La Révolution persane et l’accord anglo-russe

Anonyme
La Révolution persane et l’accord anglo-russe
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 622-659).
LA RÉVOLUTION PERSANE
ET
L’ACCORD ANGLO-RUSSE

Jusqu’ici, les préoccupations européennes ne s’étaient guère portées sur l’Iran ; son éloignement le tenait à l’écart du système de l’Europe, voire de celui de l’Orient. Un instant, les vastes combinaisons de Napoléon envisagèrent le concours de la Perse contre la domination anglaise aux Indes. Pendant tout le cours du dernier siècle, le développement parallèle des Empires anglais et russe en Asie livra la décadence iranienne aux tiraillemens obscurs d’une incessante rivalité ; le terrain resta abandonné aux deux diplomaties adverses, aux recherches des orientalistes et des archéologues. La récente pénétration allemande, dans l’Asie antérieure, mit une influence nouvelle en contact avec l’Iran. La révolution persane et l’accord anglo-russe ont définitivement introduit l’affaire de Perse dans le domaine de la politique générale.


I

La Perse est un immense plateau, bordé de grandes montagnes ; les cours d’eau qui en descendent créent des vallées fertiles et des oasis de verdure ; partout ailleurs le désert. Au Nord, la chaîne de l’Elbourz tombe rapidement vers la Caspienne, au milieu de magnifiques forêts. A l’Ouest, les portes du Zagros, ouvertes dans la chaîne du Kurdistan, conduisent à la plaine du Tigre ; — au Sud, les Kotals s’enfoncent, d’étage en étage, jusqu’au golfe Persique. D’Alexandre à Tamerlan, c’est-à-dire pendant dix-sept siècles, l’Iran vit passer les conquêtes et les migrations de peuples : Grecs, Arabes, Turcs et Mongols. La montagne préserva, seule, les populations primitives ; le versant de la Caspienne, — Taliche, Guilan, Mazandéran, — maintint la pureté de la race iranienne. Kurdes, Loures et Beloutches persistèrent dans les chaînes occidentale et méridionale. Dans le plat pays, les Iraniens furent souvent décomposés : Turcs et Mongols occupèrent l’Azerbaidjan et l’Irak Adjemi ; les Turcs prirent une partie du Khorassan et poussèrent leurs tribus jusqu’au Fars. Les Arabes gardèrent l’Arabistan et se dispersèrent à travers le désert jusqu’au Séistan. Au bord du golfe Persique, un mélange d’Arabes et de Persans créa la population mixte des Bendéris. Au milieu de cette confusion ethnique, se perdirent, en petits groupes, Arméniens, Chaldéens, Juifs, Guèbres et Tziganes. Malgré l’ancienneté de leur établissement, ces gens ne sont point encore complètement fixés au sol ; le tiers d’entre eux vit sous des tentes noires, conduisant ses troupeaux des pâturages de l’été aux abris de l’hiver.

De ce chaos, le moderne État persan ne parvint à émerger qu’au début du XVIe siècle. La dynastie Séfévie s’appuya moralement sur une confrérie religieuse, matériellement sur les tribus turques de l’Ouest. Elle poussa, comme firent, au Maghreb, les dynasties chérifiennes, et dut créer une institution analogue au Makhzen marocain. Le Chiisme devint la religion nationale, qui fournit un lien commun aux diverses races. Les déplace-mens arbitraires brisèrent la personnalité de la plupart des tribus ; des Kurdes allèrent au Khorassan, des Arméniens vinrent à Ispahan. A la fin du XVIIIe siècle, Agha Mohammed Schàh s’empara du pouvoir à la tête d’une tribu turque et fit une nouvelle dislocation de peuples. Il transporta vers le Nord les Lekhs du Fars, coupables d’avoir soutenu le Zend contre le Kadjar.

Aujourd’hui, l’évolution de la Perse se trouve déjà fort avancée. L’unité nationale est complète. L’Arabe de l’Arabistan est un aussi bon Chiite, un aussi bon Persan que le Turc de l’Azerbaidjan ou l’Iranien d’Ispahan. Il n’y a plus de Sunnites que parmi les Kurdes du Nord-Ouest. Les communautés non musulmanes sont relativement peu nombreuses : 65 000 Arméniens, 50 000 Juifs, 10 000 Guèbres. La besogne centralisatrice est également avancée ; les tribus tendent de plus en plus à se perdre dans la masse des rayas ; celles qui subsistent encore le doivent à leur nombre, au refuge de leurs montagnes ou à leur situation excentrique ; aucune d’entre elles n’est assez puissante pour échapper complètement au pouvoir royal.

Avant que la révolution persane eût fait intervenir dans le gouvernement un modeste début de contrôle populaire, le Shah était, en droit, maître absolu d’un pays, qui n’avait jamais connu d’autre régime que l’autocratie. Du haut de son trône, dans l’éclat des pierreries, il présentait à la foule une apparition surhumaine, dont émanait un irrésistible pouvoir. Sa Cour ne comprenait que des domestiques, courbés devant la majesté souveraine. Parmi eux, à défaut de princes Kadjars, sans souci de l’âge ni de la capacité, la fantaisie royale désignait les satrapes chargés d’administrer les provinces. Le gouverneur favorisé partait à la curée, suivi d’un flot de domestiques, qui se répartissaient à leur tour les fonctions subalternes. Sans murmures, le peuple iranien subissait ainsi une hiérarchie de domestiques, sur laquelle planait la personne du Shah. La soumission était telle que l’ordre se maintenait de lui-même ; l’armée n’était qu’un fantôme, la police assurée par quelques cavaliers… D’administration, point : d’innombrables ministres étaient titulaires de départemens inexistans, et leurs agens dans les provinces jouissaient de paisibles sinécures. Un corps de Moustofis tenait une apparence de comptabilité. Le Sadaa’zam suffisait à diriger la politique, c’est-à-dire à maintenir coordonnés, par une intelligente diplomatie, les divers élémens du royaume. Le paysan payait l’impôt, mais il était admis que le produit n’en arrivât jamais au Trésor ; l’argent était détourné par les intermédiaires, fournissait un nombre exagéré de traitemens et de pensions ; souvent même il était immédiatement perçu par les bénéficiaires de tiyyoûls. D’un mouvement ininterrompu, la substance du pays remontait vers le Shah, à titre de pîchkechs, destinés à capter la faveur souveraine ; il redescendait d’en haut, sous forme d’an’âm ; car l’habitude des cadeaux fait le fond des rapports entre Persans. Pour gouverner l’indolence raffinée de l’Iran, il suffisait au Shah de distribuer autour de lui des diamans et des cachemires, d’attribuer, sous des noms divers, des sinécures identiques, de concéder grades, pensions et tiyyoûls et surtout, de multiplier les laqabs, qui remplacent le nom primitif par un titre approprié.

La domesticité royale aurait eu beau jeu en Perse, si elle n’avait trouvé devant elle un clergé fortement organisé. Malgré les bouleversemens multipliés, la tradition des anciens mages et le principe d’une caste religieuse s’étaient conservé dans l’Iran. Ces idées s’imposèrent aux Séfévis, lors de l’organisation du Chiisme en religion nationale. Bien que le Roi fût un Seyyed, issu d’une famille religieuse, les mollahs se refusèrent à admettre que la même personne pût réunir l’autorité spirituelle à l’autorité temporelle ; il fallut donc élever un grand pontife, — Sadr-os-Soddoûr, — à la dignité de chef de l’Église. Bien plus, le Coran étant rédigé en arabe, les prêtres en profitèrent pour interdire, aux fidèles, ignorans de la langue liturgique, tout contact avec le livre sacré ; et la vie religieuse devint, en Perse, le monopole du clergé. Cependant, l’origine chérifienne des Séfévis, la puissance de leur dynastie les garantirent contre les empiétemens de l’ordre ecclésiastique. Le grand pontife épousait généralement une princesse et vivait à Ispahan dans l’ombre de la Cour. La décomposition de la Perse au XVIIIe siècle et l’avènement des Kadjars permirent au clergé d’accentuer son rôle. Agha Mohammed Schâh avait tenté d’organiser le corps des mollahs sur le modèle turc, en nommant des Imâms-djoum’ é, des Kazis et des Cheikhs-oul-Islam, pour le culte des mosquées, l’administration de la justice et l’interprétation de la loi ; ces fonctions, tombées en désuétude, ne représentent plus que des titres vains. L’Imâm-Djoum’é, l’Imam de la Congrégation, reste, dans chaque ville, le chef officiel des Akhounds et préside, dans la mosquée royale, à la prière du vendredi ; c’est un simple fonctionnaire, nommé par le Shah, qui ne possède, en matière religieuse, aucune autorité réelle, et s’efface généralement devant les moudjteheds, recommandés par leur piété et par leur science, au suffrage des croyans.

Comme en tout pays d’Islam, le clergé persan est fort nombreux. Il s’augmente d’une énorme proportion de Seyyeds, en turbans bleus ou verts, descendant, plus ou moins authentiquement, des Alides, réfugiés naguère sur cette terre d’élection. Ces gens président au culte, à la justice et à l’instruction publique. Les pîchnamazs font la prière dans les mosquées, les prédicateurs y haranguent la foule, les roouzékhâns la font pleurer sur le martyre des Imams. Les talébès, — étudians, — se font lecteurs de Coran ou maîtres d’école. Dans chaque quartier des villes, dans chaque agglomération des campagnes, ils ouvrent un mekteb-khânéh, dans une petite boutique, ou dans quelque mosquée en ruines. Chez eux, la jeunesse persane apprend à lire dans le Coran, dont elle ne comprend pas la langue et s’initie à la culture iranienne, par les vers de Sâdî, et de Hâfiz, dont la philosophie lui échappe… Ceux qui désirent acquérir un supplément de connaissances fréquentent les médressés, mal entretenues d’ailleurs, ou bien plutôt suivent les leçons de professeurs et de moudjteheds en renom.

Car le moudjtehed attend dans sa maison aussi bien les élèves que les plaideurs. Il est le docteur de la loi, celui que le consentement unanime reconnaît capable d’une déduction logique des textes, et qualifie en conséquence pour distribuer la justice entre les hommes. Assisté de greffiers et d’avocats, le moudjtehed tient un tribunal ; il évoque les affaires déjà jugées par les pichnamazs des mosquées ou les gardiens des tombeaux, qui font fonction de notaires et de juges de paix ; il retient les causes relevant de la loi religieuse, abandonnant à l’autorité civile celles qui ressortissent au droit coutumier… En cas de besoin, les appels vont au tribunal, formé par la collectivité des grands prêtres. Naguère, les moudjteheds s’arrogeaient le droit d’exécuter leurs propres sentences, fût-ce en matière criminelle. Nasreddîn-Schâh parvint à réduire ces prétentions : il est désormais admis que les autorités compétentes se chargent de saisir les moudjteheds et d’assurer l’exécution de leurs décisions.

La multiplicité des tombeaux saints, éparpillés dans le pays, ouvre au clergé persan une activité spéciale ; les gardiens des tombeaux sont le plus souvent des Seyyeds élus par la voix populaire ; mais, dans les tombeaux illustres, notamment à Méchhed, où l’influence d’un moutevelli bachi pourrait devenir dangereuse, le gouvernement désigne des fonctionnaires de son choix.

Dans l’Islam chiite, où la disparition du douzième Imam a privé les fidèles des lumières d’en haut, les grands moudjteheds forment la réunion des Pères, chargés de maintenir l’église veuve de son chef, dans une voie aussi droite que le permet l’humaine faiblesse. Bien que de vulgaires mollahs aient réussi à s’élever, par leur science, à la dignité de moudjteheds, il est rare que le peuple accepte comme tels des gens qui ne lui soient pas désignés par une longue hérédité religieuse. Parmi les moudjteheds d’un même lieu, la voix publique en distingue certains comme grands moudjteheds ; et tous les grands moudjteheds du Chiisme se plient à l’autorité d’un ou plusieurs d’entre eux, envisagés comme chefs suprêmes de la religion. Au XVIIIe siècle, quand les pontifes d’Ispahan eurent cessé de dominer le Chiisme, il y eut un moudjtehed de Koum qui jouit d’une universelle autorité. Depuis l’avènement des Kadjars, la capitale religieuse a été transférée aux Lieux Saints de l’Irak-Arabi, principalement à Nedjef, auprès du tombeau d’Ali. Les moudjteheds des Villes Saintes, — Nedjef, Kerbéla, Kazemein, Samarra, — tranchent, comme juges suprêmes, les procès à eux soumis par les pèlerins et dispensent leur enseignement aux étudians accourus de tous les points de l’Iran. Le gros des oulémas, c’est-à-dire le clergé supérieur de la Perse, est désormais formé par les Pères de Nedjef ; le plus illustre d’entre eux, Akhound Mollah Kazem Khorassani, peut être considéré, à l’heure actuelle, comme le suprême pontife du Chiisme.

Gardiens de la religion nationale, dispensateurs de l’enseignement, juges uniques en matière religieuse, appuyés sur le peuple des mollahs et des seyyeds, les moudjteheds possédaient seuls une autorité suffisante, pour tenir tête au pouvoir royal, dont ils prétendaient critiquer les actes, à la lumière de la religion. Ils formaient une apparence d’opinion publique et se posaient éventuellement en tribuns populaires contre l’arbitraire des grands. En fait, deux pouvoirs coexistaient en Perse, se contrebalançant l’un par l’autre : le pouvoir civil, représenté par la Cour ; le pouvoir religieux, par les moudjteheds. De l’harmonie des deux pouvoirs résultait la paix publique.

La situation réciproque de l’élément civil et de l’élément religieux varie sur chaque point de l’Iran. Nulle part, sauf dans les principales villes, où s’est développée une classe intermédiaire, composée de négocians, d’employés et de propriétaires aisés, il n’existe de classe moyenne. Le pays appartient tout entier à une aristocratie restreinte, enrichie par le pouvoir ou par la religion. C’est pour cette aristocratie que peine, résignée, la masse populaire, constamment fixée au sol, sauf pendant les pèlerinages périodiques, qui l’attirent aux divers Lieux Saints du Chiisme. Téhéran est à la Cour ; Méchhed au personnel du tombeau de l’Imam Rézâ ; Koum au gardien du tombeau de Fàtémé. L’Azerbaidjan appartient à un groupe de familles turques, que fit surgir la décomposition du XVIIIe siècle ; dans les provinces caspiennes, les anciens chefs indépendans conservent l’autorité sur leurs domaines. Les tribus sont aux Ilkhanis ou à la collectivité des aghas de villages. Les grands moudjteheds locaux dominent à Kachan, Sultanabad et Zendjan. A Ispahan, le prince-gouverneur et le grand moudjtehed se partagent la province… Dans le Sud, chaque district a son seigneur, et le Fars entier appartient à la puissante famille de Kawam-ol-Molk. Aux extrémités- occidentales, le Vali du Poucht-i-Kouh et le Cheikh de Mohammérah gardent encore une bonne part d’autonomie.


II

Le progrès des idées libérales tend à écarter ce vieux système fondé sur l’opposition de deux pouvoirs et à associer directement le peuple de l’Iran au gouvernement du pays. Chose curieuse, les aspirations à la liberté sont nées de l’évolution même de la religion chiite et trouvent, à l’heure actuelle, leur principale force parmi les mollahs. Bien que l’idée d’impureté, héritée du Mazdéisme, ait, de prime abord, rendu le Chiisme beaucoup plus intolérant que le Sunnisme à l’égard des non-musulmans, il n’en constitue pas moins un Islam beaucoup plus souple que l’autre et mieux disposé aux transformations. Il commente plus librement la parole divine contenue dans le Coran et, s’il s’abstient de discuter le texte même, il en interprète volontiers le sens. De plus, l’association des douze Imams à l’infaillibilité du Prophète lui vaut un luxe de traditions, qui permet de présenter et de soutenir les innovations les plus audacieuses. La liberté de pensée, la liberté de parole sont aujourd’hui déduites d’un oracle obscur, attribué à quelque Imam.

D’ailleurs, la dévotion, les pratiques religieuses se sont affaiblies dans les classes élevées. Non point qu’un cerveau musulman puisse jamais effacer l’empreinte de l’Islam, ni qu’une âme persane renonce au Chiisme, devenu le symbole de sa nationalité. Mais l’imperfection de la prière, résultant de l’absence de l’Imam, la formation quasi chrétienne du dogme chiite, les manifestations de deuil, auxquelles se réduit le culte populaire, ont peu à peu détourné les esprits cultivés de la pratique d’une religion dégénérée. Le Soufisme, c’est-à-dire la forme musulmane des systèmes panthéistes de l’Inde, avait servi au triomphe du Chiisme et se répandit, par la suite, à la faveur de la religion dominante ; il fournit des doctrines propices à la crédulité des ignorans aussi bien qu’à l’intellectualisme des raffinés. Le peuple s’engagea dans la voie des Ali-Allahis, et des sectes analogues, qui, poussant le Chiisme à l’extrême, finirent par diviniser Ali. Il se créa une vie monacale errante et solliciteuse, selon la règle des Kaksars et des Adjems. De leur côté, les gens cultivés, préférant au dogme mystique la spéculation philosophique, suivirent les enseignemens des théologiens et des penseurs. L’Iran écarta les confréries religieuses du Sunnisme pour en établir de plus conformes à ses goûts ; sous le couvert d’une règle de vie et d’une discipline de prières, ces confréries devinrent, à l’usage du petit nombre, de véritables écoles de philosophie.

La chaîne spirituelle des confréries chiites remonte au tronc commun du Soufisme et s’en détache au Cheikh Mahrouf, de Bagdad. A l’époque de Tamerlan, un Seyyed de Syrie, Schâh Né’metoullâh, vint enseigner à Ispahan, Ghiraz et Kerman, où il est enterré. Son fils, Schâh Khalîl, porta la doctrine aux Indes et la maison mère des Né’metoullâhîs se maintint à Haïderabad, dans le Dekkan. L’absence du chef, l’hostilité des mollahs arrêtèrent l’extension de la confrérie dans l’Iran. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un Né’metoullâhî d’Haïderabad, Seyyed Ma’sôum Ali Schâh, fils d’un vizir du Nizam, entreprit d’exercer son apostolat en Perse et d’y rétablir la splendeur de la doctrine. Les Né’metoullâhîs et leurs dérivés forment aujourd’hui la secte la plus considérée parmi l’intelligence persane. En bons Soufis, ils croient à l’anéantissement définitif des êtres dans l’essence divine ; ils prêchent le dégagement des choses terrestres et le perfectionnement de l’individu.

Au XIXe siècle, en dehors de toute confrérie religieuse, un mouvement nouveau se marqua dans le chiisme. Les mollahs sentirent le besoin de restituer la pureté primitive d’une religion incessamment déformée par les superstitions populaires. Un Arabe chiite de Bassora, Cheikh Ahmed Ansarî, enseigna la doctrine cheikhie, qui s’efforce de nettoyer et de spiritualiser le dogme, envahi par les broussailles de la tradition. De son école, sortit le Bab : l’Orient est la terre bénie du surnaturel, les hommes y sont constamment attentifs aux messages de Dieu, préparés à la venue d’un nouveau Prophète, d’un nouveau Messie. Seyyed’Ali Mohammed, de Chiraz, rejeta la méthode ordinaire des docteurs de l’Islam, pour se présenter en précurseur de l’Iman Mehdî. Le Beyân, qui contient sa doctrine, descendit sous forme de versets. Le système en est si hardi, la morale si pure qu’il a fait l’admiration de tous les orientalistes. Il va sans dire que l’orthodoxie fut énergiquement défendue par le corps des mollahs. Jusqu’à la dernière génération, toutes les villes de l’Iran restèrent divisées en deux partis adverses par les querelles des Haïdarîs et des Né’métîs, des orthodoxes et des derviches. Les oulémas signalèrent impitoyablement les novateurs à la vindicte du bras séculier ; Nasreddîn-Schâh fit fusiller le Bab, coupable d’annoncer le retour du douzième Imam.

A l’heure actuelle, les querelles religieuses sont à peu près apaisées ; presque tout le monde se déclare publiquement orthodoxe, — Moutéchérrii, — ne reconnaissant que le Livre Saint et les traditions. Mais, en fait, Babîs, Cheikhis et Né’metoullâhîs continuent à vivre de façon plus ou moins ouverte. La communauté babie est organisée et relève de Soubh-i-Ezel, qui vit à Chypre ; les Béhaïs, qui sont le plus grand nombre, forment dissidence et se rattachent à Abbas-Effendi, établi à Saint-Jean-d’Acre. Il y a des moudjteheds qui jugent impunément selon la jurisprudence cheikhie. Les Né’metoullâhîs possèdent leurs couvens et leurs clubs ; leur chef est un Kadjar, Zahir-ed-Dowleh, gouverneur de Hamadan. L’un des grands moudjteheds de Tauris, Caqqat-oul-Islam, est le principal mourchid des Cheikhîs. On affirme qu’il compte 100 000 adeptes ; les Né’metoullâhîs se disent 30 000 ; une de leurs branches, les Zahabîs, dont le mourchid est Medjoul-Echraf, gardien du tombeau de Schâh Tchirag à Chiraz, compterait, à elle seule, 10 000 adhérens. Quant aux Babis, réels ou dissimulés, il est difficile d’apprécier leur nombre qui serait fort élevé La plupart des Cheikhis appartiennent au clergé, Né’metoullâhîs et Zahabis se recrutent dans les classes élevées ; les Babis dans la classe moyenne et la meilleure partie du peuple. Quoi qu’il en soit et bien que les Persans évitent de se rattacher manifestement à aucune de ces doctrines, il est évident que leur expansion est désormais irrésistible ; assez indifférentes en matière de dogme, elles s’accordent à affirmer la nécessité de réformes profondes en religion et en politique, se font tolérantes à l’égard des non-musulmans et ne reculent pas, en matière sociale, devant les idées les plus extrêmes. Du reste, les théories socialistes ne sont pas étrangères à l’Iran ; avec elles, un réformateur, du nom de Mazdak, avait failli bouleverser le pays, au VIe siècle de notre ère, sous le règne de Kobad, le Sassanide.

La pénétration des idées européennes acheva de mûrir dans les esprits les tendances propagées par les cénacles de philosophes, issus des sectes persanes.

Il n’y a pas plus d’un siècle que la Perse s’est remise en contact avec le monde occidental. Les troubles du XVIIIe siècle avaient écarté les Européens, naguère attirés par les Séfévis. Ils revinrent sous les Kadjars. Dès 1807, la mission du général Gardane introduisait un groupe d’officiers français, auquel la Compagnie des Indes opposait aussitôt des officiers anglais. Il y eut des Anglais, qui guerroyèrent sur la frontière russe, des Français, qui instruisirent les garnisons de la frontière turque. En 1839, Ferrier vint en Perse, et l’hostilité des Russes lui permit d’entreprendre en Afghanistan son fameux voyage. Depuis le milieu du dernier siècle, il y eut des instructeurs italiens et autrichiens. Aux efforts des uns et des autres, l’armée persane se montra également rebelle ; malgré la présence actuelle d’officiers autrichiens, elle continue de maintenir, au profit de la famille et de la domesticité royales, les abus du passé.

Les médecins vinrent plus tard et réussirent mieux. Princes et grands seigneurs persans ont coutume d’introduire dans leurs suites des médecins particuliers et d’en faire leurs hommes de confiance. Dès son avènement, Nasreddîn Schâh fit appel à la science française : les docteurs Cloquet, Tholozan, Feuvrier et Schneider se succédèrent au Palais ; le docteur Coppin vint à Téhéran avec le Roi régnant ; plusieurs médecins militaires français se trouvent détachés en Perse. Leurs suggestions amenèrent la création d’un conseil de santé, chargé de défendre le pays contre la contagion de l’Inde et de combattre les épidémies si fréquentes dans l’Iran. A la suite de la Convention de Paris de 1903, le gouvernement persan élargit spontanément l’institution primitive, y fit entrer les médecins étrangers avec le délégué sanitaire ottoman, pour leur soumettre toutes questions d’hygiène et de police sanitaire. Le docteur Schneider en fut le président.

Les missions religieuses s’étaient déjà multipliées sous les Séfévis. Le XIXe siècle ramena des missionnaires français, anglais et américains ; plus récemment des allemands et des russes. Les lazaristes et les sœurs de charité s’installèrent à Ourmiah, en 1810 ; successivement, ils essaimèrent à Salmas, Téhéran, Tauris et Ispahan. L’Alliance Israélite ouvrit, à Téhéran, sa première école en 1898 ; l’année suivante, le comité local de l’Alliance Française inaugura la sienne. Quelques services qu’ils aient pu nous rendre, c’est au gouvernement persan lui-même que revient l’initiative d’avoir introduit la civilisation européenne, par le moyen de la culture française. Déjà Mohammed Schâh avait retenu notre compatriote, M. Richard Khan, qui devint le précepteur des princes royaux et écrivit une méthode franco-persane, encore usitée dans les écoles. En 1852, aussitôt après son avènement, Nasreddîn Schàh fonda le Dar-ol-Fonoûn, l’École polytechnique, qui fut un foyer d’enseignement supérieur, selon les méthodes européennes. A l’heure actuelle, les docteurs Georges et Galley y professent la médecine et la chirurgie ; MM. Dantan, Olmer et David, l’histoire naturelle, la chimie et les mathématiques. Depuis son origine, la culture française n’a cessé de régner dans cet établissement. Confiée aux officiers autrichiens, l’école militaire développa surtout l’allemand ; mais les autres écoles, — école des Sciences, école d’Agriculture, école des Sciences politiques, — se servent exclusivement de notre langue, également enseignée dans une soixantaine d’écoles privées, à l’école allemande de Téhéran et dans les missions américaines de l’Azerbaidjan ; elle vient même de pénétrer dans les écoles zoroastriennes de Yezd. L’Ecole polytechnique fournit des professeurs de français aux écoles qui s’ouvrent dans les provinces.

Nasreddîn Schâh envoya s’éduquer en France deux groupes d’étudians qui se dispersèrent dans les institutions les plus variées. Il y en eut à l’école Polytechnique, à Saint-Cyr, dans les facultés de droit et de médecine, à l’école des Beaux-Arts et des Arts et Métiers, à l’école Vétérinaire d’Alfort. Revenus au pays, ces jeunes gens eurent des fortunes diverses : l’un d’eux, Mohendis ol-Memâlek fut ministre des Travaux publics ; un autre, Moayyed os-Saltané, est actuellement ministre de Perse à Berlin ; le peintre Mîrzâ’Alî Akbar Khân mérita le titre flatteur de Mozayyin-od-Dowleh, le décorateur de l’État ; le menuisier, Oustad-Haïder’Alî apprit son métier au faubourg Saint-Antoine et tient encore un atelier à Téhéran, dans l’avenue Almacié. Sous le règne de Mouzaffer-eddin, la jeunesse persane prit librement son essor vers l’Europe. Ceux de l’Azerbaidjan allèrent de préférence en Russie, ceux du Sud aux Indes ; les fils des négo-cians, en relations d’affaires avec l’Autriche, se dirigèrent vers Vienne ; quelques grands seigneurs de Téhéran envoyèrent leurs enfans dans la réactionnaire Allemagne. Ceux qui aspiraient aux honneurs partagèrent prudemment leur progéniture entre l’Angleterre et la Russie. De beaucoup le plus grand nombre gagna les contrées de langue française, Belgique, Suisse, Constantinople et même Beyrouth. Dans ces dernières années on comptait, en dehors du pays, près de 600 étudians persans. A de rares exceptions, où qu’ils aient été élevés, tous savent notre langue ; à Téhéran et à Tauris, il y a même des moudjteheds qui la parlent ; après le français, la langue la plus répandue est assurément le russe, puis l’anglais, surtout dans le Sud ; il a peu d’expansion dans le Nord, où réside la force vive de l’Iran.

En 1898, le besoin d’emprunter et la nécessité de fournir une garantie aux prêteurs, obligea le gouvernement persan à former une administration régulière de ses douanes. Jusqu’alors, elles avaient été affermées et les fermiers disposaient à leur gré des tarifs, afin d’attirer sur leur domaine le passage de la clientèle. Un sous-directeur au ministère belge des Finances, M. Naus, vint, avec un groupe d’employés de sa nationalité, organiser les douanes persanes. Son action s’étendit rapidement ; il se chargea d’exécuter les décisions du Conseil sanitaire, prit les Postes, envahit les finances et tenta même d’instituer un service de Trésorerie, confié à la Caisse impériale. Les Belges ouvrirent plusieurs écoles spéciales, s’installèrent à la Monnaie, dans les administrations des Ponts et Chaussées et de l’Agriculture, et envisagèrent la réforme successive des divers services publics. L’administration des Télégraphes fut constituée par les Persans eux-mêmes. On ne saurait assez reconnaître le mérite de la besogne accomplie par les Belges ; en fait, ils furent les premiers à faire pénétrer en Perse les méthodes européennes et à y créer un corps efficace de fonctionnaires. Comme langue administrative, ils utilisèrent leur langue, qui est la nôtre et qui jouissait déjà en Perse d’une prépondérance incontestée.

D’ailleurs, les Persans ne s’étaient point contentés d’importer dans leurs écoles et leurs administrations la culture occidentale. En même temps que les étudians, le goût des voyages entraînait de plus en plus vers l’Europe les notables du pays. En 1873, Nasreddin Schâh avait donné le premier exemple ; il le renouvela deux fois encore ; son fils, Mouzaffer-eddîn, se fit une habitude régulière de visiter les capitales et les villes d’eaux. Chaque déplacement fut accompagné de suites nombreuses ; si bien que la domesticité royale dut entrer en contact avec une société nouvelle, qui lui révéla des habitudes inconnues d’indépendance et de liberté. Il semble que le séjour de Paris fit sur eux l’impression la plus vive ; les espoirs de régénération de la Perse s’échauffèrent au souvenir de notre Révolution. Plusieurs devinrent francs-maçons et se firent affilier aux loges françaises.

Tandis que les études de la jeunesse, les voyages du Shah et la réforme de l’administration agissaient sur la Cour et les seigneurs terriens, le négoce dispersait dans la Méditerranée et l’océan Indien les commerçans de Téhéran, Tauris, Ispahan et Chiraz.

Les Persans, jadis incapables de s’appliquer aux affaires, dont ils abandonnaient le monopole aux Arméniens, y sont devenus fort entendus. Le commerce intérieur de l’Iran leur appartient presque en entier. Arméniens et Guêbres ne viennent qu’au second rang ou participent au trafic d’importation et d’exportation, en concurrence avec les grandes maisons persanes, quelques maisons russes et anglaises. A Téhéran, un petit groupe cosmopolite, où figurent deux maisons françaises, fait un commerce de détail. Les sarrâfs persans suffisent à manipuler le papier commercial ; la Banque impériale de Perse et la Banque d’escompte, l’une anglaise et l’autre russe, ne durent leur existence qu’à des raisons politiques. Pour la commodité de leurs transactions, les négocians essaimèrent au dehors. En Russie, ils envahirent le Caucase ; nombreux à Tiflis et à Bakou, ils forment de petites colonies à Astrakhan et à Moscou. Ils pullulent aux Indes, surtout à Bombay, Karatchi et Calcutta employés à l’exportation des produits indiens ou à la réexpédition vers la Chine de l’opium persan. D’autres prospèrent à Mascate, Bassora et Bagdad. En Europe, il n’en existe qu’à Marseille, Manchester et Londres. L’importante colonie persane de Constantinople se consacre au commerce des tapis, achète les produits du continent et les importe par la voie de Trébizonde. Le commerce des tapis entretient également des comptoirs persans à Smyrne et à Beyrouth, davantage encore à Alexandrie et au Caire.

La fermentation des idées nouvelles parmi les groupemens persans de la Russie, de l’Egypte et de l’Inde provoqua l’apparition simultanée de journaux, qui, secrètement, pénétrèrent en Perse, y critiquèrent l’état de choses établi et préconisèrent les avantages de la liberté. Le seul de ces journaux qui s’acquit la faveur universelle, fut le Habl-oul-matin (l’aide puissante), une feuille hebdomadaire de vingt-quatre pages, publiée depuis quatorze ans par un Seyyed de Kachan, exilé à Calcutta. Puis, vinrent les journaux persans du Caire, le Tchehré Nouma (celui qui montre son visage), et le Hikmet (la sagesse). Un journal de Bakou, Irchâd (la bonne voie), se répandit dans tout le Nord de l’Iran ; il en fut de même d’une feuille humoristique rédigée en turc azéri, le Mollâh Nasreddin, qui parut à Tiflis en 1906. En outre, les journaux arabes de l’Egypte, notamment le Mouayyad, semèrent ta bonne parole dans les rangs du clergé.


III

Deux événemens, la guerre russo-japonaise et la révolution russe, amenèrent à maturité le mouvement qu’avaient initié, parmi l’intelligence persane, aussi bien civile que religieuse, l’évolution du Chiisme et le contact de l’Europe. Le bruit des victoires japonaises secoua l’assoupissement de l’Iran ; l’espoir lui revint, à cette démonstration décisive, que les peuples ne s’élevaient point à la dignité impériale, en vertu d’une sélection préétablie, mais bien par le travail et par l’effort. D’un mouvement unanime, la masse iranienne réclama la diffusion des lumières ; dans les principales villes, l’initiative privée ouvrit des rudimens d’hôpitaux et d’écoles ; le gouvernement recruta en France un surplus de médecins et de professeurs et tenta, par des concessions opportunes, d’intéresser l’Allemagne au sort de la Perse. En même temps, la poussée révolutionnaire russe franchissait la frontière ; les provinces les plus peuplées, les plus riches, les plus influentes sont limitrophes de la Russie ; tout le Nord-Ouest de l’Iran est habité par des populations turques de même langue et de même race que le Sud du Caucase, séparé depuis un siècle à peine du reste de la monarchie. Les agitations de Tiflis et de Bakou eurent leur contre-coup naturel à Tauris, puis à Recht et à Téhéran ; en fait, ce fut l’action des musulmans, sujets russes, favorisée par l’anarchie régnant au Caucase, qui détermina la révolution persane.

Les conditions mêmes du royaume exigeaient impérieusement un changement de système. Condamné par les médecins, Mouzaffer-eddîn Schâh allait mourir et le règne néfaste de cet excellent homme s’achevait dans la débâcle financière. Prince doux et faible, il subit, sa vie durant, les fantaisies de ses mignons et de ses domestiques ; l’autorité souveraine s’était énervée entre ses mains ; la Cour avait fait main basse sur les pensions et les domaines. En outre de deux emprunts conclus en Russie, le Trésor avait contracté des obligations à court terme auprès des banques anglaise et russe. L’éventualité des troubles inhérens aux changemens de règne et l’imminence d’une crise financière rapprochaient l’Angleterre et la Russie ; les deux puissances négociaient un arrangement sur le sujet de la Perse. Jamais, depuis la conquête arabe, l’Iran ne s’était vu plus proche d’un irréparable désastre national.

L’Angleterre se trouva là pour soutenir les aspirations révolutionnaires de la jeune Perse et provoquer une action décisive, que la timidité asiatique aurait hésité à entreprendre sans la certitude d’un appui extérieur. Après avoir réglé avec la France les questions d’Afrique, la diplomatie anglaise, désireuse de concentrer son effort contre l’impérialisme germanique, recherchait un accord avec la Russie sur le terrain de l’Asie. Or, quand cette diplomatie, fort experte, envisage le moment venu d’imposer à son interlocuteur la conversation sur une affaire, elle s’emploie sagement à le placer en face d’une situation nouvelle, qui lui fasse sentir à la fois la nécessité d’une entente et, si possible, le néant de ses prétentions. L’Angleterre doit une aussi précieuse liberté d’agir à la force de sa tradition politique et à l’avantage de son insularité. La révolution persane n’eût rien perdu à de moins brusques développemens. Elle dut sa rapidité au seul fait qu’elle rendait inéluctables les négociations anglo-russes ; et ses progrès, désormais irrésistibles, ne peuvent que réduire pour la Russie les avantages du traité intervenu. Le Parlement persan surgit à point pour arrêter son expansion éventuelle dans la zone d’intérêts qui lui devait être reconnue. Et c’est ainsi que le libéralisme persan profita des convenances de l’Angleterre.

Il ne faut point s’imaginer que le parti libéral persan ait été, dès le début, ni très nombreux, ni très fort. Toute la population des campagnes, c’est-à-dire l’immense majorité du pays, échappe aux idées nouvelles ; en revanche, elle est trop apathique pour fournir un concours utile à la réaction. Le désir des réformes n’avait pénétré que dans les grandes villes, surtout à Téhéran, Tauris, Recht et Chiraz, un peu à Ispahan, Kermanchah et Hamadan. Là se groupaient les jeunes gens élevés en Europe, les mollahs réformateurs, et les négocians désireux d’échapper aux vexations des puissans : en tout, quelques milliers d’individus. Aucune organisation ne les unissait, en dehors des sectes et confréries religieuses ; ils n’avaient point de programme, sauf le lointain modèle de la Révolution française. Tauris fut le cerveau, Téhéran le bras ; la Révolution persane n’eut aucun caractère général ; elle se décomposa en une succession de mouvemens locaux. Les grands de la Cour et le clergé officiel étaient nécessairement réactionnaires ; de même les villes où dominait une autorité unique, comme Koum ou Méchhed, et le Sud, où, sous le contrôle des agens anglais, régnait la paix britannique. La bonté naturelle du Shah le portait assurément vers les réformes, d’autant mieux que, le mouvement étant dynastique, le trône n’avait rien à y perdre. A l’exception des plus éclairés, les hommes d’âge se réservaient d’ordinaire ; parmi les grands moudjteheds, les sentimens étaient partagés. Ceux de Téhéran penchaient vers le libéralisme ; ils y voyaient un accroissement de leur rôle de tribuns populaires, qui leur vaudrait sur les masses un surcroît d’influence ; d’avance, ils se savaient soutenus par les moudjteheds des Lieux Saints. Leur initiative valut au clergé la direction du mouvement, et lui imprima son caractère à la fois religieux et national.

La révolution persane fut rapide, non pas violente. Froid et rusé, le tempérament iranien est plus susceptible de cruauté que d’emportemens ; il répugne aux émeutes sanglantes, préférant liquider les situations extrêmes par de discrets assassinats. La finesse nationale comprend merveilleusement la nécessité des temps et la limite des possibilités. Depuis l’ouverture de la période révolutionnaire, les agitations politiques de l’Iran se sont poursuivies au milieu d’un calme remarquable, sans que les Européens, isolés dans le pays, aient jamais pu concevoir la moindre crainte pour leur sécurité.

D’ailleurs, les troubles sont chose habituelle à la Perse, et la révolution n’eut qu’à appliquer aux graves questions soulevées les méthodes usitées dans la vie de chaque jour. Aux victimes de l’arbitraire la religion musulmane assure un refuge dans les tombeaux saints : en cas de besoin, la coutume persane dirige les plaignans vers les consulats étrangers ou même les bureaux du télégraphe indo-européen. Le best est une procédure infaillible, dont le but unique est d’amener le pouvoir à composition. Quand la plainte devient collective, en cas d’accaparement de grains par les grands propriétaires ou de renchérissement des denrées taxées par les gouverneurs, la foule s’installe en permanence dans quelque mosquée, décrète la fermeture des bazars, et poursuit la grève jusqu’à pleine satisfaction. S’il y a divergence de vues parmi le peuple, chaque parti choisit pour quartier général un sanctuaire déterminé ; la patience et la force du nombre finissent par entraîner la décision souveraine.

Quand éclata la révolution persane, elle se conforma strictement aux habitudes iraniennes. De nombreux prodromes l’annoncèrent : exaspérés par les exactions de leurs princes-gouverneurs, Recht et Chiraz chassaient deux fils du Shah, ‘Azod-os-Soltân et Choa’-os-Saltaneh. Partout, les troubles se multipliaient, les refuges se faisaient plus nombreux, les gouverneurs avaient la vie plus dure. De cénacles de philosophes, les clubs de derviches se transformaient en comités de politiciens. Dans les principales mosquées, les prédicateurs délaissaient les questions habituelles de religion ou de morale, pour aborder la politique, dénoncer le triste état du pays et les abus du Sadr A’zam, un prince Kadjar, ‘Aïn-ed-Dowleh. Le plus virulent de ces prédicateurs, celui qui s’empara de la foule et mit l’éloquence religieuse au service de la révolution, fut Seyyed Djemâleddîn, Sadrol-Mohakkiqîn, — le chef des véridiques, — un prêtre chétif, la figure émaciée, la barbe rare ; âgé de quarante-trois ans. Fils de mollah, il naquit à Ispahan et fit ses études à Nedjef ; son oncle a Seyyed Ismâ’îl, est le plus fameux moudjtehed de Kerbéla. Il y a huit ans, il revint des Lieux Saints s’établir dans sa ville natale. L’âpreté de ses discours le fit expulser par Zill-é-Soltân ; il eut le même sort à Tauris et à Téhéran. Dans ses traverses, le sanctuaire de Fatèmé à Koum lui servit de refuge ; entre temps, il avait exposé ses idées novatrices dans un livre intitulé Kitâb Lebas-at-Takhwa (le vêtement de pureté). La période révolutionnaire le ramena à Téhéran et lui valut un flot d’auditeurs, quand il prêchait le vendredi dans la mosquée du Sadr-ol-Oulémâ, en plein bazar, et dans celle d’A. Seyyed Mohammed, au mois de ramazan.

Le haut clergé de la capitale se maintint tout d’abord à l’écart de cette agitation. L’Imam djoumé, Hadji Mirza Aboul-kapsem, était réactionnaire par profession ; il vivait grassement de sa charge et de la sainteté de son père, devenu l’un des imamzadès les mieux achalandés de la ville ; ses relations de famille le rattachaient à la Cour : l’une de ses filles avait épousé Cheikh-oul-Reis, un prince Kadjar ; son frère, Zéin-ol-Islâm, gardien-chef de la médresseh du Sepeh Salar, était gendre de Mouzaffer-eddîn Schâh. Les deux grands moudjteheds de Téhéran avaient vieilli sous l’ancien régime ; fils de grands moudjteheds, originaires, l’un du Fars, l’autre de Hamadan, élevés à Nedjef et à Samarra, ils étaient revenus dans la capitale pour y occuper les lucratives fonctions, détenues par leurs pères. Seyyed’Abdollâh passait pour un mollah conservateur, accessible aux largesses du pouvoir ; Seyyed Mohammed était, au contraire, d’une rigidité notoire et plus sympathique aux libéraux.

Une querelle, survenue entre le Sadr ‘Azam et Seyyed’Abdoullab, entraîna la vocation du grand moudjtehed, qui devint brusquement le protagoniste de la révolution ; les esprits étant mûrs, ce minime incident fit éclater la crise. Exaspéré des attaques des prédicateurs, le Sadr’Azam s’en était pris à Seyyed’ Abdoullâh, qu’il accusait de complicité ou de négligence ; le moudjtehed répondit en déchaînant contre le premier ministre un nouveau prédicateur, plus violent encore que les précéddns, Cheikh-Mohammed-Va’ez. Le 7 juillet 1906, Cheikh-Mohammed fut arrêté, puis délivré par la foule ; dans la bagarre, un Seyyed resta sur le carreau. Le sang du Prophète criait vengeance ; une réunion générale du clergé fulminant l’anathème réclama le renvoi du Sadr’Azam, l’octroi d’une constitution ; des désordres se produisirent ; quelques individus furent tués. L’indifférence du pouvoir irrita les mollahs, qui se retirèrent au sanctuaire voisin de Schahzâdè’Abdoul-’Azîm, puis, affectant de craindre pour leur sécurité, s’ébranlèrent vers le Sud, en route pour les Lieux Saints. Le départ des Akhounds de Téhéran signifiait la grève du culte, de l’enseignement et de la justice ; les marchands y joignirent la grève du commerce par la fermeture des bazars. Pour brocher sur le tout, le refuge du parti libéral à la légation d’Angleterre avait été préalablement négocié par Seyyed’Abdoullàh. La vie de la capitale se trouvait paralysée tout entière.

Le mois d’août valut aux Téhéranis des semaines de joie. Chômage universel : le vaste jardin de la légation d’Angleterre, ombragé de grands platanes, était livré au peuple ; les tentes s’y succédaient, largement ouvertes ; les tapis recouvraient le sol ; le riz bouillait en d’immenses marmites sur des troncs d’arbres embrasés ; le soir, s’allumaient lampes et bougies. Il y avait un bassin pour les ablutions, une tente pour les assemblées ; plusieurs milliers d’individus y avaient élu domicile ; la ville entière y passait ses journées. Ce fut, sous le climat chaud et sec de l’été iranien, le pique-nique le plus grandiose qu’ait jamais connu la capitale.

Si le mouvement libéral a complètement saccagé la légation d’Angleterre, du moins n’a-t-il pas incommodé la diplomatie britannique. Le corps diplomatique a coutume de passer la saison chaude au pied du Tautchal, dans les villages de Zerguendeh et de Goullahek ; le Shah lui-même se trouvait, un peu plus haut, au palais de Niavaran. La destitution d’Aïn-ed-dowleh, son remplacement par Mochir-ed-dowleh enlevèrent, dès le début, toute acuité à l’affaire ; il ne resta plus qu’à discuter à loisir l’organisation de la liberté. Sur ce point, l’entente fut assez facile ; le nouveau Sadr ‘Azam participait au mouvement ; ni le Shah, ni les autres ministres n’y étaient hostiles ; seuls les gens de la Cour et quelques vieux prêtresse montraient récalcitrans, mais on ne pouvait, pour leurs beaux yeux, abandonner indéfiniment la légation d’Angleterre aux dégâts du parti libéral.

Un destèkhatt, émané du souverain, admit le principe d’un conseil national, librement élu, désormais chargé de contrôler le gouvernement et de préparer les lois ; restaient à élaborer les règlemens organiques de la nouvelle institution. Le différend ainsi tranché n’avait pas soulevé la moindre animosité entre le peuple et le souverain ; le 5 août, les réfugiés célébrèrent la fête du Shah par des illuminations et des feux d’artifice ; le 14, les mollahs fugitifs, dont l’exode n’avait point dépassé Koum, rentraient triomphalement en ville. Une commission de trois cents membres, choisis parmi les princes, les kadjars, les mollahs, les négocians et les artisans, en vue de rédiger la loi électorale, se réunit, lu 18 août, à l’Ecole militaire ; cette date marqua la fin des divertissemens de la légation d’Angleterre. Quand il fallut en liquider les frais, le Shah s’inscrivit pour 3 000 tomans sur la liste de souscription.

Au total, le refuge avait coûté 29 000 tomans, dont avait fait l’avance un des principaux négocians de la ville, Hadji Hossein Agha, Emin-ez-zarb, qui possède des comptoirs à Moscou et à Marseille.


IV

Le 8 octobre, le premier Parlement persan fut inauguré dans l’orangerie du Palais ; malgré la gravité de son état, le Shah tint à lire lui-même le discours du trône. Sur deux cents députés à nommer par tout le pays, il ne se présentait que les élus de la capitale ; le Parlement n’était encore qu’un conseil municipal de Téhéran. Les provinces attendaient curieusement : l’élément libéral, moins nombreux, moins certain de l’appui britannique, y redoutait un retour offensif de la domesticité royale, soutenu par l’influence russe.

D’autre part, Mouzafler-eddîn était en train de mourir, et la renommée attribuait au Véliahd des sentimens conservateurs et russophiles. En septembre, Tauris s’était soulevé, réclamant, dans l’Azerbaïdjan, la mise en vigueur de la constitution : il y avait eu réunions dans les mosquées, fermeture des bazars, refuge au consulat d’Angleterre. Le prince héritier s’était montré conciliant ; le peuple avait obtenu gain de cause. Néanmoins, les élections de Tauris tardèrent longtemps ; et de jour en jour, les députés remirent leur départ. La longue agonie de Mouzaffer-eddîn détermina l’appel de Mohammed-’Alî-Mîrzâ, chargé de la régence du royaume. En cette qualité, avant même de monter sur le trône, il consentit de bonne grâce à signer le Nizâm- Nâmeh, qui complétait les lois constitutionnelles, en fixant le règlement et les prérogatives de l’Assemblée. Aussi, dès la mort de son père, le 8 janvier 1907, le peuple de l’Iran pouvait-il saluer en Mohammed ’Alî Schâh, un monarque libéral, acquis à la pratique du système constitutionnel. Aussitôt enhardis, les députés de Tauris venaient occuper leurs sièges et le Parlement s’enrichit de quelques représentans des autres provinces. Ramadan avait été la première à se mettre en règle ; son gouverneur, Zahir-ed-dowleh, mourchid des Né’metoullâhîs, et libéral déclaré, n’ayant point attendu le vœu populaire, pour introduire le nouveau régime. Pourtant, la plupart des villes feignaient encore d’ignorer la Constitution et s’abstenaient de procéder aux élections. Dans les centres où ils dominaient sans conteste, les grands moudjteheds et les gardiens de tombeaux saints répugnaient à répandre dans le peuple des idées insoupçonnées. Les chefs de tribus entendaient préserver leurs domaines. A Ispahan et à Kerman, les princes gouverneurs affectaient de favoriser la poussée libérale, en la comprimant indirectement par la menace d’un pouvoir trop fort. De même à Chiraz, sur qui pesait une famille puissante, maîtresse du Fars. Au Sud, l’influence anglaise se montrait involontairement réactionnaire, par crainte d’y voir tourner contre elle un mouvement libéral, qu’elle avait attisé dans le Nord, pour faire pièce aux Russes.

Le Parlement, une fois constitué, s’installa au palais de Béharistan, dont le jardin touche à la grande mosquée du Sépeh-Balar ; il siégeait dans un des salons, en saillie sur la façade du palais. Les députés, parmi lesquels un grand nombre d’ecclésiastiques, s’alignaient, accroupis le long des murs ; une table basse marquait la place du président ; sur un côté se pressait le public, retenu par une barrière. Le président, Sanî-ed-dowleh, élevé en Allemagne et élu par les négocians de Téhéran, appartenait à l’opinion modérée. Saad-ed-dowleh, qui fut ministre de Perse à. Bruxelles, puis titulaire d’un vague département ministériel, se trouvait en exil à Yezd ; les électeurs de la capitale allèrent l’y chercher. C’est un homme déjà vieux, très européanisé, parlant un excellent français, avec le masque et l’allure d’un tribun populaire. Il représentait, dans la nouvelle Chambre, les tendances radicales.

Les circonstances imposèrent au Parlement une triple besogne : assurer dans tout le pays l’expansion du système constitutionnel, de façon que l’Assemblée de Téhéran devînt, en réalité, la représentation nationale : compléter l’ensemble des lois constitutionnelles et aborder les réformes organiques ; enfin, accentuer la personnalité des élus du peuple au regard de la Couronne.

Le rôle joué par le clergé dans le mouvement libéral garantissait, pour le moment, les autocraties religieuses ; la révolution persane s’attaqua vigoureusement aux autres. En mars 1907, Ispahan, révolté, obtint le renvoi du prince Zill-é-Soltân ; immédiatement après, Kermanchah se débarrassait de son gouverneur, qui tenait la province avec l’appui des grands chefs kurdes. A la fin du mois de mai, ce fut le tour de Chiraz.

Tout le charme, toute la poésie de l’Iran se concentrent dans la vallée de Chiraz. Que l’on y vienne des déserts du Nord, en passant devant le tombeau de Cyrus à Pasargade et la colonnade ruinée de Persépolis ; ou que l’on arrive des solitudes du golfe par l’âpre montée des Kotals, le contraste de la plaine, verte et fleurie, entre les lignes de montagnes grises, produit une impression délicieuse. Chirdz’Djanet Teraz, Chiraz semblable au paradis, dit le proverbe persan. La route d’Ispahan descend le vallon de Rouknâbâd et traverse le Tangué-Allâh-Akbar : le défilé doit son nom « Dieu est grand ! » à l’exclamation admirative, que provoque, chez tout voyageur sensible, le merveilleux aspect de Chiraz. Ceinte de murs, la ville est au centre de la plaine : l’Ark, le bazar Vékil, les coupoles en faïences de trois imam-zadés, fils du septième Imam, dominent la masse des maisons de briques, où vivent quelque 60 000 habitans. A perte de vue, s’étendent les champs cultivés, les bouquets de platanes, les jardins plantés de pins et de cyprès. Un vallon latéral abrite la tombe de Saadî ; au pied même du défilé, au Mosallâ, se trouve celle de Hâfiz. La pierre tombale porte inscrits des vers du poète invitant au plaisir la suite des générations. « Que ce tombeau soit un lieu de pèlerinage pour tous les amans de la terre !… Si vous venez vous asseoir sur ma tombe, apportez-y du vin et de la musique ; dans la joie de vous voir, je me lèverai, en dansant, du cercueil. » Les Chîrâzîs ont suivi les conseils de Hâfiz : ils sont fins et voluptueux, pleins d’eux-mêmes et de la gloire de leur ville ; ils festoient doucement aux tombeaux de leurs poètes et dans les enclos de derviches, disséminés sur les pentes de leurs montagnes. Ils forment une oasis iranienne de commerce et de culture, au milieu d’une grande province, où des tribus turques, résidu des invasions Seldjoukides, et des Arabes venus de l’Arabistan, maintiennent la primitive sauvagerie fie la vie nomade. A travers toute l’histoire iranienne, l’éloignement n’a cessé de favoriser le caractère indépendant du Fars. Sous les Achéménides et les Sassanides, il domina l’Iran. Quand le pouvoir se transporta vers le Nord, il y fallut une autorité incontestée, s’imposant à l’ensemble du pays, pour empêcher les dynasties locales de s’épanouir à Chiraz. Au XVIIIe siècle, Kerîm Khân le Zend fut le dernier de ces souverains du Sud ; — sous les Kadjars, une grande famille poussa dans Chiraz. — En 1792, Hâdji Ibrâhîm Khân, ministre du dernier Zend, livra la ville à Agha Mohammed Schâh ; il était, dit-on, d’origine juive. Il devint grand vizir, le resta six ans et périt assassiné par les soins de Feth-’Alî-Schâh. Cet accident n’arrêta point la grandeur de la famille ; une fille du défunt épousa le nouveau grand vizir ; et celui-ci s’empressa de rétablir la situation de son beau-frère, en lui faisant donner le titre de Kawâm-ol-Molk (la stabilité du royaume), — devenu pour ses descendans une sorte d’appellation patronymique. Le grand Kawâm, premier du nom, fut chef gardien du tombeau de l’Imam Rézâ à Méchhed ; son fils Saheb Diwân, gendre de Feth-’Alî-Schâh, eut le gouvernement du Fars ; son petit-fils, Mirza-Ali-Mohammed-Khân hérita du titre et fut Kalantar de Chiraz. Il est le père du Kawâm actuel, Mîrzâ Mohammed-Rézâ-Khân. En dehors de la dynastie régnante en Perse, un pouvoir non religieux, ainsi prolongé pendant plus d’un siècle, apparaît comme un phénomène unique. Il va sans dire que la province entière appartient à ces potentats : les biens de la famille s’étendent du Belouchistan à l’Arabistan ; ils remontent, vers le Nord, jusqu’à Yezd et Ispahan, embrassent le Laristan et atteignent Bender-Abbas ; ils comprennent même l’île de Ghis, dans le golfe Persique. À l’exception des Kachkaïs, tous les nomades du Fars se rattachent au Kawâm. Les principaux de la famille, issus du grand Kawâm, groupent, dans un quartier spécial, le Mahallet-è-Kawâm, leurs maisons ornées de cristal taillé et ouvertes sur la verdure des cours. La plupart des mosquées portent leurs noms ; leur caveau funéraire s’élève auprès du tombeau de Hâfiz ; bains, bazars et caravansérails leur appartiennent en propre ; de même, les merveilleux jardins de la plaine, aux pavillons rafraîchis par les eaux courantes, aux massifs d’orangers et de grenadiers, aux parterres de roses, de verveines, de pétunias et de giroflées. Ces gens détiennent les plus hautes fonctions de la ville et de la province. Le chef de la famille, le Kawâm actuel assiste, comme pichkar, le prince gouverneur. De ses deux fils, Salar-os-Soltan est Kalantar de la ville, Nasir-ed-dowleh ilkhânî des tribus ; son cousin Ezol-Molk (le respect du royaume) s’éternise dans la charge de Kargouzar. La plupart des notables de Chiraz lui sont apparentés ; de même, le Cheikh oul-Islâm et l’Imam-Djoum’é, — Cheikh Yahya ; le fils de ce dernier, Mo’îne-è-Char’ié, gouverne le district de Kazeroun. Le gardien du tombeau de Schâh Tchirâgh concilie prudemment une aussi redoutable influence.

En dehors de deux Français et d’un Allemand, la petite colonie européenne de Chiraz est exclusivement anglaise : la banque, le télégraphe, la mission anglicane et quelques maisons de commerce.

Jusqu’ici, la faveur britannique garantissait l’omnipotence des Kawâms et l’intangibilité de leurs biens contre les rigueurs du pouvoir royal. Les infortunés gouverneurs de Chiraz s’épuisaient à lutter contre la fatalité des circonstances ; s’ils cherchaient à attiser les mécontentemens locaux ou la turbulence des Kachkaïs, ils se heurtaient aussitôt à la coalition des Kawâms avec le Consul d’Angleterre, et devaient ou bien quitter la place ou se renfermer dans leur sinécure. Il y a deux ans, le prince Choâ’-os-Saltaneh, fils de Mouzaffer-eddîn Schâh, prétendit s’approprier l’ensemble des domaines, hérités du Zend par les Kadjars ; ses exactions froissèrent de si nombreux intérêts qu’il fut chassé par l’indignation populaire. L’agitation dure encore : depuis lors, aucun gouverneur n’a pu s’installer de façon durable. Cependant, la révolution persane suscitait, à Chiraz, un petit noyau libéral, dirigé par le grand moudjtèhed, Mîrzâ Ibrâhîm, qui prétendit fonder la liberté sur les ruines de la famille Kawâm. L’éclat se produisit à la fin de mai : les marchands fermèrent les bazars ; à défaut du consulat d’Angleterre, qui répugnait à recevoir les ennemis de sa clientèle, le bureau du télégraphe indo-européen servit de refuge. Les deux partis adverses, qui tenaient pour ou contre le Kawâm, élurent domicile dans les mosquées ; l’imam-djoumé haranguait les uns, le moudjtehed excitait les autres ; il y eut un grand trouble dans les esprits, aucun dans la rue. A l’occasion de son avènement, Kawâm-ol-Molk avait, selon l’usage persan, versé au nouveau roi 100 000 tomans de pîchkech, afin d’être confirmé dans ses dignités ; il trouvait pénible de les abandonner, après quelques mois seulement d’exercice. A peine revenu de Téhéran, sa vieillesse hésitait à se remettre en route ; car les libéraux, redoutant un retour de l’opinion locale et l’excès même du pouvoir de la famille, réclamaient à grands cris le départ des Kawâms. Après une longue résistance, cette famille trop puissante dut sacrifier ses commodités à l’établissement du régime constitutionnel.

Peu à peu, la vague révolutionnaire envahit les recoins les plus éloignés de la Perse. Après Ispahan et Chiraz, elle toucha Yezd et Kerman. Lentement, elle poursuit son œuvre, pour assurer, sur tous les points du pays, la mise en vigueur du nouveau système. Dans chaque ville, l’intensité de la crise dépend des circonstances locales ; plus le pouvoir établi se sait ancien et solide, plus longue est la résistance contre l’effort populaire ; la lutte renaît au moindre prétexte. Partout, les méthodes sont identiques et les troubles également légers.


V

Tandis que le Conseil national organisait ainsi, dans les provinces, l’expansion révolutionnaire, il vaquait, dans la capitale, à la besogne législative. Le 7 octobre 1907, il complétait les lois constitutionnelles par les lois fondamentales de l’Etat persan. Ces lois proclamaient les plus beaux principes : la garantie de la liberté individuelle, l’inviolabilité du domicile, la liberté de l’enseignement, de la presse, des associations, l’égalité devant la loi, la responsabilité ministérielle. Elles affirmaient la distinction des trois pouvoirs, de la justice civile et religieuse, prévoyaient la constitution d’une haute cour de justice, d’une cour des comptes et d’assemblées provinciales.

Si la constitution persane se trouvait ainsi complétée, la réforme administrative faisait de moindres progrès. En réalité, toute la Perse est à refaire : elle vit malaisément dans l’antique édifice élevé par les Sassanides, les Mongols et les Séfévis, édifice si lézardé que, n’était l’indolence iranienne, il se fût effondré au cours du dernier siècle. Il s’agit maintenant de rechercher dans les traditions héritées du passé, en les combinant avec les enseignemens de l’Europe, les élémens d’une administration, d’un système financier, d’une organisation scolaire et judiciaire. Avant toute autre chose, la Perse a besoin de finances en règle, dégageant les sources de l’impôt, afin de liquider au plus tôt les dettes menaçantes pour l’indépendance nationale, et de se procurer l’argent nécessaire à l’institution des réformes. Il lui faut des juges assurant une garantie aux libertés nouvelles, des maîtres pour élever les générations à venir. La reconstitution de l’armée est d’une utilité moins immédiate ; car la race n’est pas belliqueuse, et le pays, formant tampon entre deux grands Empires, paraît mieux protégé par la diplomatie que par la guerre. L’œuvre est si complexe qu’elle excède probablement les facultés des Persans de l’heure présente. Leur contact avec l’Europe est encore trop récent pour qu’ils aient pu s’en assimiler complètement la culture ; chez la plupart, les connaissances ne dépassent point les expressions du langage. Très peu ont fait de sérieuses études ; les mieux préparés paraissent être les jeunes diplomates, auxquels furent confiées, dans ces dernières années, les diverses légations ; aucun ne donne de plus belles espérances que Mochir-ol-Molk, appelé de Pétersbourg au ministère des Affaires étrangères. Autour du Conseil national, la jeunesse créa des comités de volontaires, pour étudier la législation européenne afférente à chaque matière ; ils ne dissimulèrent point, dès l’abord, que, pour l’élaboration des lois organiques, il leur faudrait recourir à des conseillers européens.

Si le Conseil national s’est montré plus apte aux vagues discussions de la politique qu’à la précision des réformes administratives, il n’en a pas moins fait beaucoup, par cela même qu’il existe, pour l’organisation de la liberté. Ceux qui redoutent le réveil de l’Orient moyen peuvent affirmer à leur aise que rien n’a été changé en Perse par les mots creux de la Constitution. Le personnel civil et religieux s’est, disent-ils, à peine modifié ; le gouvernement suit l’ancienne routine ; l’esprit nouveau n’a eu d’autre résultat que de rendre les troubles à la fois plus aigus et plus fréquens. Ce n’est exact qu’en apparence. En réalité, le Parlement, les andjoumans des provinces, les journaux qui se multiplient dans toutes les villes, ont créé une force populaire efficace pour tenir en échec les abus du pouvoir. Désormais, la pensée s’exprime librement et l’arbitraire hésite devant la publicité de ses actes. L’opinion a senti sa puissance et trouvé, pour s’exprimer, un organe plus certain que l’opportunisme du clergé. Elle ne peut encore imposer que des réformes partielles, mais elle possède déjà assez de vigueur pour empêcher les décisions nuisibles au bien de la nation. En novembre 1906, ce fut un mouvement populaire qui fit rejeter l’avance anglo-russe de 40 millions, dont les conditions draconiennes préparaient à bref délai le contrôle financier des deux puissances.

En même temps, la personnalité du Parlement cherchait à s’accentuer vis-à-vis du pouvoir royal. Le Conseil national avait eu des débuts difficiles ; la Constitution qui l’instituait pouvait apparaître comme un escamotage, organisé par une influence étrangère au profit d’un intérêt étranger ; il avait commencé petitement avec les seuls élus de la capitale ; ceux des provinces attendaient, pour rejoindre, l’issue des révolutions locales. Lors du couronnement de Mohammed-Alî’ Schâh, il avait été laissé à l’écart, sans qu’aucune place spéciale lui fût attribuée dans la cérémonie. Bien que le nouveau souverain ait prêté sur la Constitution tous les sermens imaginables, l’opinion publique ne s’en obstinait pas moins à le considérer comme un réactionnaire impénitent, excitant en sous-main les alarmes du haut clergé et de la domesticité royale contre les premiers essais de réformes. Par ailleurs, les députés manquaient d’expérience, se refusaient à distinguer les deux pouvoirs, exécutif et législatif, et s’imaginaient que l’ère nouvelle consistait à substituer l’autocratie du Parlement à celle du Roi. Ce fut par une lutte entre ces deux autocraties que le Parlement entendit préciser son rôle et fonder son prestige. L’ancienne forme de gouvernement, le personnage tout-puissant du Sadr’Azam avaient disparu pour faire place à un cabinet de ministres. Ces ministres devaient-ils être des politiciens issus de la majorité ou des fonctionnaires désignés par le Shah ? En d’autres termes, la Perse serait-elle un pays constitutionnel comme les États de l’Europe centrale, ou bien parlementaire comme ceux de l’Occident ? De là naquit un conflit, qui, selon toutes probabilités, pèsera longtemps encore sur la politique persane. La Constitution reste muette sur le point controversé ; elle admet bien la responsabilité des ministres, leur renvoi par la Chambre, l’éventualité de leur mise en accusation, mais elle évite de déterminer le choix du souverain. Cependant la querelle est modérée ; le peuple persan est monarchique ; le Roi n’est point irréductible, car il comprend mieux que quiconque la valeur du nouveau Parlement pour seconder l’œuvre des réformes et résister aux ingérences du dehors ; le tempérament national répugne aux ruptures. Le Parlement a pleinement raison d’affirmer son existence ; de son côté, le Shah n’a point tort de prétendre à une part d’autorité, dans un pays encore mal établi, où la personne royale marque le sceau de l’unité nationale, et vis-à-vis d’un peuple dont la quasi totalité demeure étrangère à l’idée de la liberté. Entre la Couronne et la représentation populaire, il y a place pour une transaction ; elle interviendrait beaucoup plus vite, si la rivalité anglo-russe consentait à épargner la Perse. Les Persans ont plus d’intelligence que de caractère ; ils ont pris l’habitude d’osciller entre les deux diplomaties adverses et les circonstances mêmes de leur révolution n’ont fait qu’accentuer ce jeu d’équilibre. Dans l’esprit iranien, l’installation des libertés persanes apparut comme un échec russe, un succès anglais ; aussi, préoccupé d’un refuge en cas d’accident, le Parlement sert-il inconsciemment de jouet à la Légation d’Angleterre, tandis que le Shah recherche un appui à la Légation de Russie. Dans le fond, les deux pouvoirs persans se maintiennent en assez bons termes et, tout en défendant leurs positions respectives, s’entendraient volontiers pour assurer l’indépendance et la réforme du pays. S’il se produit quelque éclat, ce sera, je le crains bien, parce que les agens anglais et russes auront été d’humeur à se chercher noise, favorisant, par leur division même, la pénétration d’une tierce influence.


VI

L’accord du 31 août 1907, qui partage l’Iran en zones d’intérêts entre l’Angleterre et la Russie, parut amer à la susceptibilité persane : toutefois, s’il parvenait à tempérer l’activité locale des agens anglais et russes, il constituerait pour le pays un inappréciable bienfait. Le droit public envisage la Perse comme un État indépendant, que n’affectent ni protectorat ni contrôle ; mais sa situation géographique et sa décomposition politique l’ont, en fait, privé de cet avantage. Depuis que les lignes russes et anglaises se sont rapprochées en Asie, l’Orient moyen est devenu un immense champ de bataille, sur lequel les stratégies adverses marquent des voies d’invasion et des ouvrages de défense. La diplomatie sert les combinaisons élaborées par les militaires et les traités prennent le caractère d’armistices temporaires, fixant les positions réciproques. Du moment que les États interposés sont incapables par eux-mêmes de faire respecter leur neutralité, il n’est plus de souveraineté que les belligérans reconnaissent. S’agit-il de fixer les frontières de la Perse avec la Turquie, l’Asie Centrale ou l’Afghanistan, c’est affaire de l’Angleterre et de la Russie : des officiers anglais et russes interviennent d’autorité dans la délimitation. La Perse elle-même devient un terrain vague, où les deux intérêts rivaux s’introduisent par tous les moyens possibles, enchevêtrant leurs avant-postes et leurs routes de pénétration. Les événemens de l’Afrique du Sud provoquèrent une avance russe ; la guerre russo-japonaise favorisa un retour offensif de l’Angleterre. Par la révolution persane, cette dernière dessina vers le Nord un vigoureux progrès et le consolida par le récent accord.

La longue frontière contiguë avec la Perse et la domination de la Caspienne servent de base à l’action russe. Stratégiquement, elle tient sous ses prises toutes les provinces septentrionales, qui sont les meilleures de l’Iran ; l’action anglaise se voit réduite à l’aborder par le Sud, à travers les déserts du Bélouchistan et les côtes désolées du golfe Persique. Le premier soin de la Russie fut d’assurer des voies éventuelles à sa pénétration militaire. Sous le couvert d’une société, organisée par un banquier juif de Moscou, M. Lazare Poliakoff, le gouvernement russe fit construire une chaussée de Recht à Kazvin et Téhéran, avec prolongement de Kazvin à Hamadan. Une autre va de l’Araxe à Tauris, munie de remblais et de tranchées, qui permettraient, le cas échéant, la pose rapide des rails et le raccordement avec le réseau de la Transcaucasie, déjà poussé jusqu’à la rivière. Une dernière route réunit Askabad dans la Transcaspienne à Méchhed, au Khorassan. Il va sans dire que ces trois chaussées, formant enclave en terre persane, sont entretenues et administrées par des agens russes. Un corps de Cosaques persans, instruit et commandé par des officiers russes, forme, à Téhéran, l’avant-garde de la pénétration militaire ; c’est une brigade de 2 000 cavaliers, répartis en quatre régimens. La troupe est d’excellente apparence, efficace et disciplinée ; elle fait à ses chefs le plus grand honneur. La pénétration financière commença en 1900. Deux emprunts successifs, d’un total de 32 millions et demi de roubles, furent négociés en Russie pour satisfaire les prodigalités de Mouzaffer-eddîn Schâh et la rapacité de ses domestiques. Le produit des douanes fut donné en garantie de ces emprunts, à l’exception des douanes du golfe Persique, déjà affectées au service d’un petit emprunt anglais de 500 000 £, contracté en 1892. La Perse dut s’engager à ne plus emprunter qu’en Russie et à ne point construire de chemins de fer avant 1910. Depuis lors, la dette persane s’est encore alourdie pur des avances à court terme, obtenues des banques anglaise et russe.

Jusqu’alors, le traité de Tourkmantchaï soumettait les importations à un tarif uniforme de 5 pour 100 ad valorem. En 1901, à la suite de leurs emprunts, les Russes imposèrent la conclusion d’un traité de commerce, établissant des droits spécifiques, plus légers sur les produits habituels du commerce russe, plus lourds sur les autres. La Banque d’escompte, simple dépendance de la Banque d’État russe, s’établit à Téhéran, avec succursales dans les principales villes du Nord et du centre. Les Arméniens, les musulmans du Caucase établis en Perse se firent les instrumens de l’influence russe, qui procéda méthodiquement à la conquête commerciale de l’Iran. L’interdiction du transit à travers la Russie réservait à l’importation russe le monopole des voies d’accès par le Nord ; les chemins du Sud étaient trop longs et trop coûteux ; la route de caravanes entre Trébizonde et Tauris ne pouvait rivaliser avec les chemins de fer. Le gouvernement russe ajouta à ces avantages naturels la réduction des tarifs de transport, la concession de primes d’exportation. La Banque d’escompte reçut des marchandises à sa consignation et ne consentit d’avances qu’aux négocians acheteurs de produits russes. Un système aussi complet finit par porter ses fruits : la sphère d’action commerciale de la Russie s’étendit d’année en année ; elle atteignit Hamadan, Ispahan et le Séistan ; les cotonnades et les sucres russes vinrent y faire concurrence aux cotonnades anglaises ou indiennes et aux sucres français. Les agens des ministères des Affaires étrangères, de la Guerre, et des Finances russes à Téhéran, trinité souvent désunie, s’appliquèrent à se rendre de plus en plus apparens, pensant ainsi marquer un progrès de l’influence nationale.

L’organisation de l’influence anglaise commença bien avant celle de la Russie ; les stations télégraphiques, dont elle jalonna l’Iran, lui fournirent une armature. En 1864, sur le câble du golfe Persique, réunissant Karatchi à Fao, à l’embouchure du Chatt-el’Arab, se greffa la ligne de Bouchire à Téhéran, qui, vers l’Europe, doublait la ligne turque. En 1870, après accord avec les gouvernemens allemand et russe, la maison Siemens la raccordait au système continental par l’établissement du télégraphe indo-européen, entre l’Araxe et Téhéran. La section persane du télégraphe indo-persan est administrée par le département des télégraphes de l’Inde auquel est également confiée la ligne de Téhéran à Méchhed. Entre Bouchire et Chiraz, les rest-rooms, installés par ses agens, sont un bienfait pour les voyageurs ; la monarchie persane doit aux télégraphes anglais sa cohésion actuelle ; en cas de besoin, les populations ont pris coutume d’en envahir les bureaux qui offrent un refuge consacré par l’usage, les mettant en communication avec le pouvoir royal.

En 1889, fut créée la Banque impériale de Perse, fonctionnant comme banque d’Etat, avec privilège d’émission. Cette société anglaise possède des succursales dans tout le pays. Ses opérations se bornent à des avances consenties à l’État ou aux négocians les plus qualifiés ; elle reçoit les dépôts et garantit les biens des grands de la Perse en quête de la protection britannique. Les autres affaires financières ou industrielles, tentées, à diverses reprises, par l’initiative anglaise, n’ont point eu de suite : il n’en subsiste que l’effort de la compagnie Lynch pour ouvrir une voie commerciale par la vallée du Karoun ; cette compagnie maintient un service de bateaux sur les deux biefs inférieurs de la rivière, entre Mohammérah et Ahwaz, Ahwaz et Chouster ; d’Ahwaz à Ispahan, elle établit un sentier de caravanes par les montagnes des Bakhtyaris ; elle a repris la chaussée de Téhéran à Koum et Sultanabad, qu’elle doit relier à Chouster par Bouroudjird et Khorremabad.

Dans le système anglais, les télégraphes jouent le même rôle que les routes dans le système russe. S’ils fournissent des prises moins solides, ils favorisent davantage la diffusion de l’action britannique. En face de l’invasion russe, lente et méthodique, compacte dans le Nord de l’Iran, à peine indiquée vers le Sud, l’Angleterre est partout présente, installant dans chaque ville un groupe de composition identique : la Banque impériale, le télégraphe, le comptoir des grandes maisons faisant le trafic de la Perse, enfin la mission protestante, très active chez les Américains presbytériens du Nord, plus molle chez les Anglicans du Sud.

Il va sans dire que, si la Russie est particulièrement forte dans l’Azerbaidjan, les provinces caspiennes et le Khorassan, l’autorité anglaise s’accentue à mesure que l’on descend vers le Sud. Le golfe Persique rentre tout entier dans le domaine britannique, la navigation en est presque exclusivement anglaise ; la Compagnie British India y assure le service postal ; le commerce anglais y prend ses voies d’accès vers l’Iran : à Bender-Abbas, pour Kerman et Méchhed, à Lingah pour le Laristan, à Bouchire et à Mohammérah pour les provinces du centre, à Bassora, par Bagdad, pour celles de l’Ouest. Bouchire est la capitale des établissemens anglais du Sud : l’habitation du résident à Sebzabad, les vastes bâtimens du télégraphe, le stationnaire ancré en rade impriment au petit port le sceau de la puissance anglaise. C’est le seul point de la Perse où la langue anglaise soit d’un constant usage ; les commerçans arméniens et guèbres, les employés goanais, la féodalité de la chaîne méridionale, parfois même certaines tribus relèvent de l’influence britannique. Le médecin de la résidence a mis la main sur tout le service sanitaire du golfe et en dirige les postes, confiés à des officiers de santé indiens. Les câbles se sont ramifiés ; les télégraphistes indiens ont occupé l’île d’Henjjam, à l’entrée du détroit d’Ormuz, pour la rattacher à Bender-Abbas.

Néanmoins, le commerce anglais recule constamment devant le commerce russe. En 1889, lord Gurzon estimait le trafic de l’Angleterre et de l’Inde avec la Perse à 75 millions, celui de la Russie à 50 millions. En 1901-1902, les statistiques dressées par les Belges de l’administration des douanes accusaient 59 millions pour les Anglais, 96 millions pour les Russes, en 1905-1906, sous le régime du traité russo-persan, les mêmes statistiques élevaient le commerce russe à 170 millions environ, le commerce anglais n’atteignait que 70 millions.

Dans toutes les villes importantes de la Perse, l’Angleterre et la Russie entretiennent des consuls qui servent d’instrumens aux deux influences rivales. Les consuls russes appartiennent au département asiatique ; les Anglais à la carrière consulaire, pour les postes de Tauris, Ispahan et Chiraz ; partout ailleurs, ils relèvent du département politique de l’Inde. Ce sont, d’ordinaire, gens aimables et hospitaliers, sérieux et instruits, représentant avec dignité, parmi les Iraniens, la personnalité européenne. Il peut arriver que les rapports des deux collègues soient courtois et même cordiaux ; cependant, leur situation réciproque se ressent infailliblement de la mentalité spéciale, que développent en eux la pression des circonstances locales et la conscience de figurer aux avant-postes d’une rivalité militante. En Perse, l’agent anglais ou russe est fréquemment consul général ; le souci de son prestige lui vaut un uniforme militaire, avec une escorte de cosaques ou de sowars indiens. Il devient un seigneur parmi les seigneurs de l’Iran, dont il prend aisément les allures ; le patriotisme aidant, sa féodalité s’irrite contre la féodalité adverse. La Perse s’est accoutumée à la lutte des deux influences, et lui doit un équilibre relatif. A commencer par le Shah lui-même, tout ce qui compte dans le pays s’enrôle dans les clientèles russe ou anglaise, si bien que les consuls opposés s’imaginent servir la cause de leur pays, en guerroyant l’un contre l’autre à la tête de leurs dans respectifs. Tout stratagème devient licite pour décomposer ou affaiblir la troupe ennemie : on peut ruiner ses chefs, les attaquer dans leur situation ou leur carrière, si possible détourner leur allégeance. Au besoin, le consulat intéressé offrirait un refuge à ses partisans menacés ; dans un État qui ne connaît point les capitulations et où le statut des Européens repose sur un simple article du traité de Tourkmantchaï, la petite garnison, russe ou indienne, appuie, de sa force, la souveraineté des décisions consulaires. A Téhéran, les deux légations, fortifiées dans des enclos sourcilleux, emploient leur personnel, abondant et divers, à soutenir l’une contre l’autre, auprès du gouvernement royal, les querelles provoquées, dans les provinces, par l’ingénieuse activité de leurs agens. Sous l’impulsion anglaise ou russe, les autorités provinciales se débattent en un perpétuel tourbillon ; une influence les chasse, l’autre les ramène ; si le point d’appui habituel se révèle insuffisant, elles en sont quittes pour réapparaître, ayant sollicité le pardon de l’influence trop négligée. Les tracas de la légation de Russie proviennent des seuls consuls ; la légation d’Angleterre jouit, en outre, du prosélytisme de ses missionnaires nationaux et même des Américains, dont l’ardeur protestante s’impose impitoyablement aux gouverneurs, épargnés par l’action politique. Avec ses préoccupations surannées de prestige et d’influence, la diplomatie européenne en pays d’Orient atteint volontiers le ridicule ; en Perse, elle le dépasse.

Nulle part la rivalité anglo-russe ne se révélait aussi aiguë que sur la route du Séistan. La grande province du Khorassan est une des plus riches de l’Iran, elle se prolonge, en bordure de l’Afghanistan, par une succession de districts, dont les chefs, le plus souvent héréditaires, gouvernent une population mélangée de Persans, de Turcs, d’Arabes et de Béloutches. A l’extrémité se trouve l’oasis du Séistan, où vient se perdre l’Helmend, après avoir drainé tout le massif afghan. Sa position et ses ressources en font une base d’opérations propice contre l’Inde et la côte de la mer d’Oman aussi bien que contre le Khorassan et l’Asie centrale. Figurant sur les projets d’invasion comme sur les plans de défense, le Séistan joue un rôle prépondérant dans la rivalité anglo-russe et chacune des deux influences hostiles prétendait arriver la première dans l’oasis convoité. Tandis que les Anglo-Indiens établissaient une route de caravanes à travers le Béloutchistan, posaient une ligne télégraphique, qui, par Kerman et Yezd, s’en allait rejoindre à Kachan le télégraphe indo-persan, enfin construisaient un chemin de fer, déjà terminé entre Quettah et Nouchki, les Russes mettaient la main sur l’administration des télégraphes persans, de Méchhed à Nosretabad, utilisaient contre le trafic indien les complaisances de la douane et du service sanitaire, et accentuaient jusqu’à l’oasis leur pénétration commerciale. L’importance stratégique de la route du Khorassan au Séistan qui, de flanc, menace l’Afghanistan, valait à ses plus minimes stations les honneurs de la bataille anglo-russe, qui faisait rage entre une poignée de consuls, officiers, médecins, cosaques et sowars.


VII

L’Angleterre et la Russie possèdent une longue habitude des arrangemens asiatiques. Pendant tout le cours du dernier siècle, sitôt que leur rivalité tendait à s’aigrir ou que surgissaient des incidens gros de conflits, les deux puissances prenaient contact en vue d’en comprimer l’éclat. Le premier accord anglo-russe, au sujet de la Perse, date de 1834 : il se manifesta par une déclaration relative à la succession au trône, avec l’engagement mutuel de respecter l’intégrité et l’indépendance du pays. Semblables déclarations furent réitérées à diverses reprises ; des notes s’échangèrent à ce propos. Quand, dans les premiers mois de 1906, les embarras financiers de la Perse et la mort prochaine de Mouzaffer-eddîn Schâh rapprochèrent à nouveau l’Angleterre et le Russie, le progrès de la pénétration commerciale et l’enchevêtrement des influences exigeaient des accords plus précis et plus complets. Forte de ses avantages, l’Angleterre désirait libérer sa diplomatie du soin de l’affaire persane ; absorbée par sa révolution intérieure, la Russie ne répugnait point à consolider un état de choses, supportable, à tout prendre, pour le présent, et susceptible de réserver l’avenir.

Le maintien de l’intégrité et de l’indépendance de la Perse, le principe de la porte ouverte servent de base au traité du 31 août 1907. La délimitation de zones d’intérêts permet désormais aux deux gouvernemens de réprimer l’humeur batailleuse de leurs agens. L’Angleterre se contente d’un lot fort modeste, le Séistan et le Mékran, c’est-à-dire deux provinces médiocres, mais d’une réelle valeur stratégique, puisqu’elles garantissent la défense de l’Inde et l’accès de la mer d’Oman. Le reste de la Perse méridionale, où domine l’influence anglaise, est laissé en dehors de toute attribution. La zone reconnue à la Russie, avec Ispahan et Yezd, laisse entrevoir à son action éventuelle les plus belles provinces du royaume, bien au-delà des limites où sa pénétration commerciale était devenue prépondérante. Cette zone absorbe Kasr-i-Chirine, où doit se raccorder au futur réseau persan l’embranchement du chemin de fer de Bagdad. Enfin les deux puissances ne prévoient de limitation au principe de l’indépendance persane que pour l’établissement éventuel d’un contrôle financier « afin d’éviter toute ingérence qui ne serait pas conforme aux principes servant de base au présent arrangement, » — en d’autres termes, au cas où il prendrait fantaisie au gouvernement persan de négocier un emprunt avec les banques allemandes.

Peu flatteur sans doute pour l’amour-propre de la Perse, le traité du 31 août 1907 n’apparaît pas mauvais pour son avenir. Sans fixation de zones d’intérêts, il eût été impossible d’exhorter à l’apaisement des agens déchaînés qui étaient aux Persans la libre disposition d’eux-mêmes. En outre, la nouvelle affirmation de l’indépendance et de l’intégrité de la Perse ne peut être un vain mût, ni pour la Russie, ni pour l’Angleterre. La première a trop à faire chez elle pour s’engager, de gaieté de cœur, dans une aventure asiatique ; et sa lente évolution vers la liberté favorise celle de la Perse. Quant à l’Angleterre, elle a tellement réduit ses prétentions, qu’elle ne saurait tendre au partage de la Perse sur la base des présentes zones d’intérêts. La création d’États-tampons sur ses frontières est un principe constant de la politique indienne : l’Inde a besoin d’écrans épais, pour arrêter la pénétration d’idées et d’influences nuisibles au délicat édifice de la domination britannique. Dans les déserts de l’Iran, sur les bords du golfe Persique, dans les vallées de l’Euphrate et du Tigre, voire au centre même de l’Europe, l’Angleterre doit chercher une sauvegarde à la tranquillité de ses possessions d’Asie. La Perse est en mesure de bénéficier des préoccupations anglaises : son existence est une garantie du repos de l’Inde. J’ai dit : son existence, et non pas son développement. Si l’Angleterre et la Russie peuvent s’entendre sur le maintien de la Perse, il est possible qu’elles voient sans grand regret s’y prolonger une anarchie propice ; car le relèvement de l’Iran, sa réforme européenne affectent également le Caucase et l’Inde. De Tiflis à la Caspienne, vit une population de Turcs Chiites, de même race et de même langue que les peuples du Nord-Ouest de l’Iran ; dans la Péninsule, les Chiites forment un groupe appréciable ; d’autre part, la culture persane s’est, depuis plusieurs siècles, imposée aux cours indigènes et aux classes élevées. En cas de succès des réformes persanes, le Caucase et l’Inde risqueraient de subir l’excitation d’un aussi dangereux exemple.

Quoi qu’il en soit, la révolution persane, suivie de l’accord anglo-russe, paraît offrir une chance excellente aux peuples de l’Iran. Jamais le Siam ne fut mieux garanti, qu’une fois découpé en zones d’influence par l’accord anglo-français. Si elle sait agir avec suite et prudence, pareille bonne fortune peut échoir à la Perse. L’insouciance des habitans, la fragilité des matériaux donnent à tous les pays d’Orient un même aspect de ruine ; nulle part cette impression n’est plus vive que sur le plateau d’Iran. Les maisons sont effondrées, les rues béantes, les revêtemens de faïence s’effritent sur les mosquées et les tombeaux. Il semble que le peuple iranien soit tombé au dernier degré de la dégradation et de la misère. Pourtant, sous ces débris, persistent les traces d’une culture glorieuse, une intelligence affinée, un patriotisme ardent, et, chose unique en terre musulmane, une nationalité consciente et compacte : germe fécond de floraisons futures. Au lieu de les décomposer, la secousse due à l’initiative anglaise paraît en voie de fortifier les Persans ; elle a réveillé chez eux des énergies latentes ; le mouvement libéral tend à changer de caractère, il conduit le Shah et son peuple à communier dans un même sentiment patriotique, à s’unir en un effort commun pour le relèvement national, dont le succès pourrait assurer effectivement l’indépendance de la Perse.

En dehors de l’Angleterre et de la Russie, dont le rôle politique est nécessairement prépondérant, les derniers événemens ont accentué la personnalité de l’Allemagne et de la France auxquelles ils paraissent réserver un rôle dans le développement éventuel de l’Iran.

Depuis qu’en 1637, un marchand de Hambourg tenta, sous les auspices du duc de Holstein, d’exporter les soies de la Perse à travers la Russie, l’Allemagne s’était peu manifestée dans l’Orient moyen. Sa langue y fut introduite par les officiers et les médecins autrichiens ; en 1905-1906, le commerce de l’Autriche s’élevait à 6 millions et demi de francs ; celui de l’Allemagne n’atteignait que 3 millions et demi. A peine existe-t-il une colonie allemande : des médecins, un pharmacien à Téhéran, des employés d’une maison de commerce suisse, un ancien capitaine de navire, devenu commerçant à Chiraz. Cependant le prestige germanique rayonnait sur la masse iranienne : elle savait confusément qu’un empereur, ami de l’Islam, s’appliquait à maintenir les États musulmans vermoulus ; les grands du pays envisageaient la cour de Berlin comme le refuge naturel des aristocraties en délicatesse avec les peuples. Dociles à l’exemple de l’armée allemande, les corps de la garde à Téhéran, les régimens de Zill-e-Soltan à Ispahan, se coiffaient du casque à pointe. Aussi, à l’approche de la dernière crise, l’attention du gouvernement persan se porta-t-elle anxieusement vers l’Allemagne, dont l’expansion dans l’Asie antérieure paraissait commander l’indépendance de l’Iran : un hôpital fut confié à des médecins allemands, une école allemande ouverte, une succursale de la Deutsche Orients Bank autorisée à s’établir à Téhéran. La Perse attend de l’Allemagne qu’elle veuille bien garantir sa transformation et son développement, à l’encontre de l’Angleterre et de la Russie.

Si les soucis de sa politique générale ne permettaient point à l’Allemagne d’assumer une telle entreprise, la France se trouve du moins en mesure de poursuivre, en Perse, sa politique traditionnelle, qui consiste à favoriser discrètement le progrès d’un peuple acquis à notre culture, tout en formant tampon, pour peu que nous en soyons requis, entre les deux puissances naguère rivales, dont l’une se trouve être notre alliée, et l’autre notre amie.

Les rapports de la France et de la Perse remontent assez loin pour s’être consolidés par l’effet du temps. Notre commerce a maintenu son importance : il vient au quatrième rang, aussitôt après ceux de la Russie, de l’Angleterre et de la Turquie. En 1905-1906, il dépassait 16 millions de francs. L’industrie lyonnaise achète les cocons des provinces caspiennes ; nos importations portent sur les sucres (près de 6 millions), les velours, les tissus de soie, de laine et de coton, la verrerie, la mercerie et la quincaillerie, les vins et les cognacs. Notre colonie de Téhéran est, après le groupe russe, la plus nombreuse des colonies européennes. Depuis trois siècles, les explorateurs français ont appris le chemin d’Iran ; nos missionnaires y ont essaimé, les Lazaristes d’Ourmiah atteignent Ispahan, les Carmes de Bagdad viennent de prendre pied à Bouchire, où un voyageur de commerce, M. Joseph Brasseur, entretient de ses deniers une petite école française. Nos orientalistes, nos archéologues occupent une place prépondérante dans le domaine persan ; M. et Mme Dieulafoy, M. de Morgan ont remis au jour les merveilles de Suse. La Perse nous a emprunté des médecins, des professeurs, des ingénieurs et des mécaniciens ; elle vient de nous demander un inspecteur pour la sériciculture et même un conseiller financier. Elle tend à rechercher en France, avec l’assentiment de l’Angleterre et de la Russie, les éducateurs de sa jeune liberté, les initiateurs des réformes à venir. En aidant de leur zèle et de leur sympathie l’effort de l’Iran, ceux de nos compatriotes conviés à cette tâche sauront reconnaître la confiance ainsi témoignée à notre pays.


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