Dentu (p. 249-280).


XXV.


— Et c’est là, — dis-je, l’esprit tout plein du spectacle auquel je venais d’assister, — c’est là votre manière habituelle d’enterrer vos morts ?

— C’est notre coutume invariable, — me répondit Aph-Lin. — Comment faites-vous dans votre monde ?

— Nous enterrons le corps entier dans le sol.

— Quoi ! dégrader ainsi le corps que vous avez aimé et respecté, la femme sur le sein de laquelle vous avez dormi ! vous l’abandonnez aux horreurs de la corruption !

— Mais, si l’âme est immortelle, qu’importe que le corps se décompose dans la terre ou soit réduit par cette effroyable machine, mue, je n’en doute pas, par la puissance du vril, en une petite pincée de cendres ?

— Votre réponse est judicieuse, — dit mon hôte, — et il n’y a pas à discuter une question de sentiment. Mais pour moi, votre coutume est horrible et répugnante, elle doit servir, ce me semble, à entourer la mort d’idées sombres et hideuses. C’est quelque chose aussi, selon moi, de pouvoir conserver un souvenir de celui qui a été notre ami ou notre parent, dans la maison que nous habitons. Mous sentons ainsi qu’il vit encore, quoique invisible à nos yeux. Mais nos sentiments en ceci, comme en toutes choses, sont créés par l’habitude. Un An sage ne peut pas plus qu’un État sage changer une coutume sans les délibérations les plus graves, suivies de la conviction la plus sincère. C’est ainsi que le changement cesse d’être un caprice, et qu’une fois accompli, il l’est pour tout de bon.

Quand nous rentrâmes chez lui, Aph-Lin appela quelques enfants et les envoya chez ses amis pour les prier devenir ce jour-là, aux Heures Oisives, afin de fêter le départ de leur parent rappelé par la Bonté Suprême. Cette réunion fut la plus nombreuse et la plus gaie que j’ai jamais vue pendant mon séjour chez les Ana, et elle se prolongea fort tard pendant les Heures Silencieuses.

Le banquet fut servi dans une salle réservée pour les grandes occasions. Ce repas différait des nôtres et ressemblait assez à ceux dont nous lisons la description dans les écrits qui nous retracent l’époque la plus luxueuse de l’empire romain. Il n’y avait pas une seule grande table, mais un grand nombre de petites tables, destinées chacune à huit convives. On prétend que, au delà de ce nombre, la conversation languit et l’amitié se refroidit. Les Ana ne rient jamais tout haut, comme je l’ai déjà dit ; mais le son joyeux de leurs voix aux différentes tables prouvait la gaieté de leur conversation. Comme ils n’ont aucune boisson excitante et mangent très sobrement, quoique délicats dans le choix de leurs mets, le banquet ne dura pas longtemps. Les tables disparurent à travers le plancher et la musique commença pour ceux qui l’aimaient. Beaucoup, cependant, se mirent à se promener : les plus jeunes s’envolèrent, car la salle était à ciel ouvert, et formèrent des danses aériennes ; d’autres erraient dans les appartements, examinant les curiosités dont ils étaient remplis, ou se formaient en groupes pour jouer à divers jeux ; le plus en vogue est une sorte de jeu d’échecs compliqué, qui se joue à huit. Je me mêlai à la foule, sans pouvoir prendre part aux conversations, grâce à la présence de l’un ou de l’autre des fils de mon hôte, toujours placé à côté de moi, pour empêcher qu’on ne m’adressât des questions embarrassantes. Les gens me remarquaient peu : ils s’étaient habitués à mon aspect, en me voyant souvent dans les rues, et j’avais cessé d’exciter une vive curiosité.

À mon grand contentement, Zee m’évitait et cherchait évidemment à exciter ma jalousie par ses attentions marquées envers un jeune An, très beau garçon et qui (tout en baissant les yeux et en rougissant suivant la coutume modeste des Ana quand une femme leur parle, et en paraissant aussi timide et aussi embarrassé que la plupart des jeunes filles du monde civilisé, excepté en Angleterre et en Amérique) était évidemment séduit par la belle Gy et prêt à balbutier un modeste oui si elle l’en avait prié. Espérant de tout mon cœur qu’elle y viendrait, et de plus en plus rebelle à l’idée d’être réduit en cendres, depuis que j’avais vu avec quelle rapidité un corps humain peut être transformé en une pincée de poussière, je m’amusai à examiner les manières des autres jeunes gens. J’eus la satisfaction de remarquer que Zee n’était pas seule à revendiquer les plus précieux droits de la femme. Partout où je portai les yeux, partout où j’écoutai une conversation, il me semblait que c’était la Gy qui témoignait de l’empressement et l’An qui se montrait timide et qui résistait. Les jolis airs d’innocence que se donne un An quand on le courtise ainsi, la dextérité avec laquelle il évite de répondre directement aux déclarations, ou tourne en plaisanterie les compliments flatteurs qu’on lui adresse, feraient honneur à la coquette la plus accomplie. Mes deux chaperons furent soumis à ces influences séductrices, et tous deux s’en tirèrent de façon à faire honneur à leur tact et à leur sang-froid.

Je dis au fils aîné, qui préférait la mécanique à l’administration d’une grande propriété et qui était d’un tempérament éminemment philosophique : —

— Je suis surpris qu’à votre âge, entouré de tous les objets qui peuvent enivrer les sens, de musique, de lumière, de parfums, vous vous montriez assez froid pour que cette jeune Gy si passionnée vous quitte les larmes aux yeux à cause de votre cruauté.

— Aimable Tish, — répondit le jeune An avec un soupir, — le plus grand malheur de la vie, c’est d’épouser une Gy quand on en aime une autre.

— Oh ! vous êtes amoureux d’une autre ?

— Hélas ! oui !

— Et elle ne répond pas à votre amour ?

— Je ne sais. Quelquefois un regard, un mot, me le fait espérer ; mais elle ne m’a jamais dit qu’elle m’aimait.

— Ne lui avez-vous jamais murmuré à l’oreille que vous l’aimiez ?

— Fi !… À quoi pensez-vous ? D’où venez-vous donc ? Puis-je trahir ainsi l’honneur de mon sexe ? Pourrais-je être assez peu viril, assez dépourvu de pudeur pour avouer mon amour à une Gy qui n’a point devancé mon aveu par le sien ?

— Je vous demande pardon ; je ne croyais pas que la modestie de votre sexe fût poussée si loin chez vous. Mais un An ne dit-il jamais à une Gy : Je vous aime, si elle ne le lui a dit la première ?

— Je ne puis dire qu’aucun An ne l’ait jamais fait, mais celui qui se conduit ainsi est déshonoré aux yeux des Ana, et les Gy-ei le méprisent en secret. Aucune Gy bien élevée ne l’écouterait ; elle regarderait cet aveu comme une usurpation audacieuse des droits de son sexe et un outrage à la modestie du nôtre. C’est bien fâcheux, — continua le jeune An, — car celle que j’aime n’a certainement fait la cour à aucun autre, et je ne puis m’empêcher de penser que je lui plais. Quelquefois je soupçonne qu’elle ne me fait pas la cour parce qu’elle craint que je n’exige quelque convention déraisonnable au sujet de l’abandon de ses droits. S’il en est ainsi, elle ne m’aime pas réellement, car lorsqu’une Gy aime, elle abandonne tous ses droits.

— Cette jeune Gy est-elle ici ?

— Oh ! oui. La voilà là-bas assise près de ma mère.

Je regardai dans la direction indiquée et j’aperçus une Gy habillée de vêtements d’un rouge brillant, ce qui chez ce peuple indique qu’une Gy préfère encore le célibat. Elle porte du gris, teinte neutre, pour indiquer qu’elle cherche un époux ; du pourpre foncé, si elle veut faire entendre qu’elle a fait un choix ; du pourpre et orange, si elle est fiancée ou mariée ; du bleu clair, quand elle est divorcée ou veuve et désire se remarier. Le bleu clair est naturellement très rare.

Au milieu d’un peuple chez qui la beauté est si universellement répandue, il est difficile de distinguer une femme plus belle que les autres. La Gy choisie par mon ami me parut posséder la moyenne des charmes, mais son visage avait une expression qui me plaisait beaucoup plus que celui de la plupart des Gy-ei ; elle paraissait moins hardie, moins pénétrée des droits de la femme. Je remarquai qu’en causant avec Bra elle jetait de temps en temps un regard de côté vers mon jeune ami.

— Courage, — lui dis-je, — la jeune Gy vous aime.

— Oui, mais si elle ne veut pas me le dire, en suis-je plus heureux ?

— Votre mère connaît votre amour ?

— Peut-être bien. Je ne le lui ai jamais avoué. Il serait peu viril de confier une pareille faiblesse à sa mère, Je l’ai dit à mon père ; il se peut qu’il l’ait répété à sa femme.

— Voulez-vous me permettre de vous quitter un moment et de me glisser derrière votre mère et votre bien-aimée ? Je suis sûr qu’elles parlent de vous. N’hésitez pas. Je vous promets de ne pas me laisser questionner jusqu’au moment où je vous rejoindrai.

Le jeune An mit sa main sur son cœur, me toucha légèrement la tête, et me permit de le quitter. Je me glissai sans être remarqué derrière sa mère et sa bien-aimée et j’entendis leur conversation.

C’était Bra qui parlait.

— Il n’y a aucun doute à cet égard, — disait-elle, — ou bien mon fils, qui est d’âge à se marier, sera entraîné par une de ses nombreuses prétendantes, ou il se joindra aux émigrants qui s’en vont au loin, et nous ne le verrons plus. Si vous l’aimez réellement, ma chère Lo, vous devriez vous déclarer.

— Je l’aime beaucoup, Bra ; mais je ne sais si je pourrai jamais gagner son affection. Il a tant de passion pour ses inventions et ses horloges ; et je ne suis pas comme Zee, je suis si sotte que je crains de ne pouvoir entrer dans ses goûts favoris, et alors il se fatiguera de moi, et au bout des trois ans il divorcera, et je ne pourrais jamais en épouser un autre… non, jamais.

— Il n’est pas nécessaire de connaître le mécanisme d’une horloge pour savoir devenir si nécessaire au bonheur d’un An, qu’il abandonnerait plutôt toutes ses mécaniques que de renvoyer sa Gy. Vous voyez, ma chère Lo, — continua Bra, — que précisément parce que nous sommes le sexe le plus fort, nous gouvernons l’autre à condition de ne jamais laisser voir notre force. Si vous étiez supérieure à mon fils dans la construction des horloges et des automates, comme sa femme vous devriez toujours lui laisser croire que la supériorité est de son côté ; l’An accepte tacitement la supériorité de la Gy en tout, excepté dans les choses de sa vocation. Mais si elle le dépasse dans ces choses-là ou si elle affecte de ne pas admirer son talent, il ne l’aimera pas longtemps ; peut-être même divorcera-t-il. Mais quand une Gy aime réellement, elle apprend bien vite à aimer tout ce qui est agréable à l’An.

La jeune Gy ne répondit rien à ce discours. Elle baissa les yeux d’un air rêveur, puis un sourire se glissa sur ses lèvres, elle se leva sans rien dire, et, traversant la foule, elle s’approcha de l’An qui l’aimait. Je la suivis, mais je me tins à quelque distance en l’observant. Je fus surpris, jusqu’au moment où je me souvins de la tactique modeste des Ana, de voir l’indifférence avec laquelle le jeune homme paraissait recevoir les avances de Lo. Il fit mine de s’éloigner, mais elle le suivit, et peu de temps après, je les vis étendre leurs ailes et s’élancer dans l’espace lumineux.

Au même instant, je fus accosté par le magistrat suprême, qui se mêlait à la foule sans aucune marque particulière de déférence ou d’honneur. Je n’avais pas revu ce haut dignitaire depuis le jour où j’étais entré dans son domaine, et me rappelant les paroles d’Aph-Lin à propos du terrible doute qu’il avait exprimé sur la question de savoir si je devais ou non être disséqué, je me sentis frissonner en regardant son visage tranquille.

— J’entends beaucoup parler de vous, étranger, par mon fils Taë, — dit le Tur, en posant poliment la main sur ma tête inclinée. — Il aime beaucoup votre société, et j’espère que les mœurs de notre peuple ne vous déplaisent pas.

Je murmurai une réponse inintelligible, qui devait exprimer ma reconnaissance pour toutes les bontés dont m’avait comblé le Tur et mon admiration pour ses compatriotes ; mais le scalpel à disséquer brillait devant mes yeux et arrêtait les mots dans ma gorge. Une voix plus douce dit tout à coup : —

— L’ami de mon frère doit m’être cher.

En levant les yeux, j’aperçus une jeune Gy qui pouvait avoir seize ans, debout à côté du magistrat et me regardant avec bonté. Elle n’avait pas atteint toute sa taille, et n’était pas beaucoup plus grande que moi (cinq pieds dix pouces environ), et grâce à cette petitesse relative, je trouvai que c’était la plus jolie Gy que j’eusse encore vue. Je suppose que quelque chose dans mon regard trahit ma pensée, car sa physionomie devint encore plus douce.

— Taë me dit, — reprit-elle, — que vous n’avez pas appris à vous servir de nos ailes. Cela me fait de la peine, car j’aurais aimé à voler avec vous.

— Hélas ! — répondis-je, — je ne puis espérer de jouir jamais de ce bonheur. Zee m’a assuré que le don de se servir des ailes avec sécurité était héréditaire et qu’il faudrait des siècles avant qu’un être de ma race pût planer dans les airs comme un oiseau.

— Que cette pensée ne vous désole pas trop, — me répondit l’aimable Princesse, — car, après tout, un jour viendra où, Zee et moi, nous déposerons nos ailes pour toujours. Peut-être quand ce jour arrivera, serions-nous toutes heureuses que l’An que nous choisirons ne possédât pas d’ailes.

Le Tur nous avait quittés et se perdait dans la foule. Je commençais à me sentir à l’aise avec la charmante sœur de Taë et je l’étonnai un peu par la hardiesse de mon compliment en répondant que l’An qu’elle choisirait ne se servirait jamais de ses ailes pour fuir loin d’elle. Il est tellement contre l’usage qu’un An adresse un tel compliment à une Gy jusqu’à ce qu’elle lui ait déclaré son amour, que la jeune fille resta un instant muette d’étonnement. Mais elle n’avait pas l’air mécontent. Enfin, reprenant son sang-froid, elle m’invita à l’accompagner dans un salon moins encombré pour écouter le chant des oiseaux. Je suivis ses pas pendant qu’elle glissait devant moi et elle me mena dans une salle où il n’y avait presque personne. Une fontaine de naphte jaillissait au milieu ; des divans moelleux étaient rangés tout autour, et tout un côté de la pièce, dépourvu de murs, donnait accès dans une volière remplie d’oiseaux, qui chantaient en chœur. La Gy s’assit sur l’un des divans et je me plaçai près d’elle.

— Taë m’a dit qu’Aph-Lin avait fait une loi[1] pour sa maison afin d’éviter qu’on vous questionnât sur le pays d’où vous venez ou sur la raison qui vous a porté à nous visiter. Est-ce vrai ?

— Oui.

— Puis-je, du moins, sans manquer à cette loi, vous demander si les Gy-ei de votre pays sont d’une couleur pâle comme la vôtre et si elles ne sont pas plus grandes ?

— Je ne pense pas, ô belle Gy, enfreindre la loi d’Aph-Lin, à laquelle je suis plus obligé que tout autre de me soumettre, en répondant à des questions aussi inoffensives. Les Gy-ei de mon pays sont beaucoup plus blanches et elles sont ordinairement plus petites que moi d’au moins une tête.

— Elles ne peuvent être aussi fortes que les Ana parmi nous. Mais je pense que leur force en vril, supérieure à la vôtre, compense une si grande différence de taille.

— Elles ne se servent pas de la force du vril comme vous l’entendez. Mais cependant elles sont très puissantes dans mon pays et un An n’a pas grande chance de mener une heureuse vie s’il n’est pas plus ou moins gouverné par sa Gy.

— Voilà un mot plein de sentiment, — dit la sœur de Taë d’un ton à demi triste, à demi pétulant. — Vous n’êtes pas marié sans doute ?

— Non… certainement non.

— Ni fiancé ?

— Ni fiancé.

— Est-il possible qu’aucune Gy ne vous ait demandé en mariage ?

— Dans mon pays, ce n’est pas la Gy qui fait cette demande : c’est l’An qui parle le premier.

— Quel étrange renversement des lois de la nature, — dit la jeune fille, — et quel manque de modestie dans votre sexe ! Mais vous n’avez jamais demandé une Gy… vous n’en avez jamais aimé une plus que l’autre ?

Je me sentais embarrassé par ces questions ingénues.

— Pardonnez-moi, — répondis-je, — mais je crois que nous commençons à dépasser les limites fixées par Aph-Lin. Je vais répondre à votre dernière question, mais, je vous en prie, ne m’en faites pas d’autres. J’ai ressenti une fois la préférence dont vous parlez. Je fis ma demande et la jeune Gy m’aurait accepté de grand cœur, mais ses parents refusèrent leur consentement.

— Ses parents !… Voulez-vous dire sérieusement que les parents peuvent intervenir dans le choix fait par leurs filles ?

— Oui, vraiment, ils le peuvent et ils le font assez souvent.

— Je n’aimerais pas à vivre dans ce pays, — dit simplement la Gy ; — mais j’espère que vous n’y retournerez jamais.

Je baissai la tête en silence. La Gy la releva doucement avec sa main droite et me regarda avec tendresse.

— Restez avec nous, — dit-elle, — restez avec nous et soyez aimé.

Je tremble encore en pensant à ce que j’aurais pu répondre, au danger que je courais d’être réduit en cendres, quand la clarté de la fontaine de naphte fut obscurcie par l’ombre de deux ailes, et Zee, descendant par le plafond ouvert, se posa près de nous. Elle ne dit pas un mot, mais prenant mon bras dans sa puissante main, elle m’emmena, comme une mère emmène un enfant méchant, et me conduisit à travers les appartements vers l’un des corridors ; de là, par une de ces machines qu’ils préfèrent aux escaliers, nous montâmes à ma chambre. Arrivés là, Zee souffla sur mon front, toucha ma poitrine de sa baguette, et je tombai dans un profond sommeil.

Quand je m’éveillai, quelques heures plus tard, et que j’entendis la voix des oiseaux dans la chambre voisine, le souvenir de la sœur de Taë, de ses doux regards, et de ses paroles caressantes me revint à l’esprit ; et il est si impossible à un homme né et élevé dans notre monde de se débarrasser des idées inspirées par la vanité et l’ambition, que je me mis d’instinct à bâtir de hardis châteaux en l’air.

— Tout Tish que je suis, me disais-je, — tout Tish que je suis, il est clair que Zee n’est pas la seule Gy que je puisse captiver. Évidemment je suis aimé d’une Princesse, la première jeune fille de ce pays, la fille du Monarque absolu dont ils cherchent si inutilement à déguiser l’autocratie par le titre républicain de premier magistrat. Sans la soudaine arrivée de cette horrible Zee, cette Altesse Royale m’aurait certainement demandé ma main, et quoiqu’il puisse très bien convenir à Aph-Lin, qui n’est qu’un ministre subordonné, un Commissaire des Lumières, de me menacer de la destruction si j’accepte la main de sa fille, cependant un Souverain, dont la parole fait loi, pourrait forcer la communauté à abroger la coutume qui défend les mariages avec les races étrangères et qui, après tout, est contraire à leur égalité tant vantée. Il n’est pas à supposer que sa fille, qui parle avec tant de dédain de l’intervention des parents, n’ait pas assez d’influence sur son royal père pour me sauver de la combustion à laquelle Aph-Lin prétend me condamner. Et si j’étais honoré d’une si haute alliance, qui sait… peut-être le Monarque me désignerait-il pour son successeur ? Pourquoi non ? Peu de gens parmi cette race d’indolents philosophes se soucient du fardeau d’une telle grandeur. Tous seraient peut-être heureux de voir le pouvoir suprême remis entre les mains d’un étranger accompli, qui a l’expérience d’une vie plus remuante ; et une fois au pouvoir quelles réformes j’introduirais ! Que de choses j’ajouterais avec mes souvenirs d’une autre civilisation à cette vie réellement agréable mais trop monotone. J’aime la chasse. Après la guerre, la chasse n’est-elle pas le plaisir des rois ? Quelles étranges sortes de gibier abondent dans ce monde inférieur ! Quel plaisir on doit éprouver à voir tomber sous ses coups des animaux que depuis le Déluge on ne connaît plus sur la terre ! Comment m’y prendrais-je ? Au moyen de ce terrible vril, dans le maniement duquel je ne ferai jamais, dit-on, de grands progrès. Non, mais à l’aide d’un bon fusil à culasse, que ces ingénieux mécaniciens non seulement sauront faire, mais perfectionneront ; je suis sûr d’en avoir vu un au Musée. Je crois d’ailleurs que comme roi absolu je serai peu favorable au vril, excepté en cas de guerre. À propos de guerre, il est parfaitement ridicule de resserrer un peuple si intelligent, si riche, si bien armé, dans un territoire insignifiant, suffisant pour dix ou douze mille familles. Cette restriction n’est-elle pas une pure lubie philosophique, en opposition avec les aspirations de la nature humaine, comme l’utopie qui, dans le monde supérieur, a été essayée en partie par feu M. Robert Owen, et qui a si complètement échoué. Naturellement nous n’irions pas faire la guerre aux nations voisines aussi bien armées que nos sujets ; mais dans ces régions habitées par des races qui ne connaissent pas le vril et qui ressemblent, par leurs institutions démocratiques, à mes concitoyens d’Amérique. On pourrait les envahir sans offenser les nations Vril-ya, nos alliées, s’approprier leur territoire, s’étendant peut-être jusqu’aux régions les plus éloignées du monde intérieur, et régner ainsi sur un empire où le soleil ne se couche jamais. J’oubliais dans mon enthousiasme qu’il n’y a pas de soleil dans ces régions. Quant à leurs préjugés bizarres contre l’habitude d’accorder de la gloire et de la renommée à un individu remarquable, parce que la poursuite des honneurs excite des contestations, stimule les passions mauvaises, et trouble la félicité de la paix, cette doctrine est opposée aux instincts mêmes de la créature, non seulement humaine, mais de la brute, qui, si elle peut s’apprivoiser, devient sensible aux louanges et à l’émulation. Quel renom entourerait un roi qui agrandirait ainsi son empire ! On ferait de moi un demi-dieu.

Je pensai aussi que c’était un autre préjugé fanatique que de vouloir régler cette vie sur la vie future, à laquelle nous croyons fermement, nous autres Chrétiens, mais dont nous ne tenons jamais compte. Je décidai donc qu’une philosophie éclairée me forçait à détruire une religion païenne, si superstitieusement contraire aux idées modernes et à la vie pratique. En rêvant à ces divers projets, je sentais que j’aurais très volontiers usé, pour réveiller mes esprits, d’un bon grog au whisky. Non pas que je sois un buveur de spiritueux, mais pourtant il y a des moments où un léger excitant alcoolique, accompagné d’un cigare, donne plus de vivacité à l’imagination. Oui, certainement, parmi ces herbes et ces fruits il doit en exister un dont on puisse extraire une agréable boisson alcoolique, et avec une côtelette d’élan (ah ! quelle insulte à la science de rejeter la nourriture animale que nos plus grands médecins s’accordent à recommander au suc gastrique de l’humanité !) On passerait une heure agréable. Puis, au lieu de ces drames antiques joués par des enfants, certainement, quand je serai roi, j’organiserai un opéra moderne avec un corps de ballet pour lequel on pourra trouver, parmi les nations dont je ferai la conquête, des jeunes femmes moins formidables que ces Gy-ei, par la taille et par leur force, qui ne seront pas armées du vril, et ne voudront pas vous forcer à les épouser.

J’étais si complètement absorbé par ces idées de réforme sociale, politique, morale, et par le désir de répandre sur les races du monde inférieur les bienfaits de la civilisation du monde supérieur, que je ne m’aperçus de la présence de Zee qu’en l’entendant pousser un profond soupir et, levant les yeux, je la vis près de mon lit.

Je n’ai pas besoin de dire que, suivant les coutumes de ce peuple, une Gy peut sans manquer au décorum visiter un An dans sa chambre, mais qu’on regarderait un An comme effronté et immodeste au suprême degré, s’il entrait dans la chambre d’une Gy avant d’en avoir obtenu la permission formelle. Heureusement j’avais encore sur moi les vêtements que je portais quand Zee m’avait déposé sur mon lit. Cependant je me sentis très irrité aussi bien que choqué de sa visite et je lui demandai rudement ce qu’elle voulait.

— Parle doucement, mon bien-aimé, je t’en supplie, — dit-elle, — car je suis bien malheureuse. Je n’ai pas dormi depuis que je t’ai quitté.

— La conscience de votre honteuse conduite envers moi, l’hôte de votre père, était bien faite pour bannir le sommeil de vos paupières. Où était l’affection que vous prétendez avoir pour moi ; où était cette politesse dont se vantent les Vril-ya, quand prenant avantage de la force physique, qui distingue votre sexe dans cet étrange pays, et de ce pouvoir détestable et impie que le vril donne à vos yeux et à vos doigts, vous m’avez exposé à l’humiliation, vos visiteurs réunis devant Son Altesse Royale… je veux dire devant la fille de votre premier magistrat… en m’emmenant au lit, comme un enfant méchant, et en me plongeant dans le sommeil, sans me demander mon consentement ?

— Ingrat ! Me reprocher ce témoignage de mon amour ! Penses-tu que sans parler de la jalousie, qui accompagne l’amour jusqu’au moment béni où nous sommes sûres d’avoir gagné le cœur que nous poursuivons, je pouvais demeurer indifférente aux périls que te faisaient courir les audacieuses avances de cette sotte petite fille ?

— Permettez ! Puisque vous parlez de périls, il convient peut-être de vous dire que vous m’exposez au plus grand des dangers ou que vous m’y exposeriez si je me laissais aller à croire à votre amour et à accepter vos avances. Votre père m’a dit clairement que dans ce cas on me réduirait en cendres, avec aussi peu de remords que Taë a détruit l’autre jour le grand reptile, par un seul éclair de sa baguette.

— Que cette crainte ne t’arrête pas, — s’écria Zee en se jetant à genoux et en saisissant ma main dans la sienne. — Il est bien vrai que nous ne pouvons pas nous marier comme se marient des êtres de la même race ; il est vrai que notre amour doit être aussi pur que celui qui, selon notre croyance, existe entre les amants qui se réunissent au delà des limites de cette vie. Mais n’est-ce pas un assez grand bonheur que de vivre ensemble, unis de cœur et d’esprit ? Écoute… je viens de parler à mon père, il consent à notre union à ces conditions. J’ai assez d’influence sur le Collège des Sages pour être certaine qu’ils prieront le Tur de ne pas intervenir dans le libre choix d’une Gy, pourvu que son mariage avec un étranger ne soit que l’union de leurs âmes. Oh ! crois-tu donc que le véritable amour ait besoin d’une grossière union ? Je ne désire pas seulement vivre près de toi, dans cette vie, pour y prendre part à tes douleurs et à tes joies ; je demande un lien qui m’unisse à toi pour toujours dans le monde des immortels. Me refuseras-tu ?

Tandis qu’elle disait ces mots, elle s’était agenouillée et toute l’expression de sa physionomie s’était transformée, et, si elle était encore majestueuse, elle n’avait plus rien de sévère : une lumière divine, comme l’auréole d’un être immortel, illuminait sa beauté mortelle. Mais j’étais plus disposé à la vénérer avec crainte comme un ange qu’à l’aimer comme une femme. Après une pause embarrassée, je balbutiai une réponse évasive qui exprimait ma gratitude et cherchai, aussi délicatement que je le pus, à lui faire comprendre combien ma position serait humiliante au milieu de son peuple dans le rôle d’un mari à qui ne serait jamais accordé le nom de père.

— Mais, — dit Zee, — cette communauté ne constitue pas le monde entier. Non, et d’ailleurs toutes les populations de ce monde ne font pas partie de la ligue des Vril-ya. Pour l’amour de toi, je renoncerai à mon pays et à mon peuple. Nous fuirons ensemble vers quelque région où tu sois en sûreté. Je suis assez forte pour te porter sur mes ailes à travers les déserts qui nous en séparent. Je suis assez habile pour ouvrir un chemin parmi les rochers et y creuser des vallées où nous établirons notre habitation. La solitude et une cabane avec toi seront ma société et mon univers. Ou préférerais-tu rentrer dans ton monde, au-dessus de celui-ci, exposé à des saisons incertaines et éclairé par ces globes changeants qui, d’après le tableau que tu nous en as tracé, président à l’inconstance de ces régions sauvages ? S’il en est ainsi, dis un mot, et je t’ouvrirai un chemin pour y retourner, pourvu que je sois avec toi, quand même je devrais là comme ici n’être l’associée que de ton âme, ton compagnon de voyage jusqu’au pays où il n’y a plus ni mort ni séparation.

Je ne pouvais m’empêcher d’être profondément ému par cette tendresse à la fois si pure et si passionnée ; Zee prononçait ces mots d’une voix qui aurait adouci les plus rudes sons de la plus rude langue. Et, pendant un instant, il me vint à l’esprit que je pourrais profiter du secours de Zee pour m’ouvrir une route prompte et sûre vers le monde supérieur. Mais un moment de réflexion suffit pour me montrer combien il serait bas et honteux de profiter de tant de dévouement pour l’entraîner hors d’un pays et d’une famille où j’avais été reçu avec tant d’hospitalité, vers un autre monde qui lui serait si antipathique. Je prévoyais bien aussi que, malgré son amour platonique et spirituel, je ne pourrais renoncer à l’affection plus humaine d’une compagne moins élevée au-dessus de moi. À ce sentiment de mes devoirs envers la Gy s’unissait le sentiment de mes devoirs envers mon pays. Pouvais-je me hasarder à introduire dans le monde supérieur un être doué d’un pouvoir si terrible, qui pouvait d’un seul mouvement de sa baguette réduire en moins d’une heure la ville de New-York et son glorieux Koom-Posh en une pincée de cendres ? Si je lui enlevais sa baguette, sa science lui permettrait facilement d’en construire une autre ; et tout son corps était chargé des éclairs mortels qui armaient la légère machine. Si redoutable aux cités et aux populations du monde supérieur, pourrait-elle être pour moi une compagne convenable, au cas où son affection serait sujette au changement ou empoisonnée par la jalousie ? Ces pensées, qu’il me faut tant de mots pour exprimer, passèrent rapidement dans mon esprit et décidèrent ma réponse.

— Zee, — dis-je de la voix la plus douce que je pus trouver, et pressant avec respect mes lèvres sur cette main dans l’étreinte de laquelle disparaissait ma main captive, — Zee, je ne puis trouver de mots pour vous dire combien je suis touché et honoré par un amour si désintéressé et si prêt à tous les sacrifices. Ma meilleure réponse sera une entière franchise. Chaque pays a ses habitudes. Les habitudes du vôtre ne me permettent pas de vous épouser ; celles de mon pays sont également opposées à une union entre des races si différentes. D’autre part, bien que je ne manque pas de courage parmi les miens, ou au milieu des dangers qui me sont familiers, je ne puis, sans un frisson d’horreur, penser à construire notre demeure nuptiale dans un si horrible chaos, où tous les éléments, le feu, l’eau, et les gaz méphitiques sont en guerre les uns contre les autres ; où, tandis que vous seriez occupée à fendre des rochers ou à verser du vril dans les lampes, je serais dévoré par un krek, que vos opérations auraient fait sortir de son repaire. Moi, simple Tish, je ne mérite pas l’amour d’une Gy si brillante, si docte, si puissante que vous. Non, je ne mérite pas cet amour, car je ne puis y répondre.

Zee laissa tomber ma main, se redressa, et se détourna pour cacher son émotion ; puis elle glissa sans bruit vers la porte et se retourna sur le seuil. Tout à coup et comme saisie d’une nouvelle pensée, elle revint vers moi et me dit tout bas : —

— Tu m’as dit que tu me parlerais avec une entière franchise. Réponds donc avec une entière franchise à cette question : Si tu ne peux m’aimer, en aimes-tu une autre ?

— Certainement non.

— Tu n’aimes pas la sœur de Taë ?

— Je ne l’avais jamais vue avant hier au soir.

— Ce n’est pas une réponse. L’amour est plus prompt que le vril. Tu hésites. Ne crois pas que la jalousie seule me pousse à t’avertir. Si la fille du Tur te déclare son amour… si dans son ignorance elle confie à son père une préférence qui puisse lui faire supposer qu’elle te courtisera, il n’aura pas d’autre choix que de demander ta destruction immédiate, puisqu’il est chargé de veiller au bien de la communauté, qui ne peut permettre à une fille des Vril-ya de s’unir à un fils des Tish-a, par un mariage qui ne se borne pas à l’union des âmes. Hélas ! il n’y aurait plus alors d’espoir pour toi. Elle n’a pas des ailes assez fortes pour t’emporter dans les airs ; elle n’est pas assez savante pour te créer une demeure dans les déserts. Crois-moi, mon amitié seule parle et non ma jalousie.

Sur ces mots, Zee me quitta. En me rappelant ses paroles je perdis toute idée de succéder au trône des Vril-ya, j’oubliai toutes les réformes politiques, sociales et morales que je voulais introduire comme Monarque Absolu.



  1. Littéralement : a dit : On est prié dans cette maison. Les mots synonymes de lois sont évités par ce peuple singulier, comme impliquant une idée de contrainte. Si le Tur avait décidé que son Collège des Sages devait disséquer, le décret aurait porté ceci : On prie, pour le bien de la communauté, que le Tish carnivore soit prié de se soumettre à la dissection.