La Race inconnue/L’essayeur

Grasset (p. 37-49).


L’ESSAYEUR


M. Arthur Destouches, chef du Service du Commerce et des Transports, était depuis peu à Madagascar. C’était sa première colonie, et il recherchait les impressions exotiques, à la façon d’un collectionneur furetant chez les antiquaires. En tournée à Majunga, il avait retrouvé un vieux camarade d’autrefois, directeur de la Compagnie Australe d’Exportation. Cinq années de droit au quartier latin, puis dix ans de vie à Paris, avec des rencontres irrégulières, pourtant fréquentes, avaient laissé aux deux amis assez de souvenirs communs pour leur faire croire, au bout de deux heures, qu’ils s’étaient quittés l’avant-veille. Ils fumaient un cigare sur la terrasse du cercle, au seul endroit de la ville, où souffle un peu de brise, pendant la saison chaude. Restés tous deux célibataires, ils parlaient femmes. M. Arthur Destouches confia qu’il serait heureux, après huit jours de chasteté en chemin de fer et en bateau, de comparer aux ramatous tananariviennes les beautés de Majunga. Il expliqua que sa haute situation dans la colonie le forçait à quelque discrétion, qu’il ne pouvait guère se mettre en quête lui-même.

— Qu’à cela ne tienne ! dit l’autre. Je vais vous donner un chasseur qui rabattra le gibier jusque sous votre moustiquaire. Sélam ! Sélam !

Un grand Comorien surgit à cet appel du bord de la route où il était accroupi, et vint s’appuyer nonchalamment à la balustrade en briques de la terrasse. Il portait une longue lévite blanche, un peu sale, tombant jusqu’aux pieds, et un fez rouge. C’était un de ces êtres sans race, métis de nègres, de malgaches et d’arabes depuis des générations, qui dans les ports exercent les métiers les plus divers, avouables ou inavouables, tour à tour voleurs ou agents de police, marchands ou receleurs, proxénètes ou prostitués, chauffeurs des Messageries Maritimes ou chasseurs de puces d’un sultan nègre : l’arsouille de l’Océan Indien, tel qu’on le rencontre à Djibouti, à Mombasa, à Zanzibar, à Dzaoudzi, à Majunga. Celui-ci était un beau type de l’espèce : pour le moment il avait pris le métier peu fatigant de boutou ; en cette qualité, il faisait les commissions, amoureuses ou autres, du directeur de la Compagnie Australe. Son vrai nom était Toutou Kibiky, mais son maître, pour plus de commodité, l’appelait Sélam. Devinant la mission dont on allait le charger, il regardait d’un air protecteur et goguenard le vazaha nouveau venu, estimant à sa mine et à la coupe de ses vêtements le « cadeau » qu’il en recevrait. M. Destouches, malgré son expérience, se sentit gêné par le regard complice de ce souteneur nègre : il fit semblant de regarder la mer, qui, au déclin du soleil, se diaprait de tons cuivrés. Cependant l’ami présenta Toutou Kibiky, dit Sélam.

— Vous savez, ce bougre-là connaît toutes les femmes d’ici. Avec lui, vous pouvez être tranquille… ou à peu près. Sélam ! continua-t-il, en s’adressant au grand Comorien, qu’est-ce qu’il y a de propre ici en ce moment ?

— Qu’est-ce que tu veux ? dit Sélam d’un ton négligent et lassé, en regardant M. Destouches. Malgache ? Métisse ? Créole ?

— Une Malgache, de préférence.

— Beaucoup créoles à coucher maintenant, insista Sélam. Femme du docteur quatre galons, qui parti pour France, femme de Mésié Mouton, qui parti en tournée…

— Puisqu’on te demande une Malgache, animal ! F… nous la paix avec tes créoles, interrompit l’habitant de Majunga. Amène un choix de ramatous soignées, ce soir, à huit heures. Et maintenant, file !

M. Destouches reçut de son ami des instructions précises. Le Grand-Hôtel, où il avait pris une chambre, était propice : on n’y donnait pas à manger, ce qui évitait beaucoup d’allées et venues ; les patrons n’y paraissaient guère que le matin ; d’ailleurs il n’abritait en ce moment que des célibataires. A huit heures, Sélam arriverait avec les candidates, il les dissimulerait sous les Bois-Noirs de la plage, viendrait prévenir le vazaha. Celui-ci n’aurait qu’à faire défiler les femmes sous la varangue déserte de l’hôtel, pour choisir. M. Destouches remercia et, avant le dîner, s’en fut, tout guilleret, peigner sa barbe qu’il portait longue et soignée. Après son départ, le directeur de la Compagnie Australe ne se fit pas faute de raconter l’histoire au président du Tribunal, à l’administrateur adjoint, au gérant de la caisse d’avances, et à tous les fonctionnaires ou colons, habitués de l’apéritif. Certains se promirent de revenir le soir, pour assister aux fredaines de M. le Chef de Service.

Dès huit heures, celui-ci, après avoir dîné en hâte, s’accouda dans l’angle le plus obscur de la varangue, attendant le messager des voluptés prochaines. Sélam n’arriva qu’à huit heures et demie ; il n’avait pas de montre, et l’exactitude était le moindre de ses soucis : la vie est longue, comme disent les Orientaux.

— Où sont-elles ? interrogea M. Destouches.

— Là-bas, sous les Bois-Noirs. Je vais les chercher.

Un instant après, la théorie des ramatous traversa la route ; elles sortaient de l’ombre des Bois-Noirs et marchaient en file indienne ; elles étaient sept ; sans se presser, drapées dans leurs lambas multicolores, elles avançaient, sous la flambée de lumière du cercle, pour gagner le coin sombre de la varangue voisine, où les attendait le vazaha généreux. Les consommateurs de la terrasse, prévenus on ne sait par qui, s’étaient précipités, en bousculant les chaises, vers la balustrade, pour voir le défilé. Certains reconnurent les professionnelles de la galanterie indigène et dirent aux autres les noms. M. Destouches ne s’aperçut de rien, absorbé qu’il était par l’approche de son harem !

Sélam avait bien fait les choses : il présentait au vazaha de Tananarive un assortiment original et varié.

La première femme était une Makoua, descendante des anciens esclaves amenés de Mozambique : elle avait un nez large et épaté, une bouche violette, gercée, aux lèvres proéminentes, de grands yeux hébétés, avec un regard fixe ; les lobes de ses oreilles étaient hideusement déformés par de larges disques rouges ; ses seins en forme de poires tremblotaient, un peu flasques, sous l’étoffe du corsage, et elle se cachait maladroitement la figure sous un voile de crêpe jaune. Elle répandait un parfum de santal et de graisse rance. M. Destouches, dont la neura sthénie s’accommodait mal des odeurs communes et fortes, se sentit presque indisposé en respirant la senteur de cette fleur sauvage : il fit signe à Sélam de l’éliminer.

Le deuxième sujet, une jeune Sainte-Marienne, au nez petit et busqué, aux longs cils épais voilant à demi de très beaux yeux, était amaigrie par la maladie ou les privations ; son visage émacié avait une expression de mélancolie douloureuse. M. le Directeur, de goûts plutôt décadents en littérature, pensa qu’il serait rare d’examiner de près cette personne dolente, mais il s’abstint à la réflexion : ne sachant pas un mot de malgache, comment pénétrerait-il dans l’intimité morale de cette sauvagesse endeuillée ? D’autre part certaines maladies, transmises par simple contact, donnent parfois une mine souffreteuse ; il pensa, non sans effroi, à une contagion possible.

La troisième était la propre épouse de Sélam. Une femme n’a pas tous les soirs l’occasion de gagner une ou deux piastres. Le Comorien se fût fait un cas de conscience de priver sa vadibé d’une pareille aubaine. C’était une Anjouanaise très noire, aux yeux assez expressifs, bien faite quoique un peu maigre ; elle portait un double collier de verroterie, et, aux poignets, de lourds anneaux d’argent, ciselés par les Indiens de Majunga. Son lamba orange, à grandes arabesques rouges, se rehaussait d’une large bordure jaune ; elle s’était coiffée en grosses coques disposées sur trois rangs des deux côtés de la tête, à la mode d’Anjouan. M. Destouches la regarda un instant, mais la jugea trop négresse et passa. Sélam fut froissé dans son amour-propre et déçu dans sa cupidité. Il n’en laissa rien voir, et poussa la quatrième plutôt timide.

C’était une petite fille sakalave, qui pouvait bien avoir dix ou onze ans ; elle reniflait comme un enfant qui a perdu son mouchoir ; de fait elle n’en avait jamais possédé, mais, devant le vazaha, elle n’osait se moucher entre les doigts, à la façon du pays, et deux choses blanches, qui n’étaient pas des perles, sortaient de ses narines. M. le Directeur en eut presque la nausée.

Il reporta ses regards avec complaisance sur les trois derniers sujets, des Sakalaves grandes et bien faites, à figures naïvement bestiales encadrées de chevelures laineuses. Une surtout le séduisit : elle avait la narine gauche percée et ornée d’une petite rosace d’or, grosse comme une pièce de quatre sous. Quel riche thème pour d’ultérieures conversations dans les salons parisiens ! Que de variations possibles sur les modes des femmes qui se percent ici les oreilles et là le nez ! Il se décida pour cette ramatou délicieusement sauvage, et d’un geste congédia le reste du troupeau.

Les gens du cercle virent deux ombres monter l’ une derrière l’autre l’escalier de la varangue, et le tout Majunga de la terrasse fut dans l’attente des événements voluptueux qui allaient s’accomplir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Déception ! Vingt minutes plus tard le chef du Service du Commerce et des Transports reparut désillusionné et point content. Il entraîna son ami dans un coin, lui expliqua l’incompréhensible aventure : la belle sauvagesse, prise dans la chambre d’un accès de timidité farouche, était allée jusqu’au refus de sa personne ; elle lui avait raconté, avec volubilité et en malgache, quantité d’histoires auxquelles il n’avait rien compris ; elle semblait, à ce qu’il lui avait paru, terrorisée par sa barbe qu’il avait blonde, et par le teint rouge brique de son visage congestionné. Ou bien peut-être avait-il violé, dans les premières approches, un des innombrables fady, auxquels ces enfants de la nature attachent une importance religieuse. Le fait est qu’il n’avait rien obtenu. Le sujet, mis à la porte, s’était enfui sans demander le prix de son dérangement.

Sélam, rappelé, se mit à la recherche des laissées pour compte ; il ramena une des deux Sakalaves, compagnes de la réfractaire. On la vit ; elle plut ; on monta. Le cercle encore attendit… et au bout de vingt minutes vit revenir M. Destouches. Cette fois c’est lui qui n’avait pas voulu. La Sakalave était à une de ces époques, fréquentes dans la vie des femmes, où le sacrifice d’amour est nécessairement ensanglanté ; la forte odeur de sa race, portée au paroxysme, avait découragé les velléités amoureuses du vazaha.

Le Comorien déclara qu’il n’y avait plus rien à faire ce soir : toutes les oiselles étaient couchées. M. Destouches, avec un regret pour les cinq dédaignées, s’en fut se mettre au lit : il dormit mal, se leva le lendemain matin de fort méchante humeur et se dit que la journée lui paraîtrait longue. Il promena son rut inapaisé dans tous les coins pittoresques de Majunga : partout il connut la tentation, lui qui n’était pas un saint, par les apparences diverses de la femme innombrable. Il monta vers le Rouva, à travers une brousse de bois-noirs, de flamboyants et de jeunes baobabs. La vieille forteresse est transformée en caserne pour le 3e régiment de tirailleurs sénégalais ; lorsqu’il eut franchi la grande porte monumentale, M. le Directeur, en quête d’imprévu, fut tout étonné de se trouver transporté dans un village africain. Les soldats noirs vivaient là en famille : ils s’étaient bâti des maisons comme dans leur pays natal, des cases rondes en terre, peintes en blanc, avec des toits de chaume coniques. Il y avait là des femmes de toutes les races, des Bambaras, des Peulhes, des Sénégalaises amenées d’Afrique, des Makouas, des Comoriennes, des Houves, des Sakalaves. De grosses matrones nues jusqu’à la ceinture, étalaient au soleil d’énormes et flasques mamelles, plus pendantes que le fruit du baobab ; de frêles Malgaches aux reins cambrés, enveloppées d’étoffes multicolores, cachaient à demi leur visage, avec le désir d’être vues sous les voiles jaunes et rouges. Des petites filles nues jouaient par terre : elles avaient pour toute parure un collier de perles blanches et bleues autour des hanches, et, au poignet, un minuscule bracelet d’argent.

Tout cela grouillait, riait, chantait ; la chair brune, la chair jaune, la chair noire s’offraient aux baisers du soleil ; leurs effluves se mêlaient, dans l’ardeur du matin d’Afrique, aux senteurs fortes de la brousse voisine ; les cases blanches, les étoffes aux tons violents, dans la lumière tropicale, gênaient les yeux à force de les éblouir ; les sons lointains et saccadés d’un tam-tam accompagnaient de leur harmonie sauvage cette orgie sensuelle de désirs, de couleurs et de parfums. M. Destouches, trépidant, sentait s’exaspérer sa neurasthénie. Par le sentier qui dévalait vers la ville, il s’en revint, à l’ombre des baobabs, des flamboyants et des bois-noirs.

L’après-midi, il visita Mahabibou, le village indigène, à une demi-heure de Majunga, au bout d’une longue route droite, bordée d’arbres et de tombeaux. Il erra dans le quartier makoua ; il vit des négresses qui se faisaient sur le visage, avec une sorte de terre blanche, des dessins bizarres ; il flâna parmi les cases des marchands houves où les vendeuses, accroupies par terre et drapées dans leurs lambas, attendent avec un éternel sourire la venue du client ; il parcourut les rues indiennes, le bourg sakalave, le clan comorien, et partout il avait la même obsession des effluves troublants qu’exhalaient dans l’ardeur des étés les femmes et les daturas.

Quand se coucha le soleil, il revint vers la ville. Des théories de femmes y descendaient, parce qu’approchait l’heure australe du berger, où les marchandes d’amour quittent leurs cases pour gagner les maisons de pierre et de bois des Européens. Il pensa que dans ce troupeau était celle qui lui était destinée, et s’amusa en passant à les dévisager toutes, comme pour en choisir une.

Le soir, Sélam, fidèle au rendez-vous, vint l’avertir : il n’avait qu’à monter dans sa chambre, il y trouverait la ramatou tsara[1], objet de ses désirs, et pouvait être sûr, cette fois, de n’éprouver aucune des déceptions de la veille. En ouvrant la porte, il vit, assise sur l’unique chaise, une forme de femme tout enveloppée d’étoffes, immobile comme une statue. Il écarta le voile rouge dont elle se cachait à demi la figure, ôta le lamba multicolore ; une grande fille, bien faite, avec l’inévitable rosace d’or dans une des ailes du nez, leva vers lui ses yeux rieurs. Les vêtements, préparés pour la chute, tombèrent presque d’eux-mêmes, et la belle ne fit aucune résistance. Elle se montra même si passive que l’être jamais satisfait qu’était M. Destouches s’en trouva fort dépité. Peut-être la tension extrême de ses nerfs durant toute cette journée l’avait mal préparé à une passade trop impatiemment attendue ; peut-être aussi cet esprit décadent et compliqué était-il inapte à goûter par l’intermédiaire d’une sauvagesse des joies simples, dénuées de raffinement ; peut-être enfin se trouvait-il, sans plus, en proie à cette tristesse vague qui suit les élans de la passion charnelle.

Cependant le tout Majunga des arrivées de paquebot était au cercle ; depuis la veille, la ville entière s’intéressait aux faits et gestes de M. le Chef de Service du Commerce et des Transports ; bien des gens qui ne sortaient pas le soir, étaient venus au café pour connaître le dénouement de l’aventure ; lorsqu’on avait vu M. Destouches monter dans sa chambre, après un court conciliabule avec Sélam, des paris avaient été engagés ; sur toute la terrasse en ébullition s’échangeaient des propos grivois ; on se criait, d’une table à l’autre :

— B… oudera, B… oudera pas !

Tout à coup on vit une ombre féminine surgir de la varangue de l’hôtel, et s’en aller très vite, le long des murs, vers l’intérieur de la ville. Quelques minutes après, M. Destouches parut, il traversa la rue, monta les quelques marches de la terrasse, et vint droit à la table du directeur de la Compagnie Australe. Toutes les conversations s’étaient arrêtées ; on n’entendait que le bruissement aigu des moustiques autour des lampes. Le chef de Service avait l’air ennuyé, gêné, plutôt maussade ; visiblement il échangeait avec son ami des propos sans importance, pour détourner l’attention. La terrasse comprit qu’elle était indiscrète, les conversations reprirent, on feignit de ne plus s’occuper de l’homme du jour.

Sur ces entrefaites Sélam arriva pour recevoir des compliments, qu’il pensait avoir mérités, en même temps que l’honnête récompense due à ses services. M. Destouches lui mit dans la main une piastre, et dit :

— Tu sais, c’est une femme très ordinaire ; à Tananarive, nous avons mieux… Sélam, vexé, s’en alla, en murmurant assez haut pour être entendu d’une partie de la terrasse :

— Vazaha difficile… pas content de la ramatou… moi pourtant l’avais essayée…

  1. En malgache « belle femme ».