La Révolution grecque de 1862

La Révolution grecque de 1862
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 992-1004).
LA
RÉVOLUTION GRECQUE

Deux grandes questions agitent et rempliront notre siècle, auprès desquelles toutes les autres ne sont que secondaires : la fin de la papauté temporelle et politique, et la fin de cette autre théocratie qui s’appelle l’empire ottoman. De ces deux questions capitales, la première, en apparence suspendue, n’en marche pas moins silencieusement vers sa terminaison certaine; la seconde, ouverte depuis bientôt quarante ans, vient de faire un pas immense par la révolution grecque.

Cette révolution, qui a paru une surprise pour les esprits inattentifs, était cependant préparée depuis longtemps, et si elle est tombée subitement dans le monde, c’est comme tombe de l’arbre le fruit mûr, sans violence et sans effort. Jamais coup de théâtre ne s’accomplit plus aisément, jamais changement de décors ne s’effectua avec moins d’embarras. On peut justement dire du dernier roi des Grecs : transivi et jam non erat; il a disparu non pas dans une tempête, mais, comme on l’a dit quelque part, dans la fumée d’un bateau à vapeur. De ces quatre planches recouvertes de velours qu’on appelle un trône, il n’est resté que de la poussière, pas même des morceaux. En général, une dynastie qui tombe conserve, du moins pendant quelque temps, soit des partisans à l’intérieur, soit des soutiens à l’extérieur. Il n’est venu cette fois à l’idée de personne que la chute ne fût pas définitive et irrévocable, ou que la révolution pût jamais être suivie d’une restauration. Il n’est entré dans la tête d’aucun souverain de l’Europe de se faire le protecteur ou seulement de se regarder comme solidaire d’un roi tombant tranquillement dans le vide. D’où vient cette profonde indifférence ? d’où cet universel abandon ? De ce qu’aujourd’hui les gouvernemens eux-mêmes sont forcés de s’avouer que l’Europe a été reconstituée, il y a quarante ans, sur des bases artificielles, et qu’il est inutile de lutter contre le mouvement qui tend à lui rendre des bases naturelles. L’inaction à laquelle se sont résignés les anciens gouvernemens en présence des chutes successives de trônes en Italie prouve qu’ils abandonnent la lutte et qu’ils ont conscience de l’inanité de leur œuvre. Il semblerait en vérité que les réorganisateurs de la communauté européenne eussent pris à tâche d’y étouffer tous les sentimens non-seulement de liberté, mais aussi de nationalité, et, par une étrange coïncidence, les deux peuples que leur nom et leur histoire placent à la tête du genre humain sont ceux dont on a le plus cherché à dénaturer les traits et à supprimer la personnalité.

La nature et la vie protestent et se révoltent contre ces déformations artificielles. Comme les arbres violemment courbés et attachés à la terre se relèvent dès que la force a cessé de peser sur eux et reprennent leur élan vers le ciel, ainsi les peuples violemment détournés de leurs instincts, de leurs tendances, de leurs traditions, de leurs aspirations légitimes, se redressent dès qu’ils peuvent respirer et reprennent leur essor naturel. Notre temps offre ce surprenant spectacle de peuples faisant des révolutions pour rentrer dans l’ordre ; on dirait que les gouvernemens au contraire ne s’attachent qu’à les maintenir ou à les replonger dans le désordre, comme cela se voit en Italie et en Grèce. Ceux qui régissent la société emploient tous leurs efforts et toute leur industrie à l’empêcher de se constituer et de se régulariser. On peut dire qu’aujourd’hui ce ne sont plus les peuples, ce sont les gouvernemens qui sont les vrais révolutionnaires.

Nous savons bien que la politique sentimentale n’est pas à la mode, et qu’il est de bon ton et de bon goût, par le temps qui court, de se repentir de son ancienne innocence. Il nous est né en politique, comme il y avait en morale, une certaine école de roués aux yeux de laquelle tout ce qui n’est pas le grand-livre est un roman, et pour laquelle saint Louis et le chevalier Bavard sont des équivalens de don Quichotte et du sire de Framboisy. Cette aimable génération n’est pas seule coupable de ces malsaines dispositions ; l’exemple lui est donné par ses aînés. Le jeune cynisme est l’enfant du vieux scepticisme. Il a été commis depuis quarante ans un certain nombre de péchés vertueux dont il faut faire pénitence ; on a trop sacrifié à ces premiers mouvemens dont il faut toujours se défier, parce qu’ils sont les meilleurs. Nous ne parlons pas seulement pour la France ; l’Angleterre en est au même point. Elle aussi, elle a un jour sacrifié au vrai Dieu, au Dieu de la justice et de l’humanité, le jour où elle a décrété l’émancipation des esclaves. Il y a encore des politiques profonds qui attribuent au gouvernement anglais des desseins machiavéliques dans ce grand acte, comme il y en a pour croire que les Anglais ne boivent du thé qu’afin de ruiner le commerce des vins de France. La vérité est que le gouvernement anglais ne fut pour rien dans l’affranchissement des noirs, qui lui coûtait 500 millions et dérangeait le budget ; il eut la main forcée par les sociétés bibliques et philanthropiques, et l’acte d’émancipation fut emporté d’assaut par la politique sentimentale. Ils en sont bien revenus aujourd’hui, nos pieux alliés ! Wilberforce est rentré dans la catégorie des ganaches, et le calicot a détrôné la Bible. Dieu du coton, tu l’emportes !

La politique sentimentale, c’est aussi celle que le grand parti libéral en France a prêchée pendant quarante ans en faveur de l’Italie, et qu’il renie aujourd’hui en se frappant la poitrine. C’est aussi celle qui répondit autrefois au cri de désespoir des Grecs, celle que chantèrent et pour laquelle moururent les plus grands poètes de notre siècle, car cette fois encore l’intervention ne fut point une œuvre spontanée des gouvernemens et du monde officiel ; ils eurent la main forcée par l’opinion, ils furent entraînés par le courant de la poésie, qui remontait naturellement vers sa source antique pour s’y abreuver. Il ne faut point que la diplomatie européenne se fasse un mérite d’avoir fondé la Grèce moderne ; ce ne fut pas sa faute. On sait que la victoire de Navarin fut le résultat d’un malentendu ou d’un coup de tête, et le vieillard sagace que les Anglais embaumaient de son vivant, le duc de Wellington, appela cette victoire un événement malencontreux, untoward event. Comme on était jeune alors ! et comme on en est revenu ! Childe Harold, les Orientales quelles folies de jeunesse ! Byron, Lamartine, Victor Hugo, quels fous du logis !

La Grèce porte aujourd’hui la peine de cette réaction et de ce triomphe de la prose. Rien n’est plus perfide, et malheureusement rien n’est aussi funeste que ces vengeances de M. Prudhomme. Interrogez cet immortel plat-pied sur la prétention qu’ont les Romains d’être maîtres chez eux, il vous répondra que Rome est la capitale de son âme, et ce mot sera le plus beau jour de sa vie. Demandez-lui son avis sur la révolution grecque, il vous répondra classiquement que ces Athéniens sont bien les fils de leurs pères, qu’ils ne sont jamais contens, et qu’ils dérangent l’équilibre de l’Europe et le sien. Nous le verrons bientôt accuser les Grecs d’ingratitude comme les Italiens. En effet, les grandes puissances n’avaient-elles pas pris soin de leur façonner un petit royaume, de leur choisir un roi dans une de leurs familles souveraines, et même de leur prêter quelque argent pour entrer en ménage ? Il est vrai qu’elles avaient fait le royaume aussi chétif que possible, choisi le roi aussi nul que possible, et fait payer l’argent aussi cher que possible. N’importe! elles croiront toujours avoir été les bienfaitrices de la Grèce.

Ce qui est vrai, et ce qu’il faut savoir dire, c’est que la Grèce ne nous doit rien, absolument rien, et que l’intervention de l’Europe, qui aurait pu être pour elle une source de bienfaits, n’a été en réalité qu’une source de ruine. Les Grecs avaient commencé seuls la guerre de l’indépendance et l’avaient soutenue seuls pendant plusieurs années; les grandes puissances, qui s’appellent, nous ne savons pourquoi, puissances chrétiennes, ne voyaient qu’avec déplaisir une insurrection qui portait atteinte à la précieuse intégrité de l’empire de Mahomet. Ce fut seulement lorsque l’Europe entière, soulevée par le massacre des femmes et des enfans, enflammée par le spectacle de l’héroïsme et du martyre de toute une nation, exaltée par les chants de ses poètes, demanda à grands cris l’intervention, ce fut alors seulement que les gouvernemens firent cesser l’effusion du sang.

Alors les grands faiseurs intervinrent, et ils jugèrent qu’il y avait, selon la formule, « quelque chose à faire. » Réunis autour d’un tapis vert, ils découpèrent sur la carte un royaume grec qu’ils eurent soin de mutiler jusqu’à la dernière extrémité, et duquel ils commencèrent par retrancher les provinces qui avaient pris la plus grande part à la guerre de l’indépendance. Au lieu de comprendre et de seconder ce grand mouvement qui avait soulevé la chrétienté contre l’islamisme, la diplomatie, pétrifiée dans ses protocoles, ne s’attacha qu’à préserver les reliques pourries de l’empire ottoman et à lui rendre aussi peu douloureuse que possible l’amputation qu’elle était obligée de lui faire. Le nouveau royaume grec, ainsi réduit à sa plus simple expression, s’offrit à un prince de Cobourg devenu depuis roi des Belges ; mais le chef et futur patriarche de cette famille de hauts fonctionnaires savait trop bien compter pour se mettre dans une si mauvaise affaire. Il connaissait son monde; il savait que les cours protectrices ne cherchaient qu’à mettre l’éteignoir sur le nouveau-venu, et il refusa d’entrer dans une spéculation malheureuse. Les Grecs ne pouvaient pas alors, pas plus qu’ils ne le peuvent aujourd’hui, rester dans l’état révolutionnaire et à l’état de menace permanente pour la tranquillité de l’Europe. Ils eurent l’humeur conforme à leur fortune et se tournèrent encore vers les grandes puissances pour leur demander un roi.

N’ayant pu empêcher la Grèce de venir au monde, la diplomatie mit tous ses soins à la rendre inféconde. L’orpheline sanglante de la civilisation, comme l’appela Chateaubriand, fut gardée à vue comme une esclave du sérail, et afin d’assurer sa stérilité, les puissances protectrices allèrent déterrer pour elle, au fond d’une cour allemande, un prince neutre, alors mineur, et qui devait l’être jusqu’à la fin de sa triste carrière.

Les Albanais, les pallikares étaient à la mode alors comme le sont aujourd’hui les zouaves. Tout le monde, à l’heure qu’il est, veut avoir des zouaves. Le gouvernement romain lui-même habille des soldats en zouaves, et, l’habit étant donné, il croit qu’il a des zouaves. Il en fut de même pour le nouveau roi de Grèce ; il se costuma en Albanais, et il crut qu’il était un roi autochthone. Ces malheureux Grecs, que l’on accuse d’indiscipline et d’inquiétude, n’auraient pas mieux demandé que d’obéir à un prince intelligent et qui eût compris le rôle qu’il pouvait jouer; ils se seraient attachés à un roi qui aurait épousé leur mauvaise fortune et eût souffert avec eux. La déception fut cruelle. Le prince bavarois, jusque-là destiné au cloître, transplanta en pleine Attique un diminutif de cour allemande; il fut suivi par une nuée de parens pauvres qui s’abattirent comme des corbeaux sur le budget, et n’en laissèrent pas une rognure. Les Allemands envahirent toutes les fonctions, toute l’administration, et étendirent comme une couche de choucroute sur la terre de Périclès. Les Hellènes finirent par perdre patience, et un jour ils se levèrent pour secouer tous ces insectes; ils firent la révolution de 1843. S’étant débarrassés des Allemands, ils espérèrent reprendre possession de leur roi et arriver à le nationaliser. Vain espoir! le roi ne s’occupa que de fausser la constitution qu’on lui avait impesée; il fit régner dans son petit état une corruption administrative digne des plus grands royaumes, et, au lieu de mettre l’ordre dans son budget, l’employa à acheter des majorités dans les chambres. Cela dura encore près de vingt ans, et vient de finir par une révolution qui est une des plus naturelles, une des plus sincères et une des plus irrémédiables qu’on ait jamais vues dans l’histoire.

Elle s’est faite sans passion, sans combat, car tout le monde s’est trouvé du même avis; l’armée et le peuple se sont regardés et se sont embrassés; elle s’est faite sans colère, sans vengeance, avec le calme de la force assurée de la victoire; on a respecté le palais du roi, on a épargné son jardin, on n’a pas marché sur ses plate-bandes, et on lui a renvoyé ses meubles. Sans ancêtres et sans enfans sur ce sol étranger, la royauté allemande y était posée comme un arbre sans racines et sans branches; elle en a disparu comme un décor de théâtre. Nouvelle et flagrante démonstration de la vanité de ces créations artificielles que les congrès ne se lassent point d’édifier, et que les peuples se lassent encore moins de renverser!

Voilà donc plus de trente ans de perdus! Trente ans ! S’il s’agissait de la vie d’un individu, on pourrait dire doublement : Grande mortalis œvi spatium, et il y aurait de quoi justifier le découragement et l’abandon de soi-même. Tout est à recommencer : le régime imposé à la Grèce par la jalousie et l’égoïsme de l’Europe a été comme une chaîne qui l’a rivée à son point de départ; les Hellènes sont encore aujourd’hui au lendemain de leur affranchissement. Ce n’est pas seulement au point de vue de l’organisation intérieure que la royauté bavaroise a été un obstacle, c’est encore et surtout au point de vue de l’influence extérieure. Le roi est tombé non-seulement parce qu’il était un roi incapable, mais aussi parce qu’il n’était pas un roi national. Il était toujours resté Allemand; jamais il n’avait été et jamais il ne serait devenu Grec. Du jour où cette conviction était entrée dans l’esprit de la nation, une révolution était inévitable.

Si la Grèce n’avait point d’autre destination que celle d’être un petit état bien ordonné, bien rangé, bien cultivé, comme certains états qu’on peut ranger dans la classe des jardins potagers, l’Europe n’aurait point à se mêler ni à s’inquiéter de son sort; mais, de même que l’Italie, la Grèce porte dans ses flancs des révolutions qui intéressent la chrétienté tout entière. Si elle a besoin de l’Occident, on peut dire que l’Occident a encore plus besoin d’elle.

Il y a longtemps que la question d’Orient est ouverte, et il est difficile de dire quand elle sera fermée; ce qu’on peut toutefois dire avec certitude, c’est que l’empire ottoman est moralement et virtuellement condamné, et que, de tous les. hommes politiques qui parlent de son intégrité, il n’y en a pas un seul qui y croie. Cet édifice factice n’est soutenu que par les rivalités des puissances, qui surveillent, contrôlent et répriment mutuellement leurs propres convoitises ; mais, dans un avenir qui ne saurait désormais être bien éloigné, il tombera en morceaux.

Les Grecs attendent ce grand jour, le jour du cataclysme. Ils l’attendent depuis des siècles, comme le peuple hébreu attend le Messie, avec la même foi dans les prophéties. Dans leurs songes dorés, ils voient toujours la coupole de Sainte-Sophie, et ils portent avec eux dans le monde entier l’idée invincible qu’ils rentreront à Constantinople. Pendant des siècles d’un esclavage doublement cruel et doublement exécré, puisque l’inimitié des religions s’y joignait à celle des races, ils ont conservé une personnalité inextinguible, et ils ont traversé la conquête et la servitude comme le Rhône traverse le lac Léman. Aucun peuple dans le monde ne saurait leur disputer le titre d’héritiers légitimes de l’empire ottoman, et la révolution qui les ramènerait à Constantinople ne serait pour eux qu’une restauration.

Le peuple grec était donc appelé, et par la nature, et par l’histoire, à prendre en Orient le rôle que le Piémont a pris en Italie, et le roi de Grèce à prendre celui qu’a pris le roi Victor-Emmanuel. Il ne fallait pas seulement à la Grèce un roi qui la gouvernât sagement et qui développât ses ressources matérielles ; il lui en fallait un aussi qui s’associât à sa vie nationale, qui partageât ses instincts et jusqu’à ses rêveries. Dans l’état présent de l’Europe, en présence du culte voué par les grandes puissances au dogme de l’équilibre, il ne pouvait être question pour les Grecs de renouveler une croisade et de se faire les agresseurs. Leur seule politique jusqu’à nouvel ordre était de constituer un état qui pût un jour servir de point de ralliement, de foyer d’attraction aux épaves du grand naufrage de l’empire ottoman.

C’est cette politique qui a fait la haute fortune du Piémont et de la maison qui en portait la couronne. C’était une politique légitime, puisqu’elle ne faisait de propagande que celle de l’exemple. Pendant de longues et laborieuses années, le Piémont a été en Italie le seul représentant de la liberté et de la nationalité. Lui seul avait une armée nationale, un parlement national, des finances régulières, des institutions libres, tout ce qui fait un gouvernement, et de plus il avait une famille royale en entente cordiale, en alliance naturelle et instinctive avec la nation. C’est pourquoi, quand arriva la dissolution, quand se fit l’écroulement de tous les trônes d’Italie, les peuples se rallièrent instinctivement à celui qui représentait pour eux l’ordre et la sécurité en même temps que la liberté et l’indépendance.

C’est cette position que la Grèce aurait pu prendre en Orient, pour laquelle du moins elle aurait pu se préparer pendant ces trente années perdues, si elle avait eu un roi vraiment national. Les Grecs auraient toléré beaucoup d’usurpations de la part de leur souverain, s’ils avaient cru pouvoir compter sur lui au jour de la crise, s’ils l’avaient cru animé de la foi nationale et prêt à risquer sa vie et sa couronne comme le roi Victor-Emmanuel. Telle n’était point la vocation de ce pauvre prince germain, moins encore l’intention des grands politiques qui l’avaient mis sur le trône de Grèce comme un éteignoir. Il aurait manqué à la confiance des grandes puissances, s’il s’était montré un vrai roi, s’il avait compris les grandes destinées de sa nouvelle patrie. Le meilleur service qu’on puisse lui rendre désormais, c’est de le laisser dans l’oubli où il est déjà enseveli.

Voilà donc les Grecs rentrés dans l’exercice de leur libre arbitre ; que vont-ils en faire ? Ils ont écarté tout d’abord la forme républicaine, et ils ont agi sagement pour deux raisons : la première, parce qu’en se constituant en république ils se seraient aliéné tous les gouvernemens établis ; la seconde, parce que la forme républicaine n’est pas celle qui convient le mieux à leurs besoins. Dans l’état actuel de l’Europe, l’établissement d’une république serait une menace de révolution pour les trônes, et une menace d’anarchie pour les peuples. Or les Grecs sont trop politiques pour ne pas comprendre qu’ils ont besoin de l’Europe, et que pour se faire admettre dans la société établie ils ne doivent pas s’y présenter en ennemis. De plus, la forme républicaine, précisément parce qu’elle est une forme supérieure de gouvernement, n’est pas celle qui convient le mieux à leur condition présente, à leur besoin d’union et de discipline. Si le peuple français, qui est, comme nous le savons, très avancé, n’a pas été de force à la supporter, comment l’attendrait-on des Grecs, qui viennent à peine de sortir de plusieurs siècles de servitude, et dont le premier besoin est de s’organiser? Si donc il y a en Grèce un parti républicain, il s’est effacé sagement. Si peu encourageans qu’aient été et que soient encore les essais de royauté faits par les Grecs, ils doivent comprendre que la forme monarchique est encore l’instrument qui leur est le plus utile. Les républicains d’Italie ont eu cette intelligence, et il était impossible de suivre un meilleur exemple.

C’est uniquement par ces considérations que nous approuvons la conduite suivie par les Grecs, car au point de vue du droit ils étaient parfaitement libres de choisir telle ou telle forme de gouvernement. Ils sont libres au même titre que les Français ou les Anglais; ils sont même, malgré tous les protocoles et tous les parchemins, libres de nommer le roi qu’ils voudront, s’il convient au prince élu d’accepter leur offre. Depuis qu’a éclaté la dernière révolution, on semble raisonner, dans le monde politique, comme si on était encore, à l’égard de la Grèce, en l’an de grâce 1827 ou en l’année 1832. À cette époque, les grandes puissances, par suite de leur intervention, du secours qu’elles avaient prêté à la Grèce, de la part qu’elles prenaient à la reconnaissance de son indépendance et à la constitution de sa nationalité, avaient sur le nouvel état une sorte de droit de tutelle. C’étaient alors les Grecs qui eux-mêmes sollicitaient de l’Europe l’octroi d’un souverain. La situation n’est plus la même. La Grèce est aujourd’hui une puissance souveraine et indépendante au même titre que celles qui l’ont aidée autrefois à se constituer. Ces puissances apparemment, en la faisant entrer dans la société des nations, ne comptaient pas l’y tenir en état perpétuel de minorité. Les Grecs sont libres en vertu du principe qu’un peuple s’appartient et n’appartient qu’à lui-même, et c’est un principe dont il faut se féliciter de voir l’application s’étendre des plus grands états aux plus petits, car sur cette route il finira peut-être par arriver jusqu’aux individus et faire à la liberté personnelle sa part dans la liberté générale.

On doit donc, au nom même des principes sur lesquels les peuples de l’Europe moderne sont aujourd’hui constitués, on doit reconnaître aux Grecs le droit de se choisir librement un roi; les grenouilles l’avaient bien. On voudra bien nous croire, si nous disons que nous envisageons la question de dynasties et la question de personnes avec la plus grande impartialité, pour ne pas dire avec la plus profonde indifférence. Nous nous mettons simplement à la place des Grecs, comme en pareilles circonstances nous nous mettrions à la place des Italiens. Le meilleur roi, c’est celui qui peut être le plus utile; il appartient aux peuples de faire eux-mêmes leurs affaires, et s’ils n’en sont pas capables, c’est qu’ils n’en sont pas dignes. Tel est le seul point de vue sous lequel nous ayons à examiner la question du choix d’un roi de Grèce.

Les raisons qui empêchent les Grecs de choisir la forme républicaine les empêcheront également de choisir un roi parmi les familles indigènes. Le sentiment d’égalité qui est dans les mœurs du pays rend ce choix impossible ; aucun Grec ne saurait être roi, parce que chacun se considère comme digne de l’être. Une royauté indigène serait une source de guerres civiles. Les Grecs sont donc amenés à prendre un souverain dans une des familles régnantes de l’Europe, et c’est ici que surgissent les difficultés avec les jalousies.

Nous nous abstiendrons de rechercher ou de discuter le plus ou moins de validité des protocoles de 1830 par lesquels les puissances signataires des traités de 1827 et plus tard des traités de 1832, afin de ne pas se quereller entre elles, convinrent que le roi de Grèce ne serait pris dans aucune de leurs familles royales. Dussions-nous faire frémir les cendres illustres de M. de Groot et de M. Vattel, nous dirons que ces protocoles ne s’appliquaient qu’à une situation particulière et déterminée, et sont devenus aujourd’hui une lettre morte. Il n’y a point de traités qui aient le droit d’enchaîner la liberté intérieure d’un peuple, et, dans les rapports politiques comme dans les rapports sociaux, le droit individuel n’est limité que par le droit d’autrui. Si l’on trouvait que nous ne parlons pas assez respectueusement des traités, nous pourrions rappeler qu’il y en a qui excluent à jamais la famille Bonaparte du trône de France, et que pas une puissance en Europe n’a eu l’idée ou la tentation de les exhumer quand l’occasion s’en est présentée.

Nous reconnaîtrions donc très volontiers aux Grecs le droit de porter leur choix sur un prince de la famille royale d’Angleterre, si ce choix était sérieux. Sous un certain point de vue, et si la Grèce était la Belgique, ce choix serait peut-être le meilleur. Un prince ayant reçu une bonne éducation politique, ayant appris à la bonne école l’observation des lois et le respect des libertés publiques, serait une excellente importation à faire dans un pays neuf. Cependant un prince anglais se heurterait toujours contre les mêmes difficultés qui ont fait reculer le roi Léopold, et son plus grand écueil serait dans sa propre sagesse. Avec cet étonnant esprit de discipline qui les fait, quand il le faut, enrégimenter les opinions comme des recrues, et avec ce patriotisme sans scrupule qui les fait subordonner toute espèce de sens moral à l’accomplissement d’un dessein politique, les Anglais ont laissé marcher la candidature du prince Albert jusqu’au moment de l’élection, et se sont réservé le droit de s’en faire une arme contre d’autres plus sérieuses. Il est permis de dire que, depuis le commencement jusqu’à la fin, cette candidature a été une comédie; il n’y a pas un seul Anglais doué de bon sens qui l’ait regardée comme sérieuse, pas un qui en ait désiré le succès.

En premier lieu, la constitution grecque impose au roi l’obligation d’embrasser la religion du pays. En France, où l’on n’attache que très peu d’importance à ces questions, on ne paraît point se douter de l’effet que produirait en Angleterre la conversion, ou, comme on dirait, la perversion d’un prince de la famille royale à une religion étrangère; mais on peut être sûr que ce seul fait serait la source d’un scandale qui rejaillirait jusque sur la couronne. Admettant toutefois que cette condition fût écartée ou abrogée par les Grecs eux-mêmes, les Anglais n’en seraient pas plus empressés de placer un de leurs princes sur un trône étranger. Les Anglais aiment à ne dépendre que d’eux-mêmes, et ils ont une répugnance instinctive à se trouver entraînés dans des complications qui n’intéressent que les dynasties. C’est avec un sentiment de soulagement qu’ils se sont vus débarrassés du Hanovre, et ils ne tiennent aucunement à le remplacer.

Mais il y a une raison, par-dessus toutes les autres, pour laquelle l’Angleterre ne voudra jamais contracter aucun engagement envers la Grèce : c’est que la politique anglaise a pour base, a pour dogme la conservation de l’empire ottoman.

C’est, nous le croyons, une grande erreur d’imaginer que l’Angleterre, la perfidie anglaise, les intrigues anglaises, sont pour quelque chose dans les agitations de l’Orient, et en particulier dans la révolution grecque. La vraie politique anglaise, c’est le maintien de l’immobilité en Orient. Tout ce qui remue en Orient la dérange. Assise au chevet de ce célèbre moribond dont parlait l’empereur Nicolas, l’Angleterre entretient dans son empire la température d’une chambre de malade, y met des bourrelets et des tapis, en éloigne le bruit et les courans d’air. On prête à l’un des Pitt ce mot : « Je ne discute pas avec un homme qui n’admet pas que le maintien de l’empire ottoman est une question de vie et de mort pour l’Angleterre. » Les Anglais n’ont pas changé : ces grands propagateurs de bibles n’hésitent pas à se faire en Orient les conservateurs du Coran. Voilà pourquoi un roi anglais n’est pas possible en Grèce; c’est comme si les Grecs prenaient un fils ou un frère du sultan. Quand bien même le vote populaire se prononcerait pour le prince Alfred, ce sera une démonstration inutile : le peuple anglais ne peut pas épouser la Grèce, parce qu’il est déjà marié avec la Turquie, et par des liens indissolubles.

Nous n’avons pas besoin de dire que nous n’avons aucune prévention contre l’Angleterre, qui dans tant d’occasions représente à nos yeux la liberté et la civilisation ; mais nous sommes obligé de dire qu’en Orient elle se met en travers du courant. Tous les efforts qu’elle tente aujourd’hui encore pour la réformation et la rénovation de la Turquie sont des efforts désespérés ; ils n’auront pas plus de succès que ceux que l’Europe s’obstine à tenter pour la transformation de la papauté. On ne veut pas voir qu’au fond ces deux grandes questions, les deux plus grandes de notre temps, sont des questions religieuses et philosophiques, et que dans les deux cas les institutions politiques et civiles ne sont que l’expression forcée des dogmes. On demande au sultan de se faire chrétien comme on demande au pape de se faire philosophe.

Jamais l’Europe n’arrivera à convertir les Turcs à la civilisation chrétienne, et jamais les Turcs ne permettront aux chrétiens d’arriver à une égalité sociale qui serait la fin de leur propre domination. On a vu bien des fois dans l’histoire des peuples conquis se fusionner avec les conquérans, là où il y avait entre eux des élémens d’assimilation. Les Gaulois et les Francs ont fini par s’amalgamer et par former une des nations les plus compactes du monde. Il n’y a pas un sol qui ait été plus labouré, plus trituré, plus écrasé par des invasions successives que le sol anglais : on pourrait y suivre la superposition des races comme celle des couches géologiques, et pourtant de ce mélange est née la terre la plus serrée et la plus concentrée du globe, et est sortie une nation qui a un cachet aussi personnel, aussi dur et aussi violent que celui du peuple juif.

C’est qu’entre toutes ces races diverses il y avait un élément de fusion et d’assimilation, la religion chrétienne. Il n’en est pas ainsi en Orient, et de Maistre disait admirablement : « Les Turcs sont aujourd’hui ce qu’ils étaient au milieu du XVe siècle, des Tartares campés en Europe. Rien ne peut les rapprocher du peuple subjugué, que rien ne peut rapprocher d’eux. Là, deux lois ennemies se contemplent en rugissant ; elles pourraient se toucher pendant l’éternité sans pouvoir jamais s’aimer. Entre elles, point de traités, point d’accommodement, point de transactions possibles. L’une ne peut rien accorder à l’autre, et ce sentiment même qui rapproche tout ne peut rien sur elles. De part et d’autre les deux sexes n’osent se regarder, ou se regardent en tremblant comme des êtres d’une nature ennemie que le Créateur a séparés pour jamais. Entre eux est le sacrilège et le dernier supplice. On dirait que Mahomet II est entré hier dans la Grèce, et que le droit de conquête y sévit encore dans sa rigueur primitive... Voyez les Turcs! spectateurs dédaigneux de notre civilisation, de nos arts, de nos sciences, ennemis mortels de notre culte, ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient en 1454, un camp de Tartares assis sur une terre européenne. La guerre entre nous est naturelle, la paix forcée. Dès que le chrétien et le musulman viennent à se toucher, l’un des deux doit servir ou périr. »

Servir ou périr, telle est l’alternative de la chrétienté en Orient, et celle contre laquelle les Grecs protestent depuis plus de quatre cents ans. Les hommes politiques qui font complètement abstraction de la question religieuse prétendent que le gouvernement turc, comme pouvoir central, maintient seul l’ordre et l’unité parmi les populations mélangées de l’Orient; mais dans cette apparence d’ordre et d’unité tout est factice : conquérans et conquis, vainqueurs et vaincus, sont toujours aussi séparés, aussi irréconciliables qu’au premier jour. C’est la Grèce qui, par la géographie et par l’histoire, par le génie de son peuple et par sa religion nationale, est le plus naturellement appelée à accomplir cette fusion et à servir de lien entre l’Orient et l’Occident. Ce n’est pas sans un dessein bien raisonné que les Grecs avaient introduit dans leur constitution l’obligation pour l’héritier de la couronne de professer la religion du pays. En effet, leur église représente pour eux la nationalité et l’indépendance; elle est associée au long et sanglant martyrologe de leur histoire; elle est le symbole et le tabernacle de leur unité nationale. C’est pour cette raison que ni la propagande catholique ni la propagande protestante n’ont jamais fait aucun progrès en Grèce, et elles n’en feront aucun jusqu’à ce que la croix grecque ait été replacée sur le dôme de Sainte-Sophie. Aujourd’hui tout Grec qui se convertirait aurait l’air de changer de patrie en même temps que de religion.

Que le nouveau roi de Grèce fut Anglais, ou Français, ou Russe, ou Allemand, ou Suédois, ou Portugais, en vérité cela importerait peu, pourvu qu’il pût être ou devenir un roi véritablement national. Or, sous ce rapport, un prince professant déjà la religion du pays présentait un immense avantage. Les puissances occidentales craignent que tout ce qui servira à l’église grecque ne tourne au profit de la Russie. Nous croyons que c’est une erreur. Nous croyons que la vraie politique de l’Occident serait de créer ou d’appuyer en Orient un empire grec qui y serait le contre-poids de la Russie. La Russie ne peut que gagner à entretenir l’anarchie et le désordre dans la Grèce et dans l’empire ottoman, et à empêcher qu’il ne s’y forme un établissement régulier. Il nous sera permis de dire que l’opinion que nous exprimons ici n’est pas née aujourd’hui; il y a plus de dix ans que nous disions : « Nous sommes confondus de la naïveté féroce avec laquelle les plus grands libéraux de l’Occident répètent tous les jours : « Il s’agit bien de la Turquie! nous nous inquiétons bien de l’empire ottoman! Il s’agit tout simplement de nous et de la sécurité de l’Europe. » Et ces politiques humains et éclairés n’ont pas l’air de se douter qu’il y a là-bas dix ou douze millions d’hommes qui disent : « Et nous? » et pour lesquels l’émancipation est une question de vie ou de mort... Afin de n’avoir rien à résoudre, la France et l’Angleterre s’entendent pour maintenir ce qui est, et, de crainte de se heurter, se condamnent à l’immobilité. Si elles n’y condamnaient qu’elles seules, elles seraient dans leur droit; mais elles ne considèrent pas qu’elles enchaînent à cette immobilité des millions d’êtres intelligens qui demandent à vivre et à marcher. Dans notre conviction, c’est la politique de l’Europe qui jette l’Orient dans les bras de la Russie... La race conquise sort de la tombe où elle était couchée depuis des siècles. Notre mission, à nous, les fils de la civilisation chrétienne, c’était d’aller au-devant de ce nouveau Lazare, de lui tendre la main, et de lui dire : « Lève-toi, et marche! » Mais, si nous rejetons sur lui la pierre du sépulcre, Lazare marchera sans nous, peut-être un jour contre nous. »

Ce n’est pas en présence de ce qui se passe aujourd’hui que nous pourrions changer d’opinion. Quel spectacle édifiant donnent la religion, la morale et la propriété! Voilà des gouvernemens monarchiques qui jouent à la raquette avec une couronne, des gouvernemens conservateurs qui s’amusent à faire voter tout un peuple sur un roi de paille, comme dans les fêtes publiques on tire sur une tête de nègre ! Et on dira que ce sont les peuples qui sont ingouvernables ! Si les grands gouvernemens, par leurs jalousies inhumaines et leurs rivalités impies, font avorter la révolution grecque, c’est eux qui tôt ou tard en porteront la peine et le châtiment. Ils auront perdu une occasion unique de régler une question qui reste suspendue comme une épée sur leur tête. Le travail lent et sûr de la décomposition continuera son cours dans le sein de l’empire ottoman; cet ordre social mangé aux vers croulera un jour de lui-même et couvrira la terre de ses débris. Et alors s’abattront sur ce cadavre les vautours et les aigles, et s’ouvrira un champ de bataille que des fleuves de sang n’abreuveront pas.


JOHN LEMOINNE.