La Race inconnue/Le sorcier d’Ambouhidzanaka

Grasset (p. 267-274).


LE SORCIER D’AMBOUHIDZANAKA


Sur l’emplacement de l’ancien Rouva d’Ambouhidzanaka, Rakoutoumanga creusait un silo à riz. Le torse et la tête nus sous le grand soleil, le lamba roulé et noué autour des reins, il s’escrimait à coups d’angady sur la dure latérite ; la sueur coulait à grosses gouttes de ses épaules et de sa poitrine. Il s’arrêta pour se reposer un peu, s’accroupit à l’ombre d’un pan de mur ruiné, assis sur ses talons à la mode malgache. Ses pensées étaient moroses, comme il convenait à un vieil homme, contempteur de l’époque présente. Il songeait avec amertume au temps de sa jeunesse, aux profits que lui rapportait, sous les anciens rois, l’exercice de son métier d’oumbiasy. Jadis possesseur de troupeaux de bœufs, de vastes rizières, de nombreux esclaves, il avait été ruiné par les guerres, les famines, surtout par la venue des étrangers blancs qui avaient bouleversé le pays. Lui, le descendant des chefs du village, il était réduit à travailler de ses mains sa rizière, à creuser un silo, pendant que son fils faisait le commerce dans le sud, chez les Betsileo et jusque chez les Tanala, habitants de la grande forêt.

Le Rouva construit par ses ancêtres était en ruines ; les vieux seuls se rappelaient le temps où les cases en bois des Andriana alignaient leurs hauts pignons sur les quatre faces de l’enceinte ; aujourd’hui les fils des esclaves ou des Houves bâtissaient pêle-mêle leurs maisons en briques crues sur l’emplacement jadis réservé aux enfants des nobles ; les racines des aviavy, peu à peu, avaient disjoint les pierres du mur : par les brèches ouvertes, toute la force, toutes les traditions, toutes les coutumes des Imériniens avaient coulé, glissé, disparu. Lui Rakoutoumanga, fils de Ralambou, fils d’Andriamananitany, on le respectait encore parce qu’il était l’arrière-neveu d’Andrianampouinimerina ; on le redoutait aussi parce qu’il savait les secrets terribles transmis par les aïeux ; i1 connaissait les herbes et les fruits qui guérissent ou qui tuent, les incantations capables d’attirer sur une case ou d’en détourner la colère des razana.

Or voici que les étrangers blancs, les vazaha maudits, non contents de mettre en liberté les esclaves, d’enlever les bœufs des nobles, de prendre leurs rizières, avaient interdit d’observer les coutumes anciennes pour vider les querelles et guérir les maladies. Il fallait se cacher pour faire le sikidy, délivrer un ensorcelé, enlever l’impureté d’ un homme ou d’une demeure. Au lieu de recevoir, comme autrefois, un mouton ou un bœuf, pour prix de son intercession, il se contentait d’un quart de piastre, trop heureux si on ne marchandait pas ses services. Aussi avait-il perdu tout scrupule pour exploiter la crédulité de ses compatriotes : lorsque la tradition faisait défaut, il ne se gênait pas pour inventer des oudy et des cérémonies nouvelles. Il était sincère à demi, car il se croyait inspiré par l’esprit des ancêtres et comptait être dédommagé par eux de toutes ses privations. En ce jour il était venu creuser son silo sur l’emplacement de leur ancienne case, pour mettre la récolte de l’année sous leur protection.

Péniblement, il se leva, reprit son angady, se remit à la besogne. Soudain un obstacle inattendu l’arrêta. Ce n’était pas un de ces noyaux de gneiss, entourés d’argile, comme on en rencontre souvent en Imerina, car, sous le choc du fer, le son rendu était sourd : on eût dit du bois sonnant le creux. A coups pressés il déblaya le terrain, ébrécha son angady contre une armature de fer ; en quelques minutes il dégagea la partie supérieure d’un de ces coffres indiens cerclés de métal et incrustés de pierres de couleur, comme en possédaient jadis toutes les vieilles familles des Andriana. Ses tempes battaient, le sang affluait à sa face, il fut obligé de s’appuyer sur le manche de sa bêche pour ne pas tomber : les Razana, les Ancêtres qui avaient hanté cette place, venaient d’exaucer ses vœux, en lui faisant découvrir un trésor. Il marmotta une incantation pour se rendre les Angatra propices, puis regarda avec méfiance autour de lui. Heureusement aucun des rares habitants du village n’était à proximité : les gens jeunes travaillaient aux rizières, les vieux sommeillaient dans les cases, les enfants gardaient le bétail. Il fit retomber un peu de terre dans le trou, la tassa soigneusement, et s’en alla d’un air détaché. Enfermé dans sa maison toute proche, il surveilla jusqu’au soir, par les interstices d’un volet de zouzourou, les abords de la fosse ; la nuit venue, il tendit l’oreille avec angoisse, craignant un voleur, malgré l’invraisemblance de ses soupçons.

Quand tout fut endormi dans le village, il se glissa sur la place et, sans bruit, avec un couteau, déterra le coffre. Lorsqu’il l’eut dans sa case bien close, il fit sauter la serrure hors du bois vermoulu, souleva le couvercle, approcha la lampe de pierre où brûlait un morceau de graisse et regarda : le coffre était plein aux deux tiers de piastres noirâtres ou vert-de-grisées ; il y plongea les mains, remuant les pièces, ramenant à la surface celles du fond ; certaines étaient comme savonneuses, la plupart semblaient rongées par une lèpre noire. Il les regarda de près : la frappe était défectueuse, le métal de mauvais aloi. De suite il les reconnut fausses : presque toutes étaient à l’effigie du grand empereur qui régna chez les Français au temps d’Andrianampouinimerina. Une stupeur le prit ; longtemps il demeura immobile ; des colères lui venaient ; il avait envie de jeter sur la place le vieux coffre inutile ; puis le désespoir serrait sa gorge, il avait peine à s’empêcher de crier. Les Razana l’avaient donc trompé ; qu’avait-il fait pour devenir ainsi leur jouet ? Son cerveau superstitieux se forgeait des terreurs mystérieuses, et l’âme de tous ses pères oumbiasy tremblait en sa chair. Il lutta contre la peur, toucha ses amulettes ; l’esprit de ruse et de lucre, toujours dominant chez les hommes de sa race, se réveilla en lui. Il eut l’intuition d’un échange possible de piastres fausses contre des vraies, par les mille occasions que pouvait lui fournir l’exercice de son métier d’oumbiasy. Désormais son parti fut pris : il enterra la cassette à fleur de terre, dans le coin nord-ouest de la case, et, s’en remettant à l’inspiration que lui enverraient les ancêtres, il s’allongea sur sa natte et s’endormit.

Le lendemain un Houve vint le chercher pour guérir un malade ; c’était un petit marchand de Boungatsara, village situé au sud d’Ambouhidzanaka, à une demi-heure de marche. L’oumbiasy trouva un enfant de douze à treize ans, atteint d’une fièvre bilieuse. Il ordonna les remèdes habituels, particulièrement la tisane faite avec la plante vouafoutsy ; de plus il recommanda au père de chercher de l’eau courante dans une marmite neuve, d’y ajouter un peu de salive de l’enfant, des rognures de ses ongles, une mèche de ses cheveux, et aussi deux piastres à l’image du grand empereur qui avait régné chez les Français au temps d’Andrianampouinimerina ; ces pièces devaient être enveloppées dans un morceau du lamba porté habituellement par le malade ; la marmite couverte serait mise sur le feu jusqu’à ce que l’eau commence à chanter, puis retirée et placée dans le Coin-des-Ancêtres, en attendant le retour du guérisseur. Le marchand houve, prudemment, s’informa du sort ultérieur des deux piastres ; le sorcier répondit qu’elles demeureraient en possession de leur légitime propriétaire ; celui-ci, tout heureux, donna un franc vingt à l’oumbiasy et lui en promit autant après la réussite de l’opération. Le surlendemain, l’enfant était tiré d’affaire et le sorcier venait toucher le reste de ses honoraires. Il alla prendre solennellement la marmite, la porta près du ruisseau où avait été puisée l’eau courante. Il l’y plongea, pour que fussent emportées toutes les influences morbides, quand le liquide fut renouvelé, il prit au fond du récipient les piastres enveloppées dans le morceau de lamba, défit le paquet en marmottant une invocation, substitua habilement aux deux bonnes piastres du marchand deux pièces fausses de son trésor, qu’il rendit à son client. Celui-ci, tout de suite, remarqua la différence, mais le sorcier lui dit :

— Tu vois comme tes pièces sont noires et laides ; elles ont pris toute la maladie de ton enfant et sont devenues mauvaises. Je te conseille de ne pas les garder, mais de les enterrer secrètement dans quelque coin perdu, loin de ta maison.

Ce qui fut fait.

Quelques jours après, notre homme entreprit une autre cure ; aux remèdes tirés des simples il ajouta la même cérémonie magique. Le malade malheureusement trépassa. Le sorcier ne s’embarrassa point pour si peu ; lorsqu’il mit dans la main de la veuve les deux piastres fausses, il lui dit :

— Tu vois comme tes pièces sont devenues sales et vilaines, le mal de ton mari était si fort que les piastres en sont mortes aussi. Il te faudra les enterrer avec lui dans le tombeau des ancêtres, si tu ne veux pas que de nouveaux malheurs fondent sur ta maison.

Le métier était fructueux. Rakoutoumanga l’exerça en paix plusieurs années. Chaque malade traité, avec ou sans succès, lui rapportait, outre le prix habituel, deux bonnes piastres sonnantes. Le trésor commençait à s’épuiser, tandis que les biens du sorcier s’étaient accrus de plusieurs rizières et de trois maisons, lorsqu’un événement imprévu vint troubler sa quiétude. Ses dernières victimes, moins crédules que les autres, se décidèrent à porter plainte. On fit des perquisitions chez l’oumbiasy ; on sonda les murs et le sol de sa case ; on découvrit le coffret indien avec les quelques piastres fausses qu’il contenait encore. Mais, les pièces n’ayant jamais été mises en circulation, on ne retint contre le vieux que le délit de sorcellerie : il fut condamné à une faible amende et à quelques mois de prison. Il subit allègrement sa peine, puis revint jouir en toute tranquillité des revenus du trésor octroyé par les ancêtres.