes par un sourire qui semblait un appel, un défi, une promesse et une menace tout ensemble, il sentit une angoisse aiguë se mêler au frisson du désir. Le sphinx féminin était là, sous ses yeux, voilant des apparences du sommeil et de l’ignorance l’énigme d’une pensée qu’il fallait deviner. Également effrayé de le fuir et de l’étreindre, Étienne connut cette timidité qui vient aux plus hardis quand ils pressentent l’évolution fatale de l’amour. Mais la bouche désirée souriait si près de la sienne !… Il fut vaincu. Il se pencha sur cette femme dont la forme divine émergeait du sol même, comme celle d’une nymphe de la terre, mal délivrée de ses liens de feuillage, la chevelure mêlée aux jacinthes bleues du nouveau printemps. Ses lèvres frôlèrent les bandeaux soyeux, les paupières, la joue moite et rose, la bouche qui s’ouvrit comme une fleur et rendit le baiser en le recevant. Un nuage passa sur le soleil et s’envola, laissant luire la lumière délivrée. Un train siffla, très loin. Un pinson, voletant de branche en branche, chanta un instant dans les bouleaux. Étienne et Jacqueline ne voyaient rien, n’entendaient rien… Une volupté périlleuse leur venait de la solitude, du silence, de l’air alourdi de parfums. Il prévit l’inévitable vertige et soudain il se releva, il passa sa main sur son front comme un dormeur qui s’éveille. Jacqueline, immobile et muette, souriait toujours.

— Jacqueline ! dit-il tout haut.

Elle tressaillit et rouvrit les yeux. Ils se regardèrent sans rien dire, jusqu’au fond de l’âme avec l’anxiété d’être trop bien compris. Puis Étienne proposa :

— Si nous marchions un peu ?… Il y a trop de fleurs ici, on y respire le malaise.

Elle pâlit un peu, comme si elle avait attendu d’autres paroles, un regard reconnaissant, une supplication peut-être, délicieuse à entendre, même quand on doit la repousser… Ils sortirent du ravin aux jacinthes, de cet Éden embaumé et fleuri, conseiller de volupté. Mais ils ne savaient plus ni causer ni sourire. Le trouble était entré dans leurs sens pour n’en plus sortir.

Dans l’avenue large et longue, ouverte à l’air vif, au vent salubre. Étienne prit le bras de Jacqueline et dit tendrement :

— Je suis bien heureux, ma chérie, et je vous aime… Mais ne recommençons pas. Je vous aimerais trop.

Elle répondit avec une gaieté factice et elle resta jusqu’au soir vaguement boudeuse et déconcertée, avec une petite rancune sur le cœur.


X


« Il ne faut rien accorder aux sens, dit la Julie de Rousseau, quand on veut leur refuser quelque chose. »

Chartrain ne pouvait plus renoncer aux privilèges lentement conquis et qui en appelaient d’autres, renoncer aux sourires de Jacqueline, à l’hésitante familiarité de son langage, à ses redoutables baisers. Il la voyait, rieuse et légère, ingénue encore, l’entraîner, lié de fleurs, vers l’abîme d’une faute qui révoltait sa raison et que son amour couvrait parfois d’une complaisante indulgence. La jeune femme vantait le platonisme avec une sincérité démentie par la langueur de ses yeux, l’énervement de son rire, ses docilités d’amoureuse, souple et pliante au bras d’Étienne. Paul n’était plus là pour rappeler par sa présence les vœux perpétuels du mariage, le droit sacré de l’amitié. La maternité de Jacqueline n’était pas assez passionnée pour devenir un dérivatif à l’amour. Elle ne luttait plus, déjà. Ses résistances n’étaient plus que les réflexes de l’habitude, car elle était incapable d’une comédie préméditée. Mais si elle s’abusait elle-même, Chartrain fut plus clairvoyant.

Ils entrèrent dans l’orage. Chaque entrevue les laissa plus vibrants, plus affolés, épris jusqu’à la souffrance. La saison même était complice. Mai déchaînait l’amour dans la nature, à l’apogée d’un printemps ardent comme un été, débordant de floraisons, de chants d’oiseaux, d’ivresse éparse sur les choses. Sous les pluies chaudes, par les matins bleus, par les après-midi éclatants ou gris, rayonna la jeune splendeur des lilas, des narcisses, des anémones. Les nouvelles roses allaient fleurir. Pétales de soie fripés comme des robes, pudeur des petites feuilles repliées sur la virginité des calices, cœurs vermeils ouverts au caprice ailé des papillons, insolence des pivoines étalées en courtisanes, naïveté des boutons, âmes multiples du parfum toutes frémissantes sur la chair des fleurs, la fête de l’amour végétal multipliait dans les forêts et les parterres les conseils embaumés de l’éternelle tentation. Les nuits lourdes oppressaient les vierges. Les soirs trop beaux suscitaient les larmes des veuves. Les époux retrouvaient l’émoi nuptial, et la rancœur des trahisons anciennes montait en fiel plus âcre aux lèvres des abandonnés. Les couples se choisissaient pour un jour, pour un mois, pour la vie — pour un rapide hymen d’éphémères ou pour l’œuvre patiente du nid. Nul n’échappait à la fascination du printemps, et les rochers mêmes se fendaient aux premiers soleils, brisés par le tenace effort des racines vers le sol, des tiges vers la lumière.

Jacqueline ne devait jamais les oublier, ces journées uniques dans la vie d’une femme, uniques dans l’histoire même d’une passion, où elle marchait par les rues ensoleillées, tout émue de la joie du renouveau… Elle entrait dans l’inconnu avec terreur et délices — avec plus de délices que de terreur, — et tout en suivant les allées du Luxembourg, chargée de giroflées, d’iris, de boules de neige, elle savourait par avance la petite crainte du rendez-vous, le mystère qui peut-être allait se dévoiler, les paroles décisives qui seraient peut-être dites.

Oh ! l’ombre de l’escalier, l’odeur de la vieille maison, l’usure des marches, les souvenirs évoqués par chaque halte peureuse sur le palier, le cordon usé à franges vertes, la voix de la clochette, qui tant de fois, remua les cœurs ! Et le premier regard, l’étreinte, le baiser sur le divan, la blanche lumière de la haute fenêtre, les partitions ouvertes sur le piano, la grande écriture d’Étienne sur la page commencée ! Et la chambre aperçue dans le demi-jour, la chambre au lit voilé, aux fenêtres voilées, la chambre qui les épouvante encore et dont ils n’ont jamais franchi le seuil…

Vainement Étienne prolongeait la lutte. Vainement il tentait de mettre entre eux Paul, l’enfant, le passé, les spectres des malheurs possibles. Le cynisme ingénu de Jacqueline l’étonnait parfois.

Est-ce une tâche possible à un amant de refaire l’éducation morale d’une femme de vingt-six ans, belle, amoureuse, qui interrompt les reproches avec des rires et des baisers ? Chartrain sentait que son autorité d’ami s’atténuait un peu depuis que les premières caresses avaient révélé à Jacqueline son pouvoir d’amante. Il n’avait plus le courage de discuter avec elle. Il fléchissait.

Parfois, après le départ de Jacqueline, un journal tombait sous ses yeux et le nom de Paul Vallier, au bas d’un article, retenait son regard, grandissait en lettres démesurées jusqu’à l’obsession. D’autres soirs, le souvenir de Paul s’effaçait, s’éloignait. Le présent comblait l’horizon. Jacqueline, ces jours-là, avait revêtu la fatale beauté de la tentatrice. Étienne évoquait une forme trahie par les vêtements, des yeux beaux à brûler le cœur, des nuances indéfinissables du teint, la grâce nouvelle d’un pli de chevelure, des expressions confuses, ironie, tendresse, anxiété. Il se surprenait à parler haut dans le silence, à crier : « Je la veux, je l’aurai », en maître sûr de sa force, qui ne discute plus son droit. Le dénouement apparaissait alors tout proche, mais Étienne ne l’acceptait pas sans effroi.

Il était sûr de la sincérité de Jacqueline. Il l’avait vue sincère dans la douleur, sincère dans la tendresse, sincère dans sa naïve amoralité. Mais il redoutait la brusque réaction, le sursaut douloureux d’un être délicat, réveillé de son rêve par une réalité brusque. Enfin, il ne voulait pas triompher par surprise. S’il devait posséder Jacqueline, que ce fût au moins dans un entier consentement. Tomber par hasard, sous l’influence d’un jour d’orage, sous les suggestions d’une lecture ou d’une harmonie, dans les guets-apens que dresse le désir à toutes les avenues de nos pensées, quelle banale et misérable chose !

« Oui, pensait Étienne, pendant les longues insomnies de ce mois terrible et délicieux, si nous devons céder à la fatalité éternelle de l’amour, sachons la reconnaître et l’accepter, sans sophismes, sans hypocrites excuses. Des excuses ! Nous n’en avons pas d’autres que la force même de cette fatalité. Ah ! si Jacqueline me disait : — Je suis à vous. Librement, consciemment, pour la vie et la mort, dans les larmes et les baisers, dans les remords mêmes d’un crime dont nous ne nous innocentons pas, à jamais je me donne… Mais quelle femme ose dire cela ? »


Jacqueline, installée à Meudon depuis quelques jours, multipliait les prétextes de voyages. Elle se plaignait maintenant de la nécessité de quitter Chartrain. Les fins de rendez-vous traînaient en atermoiements, en regrets, en reproches à la destinée… Elle arrivait chez Étienne à toute heure, soupçonneuse, inquiète, émue par des doutes vagues. Elle demandait :

— Dites-moi la vérité, Étienne… N’avez-vous aimé personne comme vous m’aimez ?

Il sentait dans sa voix, dans la nervosité de son geste, dans l’angoisse de ses yeux, la fièvre menaçante, la jalousie — si douce au cœur de l’amant quand ce cœur est resté fidèle. Jalouse ! Jacqueline n’avait aucune raison d’être jalouse. Mais elle était trop intelligente pour n’être pas instruite par sa propre histoire. La légende de l’intempérance masculine la dominait. Elle tremblait en s’avouant qu’elle imposait à Chartrain une fidélité impossible et invraisemblable… D’autres femmes avaient donné à Étienne la plénitude des sensations qu’elle lui refuserait toujours. Elle en était attristée et humiliée dans son orgueil d’amoureuse. Le jour où, pressé de questions, il raconta son aventure avec Jeanne Hermenthal, ce fut une crise de larmes, une explosion de colère, de rancune, de chagrin, bizarrement mêlés.

— Folle que vous êtes. Cette femme n’a laissé aucune trace dans ma vie, vous le voyez bien.

— Vous l’avez aimée plus que vous ne croyez, peut-être… Si vous la retrouviez maintenant…

— Mais je ne cherche pas à la revoir. Elle m’est tout à fait indifférente.

Jacqueline restait songeuse, et tout à coup :

— Jurez-moi que vous serez sincère. Je vais vous poser une question.

— Cher petit magistrat, cher petit commissaire de police, je suis prêt à jurer tout ce qu’il vous plaira.

Elle lui demandait alors, avec une anxiété que Chartrain trouvait puérile et dont il était touché parfois :

— N’est-ce pas, cette Jeanne… elle était beaucoup plus jolie que moi ?

— Enfant ! Vous êtes cent fois plus belle, puisque je vous aime.

— Vous ne répondez pas.

— Puis-je répondre autrement ? Je ne suis pas bon juge, moi. Je ne sais si vous êtes belle : je sais que je vous aime.

Le lendemain, Jacqueline reprenait :

— Quel âge avait-elle, votre Jeanne, au temps de vos amours ?

— Dame !… je ne sais guère… j’ai oublié… Trente-deux ans environ…

— Et cela se passait ?

— Il y a huit ans, huit siècles.

— Alors, elle a quarante ans maintenant. Elle doit être vieille, fanée, flétrie à faire peur…

Étienne riait de ce triomphe féroce de la jeunesse.

— Méchante ! Vous la détestez donc bien ?

— Ah ! disait Jacqueline en prenant la tête d’Étienne entre ses mains, elle a baisé ces yeux, ces cheveux, cette bouche… Vous l’avez aimée… Comment pourrais-je ne pas la haïr ?

Il lui fermait la bouche avec des baisers. Elle se débattait, sérieuse, irritée :

— Laissez-moi dire… Je veux que vous m’entendiez… Je hais toutes les femmes que vous avez aimées, possédées, désirées… Et je hais celle-là, parce qu’elle a été pour vous ce que je ne serai jamais.

— Vous êtes l’incomparable amie.

— Quel homme hésiterait à préférer une maitresse ordinaire à une amie incomparable ? Votre brutalité, votre sensualité…

— Votre… votre… Vous ne parlez pas pour moi, je pense. Quelle petite créature injuste vous êtes.

Elle appuyait sa tête câline sur l’épaule de Chartrain.

— Étienne, ami chéri, me serez-vous fidèle ?

— Toujours.

— Toujours ? Ah ! ne me trahissez pas.

— Que feriez-vous ?

— J’aurais le malheur de vous trouver des excuses et je vous pardonnerais… peut-être.

— Mon amour, vous êtes tout l’univers pour moi. Je vous adore.

Et les petites querelles se terminaient par des baisers, par des serments qui laissaient Jacqueline plus fiévreuse, Étienne plus inquiet.


XI


Madame Aubryot étant venue s’établir à Meudon, Jacqueline dut forcément restreindre ses visites. Étienne s’en plaignit bientôt. Il était dégoûté du travail, nerveux, tourmenté, ne supportant plus la surexcitation de la musique. Jacqueline imagina des stratagèmes nouveaux.

Quand elle n’avait pu s’échapper pendant deux ou trois jours, quand les lettres d’Étienne devenaient trop impérieuses, elle lui donnait rendez-vous, le soir, sur la terrasse de Bellevue. Tout dormait dans la villa. Jacqueline, demi-vêtue sous son manteau, sortait sans bruit par la petite porte du jardin. Elle remontait l’avenue Jacqueminot, le cœur battant. Le frôlement de sa robe sur les graviers lui donnait des sursauts affolés, la terreur d’être suivie dans cette fuite secrète. Elle s’engageait enfin sous l’énorme voûte des tilleuls centenaires. Étienne l’attendait sur un banc. Dans la nuit que l’arceau des branches faisait plus noire, il recevait la jeune femme entre ses bras. Et c’était deux heures de causeries balbutiées, bouche à bouche, deux heures où ils concentraient l’impatience, la folie de trois jours, deux heures que le silence, la solitude, la séparation inévitable, rapprochée à chaque minute, remplissaient de sensations aiguës, de douloureuses délices. Jacqueline enfin s’éloignait, elle regagnait sa chambre, toute brisée, dans une exaltation d’amour qui se dissipait en pleurs… Par la fenêtre ouverte, elle voyait, dans la vallée immense, confuse comme la mer, l’illumination formidable de Paris, flambant chaque soir, le reflet des lumières dans la Seine, loin, loin… Elle appelait Étienne, alors, elle défaillait de tendresse, de désir vague et inassouvi, pendant que les clochettes d’argent des crapauds tintaient dans l’humidité des jardins, comme une plainte cristalline.

Madame Mathalis annonça l’intention de réunir ses amis une dernière fois avant son départ pour la campagne. Jacqueline promit volontiers son concours de musicienne, car cette soirée, attendue avec joie, lui faisait espérer un double succès. Très préoccupée d’éblouir Étienne, elle eut avec Suzanne et Moritz de mystérieuses conférences et perdit des journées entières dans les magasins.

Étienne s’irrita d’être quasi abandonné.

— Ne vous plaignez pas trop, lui dit-elle. Je vous réserve une compensation… Oui, je prétexterai une invitation de Suzanne et je viendrai passer une grande journée avec vous. Maman ne s’occupe guère de ce que je fais. Elle promène mon fils dans toutes les villas qu’elle connaît, entre Meudon et Versailles. Elle me le ramène chaque soir avec une indigestion.

— Et vous, Jacqueline, quand vous occupez-vous de votre fils ?

— Quand je peux… pas souvent, je l’avoue… Mais il n’a pas besoin de moi… Maman le gâte… Elle le pourrit. Elle va l’emmener à Fontainebleau pendant un mois et je prévois qu’il reviendra tout à fait épouvantable.

— Line, ne négligez pas cet enfant à cause de moi.

— Je ne le néglige ni plus ni moins que d’habitude. J’aurai bien le temps de le morigéner quand Paul sera de retour. Vous me grondez. C’est bien. Je ne viendrai pas jeudi.

— Oh ! Jacqueline, vous ne me ferez pas ce chagrin-là.

Elle vint comme elle l’avait promis. Étienne parla d’aller déjeuner à la campagne, mais Jacqueline avait un projet :

— Écoutez, je dois dîner chez Suzanne. Vous allez m’emmener dans un faubourg, dans un endroit drôle, très peuplé, pas chic du tout… Nous serons assurés de n’y rencontrer personne. Je peux voir le vilain Paris, Aubervilliers, la Villette, les Buttes-Chaumont.

— Allons, dit-il.

Une voiture les déposa sur le boulevard de la Chapelle. Jacqueline désira marcher. Un ciel tourmenté, bleu et blanc, un magnifique ciel à la Véronèse promettait une journée ensoleillée et lourde, un couchant orageux. Jamais Étienne n’avait vu Jacqueline plus jolie, plus éprise. Dans cette même robe qu’elle portait à Vélizy, avec sa capeline, sa démarche envolée, sa taille de jeune fille, elle faisait sourire les maçons blancs de plâtre assis à la porte des cabarets. Tout le long de la populeuse rue de Flandre, sa grâce désarma les commères, facilement malveillantes pour les « aristos » égarés dans ces parages. Ceux-là, c’étaient des amoureux, ça se voyait bien, et les ouvriers parisiens, race blagueuse et sentimentale, ne se gênaient pas pour le dire tout haut, d’un air bon enfant.

Chartrain révéla à Jacqueline les quartiers étranges qui précèdent la banlieue de Pantin, les larges rues grouillantes et mornes tout ensemble, où passent sans cesse des enterrements pauvres allant au cimetière, des convois de bestiaux allant aux abattoirs. Jacqueline s’apitoya sur les grands bœufs stupides et doux, sur la horde des moutons sales marqués de rouge pour la Saint-Barthélémy des bouchers. Étienne lui fit remarquer alors les marmailles déguenillées, les adolescents scrofuleux, les pâles fillettes anémiques, les femmes sans âge, alourdies par la grossesse, n’ayant plus de leur sexe que les pénibles fonctions. Il émut le cœur de la femme élégante, cultivée avec amour par une civilisation qui réserve au petit nombre son idolâtrie et ses raffinements. Il parla des indulgences auxquelles la misère et l’ignorance ont droit. Et madame Vallier n’osa plus rire… Étienne fut éloquent parce qu’il mettait dans ses paroles toute la bonté de son cœur, toute la véhémence d’un esprit généreux et la belle poésie des chimères de sa jeunesse. Il vit sa compagne attendrie le regarder en silence, d’un œil infiniment doux.

— Pardonnez-moi, dit-elle. J’ai été sotte. Ces pauvres gens m’effrayeront peut-être encore, mais ils ne me dégoûteront plus. Étienne, si vous étiez l’homme que vous êtes, sous la blouse d’un charpentier ou d’un maçon, je vous aurais reconnu… Je vous aurais aimé…

Elle regardait autour d’elle ces hommes et ces femmes qu’elle considérait jadis comme d’une espèce inférieure, piteux, lamentables ou inquiétants. Elle tâchait de les voir, à travers les paroles d’Étienne, avec leurs frustes sentiments de résignés, leur héroïsme de révoltés, leur sombre mystère de parias condamnés avant de naître. Que de forces peut-être, que de beauté, que de génie perdus ! Elle ignorait tout cela, cet océan populaire dont les houles berçaient la petite coquille de son luxe, le petit nid de sa vie heureuse. Elle avait vécu en inconsciente, en égoïste petite fille… Comme Étienne savait parler à son cœur, l’élargir, l’illuminer !… Elle eût voulu que leur amour, traversant l’enfer des cités ouvrières, s’y répandit en lumière, en miraculeux bienfaits.

« Je dirai tout cela à mon fils, quand il sera un homme », pensait-elle.

Et elle ajoutait :

— Qui donc égale mon Étienne ?… Avec lui, que n’aurai-je pas fait ?

Ils entrèrent pour déjeuner au restaurant des Buttes-Chaumont. On les servit dans un salon tout en vitrage qui dominait le parc déclinant, étageant ses verdures, ses allées tournantes. Devant eux, le panorama de Paris s’étendant jusqu’à la ligne ondulée de l’horizon, jusqu’aux lointaines collines bleues qu’Étienne nommait à son amie. Une brume pesait sur la ville, et les monuments émergeaient comme des vaisseaux à l’ancre sur la mer pétrifiée des toits. Des nuages filaient, laissant traîner de grandes ombres qui couvraient parfois tout un côté de la cité. Le vent les emportait. Le ciel balayé resplendissait ; puis, de nouvelles armées de vapeurs s’avançaient de l’ouest à l’est, et l’aspect du paysage changeait à chaque minute.

— Voyez, dit Jacqueline en souriant, tout le monde me prend pour votre femme… Si nous ne nous disions pas vous

Elle hésita. Étienne devina sa pensée.

— Nous avons cette superstition du vous, encore dit-il… Mais combien c’est étrange d’employer l’un et l’autre ces formes cérémonieuses du langage, quand on s’aime comme nous nous aimons, quand on a donné et reçu mille baisers.

Jacqueline était rouge comme les fraises qu’elle mangeait du bout des doigts…

— Si j’osais !…

— Oh ! fit-il, ce serait une joie de toutes les minutes… Allons, commencez…

— Commencez, vous !… Personne ne nous entend…

Il n’osait pas plus qu’elle et cette timidité les fit rire… Enfin, elle se pencha et sans le regarder :

— Donne-moi des fraises, veux-tu ?

— Et toi, donne-moi le sucre !

Ils rirent encore, de ces pauvres phrases bêtes qui inauguraient l’intimité nouvelle, le délicieux tutoiement. Puis ils s’enhardirent si bien qu’ils parlaient pour ne rien dire, mêlant les vous et les tu… Cette syllabe mystérieuse, merveilleuse, effrayante, caressait leurs lèvres comme un baiser… « Veux-tu ? vois-tu ?… m’aimes-tu ?… Je t’aime, toi !… « Quel délice de prononcer ces mots ! Il leur semblait qu’ils parlaient une autre langue, un idiome d’amour, inventé par eux, pour eux seuls.

Dans le salon voisin, un piano criard résonnait. Une noce dansait après le déjeuner dînatoire, avant la classique promenade au bois de Boulogne. La mariée, rouge sous une couronne trop grosse, rattrapait tant bien que mal, dans les quadrilles, sa traîne de cachemire blanc. Il y avait des demoiselles montées en graine, plates sous les draperies des corsages bleu ciel, avec des chapeaux de paille où fleurissaient des marguerites ; de petites filles, frisées du matin, dont les yeux se fermaient d’ennui, à voir tourner les grandes personnes ; des parents de province en redingotes courtes, en coiffes, en châles français. La gaieté des garçons d’honneur s’échappait en plaisanteries salées, pendant que les hommes cramoisis et graves se démenaient au billard. Par moments, le piano jouait un air connu d’une chansonnette à la mode, et toute la société, en chœur, reprenait :

         Ah ! ah ! ah !

ce qui paraissait à tout le monde extrêmement spirituel.

En toute autre circonstance, Jacqueline eût raillé ces ridicules étalés dans l’abandon d’un jour de liesse ; mais elle commençait à sentir que toute la vie n’est pas faite de beauté, d’art, de sentiments rares, de rares sensations. Bienveillante, elle regardait ces inconnus, si fiers de leur humble plaisir. La mariée, sanglée dans son corset, les cheveux brûlés par le fer, heureuse de cette royauté d’un jour que la coutume accorde aux plus humbles, lui inspirait une fraternelle pitié.

Pauvre fille !… Elle croyait posséder l’idéal dans la personne de ce grand garçon blême qui avait des sourires de gantier. Jacqueline lui souhaita le bonheur du fond de l’âme. Puis, ingénument, elle se réjouit d’être Jacqueline Vallier, et de le goûter, ce bonheur, avec des nuances et des poésies que la mariée des Buttes-Chaumont ignorerait toujours. Elle admira celui qu’elle avait élu, cet Étienne — son Étienne ! — celui qui la dominait par le timbre de sa voix autant que par le sens de ses paroles, par le pouvoir mystérieux qui réside dans la forme d’un profil, le bleu des prunelles, le reflet d’une chevelure et cette petite ligne de la bouche qui fait les grands amours.

L’après-midi passa. Étienne et Jacqueline se sentirent vraiment cœur à cœur. Aucun mot malheureux ne fut prononcé ; aucun incident n’apporta de trouble. Chartrain rêva qu’il promenait par les faubourgs hospitaliers, non pas une amie, non pas une maîtresse, mais une épouse, une compagne docile et tendre, dont l’âme s’était modelée sur la sienne, depuis longtemps, depuis toujours. Il rêva un avenir où toutes les aspérités de leurs caractères s’aplaniraient pour permettre le contact étroit ; où ils n’auraient qu’une même pensée, qu’un même vœu, qu’un même regard sur la vie, qu’une même émotion dans l’amour… Tout était beau, tout était possible. Tous les miracles devaient s’accomplir.

Quand il se trouva seul devant une table de restaurant, les calmes joies de la journée fermentèrent dans son cœur jusqu’à l’ivresse. Le bonheur l’oppressa et le désir, l’impérieux besoin de revoir Jacqueline. Elle avait promis de rentrer de bonne heure. La nuit tombait à peine et déjà Étienne était rue Michelet, cherchant le signal convenu, le ruban noué au balcon du quatrième. Le vent jouait avec le nœud de soie rouge qui signifiait : « Je suis là. Je t’attends. Viens ! » Et derrière le tulle des rideaux, Étienne imagina Jacqueline impatiente. Il monta, contre toute prudence. Elle se jeta dans ses bras.

— Je vous attendais… Ah ! mon ami, quel dîner interminable ! Suzanne est bien charmante, mais je lui en voulais de me retenir. Enfin, un monsieur est arrivé, heureusement, un artiste, je crois, assez beau garçon et que cette sournoise de Suzanne semble aimer beaucoup. Je les ai laissés en tête à tête et ils ont paru enchantés.

— Souhaitons-leur beaucoup de bonheur !

— Autant qu’à nous,

— Autant ? Ah ! ce n’est pas possible !

— Vous êtes donc bien heureux ? dit-elle.

— Regardez-moi !… Je suis accablé, anéanti de bonheur… Cette journée restera dans mes souvenirs comme la plus belle, la meilleure que j’aie passée avec vous… Ma chérie, que vous étiez docile et douce ! Que vous m’aimiez !… Ah ! ne soyez pas jalouse du passé ! Jamais je n’ai aimé, jamais je n’ai vécu… Tout commence !

Elle se laissa glisser sur un coussin, levant vers Étienne un visage ébloui d’amour…

— Répétez cela… Répétez que vous êtes heureux !… Vous me feriez aller au bout du monde… Vous êtes un enchanteur, vous êtes un magicien… Et si fort toujours, si maître de vous !

— Vous croyez ? Mais pensez donc à votre jeunesse ! Quelle tentation !… C’est vous qui êtes la séductrice, la petite Circé. Ah ! ne plus vous voir, renoncer à vous, à vos yeux, à votre bouche, à votre âme, ce serait au-dessus de mes forces… Je suis entraîné, roulé comme une branche dans un torrent… Jacqueline, ma Jacqueline !…

D’un souple mouvement, dressée sur les genoux, elle offrait son front aux baisers d’Étienne. Il la sentit à peine vêtue dans le peignoir de laine blanche et l’odeur d’iris qui émanait d’elle, la tiédeur révélée d’un corps charmant lui rendirent l’ivresse du premier baiser, sur le lit parfumé des jacinthes. Rieuse sous ses bandeaux dénoués, elle appuyait aux genoux d’Étienne ses bras croisés, ses seins délicats, dans la pose d’une chimère interrogatrice… Derrière elle, la fenêtre ouvrait un grand carré de lumière pâle où l’on voyait s’allumer les étoiles, dans le ciel assombri…

Mais l’ardeur de l’amant, éveillée par l’amoureuse attitude de la jeune femme, se fondit en grave douceur, quand la tête de Jacqueline se reposa enfin sur son épaule. Ils restèrent longtemps sans parler, si longtemps que Chartrain put croire Jacqueline endormie sur son cœur, dans sa pose confiante, dans un abandon d’enfant. Heure délicieuse ! Le paroxysme de la tendresse abolissait dans leurs âmes toute émotion de volupté. Ils trouvaient dans leur étreinte immobile, sans même unir leurs lèvres, la plénitude d’un hymen… Il parla, enfin, d’une voix étrangement brisée, d’une voix qui semblait venir des profondeurs de son être, avec un timbre nouveau… Et tout disparaissait, tout s’évanouissait en eux, autour d’eux, le décor, l’heure, le passé, l’avenir, tout ce qui n’était pas l’amour et la minute présente et l’éternité qu’elle contenait… « Tu es à moi ! — Je t’appartiens !… » Et tout à coup la certitude de la possession proche, le poids d’une félicité trop lourde pour de pauvres cœurs mortels donnèrent à leur joie l’accent même du désespoir, la mélancolie, la stupeur, les larmes. Elles coulaient, ces larmes de l’amour éperdu et religieux, ces douces, ces ferventes larmes, des yeux de Chartrain sur les cheveux de Jacqueline et des yeux de Jacqueline sur la poitrine de Chartrain. Elle était à lui. Aucun pouvoir humain n’aurait pu la lui reprendre. Mais, par cette nuit enchantée, l’appel des sens ne troublait pas l’hymne tendre de leurs cœurs ; il s’y mêlait, il s’y perdait, il achevait l’harmonie. Le silence régna, et les ténèbres. Étienne et Jacqueline murmuraient des paroles de songe. Bientôt, ils ne parlèrent plus. Leurs bouches s’étaient jointes dans un baiser qui les enivra d’une ivresse confuse comme la nuit, infinie comme elle, qu’un même cri traversa :

— Mourir…

Éternel vœu des âmes comblées que l’excès de leur félicité accable et penche vers le néant. Étienne attirait Jacqueline. Elle tressaillit. Elle ouvrit ses yeux hallucinés sur les meubles émergeant de l’ombre, les objets qui racontaient sa vie de chaque jour. Elle murmura la suprême prière :

— Oh ! pas encore… pas ici…

Et dans ce refus que l’amant respecta, elle renouvelait sa promesse, elle ratifiait son consentement.


XII


« Étienne, je serai demain à Paris. Ma mère me charge de quelques emplettes qui me donneront, enfin, l’occasion de vous voir… Ah ! mon bien-aimé, il est temps qu’il cesse, ce supplice de la séparation que vos lettres mêmes, vos chères lettres, ne peuvent qu’adoucir. Depuis quatre jours, mon âme est absente. Je vis comme en rêve. Étienne, il faut que je vous revoie… Je meurs d’impatience, d’ennui, d’amour.

» Par quelle fatalité l’indisposition de ma mère m’a-t-elle retenue ici, au lendemain de cette journée inoubliable, de cette soirée, où vraiment, ma chère âme, nous avons été l’univers entier à nous deux ? Vous demandez : — La recommencerons-nous jamais, la douce promenade ? Tant de hasards peuvent nous séparer. Les amis, les parents, même deviendront autant d’ennemis si nous sommes découverts. Et vous-même, êtes-vous sûre de votre cœur ? Acceptez-vous bien librement les remords, les angoisses, les dangers possibles ? Ne regretterez-vous jamais le consentement arraché dans une heure d’émotion suprême et qui vous a promise à moi ?…

» Cher Étienne, oubliez ce souci. Que rien n’existe pour nous, hormis nous-mêmes. J’ai réfléchi depuis quatre jours. J’ai pu mesurer ma faute et ma responsabilité. J’ai interrogé mon cœur. Il m’a répondu par le même cri de tendresse. Ah ! je ne cède pas à l’entraînement des sens, aux suggestions d’une imagination romanesque. En apprenant tout, je n’ai rien oublié. Je sais regarder la réalité en face et me jurer à moi-même que rien ne sera changé dans ma vie, que l’amour nouveau, l’amour éternel et les devoirs qu’il me crée, n’aboliront ni les affections anciennes, ni les devoirs antérieurs. Je vous le dis, mon bien-aimé, avec une mélancolie qui n’est pas un regret ; il me serait impossible de renoncer à Paul, à Jo, qui m’aiment tant, et que j’aime et que J’aimerai toujours… Qu’ils ne souffrent jamais de notre faute ! Vous ne le voudriez pas, vous, si bon… Et je sais que vous les aimez, que leur malheur empoisonnerait votre joie, que vous vous effaceriez devant eux, si la nécessité m’imposait un choix… Ah ! je ne puis supporter cette pensée sans que tout se déchire dans mon triste cœur, cœur d’amie fraternelle, cœur de mère, cœur d’amante. Et pourtant, Étienne, je suis à vous. Je me donne par ma libre volonté, acceptant l’avenir quel qu’il soit, le bonheur, le malheur, la mort même. Je ne me reprendrai jamais, ami chéri. Certes, il est beau d’être héroïque, et vous l’avez été longtemps. Ne me méprisez pas de ne point savoir l’être. Je sais mieux sentir que raisonner. Je sais aimer, surtout. Vous l’avez vu, depuis tant de mois d’intimité affectueuse, je puis mettre dans la folie de la passion assez de dévouement et de tendresse pour l’élever au-dessus d’un vulgaire amour. Près de vous, dans l’admiration fanatique que je vous ai vouée, j’ai appris que la médiocrité des sentiments nous est défendue et que notre amour doit être infini, admirable, ou n’être pas… Vous ne m’avez pas séduite, cher bien-aimé. Je suis venue à vous comme on va vers la lumière, vers le bonheur, vers la beauté. J’ai incarné en vous mon amour des plus nobles choses, et c’est avec le meilleur de mon âme que j’ai commencé de vous aimer. Pouvions-nous échapper à la loi qui condamne à s’unir ceux qui s’aiment, et consentir à ne point mettre tout l’amour dans l’amour ? Je ne sais ce qui fût advenu si j’étais autre, si mon âme s’était trempée comme la vôtre dans l’habitude du sacrifice et la pratique du devoir. Il me semble que vous ne pouviez me résister et que je ne pouvais lutter contre moi-même. Prenez-moi donc telle que je suis, et que la grandeur de notre passion, que votre sincérité, que ma fidélité nous soient une espèce d’excuse. Il faut que vous soyez heureux, après les années de solitude et de détresse, en vous réjouissant enfin d’avoir vécu. Votre pauvre Line sera tout ce que vous voudrez, sœur, amie, maîtresse, tout ce qu’une femme peut être pour un homme. Elle revendique la responsabilité de ses actes, comme elle en revendiquerait, à elle seule, le châtiment… Mais ne pensons pas à l’avenir. Le présent nous appartient. Je vous aime et je vous verrai demain.

» JACQUELINE. »


Jacqueline resta pensive, le front dans ses mains, relisant cette lettre qui trahissait, en les conciliant presque, des sentiments contraires… Puis elle mit un baiser sur le papier qu’allaient toucher les doigts d’Étienne et écrivit l’adresse sans trembler… Par la fenêtre du salon elle apercevait madame Aubryot, assise sur la pelouse près de Jo qui dressait les arceaux d’un crocket. Grave, elle contempla ces deux êtres si chers, plaçant au milieu d’eux, par la pensée, celui qui ne lui était pas moins cher, malgré l’absence, les malentendus, la trahison. Paul ! que faisait-il à cette heure… ? Elle le vit, roulant dans un car américain, avec ses camarades français ; elle revit ses yeux clairs, sa moustache brune, son bel air de loyauté et de gaieté — et une immense tristesse déferla dans son âme. Ce n’était pas le remords, ce n’était pas le regret, c’était l’abattement d’un cœur impuissant à modifier sa destinée, c’était l’émotion qui saisit à la veille des actes irréparables… Elle ne se trouvait pas d’excuses et ne s’en cherchait pas ; elle ne ressentait même pas cette nette sensation de crime qui hante les femmes soumises à la morale religieuse, à l’influence des traditions et des préjugés. Mais elle ne pouvait retenir ses larmes, comme sur le cercueil d’un mort chéri, l’ancien, l’éphémère et charmant amour des fiançailles. Elle pensait : « J’aime Paul comme une sœur, comme la meilleure des amies. Il ne souffrira jamais. Il ne soupçonnera rien. » Un mot tintait le glas dans son âme : « C’est fini ! c’est fini ! »

Ses yeux se reportèrent sur sa mère, sur cette jolie femme à cheveux blancs, si gaie, si optimiste, si frivole, qui l’avait tenue tout enfant dans ses bras et s’était si vite désintéressée d’elle. Madame Aubryot, vertueuse sans effort, incapable de sentiments profonds, comprendrait-elle le cœur tourmenté de Jacqueline ? Pas plus qu’elle n’eût excusé sa faiblesse, ni admis son amour pour Chartrain. Son code moral se composait de deux axiomes : « Ne pas s’ennuyer ; ne pas se compromettre. » Jacqueline ne reportait nullement sur sa mère la responsabilité du drame de sa vie. Elle la revendiquait obstinément, méprisant l’excuse de l’éducation, du milieu, de la négligence de Paul, incapable de discerner la nuance qui existe entre surveiller une femme et veiller sur elle.

Elle arrêta enfin sa pensée sur son enfant. Il riait, il jouait dans la lumière, avec ses cheveux blonds déjà brunissants, ses membres souples, ses mollets nus. Cher petit corps si souvent baisé ! Chère petite âme candide et curieuse ! L’amour est bien puissant pour vaincre votre souvenir dans les cœurs maternels qui sont, hélas ! des cœurs de femmes, de pauvres cœurs d’amoureuses ! « À lui non plus, je n’enlève rien ! » s’écria Jacqueline. Elle sanglotait pourtant, courbée sur la table, et ses larmes étoilaient de grosses gouttes la lettre et le nom de l’amant.

Le lendemain, par un matin bleu qui riait sur les feuilles mouillées, Jacqueline sortit de la villa. Comme elle refermait la grille, elle aperçut le facteur qui la saluait.

— Il n’y a rien pour moi ?

— Si, madame.

Le bonhomme lui remit une enveloppe timbrée de Paris.

« Nos lettres se seront croisées, pensa-t-elle en souriant de plaisir. Que m’envoie-t-il ? Des vers, sans doute… — L’heure pressait, le train allait partir… — Je lirai cela dans le wagon, à l’aise. »

Et elle descendit lestement l’avenue Jacqueminot, rêvant aux épîtres des séducteurs qui, dans les romans moraux, écrivent à leur future victime qu’ils partent pour les Indes, saisis tout à coup de remords.

Assise dans le wagon où se prélassaient un jeune homme très élégant, une religieuse et deux vieilles dames, Jacqueline ouvrit la lettre de Chartrain. Une feuille pliée glissa, où elle vit avec surprise l’écriture de son mari. Le pressentiment d’une catastrophe la glaça, mouillant de sueur le creux de ses mains, ses tempes, son front pâle… Un billet d’Étienne était joint à la lettre de Paul…

Jeudi soir.

« Jacqueline, venez ! Il faut que je vous parle… J’étais trop heureux hier. Cette lettre que vous lirez, cette lettre fraternelle, m’a rejeté dans l’abîme, en face de la réalité. Notre songe est fini ; notre bonheur écroulé. Je sors du rêve. Je retombe dans la misère et la douleur… Venez ! Essayons de vaincre la fatalité et nous-mêmes, tant que l’irréparable n’est pas consommé. L’absent est entre nous. Je n’en puis écrire davantage.

» ÉTIENNE. »

Jacqueline resta anéantie. Elle relut plusieurs fois le billet d’Étienne, puis la lettre de Paul, une longue, affectueuse lettre dont les termes, exprimant l’estime et la confiance, avaient bouleversé Chartrain. Puis elle ferma les yeux, appuyée aux capitons gris du wagon. Son cœur battait plus fort, heurtant sourdement sa poitrine, sous le sein gauche qu’elle sentait douloureux et meurtri. Et le rythme du train résonnait dans sa cervelle, berçant sa tête qui ne pensait plus, y remuant des rêves d’éternel voyage, dans l’inconnu, n’importe où, loin de sa douleur. Elle rouvrait les yeux. Des morceaux de paysage apparaissaient, réveillant des sensations confuses. Et tout à coup, un abîme se creusait en elle. Elle songeait : « Il veut me quitter… Nous nous séparons. »

Mais quand elle monta dans un fiacre, jetant au cocher l’adresse d’Étienne, sa combativité se réveilla. Elle pouvait encore persuader son ami, l’émouvoir, le reconquérir. Il était sincère, évidemment, poussé à bout par une suprême révolte de conscience… Mais dans l’âme de Jacqueline les vagues attendrissements de la veille s’étaient évanouis. Elle arriva rue Vauquelin sans avoir rien préparé de ce qu’elle aurait à dire. Et Chartrain, la voyant entrer, les deux lettres à la main, pressentit un déchirant, un hasardeux combat, où elle lui marchanderait sans merci la victoire.

Elle s’adossa à la cheminée, regardant Étienne fixement :

— Je ne comprends rien à tout ceci, fit-elle d’une voix sans timbre, d’une voix altérée et fêlée… Je ne comprends pas… Après la soirée de jeudi dernier, il me semble…

— Jacqueline, je vous en prie, asseyez-vous près de moi. Je suis plus malheureux que vous-même…

Elle secoua la tête et une branche de giroflée, tremblant dans un vase derrière elle, effeuilla sur la nuque brune des pétales pourpres striés d’or. Chartrain, pâli par l’insomnie, par douze heures de méditations et de luttes, ne ressemblait guère à l’amant enivré qu’elle avait pressé dans ses bras… Il reprit doucement :

— Ma pauvre amie, je sens que ce moment est décisif dans notre existence. Je vais peut-être perdre votre amour. Vous attribuerez à la fatigue, au dédain, à la pusillanimité peut-être, un sentiment qui heurte votre tendresse pour moi, nos souvenirs, nos espérances de bonheur. Mais vous avez lu la lettre de Paul ?

Elle l’interrompit :

— Je vois que vous avez décidé pour tous deux. Je ne récriminerai pas, ne craignez rien. Oh ! ce que vous faites est très beau, très noble, très sage. Je vous admire et je vous envie, mais voilà, cette résolution admirable, surprenante, a le tort de venir un peu tard.

— Oh ! que vous me faites mal ! dit-il avec un accent d’angoisse qui remua le cœur de Jacqueline…

Elle se raidissait pourtant :

— Je ne discute pas. J’accepte. Allons, le rêve est fini… Et vous avez le beau rôle. Ne vous plaignez pas. Vous pourrez dire : « Une femme, une jeune femme qui m’adorait s’est offerte à moi. Mais j’ai agi en héros. J’ai renoncé à elle… » Eh bien, ça la guérira, cette folle, cette écervelée… Elle ne recommencera plus… Elle… Ah ! mon Dieu… mon Dieu !

Ses larmes jaillirent. Elle se jeta sur le divan avec un cri tout de suite éteint en sanglot. Étienne la prit à la taille, la souleva, la garda sur ses genoux comme une enfant…

— Ne pleurez pas !… Vous me déchirez le cœur… Je ne veux pas que vous pleuriez, oh ! je vous aime, je vous aime !… Écoutez-moi, regardez-moi… Oh ! ma pauvre petite, ma pauvre petite Line !…

Elle ne raillait plus maintenant. Elle s’accrochait à son amant, comme un naufragé à une épave… Elle l’écoutait sans répondre, sans essuyer ses larmes, ses intarissables larmes qui redoublaient à chaque mot…

— Line !… comprenez-moi… Il ne s’agit pas de ne plus nous aimer… Il s’agit de nous épargner une mauvaise action… Vous ne l’avez pas bien lue, la lettre de Paul !… Ah ! le pauvre garçon ! si confiant, si loyal, si heureux de notre affection ! Pouvons-nous mettre dans sa vie les chances d’un tel malheur ?… Pensez qu’il me parle de vous, qu’il vous confie à moi, qu’il m’appelle son frère… Non, dites, nous ne pouvons pas le tromper ainsi ? Quelle serait notre vie, alors, quand il reviendrait, quand il vous reprendrait, car vous êtes sa femme ?… Oh ! essayons d’être braves !… Pensez à Paul, pensez à votre fils.

— Mon fils !…

Elle se révolta encore :

— On nous parle toujours de nos enfants quand on nous abandonne. L’enfant, c’est la moitié de notre vie, mais l’autre moitié, c’est l’amour. Ne me parlez pas d’amitié. N’essayez pas de me consoler. J’accepte tout. Je me résigne. Mais je veux pouvoir pleurer.

— Ma chérie, vous m’auriez méprisé.

— Moi, allons donc ! je vous aimais trop. Est-ce que j’ai pensé à ma vertu, à mon honneur, quand vous m’avez dit : « Sois à moi ! »

Il répliqua :

— Malgré vous, vous avez dit : « Pas ici ! pas encore ! » Vous avez respecté la maison de votre mari.

Elle ne trouva rien à répondre… Ses sanglots faiblirent.

— La vie est mal faite ! gémit-elle… Ceux qui s’aiment sont toujours séparés… Comment allons-nous vivre maintenant, Étienne ?… Depuis un an, je n’avais qu’une pensée, qu’un amour : vous, toujours vous… Comment pourrez-vous oublier nos entretiens, nos promenades… cette soirée ?… Vous serez donc seul dans la vie ! Qui vous aimera comme je vous aimais, pauvre ami.

— Ne parlez pas au passé, dit-il à genoux près d’elle… Jacqueline, vous m’aimez encore… Je n’en veux pas, je n’en puis pas douter… Votre tendresse m’enveloppera, me réchauffera toujours. Nous ne supprimerons rien de cette divine tendresse en fermant nos lèvres aux baisers. Vous êtes aussi belle qu’hier. Je vous chéris plus encore. Mais l’obstacle oublié s’est dressé entre nous.

Elle lui tendait les bras et, malgré lui, il cherchait la place chérie entre l’épaule et la poitrine, où il avait reposé sa tête au jour de la grande douleur. Elle couvrit son front, ses cheveux de baisers lents, incertains, dont elle avait à peine conscience… Et sous ses baisers, évocateurs d’autres baisers inoubliables, le cœur d’Étienne fondit. Il fut lâche à son tour. Il eut envie de crier : « Oublie, reste ! » Mais comment s’avouer vaincu après la victoire ? La jeune femme cédait. Il se résigna et pleura sur son douloureux triomphe, amèrement.


XIII


Jacqueline sortit de chez Étienne toute frémissante encore, mais plus calme que lui-même n’aurait osé l’espérer. Il l’avait longuement bercée dans la douceur léthargique des paroles d’amour. Elle partait, la tête remplie de vapeurs, de fatigue, de confuses images, ne souffrant presque plus, ne pleurant pas, comme un blessé dans les minutes soulageantes qui suivent le pansement.

Mais quand elle fut revenue à Meudon, quand elle se retrouva couchée dans sa chambre, prétextant une migraine pour éloigner madame Aubryot, tout son être saigna dans l’arrachement de la rupture. Chartrain avait trop présumé des forces morales de Jacqueline. Si les raisons de sa conduite étaient sensibles à l’intelligence de la jeune femme, elles révoltaient le cœur passionnément partial et qui plaidait encore la cause de l’amour… « Étienne agit noblement. Je dois l’estimer et l’approuver. » Mais les souvenirs acharnés criaient en elle. « Oh ! pourquoi, s’il devait se reprendre, m’a-t-il enchantée un an du plus doux rêve ? Pourquoi ces aveux que j’entendrai toujours, cette intimité délicieuse, ces baisers ? » Elle oubliait que Chartrain avait tenté vainement de restreindre cette intimité même. « J’ai vécu pour lui. J’ai oublié devoir, prudence, pudeur… Le hasard d’une soirée a failli nous faire amants. » Et la crise recommençait plus violente. Jacqueline enfonçait sa tête dans l’oreiller, parmi ses cheveux épars. Elle souhaitait mourir, dans l’égoïsme forcené de l’amour qui préfère l’anéantissement à l’absence. Après deux jours de révolte, elle écrivit à Étienne, sans oser faire allusion à la lettre qu’il avait dû recevoir le jour même de leur entretien ; il répondit sur le même ton de tristesse et de réserve, s’excusant de ne pas chercher à la revoir, « la solitude étant, disait-il, douloureuse et bienfaisante ».

Il était malheureux pourtant. Il comprenait que les mêmes raisons qui l’avaient persuadé ne pouvaient convaincre Jacqueline, Peut-être avait-il agi trop vite, trop brusquement, sans ménager des transitions nécessaires. Ce stoïcisme même cachait une méfiance de soi, la peur de fléchir dans un effort longuement prolongé. Chartrain eût resserré sa chaîne en tâchant de la dénouer. Mieux valait la trancher d’un coup.

Jacqueline quittait à peine la maison quand on avait remis à Chartrain la lettre écrite la veille… Ce fut une terrible épreuve et une suprême tentation. Étienne sentit tout ce qu’il perdait, et quelle admirable amoureuse l’enfant gracieuse et frivole aurait pu devenir. Il avait failli se réaliser, le rêve de sa vie, par le don absolu et conscient d’une âme rare. Et maintenant, Jacqueline, blessée au cœur, doutait peut-être du passé même, reniant les aveux inutiles, ne pardonnant pas à Chartrain la leçon de vertu et de courage qu’il semblait vouloir lui donner. Que de fois Étienne jeta sa plume, hanté par le désir de prendre le premier train, de courir rue Babie, de dire à Jacqueline : « Rassurez-moi ! Je crains de n’être plus aimé… et je vous aime toujours. » Il savait, hélas ! que ce serait la débâcle de ses résolutions, et que toutes ses forces s’étaient épuisées… « Je la reverrai plus tard, quand je serai guéri ! » Il se rejetait dans le travail. Mais l’inspiration fuyait, et l’attention d’Étienne, concentrée sur un point unique, ne servait pas sa volonté. C’étaient des heures d’impuissance, de nervosité, de tendresse mortelle.

Souvent Étienne croyait entendre résonner la clochette de l’antichambre. Il se précipitait… Rien ! Elle n’était pas venue ; elle ne viendrait plus. Il ne la verrait plus, droite sur le seuil, rieuse et malicieuse, ou s’échappant, furtive, dans l’escalier sombre, avec un baiser au bout des doigts.

Chartrain rentrait chez lui, un soir, vers sept heures. Il traversait les terrasses du Luxembourg, rose et or dans le couchant rose. Et comme il ralentissait le pas, respirant l’odeur de la terre, des verdures, de la pluie récente qui venait de crépiter si doucement sur les marronniers, il aperçut Jacqueline à quelques pas de lui.

— Quelle surprise ! Je vous croyais à Meudon.

— J’y suis toujours. Ma mère me quitte demain avec le petit. Je suis venue acheter quelques bibelots.

Ils se regardaient anxieusement, profondément :

— Asseyons-nous un moment, dit Étienne… Vous avez un peu pâli. Vous êtes fatiguée peut-être ?…

— Un peu.

Il pensait : « Dire que je l’aime, qu’elle m’aime, que je lui ai donné mille baisers ! Et nous nous parlons comme des étrangers ! »

Il n’osait parler de leur amour, interroger Jacqueline. Il aurait dit trop ou trop peu. D’ailleurs, elle dut partir après quelques minutes de banale conversation, dont Étienne ne retint que cette phrase :

— Ce que je fais, là-bas ?… Je me souviens.


Elle se souvenait, en effet, obsédée par le passé qui multipliait les images d’Étienne dans les bois si souvent parcourus ensemble. Elle errait, seule, de la Patte-d’Oie à Villebon, des bruyères de Sèvres aux hêtres de Trivaux. Assise au bord des étangs, sous le ciel blanchâtre où des trouées bleues apparaissaient, elle ouvrait un livre, pendant que les chênes bruissaient au vent et qu’au loin claquait un battoir de laveuse. Le vol des libellules dansait dans un rayon. Une fraîcheur montait de l’eau muette. Puis le jour s’écoulait, le crépuscule souriait sous le ciel de perle, derrière les troncs noirs, sur l’étang moiré d’un frisson rose.

Jacqueline redescendait vers la terrasse dont les tilleuls avaient vu et ses jeunes amours et les anciennes amours de couples qui s’étaient promenés là, par les beaux printemps de l’autre siècle. Au loin, Paris s’étendait, tel qu’elle l’avait contemplé du haut des Buttes-Chaumont, coupé par le fleuve et submergé dans la vapeur violette du couchant. Là-bas, dans cet océan de pierres, à un point précis qu’elle pouvait déterminer, vivait sans elle, loin d’elle, celui qui était son unique pensée, son tourment et son amour.

Jacqueline revenait à la villa, tout imprégnée de la mélancolie de ces promenades quand, un soir, on lui remit la Revue des Arts. Avant le repas, aux dernières lueurs du jour qui s’éteignait, elle chercha l’article d’Étienne. Une note indiquait qu’une indisposition de M. Chartrain privait le journal de sa collaboration si appréciée. La jeune femme s’alarmait déjà ; mais, en feuilletant la revue, son regard tomba sur des vers inédits, signés d’un X et dont le premier quatrain lui rappela presque douloureusement sa dernière rencontre avec Étienne, sous les marronniers du Luxembourg.

à l’absente

Nous nous sommes assis sous les marronniers roses
Dans le vieux parc muet, solennel et charmant.
Un soir nacré mourait au firmament…
L’impérieux devoir tenait nos lèvres closes.

Et ce printemps, pareil aux printemps d’autrefois.
Évoqua la douceur des saisons bienheureuses
Que parfuma la fleur de nos amours peureuses…
Et je rêvais aux soirs contemplés dans les bois.

Et mon âme, amoureuse et grave pèlerine,
      En voyage partait vers vous,
Fraîches forêts, ciels purs, air balsamique et doux
Et vif comme l’air vif de la grève marine !

Ô sentiers familiers à mon pas diligent,
      Silence embaumé des allées.
Sourire des étangs lointains dans les vallées,
Verte plaine où tremblaient des peupliers d’argent !
 
Oh ! les chemins d’amour, les haltes reconnues,
      L’âme de la jacinthe en fleur.
Et la lumière ardente et l’ardente chaleur,
Et l’or au ciel au bout des sombres avenues !

Chère, les fins bouleaux et les grands marronniers
Se souviennent encor de nos courses furtives.
Des baisers où chantaient, sur nos lèvres plaintives,
Le rêve et le désir en nos cœurs prisonniers.

Voici qu’un souvenir se lève en ma mémoire :
Le porche des tilleuls, sombre sous un ciel vert,
Et Paris à nos pieds, Paris, comme une mer
       Lointaine, lumineuse et noire !


Ô maîtresse, nos cœurs mortels n’enviaient pas
La morne éternité des astres impassibles.
Quand je baisais les pleurs de tes yeux invisibles,
Des espoirs infinis surgissaient sur tes pas.

Nous marchions sous l’arceau de l’antique ramée
Et le silence était plus doux que les aveux.
Sur ta robe traînante et sur tes longs cheveux.
Les tilleuls secouaient leur averse embaumée.

Heure d’ombre clémente et de silence ami !
      Bénissant les hasards complices,
Nos âmes savouraient les muettes délices
      D’un désir jamais assouvi.

Oh ! comme nous sentions sur nos têtes vaincues,
      Les sorts contraires peser lourd,
Quand l’ivresse et l’angoisse et l’invincible amour
      Joignaient nos lèvres éperdues.

Comme ta main tremblait dans ma tremblante main,
      De joie infinie — et de crainte !
Et le dernier baiser et la dernière étreinte,
Où frissonnait toujours la peur du lendemain !

      Hélas ! de ces bonheurs avare,
La vie assujettit ton âme à d’autres lois.
Nous ne rentrerons plus au frais Eden des bois…
      La fatalité nous sépare.

En vain, nos libres cœurs ont rêvé de s’unir…
      Chacun vit loin de ce qu’il aime,
Séparés dans le temps, l’espace et l’avenir
      Et séparés dans la mort même.

    

. . . . . . . . . .


Je songeais… Ton regard, ton anxieux regard,
      M’interrogea, triste et si tendre.
Mais la foule aurait pu nous voir et nous entendre.
Le jour fuyait… Tu dis soudain : « Il se fait tard. »

Et mes yeux te disaient : « Adieu ! ma bien-aimée, »
      Adieu ! Je ne te verrai pas
Réjouir de ton rire, enchanter de tes pas
Ma maison, de ta grâce encore parfumée.

J’irai seul, cheminant avec mes vieux ennuis,
      Seul, par la ville indifférente.
Et tu pars. Dans mes yeux gardant ta forme errante,
Je t’emporte où je vais, je te trouve où je suis.

Hélas ! avec ma solitude et ma détresse.
Si je pleure ce soir, ce soir, où seras-tu ?
Je ne sentirai pas, sur mon front abattu,
La fraîcheur de tes mains, l’ombre de ta tendresse.

. . . . . . . . . .


 
Cependant un soir triste et pareil à nos âmes,
Un soir mélancolique et pareil à tes yeux,
Mêlait ses fleurs de mauve au pâle azur des cieux.
Et nos cœurs sans espoir aimaient ces cieux sans flammes.

La brise palpita dans tes cheveux légers.
L’heure sonna, très loin. Nos yeux se détournèrent.
Pour la dernière fois nos mains se rencontrèrent
      Et cet adieu banal nous refît étrangers.

X

La femme de chambre vint prévenir madame que le dîner était servi. Jacqueline ne répondit pas… Elle avait appuyé sa tête sur la page dont l’X énigmatique n’avait plus de secrets pour elle… Elle pleurait sans amertume, le cœur allégé du doute qui l’avait écrasé tant de jours. Ces vers disaient tout ce que ne contenaient pas les lettres prudentes d’Étienne. Il souffrait de son absence : il l’aimait toujours.


XIV


Chartrain entra dans le salon… Une trentaine de personnes causaient par groupes, les femmes en toilettes claires, les hommes en frac. La baie, encadrée d’indiennes de Perse à ramages multicolores, était ouverte à demi sur le clair de lune. Des palmiers étendaient leurs éventails verts aux quatre coins de la grande pièce, qui n’était ni salon, ni boudoir, ni atelier et dont les éléments divers, mais non disparates, s’harmonisaient avec le type et le caractère de la femme qui l’habitait. Elle était, cette énigmatique petite femme, debout devant la cheminée drapée de soieries du Japon, blanche et brune, dans une robe pourpre enguirlandée de pavots.

— Enfin, vous voilà ! dit-elle. Je désespérais de vous voir.

— Suis-je donc le dernier venu ?

— Non, Jacqueline est en retard, suivant son habitude… Vous connaissez tout le monde, ici, je crois. Cependant…

Et se penchant, avec une lueur tendre dans les sombres diamants de ses prunelles :

— Je vais vous présenter quelqu’un dont vous serez certainement l’ami…

— Volontiers dit Chartrain.

Elle appela :

— Monsieur Lussac !

Un jeune homme s’approcha. Robuste, il plaisait par un bel air de loyauté tranquille, la douceur d’un visage aux yeux bruns, à la barbe bronzée et fauve… Étienne pensa :

« Ne serait-ce pas ce bel inconnu dont Jacqueline m’a parlé ? »

Il répondit à l’éloge amical dont Suzanne enveloppa la banalité des présentations, par une poignée de main qui révélait la sympathie spontanée, puis le groupe se rompit, Suzanne emmenant Lussac vers madame Lachaume. Étienne regarda autour de lui. Ses yeux effleurèrent les visages familiers des amis, les têtes des femmes, plus apprêtées que de coutume, sous les frisures excessives, les rubans et les fleurs. Ils s’arrêtèrent sur la porte qui, tôt ou tard, devait s’ouvrir pour laisser passer Jacqueline. Chartrain, reculé peu à peu au dernier rang des hommes, désirait et redoutait le moment où la bien-aimée apparaîtrait, au seuil du salon, parée comme les autres femmes, plus belle, et portant un mortel mystère dans son cœur.

On avait disposé près du piano les pupitres des deux violonistes qui devaient jouer avec Suzanne. Déjà les causeurs faisaient silence… La porte s’ouvrit. Sous les regards, sous les lumières, Jacqueline entra. Elle serra la main de son amie, salua quelques femmes, et pour ne pas interrompre le trio qui commençait, elle resta debout contre une portière de vieux velours, droite, immobile et pensive.

Elle portait une robe étrange et charmante, en souple mousseline de soie brochée de larges fleurs mauves et de feuilles de roseaux. Froncée comme une aube, découvrant le cou délicat, l’attache des épaules, la rondeur naissante de la gorge, elle tombait presque à terre et traînait un peu avec mille plis fins et pudiques que chaque mouvement drapait sur la forme parfaite du corps. Un ruban, vert comme les ramages, retenait sous les seins cette tunique chaste et révélatrice qui ne rappelait aucune mode et qui était à la fois la robe des anges, le péplos des Muses, le vêtement des jeunes filles qui mènent la Fête des fleurs dans la fresque de Botticelli. Jacqueline l’avait combinée avec tant de soin, cette toilette dessinée par Moritz, surveillée par Suzanne et qui devait la montrer aux yeux d’Étienne dans une harmonie de beauté. Et elle l’avait revêtue, ce même soir, avec tant de tristesse ! Cette tristesse invincible, qui pesait sur les épaules de la jeune femme, courbait sa tête, éteignait la verte lumière de ses yeux, Étienne la devina et il en fut ému de reconnaissance. Il avait craint de voir entrer une Jacqueline hautaine et brillante, cuirassée d’indifférent orgueil.

Le trio achevé, elle traversa le salon et gagna un fauteuil près de madame Lachaume. Étienne s’avança. Elle le vit et lui tendit la main avec un frémissement des cils, une nuance de pâleur imperceptible pour tout autre. Ils échangèrent quelques banalités à voix haute, mais leurs yeux troublés s’interrogèrent et se répondirent tour à tour. Moritz passa près d’eux, et, familièrement :

— Que dites-vous de la robe de madame Vallier ? vous savez que c’est un peu mon œuvre. Nous avons fouillé tous les magasins anglais pour trouver cette mousseline… N’est-ce pas, c’est réussi ? Mais l’étoffe de Liberty ne vaut pas celle de la nature.

Jacqueline rougit un peu.

— Vous êtes content ? Eh bien, vous ferez mon portrait. Oui, vous me peindrez dans ce costume. Qu’en dites-vous, monsieur Chartrain ?

— Je dis que Moritz a de la chance, répondit Étienne en s’efforçant de sourire.

Le peintre examinait Jacqueline comme il eût regardé un tableau :

— Vous êtes pâlotte, ce soir, lui dit-il affectueusement…

— Je suis un peu lasse. Les orages de ce mois m’ont énervée, dit-elle avec douceur. Pourtant je suis venue et je chanterai, pour faire plaisir à Suzanne.

Chartrain, le cœur serré, contemplait cette pâleur touchante de Jacqueline, la nacre qui cernait ses yeux, le pli triste de sa jolie bouche. « Pauvre petite, pensait-il… Et elle doit chanter ! » Il eût voulu la consoler, l’exhorter, multiplier autour d’elle les témoignages muets d’une tendresse toujours en éveil. Mais les sièges suffisant à peine aux femmes, madame Mathalis pria ses amis de céder leur place à deux jeunes filles, et Chartrain regagna son coin dans l’angle opposé du salon, en face de Jacqueline. Moritz l’avait suivi. Dans un grand brouhaha, les violonistes disposaient leurs pupitres et accordaient leurs instruments. Tout à coup, Moritz murmura :

— Regardez !

Il montrait Suzanne qui parlait bas à Lussac, un peu à l’écart des autres femmes. Le jeune homme souriait et madame Mathalis, levant des yeux anxieux, était toute transfigurée par une expression inconnue, par une tendre gravité. Sa main frémissait sur le crêpe pourpre de la robe, et son attitude, son regard, cette émotion qu’elle ne dissimulait plus, trahissaient le secret pressenti par Jacqueline. Elle quitta Lussac avec un visage éblouissant et ébloui, que la passion modelait dans une matière plus fine, un albâtre transparent sur la lumière intérieure.

« Elle aussi !… » pensa Chartrain.

Elle aimait Lussac, elle en était aimée. Ils étaient heureux, que leur amour eût reçu déjà et donné les gages suprêmes ou qu’il fût encore à la charmante aurore des promesses. Pourquoi cette vision poigna-t-elle le cœur d’Étienne jusqu’à la souffrance, lui qui adorait le spectacle de l’amour et du bonheur ? Aucune envie mesquine n’altérait sa sincère affection pour Suzanne, la sympathie naissante que lui inspirait Lussac. Mais il sentait la glace de sa solitude, l’affreuse fatigue d’un surhumain effort, et le regret, déjà, le regret qui suit les plus beaux héroïsmes dans les âmes les plus nobles quand l’enthousiasme de la lutte est tombé. « Je ne recommencerais pas ! pensait-il avec amertume… Non, je serais sans force contre une nouvelle tentation. J’ai usé toutes mes ressources d’énergie… » Il ne voulut plus regarder Jacqueline et s’abîma dans le recueillement pendant que Lussac, d’une voix chaude, grave et pure comme un chant de violoncelle, commençait l’admirable récitatif de Wolfram, au troisième acte du Tannhauser, évoquant la mélancolie de l’attente, de la prière et de l’amour dans un paysage d’automne, au pied de la Wartburg. Madame Mathalis accompagnait au piano, et ses yeux racontaient les confuses inquiétudes d’une âme récemment conquise à la passion. Elle se leva, après le dernier accord, et la voix de Lussac se fit plus douce pour la remercier. Devant ce couple d’amoureux qui révélaient leur tendresse par leur silence et leur regard, Étienne maudit l’acharnement du sort, le volontaire anéantissement des dernières espérances.

« Moi aussi j’aime et je suis aimé. Moi aussi je pouvais aspirer à la félicité des amants clandestins, coupables, mais heureux. Ah ! tous les remords, toutes les révoltes, comme ils s’apaisent, comme ils s’évanouissent quand l’aimée tend ses bras, offre son sein, ouvre ses lèvres. Quel importun regret me poursuivait, le soir où Jacqueline pleurante s’abandonnait sur mon cœur ? Pourtant j’ai fait ce que j’ai dû. Il n’est donc aucune joie, aucune récompense dans la certitude du devoir accompli ? Je ne puis me résigner. Mon âme, mes sens, tout en moi souffre et proteste… Un héros, moi ! Je ne suis qu’un homme, et malgré moi, je veux l’amour humain, le frisson du cœur mortel et de la chair mortelle. Est-il un être qui se résigne à vieillir sans avoir connu le bonheur, satisfait sa soif d’infini dans le baiser d’une femme ? Ah ! pourquoi n’ai-je pas vaincu le scrupule suprême, la suprême pudeur de Jacqueline ! J’aurais vécu dix vies dans la nuit de félicité. »

Le violon marié au piano élevait sa plainte harmonieuse. Dans le silence, où l’odeur des roses se mêlait aux parfums des femmes, où l’aile fatiguée du vent de la nuit soulevait la draperie multicolore, doucement, tristement, pleurait l’adagio de la célèbre sonate au Clair de lune. Il prolongeait, sur l’accompagnement des arpèges mineurs, égaux comme les jours mornes de la vie, le chant d’une âme mal résignée qui tente vers l’espérance un essor inutile, vite brisé en sanglots. Elle semblait s’apaiser, attentive au conseil funèbre des basses. Elle flottait sur la mouvante houle des harmonies, et tout à coup montait, forçant la destinée, couvrant la voix des réalités désenchantantes. Puis, elle retombait, vaincue, et les cœurs tressaillaient de sa chute mélodieuse. Les vagues des jours coulaient encore ; un abîme s’ouvrait, et l’âme, lentement, sombrait dans les profondeurs de l’oubli, de la mort, du silence.

Sur les nerfs d’Étienne, sur son cœur à vif, l’harmonie passa comme une caresse, puis comme une souffrance. Il connut cette ivresse de la musique qui fait jaillir les larmes, affole la sensibilité décuplée, détend les volontés inflexibles. Autour de lui, les visages révélaient le songe intérieur suscité dans les âmes par la grande voix de Beethoven. L’amour ! Il régnait sur l’esprit des poètes, sur les yeux des artistes, sur le cœur ignorant des vierges et la chair troublée des femmes. Comme un suave clair de lune, comme un astre voilé, il se levait à l’horizon des mers sonores. Toutes les âmes étaient baignées dans leurs ondes et dans sa lueur.

Jacqueline s’approcha du piano, au bras de Lussac. Plus douces que les violons, plus pénétrantes, leurs voix s’unirent, timbre de bronze et timbre d’or mêlés aux timbres d’argent d’un chœur de jeunes filles. La chaleur augmentait. Étienne, rapproché de la baie, souleva la draperie. La nuit magique poétisait un paysage de banlieue, des toits grisâtres, des cheminées pareilles à de noires colonnes inégales, des façades lointaines trouées de lueurs. Le croissant déclinait, énorme, comme une faucille d’or rouge. Le soupir nocturne de Paris montait. Le cœur d’Étienne défaillit de tristesse. Derrière lui, des rires légers s’égrenaient. On passait des plateaux, et l’argent des cuillers tinta sur le cristal et la porcelaine. Chartrain se détourna. Jacqueline, debout près du piano, inquiète, chercha son regard. Il la vit extrêmement pâle, les pupilles dilatées, l’iris vert de ses yeux diminué jusqu’à n’être plus qu’un cercle imperceptible. Elle semblait malade et plus belle, si belle qu’Étienne sentit le désir allumé dans les regards des hommes, et, dans ceux des femmes, un feu contenu et jaloux. Suzanne Mathalis frappa quelques accords. Immobile, blanche sur la sombre tenture, Jacqueline commença le récitatif d’Alceste : « Où suis-je ? » et une fois de plus, à travers la formule démodée et la pauvreté des paroles, évoqué par le génie de Gluck après le génie de Beethoven, l’amour domina les âmes. Il pleurait, il s’exaltait dans la voix de la chanteuse. Il suppliait le sort inexorable. Il se révoltait et se résignait. « Non ! ce n’est pas un sacrifice !… » Hélas ! l’accent de Jacqueline était l’accent du désespoir quand, regardant Étienne, elle chanta :

   Il faut donc renoncer, cher objet de ma flamme,
   Renoncer pour jamais à régner dans ton âme,
   Au plaisir de t’aimer, au bonheur de te voir…

C’était plus que Chartrain n’en pouvait supporter. Il se réfugia dans l’embrasure de la baie, derrière les indiennes flottantes. Son cœur déborda. Il entendit qu’on félicitait Jacqueline, puis un bruit de chaises… des pas qui s’éloignent… On va souper… Ah ! fuir, fuir avec Jacqueline, l’emporter dans la nuit, sans un mot, sans une prière, là-bas, dans l’ombre nuptiale de la petite chambre où jamais les amants ne sont entrés ! Chimère, inutile folie !… Étienne sait qu’il est trop tard.

Il quittait sa retraite. Il traversait le salon vide quand madame Mathalis l’appela :

— Monsieur Chartrain ! Venez vite ! J’ai besoin de vous…

Elle était toute tremblante.

— Qu’y a-t-il ?

— Venez par ici, je vous prie, dans ma chambre… Jacqueline n’est pas bien… Vous êtes son voisin le plus proche et son meilleur ami. Vous lui sacrifierez bien le souper… Il faudrait la ramener chez elle…

— Quel ennui je vous cause ! dit Jacqueline doucement.

Du seuil de la chambre, éclairée par une veilleuse, Étienne l’apercevait étendue sur une chaise longue. Le vif arôme des sels anglais le prit à la gorge. Il s’approcha.

— Je suis mieux, bien mieux ! dit la jeune femme. Voulez-vous envoyer chercher une voiture, ma bonne Suzanne ? Et puis, ne vous inquiétez pas de moi. Songez à vos invités. Au revoir, et merci, ma chère amie.

Madame Mathalis sortit. Jacqueline se souleva…

— Je suis ridicule, n’est-ce pas ? fit-elle avec un sourire douloureux… Je n’aurais pas dû chanter… Je n’aurais pas dû venir… Je…

— Ma Jacqueline ! dit Étienne à genoux.

Elle ouvrit les lèvres sans pouvoir parler… Elle était sur le cœur de Chartrain, baignée de ses larmes, brûlée de ses baisers, étourdie des paroles qu’il balbutiait sur sa bouche. Elle cédait, dans une torpeur plus douce que l’évanouissement… Madame Mathalis reparut… Jacqueline sentit qu’on lui jetait un manteau sur les épaules… Puis ce fut l’ombre de l’escalier, le coup sourd de la porte, le roulement de la voiture. Et là encore, dans les ténèbres, les étreintes, les aveux de Chartrain éperdu. Que disait-il, que jurait-il, avec ces pleurs et ces soupirs et cette voix brisée ? Jacqueline n’en savait rien. Elle n’avait conscience que du bonheur d’être auprès de lui, livrée à sa volonté souveraine. Et lui non plus ne raisonnait pas. L’amour déchaîné et furieux, déferlant comme une mer, rompant les digues fragiles des conventions et des devoirs, les roulait tous deux dans ses grandes vagues.

La voiture s’arrêta. Ils descendirent, et ce fut, rythmée de baisers, la montée du vieil escalier tant de fois gravi par les pieds impatients de l’amoureuse. Dans le cabinet d’Étienne, les fenêtres étaient ouvertes et le ciel, déblayé par le vent, montrait les rares étoiles, veilleuses d’amour allumées jusqu’à l’aube sur la volupté et le sommeil de l’univers. Jacqueline, rejetant sa tête charmante sur l’épaule de son amant, lui offrait ses yeux qui pleuraient encore, sa bouche qui souriait déjà.

— Tu es à moi, disait-il éperdu, tu es à moi.

Elle ne répondit pas. Ils étaient au seuil de la chambre… Mais Étienne comprit à son étreinte, à son silence, qu’elle se donnait pour toujours.


XV


Ce furent quinze jours délicieux, splendides, ensoleillés par le nouvel été, l’amour nouveau, un enchantement prolongé dans le silence, l’absence même et le sommeil. Étienne et Jacqueline s’abandonnèrent à la joie d’être amants, à la joie de cette liberté qu’ils ne devaient jamais plus retrouver peut-être. La présence des domestiques à Meudon obligeait Jacqueline à quelque prudence, mais tous les jours elle venait rue Vauquelin et tous les soirs, sous les tilleuls de la terrasse, elle retrouvait son ami.

Chartrain ne se cherchait pas d’excuses.

« J’avais trop présumé de mes forces, pensait-il. J’avais tenté un renoncement que la foi seule, ce puissant levier des volontés humaines, m’aurait permis d’accomplir. La nature m’a tendu son piège éternel dans la beauté de Jacqueline. Ai-je été lâche ? Je ne le crois pas. J’ai été faible seulement. Et puis est-il deux absolus ? Ce qu’on appelle sensation, plaisir, tendresse, forme un tout indivisible : l’Amour. Le mutiler, n’est-ce pas l’abolir ? L’âme simple de Jacqueline a senti le leurre de l’idéal platonique. « Mettons tout l’amour dans notre amour. Qu’il soit complet ou ne soit pas. » Elle a formulé spontanément la loi de la passion et elle l’a acceptée. Pouvais-je lui résister encore ? »

Tout disparaissait quand elle était près de lui, entre ses bras, dans la petite chambre close et fleurie. Avec leurs courbes fines, leurs robes rayées de guirlandes, les meubles avaient des grâces d’aïeules. Au pied du lit, les deux sphinx de bronze retenaient des reflets errants, et le miroir, un peu terne et verdi dans son cadre dédoré, évoquait la profonde douceur d’une eau verdâtre. Étienne et Jacqueline ne discutaient plus leur félicité, prisonniers dans le présent comme dans une île enchantée. Enivré, il découvrait en elle le plus admirable instrument d’amour. Un génie inconnu galvanisait ce corps fragile, allumait des incendies dans ces yeux clairs, modulait sur un ton plus riche et plus grave les caresses de cette voix. Et Chartrain, engourdi par le philtre qu’elle versait à ses remords, se demandait si jamais homme avait goûté de telles ivresses sans mourir.

Il oublia tout. Il aima avec fureur, bornant son horizon aux murs de la chambre où, chaque jour, sa maîtresse plus éprise, plus heureuse, plus ensorcelante, versait à sa passion le doux narcotique qui engourdit la raison. Puis, un matin, ils rêvèrent à ces terribles délices le doux intermezzo d’une promenade à travers bois. Ils revinrent aux sites familiers, aux avenues solitaires entre Chaville et Velizy. Comme dans les forêts-fées, ils s’égarèrent sans retrouver le creux herbu, sous les châtaigniers et les chênes. Il est des paradis où l’on ne rentre pas. Elles étaient fanées, les fraîches jacinthes, mais l’été, brûlant les vigoureux feuillages, dorait les croupes des coteaux nuancés comme un fond de vieille tapisserie. Les mûriers blancs étaient en fleurs. Des églantiers attardés montraient leurs étoiles fragiles et les fougères, sur les pentes humides, ouvraient de larges éventails.

Par les mêmes allées où ils avaient passé naguère, Étienne et Jacqueline gagnèrent Velizy. Ils retrouvèrent la tonnelle en forme de ruche, la table rustique, le vin rose, et dans leur joie ardente se leva le souvenir du timide amour. Ils se rappelèrent leur déjeuner du dernier printemps, à cette même place, la halte dans le ravin, les jacinthes enchantées et le baiser qui avait failli les faire amants. C’était le passé ; déjà Étienne ne l’évoquait pas sans mélancolie, mais la jeune femme riait de tout et d’eux-mêmes. Elle avait dix-sept ans ce jour-là et ses boutades, ses espiègleries, sa verve taquine exercèrent la patience de Chartrain.

Il s’efforçait de se mettre à l’unisson, mais la gaieté de Jacqueline, qui le rajeunissait parfois comme un philtre, résonnait faux dans son âme. Vainement il s’excitait à sourire ; Jacqueline, grisée par l’air vif, l’amour, la liberté, la jeunesse joyeuse, ne devinait pas l’humeur plus grave de son amant.

Pourquoi Chartrain semblait-il moins heureux que la veille ? Moins heureux, il ne l’était pas. Mais il souhaitait une heure de confidences à mi-voix, un entretien sérieux et doux. S’il comprenait les violences de la passion, il n’en pouvait admettre l’insouciance et, presque injuste, il reprochait à Jacqueline de ne point sentir comme lui. Ils achevaient de déjeuner quand elle remarqua sa mine mélancolique, et, vivement :

— Qu’avez-vous ? demanda-t-elle. Vous êtes souffrant ?

— Non, ma chérie. Je suis préoccupé… Ne vous inquiétez pas, je vous en prie.

Elle insistait :

— Voyons, qu’avez-vous ? Ce n’est pas naturel. N’êtes-vous pas heureux ?

— Je suis heureux, mais je songe, avec tristesse, que notre liberté va finir.

— Au retour de mon mari ? Il est peut-être en route, mais bah ! nous y penserons demain. Voyez, ne suis-je pas jolie aujourd’hui, n’êtes-vous pas fier de moi ?

Elle lui jeta des boulettes de mie de pain :

— Voulez-vous bien sourire ! Oh ! boudeur ! Je ne vous aimerai plus si vous gâtez ma journée.

Elle était charmante, sous l’ombre de la vigne qui tachetait sa robe de foulard, ses bras mi-nus, sa grande capeline fleurie de roses.

Étienne la regarda profondément. Elle reprit :

— Tenez, je vais vous dérider. Je vais vous montrer une lettre de Jo…, une lettre très drôle.

Elle prit un papier dans son corsage et se mit à lire tout haut :

« Ma chère maman, je sais écrire tout seul et je t’écris ma première lettre. Maman, il fait beau ici. C’est très joli. J’ai un petit jardin et madame Marguerey est très bonne… Je suis allé me promener à âne dans la forêt. Il y a des œillets dans mon jardin. Il y a du persil. Maman, viens me voir avec papa. Je m’ennuie de ne pas te voir.

» Ton petit garçon qui t’aime,

» GEORGES VALLIER. »

— C’est gentil, n’est-ce pas ?… Et je vous fais grâce de l’orthographe… Il est très intelligent, mon petit Jo.

Elle recommença à rouler ses boulettes de mie de pain. Étienne prit la lettre de l’enfant, la feuille historiée de pâtés, couverte d’une grosse écriture maladroite. Son visage s’était altéré. Il murmura :

— Pauvre petit Jo… C’est vrai… Vous n’êtes pas allée le voir. Votre cœur ne vous reproche-t-il pas un peu cette négligence ?

Jacqueline, interdite, rougit :

— Il revient dans trois jours… Je ne pensais pas mal faire. Étienne, nous avons si peu de temps à nous.

— Mais, je ne vous ai pas accaparée, ma chérie.

Elle sentait le blâme indirect et ne répondait pas, vaguement boudeuse.

— Vous craignez peut-être de le revoir, maintenant !

Elle riposta d’un air fâché :

— Pourquoi ?… Il n’a pas l’âge de comprendre. Et puis, dois-je me croire déshonorée parce que je vous appartiens ?

— Jacqueline, je ne dis pas cela.

— Mais vous le pensez. Oui, je devine… Vous me trouvez trop gaie… Vous avez des remords et cela vous étonne que je ne les partage pas. Mon âme est ainsi faite. J’aime et je ne discute pas mon amour. Mais vous vous dites que j’ai cédé bien facilement et bien vite… Oh ! je n’aurais pas cru cela de vous.

— Folle, vous savez bien le contraire.

— Partons ! fit-elle brusquement.

Elle se leva et sortit de l’auberge. Étienne la rejoignit à l’entrée du bois.

Le soleil était haut sur l’horizon, la chaleur devenait accablante. Chartrain, ému par la sourde irritation de son amie, essaya de la radoucir :

— Line, ne me boudez pas, je vous en prie, ne soyez pas enfant.

Elle secouait la tête et ne répondait pas. Ils s’enfonçaient dans le taillis, vers les abris touffus et frigides de l’Allée noire, étoilée de véroniques, embaumée du fort parfum des menthes. Des libellules rayaient l’ombre, devant eux, et le sol humide se couvrait de fraisiers, de lierres rampants, de bizarres plantes lancéolées. Les deux amants s’assirent dans un endroit sec où s’amoncelaient des feuilles mortes. Étienne prit la main de Jacqueline et la baisa.

— Comment me faire pardonner ? dit-il. C’est notre première querelle. Que de moments de bonheur perdus.

Il sentait la différence qui subsistait, malgré l’amour, entre cette petite âme mobile, toute d’instinct et de sentiment, et son âme d’homme, dont quarante années de dure vie avaient amorti l’élan naturel vers la joie. Et comprenant que Jacqueline, moins raisonneuse, était peut-être plus logique que lui, il reprit :

— J’avais tout oublié dans l’ivresse de ces deux semaines. Le retour de Paul, si proche, m’épouvante… et cette lettre de Jo, cette lettre que vous m’avez montrée, m’a serré le cœur.

— Vous avez des remords ?

Il murmura :

— Que n’êtes-vous à moi seul ? Pourquoi la fatalité nous condamne-t-elle au mystère, aux terreurs, aux mensonges ?

Elle répondit :

— Vous êtes dur pour moi.

— Comment ?

— Est-ce le moment de me rappeler ces choses ? Je ne suis pas un philosophe, moi. Je n’ai pas de théories. Je ne sais qu’aimer. Et vous me croyez mauvaise mère, vous me reprochez ma gaieté, ma jeunesse, mon bonheur.

Elle fondit en larmes. Désolé, il la prit dans ses bras :

— Ah ! que vous êtes bien femme ! Mais vous êtes aussi une grande enfant. Ne parlons plus de tout cela. Vous irez voir Jo demain, et je ne gâterai plus notre bonheur, je vous le promets. Allons, essuyez ces beaux yeux, ma Jacqueline.

Elle se laissa cajoler, mais les réflexions d’Étienne l’avaient touchée au vif du cœur.

Elle ne pouvait comprendre qu’il n’oubliât pas l’univers entier auprès d’elle, et sensible, susceptible, fière aussi, l’appréhension du mépris la rendait ombrageuse. Elle ne bouda point pendant la promenade à travers la forêt, le goûter à Chaville, le retour sous un beau ciel tragique, fauve et or. Mais un voile de tristesse s’était étendu sur sa beauté.

À la gare, elle tendit la main à Étienne.

— Au revoir, dit-elle. Je prendrai le prochain train. J’ai quelques emplettes à faire.

— Jacqueline, nous ne nous quitterons pas ainsi. La journée a été manquée. Venez dîner avec moi. Vous partirez par le train de minuit.

Elle hésita, elle qui adorait ces dîners improvisés chez Étienne.

Chartrain finit par la décider. Chemin faisant, ils achetèrent un poulet froid, des fruits, quelques friandises que Jacqueline aimait. Et dans la petite salle à manger, face à face, ils dînèrent comme deux époux.

Quand ils passèrent dans le cabinet de travail, Étienne demanda un peu de musique. Les fenêtres étaient ouvertes sur l’horizon des toits découpés en arêtes sombres et dominés par la masse du Panthéon. Étendu sur le divan, Chartrain regardait le soir décolorer le ciel dans un rose de roses mortes, dans un vert acide de poison. Des vols circulaires de chauves-souris battaient l’air tiède encore, et dans une nacre fine et grise, à l’est, la pleine lune s’épanouissait comme un large tournesol d’or.

Les pressentiments d’Étienne s’évanouissaient à l’angoissante et douce approche de la nuit. Dans le mystère du crépuscule, Jacqueline, assise au piano, n’était plus qu’un blanc fantôme, et les Lieder mélancoliques du Dichterliebe, des voix incertaines, qui ressuscitaient le passé.

Chartrain songeait à l’après-midi déjà lointain où il avait lu à madame Vallier son article sur Schumann. Qui eût dit, alors ?… Ému par ce souvenir, il s’approcha de la jeune femme. Elle tourna la tête vers lui et il vit ses yeux humides de pleurs.

— Line, mon amour, vous pleurez ?

Elle ne répondit pas, mais soudain penchée, les coudes appuyés au clavier, la tête entre ses mains, elle éclata en sanglots. Et à peine Chartrain put-il distinguer ces paroles balbutiées et répétées :

— Vous me méprisez, vous me méprisez !

— Oh ! ma chérie, qu’avez-vous pensé ? Que dites-vous ? Moi je vous méprise, moi, qui vous adore ?

Elle répondit :

— Je l’ai deviné aujourd’hui. Et tout à l’heure, en jouant ces Lieder, j’ai pensé aux premiers temps de notre amour, à cette époque où nous nous aimions purement, silencieusement, selon votre rêve… Et j’ai senti que jamais, jamais je ne réaliserais votre idéal.

— Enfant !

— Et puis… et puis…

— Dites…

— Et puis j’ai pensé à ce que nous avions fait, à ma folie que vos paroles d’aujourd’hui m’ont fait connaître. J’ai pensé à Paul qui est je ne sais où, là-bas, et à Jo, qui dort dans son petit lit, près de ma mère… Et tout cela m’a déchiré le cœur. Ah ! pour que je sois heureuse, il faut que je les oublie, Étienne… Et je les aime, malgré tout, je les aime tant.

Étienne frémit. Lui aussi, il avait eu la vision du mari, calme et confiant, et de l’enfant endormi près de l’aïeule. Il prit Jacqueline dans ses bras :

— Mon amour, cria-t-il, mon amour ! Je ne te méprise pas, je ne te blâme pas. Je te plains. Et ne crois pas qu’il y ait dans mon cœur, pour toi, autre chose que de la tendresse.

Elle pleurait doucement sur son épaule. Il la fit asseoir près de lui.

— Chère âme, nous souffrirons. C’est inévitable. J’accepte toutes les douleurs. Tu me les as payées d’avance. Mais toi, pauvre petite, as-tu mesuré tes forces, as-tu du courage ? M’aimeras-tu malgré tout ?

— Toujours.

— Toujours ?

— Oh ! n’en doutez pas, dit-elle avec un accent de prière.

— Je ne suis pas un tyran, dit-il, en caressant de la main la joue de la jeune femme, où roulait une larme brillante. Le jour où notre liaison — je ne dis pas notre amour — vous pèserait comme un crime, vous seriez libre, mon amie. Je ne veux vous tenir que de vous-même, par un consentement sans cesse renouvelé. N’oubliez jamais cela.

— À quoi bon ?… Est-ce que quelque chose, maintenant, peut nous séparer ? Je vous ai donné mon âme.

— Ah ! que vous savez bien aimer, dit-il, attendri. Mais vous êtes une idéaliste forcenée, ma Jacqueline, et vous me voyez en beauté, dans un mirage, qui, bientôt peut-être, s’évanouira. Quel que soit l’avenir, je ne veux ni vous diminuer, ni vous dépraver. Je vous veux bonne, dévouée à ceux que vous aimez et que vous aimerez encore quand je ne serai plus, dans votre vie, qu’un mélancolique souvenir. Chère, la folie de ces derniers jours, la fièvre où nous vivons, cette passion que tu me pardonnes, n’enlèvent rien du tendre respect que j’ai pour toi. Et je ne serai ni égoïste, ni avare, en possédant mon cher trésor… Oui, je veux que personne ne souffre par notre faute. Cela paraît étrange, n’est-ce pas ? Un amant, l’amant éperdu que je suis, tenant ce langage. Je dois te sembler ridicule ou inconscient. Mais je ne puis me désintéresser de ta vie, de cette part même de ta vie qui ne m’appartient pas. Je te veux, chérie, telle que je te souhaiterais si tu étais ma femme, car j’aime ton esprit, ton cœur, ton âme, autant que ta douce beauté.

— Ah ! que tu sais bien me parler ! que je t’aime, murmurait-elle avec ravissement, et je t’admire autant que je t’aime. Sois mon guide, mon maître et mon soutien.

— Chut ! ne me donne pas des louanges que je ne mérite pas.

Il était ravi cependant, et un grand bonheur lui venait de cette certitude qu’ils ne pourraient jamais se mépriser. Il ne songeait plus à critiquer Jacqueline. Elle était la femme avec ses inconsciences qui ressemblent à la perversité, ses puérilités, ses contradictions, et aussi avec sa tendresse ingénieuse, l’héroïque folie qu’elle apporte dans l’amour et le charme qui ramène l’homme à son sein, comme à la patrie retrouvée.


XVI


Jacqueline partit le lendemain pour Fontainebleau, et lorsqu’elle revint, ramenant son fils, une dépêche de Vallier annonçait son arrivée pour le jour même.

Quand les portes de la gare s’ouvrirent devant le flot des voyageurs, madame Vallier, tenant Georges par la main, resta clouée au sol, tremblante. C’était la minute qu’elle redoutait depuis le matin, dans un affolement qui lui avait fait oublier de prévenir Étienne. Soudain, l’enfant lâcha sa main ; elle entendit son cri joyeux :

— Papa !

Et elle se sentit étreinte, embrassée :

— Ma Jacqueline, mon trésor !

Sur la poitrine de l’époux, l’ancienne tendresse, la chère habitude remontèrent au cœur de Jacqueline. Une émotion puissante la secoua. Elle fondit en larmes en rendant à Paul son étreinte et son baiser.

— Ma chère femme, mon beau petit ! Que c’est bon de revoir ceux qu’on aime. Je trouvais le temps bien long.

Une voiture les emporta vers la gare Montparnasse où ils devaient prendre le train de Meudon. Paul, bruni, maigri, mais alerte, débordait de joie, mêlant les questions aux caresses, les baisers aux récits. Jacqueline, les yeux encore humides, lui répondait distraitement, hantée par une pensée unique. L’enfant bavardait et riait sur leurs genoux.

Après le déjeuner, quand Paul eut raconté ses projets, ses espérances et, plus longuement, ses impressions de voyage, il s’étendit dans un rocking-chair sur la pelouse, Jacqueline assise auprès de lui. Il l’interrogea, demandant des nouvelles de tous les amis, le récit de cette fameuse soirée chez Suzanne Mathalis, où Jacqueline avait eu un double succès de musicienne et de jolie femme. Et sans voir la contradiction douloureuse des traits de Jacqueline, il continua :

— As-tu vu récemment Chartrain ?… Que devient-il ? Il m’a écrit une seule fois.

Il reprit :

— Moritz m’a écrit aussi. Il m’a parlé de ta robe. Il paraît que tu fais concurrence aux Burne-Jones. Moritz veut faire le portrait de cette robe. Je pense qu’il n’oubliera pas de te mettre dedans.

Il riait en respirant l’air tiède, tout heureux, disait-il, de revoir le ciel, les arbres et les femmes de France. Il voulut dîner dans le jardin, et, la table desservie, Jo endormi, il devint tendre. Il attira sa femme sur ses genoux. Elle cédait, mélancolique, tressaillant au contact de cette tête brune qui lui rappelait de chers souvenirs. Un trouble tumultueux emplissait son âme. Elle avait envie de pleurer, de fuir, de se cacher, et, malgré tout, un charme douloureux la retenait près de l’époux qui lui demandait sa part de bonheur, sa part de joie, — une joie qui ne serait plus partagée, jamais…

Elle le regardait comme si l’absence, les événements irréparables avaient dû créer un autre Paul dans le Paul qu’elle connaissait. Et elle le trouvait changé, sans réfléchir qu’elle n’était plus l’ancienne Jacqueline. C’était donc le même homme qu’elle avait aimé, son mari, son vrai maître ? Il l’avait possédée vierge et rendue mère ; il avait vécu et dormi près d’elle pendant huit ans, et il la connaissait si peu qu’il ne devinait aucun changement en elle. Son amour léger ignorait les intuitions profondes, les divinations de la passion. Elle l’aimait cependant. Rien ni personne ne pouvait séparer leurs destinées. La communauté du nom, du lit, des intérêts et des habitudes, les souvenirs, l’enfant les liaient d’une chaîne solide et que ne romprait pas l’assaut furieux de l’amour. Mais, entre cette femme et ce mari — les deux moitiés d’une unité — se creusait l’abîme d’un éternel mystère. Ils étaient plus étrangers que des amis. Ils vivraient ensemble pourtant, et peut-être vivraient-ils heureux, lui par ignorance, elle par habitude, époux mais non mariés au sens exact du mot, séparés, non par ces griefs qui détruisent l’estime ou suscitent la haine, le dégoût, la colère, non pas même par une série de malentendus déterminés, mais par la seule évidence, apparue enfin, des différences essentielles de leurs natures. Vallier ne la voyait pas, cette évidence qui avait lentement tué l’amour dans l’âme de Jacqueline. Mais elle l’avait pressentie cinq mois auparavant, le soir où Paul avait répondu à sa mélancolie par une gaieté maladroite :

— Line, ma Line chérie.

Il lui donnait ce nom familier aux lèvres d’Étienne. Il baisait sa nuque à la même place où Chartrain appuyait ses baisers. Et Jacqueline entrevit l’épouvantable douleur que la révélation de sa faute infligerait à cet homme. La pitié vainquit en elle l’horreur du partage…


XVII


Le retour de Vallier ouvrait l’ère des conflits. Les derniers incidents laissèrent un trouble dans l’esprit d’Étienne.

Cet homme droit, épris de la vie harmonieuse, avait puisé dans l’horreur d’une trahison qui démentait toute son existence la force de prolonger un combat inégal. Docile en apparence et peut-être de bonne foi, Jacqueline s’était toujours armée contre lui de sa séduction irrésistible, de son amoralité ingénue, de son impérieux amour. Vaincu, il s’était donné pour toujours en acceptant pour toujours Jacqueline. Il ne songeait plus à se reprendre, mais il voulait pouvoir s’estimer.

Plus que tout autre, il devait souffrir des petits supplices que l’habitude n’avait pas encore émoussés. Serrer la main de l’ami qu’on trahit, s’asseoir à sa table, mentir toujours et partout, ces obligations allègrement supportées par les séducteurs professionnels firent expier à Chartrain son bonheur coupable. Plus d’une fois, le cœur lui manqua… Il était sévère pour lui-même et ne se ménageait pas les cruelles vérités, mais il ne pouvait convenir du péché d’hypocrisie. Non, il n’était pas un hypocrite, car son amitié pour Vallier, antérieure à son amour, n’était aucunement modifiée.

Cette amitié restait sincère, et ce n’étaient pas des ruses adroites, ces témoignages de dévouement qu’il prodiguait à Paul. Sa jalousie même demeurait douloureuse sans être agressive, car l’esprit de justice qui dominait toutes les actions de Chartrain triomphait dans l’amour même. Paul, d’ailleurs, ne montrait aucun souci de vigilance. Très affairé, accoutumé aux longues absences de Jacqueline, il ne demandait à sa femme que de la bonne humeur et de la beauté, aux rares heures qu’ils passaient ensemble. Il était trop naïvement content de lui pour n’être pas sûr d’elle, n’étant ni de la race des amants, ni de la race des jaloux.

Chartrain subit donc la loi commune. Il se résigna aux fatalités de sa faute, non sans en souffrir, mais sans se révolter. Et puis, malgré tout, il lui fallait bien en convenir, ses chagrins étaient compensés, largement, par l’amour de Jacqueline. La vraie passion crée des chefs-d’œuvre, comme le génie. Et c’étaient les chefs-d’œuvre qu’accomplissait la jeune femme, chefs-d’œuvre de sollicitude, de tendresse, de tact délicat. Elle savait prévenir les accès, calmer les fureurs, prolonger par des lettres quotidiennes le bonheur des rendez-vous. Et sur ces lèvres toujours offertes, Étienne trouvait une ivresse plus subtile que la lourde ivresse de la chair. Il goûtait dans l’oubli l’unité divine, la certitude d’aimer absolument et d’être uniquement aimé.

Pourtant, vers le milieu de l’hiver, il vit avec chagrin que le monde lui prenait Jacqueline. Les premiers succès de Vallier avaient élargi le cercle de ses relations, et chaque soir c’étaient des dîners, des bals, des parties carrées avec quelque couple, au théâtre ou au cabaret. Jacqueline, délivrée des premiers scrupules qui avaient troublé son bonheur, jouissait ouvertement de la vie, et cet étalage de bonheur parut insolent aux âmes malveillantes. Chartrain surprit des opinions qui le chagrinèrent, d’autres qui l’indignèrent, d’autres qui le firent réfléchir. Il eût voulu son amie plus grave, plus recueillie, et voici que l’enfant délicieuse, mais inquiétante, menaçait de reparaître. Il n’avait rien à lui reprocher précisément, mais elle riait très fort, elle se décolletait trop, elle encourageait les propos libres. Un brin de cour ne lui déplaisait pas.

Certains détails de leur liaison revenaient à la mémoire d’Étienne. Il se rappelait les premières coquetteries de Jacqueline ; son obstination à tenter le danger et cette absence de remords, cette fougue brûlante qui faisaient d’elle une tendre, une gracieuse petite faunesse. Elle avait l’imagination vive et le tempérament voluptueux. Ah ! si son cœur était seulement le complice de cette imagination et de ce tempérament ! Si elle n’aimait que l’amour dans l’amant ! Quelle anxiété pour Étienne !

— Elle embellit, la petite Vallier, dit Moritz, un soir, comme il sortait de chez Lussac… Si on lui baisait la joue, elle ferait semblant de se fâcher, mais on pourrait lui baiser la main. Elle ne dirait rien et, tôt ou tard, on aurait la joue.

Moritz, plus que tous les amis de Jacqueline, était au-dessus du soupçon. Néanmoins, Chartrain s’alarma. Il étudia sa maîtresse et pensa qu’elle acceptait avec une sérénité trop égale les nécessités humiliantes de leur situation. Il l’eût préférée plus craintive, cédant à la force irrésistible de l’amour sans se complaire aux petits mystères de leur aventure. Inquiet, il devint injuste et se prépara de nouvelles douleurs.

Si tendres que soient restés les hommes parvenus au milieu de la vie, ils ne peuvent abolir le souvenir d’expériences sentimentales qui les ont rendus méfiants. Tous ont perdu, plus ou moins, cette puissance d’illusion qui revêt de beauté les banales amours de la jeunesse. Leur passion, trop clairvoyante, vit dans la crainte, et souvent un parti pris de critique pessimiste gâte leurs meilleures joies et les condamne à des jalousies sans raison. Cette disposition d’esprit rebute les femmes qui aiment peu, indigne celles qui ne savent pas la comprendre. Blessées de voir leurs paroles et leurs actions interprétées dans un sens défavorable, elles attribuent cette sévérité de leurs maris ou de leurs amants à quelque égoïste besoin de domination, à la malveillance d’un caractère morose. Combien peu compatissent aux tourments d’un homme cruellement instruit par des catastrophes morales et qui joue, dans un amour suprême, sa suprême chance de bonheur ? Car si cet amour avorte dans la médiocrité commune, s’il aboutit au désastre d’une trahison, l’avenir ne garde ni ressources d’oubli, ni consolations possibles.

L’excès même de la passion d’Étienne eût exigé, pour n’être jamais douloureux, cette part d’illusion qu’il n’y pouvait plus mettre. Il connaissait son amie assez bien pour l’apprécier, trop bien pour ne rien craindre d’elle. Le mot de l’Imitation : « Amor vigilat », fut sa devise. Son amour veillait, en effet, mais les moindres incidents, grossis par une imagination inquiète, alarmaient ce tremblant amour. Pendant une période féconde en troubles, Étienne s’ingénia à gâter son bonheur, Jacqueline ne surveillait ni ses allures ni son langage, n’attachait aucune importance à des plaisanteries qu’Étienne croyait préméditées. La Rochefoucauld a dit fort justement que les amants qui ne se querellent jamais ne s’aiment pas. Étienne et Jacqueline se querellèrent pendant les premiers mois de leur liaison. Ils étaient de ceux qui veulent se posséder jusqu’à l’âme, et, de même que la possession physique, la conquête réciproque des esprits prend parfois le caractère d’un combat où des coups involontaires font blessure.

Cette inquiétude d’Étienne atteignit son paroxysme quand Moritz commença le portrait de Jacqueline. Il lui déplaisait que la jeune femme posât en toilette de soirée, dans la solitude de l’atelier, propice aux demi-confidences et aux vagues déclarations. Certes, il estimait Moritz, mais sa propre faiblesse lui apprenait à ne pas trop compter sur l’héroïsme d’autrui. Chartrain s’exaspéra. Quand il savait madame Vallier dans le petit atelier de la rue Bara, une nervosité maladive le rendait irritable, impatient, incapable de s’arracher à l’obsession jalouse. Et Jacqueline, maladroite de bonne foi, lui racontait les détails des séances et les innocents privilèges que tout artiste s’arroge avec son modèle, quand ce modèle est une femme jeune, séduisante et spirituelle. De petites scènes éclatèrent, puis, un jour, sous un prétexte futile, Étienne s’emporta contre Moritz.

— Vous êtes donc jaloux ? dit Jacqueline.

Elle n’était point offensée de ces colères qu’une femme éprise considère toujours comme la preuve et l’effet d’une passion violente. Mais Chartrain, à tort ou à raison, souffrait réellement.

— Je ne suis pas jaloux, répliqua-t-il, mais j’ai souci de votre dignité et de la mienne. Il me déplaît que vous vous fassiez faire la cour par Moritz.

— Moi, je me fais faire la cour !

— Tout le monde s’en aperçoit et Dieu sait comment on vous juge.

On ! Qui, on ? Quel est ce on qui me juge si mal ?

Il ne répondit pas. Elle eut tort de tourner la discussion en plaisanterie.

— Vous êtes jaloux, vous êtes furieux parce que Moritz me trouve jolie… Croyez-vous que j’aie envie de me défigurer pour éviter une admiration que je ne provoque pas ?…

Étienne fut blessé de l’accent ironique de la jeune femme et, de récriminations en reproches il finit par la blesser à son tour. Elle mit son chapeau, sans répondre, et s’en alla.

Chartrain eut envie de courir après elle et de lui demander pardon. Puis il songea qu’il serait beau et digne d’attendre le retour pénitent de Jacqueline et il se remit au travail. Madame Vallier ne revint pas et ni le courrier du soir, ni celui du matin n’apportèrent la lettre affectueuse et conciliatrice qu’Étienne espérait vaguement. Après un déjeuner funèbre, l’amoureux n’y tint plus. Il courut chez Jacqueline. Elle était absente. Elle posait chez Moritz.

— Elle n’a pas écrit un mot !… Elle ne m’aime plus !

Le propre de la jalousie, c’est la logique dans l’absurde.

Chartrain édifia le monument funéraire de son bonheur sur cette misérable petite coïncidence, et, en quelques minutes, il devint le plus infortuné, le plus troublé des amants. Étienne acceptait d’être malheureux, mais il ne voulait pas être dupe. Il alla rue Bara, dans un accès de fureur, ne sachant ce qu’il dirait ni ce que Moritz penserait de sa présence. La servante, interrogée, déclara que Monsieur avait modèle et que la porte était condamnée rigoureusement. À de nouvelles questions, elle répondit que madame Vallier n’était point venue. Étienne crut distinguer dans ces explications une nuance d’embarras et des pensées folles lui traversèrent l’esprit. Il oublia l’année d’amour, la tendresse de Jacqueline, sa sincérité, son dévouement, et à ses oreilles la voix de Moritz murmura : « Si on lui baisait la main, tôt ou tard on aurait la joue… »

— Il faut que je voie monsieur Moritz. C’est indispensable… Portez-lui ma carte…

La servante, effarée, obéit à cette injonction, et peu après Étienne entendit un juron énergique :

— Fichez-moi la paix ! J’ai défendu de me déranger. Dites que j’ai modèle.

— Mais, monsieur, le monsieur m’a donné sa carte.

— Ah ! c’est Chartrain !

Moritz, en chemise de flanelle, sa palette à la main, sortit de l’atelier avec l’air bourru d’un homme qu’on arrache à une occupation intéressante.

— Excusez, mon cher… Que puis-je pour vous ?

Chartrain, un peu confus, balbutiait la demande d’une adresse. Le peintre l’observait de son œil fin.

Radouci, il se prit à rire :

— Entrez donc.

— Mais… n’est-ce pas madame Vallier ?…

— Madame Vallier !… Elle a décommandé la séance. Ah ! ces pécores de femmes ! On ne peut jamais compter sur elles… Elle était d’une triste humeur, hier soir. Mais entrez donc. Vous verrez un beau modèle.

Chartrain refusa, un peu confus.

« Ai-je été ridicule et puéril ! pensait-il en revenant chez lui ! Pauvre Jacqueline ! Je l’ai certainement méconnue. Comme l’amour nous ramène à des terreurs d’enfant ! »

Il entra dans son cabinet et il resta stupéfait en voyant Jacqueline assoupie dans un fauteuil, près du feu… Depuis combien de temps était-elle installée à cette place, attendant l’amant injuste, l’amant ingrat, si longtemps que le sommeil l’avait prise ?

Au bruit des pas d’Étienne, Jacqueline se réveilla :

— C’est vous ! Vous êtes là !

— Oui, chérie. Je n’espérais point vous rencontrer. Oh ! la cruelle, qui n’a pas trouvé le temps de m’écrire !

— Mais j’ai trouvé le temps de venir. Je suis arrivée après déjeuner, toute disposée à l’indulgence. Personne. Quelle déception !… Et je me suis endormie au coin du feu, en pleurant d’ennui, de tristesse. Oh ! le méchant jaloux, l’ingrat ! Vous oubliez donc toutes les preuves d’amour que je vous ai données ?

— Je reconnais mes torts et je viens me faire pardonner.

— Tout est pardonné d’avance. Je vous aime tant.

Il raconta ses colères, ses soupçons, sa visite chez Moritz.

— Ah ! mon ami, s’écria Jacqueline quand il eut achevé son récit, si je ne vous savais pas sincère et malheureux, je me fâcherais… oui, vraiment. Cette jalousie me fait injure.

Elle s’indignait à l’idée qu’Étienne avait pu la soupçonner.

— C’est absurde, ce que vous avez fait là. Moritz aura pressenti quelque chose… Oh ! il est discret. Il ne dira rien… Mais ça m’ennuie tout de même… Voyons, fit-elle en prenant entre ses mains la tête de son ami, pourquoi ne veux-tu pas être indulgent ?… Je suis un peu imprudente et étourdie, je le reconnais. Mais tu devrais m’estimer assez pour avoir confiance.

— Je t’estime, répondit-il… Mais je sais, je vois tout ce qui nous sépare, ta jeunesse, tes habitudes, ton goût bien légitime pour la gaieté et le plaisir… Je tremble toujours que tu ne me trouves pédant, triste et bête. C’est la terreur de te perdre qui me fait déraisonner. Oui, quand d’autres te trouvent belle, quand leur curiosité ou leur désir t’effleurent, il me semble qu’on me vole un peu de toi.

— Tu as donc un amour de propriétaire ? dit-elle en riant.

— Ce n’est pas mon orgueil qui crie, c’est ma tendresse !… Line, ma petite Line, ménage mon pauvre cœur. Je suis ton prisonnier et je redoute la liberté que tu pourrais me rendre. Oh ! comment peux-tu m’aimer ? Pourquoi ?… Je sais ce que tu vas répondre. Hélas ! cette dignité, cette intégrité de mon caractère, que tu estimais autrefois, ne les ai-je pas compromises en acceptant un bonheur interdit ? Ton amour est né dans cette admiration naïve que tu avais pour moi. Lui survivra-t-il ?… Suis-je à tes yeux le même Chartrain ? L’estimes-tu, cet amant qu’un mot inquiète, qu’un hasard affole, qui oublie son âge, son expérience — si lâche que la joie de te posséder lui fait accepter tout ?

Elle ne souriait plus, car les traits de Chartrain exprimaient une angoisse vraie. Elle lui passa ses bras autour du cou.

— Mon pauvre ami, mon pauvre Étienne !… Tu déraisonnes encore en demandant si je puis t’estimer. N’es-tu pas pour moi ce qu’il y a de meilleur au monde, l’homme le plus noble, le plus droit, le plus généreux ?… Moi, ne pas t’estimer !

Cette idée lui semblait tellement extraordinaire et invraisemblable qu’elle ne savait comment persuader son ami.

— Écoute, je serai plus prudente. Tu ne souffriras plus par ma faute, et peut-être, avec le temps, deviendrai-je parfaite, pareille à ton rêve… Parfaite ! je le serais déjà, si j’avais eu le bonheur de te rencontrer, de n’appartenir qu’à toi seul et toujours, d’être, non pas une maîtresse furtive et clandestine, mais ta femme, et une tendre et fidèle femme, crois-le bien.

— Ma femme !

Il secoua la tête comme pour fuir l’obsession d’un rêve triste.

— Ma femme !… Ah ! quelle vie eût été la nôtre ! Chère petite, ta présence aurait chassé les tristesses stériles. J’aurais travaillé, allègre, et je ne serais point le Chartrain inquiet et obscur qui a semé toute sa vie sans récolter et dédaigne les moissons tardives. Toi, ma femme ! Vivre auprès de toi, dans la sécurité d’un amour que rien ne menace… Ah ! ne parlons pas de cela… Il est vrai, reprit-il, il est vrai que j’étais fait pour cette vie de travail et de tendresse. J’ai toujours eu la nostalgie du foyer. Je suis mal à l’aise dans les complications sentimentales et les mystères des liaisons irrégulières parce que je suis l’homme de la règle, créé pour la vie simple, les routes droites. J’aime ce qui est sûr et définitif.

— Mais notre amour est définitif.

— Je l’espère, je le crois… Seulement cet amour, éternel en soi, n’est pas garanti contre les catastrophes extérieures. Tu n’es pas mienne, hélas ! Le caprice, l’intérêt d’un autre peuvent bouleverser nos projets et nos espérances. Ton mari peut t’emmener au bout du monde… Que sais-je ? Je goûte les joies du présent, mais je suis triste, ma Jacqueline, parce que l’avenir n’est pas à nous.

Elle mit sa joue contre la joue de son amant. Mais Étienne était bien loin des pensées voluptueuses.

— Chère, si le sort nous sépare, que restera-t-il de notre amour ? Tu garderas ton foyer, tes habitudes, les apparences du bonheur et rien ni personne ne témoignera qu’un jour nous nous sommes aimés. Pauvre amour caché, flottant sur la vie comme une fleur sans racines sur l’eau d’un lac !

— Tu es injuste, Étienne. L’amour a des racines profondes dans nos cœurs.

Et tout bas, ardemment :

— Pourquoi ne resterait-il rien de nous ? Si tu savais… si tu savais ce que je rêve ?

— Dis, mon amour ?

Elle murmura dans un baiser :

— Notre amour se perpétuerait… notre amour s’incarnerait pour nous survivre… si j’avais un enfant… de toi.

— Jacqueline ! Toi, tu voudrais…

— Oui, je le voudrais. Ce serait une joie infinie. Étienne, comme je l’aimerais !

— Ma bien-aimée, c’est toi qui parles ainsi, toi, la coquette et craintive Jacqueline, toi qui redoutais tant…

— Étienne, je ne connaissais pas l’amour. Je comprends maintenant cette suprême joie de sentir vivre en soi celui qu’on aime. Un enfant de toi, un enfant de nous, un enfant qui aurait ces yeux, ces cheveux, cette bouche…

— Ah ! pauvre petite, dit-il attendri, ne souhaite pas ce malheur. Tu es mariée, tu ne dois pas imposer à ton mari l’enfant d’un autre… Hélas ! je ne serais pas le père de ce fils qui naîtrait de nous, de nos furtifs baisers… Ne l’appelons pas à la vie, cet être inconnu… Et pourtant…

Sa voix se brisa :

— Que de joies il m’est interdit de connaître !

— Tu as raison. C’est un rêve insensé, dit-elle tristement. Vois pourtant, Étienne, vois ce que tu as fait de moi. J’étais une enfant légère et frivole : j’avais peur de la souffrance ; je réclamais l’amour en redoutant ses rançons. Et maintenant, je me sens prête à tout accepter, à tout subir, à vivre toute la vie… mais pas sans toi, bien-aimé.


Jacqueline ne mentait pas. Aux heures où nul ne peut feindre, réalisant les qualités virtuelles de l’ancienne Jacqueline, une femme nouvelle se révélait à Chartrain, une femme qu’il avait non point créée, mais aidée à se dégager, une femme qui était tout son rêve et un peu son œuvre, créature pressentie, adorée et poursuivie depuis longtemps. Et celle-là n’était ni futile ni coquette. Enjouée certes, par un charmant désir de répandre la joie autour d’elle, mais déjà promise aux mélancolies inséparables des grands amours. Ils sont tristes, ces amours, parce qu’ils nous font sentir notre impuissance à les exprimer, à les inspirer. Nos forces se brisent, nos cœurs défaillent, et nous tremblons quand ils nous visitent comme des hommes qui recevraient des dieux.

Cette gaieté de jeunesse et d’ignorance que les étrangers pouvaient méconnaître, donc Chartrain s’était alarmé, devait donc, forcément, s’atténuer et disparaître. Sensible d’abord à l’orgueil d’être aimée, Jacqueline connut la douceur d’aimer avec une égalité dans la tendresse, une gravité dans le dévouement que la première fureur de la passion rend impossibles. Et l’évolution, commencée deux ans auparavant, se continua sous l’influence d’Étienne, à travers les joies et les troubles, les malentendus et les réconciliations.

Après les orages, ils entrèrent dans la région sereine de la certitude, et Jacqueline mit son orgueil à rendre parfaite la félicité de Chartrain.


XVIII


Un nouveau printemps, un nouvel été passèrent.

— Savez-vous que nous allons mettre Jo au collège ? dit Jacqueline, un jour.

Étienne se récria :

— Jo ? Quel âge a-t-il ?

— Neuf ans bientôt. Il ne sait rien. C’est à peine s’il écrit couramment. On l’a tant gâté !… Paul n’a pas le temps de s’occuper de lui et je manque de patience. D’ailleurs, il sera très bien au collège Condillac, à Palaiseau, dans un air excellent.

— Au collège ! répéta Chartrain. Et il n’a pas neuf ans. Vous ne ferez pas cela, Jacqueline.

Il lui parla des dangers de l’internat, de la douteuse moralité des camarades, de l’indifférence parfois hostile des maîtres, surveillants non éducateurs. Jo, peu préparé, supporterait mal ce nouveau mode de vie. Pourquoi Paul et Jacqueline, le père et la mère, ne commenceraient-ils pas eux-mêmes son instruction ?

— Paul ?… Il n’y faut pas compter. Il collabore à trois journaux quotidiens ; il prépare un roman. Quant à moi, je suis une ignorante. Et je n’ai aucune autorité sur Jo.

— Vous la prendrez, l’autorité. Quant à votre ignorance, elle n’est pas incurable… Vous vous intéressez bien à mes bouquins.

— Puisque vous me le conseillez, Étienne, je veux bien essayer. Mais jamais, jamais je ne me tirerai d’affaire toute seule.

Elle soupirait, découragée de se trouver impuissante.

— J’ai toujours joué avec ce petit. Il m’aime, mais il sait que les rôles sont renversés, que je cède et que j’obéis… Et puis, Étienne, je vous le répète, je ne sais rien… malgré mes fameux diplômes. J’ai tout oublié.

— Vous rapprendrez tout.

— Et le temps ?

— Nous nous verrons un peu moins.

— Oh !

— C’est votre devoir, je vous assure.

— Vraiment, dit Jacqueline, vraiment, vous l’aimez, ce petit Jo ?

— Mais oui… cela vous semble étrange ?

Il reprit :

— Vous craignez d’assumer une tâche trop lourde. Paul ne peut pas vous aider. Si je pouvais… si j’osais… Dites, Jacqueline, vous n’auriez pas de répugnance à me confier Jo de temps en temps ? Je puis me rendre libre. Cela me ferait tant de plaisir.

— Cher Étienne, je vous aime trop, je vous estime trop pour vous écarter de mon enfant comme un danger, comme une honte. Vous n’avez commis qu’une faute dans votre vie, et cette faute dont je suis la cause et la complice, pourrais-je vous la reprocher ? Vous savez bien que je suis devenue meilleure à votre contact.

Vallier fut très étonné de ce qu’il appela un caprice de Jacqueline.

Il paria que son rôle d’institutrice la fatiguerait avant trois mois. Chartrain vint alors à la rescousse. Paul céda, flatté dans son amour-propre paternel, enchanté d’être débarrassé d’une responsabilité ennuyeuse. Il connaissait l’affectueux intérêt qu’Étienne portait au petit Jo, et la détermination de son ami le surprit moins que celle de sa femme.

Aucun soupçon n’avait effleuré son esprit. Sa confiance, touchante par son excès même, était faite à la fois de tendresse, d’estime et d’innocent orgueil. Optimiste par tempérament, il considérait les femmes comme des êtres un peu inférieurs, qu’on domine en les amusant, et il se croyait psychologue habile parce que les expériences de sa vie de garçon avaient confirmé presque toujours sa théorie. Il était persuadé que les maris trompés sont trompés par leur faute et que les jaloux, les avares, les brutaux n’ont que ce qu’ils méritent. Certain de n’être ni brutal, ni avare, ni jaloux, il se faisait gloire de laisser à sa femme, avec la plus grande liberté, le mérite de le préférer à tous — et ce délicat sentiment le distinguait des maris vulgaires. Incapable de passion profonde, il ignorait les rapides intuitions qui éclairent l’abîme d’un cœur féminin et l’avenir d’un amour menacé. Il n’avait point les divinations de la jalousie qui étonnent par leur justesse en supprimant l’ordre logique du raisonnement. D’ailleurs, Jacqueline, en se donnant à Chartrain, n’avait rien modifié dans sa vie conjugale et Paul ne sentait pas les transitions infinies par lesquelles la passion devient l’amitié.

Chartrain ne l’inquiétait pas. Il le savait trop droit pour entreprendre une œuvre de séduction préméditée, et sa confiance d’ami eût été toujours justifiée sans l’imprudence de sa confiance d’époux. Connaissant très bien son ami et très mal sa femme, Vallier ne prévoyait pas que la brillante Jacqueline pût s’éprendre du taciturne Chartrain.

Il était donc pleinement heureux. Il voyait Jacqueline évoluer et se transformer, dégoûtée de la vie bruyante, d’autant plus dévouée, qu’elle se sentait plus coupable. Mais il croyait à une réaction passagère, dans une âme saturée de plaisirs.

Jacqueline commença immédiatement sa tâche d’éducatrice. Étienne lui avait donné des conseils pratiques et une direction générale. En instruisant le petit Georges, elle acheva de connaître cet esprit d’enfant mobile, curieux et avide de nouveautés. En quelques semaines elle prit à son rôle un intérêt passionné. Seule, peut-être la légèreté de Jo, ses paresses, ses boutades, l’eussent irritée et dégoûtée. Soutenue par Chartrain, elle mit une secrète émulation à parfaire l’œuvre qu’ils entreprenaient ensemble. Les soucis de la maternité prirent une place plus importante dans sa vie et jamais elle ne sacrifia les heures d’études pour aller rejoindre son amant. Près d’Étienne, dans l’amour irrégulier et clandestin, elle avait entrevu la beauté d’une union fidèle. Il avait éveillé en elle une âme d’épouse, et maintenant l’âme de la mère s’éveillait lentement. À force de vanter l’intelligence de l’enfant, sa gentillesse elle intéressa Paul lui-même. Il s’amusa à faire réciter les leçons, à examiner les devoirs de Jo ; mais ce furent des velléités sans but et sans résultat. Jo demeura à la mère et au maître improvisé. C’était un lien de plus, car ils reportaient sur cette tête innocente la tendresse qu’ils eussent vouée à un fils de leur amour. Et Chartrain songeait que la plupart des gens qui font profession de vertu eussent réprouvé la présence de l’enfant entre les deux amants comme un fait d’immoralité cynique. Mais Jacqueline avait trouvé dans son cœur d’éloquentes raisons. Le caractère d’Étienne lui inspirait beaucoup de respect. Elle comprenait mieux qu’autrefois par quel surhumain effort il avait tenté de renoncer à elle, et elle revendiquait pour elle seule la responsabilité de leur chute. Ni cette chute, ni la dissimulation imposée, ni l’excès des voluptés qui devient l’écueil où se brise la tendresse, n’avaient entamé l’âme de Chartrain.

Elle s’ingéniait ainsi, au mépris des « convenances morales », à créer dans le cœur d’Étienne une paternité d’élection. Jo lui ressemblait assez pour ne pas évoquer une image étrangère à leur rêve, et, parfois, Étienne cédait à l’illusion… Mais ce que Jacqueline n’avait pas prévu, ce qu’elle ne put empêcher, c’est la réaction douloureuse de ces calmes joies. Quand Étienne avait passé des heures avec son petit élève et sa chère collaboratrice, la solitude lui pesait plus lourdement encore et à la nostalgie de l’amour s’ajoutait la nostalgie du foyer. Ce bel enfant dont il aidait l’éclosion, dont il formait le cœur et l’intelligence, il appartenait à un autre, il portait le nom d’un autre. Un autre recueillerait la gloire de ses succès. Déjà Georges accaparait Jacqueline. Pourquoi Chartrain s’attristait-il de la voir devenir telle qu’il la rêvait ? Pourquoi, lorsqu’il pensait aux premières saisons de leur amour où Jacqueline se donnait avec tant d’aveugle passion, tant de jeune fougue, un malaise indéfinissable s’emparait-il de lui ? Pourquoi ? Il avait connu, dans ces lointaines saisons, les angoisses du remords, les jalousies, les doutes. Et dans la pleine certitude, une anxiété le prenait, un confus pressentiment qui lui faisait demander à sa maîtresse : « Seras-tu à moi toujours ? ».


XIX


Un après-midi de fin septembre, Jacqueline quittait Chartrain. Elle semblait un peu triste, ce jour-là, et inquiète. Il l’interrogea :

— Vous vous êtes mise en retard. Craignez-vous d’être grondée ?

— Non, mais je suis préoccupée.

— À cause de moi ?

— À cause de Paul.

— Soupçonnerait-il ?…

— Il ne soupçonne rien, mais depuis quelques jours il est souffrant. Il est enroué. Il tousse. Pourvu qu’il ne soit pas allé m’attendre à la gare ! Le temps est si mauvais !

— Mais son indisposition n’est pas grave ?

— Je ne le pense pas. Croyez-vous que je serais venue, s’il avait eu besoin de mes soins ? Mais Paul est sujet aux angines et, très entêté, il refuse de voir le médecin.

— S’il était malade, Jacqueline, vous m’avertiriez.

— Certes… Si je ne puis venir à Paris d’ici quelques jours, vous recevrez une lettre.

Ils se quittèrent sur cette promesse et Jacqueline prit le train de six heures. Une pluie fine tombait. Des gazes grises descendaient du ciel bas, cachant les collines de Clamart. L’été humide s’achevait en précoce automne. Appuyée aux capitonnages du wagon, Jacqueline s’abandonnait à la demi-somnolence du voyage, une langueur lourde pesant sur ses yeux fatigués. Elle croyait entendre la toux de Paul, et un malaise qui ressemblait à un remords s’infiltrait en elle.

Vallier n’était pas à la gare. Jacqueline, rassurée, respira. Elle monta l’avenue Jacqueminot, presque déserte. Dans la vallée, Paris disparaissait sous un rideau de pluie vaporeuse. En arrivant rue Babie, la jeune femme fut surprise de ne pas y trouver le petit Jo.

— Madame Aubryot est venue, dit la femme de chambre en prenant le manteau mouillé qui enveloppait Jacqueline. Elle a dit que Monsieur avait une angine et qu’elle voulait emmener le petit. Monsieur s’est badigeonné la gorge avec du citron. Il ne peut presque pas parler. Il a la fièvre.

Jacqueline se précipita dans la chambre où Paul, accablé, dormait près du feu.

— C’est toi ! dit-il en s’éveillant. Ta mère est venue…

— Je le sais… Mais toi, mon Paul, tu es malade…

— Une petite angine plus désagréable que dangereuse. J’ai fait allumer du feu et je me gargarise avec, du jus de citron. Ne t’alarme pas.

Elle le regarda.

— Tu as bien mauvaise mine. Ta main brûle. Ah ! je me repens d’être sortie aujourd’hui.

— Qu’as-tu fait ?

Elle dut raconter des courses imaginaires. Paul l’écoutait distraitement. Tout à coup, il toussa. Des quintes courtes le secouèrent. Sa voix, sèche et sonore le matin, était voilée, presque indistincte. Jacqueline s’épouvantait.

— Je vais envoyer chercher le médecin.

Elle donna des ordres, puis, tourmentée d’une affreuse inquiétude, elle voulut badigeonner elle-même la gorge de son mari.

— Allume la lampe, dit-il avec effort.

Une nouvelle quinte le secoua. Il se plaignit d’une douleur croissante à la base du cou.

— Ah ! l’angine… Me voilà cloué ici pour quinze jours.

— Ne parle pas ! dit Jacqueline.

Elle examina la gorge avant d’introduire le pinceau.

— C’est étrange. Tu as quelques lignes blanchâtres sur la luette et le voile du palais… Oh ! pas nombreuses… Le pinceau va les enlever.

Lucie revint au même instant. Le docteur Nory devait aller à Fleury pour un accouchement difficile. Il avait prescrit une potion calmante et des vomitifs.

Le vomitif pourtant soulagea Paul. Il prit un peu de bouillon. La fièvre n’augmentait pas, mais le pouls demeurait fréquent et capricieux. Jacqueline, rassurée par cette amélioration apparente, persuada à son mari qu’il devait se mettre au lit.

Il obéit, brisé d’une lassitude inexplicable et peu après il s’assoupit. Le feu s’éteignait. Jacqueline, courbée vers les braises dont les formes obsédaient ses yeux fixes, songeait douloureusement. Elle voulait se convaincre que Paul ne courait aucun danger et que sa présence, dans la journée, n’eût point modifié le cours de la maladie. Mais la joie même du rendez-vous, les caresses d’Étienne, la tendresse unie à la volupté, laissaient une âcre et subtile amertume.

Une bûche croula dans un tourbillon de cendre fine, dans un crépitement d’étincelles. Paul dormait, la bouche entr’ouverte, avec de sifflantes inspirations. Pauvre garçon ! Il n’avait jamais douté de Jacqueline et Jacqueline n’avait jamais cessé de le chérir. Elle l’avait trahi pourtant. Mais leur vie eût-elle été sensiblement différente, si l’épouse fût demeurée fidèle à ses devoirs ? La jeune femme imagina le vœu de Chartrain réalisé trois années auparavant, l’amour transformé en amitié et les jours uniformes de sa jeunesse éclairés d’un bonheur pâle comme un soleil d’hiver. Peut-être le mari et l’enfant eussent comblé le vide laissé dans son âme par la passion volontairement arrachée ? C’eût été le bonheur médiocre, gris et sûr.

Mais Étienne ?

Hélas ! celui-là n’eût pas reçu sa part des joies humaines. Malgré le danger, malgré les tares inévitables de leur félicité, Jacqueline ne pouvait regretter d’avoir aimé Chartrain. Elle déplora seulement la fatalité qui joint les lèvres des hommes et des femmes parce que leurs cœurs se sont unis, les lois éternelles des sexes auxquelles n’échappent pas les plus forts et les plus pures. Le sommeil la prit dans cette rêverie. Quand la toux de Paul, plus rauque, plus sifflante, la fit brusquement tressaillir, le matin bleuissait les vitres derrière le tulle des rideaux. Elle courut vers le lit. Paul était blême et brûlant, les lèvres violacées dans la bouffissure de la face. L’aphonie était complète, mais le malade portait fréquemment sa main à la base du cou comme pour desserrer l’étreinte d’une serre invisible qui l’étranglait. Pendant les inspirations, un frémissement étrange simulait la fuite de l’air dans un tube étroit.

— Parle-moi ! Qu’as-tu ? Paul !… Tu es plus mal. Et ce docteur qui ne vient pas… Oh ! mon Dieu !…

Calmé, il la rassurait du geste et il prononça son nom d’une voix à peine perceptible. Jacqueline était folle de douleur. Elle ne se précisait pas elle-même, par ignorance, le nom de la maladie qui menaçait Paul, mais elle devinait que c’était, cette maladie, autre chose qu’une simple angine, un mystérieux et redoutable ennemi… Cependant la maison s’éveillait. Les domestiques marchèrent dans les couloirs. La sonnette retentit. Le docteur peut-être ? Non, c’était la laitière de Trivaux, le boulanger, le facteur.

Neuf heures sonnaient et madame Vallier parlait d’envoyer sa femme de chambre à Paris, chez le médecin de madame Aubryot, quand le docteur Nory arriva. Jacqueline le reçut dans l’escalier, oubliant ses cheveux en désordre, son peignoir ouvert, inondée de larmes, la tête perdue.

Le docteur s’excusa. Il avait passé la nuit à Fleury et à peine avait-il pris le temps d’avaler un bol de chocolat. Il paraissait exténué de fatigue, mais l’orgueil professionnel le raidissait. Blond, assez jeune, ironique et cérémonieux, il intimida Jacqueline.

Après avoir examiné la gorge de Paul, il descendit au salon pour écrire une ordonnance. Madame Vallier l’avait suivi.

— Eh bien ? dit-elle.

Il répondit :

— Vous avez des enfants ?

— Oui, un petit garçon.

— Il faut l’éloigner.

— C’est fait.

— Radouci par une pitié sincère, le médecin regardait Jacqueline.

— Madame, dit-il, êtes-vous courageuse ?

Elle avait compris.

— Mon mari est en danger !

— En grand danger. C’est la diphtérie.

Un froid de glace coula dans les veines de Jacqueline. Elle ne pleura pas. Le docteur vit seulement se décolorer son visage.

— Ayez du courage, dit-il. Nous tâcherons de le sauver.

Elle pensait que pour sauver Paul elle aurait cent fois donné sa vie.


XX


Les soins constants, les précautions minutieuses arrachèrent Jacqueline à la torpeur du désespoir. La nécessité d’agir arrêta les pensées confuses qui se pressaient en foule au seuil de son âme.

Toutes les deux heures, le docteur revenait. Les suffocations augmentaient. La toux devenait plus rare et l’affreux sifflement de l’air redoublait. Les vomissements épuisaient le malade. Entre les accès, il demeurait pâle et prostré, couvert d’une sueur froide, les yeux dilatés par l’angoisse.

Dans l’après-midi, le médecin prit à part la jeune femme :

— Je suis très inquiet, dit-il.

Écrasée sous le pressentiment du dénouement prochain, épouvantable, elle resta immobile et muette d’horreur.

— Madame, dit Nory, tout n’est pas perdu. La maladie suit sa marche et cette marche est plus rapide que les premiers symptômes ne pouvaient l’indiquer. La nuit prochaine sera décisive. Je voudrais éviter l’opération, mais, si la trachéotomie est nécessaire, il me faut un aide… Vous êtes délicate, épuisée d’émotion et de fatigue. Vos nerfs vous trahiraient. Avez-vous un parent assez dévoué pour braver la contagion ?

Elle chercha dans sa mémoire :

— Un parent ? Mon mari a perdu les siens. J’ai ma mère, mais elle garde mon fils. Je ne sais… Je ne vois personne…

— Diable !

Jacqueline s’écria :

— J’ai trouvé. Oui… Celui qui peut partager le danger, Étienne !

Ses larmes s’étaient séchées. Le feu sombre de ses yeux se ralluma.

— C’est notre plus ancien ami, le plus cher. Nous pouvons lui demander tous les dévouements. Docteur, comptez sur lui. Je vais télégraphier tout de suite.

— Je porterai la dépêche en allant chercher ma trousse ; cela nous fera gagner du temps.

Jacqueline écrivit le texte de la dépêche, puis elle remonta auprès du malade. L’odeur des antiseptiques, doucement, l’engourdissait. Dans le jardin, les arbres commençaient à jaunir. Un vent frais faisait trembler leurs cimes blondes. C’était un crépuscule de fin d’été, calme et tiède. Ah ! par un soir si beau, devant les arbres dorés et le ciel rose, ce n’était pas vrai qu’on pût mourir. L’affreuse conviction ne pénétrait pas l’âme de Jacqueline, novice au spectacle de la mort. Certes, l’inquiétude était en elle, comme un clou enfoncé qui éveille à chaque mouvement une douleur lancinante, mais elle espérait, elle voulait espérer. Le docteur était savant et sagace. Et puis Chartrain allait venir. Il semblait à la pauvre femme que le dévouement d’Étienne achèverait la guérison de Paul et obtiendrait un miracle de la force inconnue qui gouverne la vie et la mort. Dieu ! Elle y pensait à peine, dans ses joies et ses chagrins de chaque jour, point religieuse, indifférente au grand problème des origines et des causes. Pourtant, à l’heure des suprêmes angoisses, comme naguère dans les affres de l’enfantement, elle se prenait à implorer la pitié des puissances invisibles. Elle eût invoqué Mahomet ou Bouddha, promis des ex-voto à la vierge de Lourdes et adoré des fétiches, tant le cœur de la femme, contre l’évidence même, rêve un refuge à ses espoirs. Le soir tombait. L’ombre envahit la chambre, tamisant une cendre violette sur les objets et le drap pâle, glissant jusqu’à terre, prit l’aspect fantomatique, le mystère du linceul. Lucie apporta la lampe. Le malaise de la lumière artificielle, la menace de la nuit lourde aux moribonds oppressèrent Jacqueline. Elle eut froid ; elle eut peur ; elle eut envie d’appeler à son secours. Le docteur la trouva en larmes. Il se fâcha.

— Avez-vous pris les précautions que j’ai prescrites ?

Elle haussa les épaules. Il s’irrita, parla de la renvoyer hors de la chambre et la força à se laver les mains dans la solution de sublimé… Sous ses rudes paroles, comme sous le fouet glacé d’une douche, Jacqueline retrouva son énergie. Elle ne craignait pas la contagion. Non contente de s’exposer elle-même, elle exposait son amant au péril… Ainsi elle pouvait sauver Paul et mourir, Étienne pouvait mourir avec elle, dans les tortures de l’asphyxie… « Qu’importe, nous le devons. » Elle était décidée à ne point survivre à celui qui succomberait.

Paul sortait d’une crise terrible, quand Nory demanda :

— Votre ami n’a pas répondu ?

— Il viendra.

— Hum !… Vous savez que c’est très contagieux, la diphtérie ?

— Je suis sûre qu’il viendra.

— Il n’aura pas reçu la dépêche. Il sera obligé de garder la chambre. Il attend un parent de province… Vous verrez ça ! conclut l’ironique docteur.

— Le voici, dit Jacqueline en courant à l’escalier.

Sur la première marche, elle trouva Chartrain.

— Paul ?

— Il vit !

Étienne reçut Jacqueline éperdue entre ses bras.

— Il vit, mais il mourra peut-être. Oh ! Étienne ! Quel châtiment !

— Jacqueline, courage. Nous sauverons Paul…

Elle ne pensait même pas à le remercier et lui ne demandait aucune gratitude. Ils entrèrent dans la chambre. Jacqueline présenta Chartrain au docteur, puis elle reprit sa place au chevet de son mari.

Le médecin dit à mi-voix :

— Monsieur, madame Vallier a cru pouvoir vous convoquer. Le malade repose en ce moment. Je le trouve très faible. Des complications sont à redouter. Je compte que vous éloignerez la jeune femme. Elle est à bout de forces et je crains les pâmoisons inopportunes, les cris, les attaques de nerfs… Maintenant, avec votre permission, je vais dormir un moment dans la chambre voisine. J’ai veillé la nuit dernière et j’ai le devoir de me ménager.

Il donna des explications minutieuses, indiqua la solution topique, les antiseptiques préservateurs et passa dans la pièce à côté pour dormir sur une chaise longue comme un général avant la bataille qui peut être Austerlitz ou Waterloo.

Les deux amants restèrent seuls. Le silence pesait sur eux, si profond que la respiration sifflante du malade détonnait comme un grand bruit. Une table supportait les fioles à étiquette rouge, la cuvette, les bouteilles remplies de différentes solutions. L’abat-jour, renversé de côté, éclairait vivement le mur opposé et laissait le lit dans la pénombre. Ni Étienne, ni Jacqueline n’osaient parler. Le souvenir de la veille mettait entre eux une barrière de honte. Lentement, Paul s’éveilla.

Il avait toute sa connaissance et il reconnut Chartrain.

— Paul, mon pauvre Paul ! disait Jacqueline inclinée. Tu vois, notre ami est venu prendre de tes nouvelles. Il veut absolument m’aider à te soigner.

— À te guérir, ajouta Étienne en prenant la main de Vallier.

Une faible pression lui répondit… À cette minute, tout s’abolissait dans sa mémoire, la passion, la jalousie physique, la gêne secrète de ses rapports avec le mari offensé. L’amitié d’antan dominait tout pour écraser le cœur d’Étienne dans l’étau d’une horrible inquiétude. Cet homme qui souffrait là, qui mourrait peut-être, Étienne l’aimait encore autant qu’il l’avait aimé. Il l’avait vu enfant, adolescent, jeune homme ; mille souvenirs leur étaient communs, un long passé les unissait et toujours Vallier avait témoigné pour Chartrain une amitié déférente, presque enthousiaste, une naïve admiration. Pauvre garçon, irresponsable des légers défauts qui tenaient à son éducation plus qu’à sa nature, si confiant qu’aucun doute n’avait effleuré son âme et que l’amour d’Étienne pour Jacqueline l’eût surpris autant qu’épouvanté.

De l’autre côté du lit, Jacqueline se tenait debout, les paupières rouges dans un visage livide, ses cheveux à peine attachés sur sa tête, qui ployait, vaincue, sous une malédiction. Elle ne pleurait pas, elle regardait ce lit tragique où luttaient la mort et la vie, où le corps de l’époux s’allongeait inerte, séparant les deux complices. Leurs yeux se fuyaient comme si Paul était mort de leur crime, laissant un cadavre entre leurs bras à jamais désunis. Cette chambre d’agonisant avait la solennité des lieux sacrés où l’on parle à voix basse par respect pour une invisible présence, par crainte aussi d’éveiller l’Intruse qui va peut-être franchir le seuil. Étienne contemplait son ami. Jacqueline contemplait son mari. Son mari ! Celui qu’elle avait épousé pour le bonheur et le malheur, la richesse et la pauvreté, la santé et la maladie, pour le temps et l’éternité. Il avait eu le premier rêve de son cœur, le premier baiser de sa bouche, la fleur de son âme et de sa chair… Ah ! le jour lointain des noces, le voile blanc, l’anneau symbolique, toute la poésie du mariage qui ressuscitait dans sa mémoire comme un châtiment ! Et le soir nuptial, l’inoubliable nuit dont le souvenir fait tressaillir la vieillesse des femmes ! Sous les mêmes courtines de damas bleuâtre, Jacqueline vierge était devenue épouse pour concevoir dans la joie et enfanter dans la douleur. Le cri grêle du nouveau-né avait ému des visages aimés penchés sur cette même couche. Et ces mêmes oreillers où frémissait une agonie avaient vu des sommeils heureux, des réveils tendres, de douces insomnies d’amour. Hélas ! ils avaient reçu, plus tard, les pleurs de l’adultère passant des étreintes de l’amant aux baisers du mari et gémissant sous la servitude de sa chair. Maintenant, la délivrance était proche. L’époux mourait, laissant la maîtresse à l’amant. Il s’en allait loin des trahisons et des mensonges, dans l’horreur du tombeau, dans la nuit noire, vite trahi, vite oublié.

Jacqueline tomba à genoux, les bras étendus, le front sur le drap… Elle voyait l’épouvantable au-delà de la tombe, la décomposition lente de ce corps qu’elle avait pressé contre son corps, la solitude du foyer, l’enfant vêtu de noir et l’éternel remords de la veuve. Non, jamais aucun homme ne prendrait cette place vide. Jamais elle ne dirait à un autre : « Mon mari. » La force du mariage, si puissante qu’elle survit à l’amour et le remplace, s’imposait enfin à son cœur… Et, dans son désespoir, elle pensa aux généreuses femmes qui subissent cette force aveuglément, défendues contre les tentations par le culte du premier amour. Celles-là, au lit de mort de l’époux, peuvent lever un front pur sous le crêpe des veuves et dire à l’élu de leur jeunesse : « Tu as dormi sur un cœur fidèle et sur un sein que toi seul as baisé. » Mais les autres, les malheureuses qui gardent dans leur âme complexe une tendresse obstinée pour celui qu’elles trahissent, toute la rancœur de leur faute leur monte aux lèvres et l’agonie de leur repentir pleure des larmes sanglantes sur l’agonie du moribond. Rien ne s’oublie, rien ne s’abolit. Nous payons la rançon de toutes nos faiblesses.


Jusqu’au matin, le docteur lutta sans relâche, par tous les moyens alors connus, souhaitant éviter une intervention chirurgicale. Peu à peu, l’enflure de la gorge diminua, les fausses membranes enlevées ou cautérisées cessèrent de se reproduire. Le sifflement perdit de son intensité. À six heures, Vallier, épuisé, tomba dans un sommeil presque tranquille. Le médecin déclara :

— Je crois qu’il en réchappera… Mais il revient de loin !… La moindre négligence eût été fatale.

Il se lava soigneusement le visage et les mains et pressa Jacqueline et Chartrain de l’imiter.

Puis, le couple se retrouva, seul, dans le petit salon, près de la chambre où Vallier reposait. Un jour gris éclaira leurs visages exsangues, ravagés, où semblait pâlir la flamme de la vie. L’aube naissait dans un ciel triste et mouillé, une aube sans rayons et sans joie. Il pleuvait. Jacqueline ouvrit la fenêtre, offrit son front à l’averse qui crépitait sur les pierres du perron et noyait dans de jaunes ruisseaux le gravier des allées. Au delà des lignes d’arbres, au bas de la colline, dans la plaine, des formes confuses sortaient du brouillard, les lointains monuments, la tour démesurée dont le faîte disparaissait dans l’épaisseur opaque des nuages. Le jour s’éveillait en pleurant sur les secrets qu’il apportait, sur les maux qu’il ajouterait aux maux de la veille. Des chariots criaient dans les chemins ; des pas se rapprochaient et s’éloignaient. Un chien aboya avec colère. C’était l’heure où le sentiment de leur misère revient hanter les misérables, où l’humanité regrette la bonne mort du sommeil.

Jacqueline se tourna vers Étienne et brusquement :

— Dites-moi la vérité… Vous avez cru qu’Il allait mourir…

— Je l’ai cru.

— Alors — elle le regardait avec un regard indéfinissable — vous n’avez pas imaginé… une seconde, imaginé… souhaité…

Il lut sa pensée dans ses prunelles et cria, blessé au cœur :

— Oh ! oh ! Jacqueline ! C’est horrible !… Je n’ai pas mérité cela…

Elle voulut se faire pardonner. Elle se fit tendre et suppliante :

— Étienne, je suis une ingrate. Vous avez été admirable de dévouement. Je n’oublierai jamais comment vous avez répondu à mon appel. Mais j’ai perdu la tête… le chagrin… le remords…

Un grand silence tomba entre eux à ce mot, et Chartrain frémit tout à coup jusque dans ses fibres profondes. Il pressentait la vérité : la maladie qui avait épargné Paul Vallier tuait quelque chose ; le bonheur d’Étienne et de Jacqueline était frappé à mort.


XXI


La convalescence de Paul fut pénible. Jacqueline multiplia son dévouement. Vallier s’étonna de découvrir en elle la femme qu’il n’avait jamais vue. Il admira sa douce raison, sa patience, son charmant esprit plus fin et plus mûr, et il regretta d’avoir vécu tant d’années auprès d’elle, sans l’étudier et l’apprécier. Jacqueline était donc plus et mieux qu’une spirituelle et jolie femme ! Lui-même, assagi par l’épreuve, avait senti le prix de la vie dans la vision de la mort. La maladie, la quasi infirmité de la convalescence, propice au recueillement, furent bonnes pour son âme. Il connut enfin la vie intérieure, et un sentiment nouveau germa dans son cœur, une affection bien différente du charnel amour d’autrefois, plus désintéressée, plus forte aussi. Souvent, il prenait dans ses mains la tête brune qu’il avait aimée pour sa grâce et pour sa fraîcheur : « Ma femme, disait-il, ma chère femme ! » Il prononçait ce mot avec une tendresse qui touchait Jacqueline jusqu’aux pleurs. « Ma bien-aimée !… Je commence seulement à savoir ce que tu vaux. Les soins matériels sont peu de chose. C’est ta vigilance, ta tendresse qui m’ont guéri. Oh ! je sens la douceur de vivre près de toi. Il me semble que je te retrouve après un long voyage. Dis, nous serons plus intimes qu’autrefois ? Nous nous disperserons moins. Nous vivrons cœur à cœur. J’avais une adorable maîtresse légitime — il souriait à ce nom — je découvre en elle une compagne, une amie… »

Il parlait ainsi, longuement, et la ferveur de sa reconnaissance poignait l’âme de la malheureuse Jacqueline. Elle songeait que ce rôle d’amie et de collaboratrice qu’elle avait accepté dans la vie de Chartrain, elle l’eût peut-être dû remplir auprès de Vallier… En se rapprochant courageusement de son mari, elle eût pris sur lui une influence modificatrice, et leur amour, voué à la transformation, se fût transformé du moins en sereine et féconde tendresse. De cette épouvantable crise, la pauvre femme sortait plus désarmée contre l’assaut du remords. Jacqueline s’effrayait de l’avenir. Il lui semblait qu’il n’y aurait plus de bonheur pour elle, ni aux bras d’Étienne, ni au foyer de Paul.

À Paris, Chartrain se mourait d’inquiétude et de tristesse. Il n’osait aller trop souvent à Meudon, où la gratitude enthousiaste de Vallier, l’abattement de Jacqueline lui créaient mille causes de douleur. Depuis la terrible nuit, des lettres régulières le rassuraient sur la santé de Paul ; mais le ton de ces lettres, sincèrement affectueux, trahissait le trouble de la jeune femme. Il la connaissait trop bien pour ne point pressentir les luttes qui se livraient dans son cœur. Et, tremblant d’être moins aimé, respectant pourtant les scrupules de la garde-malade, il rêvait d’un temps où leurs blessures guériraient, où l’habitude amoureuse vaincrait les révoltes inévitables, où, sur la bouche de Jacqueline, il boirait la certitude et l’oubli.

Mais Jacqueline, dans ses lettres, ne parlait pas de son retour. Il n’y tint plus. Il écrivit un jour, laissant crier sa détresse. Elle répondit en fixant un rendez-vous pour le lendemain soir. Paul se couchait de bonne heure. Elle pourrait sortir sans être vue et retrouver son ami à cette même place de l’avenue que consacraient tant de souvenirs.

Chartrain arriva le premier au rendez-vous. Sous la voûte énorme des tilleuls, les feuilles tombaient une à une, sans bruit, sur l’humus épais des feuilles anciennes où s’enfonçaient les pieds du promeneur. Molles, bientôt pourrissantes, tout imprégnées des premières pluies d’automne, elles exhalaient l’amère odeur des décompositions végétales. Chartrain, assis sur un banc verdi par l’humidité, distinguant à peine la nef des hautes branches et la colonnade des troncs, songeait à des vers qui évoquaient l’allée tout odorante sous le ciel vert des soirs de juin…

   Nous marchions sous l’arceau de l’antique ramée…
   Sur ta robe traînante et sur tes longs cheveux
   Les tilleuls secouaient leur averse embaumée…

Que de baisers Étienne et Jacqueline avaient échangés sur le banc solitaire, que de balbutiements délicieux et confus ! Il lui semblait que jamais plus ne scintilleraient les étoiles de juin, ne refleuriraient les petites corolles jaunes épanouies par milliers sur les tilleuls, et ne rouvriraient au baiser les chères lèvres de Jacqueline. Trois ans, déjà, quatre ans d’amour. Pourquoi, par cette nuit d’octobre, sous le ciel voilé, sous les arbres effeuillés, une mélancolie sortait-elle de toutes ces choses finies, mortes comme les feuilles d’où montait une froide odeur de cimetière ? « Le passé, le passé ! » murmura Chartrain… Deux mois auparavant, il confondait encore dans un éternel présent toutes les saisons de leur amour. Hélas ! il lui semblait que la maladie de Vallier, les tortures morales, l’absence et la privation séparaient le passé plein de bonheur d’un avenir gros de mystère. Sa pensée errait dans ses souvenirs comme dans un jardin d’automne où les fruits mûrissent à peine sur des arbres qui ne verront pas deux fois les mêmes fleurs.

Tout à coup, il devina Jacqueline. Vêtue de noir, voilée d’une noire mantille, elle incarnait, dans la tristesse de son vêtement et de son attitude, l’infinie tristesse de l’heure et de la saison. Il lui tendit les bras. Puis il fit quelques pas avec elle, débordant de multiples émotions.

— Pardonnez-moi d’avoir demandé, presque exigé ce rendez-vous, dit-il enfin… Mais vivre deux mois sans vous voir, sans vous parler, c’était intolérable.

— Il faut pourtant vous résigner, répondit-elle avec un accent qu’il trouva singulièrement dur dans cette bouche chérie. Je ne devais, je ne pouvais pas quitter mon mari malade…

Et elle ajouta, regardant la terre :

— Je ne l’ai que trop abandonné.

Le cœur serré, Chartrain répondit :

— Faites votre devoir. Je ne saurais vous en blâmer, Jacqueline.

Elle devina sa tristesse, et de sa voix d’autrefois :

— Étienne, je ne t’oublie pas. Prenez patience, ami chéri.

— Je t’aime tant, fit-il. Je t’aime jusqu’à la déraison, jusqu’à la torture.

Sans désunir leurs bras, ils montèrent l’étroite ruelle en pente raide qui mène à la porte du bois. Le ciel nuageux s’éclaircissait. La lune errait sans éclat dans un chaos de vapeurs flottantes. En quelques minutes, Étienne et Jacqueline se trouvèrent sur la lisière de la forêt. De jeunes chênes, hauts déjà, balançaient leurs têtes effeuillées, dessinant sur des fonds confus et sans couleur l’indécise guipure des ramilles. Des oiseaux de nuit volaient, et soudain, dans quelque flaque de pluie, au creux d’une sente profonde, la clochette indécise d’un crapaud tinta, claire et cristalline.

— Écoutez, dit Jacqueline. Comme autrefois…

Ils s’arrêtèrent. Cette voix qui chante au ras de terre, dans la boue, sous les étoiles inaccessibles, ce son si grêle, si tendre, si triste, avait remué en elle les souvenirs. Chartrain entoura de son bras les épaules de son amie. La clochette d’argent tintait toujours, sous les buissons que le vent frôlait comme une aile. Le charme élyséen des bois nocturnes, la solitude, le silence endormirent, comme de subtils narcotiques, l’anxiété des deux amants. Le désir ne brûlait pas le sang d’Étienne. À cette heure, il était bien loin des folies d’antan, de cette rage de volupté où il jouissait si violemment de se sentir vivre. En étreignant Jacqueline muette et comme inanimée, il sentait le vertige du néant le prendre. Et près de cette femme adorée, pour la première fois, de toute son âme, Chartrain désira mourir.

— Allons-nous-en, dit-il en frissonnant. Cette nuit est sinistre.

Un an plus tôt, il l’eût trouvée douce, cette nuit d’automne, dont l’ombre accueillante s’épaississait sous les frondaisons des bois. Jacqueline ne répondit pas. Elle n’avait pas entendu et Chartrain vit qu’elle regardait obstinément du côté de la vallée, du côté de la maison où reposait Paul convalescent, Paul qui l’appelait d’un nom dérisoire et si doux : « Ma fidèle ».

— J’ai froid, dit-elle tout à coup.

— Marchons.

Elle reprit :

— Je ne peux vous donner que peu de temps.

— Je vous remercie d’être venue. Je n’espérais pas davantage. En ce moment, ma chérie, vous appartenez toute au malade que vous avez sauvé. Mais vous reviendrez à Paris bientôt, et…

— C’est que… — elle hésitait, — je ne voudrais ni vous affliger par une menace inutile, ni vous donner une certitude qui aboutirait à une déception ; mais je crains de ne point passer l’hiver à Paris.

— Comment ?

— Ma mère… Oh ! c’est un projet ébauché simplement… ma mère veut louer une villa en Algérie, jusqu’au printemps prochain. Elle souhaiterait nous emmener. Le médecin nous conseille ce voyage.

— Si l’intérêt de Paul vous commande de partir, il ne faut pas tergiverser.

— Étienne… vous ne serez pas trop malheureux ?

— Oh ! fit-il amèrement, c’est une considération tout à fait secondaire. Que suis-je dans votre vie, moi ?

Elle baissa la tête, dans l’ombre. Puis s’arrêtant au milieu du chemin, parmi les ronces et les cailloux, elle s’écria désespérée :

— Ah ! je le sens, tu souffres. Tu me trouves dure, indifférente. Les mots qui consolent, je ne sais plus les dire. J’ai trop souffert. J’ai le cœur meurtri. L’épouvante a tari en moi les sources de la tendresse et de l’émotion. Je n’ai pas la force de te rendre heureux et je n’ai plus celle d’être heureuse.

— Mais tu es toujours ma Jacqueline, supplia-t-il, tu m’aimes encore, n’est-ce pas ? Rien n’est changé. Nous nous retrouverons tels que nous étions avant ce cauchemar horrible. Tu me reviendras, ma vie, ma joie, mon unique amour !

Elle se dégagea de son étreinte et d’un geste farouche le repoussa :

— Chut ! ne me parlez pas de cela… Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir… Taisez-vous, par pitié, si vous m’avez aimée.

Il obéit. Le vent fraîchissait. Ils redescendirent vers l’avenue, dans la pénombre transparente. L’âme de Chartrain était pleine de la tristesse de la nuit, pleine d’inquiétude, d’amour douloureux, de regrets inexprimés et inexprimables. Il accompagna Jacqueline jusqu’au coin de la rue Babie et regagna la gare de Meudon. Et seul dans le wagon, regardant fuir la plaine sous le ciel de lune et de brume, il se sentit plus misérable qu’au départ, livré à toutes les angoisses de la solitude, harcelé de pressentiments.


XXII


— Vous êtes en retard, dit Jacqueline en entrant dans la petite pièce transformée en vestiaire. Tous nos convives sont arrivés.

Étienne dit tout bas :

— Je vous ai attendue.

Elle restait droite, à deux pas de lui, encadrée dans le chambranle de la porte, grandie par une ample et longue jupe noire toute brodée de jais changeant. Le corsage plissé, froncé, gracieusement lâche, était couvert d’une mousseline impondérable, souple et vaporeuse comme un nuage noir.

Il reprit :

— Je vous ai attendue. Je vous attends tous les jours depuis que vous êtes revenue à Paris. Pas une visite, pas une lettre, pas même, quand je suis ici, un mot ou un regard… Que vous ai-je fait ? qu’avez-vous ? Vous m’évitez, je le sens. Ma présence vous gêne et vous irrite.

— Vous êtes fou, mon pauvre ami.

— Je ne suis pas fou, je suis plus lucide que vous ne pensez… et très malheureux.

Elle murmura :

— Je ne puis quitter Paul.

— Mais il va mieux !… Et si vous ne pouvez venir me voir, vous avez le loisir de m’écrire. Ah ! Jacqueline, vous n’êtes plus la même, vous ne m’aimez plus.

— Étienne…

— Vous ne m’aimez plus. Votre abandon…

— J’ai trop souffert. Accordez-moi un délai. Quelques jours encore, Étienne, quelques jours et je vous promets…

Il lui prit la main :

— Ayez pitié de moi. Venez demain. J’ai beaucoup de choses à vous dire. Je suis à bout de force et de patience… Ah ! vous avoir eue à moi, pendant des années, toujours pareille à vous-même, tendre, gaie, fidèle, ma joie, mon espoir, ma consolation — et me trouver privé de vous, rejeté dans l’ombre avec le torturant souvenir de la lumière…

Elle frémit.

— Chut ! vous me faites mal… Étienne, Étienne, ne me pressez pas de venir.

— Pourquoi ?

Elle garda le silence. Dans l’antichambre, derrière elle, la porte du salon s’ouvrit. Elle recula et jeta, à mi-voix, comme à regret :

— Demain donc. Je viendrai demain.

Elle traversa le vestibule, suivie de Chartrain. Au salon, les convives réunis pour fêter la convalescence de Paul attendaient, groupés au gré de leur fantaisie. Étienne salua Quérannes et Moritz, les Lachaume, madame Lussac et son mari. Puis, près de madame Aubryot, il aperçut deux dames noires en robes de faille mate, avec des médaillons d’or, des manchettes de dentelles, de longs nez périgourdins et des fronts jaunes surmontés d’une étrange mousse de cheveux frisés contenus dans un filet invisible.

Vallier nomma les dames Séverat, deux arrière-cousines, et la présentation s’acheva par un petit mouvement du cou de ces dames. Presque aussitôt, les portes de la salle à manger étant ouvertes, Étienne dut offrir son bras à la plus âgée. Il imagina celle-ci pieuse, vertueuse et malveillante, notairesse dans les environs de Périgueux ; l’autre, cérémonieuse et bavarde, préoccupée d’être « comme il faut » et de faire « ce qu’on fait ».

Les candélabres fleuris irradiaient une lumière joyeuse. Le regard de Chartrain effleura les convives assis autour de lui. Au centre, Vallier, maigri, pâli. Puis la tête spirituelle de madame Aubryot, montrant des cheveux de vieil argent, un teint de pêche mûre, d’admirables yeux de velours noir ; le visage sec de la cadette des Séverat, les cheveux blonds de madame Lachaume, la face haute en couleur de son mari, le profil énergique de Quérannes, le profil fier et fin de Moritz, la figure mate de Lussac, aux francs yeux bruns, à la barbe bronzée. Plus près, la petite tête de Suzanne Lussac, coiffée d’un casque de cheveux noirs, le cou nu émergeant d’un corsage mauve. Enfin, en face de Vallier, Jacqueline fraîche et touchante comme une fleur battue du vent qui se redresse et se recolore entre deux orages.

Le dîner s’achevait dans une cordialité charmante, quand Lachaume interpella Vallier :

— As-tu lu les journaux du soir ? Quel est le verdict du jury pour le capitaine Cruz, ce Portugais qui a tué l’amant de sa femme ?

— Cruz est acquitté, dit Lussac.

Lachaume eut une exclamation de triomphe :

— Je l’avais bien dit !

Madame Aubryot s’indigna :

— Acquitté ? Cette brute qui a tué un homme, avec la plus complète préméditation, le plus grand sang-froid, la plus lâche prudence ?

— Il y avait flagrant délit.

— Provoqué par lui, certainement… C’est une indignité, une infamie ! Voilà votre œuvre, messieurs les romanciers.

— Eh ! dit Vallier, ne nous accablez pas… Moi, j’ai toujours prôné l’indulgence. Voyez mes œuvres complètes.

— Qu’est-ce que ce capitaine Cruz ? demanda madame Stéphanie Séverat.

Lachaume répondit :

— Le capitaine Cruz possédait une femme trop jolie et un ami trop intime. L’ami de monsieur est devenu l’amant de madame. Une lettre anonyme avertit le capitaine. Quoique Portugais, il était d’humeur morose et jaloux comme un Espagnol. Il prétexte un petit voyage. Vieux truc qui réussit toujours. Il revient à l’improviste, trouve le tourtereau roucoulant près de sa tourterelle et l’expédie dans l’autre monde en trois coups de revolver. La femme, blessée au bras, s’évanouit. Les voisins arrivent et mon capitaine, bel et bien vengé, se constitue prisonnier, tranquillement. Il passe aux assises et il est acquitté. Ce n’est que justice.

— Comment ! fit madame Lussac, vous, Lachaume, vous admettez ces mœurs de sauvage, quand le divorce existe, quand le mari trompé peut reprendre sa liberté ?

— Le divorce, le divorce !… Avec ça que le divorce modifie ou supprime le vieux fond de sauvagerie qui surgit chez les mâles. Et les mœurs, les absurdes mœurs qui ridiculisent l’époux quand la femme est coupable ! Le capitaine a vu rouge où d’autres voient jaune. C’est plus dramatique. Le sang coule, on s’épouvante, mais on ne rit pas.

— Allons donc ! repartit Moritz. Quand un homme voit rouge, comme vous le dites, il ne prend pas tant de précautions. Le Cruz a médité quatre jours sa petite comédie qui devait s’achever en drame.

— Tant pis pour les victimes. Je ne les plains pas. Ces deux imbéciles qui vont s’aimer dans le logis même du mari, au milieu du piège, sans avoir rien prévu, rien pressenti… Ils connaissaient pourtant le caractère du bonhomme. Ils n’avaient qu’à se tenir tranquilles. Je ne les excuse ni ne les plains.

Une discussion générale s’ensuivit, les hommes, sauf Moritz, excusant le mari, les femmes, sauf les Séverat, s’apitoyant sur les amants.

— Et cette malheureuse madame Cruz, dit Jacqueline. Que va-t-elle devenir ? Je ne comprends pas qu’elle ne se soit pas tuée.

— Elle se consolera avec son avocat, répondit Lachaume, à moins qu’elle ne revienne chez son mari.

— Vous méprisez bien les femmes, dit madame Lussac.

— Je méprise les femmes qui trompent. D’abord je déclare ne pas admettre le fameux entraînement de la passion. La passion romantique, irrésistible, qui s’excuse par son excès même, tout le monde en parle, personne ne l’a vue, personne ne la ressent. Que l’animalité de l’homme se déchaîne, passe encore. C’est dans la nature. L’homme est polygame et agressif. Mais la femme, être passif par tempérament et par obligation, la femme dont les sens sont plus tièdes, la volonté plus indécise, le cerveau plus étroit, la femme dépositaire et intermédiaire de la race, doit rester chaste dans le gynécée. C’est une nécessité sociale et une nécessité morale… Oui, oui, mesdames, vous pouvez protester !… Vous êtes une espèce inférieure, vous êtes des hommes atrophiés.

Tout le monde se prit à rire. Suzanne riposta :

— Vous nous refusez l’intelligence, la volonté, l’égalité même dans la force et la finesse des sensations. D’où vient que depuis six mille ans vous tombiez dans nos pièges, que Dalila triomphe encore de Samson, Omphale d’Hercule et Cléopâtre d’Antoine ?… Allez, Lachaume, si votre femme n’était pas l’honnête femme que nous connaissons, vous seriez trompé tout comme les autres et vous n’y verriez que du feu, monsieur le polygame et l’agressif.

Les rieurs passèrent du côté de madame Lussac. Lachaume était un peu vexé.

— Si j’avais épousé une coquine et que je la surprisse en flagrant délit… Ah ! tonnerre ! J’étranglerais le couple comme une paire de pigeons.

— Et tu serais bien avancé, fit Vallier.

— Oh ! toi, tu ferais de l’esprit, tu blaguerais. Et vous, Chartrain ?… Oh ! vous, j’en suis sûr, vous feriez du sentiment. Il n’y a pas de quoi. Madame Aubryot a raison à un certain point de vue : les romanciers nous ont joué un mauvais tour. Ils ont inventé l’excuse de la passion, les drames du cœur, l’adultère poétique. Des blagues ! L’adultère est ignoble, bête et banal…

— Il peut y avoir des exceptions.

— Oui et toutes les dames qui rôtissent d’innombrables balais se félicitent d’être de ces exceptions. Je ne suis pas si terrible que madame Lussac veut le croire. J’admets que le mari peut être une canaille et l’amant un héros. Alors la femme ne doit pas hésiter. Qu’elle s’en aille au bras du héros, sans tromper personne.

— Et les enfants ?

— Oui, reprit Jacqueline, croyez-vous qu’une femme soit forcément une mauvaise mère parce qu’elle cède à une passion ?

— Elle doit choisir. Ou elle sacrifie sa passion à ses enfants, ou elle sacrifie ses enfants à sa passion. Ne venez pas me parler de ces fatalités qu’on déchaîne toujours par sa propre faute, toujours, car on a prononcé un mot imprudent ou commis un acte décisif, au moment où l’on était libre encore. C’est la responsabilité des ivrognes. La loi l’admet puisqu’elle la punit.

— Vous confondez. On peut être libre de boire ou de ne pas boire. Mais Lacordaire a dit très justement : « Le cœur est comme la foudre. On ne sait où il tombe que lorsqu’il est tombé. »

— Lachaume est un bourgeois. S’il n’était pas marié, il aurait des trésors d’indulgence, dit Vallier qui s’amusait à irriter la verve de son ami. Lachaume, pourrais-tu jurer devant Dieu et les hommes que tu n’as jamais soufflé sur le feu où rôtissaient les susdits balais ?

— Il n’y a pas moyen de discuter avec toi, dit Lachaume, interloqué.

Madame Lussac intervint :

— Vous êtes un homme sensé, monsieur Vallier. Vous n’approuvez pas le massacre.

— Ma foi, non… Je trouve la loi assez burlesque sur ce point. Si l’adultère est un crime, seize francs d’amende et trois mois de prison sont un châtiment bien peu sévère. Si l’adultère est un simple délit, qu’on n’acquitte plus les capitaines Cruz.

Quérannes reprit :

— Il faut mépriser l’infidèle assez pour ne pas la punir. Toute violence dégrade celui qui la commet. Mais si la coupable a des excuses — elle peut en avoir ! — il est beau de pardonner et de reconquérir l’âme que l’on a perdue.

— Mon cher Quérannes, supposons que tu sois marié, trompé et généreux… Tu relèves la femme, tu l’absous, tu la purifies… Mais si elle aime l’amant…

— Si une femme garde quelque lueur de sens moral, malgré sa faute, elle ne peut que comparer la générosité de l’époux à la platitude de l’amant — car l’amant, le voleur, l’intrus, celui qui dérobe et qui ment, aura toujours le vilain rôle…

— Pas pour sa maîtresse, dit Vallier. Avec ça qu’une femme éprise a tant de sens moral ! Elle aime un homme. Il lui faut cet homme. Toute votre grandeur d’âme ne vaut pas un cheveu de son bien-aimé.

Lachaume se taisait. Quérannes reprit avec une animation singulière :

— Si j’aimais une femme, je préférerais renoncer à elle que de la partager… J’excuse pourtant les amants coupables quand le mari s’est rendu odieux par d’injustes brutalités. J’excuse même ces surprises des sens qui jettent une honnête femme au bras d’un amoureux, chute unique, sans récidive, qu’un repentir immédiat peut effacer. Mais vous, Moritz, vous, Chartrain, vous-même, Vallier, ne réprouvez-vous pas le mensonge de tous les instants, la trahison installée au foyer de famille ?… La femme qu’on possède dans le crime, dans la terreur, peut-on l’aimer d’une bien noble tendresse ? Allons donc ! les petites vilenies, les petites lâchetés quotidiennes altèrent et corrompent l’amour. Il commence par de beaux rêves, de délicates émotions, des sensations exquises. Il finit misérablement sur les canapés de cabinet particulier et les lits publics des garnis louches.

Les dames Séverat baissaient leur nez pudiquement. Jacqueline était pâle et semblait prête à défaillir. Chartrain répondit avec douceur :

— Vous nous racontez, mon cher ami, l’histoire banale qui arrive à l’immense majorité des amants. Je vous félicite d’en être écœuré et indigné. La trahison, comme le vol, comme l’ivrognerie, fait horreur aux honnêtes gens, satisfaits de leur sort et qui jugent de sang-froid les misères des autres. Je ne prétends pas excuser les adultères. Je ne prétends pas non plus les condamner en bloc. Autant de cas, autant de verdicts. Mais, mon ami, à côté de cette immense majorité dont nous parlions, parmi les âmes viles et les corps lâches, des amants peuvent se rencontrer qui eussent été d’admirables époux. Ah ! les malheureux qui ont lutté, qui ont déploré leur faiblesse, qui chérissant l’un ou l’autre ce qu’ils ont de meilleur, ces couples punis par l’éternel silence, l’éternelle séparation, l’amertume de leur bonheur même, je les plains de toute mon âme et je m’abstiens de les juger… Oui je réserve mon mépris aux séducteurs professionnels et aux perverses coquettes qui tombent par curiosité ou par ennui. Vous parliez, Quérannes, des canapés de restaurant et des lits d’hôtel. J’avoue qu’un chalet suisse, une villa d’Italie, un sanctuaire d’amour parfumé et capitonné forment un plus beau décor. Et cependant, dans ces endroits vulgaires et louches qui révoltent votre délicatesse d’artiste, des hommes et des femmes ont pu s’aimer d’un amour sublime. L’amour ne connaît ni loi, ni fausses pudeurs, ni exigences d’art. Il voit tout à travers lui-même. La bougie de deux sous qui brûle à la fenêtre de l’aimée est plus divine que toutes les étoiles du ciel. Et pensez-vous que ceux qui s’aiment dans le danger, dans le mystère, dans les larmes, pensent à se mépriser réciproquement ? On dit couramment : « Tous les hommes méprisent leur maîtresse par cela seul qu’elle est leur maîtresse… » Laissons ce préjugé misérable aux gens qui prouvent, en le répandant, la médiocrité de leur cœur.

— Chartrain a raison, répartit madame Lussac.

Il pourrait ajouter que les hommes rejettent trop souvent toutes les responsabilités sur leurs complices, oubliant qu’ils sont les instigateurs de tout le mal et bien plus coupables, selon moi, que les femmes.

— Ça, c’est discutable, dit Vallier… Qu’en penses-tu, Jacqueline ?

— Moi ?

Elle eut un sursaut nerveux que Chartrain seul remarqua.

— Oui. Suppose un brave mari berné par sa femme et son meilleur ami. Sur qui devra tomber sa vengeance ?

Elle regarda Chartrain et répondit :

— Quand une femme a un brave mari — comme tu dis — des enfants, une vie respectée et heureuse, elle ne peut pas être à la merci du premier venu. Elle se donne librement et celui qui la possède ne l’a pas séduite. Seule, elle est liée par un serment, par l’affection du mari, les devoirs maternels, le souci de l’honneur commun… L’amant ne vole point sa vertu puisqu’elle-même va au devant du sacrifice… Seule, elle doit être punie, seule…

— Opinion de femme romanesque ! interrompit brusquement Chartrain, Paul, oublions les théories et les paradoxes… La vieille loi du Décalogue nous dominera toujours. Celui qui prend la femme d’un ami ne mérite aucune pitié. Il a pour le défendre contre la tentation l’expérience de la vie, la supériorité de l’âge, une raison plus solide, un esprit plus cultivé. La femme élevée dans une adoration maladive de l’amour, la femme au cerveau plus impressionnable, aux émotions plus vives, victime des fatalités physiologiques, victime du divin instinct de pitié qui fait sa grâce et son malheur mérite presque toujours la pitié sinon l’indulgence…

Madame Séverat, la jeune, trouva bon de conclure la discussion en affirmant ses principes.

— Je ne comprends pas qu’il puisse exister deux opinions sur ce sujet. Il y a, n’est-ce pas, monsieur ? deux espèces de femmes : les femmes bien élevées, les femmes comme il faut et les autres. Ces aventures regrettables n’arrivent jamais aux femmes comme il faut. Quant aux autres, je les mets au rang des chiens. Oui, on devrait les marquer à la figure pour leur faire honte…

— Ah ! soupira l’aînée qui n’avait encore rien dit, quand les femmes perdent la religion, on peut s’attendre à tout.

— Bah ! fit madame Aubryot, je ne suis pas dévote, ma cousine, et je ne me crois pas moins honnête que vous. Rester vertueuse est encore le meilleur calcul qu’on puisse faire. Rien ne tourmente et n’abîme une femme comme la passion.


Vers minuit Chartrain s’en alla seul avec Moritz dans la nuit brumeuse. Le peintre l’entraîna dans une longue promenade, par un affectueux désir d’apaiser le trouble qu’il devinait.

Il parla de Jacqueline, non plus avec ce léger dédain qui naguère avait ému la jalousie d’Étienne, mais avec une sympathie nuancée de respect.

— Elle a bien changé depuis trois ans, dit-il. Comparez la Jacqueline que nous avons connue et celle que nous quittons. Ce n’était pas Vallier, certes, qui pouvait la modifier ainsi. Quelque chose a traversé la vie de cette femme.

— Moritz ! Il n’y a rien dans sa vie qui ne soit noble, pur et avouable. Je n’ai pas reçu ses confidences, mais j’en suis sûr, entendez-vous, j’en suis sûr.

— Oh ! fit le peintre, je suis certain que madame Vallier mérite toute notre estime… Mais je tiens à mon hypothèse. Cette femme a connu l’amour et la douleur, j’en jurerais.

— Et quand cela serait ?… Ah ! vous ne seriez pas prudhommesque et dur comme Lachaume, vous…

— Mon ami, cette femme est faite pour la passion et nul n’échappe à sa destinée. Je ne l’oserais dire qu’à vous seul… Elle a aimé…

— Qui sait ? dit Chartrain…

— Elle a aimé, et elle s’est reprise… Tôt ou tard le temps fait son œuvre et quand l’amour s’éternise sous la forme définitive d’un sentiment pur, c’est la solution la plus heureuse du problème de l’adultère.

— Mais, dit Chartrain pensif, à travers ces misères et ces épreuves, deux amants peuvent-ils, sans cesser d’être amants, s’aimer d’un véritable amour ?

— L’âge, l’absence, les soucis refroidissent le désir physique et tôt ou tard la vie brise les liens de la chair. On se garde par lâcheté, par orgueil, par générosité même. Celui qui voudrait se libérer craint la douleur de l’autre, celui qui chérit le joug l’alourdit sur son compagnon. Ah ! les fins d’amour, les fins de liaisons qui croulent dans la banalité de l’habitude, dans l’enfer des déceptions, quelle tristesse !

Ils étaient arrivés devant la porte de Moritz. Le peintre reprit :

— Voyez comme la causerie nous a entraînés loin de madame Vallier… Mais je voulais vous montrer toute ma pensée, mon cher ami. Je sais tout excuser parce que je puis tout comprendre.

« S’il n’a rien deviné, il a tout pressenti, songea Chartrain descendant la rue Bara. Et il a voulu me prouver qu’il ne cesserait pas de nous estimer. Brave Moritz ! Il nous croit sortis de ces misères dont il parlait, après une faute lointaine, ancienne, rachetée par un courageux effort. Ah ! cet effort, il est impossible quand on aime comme j’aime avec une passion à brûler l’âme et le corps. Nous séparer volontairement ? Jamais, ah ! non, jamais ! Je veux bien souffrir, mais je ne puis vivre sans Jacqueline. »


XXIII


Chartrain attendait Jacqueline.

Vainement il se complut à parer son logis pour la recevoir, il ne retrouva pas l’impatience heureuse, le passionné désir des anciens rendez-vous. Pourtant il souhaitait l’arrivée de son amie, se rappelant des jours où, dans l’anxiété et la tristesse, une ivresse imprévue était sortie de leurs baisers.

Quand Jacqueline arriva, il crut devoir lui raconter, en partie, les confidences de Moritz, insistant sur l’indulgence discrète de leur ami commun. Jacqueline répondit :

— Moritz parle ainsi parce qu’il n’est sûr de rien. Il y a une nuance entre soupçonner et savoir. Vous oubliez que s’il est votre ami il est, plus encore, l’ami de Paul. Allez, si nous étions découverts, il ne faudrait compter sur l’indulgence de personne.

Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle murmura :

— Tous ceux que j’aime, tous ceux que j’estime nous ont condamnés, hier. Ils ont raison, je le sens… Toute la nuit, j’ai pensé à cela… C’est affreux de mentir toujours, de jouer la comédie de la vertu, de tromper un honnête homme… de se donner au mari après…

— Tais-toi ! cria Chartrain…

— Mais…

— Tais-toi ! Il y a un an, il y a six mois, nous n’étions pas moins coupables. Tu étais heureuse pourtant. Tu ne pensais pas à nous juger… Oui, tu m’aimais tant que tu me trouvais des excuses. Est-ce l’opinion des autres qui me rabaisse à tes yeux ?… Parle donc. Tu as peur d’être méprisée et tu te forces à me mépriser, maintenant.

Il marchait à grands pas avec une sorte de fureur.

— Qu’y a-t-il donc de changé ?… Crois-tu que je n’aie pas souffert jusqu’à la torture du mensonge, du partage que j’acceptais ? J’ai pleuré de rage, des nuits entières, en songeant que tu étais dans les bras de ton mari… Je me méprise d’avoir supporté cela… Mais pouvais-je t’enlever ? Aurais-tu voulu me suivre ?… Et pourtant, tu m’aimais, tu m’aimais !

— Tu penses donc que je ne t’aime plus ?

Il s’emportait.

— Si tu te méprises, si tu me méprises, quitte-moi. Je ne veux pas être aimé par pitié.

— Ah ! sanglota Jacqueline, que tu nous fais mal à tous deux en parlant ainsi… Depuis deux mois, je vis dans un enfer… Je te le dis à mon tour : « Tais-toi, épargne-moi ! »

— Non, dit-il fermement. Je veux connaître toute ta pensée.

— Est-ce que je la connais moi-même ? dit-elle avec désespoir. C’est le chaos, dans mon âme ! Ah ! pourquoi ne suis-je pas restée puérile et folle comme autrefois ? Je vivais dans le présent, dans l’ivresse et le vertige, et je n’avais conscience que de mon amour… Mais tu as voulu faire de moi une autre femme. Hélas ! tu y as réussi… Il fallait m’étourdir ou me dépraver si tu me voulais toujours souriante et joyeuse. La nuit où je t’ai appelé près de Paul mourant, l’évidence m’est apparue. J’ai compris ma faute… J’ai désiré mourir.

— Malheureux que nous sommes ! dit Chartrain accablé. Nous n’avions pas prévu ce jour. Ah ! Jacqueline, tu n’es plus à moi. Je te perds. Je t’ai perdue. Oublie-moi. Reprends ta liberté, puisque mon amour te fait horreur.

Elle se jeta à genoux prés de lui, lui pressant les mains, l’attirant vers elle :

— Qu’as-tu dit ? Nous pourrions nous séparer ! Tu vivrais sans moi ! Ah ! j’accepte les remords, et le danger, et ma misère, je consens à tout, je ne me plaindrai pas, mais nous resterons l’un à l’autre, toujours, dis, toujours ? Étienne, Étienne, souviens-toi ! Trois ans d’amour… des heures divines… tes tristesses que j’ai consolées… les heures où j’ai dormi sur ton cœur… Regarde-moi ! Crois-tu que mon amour ait faibli ? Je t’aime, je t’aime…

Sa tête penchait, ses yeux égarés fascinaient Chartrain. Elle jeta dans un cri :

— Je voudrais mourir ou dormir toujours. J’ai horreur de vivre. Emporte-moi, garde-moi ! Oublions !

Il la saisit avec une fureur silencieuse. Oublier ! Il ne souhaitait que l’oubli dans la volupté profonde où tout s’abîme et se dissout. La chambre aux fenêtres voilées, au doux silence, entendit encore les soupirs et les sanglots de leur amour. Ils rêvèrent d’embrasser leur bonheur fugitif, de le retenir entre leurs mains, leurs poitrines et leurs lèvres. Mais ils avaient prononcé les mots irréparables. Ils ne pouvaient plus oublier.

La vie, une dernière fois clémente, leur accorda un jour de répit. Novembre allait finir, et, tardif et tiède, se prolongeait l’été de la Saint-Martin. Chartrain ramena Jacqueline dans la forêt de leurs amours. Ils reconnurent chaque sentier, chaque tertre vêtu du velours des vieilles mousses, et par les carrefours du Pavé, sur les Avenues, ils marchèrent, un fantôme se levant à chacun de leur pas. Vers trois heures, ils s’arrêtèrent sur la lisière de Chaville, dans une petite auberge bâtie tout contre la voie du chemin de fer. Un jardin de curé, bordé d’espaliers, divisé par les buis en plates-bandes régulières, montrait ces fleurs naïves que l’on ne cueille pas et qui décorent seulement les parloirs de communautés et les autels de village. Une bonne femme à l’accent provincial, coiffée d’une mousseline neigeuse et pareille à une vieille fée, servit du lait, des fruits et du pain noir. Vite familière, en préparant la table sous la tonnelle, elle se plaignit de la saison qui éloignait les Parisiens. Elle appela le barbet brun, la sournoise petite chatte jaune qui guettaient les bols de lait et suivie de ses bêtes, lente et courbée, elle rentra dans la maison.

Assis l’un près de l’autre, Étienne et Jacqueline se souriaient sans rien dire, étonnés d’être heureux encore et rêvant de mettre dans cette brève journée toutes les joies que l’amour peut contenir. Le vent fraîchissait ; l’orient se nacrait sous une brume légère, et les peupliers, par-dessus les murailles, égrenaient leurs frondaisons d’or. La vieille fée, caressant la tête du barbet brun, la chatte blonde frôlant sa jupe, reparut dans l’allée des dahlias — et Chartrain, tremblant comme un jouvenceau à sa première escapade, s’enhardit jusqu’à demander :

— N’auriez-vous pas une chambre où ma femme qui est souffrante pourrait se reposer une heure ou deux ?

L’élégante simplicité de Jacqueline, la gravité de Chartrain, l’espoir d’une aubaine devenue rare, disposèrent favorablement la brave femme. Elle enleva les assiettes, et de la voix traînante des campagnards :

— Pt’ête ben ! dit-elle. Pt’ête ben que je pourrais vous la donner, la chambre… Une belle chambre que je loue à des artisses pendant l’été.

Jacqueline, complice dans la comédie, feignit un grand malaise. La vieille ajouta :

— Faut qu’elle se dégrafe, la p’tite dame, et qu’elle dorme un bout de temps.

Puis, d’un air entendu :

— C’est pt’ête ben un bébé ?

— Peut-être, dit Étienne qui voulait imposer Jacqueline au respect de l’hôtesse et prévenir tout équivoque soupçon.

La vieille fée les conduisit par un escalier obscur dans une vaste chambre qui sentait le linge frais, les poires mûres et l’herbe sèche. Des rideaux blancs à franges nouées s’évasaient sur le lit d’acajou. Une armoire Louis XV occupait le centre d’un panneau, en face de la cheminée. Entre des candélabres en simili-bronze, un berger jouait de la flûte sur une pendule qui ne marchait pas. Un papier jaunâtre couvrait les murs, et sur le plancher lavé à grande eau, un tapis usé montrait un chien sans forme ni couleur, tenant un perdreau dans sa gueule.

Jacqueline se laissa tomber dans le fauteuil voltaire garni d’une housse au crochet.

— Tu n’es pas mieux ? demanda Étienne hypocritement.

— Vous voulez pt’ête de la liqueur ? dit la vieille. Un verre de noyau ou de menthe ? Ça remet bien. Faut pas vous tourner les sangs, madame. On ne meurt pas de ces maladies. Moi, je connais ça. J’ai sept garçons…

Elle cligna de l’œil vers Chartrain.

— Tout d’même, y sera gentil, l’ petit, qu’y ressemble à son père ou qu’y ressemble à sa mère.

Elle s’en alla, traînant ses savates dans l’escalier.

Le silence de la maison n’était troublé que par de lointains caquètements de poules, l’aboi du chien, et parfois, ébranlant les murs, le tonnerre fuyant du train de Granville. Le soleil rougissait déjà l’horizon, du côté de Versailles. Un rayon horizontal, frappant la glace ternie où éclatait l’étoile d’une fêlure, traçait dans la pénombre un grand angle lumineux et venait mourir au pied du lit sur les franges des rideaux blancs et sur l’édredon de reps rouge. Il touchait en passant le berger de simili-bronze et l’animait d’une vie discrète. Son chapeau tyrolien posé en arrière, prétentieux et frisé, l’affreux bonhomme couleur de chocolat se transfigurait sous les jeux incertains de la lumière, et ses doigts pressaient des pipeaux d’or.

— Je suis heureuse, dit Jacqueline. Oh ! je voudrais pleurer !

Jamais, depuis les angoisses de cet automne, ils n’avaient goûté telle douceur. Le cadre nouveau de leur amour, cette chambre étrangère mais si gaie, si bienveillante, avec son lit pas trop large, sa vieille armoire, le mauvais goût attendrissant de la pendule et du tapis, les isolait dans l’enchantement du présent, hors des milieux familiers, évocateurs de tristesses. Le cercle de pierre et de bruit, la Ville, ne les oppressait plus à travers les murs. Ils jouissaient de sentir au-dessus d’eux, sur le toit, un vaste ciel pur et parfumé, et autour d’eux le cirque de la forêt, les arbres à l’infini, la solitude…

Jacqueline balbutiait :

— Oh ! rester comme cela, toujours… Il me semble que je m’évanouis sur ta poitrine, que je me perds en toi, Étienne aimé.

— Je te retrouve donc, dit-il. Ma douce, ma caressante amie n’a pas changé.

Elle eut un rire tendre.

— La bonne femme me croit bien malade. Si elle se doutait…

— Elle ne se doute de rien. Elle te prend pour une jeune mariée, bientôt mère… Brave vieille ! Que ne dit-elle vrai ?

— Tu souhaiterais… cela ?

— Ne l’as-tu pas souhaité toi-même ? Mais tu le redoutes, maintenant, tu m’aimes moins.

— Un enfant de nous ! Dieu sait si je l’ai désiré. Mais tu te récriais quand je parlais de mon rêve.

— Je voudrais qu’il se réalisât, oui, maintenant… Entends-tu, reprit-il avec une sorte de violence, je le voudrais. Tu ne pourrais plus me rejeter de ta vie. L’enfant t’attacherait à moi pour toujours.

— Est-il besoin de l’enfant pour nous unir ? Que crains-tu donc, mon Étienne ? Peux-tu douter de ton amie en ce moment si doux, si délicieux ?

Il secoua la tête.

— Hélas ! je suis fou, ma pauvre Line. C’est la frayeur de te perdre qui me fait déraisonner ainsi.

— Chut ! dit-elle en lui posant sa main fraîche sur la bouche. Ne pourrons-nous être heureux une journée entière ? Celle-ci finira donc, comme tant d’autres, par des reproches et des pleurs ?

— Chérie, mesure tes forces. Ne confonds pas l’amour et la pitié. Si le joug te pèse…

— Le joug m’est doux et léger, dit-elle, sincère à cette minute.

… Le rayon avait disparu. La nuit venait. Entre les rideaux, on voyait un grand morceau de ciel turquoise encadré par des arbres noirs. Jacqueline se coiffait à la lueur falote d’une bougie pendant qu’Étienne contemplait le paysage crépusculaire, la plaine où s’effaçaient les maisons, les masses sombres du bois, les feux rouges de la voie ferrée. Un train siffla, lugubre ; Jacqueline, toute frissonnante, se rapprocha de son amant.

— Comme il fait noir, déjà. Dire qu’il faut nous en aller dans le froid, dans la nuit… Dire que nous ne reverrons jamais cette chambre si hospitalière.

— Qui sait ? dit Étienne. Veux-tu que je la loue, cette chambre, pour l’été prochain ?

Elle soupira :

— Non. Nous avons été heureux, aujourd’hui. Gardons intact ce souvenir. Adieu, chère petite chambre !

D’un geste enfantin, elle envoya un baiser dans l’air.

— D’autres viendront s’aimer, ici, sous les rideaux à franges. Ils riront du chien fantastique qui mange un perdreau décoloré. Le berger jouera pour eux de sa flûte silencieuse. Ils sentiront peut-être, épars dans l’atmosphère, l’arrière-parfum de notre amour, et songeant que les plus douces journées finissent, ils seront tristes, comme nous.

La proche séparation, le deuil du bonheur qu’on ne recommence pas, scellèrent leurs bouches pendant ce court trajet de Chaville à Paris. Après dîner, Étienne fut pris d’un impérieux, d’un angoissant désir de revoir Jacqueline. Il courut chez elle.

Assise près de Paul, à la table où Jo écrivait un devoir, elle était si pâle, si abattue que Chartrain la crut malade. Il devina quelle fatale réaction s’était produite au retour. Celle qu’il avait étreinte et possédée n’était pas devant lui, le front lourd, le cœur troublé ; elle était restée dans l’auberge de Chaville, car elle n’était point une créature vivante, mais le spectre du Passé même, l’ombre de la Jacqueline d’autrefois. Entre ses deux gardiens, l’époux et l’enfant, l’autre apparaissait lointaine, défendue, à jamais étrangère, prisonnière des Lares du foyer.


XXIV


Désormais Chartrain désespéra. Il ne pouvait nier l’ébranlement moral, l’épuisement physique de Jacqueline, et si ardent qu’il fût à défendre son amour, il se reprochait parfois, douloureusement, l’égoïsme de cet amour même. Vainement, il tenta de se leurrer sur les causes profondes du trouble qu’il constatait, n’y voulant voir qu’une crise passagère. Dans l’âme de Jacqueline, claire pour lui comme le cristal, apparaissait, à travers un chaos de sentiments contraires, la nostalgie de la vie harmonieuse qu’il lui avait fait entrevoir. Oui, Jacqueline avait raison. Qui donc l’avait transformée, sinon Chartrain lui-même ? Il l’avait prise inconsciente et docile, avec une âme d’enfant et, dans le conflit de leurs deux natures, il avait lentement triomphé. Il s’était imposé à l’esprit de Jacqueline comme elle s’était imposée à ses sens, et trop chimérique pour distinguer la maîtresse aimée d’une épouse aimée, il donnait à leur coupable liaison l’idéal même du mariage. Recréant Jacqueline à l’image de la femme qu’il eût choisie, il ne s’apercevait pas qu’en lui présentant un admirable idéal de loyauté, il lui rendrait odieuse la nécessité du mensonge ; qu’en la rapprochant de son enfant, il éveillait en elle un sentiment rival de l’amour ; qu’en s’interdisant toute critique, même fondée, à l’égard du mari, il respectait la chaîne conjugale, solide encore. Et peu à peu, Jacqueline avait connu la tare de son bonheur, la contradiction chaque jour plus évidente.

La maladie de Vallier avait provoqué une crise préparée depuis longtemps et dont les causes remontaient aux premiers incidents suscités par Étienne, dès les débuts de son amour. Dans cette angoisse, Jacqueline avait pris conscience des aspirations et des regrets qui couvaient en elle.

Pendant les heures mornes de la convalescence, quand Vallier, plus grave, lui témoignait le désir de recommencer leur vie dans une harmonie qu’ils n’avaient pas connue, Jacqueline avait senti que cette harmonie, impossible dès le lendemain des noces, est le résultat de lents efforts, d’une constante bonne volonté. Elle peut naître d’un amour éphémère, lui survivre et ne point le faire regretter, car elle développe un sentiment très doux qui n’est ni la passion ni l’amitié.

Jacqueline, puérilement éprise de Vallier pendant les premiers mois de leur mariage, s’était peu à peu désintéressée de lui. Ils avaient vécu sept ans côte à côte, baptisant « amour » leur affection nonchalante, et les plaisirs mondains avaient amusé l’inquiétude du cœur de Jacqueline. Mais le jour était venu où ce cœur avait reçu d’Étienne la révélation de sa destinée. Pendant trois ans, Chartrain et Jacqueline avaient élargi leur tendresse, avec le beau souci d’en faire quelque chose de rare, et la jeune femme s’apercevait que l’adultère les condamnait à l’éternelle contradiction. Trop faible pour se guider elle-même, trop fière pour la dépravation, trop intelligente pour s’abandonner, inconsciente, à la fatalité, elle sentait peser sur elle, de toutes parts, des responsabilités terribles…

Que de fois, en baisant les larmes dont elle ne dissimulait plus la cause, Chartrain prononça le mot de rupture, tremblant d’être exaucé. Une voix criait à tous deux que c’était l’unique solution au problème de la dualité sentimentale ; mais Jacqueline, sentant l’amante agoniser en elle, s’efforçait de la ressusciter par la pitié. Au moment où Chartrain, résigné à vieillir solitaire, bannissait la femme de sa vie, elle avait pris la responsabilité de son bonheur. Les scrupules qu’il avait éveillés en elle, elle les avait endormis en lui. Comment rejeter aux ténèbres celui qu’elle avait appelé à la lumière ? Mieux valait souffrir et se taire et prodiguer la joie qu’elle ne partageait plus.

Dans les baisers, dans les pleurs, dans les reproches, l’horrible duel se prolongea. Étienne devint jaloux et tyrannique. Jacqueline connut le supplice des étreintes qui ne galvanisaient plus son cœur malade, ses sens anesthésiés. Les lois secrètes de l’organisme féminin sont incompréhensibles pour l’homme, et il ne peut s’expliquer par quelle relation mystérieuse, chez la femme, l’émotion sentimentale crée ou supprime la volupté. Chartrain souffrait de cette indifférence toute physique qu’il confondait avec la satiété et le dégoût. Mais il s’accrochait aux débris de son bonheur, à cette épave misérable où il avait lié Jacqueline pour flotter avec elle dans l’orage et s’engloutir sans se séparer.

Un après-midi de janvier, averti par une télépathie mystérieuse, Étienne attendait la jeune femme, presque certain qu’elle allait venir. Il avait ouvert sur sa table le coffret qui contenait leur correspondance tout entière, saisi par ce caprice mélancolique de demander au passé les raisons de confiance que le présent ne lui donnait plus.

La clochette soudain résonna. C’était Jacqueline, rose de froid, dans sa jaquette de velours et son frissonnant collier de plumes grises. Sachant combien son ami, depuis quelque temps, s’irritait de ses longues absences, elle était montée chez lui, pour une minute, une minute, pas plus.

— Pas plus ? dit-il d’un air chagrin. En êtes-vous donc à me mesurer les minutes ?… Autrefois…

— Chut ! fit-elle, en mettant un doigt sur ses lèvres. Ne nous querellons pas.

Elle s’assit sur le divan et, vaincue par les supplications d’Étienne, elle enleva sa toque et son manteau. Puis, regardant autour d’elle, elle aperçut le coffret ouvert.

— Nos lettres ?

— Oui, dit Chartrain, j’ai revécu tout notre amour en les lisant.

Il lui donna le coffret, espérant la réchauffer à l’ancienne flamme, mais elle murmura :

— Non, je ne veux pas lire… Cela me ferait mal. Trois ans, trois ans !

— Qu’importe les années, si tu m’aimes ? N’es-tu pas à moi pour toujours ?

Ils se regardaient. Attendrie, Jacqueline posa un doigt sur la tempe de son amant.

— Tu n’avais pas ces touffes grises, là ? Mais je les aime, ces stigmates que le temps et la passion ont laissé sur ton visage ?

— Est-il possible que je te plaise encore ? dit-il avec un triste sourire. Je croyais t’avoir excédée jusqu’au dégoût.

— Oh ! parce que…

— Oui, fit-il, comprenant sa pensée… Parce que tu restes froide, maintenant, entre mes bras… Tu sembles craindre mes baisers, Jacqueline.

— Tu vas dire des folies, encore, murmura-t-elle, d’un air contraint.

Mais il l’étreignit tout à coup, avec une violence passionnée :

— Eh bien, oui, c’est cela, vois-tu, c’est cela qui me manque, ta joie, ton trouble, l’orage que je déchaînais en toi et que j’apaisais, la communion mystérieuse à jamais rompue. Ah ! Jacqueline, quoi que tu me répondes, malgré les explications ingénieuses que te dicte la pitié, je sens, profondément, atrocement, mon impuissance. Je te presse sur mon cœur gros de voluptés et d’angoisses, et je t’étreins sans te posséder, décevante amie qui te dérobes et sembles déserter ta propre chair… Je te lie à moi, je t’embrasse et tu es loin de moi, loin de toi-même, et je te poursuis et je ne puis te saisir… Jacqueline, c’est de cela que je meurs, c’est cet horrible effort vers toi qui m’épuise l’âme et la tue… Tais-toi. Ne réponds pas. Je pressens ce que tu vas dire : que tu n’es pas responsable des caprices de tes nerfs, que ton cœur n’a pas changé, que tu m’aimes. Ah ! ma bien-aimée, l’amour, entre nous, n’a qu’un langage et nous ne nous comprenons plus parce que tu l’as oublié. Les baisers, les caresses ne valent que parce qu’ils expriment ; mais la passion ne s’exprime que par les caresses et les baisers… Écoute, écoute. Tu as cru voir en moi un héros. Je ne suis qu’un homme, un pauvre homme au cœur avide, aux sens troublés, un homme qui aime et qui souffre. Aie pitié. Ouvre-moi tes bras, sans arrière-pensée, sans réticences, docile à l’amour qui accomplira ses miracles, en toi, une fois de plus. Que je t’arrache un frisson, un cri, je te sentirai reconquise et ce sera le renouveau de notre félicité.

— Étienne !

Elle se débattit, mais d’impérieuses lèvres ouvrirent ses lèvres et son sanglot s’évanouit en baisers. Et peu à peu, sa taille plia, ses paupières se fermèrent, une ivresse ardente et triste l’envahit, et Chartrain, la soulevant comme un enfant, l’emporta, dans une fièvre de victoire.

Soudain un coup de sonnette, suivi d’un infernal carillon, fit tressaillir le couple enlacé. Jacqueline se dégagea et, d’un geste involontaire, s’appuya au guéridon, qui pencha, avec un grand bruit de porcelaine brisée. Tous deux se regardèrent pétrifiés.

— On a entendu du bruit. Il faut ouvrir.

Il hésitait.

— Ouvrez, insista-t-elle. Il est inutile de donner des soupçons.

Chartrain donna un tour de clef à la serrure et disparut dans l’antichambre. Penchée, Jacqueline entendit un bruit de voix confuses, des pas… Et soudain, comme frappée par la foudre, elle chancela et, se traînant jusqu’au lit, enfouit sa tête sous les couvertures. Mais ses sens surexcités percevaient les moindres sons qui parvenaient dans la chambre silencieuse… Une voix bien connue, une voix cordiale répétait :

— Oui, c’est une surprise… Tu ne nous attendais pas !…

— C’est moi qui ai voulu venir, monsieur Chartrain.

Paul !… Georges !… Ils étaient là, derrière le mur. Et c’était l’enfant qui avait voulu venir !… Jacqueline reconnaissait son joli rire. Elle le voyait avec son costume de marin, ses cheveux blonds, ses beaux yeux candides. Il avait sauté au cou d’Étienne d’un élan si joyeux, si naturel ! Ne lui avait-elle pas appris à aimer son maître ? Elle le lui donnait sans cesse comme exemple, comme un modèle à qui Jo, devenu homme, devrait s’efforcer de rassembler… Ah ! triste ironie !

Jacqueline ne pleurait pas. Ses oreilles s’emplissaient de bourdonnements confus ; son cœur dilaté heurtait douloureusement sa poitrine, comme un poing brutal, à coups sourds. Dressée sur le lit, elle écouta :

— Jo voulait te demander l’album que tu lui as promis. Il est très impatient de l’avoir.

La voix d’Étienne répondit, calme en apparence, mais pas assez pour que Jacqueline n’y devinât la fêlure d’une émotion.

— Je vais le lui donner tout de suite.

La porte de la bibliothèque craqua sur ses gonds et la voix argentine reprit :

— Merci, monsieur Chartrain. Ça me fait bien plaisir… Et puis, vous verrez comme je vais bien travailler en Algérie.

— En Algérie ? Votre départ est décidé ?

— À peu près, dit Paul. Je viens d’en causer avec ma belle-mère et j’en parlerai à ma femme, ce soir… Je suis encore très fatigué. Mais comme j’ai du travail pour tout l’hiver, je partirai tranquille.

— Et la Revue ?

— Je continuerai, là-bas, ma collaboration. Je pense même écrire un roman… Une idée qui m’est venue après la fameuse discussion sur l’adultère ! Je veux écrire le roman du mariage, sans drame, sans événements extraordinaires, la simple histoire de simples gens qui s’aiment, qui s’entr’aident, qui élèvent leurs enfants. La femme est un peu coquette, le mari jaloux… Ils se querellent quelquefois et se raccommodent et tout s’arrange parce que ce sont de braves cœurs… On dira peut-être que ce n’est pas un sujet palpitant. Mais j’en ai assez, des snobs et des cocottes !

— Tu feras quelque chose de très bien, j’en suis sûr.

— Nous verrons… Je veux le dédier à ma femme, ce roman… À ce propos, ne la trouves-tu pas changée, ma femme ? Elle m’inquiète beaucoup.

Jacqueline n’entendit pas la réponse d’Étienne. La voix cordiale s’attrista :

— Ah ! les femmes ! Quelles drôles de mécaniques !… La mienne que je croyais résistante et solide, délicate avec des nerfs d’acier, cette femme qui dansait des nuits entières et se levait fraîche comme une rose, le lendemain, elle a maintenant des vapeurs, des crises de nerfs, des mélancolies… Elle mange à peine, dort mal et pleure pour des riens… Le médecin accuse le surmenage de la vie parisienne. Moi je crois que Jacqueline se ressent encore des émotions de ma maladie… Pauvre petite ! Elle est si dévouée ! Elle m’aime tant ! J’espère beaucoup du voyage en Algérie pour la distraire et la reposer… Et toi, qu’en penses-tu ?

— Suis le conseil du médecin.

— Oh ! il n’y a pas de temps à perdre. Je voudrais partir avant un mois.

Vallier se leva :

— Allons, nous te laissons travailler. À bientôt, mon cher. Georges, embrasse ton ami !

Les pas se perdirent dans le couloir… Une minute après, Étienne entra dans la chambre.

Jacqueline était assise au bord du lit… Le jour déclinant éclairait mal son visage. Les deux amants se regardèrent en silence… Puis elle dit, lentement :

— Voilà une scène que Paul n’a pas prévue… Ça ferait bien dans son roman, dans ce roman du mariage qu’il veut me dédier…

Chartrain voulut s’approcher. Elle eut un geste de recul si violent, qu’il en comprit le sens terrible et il tomba, accablé, dans un fauteuil.

Jacqueline, sous les rideaux, sanglotait.

Et devant l’évidence qui s’imposait, devant le devoir suprême dont il ne pouvait plus retarder l’accomplissement, Étienne fléchit… Il cria de douleur comme s’arrachant l’âme… Oui, c’était fini, non pas de sa tendresse pour Jacqueline, non pas de sa passion même qui sortait déchirée, saignante et vivante, de tant de batailles — mais c’était fini du bonheur… Étienne ne voulait plus accepter le sacrifice de Jacqueline, posséder ce corps qu’elle sentait souillé, meurtrir ce cœur qu’il avait fait si tendre et qu’il voulait si heureux… Il ne pouvait, sans se déshonorer moralement, sans mentir à toute sa vie, interposer son égoïsme entre les hontes du présent et les expiations de l’avenir… « Oui, Jacqueline a droit au repentir, au rachat, au retour vers la vie régulière… Et moi qui lui ai montré la beauté de cette vie, je dois me soumettre et me retirer… Qu’elle soit libre ! Qu’elle redevienne maîtresse de son corps… Mieux vaut le malheur noblement supporté que le bonheur mutilé et lamentable. Mieux vaut le renoncement qu’une volupté non partagée, non consentie et dégradante pour tous deux !… Encore un effort !… Nous pourrons nous estimer encore si nous ne pouvons plus nous aimer… »

Il tourna la tête vers le lit et son désespoir éclata… Ah ! sa résolution était sincère, et ferme sa volonté ; mais son cœur, son faible cœur d’amant se révoltait sous la souffrance. Vivre seul, dormir seul, mourir seul ! Renoncer aux baisers de la femme, au refuge de ses bras, à son sein où tout s’oublie ; détruire l’œuvre de tant de jours, l’intimité créée si lentement et qu’il proclamait éternelle !… Éternelle ? Pauvre homme ! Il n’est rien d’éternel que la misère humaine, que la solitude du cœur peuplée un instant d’amitiés et d’amours fragiles… Il n’est rien d’éternel que la mort. Et ces déchirants adieux que l’on dit à ce qu’on aime, ces ruptures, ces transformations de nos sentiments qui se renouvellent si bien qu’on ne les reconnaît plus, autant de morts successives et innombrables. L’amant dit : « Je ne changerai point ! » Et il devient l’ami. Et l’ami devient un étranger et l’étranger un adversaire. Hélas ! on ne peut rien retrancher à l’absolu sans le détruire, et l’amour, c’est l’absolu. Il est dans les sens et dans l’âme. Supprimer la possession n’est pas supprimer la tendresse, mais la moitié de l’amour n’est plus l’amour.

« Eh bien, adieu l’amour ! pensa-t-il en laissant couler ses larmes. Que la tendresse demeure, et que le principe de nos douleurs et de nos fautes en soit extirpé à jamais. Je sors de ce rêve où je me débats depuis trois mois, mais le coup de tonnerre qui me réveille me laisse à moitié foudroyé. J’ai vécu mon dernier jour de jeunesse. Je vieillirai dans la solitude et le veuvage où se pétrifiera mon cœur. »

Une voix faible s’éleva dans l’ombre comme un gémissement :

— Tu pleures ? Ô mon Étienne, est-ce vrai ?

Il vint s’asseoir au bord du lit. Et Jacqueline, qu’il distinguait à peine, l’entoura soudain de ses bras.

— Tu pleures !… Oh ! quoi que je doive souffrir, je ne puis supporter ta souffrance. Je t’aime encore. Oublie, si tu peux oublier.

— Non, dit-il, non, c’est impossible… Je te chéris, je te désire, mais il y a trop de choses entre nous… Nous ne pouvons plus oublier… et je ne le veux plus. Notre amour sombrerait dans des scènes affreuses… Un jour, l’instinct, plus sincère que ta volonté même, te soulèverait d’horreur à mon approche. Je ne resterais ton amant qu’en devenant ton bourreau…

Elle sentit qu’il disait vrai et que ces paroles répondaient à toutes les pensées qui l’obsédaient sans qu’elle osât jamais les dire… Mais dans la femme, l’amante protesta :

— Que veux-tu faire ?… Renoncer à moi ?… Le pourrais-tu, malheureux ? Et moi, accepterais-je de te savoir plus seul, plus désespéré, plus misérable que le jour où tu pleurais ta mère et où mon amour t’a consolé ? Je te l’ai dit, je ne puis me reprendre. Si je souffre, qu’importe ? N’y pensons pas ! Jouis du pauvre bonheur que je puis te donner. Je ne veux pas du repos, ni de la vertu que j’achèterais en t’abandonnant… Ah ! vivre sans toi !…

Elle l’étreignait avec une ardeur farouche :

— Vivre sans toi !… Ne plus revenir ici !… Non, mille fois non !… Mieux vaut mourir ensemble !

— Mourir ? dit-il… Tu n’en as pas le droit. Ni ta mort, ni ta vie ne m’appartiennent. Suis le vœu de ta conscience. Retourne à ton foyer. Vis pour l’enfant.

— Et toi ?

Il répondit tout bas :

— Ne crains rien… Je vivrai… pour que tu aies la force de vivre.

— Malheureux que nous sommes !… Oh ! malheureux !…

Elle attira sa tête inclinée et, dans les cheveux de Jacqueline, au contact de cette poitrine de femme, dans cette étreinte qui le berçait, Étienne, ramené aux immenses chagrins, à l’immense faiblesse de l’enfance, éclata en sanglots déchirants.

Il faisait nuit. Jacqueline ne parlait plus, et, dans la chambre où les amants avaient vécu les jours heureux, on n’entendait plus que ces sanglots qui semblaient demander grâce.


XXV


Jacqueline, assise au piano, n’entendit pas ouvrir la porte derrière elle. Une petite pluie battait les vitres et, mêlé au clapotis de l’averse, dans le silence du salon, l’air d’Alceste, murmuré en sourdine, prenait une douceur funèbre.

— Madame…

Jacqueline tressaillit si brusquement que Moritz s’excusa de son entrée un peu familière. Vite remise, elle lui tendit la main. Les deux bougies du piano irradiaient une faible lueur derrière sa tête brune et elle semblait plus mince et plus grande dans sa robe qui débordait autour d’elle un flot mouvant de plis noirs.

— Je suis nerveuse à l’excès depuis quelques mois, dit-elle en s’adossant au clavier. Et puis, ce triste temps, cette musique… Si l’expression n’était pas ridicule, je dirai que j’ai mal à l’âme.

Le peintre la regardait d’un air singulier où se mêlaient l’anxiété, la compassion, une curiosité affectueuse. Elle reprit :

— J’espère que le voyage d’Algérie me fera du bien.

— Vous partez bientôt ?

— Dans quinze jours.

— Chartrain le sait ?

Elle ne songea pas à s’étonner de cette question.

— Oui, Paul lui a écrit hier.

Elle se leva et vint s’asseoir sur le divan, près de Moritz, comme pour rendre plus facile la transition des banalités aux confidences. Moritz, ému, hésitait sous l’interrogation silencieuse de son regard. Et tout à coup, oubliant peut-être une phrase longuement préparée :

Je souhaite, dit-il, que ce voyage vous rende la santé et la gaieté. Vous en avez besoin, ma chère amie… Chartrain fait les mêmes vœux. Je le quitte à l’instant et nous avons beaucoup parlé de vous.

Il prit dans la poche de son pardessus une enveloppe épaisse et longue :

— Chartrain m’a chargé de vous remettre ceci… personnellement. Vous savez, les renseignements qu’il vous a promis sur Biskra.

— Ah ! oui… oui…, murmura-t-elle, déconcertée…

Elle prit la lettre et la posa sur le piano. Les clairs yeux bleus de Moritz, fixés sur elle, semblaient dire : « Ne craignez rien. Je ne soupçonne rien et ne veux rien savoir… »

Elle balbutia :

— Je vous remercie… Et… dites-moi… comment avez-vous trouvé Chartrain ?

— Triste et sage, répondit le peintre en souriant. Il m’a annoncé son intention de se remettre au travail.

— Bien ! fit Jacqueline.

Elle ne pouvait dissimuler son trouble. Debout, fébrile, tantôt appuyée au piano, tantôt accoudée à la cheminée, tantôt sur le divan, tourmentant les franges d’un coussin, elle dépensait en menues actions une surexcitation d’autant plus violente qu’elle était plus comprimée. Moritz suivait sans rien dire les péripéties devinées du drame moral qui allait se dénouer tout à l’heure quand le frêle cachet de la lettre serait rompu. Il prit enfin congé de Jacqueline. Elle retint insensiblement la main qu’il lui tendait :

— Pendant notre absence… — sa voix tremblait — n’est-ce pas, vous verrez souvent notre ami Chartrain… vous lui parlerez de nous… Ensemble, vous penserez à votre pauvre Algérienne ?

— Je vous le promets, et je n’aurai point de mérite à tenir ma promesse. Étienne est mon ami. Je le distrairai de mon mieux… et nous parlerons de vous, notre amie commune.

Que soupçonnait-il ? Que savait-il ?… Il ne savait rien, il soupçonnait tout. De mystérieux indices l’avaient averti. « Ah ! se disait-il, en quittant madame Vallier, au moment où elle ne pouvait plus retenir ses larmes, si cette femme aime Chartrain, ce ne peut être que d’un amour si sublime qu’il échappe à nos jugements… Ni le caprice, ni la sensualité, ni l’intérêt ne peuvent attacher une femme brillante et courtisée à cet homme mûr et mélancolique. Que s’est-il passé entre eux ? On ne le saura jamais, mais il est certain qu’ils ont dû prendre une grave résolution. Pauvre Chartrain !… Il a vieilli de dix ans depuis quelques semaines. Bah ! c’est l’éternelle histoire et c’est toujours le mari le plus heureux des trois… »

Jacqueline était tombée assise sur le tabouret du piano, les yeux troubles, les mains glacées, n’osant lire la lettre ouverte sur ses genoux. Les notes de la partition dansaient follement sur les portées et l’air d’Alceste chantait dans la mémoire de la jeune femme… Elle revoyait le salon de Suzanne Mathalis, le groupe des femmes en robes claires, les indiennes de Perse flottant sur la baie et Chartrain en face d’elle, torturé d’amour… Ah ! les baisers muets dans la voiture, le ciel éblouissant, la chambre des noces amoureuses où le clair de lune inondait le tapis comme une mare de lait !… Non, par les joies et les douleurs, elle ne voulait pas… Elle ne pouvait pas vouloir cette rupture affreuse… Vainement, Étienne avait demandé trois jours pour réfléchir, pour décider de leur destinée. N’avait-elle pas dit, écrit, pensé mille fois que rien ne sépare ceux qui s’aiment ?

Elle rassembla ses forces et elle lut :


« Ma pauvre amie, ma bien-aimée Jacqueline, tu m’es plus chère que jamais. Pendant ces trois jours de méditation solitaire, j’ai longuement interrogé mon cœur. Que te dire, Line adorée ? Je reste attendri et désespéré en pensant à ces miracles de dévouement, à cette sollicitude jamais lasse, à cette divine simplicité de ton amour. Quels bonheurs ne m’as-tu pas donnés ? Je te remercie à genoux, avec des baisers et des larmes, de n’avoir rien épargné, rien refusé de toi-même, d’avoir été plus que l’amie, plus que la sœur, plus que l’amante, celle qu’on cherche toute la vie et qu’on ne trouve pas deux fois.

» J’ai passé ces tristes jours enfermé chez moi, dans ma chambre, à relire les chères lettres qui racontent si bien nos cœurs. Tu ne les oublieras pas, nos promenades, nos premières intimités, ces émotions âpres et douces, ces joies, ces querelles, ces réconciliations… Ah ! Jacqueline, tant de liens nous unissent que ni le temps, ni l’absence ne prévaudront contre ces mystérieux échanges qui fondent en une âme unique la double vie des amants. Nous n’avons eu qu’une pensée, qu’une volonté ; nous avons créé en nous la fraternité des esprits, et ce miracle, à travers bien des maux et des douleurs, se perpétue encore.

» Et pourtant, ma bien-aimée, il faut séparer en nous, à jamais, l’amant et la maîtresse. Il faut renoncer à ces délices mortelles qui empoisonneraient notre amour… Hélas ! n’est-ce pas renoncer à l’amour même ? Line, ma petite Line, tu ne reviendras plus. Tu as emporté, pour ne plus me les rendre, la vie et le soleil de ma maison. Amie qui me consolais si bien, indulgente à toutes mes chimères, tour à tour amante, sœur, enfant, tu ne seras plus qu’une ombre évanouie dans le passé. Hélas ! tu existes, tu respires, tu souffres à quelques pas de moi ; nul n’entrave ni ne soupçonne nos amours, et notre seule volonté dresse entre nous l’épée flamboyante. Nous ne rentrerons plus ensemble dans les paradis perdus.

» Hélas ! un obstacle nous sépare, plus solide que toutes les lois : votre conscience. Autrefois, au début de notre amour, vous étiez une enfant tendre et rieuse et je chérissais en elle la femme que je pressentais. Le jour vint où je dus subir le charme de la petite magicienne dont le baiser endormit comme par un sortilège les révoltes de ma raison. Vous le savez, pourtant, chérie, mes scrupules d’ami et d’honnête homme avaient longtemps combattu mes désirs d’amant, et mon bonheur même, mon bonheur cher et coupable, ne les détruisit pas tout à fait. Je vous rêvai toute pareille au doux idéal d’épouse que je souhaitais. Et cette influence que je pris sur vous, je la dus moins à moi-même qu’au souci constant que vous aviez de toujours me plaire. Votre volonté abdiquait, votre amour acceptait tout, chère Line ; j’aimais à vous voir belle et bonne, bienveillante à tous, affranchie de ces petites mesquineries qui font l’infériorité des autres femmes. Je ne réfléchissais pas qu’en développant dans votre esprit si délicat et si lucide, dans votre cœur si généreux, le goût passionné de la beauté morale, je préparais le moment où l’adultère vous apparaîtrait comme la contradiction même de votre idéal. Les événements ont précipité la crise. Devant le danger de votre mari, vous avez pris conscience des réalités que j’oubliais dans la chimère d’une félicité permise seulement aux amours sans tache. Vous avez vu la tare du nôtre. Et j’ai connu mon devoir.

» N’essayons pas de prolonger, pour l’altérer davantage, une liaison qui fut féconde en joies et n’engendre plus que des douleurs. La tendresse, la confiance, le dévouement peuvent, avec la paix reconquise, te donner le bonheur que je n’espère plus. Sois donc délivrée du mensonge. Refais ta vie. Respire librement. Une âme vulgaire eût ignoré les souffrances qui te poignèrent, la nostalgie de pureté et de loyauté qui grandissait en toi. Le voyage qui va nous séparer rendra plus facile l’évolution définitive de nos sentiments. Tu verras, quand tu reviendras, comme je serai calme et grave. J’aurai tant vieilli !

» Jacqueline, ma bien-aimée, laisse-moi encore te donner ce nom ! Tu ne souffriras pas trop, dis ? tu pourras m’oublier vite ? Non, tu ne m’oublieras pas, je le sais ; mais peu à peu, par une juste loi, je passerai au second plan de ta vie… Tu as en Paul un ami excellent, tu as un enfant qui m’est cher comme un fils de mon âme, et dans l’avenir, comme dans le présent, je resterai seul. Va ! ne crois pas que je me résigne sans effort à cette solitude. Toutes les batailles ne sont pas gagnées. Mon repos n’est pas conquis.

» Mais au moins tu m’estimeras. Notre amour, qui fut si beau, ne sombrera pas dans le dégoût, dans les querelles misérables. Je paye, dans les larmes et la douleur, par un sacrifice qui excède presque les forces humaines, la rançon d’un surhumain bonheur. Au revoir, mon amie. Souhaitons que je vieillisse vite et que l’apaisement se fasse en nous. Nous serons fidèles au souvenir sans peine ni mérite, car nos âmes épuisées ne seraient plus fécondes pour d’autres amours… D’autres amours ? C’est presque blasphémer qu’écrire ces mots. Notre tendresse ne survit-elle pas à tous les renoncements, à toutes les épreuves, n’ayant gardé de l’amour que ce qu’il a d’éternel ? »


Les dernières gouttes de pluie tombaient du toit. Les ténèbres descendaient sur Jacqueline, dans son âme qui recevait sans révolte la promesse sans douceur du repos. Mais elle ne pleurait plus. Elle se résignait. Et pressant de ses mains tremblantes son cœur où la vie s’arrêtait, elle murmura le nom chéri d’Étienne, comme un appel, comme un adieu.

Paris, 1894.


FIN

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