Dentu (p. 156-178).


XVII.


Les Vril-ya, privés de la vue des corps célestes et ne connaissant d’autre différence entre la nuit et le jour que celle qu’ils jugent à propos d’établir eux-mêmes, ne divisent naturellement pas le temps comme nous ; mais je trouvai facile à l’aide de ma montre, que j’avais heureusement conservée, d’arriver à calculer les heures avec une grande exactitude. Je réserve pour un ouvrage futur sur les sciences et la littérature des Vril-ya, si le ciel me prête vie, tous les détails sur la façon dont ils arrivent à diviser le temps. Je me contenterai de dire ici que leur année diffère peu de la nôtre pour la durée, mais leurs divisions ne sont pas du tout les mêmes. Leur jour, en y comprenant ce que nous appelons la nuit, se compose de vingt heures, au lieu de vingt-quatre, et naturellement leur année comprend un nombre proportionné de jours de plus. Ils subdivisent ainsi les vingt heures de leur jour : huit heures[1], appelées Heures Silencieuses, pour le repos ; huit heures, appelées Heures Sérieuses, pour leurs affaires et leurs occupations, et quatre heures, appelées Heures Oisives, par lesquelles se termine ce que j’appelle leur jour ; elles sont consacrées aux amusements, aux jeux, aux récréations, aux conversations familières suivant le goût ou le désir de chacun. Mais, hors des maisons, il n’y a pas de véritable nuit. Ils entretiennent dans les rues et dans la campagne environnante jusqu’aux limites du territoire la même quantité de lumière. Seulement, dans les maisons, ils la diminuent de façon à en faire un doux crépuscule pendant les Heures Silencieuses. Les Vril-ya ont une horreur profonde de l’obscurité absolue et leurs lumières ne sont jamais complètement éteintes. Dans les occasions de réjouissance, ils laissent à leurs lampes tout leur éclat, mais ils continuent à compter les heures du jour et de la nuit par des mécanismes ingénieux qui répondent à nos horloges et à nos montres. Ils aiment beaucoup la musique, et c’est en musique que ces chronomètres frappent les principales divisions du temps. À chaque heure du jour, les sons de leurs horloges publiques, répétés par celles des maisons et des hameaux dispersés dans la campagne, produisent un effet singulièrement doux et pourtant solennel. Mais pendant les Heures Silencieuses, le bruit en est tellement adouci qu’on l’entend à peine. Ils n’ont pas de changement de saison, et, du moins dans le territoire de cette tribu, la température me parut très égale, aussi chaude que celle d’un hiver italien, et plutôt humide que sèche. Dans la matinée, le temps était ordinairement tranquille, mais par moments il soufflait un vent violent venant des rochers qui donnaient la frontière du territoire. Toutes les saisons sont bonnes pour semer les récoltes, comme dans les Îles Fortunées des anciens poètes. On voit en même temps les plantes en feuille ou en bouton, en épi ou couvertes de fruits. Tous les arbres fruitiers, cependant, après la récolte, perdent ou changent leur feuillage. Mais ce qui me frappa le plus quand je calculai leurs divisions du temps, ce fut de constater la durée moyenne de la vie parmi eux. Je trouvai, après des recherches minutieuses, que leur existence était beaucoup plus longue que la nôtre. Ils sont à cent ans ce que nous sommes à soixante-dix. Ce n’est pas le seul avantage qu’ils aient sur nous ; car parmi nous peu d’hommes atteignent leur soixante-dixième année, tandis que parmi eux, au contraire, peu meurent avant cent ans, et ils jouissent généralement d’une santé et d’une vigueur qui font de la vie une bénédiction jusqu’au dernier jour. Des causes diverses contribuent à ce résultat ; l’absence de tout stimulant alcoolique, la tempérance dans la nourriture, surtout peut-être une sérénité d’esprit que ne troublent ni occupations pleines de sollicitude, ni passions vives. Ils ne sont tourmentés ni par notre avarice, ni par notre ambition ; ils se montrent parfaitement indifférents, même au désir de la gloire ; ils sont susceptibles de grandes affections, mais leur amour se manifeste par une complaisance tendre et aimable, qui, en faisant leur bonheur, fait rarement et ne fait peut-être jamais leur malheur. Comme la Gy est sûre de n’épouser que celui qu’elle aura choisi, et, ici comme chez nous, le bonheur intérieur dépendant surtout de la femme, la Gy, ayant choisi l’époux qu’elle préfère, est indulgente pour ses fautes, complaisante pour ses goûts, et fait tout ce qui dépend d’elle pour se l’attacher. La mort d’un être aimé est pour eux comme pour nous la source d’une vive douleur ; non seulement la mort les frappe rarement avant l’époque où elle est un soulagement plutôt qu’une peine, mais quand cela arrive le survivant puise beaucoup plus de consolations que nous ne le faisons pour la plupart, je le crains bien, dans la certitude d’une réunion dans un monde meilleur et plus heureux.

Toutes ces causes concourent donc à leur procurer une santé perpétuelle et une agréable longévité ; leur organisation héréditaire y entre aussi pour sa part. Suivant leurs annales, à l’époque où ils vivaient en communautés semblables aux nôtres, agitées par des luttes, leur vie était beaucoup plus courte et leurs maladies plus nombreuses et plus graves. Ils disent eux-mêmes que la durée de la vie a augmenté et augmente encore depuis la découverte du vril et de ses propriétés médicales. Ils ont peu de médecins de profession, et ce sont principalement des Gy-ei, surtout celles qui sont veuves et sans enfants ; elles éprouvent un grand plaisir à exercer l’art de guérir et entreprennent même les opérations chirurgicales qu’exigent certains accidents ou plus rarement certaines maladies.

Ils ont leurs plaisirs et leurs fêtes, et pendant les Heures Oisives, ils ont l’habitude de se réunir en grand nombre pour se livrer à ces jeux aériens que j’ai déjà décrits. Ils ont aussi des salles publiques pour la musique et même des théâtres, dans lesquels ils jouent des pièces qui me parurent assez semblables à celles des Chinois. Ce sont des drames dont les personnages et les événements sont pris dans un passé reculé, toutes les unités classiques y sont outrageusement violées, et le héros, enfant au premier tableau, est déjà un vieillard au second et ainsi de suite. Ces pièces sont très anciennes. Je les trouvai parfaitement ennuyeuses dans leur ensemble, quoique relevées par des machines merveilleuses, par une sorte de bonne humeur d’un comique très vif et des passages détachés d’une grande vigueur dans un langage poétique, mais un peu surchargé de métaphores et de tropes. Bref, elles me faisaient le même effet que les pièces de Shakespeare pouvaient faire à un Parisien au temps de Louis XIV ou peut-être à un Anglais sous le règne de Charles II.

L’auditoire, composé surtout de Gy-ei, paraissait jouir vivement de la représentation, ce qui me surprit de la part de femmes si majestueuses et si sérieuses ; mais je m’aperçus bientôt que tous les acteurs étaient au-dessous de l’adolescence et je supposai que les mères et les sœurs assistaient à ce spectacle pour faire plaisir à leurs enfants et à leurs frères.

J’ai dit que ces drames remontent à une haute antiquité. Aucune pièce nouvelle, aucune œuvre d’imagination digne d’être conservée, ne paraît avoir été composée depuis plusieurs générations. Quoiqu’il ne manque pas de publications nouvelles, qu’il y ait même ce qu’on peut appeler des journaux, ceux-ci sont surtout consacrés aux sciences mécaniques, aux rapports sur les inventions nouvelles, aux annonces relatives à différents détails d’affaires, bref, à des choses pratiques. Quelquefois un enfant écrit un petit conte romanesque, ou une Gy donne carrière à ses craintes ou à ses espérances amoureuses dans un poème ; mais ces effusions ont un très mince mérite et ne sont lues que par les enfants et les jeunes filles. Les œuvres les plus intéressantes, et d’un caractère purement littéraire, sont les récits d’exploration et de voyage dans les autres régions de ce monde souterrain. Ces relations sont généralement écrites par de jeunes émigrants et lues avec avidité par les parents et les amis qu’ils ont laissés derrière eux.

Je ne puis m’empêcher d’exprimer à Aph-Lin mon étonnement de ce qu’un peuple, chez qui les sciences mécaniques avaient fait tant de progrès et chez qui la civilisation intellectuelle était parvenue à réaliser pour le bonheur du peuple les conceptions que nos philosophes terrestres, après des siècles de disputes, se sont généralement accordés à regarder comme des rêves, fût si dépourvu de toute littérature contemporaine, malgré le haut degré de perfection où la culture avait amené la langue à la fois riche et simple, énergique et harmonieuse.

— Ne voyez-vous pas qu’une littérature telle que vous la rêvez serait tout à fait incompatible avec l’état parfait de félicité politique et sociale, auquel vous nous faites l’honneur de nous croire arrivés ? — répondit mon hôte. Nous avons enfin, après des siècles de lutte, établi une forme de gouvernement dont nous sommes contents ; comme nous ne faisons aucune distinction de rang et que nous n’accordons à nos magistrats aucun honneur distinctif, nul stimulant n’excite l’ambition personnelle. Personne ne lirait des ouvrages où seraient soutenues des théories qui impliqueraient quelques changements sociaux ou politiques, et par conséquent personne n’en écrit de tels. Si de loin en loin un An n’est pas satisfait de notre tranquille manière de vivre, il ne l’attaque pas : il s’en va. Ainsi, toute cette portion de la littérature (et à en juger par les anciens ouvrages de nos bibliothèques publiques, c’en était autrefois une portion considérable) qui est consacrée aux théories spéculatives sur la société est tombée dans l’oubli. Autrefois on écrivait beaucoup aussi sur les attributs et l’essence de la Bonté Suprême et sur les arguments pour et contre la vie future. Maintenant nous reconnaissons deux faits : il y a un Être Divin, et il y a une vie future ; et nous convenons que quand nous écririons à nous user les doigts jusqu’aux os, nous n’arriverions pas à jeter la moindre lumière sur la nature et les conditions de cette vie future, ni à rendre plus claire notre connaissance des attributs et de l’essence de cet Être Divin. C’est ainsi qu’une autre branche de notre littérature s’est éteinte heureusement pour notre race, car à l’époque où l’on écrivait tant sur des choses que personne ne pouvait éclaircir, les gens semblent avoir vécu dans un état perpétuel de contestations et de luttes. Une autre portion considérable de notre ancienne littérature consiste dans l’histoire des guerres et des révolutions de l’époque où les Ana vivaient en sociétés nombreuses et turbulentes, chacune cherchant à s’agrandir aux dépens de l’autre. Vous voyez combien notre vie est calme aujourd’hui ; il y a des siècles que nous vivons ainsi. Nous n’avons aucun événement à raconter. Que peut-on dire de nous, sinon : ils naquirent, vécurent heureux, et moururent ? Quant à cette partie de la littérature qui naît de l’imagination et que nous appelons Glaubsila, ou familièrement Glaubs, les raisons de son déclin parmi nous sont faciles à découvrir. Nous voyons, en nous reportant à ces chefs-d’œuvre de la littérature que nous lisons tous encore avec plaisir, mais dont personne ne tolérerait l’imitation, qu’ils sont consacrés à la peinture de passions que nous n’éprouvons plus, telles que l’ambition, la vengeance, l’amour illégitime, la soif de la gloire militaire, et ainsi de suite. Les vieux poètes vivaient dans une atmosphère imprégnée de ces passions et sentaient vivement ce qu’ils exprimaient avec tant d’éclat. Personne ne pourrait maintenant exprimer ces passions, car personne ne les ressent, et celui qui les exprimerait ne trouverait aucune sympathie chez ses lecteurs. D’autre part, l’ancienne poésie se complaisait à étudier les mystérieuses bizarreries du cœur humain, qui mènent à l’extraordinaire dans le crime et le vice comme dans la vertu. Mais notre société s’est débarrassée de toutes les tentations qui pourraient entraîner à quelque crime ou à quelque vice saillant, et le niveau moral est si égal, qu’il n’y a même pas de vertus saillantes. Dès qu’elle ne peut plus se nourrir de passions fortes, de crimes terribles, de supériorités héroïques, la poésie est sinon condamnée à mourir de faim, du moins réduite à un maigre ordinaire. Il reste la poésie descriptive : la description des rochers, des arbres, des eaux, de la vie domestique, et nos jeunes Gy-ei mêlent beaucoup de ces fadeurs à leurs vers amoureux.

— Une telle poésie, — m’écriai-je, — pourrait assurément être charmante, et nous avons parmi nous des critiques qui la considèrent comme plus élevée que celle qui dépeint les crimes ou analyse les passions de l’homme. Quoi qu’il en soit, le genre poétique insipide dont vous parlez est celui qui trouve aujourd’hui le plus de lecteurs parmi le peuple auquel j’appartiens.

— Cela se peut ; mais je suppose que les écrivains travaillent beaucoup leur langue et s’appliquent avec un soin religieux au choix des mots et à la perfection du rythme ?

— Certainement, tous les grands poètes le doivent. Quoique le don de la poésie soit inné, ce don exige, pour qu’on en puisse profiter, autant de travail qu’un bloc de métal dont vous voulez faire une de vos machines.

— Et sans doute vos poètes ont quelque motif pour se donner tant de peine afin d’arriver à ces gentillesses de langage ?

— Oui ! je suppose que leur instinct les porterait à chanter comme chantent les oiseaux ; mais s’ils donnent à leurs chants ces beautés artificielles d’expression, je pense qu’ils y sont poussés par le désir de la gloire, et peut-être parfois par le besoin d’argent.

— Précisément. Mais dans notre monde nous n’attachons la gloire à rien de ce que l’homme peut accomplir dans ce temps que nous appelons la vie. Nous perdrions bientôt cette quiétude, qui constitue essentiellement notre félicité, si nous accordions à tel ou tel individu des louanges exceptionnelles qui entraîneraient un pouvoir exceptionnel et qui réveilleraient les passions mauvaises aujourd’hui endormies ; d’autres hommes convoiteraient immédiatement ces louanges, l’envie s’élèverait, et avec l’envie, la haine, la calomnie, et la persécution. Notre histoire raconte que la plupart des poètes et des écrivains qui, autrefois, obtenaient le plus de gloire, étaient aussi assaillis des plus grandes injures et se trouvaient après tout très malheureux, soit à cause de leurs rivaux, soit par les faiblesses de caractère que tend à faire naître une sensibilité excessive à l’égard de la louange et du blâme. Quant au stimulant du besoin, nul dans notre société ne connaît l’aiguillon de la pauvreté, et si même il en était ainsi, aucune profession ne serait moins lucrative que la profession d’écrivain. Nos bibliothèques publiques contiennent tous les livres anciens que le temps a respectés ; ces livres, pour les raisons que je viens de vous dire, sont infiniment meilleurs que tous ceux qu’on pourrait écrire aujourd’hui, et chacun peut les lire sans qu’il en coûte rien. Nous ne sommes pas assez fous pour payer le plaisir de lire des livres moins bons, quand nous pouvons en lire d’excellents pour rien.

— Pour nous, la nouveauté est une séduction ; on lit un livre nouveau, même mauvais, tandis qu’on néglige un livre ancien qui est excellent.

— La nouveauté, pour les peuples barbares qui luttent avec désespoir pour arriver à un état meilleur, est sans doute plus attrayante que pour nous qui ne voyons rien à gagner aux nouveautés ; mais, après tout, un de nos grands auteurs, d’il y a quatre mille ans, a observé que « celui qui lit les livres anciens trouvera toujours en eux quelque chose de nouveau, et que celui qui lit les livres nouveaux y trouvera toujours quelque chose d’ancien ». Mais pour en revenir à la question que vous avez soulevée, comme il n’y a point parmi nous un stimulant suffisant pour nous porter à prendre de la peine, comme nous ne connaissons ni l’amour de la gloire, ni le besoin, s’il est des tempéraments poétiques, cette faculté s’exhale dans des chants, à la façon des oiseaux dont vous parliez tout à l’heure, mais faute de culture, ces chants ne trouvent point d’auditoire, et, faute d’auditoire, cette faculté s’éteint d’elle-même dans les occupations ordinaires de la vie.

— Mais comment se fait-il que les mêmes motifs qui empêchent de cultiver la littérature ne soient pas également funestes à la science ?

— Votre question me surprend. Ce qui inspire le goût de la science, c’est l’amour de la vérité, en dehors de toute considération de gloire ; et d’ailleurs la science, chez nous, est consacrée presque uniquement à des usages pratiques, essentiels à notre conservation sociale et au bien-être de notre vie quotidienne. L’inventeur ne demande pas la gloire et on ne lui en accorde aucune ; il jouit d’une occupation qui lui plaît et ne recherche point la fatigue des passions. L’esprit de l’homme a besoin d’exercice aussi bien que son corps, et d’un exercice continuel plutôt que violent. Nos savants les plus ingénieux sont, en général, ceux qui vivent le plus longtemps et qui sont les plus exempts de toute maladie. La peinture est pour beaucoup un amusement, mais cet art n’est pas ce qu’il était autrefois, quand les grands peintres de nos différents peuples luttaient pour obtenir la couronne d’or, qui leur donnait un rang égal à celui des rois sous lesquels ils vivaient. Vous aurez sans doute observé dans notre musée combien les peintures étaient supérieures il y a plusieurs milliers d’années. C’est peut-être parce que la musique est en réalité plus voisine de la science que la poésie, qu’elle est encore le plus florissant de tous les arts parmi nous. Cependant, même à l’égard de la musique, l’absence du stimulant des louanges et de la gloire a empêché parmi nous toute grande supériorité de se manifester. Nous brillons plutôt par la musique d’ensemble, grâce à nos grands instruments mécaniques, dans lesquels nous nous servons beaucoup de l’eau[2], que par le talent des artistes qui jouent seuls. Nous n’avons guère eu de compositeurs originaux depuis plusieurs siècles. Nos airs favoris sont très anciens, mais on les a enrichis de variations compliquées, composées par des musiciens inférieurs, quoique ingénieux.

— N’y a-t-il donc chez les Ana aucune société politique animée de ces passions, sujette à ces crimes, et admettant ces disparités de condition, intellectuelles et morales, que votre tribu et même les Vril-ya en général, ont depuis longtemps laissées derrière eux dans leur marche vers la perfection ? S’il en est ainsi, peut-être que dans ces sociétés l’Art et sa sœur la Poésie sont encore cultivés et honorés ?

— Il y a quelques sociétés de ce genre dans les régions les plus éloignées, mais nous ne les mettons pas au rang des nations civilisées ; nous ne leur donnons pas même le nom d’Ana, et encore moins celui de Vril-ya. Ce sont des barbares, vivant surtout dans cet état inférieur, le Koom-Posh, qui tend nécessairement à la hideuse dissolution du Glek-Nas. Leur existence misérable se passe en luttes et en changements perpétuels. Quand ils ne se battent pas avec leurs voisins, ils se battent entre eux. Ils sont divisés en partis qui s’insultent, se pillent mutuellement quand ils ne s’assassinent pas, et cela pour des différences frivoles d’opinions que nous ne comprendrions même pas, si nous n’avions pas lu l’histoire et si nous n’avions passé par les mêmes épreuves dans les siècles d’ignorance et de barbarie. La moindre bagatelle suffit pour les faire partir en guerre. Ils prétendent tous être égaux, et, plus ils ont lutté dans ce but, détruisant les anciennes distinctions pour en créer de nouvelles, plus l’inégalité devient visible et intolérable, parce qu’il ne reste plus d’associations et d’affections héréditaires pour adoucir cette unique différence qui subsiste entre la majorité qui n’a rien et la minorité qui possède tout. Naturellement la majorité hait la minorité, mais ne peut s’en passer. Le grand nombre attaque sans cesse le petit nombre, et l’extermine quelquefois : mais aussitôt, une nouvelle minorité s’élève du sein de la majorité et se montre plus rude que la précédente. Car, là où les sociétés sont nombreuses et où le désir d’acquérir quelque chose est la fièvre prédominante, il y a peu de gagnants et beaucoup de perdants. Bref, le peuple dont je parle est composé de sauvages cherchant leur route à tâtons vers un rayon de lumière ; leur misère mériterait notre pitié, si, comme des sauvages, ils ne provoquaient leur destruction par leur arrogance et leur cruauté. Pouvez-vous imaginer que des créatures de cette espèce, pourvues seulement de ces armes misérables que vous avez pu voir dans notre musée d’antiquités, de ces tubes de fer grossiers chargés de salpêtre, ont menacé plus d’une fois l’existence d’une tribu de Vril-ya, qui habite près d’eux, parce qu’ils disent qu’ils ont trente millions d’habitants, et la tribu dont je parle peut en avoir cinquante mille, si ces derniers n’acceptent pas leurs habitudes de Soc-Sec (l’art de gagner de l’argent), d’après certains principes commerciaux qu’ils ont l’impudence d’appeler une des lois de la civilisation ?

— Mais, — dis-je, — trente millions d’habitants sont une force formidable contre cinquante mille !

Mon hôte me regarda avec étonnement.

— Étranger, — dit-il, — vous n’avez pas entendu sans doute que je vous disais que cette tribu appartient aux Vril-ya et qu’elle n’attend qu’une déclaration de guerre de la part de ces sauvages, afin de former une commission d’une demi-douzaine de petits enfants pour balayer toute leur population.

À ces mots je sentis un frisson d’horreur, me reconnaissant plus d’affinités avec ces sauvages qu’avec les Vril-ya et me souvenant de tout ce que j’avais dit à la louange des institutions de la glorieuse Amérique, qu’Aph-Lin stigmatisait sous le nom de Koom-Posh. Je repris cependant mon sang-froid et demandai s’il existait quelque mode de locomotion grâce auquel je pusse voyager avec sécurité parmi ces peuples éloignés et téméraires.

— Vous pouvez voyager avec sécurité, par le moyen du vril sur terre ou dans l’air, dans tous les États de notre alliance et de notre race ; mais je ne puis répondre de votre sécurité au milieu de nations barbares gouvernées par des lois différentes des nôtres ; des nations si peu éclairées qu’un grand nombre d’entre elles vivent de vol réciproque et que l’on ne pourrait pas chez elles laisser ses portes ouvertes même pendant les Heures Silencieuses.

Ici notre conversation fut interrompue par l’arrivée de Taë, qui venait nous dire que, ayant été chargé de découvrir et de détruire l’énorme reptile que j’avais vu à mon arrivée, il s’était constamment tenu en vedette et commençait à croire que mes yeux m’avaient trompé, ou que l’animal s’était enfui, par la caverne où je l’avais vu, vers les régions qu’habitaient ses semblables, quand le monstre avait donné signe de sa présence par les dévastations commises autour d’un des lacs.

— Et, — ajouta Taë, — je suis sûr qu’il est caché maintenant dans le lac. Aussi, — dit-il en se tournant vers moi, — j’ai pensé que cela pourrait vous amuser de m’accompagner pour voir de quelle façon nous détruisons ces désagréables visiteurs.

En regardant l’enfant et en me souvenant de la taille énorme de l’animal qu’il se proposait de détruire, je me sentis frissonner de terreur pour lui, et peut-être pour moi, si je l’accompagnais dans une pareille chasse. Mais le désir que j’éprouvais de constater par moi-même les effets destructifs de ce vril tant vanté, et la peur de m’abaisser aux yeux d’un enfant en trahissant quelque crainte, l’emportèrent sur mon premier mouvement. Je remerciai donc Taë de l’aimable intérêt qu’il portait à mes plaisirs et me déclarai tout disposé à l’accompagner dans une entreprise aussi amusante.



  1. Pour ma commodité, j’adopte les mots : heures, jours, années, etc., en tout ce qui se rapporte aux subdivisions générales du temps chez les Vril-Ya. Ces termes ne correspondent pas, d’une façon absolue, avec ces subdivisions.
  2. Ceci peut rappeler aux savants l’invention par Néron d’une machine musicale, dans laquelle l’eau remplissait les fonctions d’un orchestre et dont il s’occupait quand la conspiration éclata contre lui.