La Race inconnue/Zanamanga

Grasset (p. 141-156).


ZANAMANGA


Louis Berlon se désolait de partir pour France, en congé administratif. Le gouverneur général lui avait refusé une quatrième année de séjour, et il s’en allait bien malgré lui. A son retour, quel poste lui échoirait ? A coup sûr, ce ne serait pas Tananarive, ni sans doute les Hauts-Plateaux. Et puis, qu’allait-il faire là-bas ? Sa santé était excellente, il n’avait au pays que des parents éloignés, dont il se souciait peu. Il dépenserait à Paris et à Vichy, en noces banales, les économies de Madagascar, et repartirait, aussitôt son congé fini, pour refaire son estomac et sa bourse.

Surtout il s’attristait de quitter Zanamanga, la ramatou avec qui il vivait depuis trois ans. L’aimait-il ? Il n’aurait pas su le dire. Il y a tant de façons d’aimer ! Mais sûrement il était attaché à sa compagne par mille liens secrets, plus forts que l’amour. L’étrangeté même de cette union et la dissemblance de leurs personnes l’avaient d’abord séduit. Les jeunes hommes de France, lassés des amours faciles avec les femmes de leur race, sont vite pris par le charme exotique des filles de l’Imerina, assez rapprochées de l’idéal européen de la beauté pour leur être sexuellement sympathiques, à la différence des négresses ou des esquimaudes, et suffisamment différentes d’eux pour aviver leurs désirs et leur ouvrir le lent apprentissage des concubinages inconnus. Leur chair, si fraîche, de très vieil ivoire ou de bronze pâle, est plus attirante que les lys ou les roses factices des femmes trop fanées d’Europe, dites de joie. Leurs gestes éternellement puérils et leurs formes graciles leur donnent presque l’attrait des vierges, l’ardeur de leur sang les fait, d’instinct, égales aux plus expertes marchandes d’amour ; et toujours elles demeurent la maîtresse exotique, séparée du blanc par un mur non pas de verre, mais d’airain. On revit avec elle les amours étranges peintes par Loti, on se regarde être l’amant d’Aziyadé et de Mme Chrysanthème ; et le roman s’éternise, à la manière des collages de France, avec l’excuse du milieu complice, du décor merveilleusement approprié, de la rareté des Européennes.

Donc Louis Berlon ne pouvait se consoler de quitter Zanamanga, il se demandait avec dépit quel successeur cette enfant pratique lui donnerait, peu de jours après son départ. Car il ne se faisait guère d’illusions ; il n’était point de ces vazaha naïfs qui croient toutes les ramatous infidèles, sauf la leur ; il était convaincu que Zanamanga l’avait trompé, avec des blancs pour de l’argent, avec des gens de sa race pour le plaisir. Il ne lui en voulait pas ; lui-même n’avait pas dédaigné quelques passades avec d’autres ramatous, et, si une femme blanche de Tananarive, une femme du monde l’eût distingué, il eût peut-être lâché Zanamanga sans vergogne. Leurs amours n’avaient pas commencé par un coup de foudre, mais par une simple surenchère ; un jeune Allemand, employé au Comptoir Schwarzfeld, lui donnait deux cents francs par mois ; Berlon, en offrant deux cent cinquante, avait séduit la jeune Houve. Pourtant il avait presque oublié ce marchandage initial de leur liaison ; il aimait mieux se souvenir de la lente et savante conquête qu’il avait tentée de sa maîtresse. Il était possédé de cet amour-propre, particulier aux Français, qui ne se résignent point à ne pas être aimés pour eux-mêmes ou du moins à ne pas en afficher l’illusion. Il avait cherché à faire vibrer Zanamanga dans sa chair, si complaisante, mais toujours passive. Et ces tentatives, même restées vaines, n’avaient pas été sans lui procurer de rares jouissances. Il en savait gré à sa maîtresse ; et il eût renoncé à d’appréciables avantages de carrière, pour n’être pas séparé d’elle.

Zanamanga n’aimait point Berlon, au sens européen du mot ; elle était très contente de son vazaha, ne l’eût point volontiers quitté pour un autre. Elle le trompait de temps en temps avec des mâles de sa race à elle, qui criaient d’amour en malgache et comprenaient toutes ses pensées. Mais elle ne croyait pas mal faire : sa mère, selon le proverbe, ne l’avait pas mise au monde pour un seul homme, et la nuit tout est permis, quand on ne vous voit pas.

La jeune femme avait donc promis à Berlon de se remettre avec lui dès son retour à Tananarive, s’il y revenait, et même l’avait supplié, sans grande conviction, de ne pas partir. Elle n’était pas allée jusqu’à lui jurer fidélité pendant son absence ; c’eût été d’une bouffonnerie inadmissible même avec un vazaha ; quand il la questionnait avec une sorte de rage sur ce sujet délicat, elle riait, ou elle se contentait de répondre avec les formules chères aux Malgaches : — Peut-être. — Que sais-je ?... je ne puis pas dire… Et elle ne pouvait s’empêcher de trouver un peu fou l’amant qui posait de pareilles questions. Mais elle ne le lui disait pas, car il ne faut pas contrarier les lubies des êtres singuliers que sont les blancs.

Berlon partit pour France, un matin de mars, à cinq heures. Il faisait un temps assez désagréable, presque de saison froide. L’erika, le brouillard humide, tombait comme au mois de juillet, et les rares voyageurs s’enveloppaient de manteaux, avant de monter en automobile. Zanamanga avait accompagné son ami. Quand l’automobile démarra, pour plonger dans la descente vers la route de l’Est, Berlon avait le visage inondé de larmes, et la ramatou pleurait aussi comme une petite fille. Elle était stupéfiée de chagrin ; elle resta un bon moment immobile, regardant vers l’Est le brouillard maintenant rose, pendant que le vent frais séchait les larmes sur ses joues. La corne de l’automobile poussait dans la brume des appels de plus en plus sourds ; il lui semblait que Rabéry, comme elle appelait familièrement Berlon, était déjà loin, si loin, vers Touamasina, où l’attendait le grand bateau pour l’emmener vers le pays des vazaha. Son amie Ranourou, qui ne l’avait pas quittée, l’entraîna doucement par la main vers la rue Amiral-Pierre, et les deux femmes tournèrent le dos à la route de l’Est. Elles allèrent chez Zanamanga, qui disposait encore pour quelques jours de la maison de son vazaha, elles rangèrent toutes les affaires, les jupons, les robes, les lambas, les dentelles et les paires de chaussures, dans plusieurs soubika, qu’un bourjane emporta sur l’épaule, ficelées aux extrémités d’un bambou ; puis l’amie rentra chez elle, et Zanamanga s’en fut tranquillement à la maison de l’administrateur Renouard. Elle avait rendez-vous avec lui pour aller déjeuner à Ilafy. C’était le probable successeur de Rabery. Il la sollicitait depuis plusieurs semaines ; elle était résolue à tenter en sa compagnie l’essayage préliminaire de tout mariage malgache. Il habitait une petite maison au pied de la colline d’Ambouhidzanahary, à l’ouest de Mahamasina. A l’entrée du sentier, sous les lilas de Perse, stationnait un pousse-pousse à deux places, commandé pour la promenade. Il était huit heures passées ; le temps s’annonçait très chaud. On partit de suite, et le pousse, longeant le petit lac d’Anousy, fila par la Route Circulaire, à bonne allure. La capote était relevée ; sur le devant une rabane tombait, sous prétexte de garantir du soleil, en réalité pour dissimuler le couple aux regards indiscrets des passants. Le vazaha parlait de choses indifférentes, tâchait de faire rire Zanamanga. Dès qu’on eut dépassé Ankadifoutsy, il passa le bras autour de sa taille et lui murmura les mots amoureux qu’on dit aux ramatous en pareille circonstance. Elle se laissait faire, décidée au prochain abandon de sa personne ; c’était là du reste un détail de si peu d’importance qu’elle n’y songeait pas. Elle pensait plutôt à sa future position. Serait-elle brillante ? Y aurait-il de sérieuses économies à réaliser ? En Houve pratique, elle s’occupait depuis longtemps d’assurer son avenir. Elle achetait des bœufs, des rizières, même des cases. Dans le quartier d’Ambanidia elle possédait une maison louée à des Européens et deux maisons malgaches à Ambouhidzanahary. Une grande rizière se trouvait à vendre au lieu dit Ankouroundranou, non loin de la route de Majunga, où déjà elle avait des terrains. Il lui manquait une trentaine de piastres pour faire cette acquisition, mais il fallait se hâter, car on se disputait les bons emplacements, si près de Tananarive. Elle regardait le vazaha d’un œil absent, qu’il jugeait noyé de langueur, et elle pensait à la rizière d’Ankouroundranou, tandis que lui, dévoré de désirs, croyait qu’elle s’abandonnait.

A Ilafy, on descendit dans la maison en briques cuites d’un marchand houve, presque toujours absent pour son commerce. Sa femme et ses enfants habitaient le premier étage, et une des deux chambres du bas était à la disposition des étrangers de passage. Le mobilier en était sommaire : un lit malgache, avec une paillasse de rafia, recouvert d’une belle natte neuve, une petite table carrée et deux chaises ; aux murs, quelques images de piété données par les Monpères, et deux chromos, Édouard VII et sa famille, cadeau d’un missionnaire anglais, et le portrait du général Galliéni. Zanamanga avait de vagues relations de famille avec la propriétaire de la maison : on échangea les salutations d’usage. Elle connaissait aussi la chambre ; elle y était venue deux ou trois fois avec Rabery… ou avec d’autres. Rien n’était changé, sauf la natte qui couvrait le lit. La propriétaire, par délicatesse, la renouvelait pour chaque visiteur. Le cuisinier de Renouard et son boutou avaient déjà pris possession de l’autre pièce du rez-de-chaussée, pour préparer le sakafy. Le vazaha déclara qu’on mettrait la table quand le repas serait prêt, et renvoya tout le monde. Quand il rappela le boutou pour dresser le couvert, la natte du lit était un peu froissée, Renouard s’occupait beaucoup moins de Zanamanga que tout à l’heure, et beaucoup plus du déjeuner. Ce fut la journée de leurs noces. Rien ne la distingua des parties fines de ce genre que font à Ilafy, pendant les dimanches de la saison fraîche, ramatous et vazaha. Eux-mêmes y revinrent, mais en bande, à la rigolade. Dans leur jour d’essai, ils s’ennuyèrent plutôt, car ils n’avaient pas grand’chose à se dire, entre deux étreintes, et on a vite fait le tour d’llafy, à si petits pas qu’on se promène.

L’existence de Zanamanga ne fut pas changée d’une manière appréciable. Renouard, Ranouarou, comme elle disait en son parler enfantin, paraissait aussi épris que Rabery. Avec ce qu’il lui donnait, augmenté du casuel, elle continuait ses placements en biens-fonds, depuis longtemps elle avait acquis la grande rizière d’Ankouroundranou, et elle méditait l’achat d’une maison à Mahamasina, d’une maison louée trente francs par mois.

Zanamanga était peut-être moins jolie qu’au départ de Berlon ; elle engraissait, comme beaucoup de femmes houves après vingt ans ; ses traits s’épaississaient légèrement. Mais elle restait très désirable et gardait une cote excellente au marché des ramatous tananariviennes. Elle en abusait avec un cynisme qu’eussent envié, au pays des vazaha, maintes professionnelles. Elle était passée maîtresse dans l’art de tromper son amant, sans qu’il en eût le moindre soupçon ; peu de ses amies enflaient plus qu’elle leur note mensuelle au Louvre, et Renouard avait consenti à lui commander des robes à Paris. C’était, pour une ramatou, la consécration définitive. Zanamanga n’en avait pas besoin ; mais, de ce jour, toutes les femmes blanches s’occupèrent de ses faits et gestes, redirent aux mille échos de leurs salons les bons tours qu’elle jouait à ces messieurs. Le pauvre Renouard était plus aveugle que le mari le plus cocu de la ville, et Dieu sait si cette espèce était bien représentée. Le tarif de la demoiselle était très abordable : un louis, et quarante sous à la mère Lejeune qui servait d’intermédiaire. Par quoi cette guenon habillée en Européenne pouvait-elle bien séduire les hommes ? C’est ce que ces dames se demandaient dans les réunions mondaines et les five o’clock. Elles ne trouvaient pas de réponse satisfaisante. Cependant Zanamanga restait à la mode, et ses rendez-vous faisaient prime. On citait d’elle des traits glorieux.

A un moment où les bas de soie noire pour dames manquaient à Tananarive, le Louvre en avait reçu deux douzaines : Zanamanga les avait tous pris au déballage, à dix francs la paire.

Un matin elle avait gagné sans chemise quelques piastres qu’aussitôt elle échangea contre une chemise de soie merveilleuse. En rentrant elle n’eut rien de plus pressé que de la montrer étourdiment à son vazaha.

— Mais tu m’as dit hier que tu n’avais plus un sou. Avec quoi donc as-tu acheté ça ?

— C’est vrai, je n’avais plus d’argent. Mais j’ai emprunté quatre piastres à mon amie Raketa, pour acheter cette chemise. Donne-les-moi, je dois les lui rendre cet après-midi.

Pour une soirée de bienfaisance au théâtre de Tananarive, elle demanda à Renouard le prix d’une loge de vingt francs. Elle se fit encore offrir la même loge par quatre autres vazahas, avec qui elle avait eu des relations aimables. Enfin elle ne paya pas ces places pour lesquelles elle avait reçu cent francs ; car le coupon lui en fut donné par un Malgache, employé au théâtre, à qui elle avait accordé ses faveurs.

Ses compatriotes eux-mêmes, dont la morale est pourtant facile, la jugeaient sévèrement et eussent souhaité lui voir une conduite plus décente avec un vazaha si généreux. Ils estimaient surtout qu’elle s’ affichait trop, car pour eux le scandale est pire que la faute.

Cependant les huit mois de congé de Berlon étaient écoulés. Par une chance inespérée, il fut affecté de nouveau à Tananarive. Il ne revenait pas guéri de sa passion pour Zanamanga, mais anxieux de savoir si sa maîtresse consentirait à reprendre la vie d’autrefois. Il n’ignorait pas qu’il avait eu un intérimaire, de bons amis n’avaient point manqué de le renseigner là-dessus. Du reste, d’après la coutume malgache, ce genre d’infidélité est légitime : jadis, quand un Houve quittait l’Imerina et s’en allait au delà des douze montagnes pour un temps plus ou moins long, il pouvait contracter un mariage provisoire dans le lieu où il s’établissait, et sa femme, restée sur les plateaux, avait le droit de choisir un amant sans encourir le moindre blâme. Zanamanga, qui était la femme malgache de Berlon, devait donc, d’après les mœurs du pays, reprendre avec lui la vie commune, à son retour. Pourtant elle hésitait : les deux vazaha étaient aussi épris d’elle l’un que l’autre ; l’absent avait des droits antérieurs, la jeune femme ressentait pour lui une secrète préférence ; par contre sa vie était arrangée avec l’autre, qui avait autant d’argent et plus de complaisance ; il laissait sa ramatou plus libre que ne le faisait Berlon, surveillait moins ses faits et gestes, lui épargnait d’inutiles scènes de jalousie. Fina-lement elle se décida pour son ancien amant, beaucoup par crainte d’interminables querelles, un peu par un sentiment d’affection fondé sur de vieilles habitudes.

Renouard fut dans la consternation : il ne pouvait se consoler à l’idée de perdre sa maîtresse, et il sentait les obscures raisons pour lesquelles son rival était préféré. Lui-même s’était considéré toujours comme l’amant momentané de Zanamanga, dont Berlon était le légitime propriétaire. Il essaya d’obtenir la promesse de futurs partages, mais la ramatou s’y refusa obstinément : comme dit le proverbe malgache, une femme ne peut pas porter sur sa tête deux cruches à la fois.

Berlon avait chargé Zanamanga de louer en son nom leur ancienne case demeurée vacante, d’y installer quelques meubles laissés chez elle, d’engager un boutou, un cuisinier, une maramita ; il rentrerait ainsi chez lui comme s’il n’avait jamais quitté Tananarive, ni sa ramatou, et il lui serait plus facile de ne pas penser à ce que celle-ci avait pu faire pendant huit mois. Elle demeura très affairée, pendant une semaine, par tous ces préparatifs, et s’installa dans son futur chez elle, au grand désespoir de Renouard. Il aurait voulu la garder jusqu’au dernier jour, jusqu’à la dernière minute. Il éprouvait un véritable chagrin, puéril dans ses manifestations. Ce colonial de trente-cinq ans, anémié et sans énergie, avait les émotions d’un garçon de dix-sept ans, lâché par sa première maîtresse. Il gardait, comme des reliques, les derniers gants portés par Zanamanga, un ruban de velours jaune qui avait touché son cou. Il lui avait demandé la tabatière en argent où elle mettait son tabac à priser ; en échange, il lui avait fait faire, chez un bijoutier indien, une petite boîte d’or. Enfin, Zanamanga lui avait amené solennellement, le jour de son départ, une cousine à elle, qui lui ressemblait un peu, et, sur la demande expresse du vazaha, la nouvelle ramatou avait revêtu une vieille robe de l’aimée, pour faciliter l’illusion. Toutes deux se prêtaient complaisamment à ces enfantillages, l’une indifférente, l’autre heureuse de voir que ses affaires s’arrangeaient, qu’il n’y aurait pas de scène violente entre ses vazaha. Du reste les ramatous ne s’étonnent jamais d’aucune excentricité ; quand elles ne comprennent pas, elles se disent simplement : ce sont mœurs d’Européens.

Le jour de l’arrivée de l’automobile, vers quatre heures de l’après-midi, Zanamanga se rendit place Colbert, en face de la poste, et patiemment elle attendit. Elle avait emmené sa mère, pour éviter les intrigues indiscrètes, et parce qu’il était plus convenable que cette vénérable matrone la remît entre les mains de son époux vazaha. A quatre heures l’automobile fut annoncée. Des Européens agités et quelques chiens circulaient parmi la foule malgache, immobile et silencieuse. Zanamanga et sa maman, drapées dans leurs lambas, ne bougeaient pas plus que deux statues blanches. La rusée ramatou avait renoncé pour ce jour aux colifichets d’Europe et repris le vêtement des ancêtres, car elle savait ainsi paraître plus simple et séduire davantage son amant. On entendit la corne de l’auto ; un ronflement sourd monta de la rue et soudain la grande voiture surgit, à toute allure, décrivit une courbe, se rangea près du trottoir. Berlon descendit un des premiers ; il serra en hâte quelques mains, et d’un regard anxieux fouilla la place encombrée ; un de ses collègues, devinant sa pensée, lui toucha le bras et du geste indiqua le bazar Bonnet. Au coin de la grande maison à coupole, Berlon vit deux silhouettes blanches, debout près d’un pousse à la capote relevée. Il les reconnut toutes deux, l’une surtout, si familière et si chère ; sans plus voir personne, il marcha vers elles, il dit vite bonjour, en malgache, à sa belle-mère et aux bourjanes, les mêmes qu’il avait eus à son précédent séjour ; puis, prenant Zanamanga par la main, il monta dans le pousse. L’équipe, excitée par l’espoir du cadeau de bienvenue, partit au grand trot, le long de la rue Amiral-Pierre, pleine de monde : c’était un dimanche, jour de courses ; le tout Tananarive allait à l’apéritif-concert, chez Martel. Les gens se demandaient avec curiosité qui était ce nouvel arrivant, habillé de kaki et tout poussiéreux, déjà en puissance de ramatou. Lui ne voyait rien, il ne regardait même pas Zanamanga, il éprouvait une joie physique à se sentir auprès d’elle ; une émotion indéfinissable, augmentée par la fatigue du voyage et les trépidations de l’auto, obscurcissait délicieusement sa faculté de penser. Il se sentait chez lui, il revivait sa vie normale, après avoir été dépaysé pendant huit mois sur des paquebots, ou dans des hôtels sans confort, à Paris et à Vichy. Maintenant il était revenu dans sa ville, dans la Ville Rouge aux mille cases, où les Imériniennes aux lentes caresses savent dompter et endormir le cœur lassé des hommes de l’autre hémisphère. Zanamanga babillait et de sa voix d’enfant disait des paroles insignifiantes, qui ravissaient Berlon. Il n’en écoutait pas le sens quelconque, mais seulement le son harmonieux et doux, pareil aux sons menus et frêles des valihas qui chantent dans les soirs frais de l’Imerina.

Cependant son cœur tourmenté d’hyperboréen ne savait pas se complaire longtemps dans les joies simples ; ses ancêtres brutaux et batailleurs avaient mis dans son sang des ferments de haine, de jalousie, de vaine agitation. Au lieu de se laisser vivre dans la paix rose de ce soir d’amour, près de la femme-enfant, il eut des pensées inquiètes.

— Combien de fois m’as-tu été infidèle, méchante, pendant que j’étais parti pour France ?

La ramatou ne comprit que le sens superficiel de ces paroles ; elle songea en elle-même qu’elle serait bien incapable, le voulût-elle, de compter les infidélités faites à son amant ; elle répondit, pour flatter les secrets désirs du vazaha et détourner le cours de ses idées tristes :

— Mais je ne t’ai pas trompé, Rabéry. Ma mère m’a amenée dans ta maison pour être ta femme, et, depuis, je ne connais pas d’autres hommes que toi.

— Ne mens pas, je t’en supplie. Je sais bien que tu t’es mise avec Renouard pendant ces six mois…

— Si tu le sais, pourquoi me le demandes-tu ? dit Zanamanga de sa voix d’enfant. Et elle se pelotonna contre lui, en souriant. Ce sourire, par les yeux de Berlon, coula dans tout son cerveau fatigué et malade, comme une onde limpide et purifiante ; de nouveau il se sentit heureux de vivre et de ne plus penser à rien.