La Race inconnue/L’homme qui fit mourir ses enfants

Grasset (p. 15-25).


L’HOMME QUI FIT MOURIR SES ENFANTS


Ce matin-là, Ranaivou le mpisikidy[1] était sorti de sa case dès l’aurore. Toute la nuit, la faim l’avait tenaillé, la faim horrible qui depuis quatre lunes épuisait le Pays-d’en-Haut. Jamais, de mémoire d’homme, la saison des pluies n’avait été si en retard : les jours étaient brûlés par le soleil, les nuits n’avaient point de rosée ; partout le riz déjà repiqué séchait sur place, les germes mouraient dans la terre aride. Depuis longtemps les silos étaient vides de grains, les animaux domestiques avaient tous péri, les chenilles avaient dévoré les feuilles des arbres et les hommes avaient mangé les chenilles. On était allé très loin dans la brousse déterrer les racines, on avait cuit toutes sortes de plantes, dont le suc rendait malade ; des gens moururent, pour s’être nourris de fruits rouges inconnus, cueillis dans la forêt.

Ranaivou, sans rien dire aux siens, était allé vers la rivière, avec sa ligne, pour pêcher des fiana. Il en avait attrapé deux quand son hameçon fut emporté par un troisième. Résigné, il reprit le chemin du village. Il avait faim. Il se contenait pour ne pas dévorer, crus et vivants, les poissons argentés qui palpitaient dans l’herbe humide au fond de sa soubika. Son désir de mordre dans de la chair lui contractait les mâchoires, le faisait grincer des dents. Un beau repas, en vérité, qu’il apportait à sa famille. Une part d’enfant pour sept personnes ! Ne valait-il pas mieux soutenir sa propre existence, la plus utile de toutes, plutôt que de prolonger quelques heures à peine les souffrances de ses malheureux enfants ? Il les aimait, pourtant ; mais « l’amour se tait, quand crie la faim ». Dès ce moment, il sacrifia en son cœur sa femme et ses petits au désir effréné de manger qui lui tordait les entrailles. A l’entrée du village, il s’accroupit pour se reposer, au bord d’un trou d’eau. Tout à coup un soubresaut d’un des poissons renversa la corbeille, les deux bêtes palpitantes tombèrent dans la source transparente. Ranaivou, décidé à s’en nourrir, ne les reprit pas de suite ; il méditait de les faire cuire à la maison, et il imagina une ruse compliquée, afin que personne autre que lui n’y eût part. Rentré dans la case les mains vides, il envoya deux de ses enfants chercher de l’eau. Quand ils virent les poissons vivants au fond de la source claire, les petits rentrèrent tout effarés sans oser remplir leurs cruches. Le père feignit une extrême surprise et une grande peur.

— Hélas ! Quelle aventure extraordinaire ! C’est mauvais signe s’il y a des fiana dans la source ! Le Vazimba qui habite la grosse pierre près de l’eau est sûrement fâché contre nous. C’est lui qui, pour nous tenter, a suscité des poissons fady. Je vais tout de suite consulter le Sikidy.

Il décrocha de la cheville où elle était suspendue, dans le coin Nord-Est de la case, une natte souple en fibre de manarana, la développa, s’accroupit devant et tira de sa ceinture le sac de peau contenant les grains sacrés. Il les répandit tous à terre, les fruits rouges de l’arbre fanou, Maîtres de la Chance, et les baies noires de la liane fameloundindou, Mères des Destinées, et les graines jaunes du Katsaka, Annonciatrices des Paroles Anciennes. De ses doigts pieux il les remua doucement et souffla sur elles, pour les réveiller, en prononçant les mots d’usage.

— Réveille-toi, Sikidy ! Réveillez-vous, graines sacrées ! Vous n’avez pas d’yeux, pourtant vous voyez ; vous n’avez pas d’oreilles, pourtant vous entendez ; vous n’avez pas de bouche, pourtant vous parlez. Que lundi réveille mardi ! Que mardi réveille mercredi ! Que mercredi réveille jeudi ! Que jeudi réveille vendredi ! Que vendredi réveille samedi ! Que samedi réveille dimanche ! Les sept jours sont revenus, et le huitième est de retour ! Ne nous trompez pas, ne nous abusez pas, ne mettez pas ensemble le bon et le mauvais ! Que nous sachions qui doit vivre et qui doit mourir ! Que nous trouvions le faditra qui délivre, le sacrifice qui protège !

Après cette invocation, il disposa les graines en deux rangées de huit lignes chacune, d’abord de droite à gauche, puis de gauche à droite. Trois fois de suite les figures se trouvèrent taraiky et le Sikidy ne voulut point parler. La quatrième fois, des figures dzama se manifestèrent, mais leur sens restait obscur. Le sort appelé fianahy qui représente une plante avec ses fleurs, une bête avec ses petits, une mère avec ses enfants, vint en conjonction avec le sort lalanaretina, le Chemin des Maladies ; coïncidence d’autant plus fâcheuse que les fiana, motif de la consultation, étaient clairement désignés par le commencement du mot fianahy. Pour le consultant lui-même, le Sikidy ne révélait aucun danger immédiat.

Ranaivou interpréta les signes dans le sens le plus favorable ; il crut même que, tout en satisfaisant sa faim égoïste, il pourrait enlever la malédiction du fady.

— Le Sikidy a parlé, dit-il. Les fiana dans la source annoncent un malheur qui devrait nous frapper tous sans exception. Mais laissez-moi le supporter seul à votre place. Vous êtes encore trop jeunes : ce serait triste de vous voir mourir avant d’atteindre la vieillesse. Or le Sikidy exige que quelqu’un de nous mange les deux fiana en les mêlant à du riz ; le malheur ne tombera que sur celui-là, tandis que, si personne ne veut les manger, nous subirons tous la malédiction du fady. Je vais donc me sacrifier. Si je meurs, tant pis ; il faut que le sort s’accomplisse. Si je vis, tant mieux ; c’est que le repas ne devait pas m’être funeste.

La femme fit cuire les poissons avec une petite mesure de riz qu’on avait réservée pour les enfants les plus jeunes : l’homme mangea tout. Les fils et la mère pleuraient autour de lui, car ils croyaient que le père allait mourir après son repas. Quand l’homme fut rassasié, il eut peur que sa famille ne soupçonnât la ruse. Alors il contrefit l’insensé, se roulant par terre, déchirant les nattes avec ses dents, se mettant dans la bouche de l’herbe et de la terre, criant à tue-tête : Fiana ! Fiana ! Quand il fut las de cette comédie, il se leva comme accablé, courut se plonger dans l’eau de la source, et déclara que cette ablution l’avait guéri. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La nuit suivante, un des enfants, le fils aîné, mourut d’épuisement et d’inanition : il avait toujours été maladif. Le père commença de s’épouvanter ; peut-être le Vazimba, l’Être mystérieux et redoutable, caché dans la roche près de la fontaine, était-il irrité pour de vrai. Ranaivou avait profané sa source, s’était moqué de sa puissance. L’Être s’était ven-gé, en venant la nuit dans la case tordre le cou au petit Ralambou, au premier-né du violateur de ses fady.

Le lendemain, un grand vent souffla toute la matinée en tourbillons ; le soleil luisait à demi, au milieu de brouillards rougeâtres, comme un gros œil sanglant ; de lourds nuages s’accumulèrent sur la forêt ; la pluie enfin tomba. Puis, chaque après-midi, l’eau vint, en averses fécondes, rafraîchir la terre, qui se couvrit de verdure et de plantes. En même temps arrivaient du Nord les convois de riz, les troupeaux de bœufs, envoyés des régions épargnées par la famine.

Mais un second enfant était mort dans la case de Ranaivou ; les autres restaient languissants ; on craignait surtout pour la vie du dernier né. Il refusait la nourriture ; tous les deux jours, à l’heure où son père avait mangé les poissons de la source, il était pris de terribles accès de fièvre. Le père, à ces moments-là, semblait lui aussi délirer ; il prononçait des mots sans suite, s’en allait comme un fou dans la campagne. Les gens du village prétendaient qu’un sort avait été jeté aux enfants de Ranaivou. Un matin, leur oncle, le frère de leur mère, arriva : pour connaître la cause du mal, il amenait avec lui un sorcier célèbre, possesseur de secrets anciens et d’amulettes efficaces.

La famille, convoquée, remplissait la case. Les femmes, enveloppées d’étoffes blanches, s’étaient accroupies sur leurs talons, auprès des pierres du foyer. Les hommes se tenaient debout, drapés dans leurs lambas de fête, rayés de noir et de rouge. Tous regardaient au Nord-Est le coin des ancêtres, où le mpanô-oudy s’était installé. Après avoir étendu par terre une natte neuve, il sortit de son sac deux cornes de bœuf d’un blanc laiteux : l’une était ornée à chaque extrémité et au milieu de plusieurs rangs de perles, alternativement rouges et jaunes ; l’autre, cerclée d’argent, portait des dessins géométriques en perles jaunes et noires. Ces cornes contenaient les oudy et les émanations des Sampy : des pierres de couleur, des morceaux d’os de forme bizarre, des dents de sanglier ou de caïman, des bouts de bois coupés sur les arbres hantés par les Esprits, le tout amalgamé par un mélange de graisse et de miel. Le faiseur d’oudy chercha d’abord si le malade était ensorcelé : sur la natte, dans des directions contraires, il plaça deux morceaux de bois rouge, de dimensions inégales : l’un renfermait la réponse oui, l’autre la réponse non. Il mit la corne jaune et rouge dans la main du père de l’enfant, et, prenant sa valiha, joua tout doucement d’abord, sur un rythme sourd et lointain, puis plus fort, puis très vite, en faisant crier jusqu’à la note la plus aiguë les fibres de l’instrument. Ranaivou tremblait de tous ses membres, égaré, comme hors de lui. Il prononçait des mots inintelligibles, agitait machinalement la corne, à droite et à gauche, vers le haut et vers le bas. Au bout de quelques minutes, l’oudy sembla s’arracher des mains qui le tenaient et tomba sur le morceau de bois renfermant la réponse oui : l’enfant était ensorcelé. Pour savoir si le jeteur-de-sorts était un homme ou une femme, le mpanô-oudy tira de son sac deux petites statuettes en bois noir, très frustes : elles représentaient, avec le sexe souligné de rouge, une femme et un homme. Le sorcier les plaça debout l’une à côté de l’autre ; de nouveau il joua de la valiha, après avoir remis dans la main de Ranaivou la corne aux oudy ; cette fois elle tomba sur la statuette virile : l’enfant était ensorcelé par un homme. Pour le découvrir, le possesseur d’oudy tendit au père la corne cerclée d’argent : elle devait, par la force mystérieuse des amulettes, conduire Ranaivou vers cet homme et le lui désigner.

La valiha fit entendre encore une fois des sons grêles et précipités, tout de suite Ranaivou fut possédé par la force de la corne : son corps était agité de tremblements, il jetait la tête en avant et en arrière, semblable à un sanglier frappé d’une sagaie au défaut de l’épaule, des larmes coulaient sans discontinuer le long de ses joues, la corne tirait et secouait sa main, il titubait avec des gestes saccadés ; chaque fois qu’il se tournait d’un côté, les hommes massés dans la case reculaient instinctivement, comme s’ils avaient eu peur d’être désignés par lui.

Tout à coup on perçut un faible gémissement dans le coin où Ranourou berçait son enfant : Faralahy, le dernier né, râlait ; un spasme souleva sa poitrine, ses mains amaigries se crispèrent sur le lamba de sa mère ; elle jeta un cri de désespoir :

— Maty ! Maty[2] !

A ce moment le mpanô-oudy fit taire sa valiha, par respect pour le petit souffle qui venait de s’envoler. Ranaivou cessa d’être en transe, il regarda le Coin-des-Ancêtres avec une expression de terreur folle, se frappa la poitrine à grands coups avec la corne et cria :

— C’est moi qui ai fait mourir mes enfants, moi ! moi ! moi !

Puis, effondré par terre, il demeura gisant comme un cadavre, la figure cachée entre ses deux bras. Alors la gerbe du premier riz de l’année précédente, suspendue d’après le rite au Coin-des-Ancêtres, se détacha du lien qui la fixait et se répandit sur le sol. Les Anciens venaient de manifester leur présence devant leurs enfants rassemblés dans la case : ils avaient rompu eux-mêmes la gerbe liée par le descendant indigne.

Hommes et femmes sortirent ; pleins d’épouvante et d’horreur, ils se répandirent dans le village. Tous les habitants vinrent sur la place et firent un grand kabary, pour décider du sort de l’homme qui avait fait mourir ses propres enfants. Le Possesseur-des-Oudy-forts, dénonciateur du crime, parla le premier, il énuméra les purifications nécessaires ; un vieillard se rappela que son père lui avait raconté une histoire semblable, arrivée dans un pays éloigné, à cinq jours de marche vers le Nord, du temps du roi Radama. D’un commun accord on décida que Ranaivou serait rejeté hors du clan, on déclara son ancien nom aboli, interdit désormais à tous les mâles du village, vivants ou à naître, on l’appela Celui-qui-fit-mourir-ses-enfants. Des esclaves nés hors du pays allèrent chercher l’homme et l’amenèrent sur la place. Le mpanô-oudy chanta contre lui la grande malédiction des crimes inexpiables, l’imprécation qui extirpe un être de la Race et de la Terre ancestrale. Le frère de Ranourou, devenu le père des petits, puisqu’ils étaient les fils de sa sœur, et que leur ancien père n’existait plus, dit alors à Celui-qui-fit-mourir-ses-enfants :

— Va-t’en d’ici, loin du pays de Ceux-qui-vivent-sous-le-jour, plus loin que les grandes montagnes qui s’abaissent vers les Terres-Chaudes… Va-t’en ! Tu es haï de nos Zanahary !... Va-t’en ! Tous les Razana qui habitent dans les Maisons-Froides des Morts, à l’ouest du village, ne te connaissent plus !... Va-t’en ! Tes propres ancêtres ne veulent pas qu’au jour de ta sépulture tu entres dans leur tombeau. Mais tu seras enterré seul, dans un trou peu profond, recouvert de pierres qui écraseront ton cadavre, chez Ceux-de-la-forêt. Et les étrangers mêmes regarderont avec horreur l’Homme-qui-fit-mourir-ses-enfants !

La femme sanglotait, écroulée à la porte de la case ; les petits qui restaient pleuraient sans comprendre, la tête cachée dans les plis du lamba maternel. Les gens du village, immobiles et graves, attendaient. Ils s’étaient reculés, instinctivement, pour fuir le voisinage du maudit. L’Homme-qui-fit-mourir-ses-enfants restait seul dans un espace vide. Il sentit que tout était fini ; trébuchant comme une bête demi-morte, sans jeter un regard en arrière, il s’en alla, par le sentier de l’Est, vers la Grande-Forêt et les lointains Pays-d’en-bas.

  1. Le mpisikidy est l’homme instruit par tradition orale dans l’art du Sikidy ou de la divination.
  2. Mort.