La Révolution et la guerre civile en Chine

La Révolution et la guerre civile en Chine
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 563-589).
LA GUERRE CIVILE


EN CHINE





La révolution fait décidément le tour du monde. La voilà en Chine! Cet immense empire, qui de loin nous semblait si calme et comme endormi à l’ombre de ses institutions séculaires, est en ce moment livré aux horreurs de la guerre civile. Une insurrection formidable, partie d’un district obscur du Kwang-si, s’est étendue aux plus riches provinces; elle a planté son drapeau jusque sur la vieille tour de Nankin, et elle menace sérieusement la dynastie tartare. Il y a vingt ans, l’Europe n’y aurait point pris garde; à peine savait-elle le nom de l’empereur qui régnait à Pékin, et elle se souciait fort peu de la dynastie des Ming ou de celle des Tsing. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Depuis 1842, la Chine a cessé d’être pour l’Europe un simple sujet de curiosité, une chinoiserie; c’est un marché de trois cents millions de consommateurs qui déjà pèse de tout son poids dans la balance commerciale du monde; c’est un vaste champ ouvert à l’ambition politique, à l’exploitation industrielle, à la propagande religieuse de l’Occident; c’est en quelque sorte un nouveau peuple que la guerre et la vapeur ont fait entrer, malgré lui, dans le concert des intérêts européens.

Il est d’ordinaire bien difficile de connaître exactement ce qui se passe dans la mystérieuse patrie de Confucius. Les Européens, campés seulement sur le littoral, ne reçoivent de l’intérieur que de lointains et faibles échos. Les nouvelles ont à franchir de telles distances, qu’elles s’arrêtent souvent en route, et, quand elles arrivent, il faut presque les deviner à travers les déguisemens étranges que leur ont fait subir les préjugés du peuple et les mensonges des mandarins. Voilà plus de trois ans que l’insurrection a éclaté dans le Kwang-si, et cependant nous ignorions encore, il y a peu de mois, ses progrès rapides, son caractère, les intentions de ses chefs. Nos informations se bornaient à de vagues rumeurs recueillies par les négocians de Canton et de Shanghai. La vérité ne nous est apparue que le jour où les mandarins, serrés de trop près par les rebelles, ont appelé les étrangers à leur aide; puis sont venues les lettres des missionnaires catholiques et les humiliantes révélations de la Gazette de Pékin; enfin la prise de Nankin a levé toute incertitude. Dès ce moment, on ne pouvait plus douter de l’importance de la révolte, et les plus indifférens se sont émus. A quoi donc pensent les Chinois ? quel sentiment, quelle passion les agite si fort ? quel démon les pousse aux luttes sanglantes ? A dire vrai, on ne les supposait point capables d’oser une révolution !

Ce n’est pas en un jour que l’on obtiendra une idée claire et nette des événemens qui s’accomplissent ou se préparent à l’intérieur de la Chine. Je sais bien que l’on a déjà publié des récits très minutieux, où les marches et contre-marches des rebelles et des troupes impériales, les batailles rangées et les ruses diplomatiques, les pensées intimes des mandarins et des généraux, la physionomie des deux armées, tout, en un mot, se trouve décrit dans les plus grands détails; on a même gravé, à l’usage des lecteurs de France et d’Angleterre, le portrait authentique du héros de l’insurrection, du prétendant Tien-ti. Je n’ai rien à dire contre l’exactitude historique des différentes scènes de ce drame, ni contre la ressemblance du portrait; mais je craindrais de m’aventurer si avant dans la recherche de l’inconnu et d’altérer sous le poids des couleurs la description, fort compliquée et passablement obscure, de la révolte. On m’excusera donc si je traverse en courant les champs de bataille et si je m’abstiens le plus souvent de suivre les rebelles à l’assaut de ces bonnes villes chinoises, dont il est plus aisé d’escalader les remparts que d’écrire les noms. A pareille distance, il est plus prudent de se contenter d’une vue d’ensemble, où n’apparaissent que les traits les plus saillans.


I.

On est depuis longtemps habitué à considérer les Chinois comme une nation fort débonnaire et complètement soumise à la domination tartare. En effet, la dynastie conquérante règne à Pékin depuis deux siècles; ce seul fait attesterait au besoin la patience et la douceur de la population conquise, et en Europe, les dynasties, même les dynasties nationales, signeraient volontiers un bail de deux cents ans. Toutefois, s’il est vrai que le Céleste Empire paraisse fort arriéré dans la science des révolutions comme en beaucoup d’autres, il ne faut pas s’imaginer qu’il ait échappé aux émeutes et aux révoltes. Quel est le gouvernement qui oserait compter en tout temps sur la fidélité inébranlable de trois cents millions de sujets ? Les Chinois se sont donc parfois avisés d’être mécontens de leurs mandarins, et il n’est point nécessaire de remonter bien haut dans leurs annales pour y trouver la trace de soulèvemens partiels qui ont éclaté dans les provinces. Les empereurs Kang-hi et Kien-long ont eu à réprimer de violentes insurrections, et, dès le début de son règne, Tao-kwang, le prédécesseur du souverain actuel, dut se défendre contre les attaques de la tribu des Miao-tze, qui habite le nord de la province du Kwang-si. À cette époque, les nations européennes ne s’inquiétaient guère des embarras qui pouvaient surgir en Chine : pourvu que Canton fût tranquille, les négocians se tenaient pour satisfaits, et d’ailleurs ils étaient à peine renseignés sur les incidens de politique intérieure qui préoccupaient le gouvernement de Pékin. Mais en ce moment, pour arriver à l’explication de la révolte du Kwang-si, il n’est pas inutile de rappeler ces précédens révolutionnaires, qui doivent modifier, dans une certaine mesure, l’opinion que l’on s’était formée en Europe sur le caractère du peuple chinois. L’insurrection, qui attire aujourd’hui nos regards et excite vivement notre surprise, n’est point un fait nouveau dans l’histoire du Céleste Empire; elle n’a d’extraordinaire que la rapidité de ses succès.

Aux premiers temps de la dynastie, les Tartares, encore animés de l’esprit guerrier et soutenus par le prestige de la conquête, triomphèrent assez facilement des révoltes que provoquaient la misère du peuple et les exactions des mandarins : leurs armées étaient nombreuses et aguerries, et elles marchaient bravement contre les rebelles; mais peu à peu les traditions militaires finirent par s’altérer, et il fallut souvent, pour avoir la paix, transiger avec les mécontens. Voici alors comment les choses se passaient. Après plusieurs campagnes infructueuses, les généraux, ennuyés de la guerre, se décidaient à offrir aux principaux chefs de rebelles une bonne somme et des plumes de paon. Les insurgés marchandaient pendant quelque temps, puis se laissaient corrompre et consentaient à devenir mandarins. Le traité conclu, l’empereur se hâtait d’annoncer à ses sujets par la voie de son Moniteur, la Gazette de Pékin, que l’ordre était rétabli et que l’ennemi avait fait sa soumission. Ce procédé, qui n’est pas fier, mais qui dénote une certaine connaissance du cœur humain, était surtout employé avec les pirates. Lors de la guerre de 1840, quelques mandarins voulurent l’essayer avec les Anglais : malheureusement ils avaient affaire à un ennemi qui aimait mieux les battre. Quand un gouvernement en est réduit à de pareilles extrémités, quand il offre ainsi une sorte de prime à l’insurrection, on peut prévoir à coup sûr qu’il sera prochainement en butté à de nouvelles attaques.

Déjà, sous le règne de Tao-kwang, la dynastie tartare avait subi de rudes échecs. Cependant le mal était concentré dans un petit nombre de districts, où les émeutes imparfaitement réprimées ou même impunies avaient révélé l’impuissante lâcheté des mandarins. Les provinces éloignées des foyers habituels de l’insurrection ignoraient le plus souvent ce qui se passait ailleurs, ou du moins elles ne connaissaient que les comptes-rendus triomphans du journal officiel, et elles demeuraient pleines de respect et de crainte devant l’invincible majesté du Fils du Ciel ; mais, quand les armées tartares eurent été battues par les Anglais, le prestige qui avait soutenu jusqu’alors l’autorité de la race conquérante devait nécessairement tomber. Non-seulement les Chinois avaient vu leur territoire envahi par des hordes étrangères et l’orgueil national humilié par la plus mortelle injure qui pût être infligée à la politique du Céleste Empire, mais encore, pendant toute la durée de la lutte, ils avaient été victimes des plus violentes exactions; les troupes qui étaient chargées de les défendre ne savaient que piller. Malheur aux villes où les mandarins jugeaient à propos d’établir une garnison pour arrêter la marche de l’ennemi ! les contributions extraordinaires et la maraude, largement pratiquée par les soldats, leur faisaient payer cher la présence de ces singuliers défenseurs qui s’enfuyaient au premier coup de feu avec tout ce qu’ils pouvaient emporter. Les ressentimens de la population étaient donc extrêmes, et le souvenir de ces affreux désordres avait laissé dans les provinces du littoral des traces ineffaçables. En même temps la guerre épuisait toutes les ressources du trésor. Le cabinet de Pékin, après avoir provoqué inutilement les dons patriotiques et les souscriptions volontaires, imagina, dans sa détresse, de battre monnaie avec les emplois, les titres nobiliaires et les diplômes. Cet expédient obtint, pendant les premiers mois, un certain succès. Bientôt, prodigués à prix d’argent, diplômes et titres perdirent toute valeur : les emplois et les promesses d’emplois ne furent plus côtés qu’à un taux illusoire, car, pour entrer en jouissance, les acheteurs étaient tenus d’attendre le décès ou la démission des titulaires. La plupart des fonctions étaient ainsi payées, hypothéquées en quelque sorte par des créanciers fort impatiens, convoitées par une foule de solliciteurs, et l’on se figure ce que devait être une administration composée de spéculateurs qui ne songeaient guère qu’à retrouver avec usure, aux dépens des contribuables, le capital et les intérêts de leur mise de fonds. Matériellement, l’anarchie était à son comble; mais ce qui paraissait beaucoup plus grave, c’était l’atteinte morale que cette mesure venait de porter aux traditions les plus antiques et les plus respectées de l’empire. Personne n’ignore que les lettrés tiennent le premier rang dans la société chinoise. Par les examens et par les concours, les enfans des plus humbles familles peuvent aspirer aux plus hautes dignités, et lors même qu’ils demeurent en dehors des fonctions administratives, les lettrés exercent sur la population de leurs districts une influence incontestée; ils forment, en un mot, l’élite de la nation, et l’on ne se brouille pas impunément avec eux. Or, en décrétant la vente des emplois, le gouvernement avait blessé du même coup et les nobles prédilections de la foule et (ce qui était plus dangereux peut-être) les intérêts de la classe intelligente. Les disciples de Confucius n’étaient pas d’humeur à lui pardonner cette lourde faute.

D’ailleurs, par une fatalité étrange, toutes les mesures que les mandarins prenaient pour repousser l’invasion anglaise, tous les expédiens adoptés d’urgence tournaient contre l’autorité impériale. On avait suspendu les vieilles lois qui prohibent la détention et la circulation des armes de guerre, et le gouvernement s’était empressé de distribuer à profusion les fusils des arsenaux. On faisait appel au dévouement des volontaires; on laissait s’organiser des corps francs; on créait dans plusieurs villes, notamment à Canton, des gardes civiques qui avaient pour mission de maintenir l’ordre à l’intérieur, pendant que les armées de l’empereur attendaient l’ennemi. Efforts inutiles : les prétendus volontaires vendirent les armes que l’on confiait à leur patriotisme, les corps francs dévastèrent le pays, les gardes nationales ouvrirent des clubs où les énergumènes déclamaient contre la trahison et l’incapacité des généraux. Quant aux armes, elles disparurent peu à peu; elles devaient se retrouver plus tard entre les mains des insurgés du Kwang-si.

Sans doute, avant la guerre soutenue contre les Anglais, il y avait au sein de la population chinoise de nombreux germes de mécontentement. Les finances étaient obérées, les mandarins ne donnaient point toujours l’exemple de la probité et de la justice, les lettrés faisaient parfois de l’opposition au gouvernement tartare; enfin les sociétés secrètes, dont nous parlerons tout à l’heure, couvraient déjà de leurs nombreuses ramifications les principales provinces de la Chine. Le Céleste Empire vivait ainsi depuis des siècles, et il aurait pu vivre longtemps encore avec ses antiques lois et ses vieux abus, s’il était demeuré livré à lui-même, si l’invasion du dehors n’était venue compliquer la situation intérieure; mais le traité conclu sous les murs de Nankin, après la déroute des armées tartares, n’eut pas seulement pour résultat de consommer la ruine du trésor et de révéler l’incroyable faiblesse de la dynastie; il fit plus : en permettant aux étrangers de s’établir dans les ports, il consacra de la façon la plus éclatante la chute de tout un système politique; il ébranla d’un seul trait de plume les bases mêmes de la société chinoise, et modifia essentiellement les conditions particulières d’après lesquelles cet étrange peuple avait jusqu’alors été gouverné. La Chine avait une organisation et, pour ainsi dire, une hygiène à part; elle était accoutumée à vivre seule, repliée sur elle-même, soigneusement enfermée dans l’enceinte jalouse de ses murailles, ne donnant rien, ne demandant rien au dehors. Cette habitude était devenue nécessairement la loi de son existence, le principe de sa nationalité. Et voici que tout à coup il faut ouvrir les portes, il faut laisser entrer un air plus vif, il faut subir le voisinage d’élémens étrangers qui pénètrent avec violence ou s’infiltrent lentement dans les profondeurs de l’édifice. Dès ce moment, tout n’est plus que confusion et désordre : les vieux matériaux se décomposent, les parois s’écroulent au souffle nouveau; la secousse est générale, et tout tombe. Telle fut la situation faite à la Chine par le traité de Nankin; c’est de cette époque que date la révolution actuelle. Du jour où l’étranger a été décidément admis sur le sol du Céleste Empire, le type national a été brisé.

Pendant que les barbares s’établissaient de vive force dans les principaux ports de la côte, l’émigration chinoise prenait de grands développemens. Depuis longtemps, il est vrai, les lois qui prohibent l’expatriation étaient tombées en désuétude, ou du moins, en présence de l’extrême misère qui pesait sur le peuple dans les provinces de Canton et du Fokien, les mandarins avaient fermé les yeux sur les départs clandestins. Luçon, Java, Singapore, l’archipel de la Malaisie, étaient ainsi le rendez-vous d’un certain nombre de colons chinois qui procuraient aux pays où ils allaient se fixer d’infatigables travailleurs et d’habiles commerçans; mais, sur l’ensemble de la population, cette émigration de contrebande était à peu près insensible, et les relations irrégulières que les absens entretenaient avec leurs familles ne pouvaient exercer aucune influence sur les mœurs et les traditions de l’empire. Il en fut autrement après 1842. Les Chinois sortirent en foule par la porte ouverte aux Européens; ceux-ci d’ailleurs les appelaient avec empressement dans leurs colonies, où l’émancipation des noirs avait compromis les cultures. Bientôt la Californie et l’Australie offrirent aux habitans du Céleste Empire de larges champs d’exploitation, et l’on sait le rôle important et honorable que joue à San-Francisco, ainsi que dans les placeres, l’industrieuse communauté chinoise. L’émigration, qui n’était hier encore qu’un fait exceptionnel, est aujourd’hui un fait normal; comprimée pendant des

siècles, elle s’est tout d’un coup précipitée à travers les océans avec une vigueur 

irrésistible, et elle aborde aux plus loin tains rivages. Là elle se trouve immédiatement en contact avec la civilisation et les mœurs de l’Europe, et alors elle peut comparer ce qu’elle voit avec la civilisation et les mœurs qu’elle a laissées derrière elle. Quelle surprise pour les Chinois et quels enseignemens! Les impressions des voyageurs, transmises au point de départ, pénètrent au sein des familles; elles y éveillent cette curiosité instinctive qu’inspire le récit des choses nouvelles, et elles répandent insensiblement dans toutes les provinces le poison subtil des idées européennes. Cette fois, ce sont les Chinois eux-mêmes qui font la guerre aux vieilles coutumes, aux préjugés entêtés du foyer domestique; ce sont eux qui battent en brèche les remparts de leur nationalité, car à peine ont-ils mis le pied hors de la Chine, qu’ils deviennent, sans le vouloir, les soldats de l’invasion étrangère et conspirent imprudemment contre l’intégrité de l’Empire Céleste,

Ainsi le terrain était merveilleusement préparé pour une révolution. Un peuple mal administré, accablé d’impôts, blessé dans ses sentimens les plus chers, un gouvernement vaincu par l’étranger, faible au dedans comme au dehors, obligé de recourir aux plus tristes expédiens pour vivre au jour le .jour; un changement complet de politique à l’égard des Européens, dont l’entrée dans l’empire rompait en quelque sorte l’équilibre national; une fièvre soudaine d’émigration, — tels sont les symptômes qui se trahissent à première vue et qui expliqueraient assez naturellement l’origine de la révolte. Il faut en outre tenir compte des sociétés secrètes, dont l’action, fort obscure au début, s’est révélée depuis quelques mois par des manifestations si éclatantes.

Les sociétés secrètes sont très nombreuses en Chine. Leur existence est constatée par le code pénal, qui inflige aux affiliés les peines les plus sévères : « Toutes les associations, dit le code, qui se réunissent par des signes secrets, sont instituées évidemment pour opprimer le faible... Les meneurs ou principaux membres de ces sociétés seront donc traités comme des vagabonds, et en conséquence bannis à perpétuité dans les provinces les plus éloignées…… Tous les vagabonds et gens déréglés qui auront fait des réunions et commis des vols ou autres actes de violence sous la dénomination particulière de Tien-ti-wei, c’est-à-dire Association du Ciel et de la Terre, subiront la mort par décollement, et leurs complices par strangulation. Cette loi sera appliquée toutes les fois qu’on fera revivre une telle secte ou association[1]. » La rigueur de cet édit n’a point arrêté le progrès des sociétés secrètes, qui n’ont cessé d’étendre leurs ramifications jusque dans les colonies européennes où les habitans du Céleste Empire ont émigré. A Singapore, à Java, à Manille, les affiliations chinoises sont très influentes. A Hong-kong, leurs manœuvres devinrent si compromettantes pour le gouvernement anglais, que sir John Davis dut, en 1845, publier une ordonnance spéciale contre les membres de la Triade et des autres sociétés secrètes. Partout enfla où il existe une population chinoise, on compte des affiliés.

La principale secte est celle de la Trinité ou de la Triade, sur laquelle un sinologue anglais, le docteur Milne, a publié en 1823 de curieuses informations, qui ont été reproduites par sir John Davis dans son premier ouvrage sur la Chine. Je ferai grâce des origines plus ou moins historiques de la secte, mais on lira sans doute avec quelque intérêt les détails suivans qui se rattachent à la cérémonie d’initiation. C’est pendant la nuit, et dans le plus profond mystère, que les membres se réunissent. Le candidat est admis à prêter serment devant une idole dont l’autel est garni de nombreuses offrandes; il verse ensuite une certaine somme entre les mains du caissier, et il subit diverses épreuves, entre autres le passage du pont. Ce pont est formé d’épées placées entre deux tables ou dressées sur leurs poignées et se joignant par les pointes, en forme d’arches. Le principal frère lit les articles du serment au récipiendaire, qui se tient sous le pont et qui, à chaque formule, doit répondre affirmativement. La lecture terminée, on coupe la tête d’un coq, ce qui veut dire : « Ainsi périssent tous ceux qui divulgueraient le secret ! » Il n’est pas besoin d’ajouter que les membres de la Triade emploient divers signes auxquels ils peuvent se reconnaître partout où ils se rencontrent. Ils ont une façon particulière de prendre leur tasse à thé; ils soulèvent le couvercle avec trois doigts seulement. Ils attribuent à certains nombres, notamment au nombre trois, des propriétés mystiques, etc. Bref, en lisant ce qui a été écrit sur la Triade par le docteur Milne, dont la bonne foi n’est point douteuse, on croirait lire un manuel de la franc-maçonnerie, et l’on doit avouer que la similitude est au moins singulière.

Quel était le but primitif et réel de ces associations, qui, à l’instar de la Triade et sous des dénominations différentes, se sont formées en Chine depuis deux siècles ? Si l’on s’en rapporte aux devises et aux statuts avoués par les membres, il ne s’agirait que de sociétés fort innocentes, ayant une certaine analogie avec nos sociétés de secours mutuels; mais, en pareille matière, il ne faut point trop se fier à l’étiquette, et, sans aller en Chine, on sait que les associations les plus redoutables pour la paix intérieure des états prennent très volontiers le masque de la bienfaisance et de la charité. L’origine de la Triade remonte au XVIIe siècle; elle est presque contemporaine de la chute des Ming et de l’installation de la dynastie mantchoue. On peut donc admettre l’opinion qui attribue à cette société la pensée de préparer le retour de l’ancienne dynastie par le renversement de l’empire tartare. On a remarqué d’ailleurs que, dans la plupart des révoltes qui ont éclaté sous les derniers règnes, la Triade a joué un rôle très actif, et aujourd’hui encore son nom se retrouve dans tous les récits qui nous parviennent sur les divers incidens de la lutte. En l’état de désorganisation où la Chine est plongée depuis 1842, les sociétés secrètes ont eu tout le loisir de préparer une attaque décisive. Si elles n’avaient su invoquer que les souvenirs de la dynastie des Ming, la masse du peuple se serait sans doute fort peu émue; car, malgré leur attachement aux traditions, les Chinois ne seraient guère d’humeur à se battre au profit d’une famille royale détrônée depuis deux cents ans, et je crois, sans vouloir leur faire injure, qu’ils n’auraient pas donné une goutte de leur sang pour consacrer, sur les rives du Fleuve-Jaune, le grand principe de la légitimité. Heureusement pour elles, les sociétés secrètes pouvaient compter sur des auxiliaires plus efficaces : le mécontentement des lettrés et la misère du peuple leur fournissaient des chefs et des soldats et leur assuraient dans toutes les provinces des sympathies très vives. Il ne restait plus qu’à déplier un drapeau, quel qu’il fût, contre le gouvernement tartare, et à profiter de la première occasion pour entrer en campagne.

Telles sont les causes principales de la révolte chinoise, autant du moins qu’on peut en juger à distance et à travers la mystérieuse enveloppe qui dérobe encore à nos regards la politique du Céleste Empire. Ces causes, il faut bien le reconnaître, paraissent naturelles et plausibles. Les élémens de désordre s’étaient accumulés à ce point que l’on devait s’attendre à une catastrophe prochaine. Aussitôt que la lutte s’est déclarée, le mouvement a été irrésistible, et l’on peut dès aujourd’hui prévoir le moment critique où la dynastie des Tsing aura cessé de régner.


II.

Ce fut dans le Kwang-si que se manifestèrent, en 1850, les premiers symptômes de l’insurrection. Cette province est traversée par de hautes montagnes dont les flancs arides se refusent à la culture; sa population, race énergique et dure, a souvent bravé l’autorité pusillanime des mandarins. Au nord, les vaillantes tribus des Miao-tze habitent des montagnes presque inaccessibles où les armes impériales n’ont jamais pénétré. Seules au milieu de la nation conquise, elles conservent leur indépendance à peu près complète et leurs vieilles coutumes; elles ont, à diverses reprises, battu les troupes tartares envoyées pour les soumettre, et lors de la dernière lutte, en 1832, elles ont traité avec l’empereur d’égal à égal. La révolte ne pouvait donc choisir un terrain plus favorable pour essayer ses forces. Protégée par la configuration du sol, elle était assurée d’avoir pour auxiliaires la population de la province et les tribus des Miao-tze.

Mais quelle fut l’origine précise du mouvement ? J’ai lu à ce sujet plusieurs récits. D’après les informations recueillies par un missionnaire catholique[2], un voyageur qui passait sur le territoire des Miao-tze fut assailli par des brigands : il en tua deux; mais, à l’étape voisine, un Chinois bien intentionné lui fit comprendre qu’il courait les plus grands dangers, s’il ne parvenait à apaiser, moyennant une rançon, la colère de la tribu : il s’offrit comme médiateur et arrangea l’affaire. Peu de temps après, le mandarin le mit en prison. A cette nouvelle, grande agitation parmi les Miao-tze, qui attaquent à leur tour le mandarin, le saisissent et le pendent. La querelle étant ainsi engagée, les chefs se réunissent contre les Tartares, et un lettré se met à leur tête, etc. — Cette histoire est assez dramatique; elle ne manque même pas de couleur locale. — Une autre version attribue l’origine de la révolte à une persécution dirigée par la police d’un district du Kwang-si contre plusieurs familles chrétiennes auxquelles on voulait interdire la faculté de se réunir pour réciter leurs prières. Les chrétiens désobéirent aux ordres de, mandarins, et quelques-uns furent décapités. Indignée de cet acte de rigueur, la population entière se souleva. — Enfin, suivant un troisième récit, le lettré Huen-su-chuen, de la province de Canton, furieux de n’avoir pu, malgré son grade de docteur, parvenir aux honneurs littéraires, se serait livré à l’étude factieuse de la Bible sur la traduction chinoise éditée par le docteur Gutzlaff, et, secondé par un petit nombre de partisans, il aurait réussi à fanatiser quelques districts : ce serait lui qui porterait aujourd’hui le nom impérial de Taï-ping. — Ainsi nous avons le choix entre trois explications, et probablement ce ne sont pas les seules qui circulent en Chine sur ce grave sujet. On peut juger par ce fait combien il est malaisé de percer les mystères du Céleste Empire. Plus de la moitié de la Chine est en feu, et en Chine même, sur le théâtre de la lutte, on ne sait pas au juste d’où ni comment est partie l’étincelle qui a allumé ce vaste incendie !

A la fin de 1850, les insurgés avaient repoussé sur tous les points les troupes placées sous les ordres du gouverneur général des deux Kwang[3], et le mouvement avait pris des proportions très redoutables. Dans le courant de 1851, on fut informé à Canton que les rebelles avaient annoncé hautement le projet de renverser la dynastie tartare, et qu’ils reconnaissaient pour chef un prétendu descendant de la dynastie des Ming, nommé Tien-ti[4]. Comme signe de ralliement, ils avaient adopté l’ancien costume national, c’est-à-dire la grande robe ouverte par devant, au lieu de la veste tartare ou chang, et ils portaient les cheveux longs. Partout ailleurs une insurrection contre les modes pourrait sembler chose puérile : en Chine, c’est un symptôme fort grave. Il y a deux siècles que les habitans du Céleste Empire se rasent la tête et sont habitués à cette coiffure originale et pittoresque qui a tant de fois excité la moquerie des Européens, — très à tort, suivant moi, car elle n’est point sans grâce. Bien qu’elle eût été imposée par le conquérant tartare, et que par conséquent elle pût rappeler d’humilians souvenirs, la queue, déroulant jusqu’à la chute des reins ses nattes soigneusement lustrées, s’était à la longue si solidement implantée sur la tête rase des Chinois, qu’elle y figurait, non plus comme un signe de servitude, mais comme un ornement national; il fallait donc que les chefs des rebelles fussent déjà bien sûrs de leur autorité et de leur influence pour ordonner à leurs partisans de couper leur queue! Ils furent obéis.

En 1852, l’insurrection, maîtresse de toute la province du Kwang-si, s’étendit dans le Hou-nan, et s’avança, par étapes assez lentes, dans la direction du nord-est. Au mois de septembre, la Gazette de Pékin annonça triomphalement une victoire des troupes impériales ainsi que la prise de Tien-ti, et publia un long document par lequel ce personnage avouait ses crimes et racontait l’histoire de la révolte. Tien-ti disait que ses échecs dans les concours littéraires lui avaient inspiré une violente haine contre le gouvernement, et qu’il s’était mis en tête d’apprendre la stratégie, avec la pensée de faire un jour la guerre aux Tartares. Deux lettrés, malheureux comme lui dans leurs examens et comme lui désireux de se venger, s’étaient affiliés à la société secrète de la Triade, et Ils lui avaient offert le commandement militaire des bandes dont ils pouvaient disposer; l’un d’eux, Huen-su-tchuen, s’était institué son premier lieutenant, sous le nom de Taï-ping[5], et, grâce au concours de la population du Kwang-si, excitée par les membres de la Triade, les insurgés avaient obtenu dès le début un succès inespéré. Tien-ti affirmait en terminant qu’on l’avait représenté, bien malgré lui, comme aspirant au trône impérial. — Cette confession, dont je m’abstiens de reproduire les détails, aurait beaucoup d’intérêt, si son authenticité était démontrée ; mais elle a eu le malheur d’être publiée par la gazette officielle, et c’est une triste recommandation : aussi l’a-t-on généralement considérée comme apocryphe, on a même poussé l’incrédulité jusqu’à prétendre que le chef des rebelles n’était point tombé au pouvoir des mandarins, et que le commandant des troupes impériales s’était tout simplement avisé d’expédier comme prisonnier, à Pékin, un pauvre diable affublé par lui du nom de Tien-ti. Cette ingénieuse supercherie ne serait point sans précédens. On se souvient que lors de la guerre de 1840 les mandarins de Canton adressèrent à l’empereur Tao-kwang, à l’appui de leurs glorieux bulletins, les têtes de plusieurs généraux anglais qui vivent encore. Les mandarins de Kwang-si auraient donc pu tout aussi bien consoler l’empereur Hien-foung par l’envoi d’un faux Tien-ti. Cependant il est juste de constater que depuis 1852 on n’a plus entendu parler de la présence de ce chef parmi les rebelles. Tien-ti a disparu ; c’est Taï-ping qui personnifie la nouvelle dynastie, et c’est son nom qui figure en tête des proclamations émanées du camp des insurgés.

La capture, vraie ou supposée, de Tien-ti ne ralentit, point la marche de la révolte. En novembre 1852, la province du Hou-nan était soulevée ; puis la ville la plus importante du Hou-pé, Ou-tchang-fou, fut prise d’assaut. Si l’on veut jeter les yeux sur la carte de Chine, on sera émerveillé de la rapidité avec laquelle le torrent insurrectionnel traversa ces vastes provinces en se précipitant vers le fleuve Yang-tse-kiang, qui devait le porter jusqu’à Nankin. Les Tartares résistaient à peine ; vainement l’empereur envoyait-il généraux sur généraux pour arrêter l’invasion, vainement fit-il sortir de leur retraite volontaire ou de leur disgrâce les anciens serviteurs qui avaient autrefois défendu contre les Anglais le trône chancelant de Tao-kwang. Ces généraux et ces diplomates, Siu, Lin, Kichen, etc., furent successivement battus. Les uns échappèrent par la mort et par le suicide à la honte de leur défaite, d’autres, dégradés et privés de leurs biens, se virent flétris par les décrets injurieux de la Gazette de Pékin. Chaque numéro du journal officiel immolait à la colère impériale une hécatombe de mandarins civils et militaires et trahissait, par les éclats d’une exaspération insensée, l’impuissance du gouvernement tartare. La correspondance des missionnaires catholiques établis dans les provinces insurgées contient sur la situation respective des deux partis une série de renseignemens fort instructifs qui méritent toute confiance. Voici l’extrait d’une lettre écrite, le 6 novembre 1852, par le vicaire apostolique du Kwang-si[6]. « Il faut avouer que l’empereur Hien-foung et « es ministres paraissent vraiment frappés de vertige. Au moment où il leur importerait de s’attacher les esprits, ils semblent prendre à tâche de les aliéner : on écrase la nation d’impôts, on l’épuisé de corvées. Pour expédier quelques soldats, il est incroyable combien l’on vexe de familles, car il ne faut pas croire que le fantassin chinois marche à pied ; non, il lui faut un char. Le cavalier à son tour serait trop fatigué, s’il allait à cheval ; il lui faut aussi un char. Enfin le cheval lui-même ne sait pas porter sa selle. Pour traîner ses harnais, il faut encore des chars, si bien que la semaine dernière, dans la ville de Choui-tcheou-fou, à deux heures d’ici, pour le départ de trois cents soldats, il y avait mille hommes de corvée. Ce n’est pas tout : les prétendus défenseurs de la patrie sont presque autant de brigands qui pillent l’honnête citoyen jusque dans sa maison. Dites au marché que les troupes vont passer, en un clin-d’œil vous ne verrez plus de boutiques. Pour mettre le comble à la désaffection, il se dit que les mandarins veulent lever un impôt extraordinaire. Aussi les murmures commencent-ils à éclater en sédition ; on ne se cache pas pour désirer la venue des insurgés ; pas un village qui n’aspire à passer sous leur gouvernement. On prétend même que les mandarins chinois sont tout aussi impatiens que le peuple de se soustraire à la domination tartare… Les rebelles au contraire tiennent une conduite vraiment sage. Point de pillage parmi eux, point de troubles ; des proclamations l’ont annoncé dès le principe. « Nous n’en voulons qu’aux Tartares, ont-ils dit, nous ne détruirons que les Tartares, » et les faits répondent aux paroles. A-t-on pris une ville, on tue les soldats tartares sans rémission, on ne fait aucun quartier aux mandarins mantchoux : les mandarins chinois, s’ils ne se sont point soumis d’avance, sont également massacrés ; mais le peuple, on le respecte ; mais le marchand est toujours à ses affaires, et le voyageur toujours tranquille sur sa route. »

Ce témoignage, si favorable aux rebelles, est confirmé par le vicaire apostolique du Hou-kouang, dans une lettre écrite de Hong-kong le 28 janvier 1853[7] : « Les troupes révolutionnaires paraissent bien disciplinées et sont de beaucoup supérieures à l’armée tartare en fait de tactique militaire. Elles s’annoncent partout comme aspirant à délivrer la patrie du joug des Tartares, dont elles font ressortir les vices et la tyrannie dans leurs proclamations… Les troupes impériales s’avilissent toujours davantage. Effrayées de la valeur et de l’audace des rebelles, il semble qu’elles s’étudient à éviter tout engagement avec eux, se contentant, au lieu de combattre, de leur céder leurs postes et de leur livrer l’entrée des villes. Elles ne se battent que dans des rencontres inévitables, ou quand elles voient la victoire bien assurée : mais le cas est rare. Il en résulte que les soldats de l’empereur désertent en masse et que les officiers inventent mille prétextes pour quitter le service. Même conduite de la part des mandarins civils. »

Ainsi la cause impériale était livrée sans défense à la merci des événemens. La cour de Pékin, qui ne cessait d’envoyer à ses troupes l’ordre de vaincre, ne recevait que des nouvelles désastreuses. L’ennemi avançait toujours. Il s’était emparé des barques du Yang-tse-kiang et descendait paisiblement le fleuve. Le 8 mars, il arriva sous les murs de Nankin, où les généraux de l’armée impériale avaient concentré depuis deux mois leurs dernières ressources. D’après les ordres de la cour, cette place devait être défendue jusqu’à la dernière extrémité. Le 19 mars, elle fut emportée au premier assaut ! Les rebelles tuèrent impitoyablement tous les Tartares, hommes, femmes, enfans ; on assure qu’ils massacrèrent vingt mille victimes. Dès qu’ils eurent établi leur quartier-général à Nankin, un détachement fut dirigé contre Chin-kiang-fou, garnison tartare, où les Anglais éprouvèrent en 1842 une résistance désespérée. Cette ville fut enlevée par les insurgés, qui y renouvelèrent leurs horribles massacres, et, dès ce moment, le cours entier du Yang-tse-Kiang appartint à la révolte, qui pouvait intercepter à son gré toute communication entre le nord et le sud de l’empire. En perdant Nankin, la dynastie mantchoue venait, d’être frappée au cœur. L’effet produit par cet événement fut immense dans toute la Chine; l’on s’attendait à voir, d’un jour à l’autre, les chefs de l’insurrection sur la route de Pékin.

C’est à partir de ce moment que les divers incidens de la révolution chinoise commencent à nous être mieux connus. Le théâtre de la guerre se rapprochant de plus en plus du port de Shanghai, où les étrangers sont admis à faire le commerce, les représentans des gouvernemens européens durent se préoccuper très vivement de la sécurité et des intérêts de leurs nationaux; en outre, les mandarins eux-mêmes, après avoir épuisé tous les expédiens, se virent forcés de faire appel à l’intervention de l’Europe et de solliciter l’assistance de ces barbares qu’ils avaient jusqu’alors traités avec tant de mépris. De toutes les humiliations qu’infligeait depuis deux ans à l’orgueilleuse dydastie des Tsing la révolte triomphante, celle-là devait assurément lui paraître la plus cruelle et la plus dure. Déjà l’empereur avait perdu aux yeux de son peuple le caractère de force invincible et de majesté presque divine que les nations orientales vénèrent avec tant de respect dans le dépositaire de l’autorité suprême. Remplis d’épouvante et accablés de remords, les mandarins ne se distinguaient plus que par la précipitation de leur fuite : c’était un sauve-qui-peut général. Mais que durent penser les Chinois, lorsqu’ils virent leur souverain à genoux devant les étrangers, lorsqu’ils lurent la proclamation suppliante adressée aux consuls européens par le gouverneur de Shanghai ! Comment les choses en étaient-elles venues à ce point qu’il fallût rompre tout d’un coup avec les traditions de la politique nationale, et se rattacher au bienveillant appui des barbares comme à une dernière branche de salut ? Les Européens eux-mêmes ne furent pas moins surpris de cette démarche, qui ouvrait devant eux les portes d’un empire au seuil duquel ils avaient eu tant de peine à s’établir, après trois siècles de pourparlers et de tentatives vaines, après une guerre acharnée. La lettre du gouverneur de Shanghai doit être considérée comme le point de départ d’une situation nouvelle qui modifie profondément les relations établies entre l’Europe et le Céleste Empire; elle est datée du 15 mars. On ignorait encore à Shanghai que les rebelles étaient déjà sous les murs de Nankin et à la veille de livrer l’assaut. Le mandarin expose aux consuls qu’il a reçu de son supérieur, le gouverneur du Kiang-sou, l’ordre de se concerter avec eux pour l’extermination des rebelles, et il les prie en conséquence d’envoyer à la défense de Nankin tous les navires de guerre en station devant Shanghai[8]. Il y avait alors dans ce port trois navires anglais, une corvette à vapeur française, le Cassini, une frégate à vapeur américaine, le Susquehannah, qui avait à bord le colonel Marshall, ministre des États-Unis. On attendait en outre l’arrivée de la frégate française la Capricieuse, qui devait amener notre ministre plénipotentiaire, M. Bourboulon. Le plénipotentiaire anglais, sir George Bonham, venait d’arriver, le 21 mars, sur le steamer l’Hermès. Si les cinq bâtimens de guerre alors disponibles avaient remonté le Yang-tse-Kiang et paru devant Nankin, ils auraient pu très aisément décider la victoire au profit de la cause impériale; mais les représentans des nations européennes étaient d’accord sur la convenance d’observer, au milieu de cet étrange débat, une complète neutralité. Ils répondirent dans ce sens à la communication du gouverneur, et les documens placés sous les yeux de la chambre des communes attestent que, dès l’origine, le cabinet britannique approuva pleinement la détermination adoptée par sir George Bonham, « de n’intervenir d’aucune manière en faveur du gouvernement chinois. »

Cependant la prise de Nankin produisit à Shanghai une vive émotion. Le gouverneur s’adressa une seconde fois aux consuls et dans les termes les plus pressans, afin d’obtenir l’assistance des Européens. Voici la réponse qui lui fut transmise par le consul anglais, M. Alcock, au nom de sir George Bonham : « Le plénipotentiaire britannique ne saurait promettre son concours pour la défense de Shanghai, dans le cas où cette ville serait assiégée par les insurgés; il protégera la colonie anglaise contre toute attaque qui serait dirigée contre elle. Quant à la répression des actes de pillage qui pourraient être commis dans l’enceinte de la ville chinoise, le plénipotentiaire, tout en éprouvant le désir bien naturel de venir en aide aux autorités dans l’intérêt des citoyens paisibles, se réserve le droit de régler ultérieurement sa conduite d’après les circonstances[9]. » Cette politique de neutralité, proclamée fermement au plus fort de la lutte, offrait pour l’avenir des avantages incontestables; mais, pour le présent, elle n’était point sans péril. En effet, les Européens établis à Shanghai occupent en dehors de l’enceinte chinoise un quartier qui leur a été concédé par les mandarins : leur nombre dépasse à peine trois cents. Que pouvait faire cette poignée d’hommes, si elle venait à être soudainement attaquée par les rebelles ? Il ne fallait point compter sur l’assistance efficace des impériaux, et la présence même des navires de guerre ne mettait point la petite colonie à l’abri d’un coup de main. La conjoncture était d’autant plus grave que l’on ne connaissait point exactement les dispositions des insurgés à l’égard des étrangers. Le gouverneur de Shanghai se gardait bien de rassurer les consuls; il affirmait que les rebelles étaient animés d’une violente haine contre les Européens, et il faisait circuler de prétendues proclamations par lesquelles les généraux de Taï-ping promettaient solennellement à la nation chinoise que les humiliations de la guerre de 1840 allaient être vengées dans le sang des barbares. La petite colonie ne perdit point courage : les 8 et 9 avril, les résidens se réunirent en meetings sous la présidence de M. Alcock, et ils votèrent la formation d’un corps de volontaires, ainsi que la création d’un comité de salut public charge de prendre toutes les mesures nécessaires pour la défense commune. Dans un troisième meeting, qui fut tenu le 12 avril et auquel assistèrent les consuls de France, des États-Unis, de Hambourg et de Danemark, tous les habitans européens de Shanghai adhérèrent aux résolutions émanées de l’initiative anglaise, et se concertèrent pour l’érection d’une ligne de fortifications autour de leur ville. Ces points réglés, on se mit immédiatement à l’œuvre. La plupart des résidens s’enrôlèrent comme soldats, apprirent l’exercice et firent d’incessantes patrouilles. On voyait ces riches négocians quitter leurs comptoirs au premier signal, s’armer de leurs fusils de chasse et s’aligner docilement, comme des recrues à l’école du peloton. Jamais troupe ne se montra plus calme, plus décidée en face du péril. Toutes les nationalités étaient fraternellement confondues ; Anglais, Américains, Allemands, Français, etc., se serraient dans les mêmes, rangs. Ils étaient là, relégués sur un coin de terre, à l’extrémité du monde, au milieu d’un peuple inhospitalier. D’un moment à l’autre, ils s’attendaient à recevoir le choc de masses formidables, et cependant ils tinrent bon. Ils auraient pu s’embarquer sur leurs navires, se retirer à Hong-kong et laisser passer la bourrasque : ils ne songèrent qu’à combattre. L’imminence du danger soutenait leur courage, et le sentiment du devoir les attachait au sol de cette patrie d’adoption où ils avaient à garder, non-seulement les immenses intérêts de leur commerce, mais encore l’honneur du drapeau européen. Il y a de la grandeur dans ce tableau. Quelques hommes de cœur bravent froidement la plus puissante et la plus nombreuse des nations asiatiques. Fidèles aux instincts de leur race, ils savent qu’ils ne doivent point reculer, que les intérêts de l’Occident sont entre leurs mains, et qu’une nécessité impérieuse leur commande de-défendre jusqu’au bout ces nouvelles Thermopyles. En combattant pour eux-mêmes, pour leurs magasins remplis de caisses de thé ou de balles de coton, ils combattent aussi pour l’Europe, pour la civilisation, pour la foi chrétienne. Hommage leur soit rendu !

Pendant que la petite colonie se mettait ainsi en mesure de repousser l’ennemi, les ministres des États-Unis et d’Angleterre pensèrent avec raison qu’il importait d’obtenir sans retard des informations précises sur la situation, les forces et les projets des rebelles. Le colonel Marshall, sans trop se préoccuper des commentaires que pourrait éveiller sa démarche, résolut de se rendre à Nankin, en remontant le Yang-tse-kiang sur la frégate à vapeur Susquehannah ; mais les eaux du fleuve étaient trop basses pour ce navire, qui dut s’arrêter à moitié route et revenir à Shanghai. Sir George Bonham procéda avec plus de prudence : «se borna d’abord à envoyer l’interprète du consulat, M. Meadows, dans la direction de Sou-tchou et du Grand-Canal, d’où l’on pensait qu’il serait plus facile de gagner les districts occupés par les insurgés. Parti de Shanghai le 9 avril, M. Meadows arriva le 14 à la ville de Tanyang ; le canal étant presque à soc, il ne put aller plus loin. Toutefois, pendant ce court voyage, il recueillit quelques renseignemens utiles sur l’objet de sa mission. Il rencontra plusieurs détachemens de Tartares échappés au massacre de Nankin et de Chin-kiang-fou, et apprit que l’on évaluait à cent trente mille hommes environ l’armée de Taï-ping. Il fut d’ailleurs complètement édifié sur les déroules successives des troupes impériales et sur les progrès des rebelles ; mais le résultat le plus important de son aventureuse expédition, ce fut la certitude acquise par lui que les mandarins se vantaient, aux yeux de leurs administrés, d’avoir obtenu l’appui des Européens, et promettaient l’apparition prochaine des escadres alliées. Voici le texte d’une proclamation qu’il lut sur les murailles de la ville de Chang-chou : « Les navires des barbares sont solides; ils ont d’excellens canons, et ces barbares sont, comme nous, décidés à exterminer les rebelles. Ils ne tarderont pas à se montrer au-delà de Chin-kiang-fou, et ils auront vite raison de cette exécrable secte. Que le peuple soit sans crainte : ou poursuivre avec la plus grande sévérité les colporteurs de fausses nouvelles qui auraient pour but d’inquiéter les esprits. » Ce mensonge officiel, garanti par la signature du mandarin Chang, était placardée dans les districts, et, en même temps qu’il rassurait les populations demeurées fidèles jusqu’alors à la cause impériale, il devait répandre parmi les rebelles de fausses impressions sur l’attitude des Européens. Cette manœuvre ne manquait pas d’habileté. A Shanghai, le gouverneur disait aux consuls que Taï-ping était l’ennemi déclaré des barbares, puis il annonçait indirectement aux insurgés que les navires anglais allaient marcher contre Nankin. En trompant ainsi les uns et les autres, il espérait qu’un malentendu les mettrait aux prises. La ruse était d’autant mieux imaginée que la tentative de la frégate américaine Susquehannah pour remonter le Yang-tse-kiang et surtout la présence de plusieurs bâtimens de forme européenne au milieu des jonques de la flotte impériale pouvaient aisément donner le change aux rebelles. Le gouverneur de Shanghai, qui ne se faisait pas la moindre illusion sur la valeur des jonques, avait eu l’excellente idée de fréter dans le port un certain nombre de lorchas, petits bâtimens qui naviguent sur les côtes de Chine, le plus souvent avec le pavillon portugais, puis il avait acheté ou loué des bricks et même des trois-mâts appartenant à des négocians américains. Le mandarin ne marchandait pas, il payait comptant; il y avait donc tout profit à traiter avec lui. Enfin, malgré l’accord qui existait au-sein de la population européenne pour la défense commune, il s’était révélé, au début, des dissidences assez graves sur l’appréciation générale des événemens. Le principe de non-Intervention proclamé par les représentans des puissances n’était point du goût de tout le monde. Plusieurs résidens voyaient avec impatience le ralentissement du commerce; ils étaient d’avis que l’on précipitât le dénoûment de la crise, en se prononçant soit pour Hien-foung, soit pour Taï-ping, et ils déclaraient que si les gouverneurs pensaient devoir s’abstenir de toute démarche officielle dans l’un ou l’autre sens, les particuliers n’étaient point liés par les mêmes scrupules. Après tout, les négocians qui vendaient leurs bâtimens au mandarin de Shanghai se croyaient fondés à soutenir la légitimité de la transaction. De quel droit leur aurait-on enlevé l’occasion d’une bonne affaire ? Ils étaient d’ailleurs enrôlés, comme les autres, dans le bataillon des volontaires de Shanghai; ils montaient la garde et allaient en patrouille, et ils étaient prêts à tirer au besoin sur leurs anciens navires métamorphosés en navires chinois. Les consuls n’eurent rien à objecter contre la logique de ce raisonnement; mais il n’en était pas moins vrai que les mandarins, en achetant ces navires et en les expédiant sur le Vang-tse-kiang, voulaient convaincre les insurgés que les barbares s’étaient ralliés à la cause impériale. Ils firent mieux encore : pour compléter la décoration, ils s’avisèrent de confectionner quelques centaines d’habits rouges et de les mettre sur le dos d’un régiment chinois. Pour le coup, les Anglais étaient en ligne. Malheureusement l’habit ne fait pas le soldat, et les rouges se débandèrent aussi vite que les autres devant les invincibles légions de Taï-ping. Ce joli tour a été raconté dans les journaux anglais. Il provoquera peut-être d’incrédules sourires; cependant, si l’on veut bien se rappeler les supercheries ou plutôt les enfantillages très authentiques auxquels les mandarins de première classe ont eu recours pendant la guerre anglaise, on conviendra qu’en pareille matière les Chinois sont capables de tout.

Lorsque sir George Bonham connut, par le rapport de M. Meadows, l’existence de la proclamation officielle à Chang-chou, il jugea qu’il y aurait péril à laisser les rebelles sous l’impression des mensonges imaginés par les mandarins. Il devait en effet prévoir le cas où Taï-ping assiégerait Shanghai et conjurer par une explication catégorique les conséquences redoutables d’une méprise. Il s’embarqua donc le 22 avril sur le steamer Hermès, commandé par le capitaine Fishbourne, et partit pour Nankin.

En 1842, la flotte britannique avait remonté le cours du Yang-tse-kiang; elle allait porter, au cœur même du Céleste Empire, le fléau de la guerre étrangère, et cette démonstration audacieuse arrachait aux mandarins le traité célèbre qui consacrait le triomphe des armes occidentales. Depuis cette époque, aucun navire européen n’avait reparu dans les eaux du fleuve. L’Hermès, lancé à toute vapeur dans la direction de Nankin, devait produire sur les rives une sensation profonde et réveiller dans l’esprit des Chinois d’amers souvenirs. En franchissant les limites qui avaient été fixées à l’Europe et que l’Europe avait acceptées, le plénipotentiaire anglais commettait un acte très grave : cette violation formelle des traités en vigueur venait jeter au travers des embarras de la guerre civile une complication inattendue. Il était d’ailleurs impossible de prévoir comment les impériaux et les rebelles accueilleraient la visite du pavillon britannique. Aussi la démarche de sir George Bonham fut-elle d’abord vivement critiquée par une portion assez notable des résidons européens. On craignait qu’elle n’eût pour résultat de compromettre le principe même de la neutralité et d’engager inconsidérément la politique anglaise dans une aventure très hasardeuse. Un coup de canon tiré sur l’Hermès et une riposte, tout était perdu; l’intervention devenait flagrante. Heureusement le voyage de l’Hermès à Nankin s’accomplit sans encombre. Les documens officiels communiqués à la chambre des communes nous permettent de raconter avec quelques détails cet épisode, qui ajoute une page curieuse, et du moins authentique, à l’histoire de l’insurrection chinoise.

En arrivant près de Chin-kiang-fou qui se trouvait au pouvoir des rebelles, sir George Bonham se disposa à envoyer un message au commandant des batteries pour le prévenir des intentions pacifiques de l’Hermès; mais quelques coups de canon furent tirés sur le steamer dès qu’il passa à portée des forts. On ne riposta pas à cette première attaque, et le feu cessa. Au même moment, les mandarins, qui assiégeaient la ville avec leur escadre de torchas et de navires marchands achetés à Shanghai, jugèrent que l’occasion était favorable pour tenter de nouveau la fortune, espérant sans doute, selon leur tactique habituelle, faire croire aux insurgés que l’Hermès combattait dans leurs rangs. Les Anglais assistèrent donc au spectacle très rare d’une lutte assez vive qui s’engagea entre l’escadre impériale et les batteries de terre. Le steamer continua sa route ; il eut encore à essuyer au-delà de Chin-kiang-fou quelques bordées inoffensives parties des jonques qui défendaient le fleuve, et le 27 au matin il jeta l’ancre sous les murs de Nankin. À la suite d’une correspondance échangée entre le capitaine du navire et le commandant de l’un des forts, l’interprète M. Meadows fut envoyé à terre afin de proposer aux chefs des rebelles une entrevue avec sir George Bonham.

M. Meadows était accompagné du lieutenant Spratt. Il demanda à être conduit devant le chef le plus élevé en grade, et quelques Chinois le menèrent dans une maison du faubourg du nord, où il fut reçu par deux personnages vêtus de longues robes jaunes. (En Chine, le jaune est la couleur impériale.) Les soldats enjoignirent à M. Meadows de s’agenouiller et à M. Spratt de déposer son sabre. Les visiteurs ne tinrent aucun compte de cette double invitation, et l’interprète, s’adressant aux deux chefs, expliqua en peu de mots le but de sa mission. Les chefs se retirèrent, sans répondre, dans l’intérieur de la maison ; mais M. Meadows les suivit résolument, et il les força à lui accorder audience. Pendant qu’il leur exposait une seconde fois l’objet de sa visite, il entendit qu’on distribuait une correction de coups de bambou aux malheureux Chinois qui lui avaient servi de guides. Le début était peu engageant. Toutefois l’un des personnages à robe jaune (c’était le prince du Nord) se décida à ouvrir la bouche, et il commença par demander aux Anglais s’ils adoraient Dieu, le Père céleste. M. Meadows se hâta de répondre que les Anglais adoraient Dieu depuis huit à neuf cents ans. Le prince, après avoir consulté de l’œil son acolyte de prince adjoint), fit alors apporter des sièges, et l’on se mit à causer. L’interprète provoqua des explications sur le nombre et le grade respectif des chefs, ainsi que sur les formes à observer dans le cas où ceux-ci auraient une conférence avec sir George Bonham. Il déclara que le gouvernement anglais entendait demeurer neutre, qu’il n’était pour rien dans l’envoi des torchas et autres navires frétés par le gouverneur de Shanghai, et que l’on ne devait pas ajouter foi aux placards des mandarins. Il demanda enfin quels étaient les sentimens des vainqueurs de Nankin à l’égard de la population européenne. Le prince du Nord paraissait prendre très peu d’intérêt aux paroles de M. Meadows ; ce qui le préoccupait, c’était la question religieuse. Dès qu’il eut appris que les Anglais connaissaient les Règles célestes, c’est-à-dire les dix commandemens, son visage s’illumina de joie. Il répéta à plusieurs reprises qu’il aimait les Anglais comme ses frères, qu’il voulait non-seulement vivre en paix avec eux, mais encore les accueillir comme d’intimes alliés. Il leur accorda par conséquent la liberté d’entrer à Nankin, de s’y promener partout où il leur plairait ; puis, revenant sur les divers incidens de la guerre, il se montra plein de confiance dans la victoire assurée à son parti par la protection toute puissante du Père céleste. Cependant cet entretien mystique et ces élans enthousiastes avaient laissé dans le vague la proposition d’entrevue que l’interprète était chargé de traiter avec les chefs des rebelles. « Quand je ramenai la conversation sur ce terrain, dit M. Meadows dans le récit fort curieux qu’il adressa à sir George Bonham, le prince du Nord me désigna l’un de ses officiers comme devant le lendemain conduire les chefs anglais qui désiraient obtenir une conférence. Je lui fis observer que ce mode de procéder serait bon pour moi et pour d’autres, mais que sir George Bonham était un officier de haut rang au service de sa majesté britannique, et qu’il ne pouvait se rendre à aucune réunion avant que l’on eût réglé le cérémonial et le lieu de l’entrevue, ainsi que la qualité des personnages qui devaient le recevoir. « Quelque élevé que soit son rang, me fut-il répondu, votre chef n’est point au niveau des personnages devant lesquels vous vous trouvez en ce moment. » Je dis que je rendrais compte de cet incident à son excellence, mais que je ne pouvais répondre de sa venue. Je demandai quelques renseignemens au sujet de Taï-ping-wang, le prince de la Paix. Le prince du Nord m’expliqua par écrit que Taï-ping était le « vrai maître » ou souverain, que le maître de la Chine est le maître du monde entier, qu’il est le second fils de Dieu, et que tous les peuples doivent lui obéir et le suivre. Comme je ne faisais aucune réflexion, me bornant à le regarder en face après avoir lu cette singulière réponse, il insista : « Le vrai maître n’est pas seulement le maître de la Chine; il n’est pas seulement notre souverain, il est aussi le vôtre. » Je continuai de le regarder fixement sans mot dire; il se décida alors à parler d’autre chose...»

Le lendemain, 28 avril, deux officiers chinois arrivèrent à bord de l’Hermès, porteurs d’un message très court enjoignant aux Anglais de décliner leur qualité et l’objet de leur visite, s’ils voulaient être admis à comparaître devant le « souverain de toutes les nations. » Ce message, sans signature et sans cachet, fut renvoyé par le plénipotentiaire qui dut en relever très vivement la forme impertinente. Enfin, le 29 avril, un chef nommé Lae vint présenter les excuses du prince, en alléguant que le message de la veille avait été rédigé par une personne ignorante des formules à employer à l’égard des « frères étrangers. » A la suite de cette apologie, qui fut jugée satisfaisante, il annonça à M. Meadows que le lendemain des palanquins et des chevaux seraient mis à la disposition de sir George Bonham, pour le conduire à la résidence des princes du Nord et de l’Est[10].

Jusqu’alors tous les pourparlers avec les rebelles avaient eu lieu par l’entremise de M. Meadows et de M. Frederick Harvey, secrétaire du plénipotentiaire britannique. Sir George s’était tenu en quelque sorte derrière ce rideau; il ne se montrait pas plus que l’invisible Taï-ping, et il se souciait peu de compromettre sa dignité avec ces princes des quatre points cardinaux, dont l’origine et le caractère semblaient assez suspects. Toute réflexion faite, il se décida à ne point se rendre à l’entrevue qu’il avait le premier sollicitée; il s’excusa « sur le mauvais temps et sur d’autres causes, » et se l)orna à adresser aux chefs des insurgés une longue lettre dans laquelle, après avoir rappelé les termes du traité de Nankin, l’ouverture des cinq ports, la cession de Hong-kong, etc., il confirma les précédentes déclarations de M. Meadows sur la neutralité des Anglais. Cette dépêche se terminait ainsi : « Notre intention est de demeurer complétement neutres dans le conflit qui s’est élevé entre vous et les Tartares; mais l’Angleterre possède à Shanghai de vastes établissemens, des églises, des magasins, etc., ce port est fréquenté par un grand nombre de nos navires : il importe donc que nous connaissions quelle serait votre conduite à l’égard des résidens anglais dans le cas où vous marcheriez sur Shanghai. Je compte remonter ce soir le fleuve à une courte distance. Demain c’est dimanche, jour de repos; nous ne pouvons donc traiter aucune affaire avant lundi. Je serai revenu dans la matinée de lundi et prêt à recevoir votre réponse. Si les quatre princes désiraient visiter le navire, je les verrais avec plaisir, et je leur promets un accueil convenable. »

Le 2 mai, la réponse suivante, écrite sur une pièce de soie jaune, fut apportée à sir George Bouham. Je cite ce document comme un spécimen authentique de la littérature politique et religieuse des rebelles :

« Nous, Yang, prince de l’Est, etc., et Seaou, prince de l’Ouest, etc., tous deux sujets de la dynastie céleste représentée aujourd’hui par Taï-ping, qui a reçu du ciel mission de gouverner, — aux Anglais qui depuis longtemps adorent la Divinité, et qui viennent se rallier à la cause de notre royal maître, nous adressons ce décret. Qu’ils se rassurent et ne conservent aucune inquiétude.

« Le Père céleste, le Maître suprême, le grand Dieu a créé, au commencement, le ciel, la terre, la mer, les hommes et les choses en six jours. Depuis cette époque, le monde n’a formé qu’une seule famille, et tous les hommes qui habitent entre les quatre mers sont frères. Comment dès lors pourrait-il y avoir la moindre différence entre les hommes ? Comment existerait-il aucune distinction de naissance ? — Mais, depuis que la race humaine a subi l’influence du diable, les hommes ont cessé de reconnaître les bienfaits de Dieu, notre Père céleste, et d’apprécier le mérite infini du sacrifice expiatoire accompli par Jésus, notre frère aîné. C’est pourquoi les hordes tartares et les Huns nous ont dépouillés de notre territoire. — Heureusement notre Père céleste et notre frère aîné ont déployé parmi vous. Anglais, les merveilles de leur puissance; vous avez continué d’adorer Dieu et Jésus, en sorte que la vérité est demeurée intacte et que les Écritures ont été conservées. Heureusement aussi, le Père céleste et Jésus notre frère ont envoyé un messager de leur miséricorde pour emmener au ciel notre royal maître, l’empereur céleste, auquel ils ont donné le pouvoir de chasser des trente-six cieux les influences diaboliques et de les reléguer dans ce bas monde. Et, par-dessus tout, il est heureux que le Père céleste, notre grand Dieu, manifeste sa miséricorde et sa compassion en descendant sur la terre le troisième mois de l’année mowshin (1848), et que Jésus, notre Frère aîné, le sauveur du monde, ait également daigné venir parmi nous le neuvième mois de la même année. Depuis six ans, ils ont admirablement dirigé les affaires humaines; ils ont déployé leur puissance, multiplié les miracles, en exterminant une foule de diables et en aidant notre céleste souverain à prendre le gouvernement de tout l’empire.

« Aujourd’hui que vous, Anglais, vous n’avez pas craint de franchir des myriades de lis pour reconnaître notre souveraineté, non-seulement les officiers et soldats de la céleste dynastie sont remplis de joie, mais encore, dans le haut du ciel, notre Père céleste et notre "Frère aîné contemplent avec admiration cette preuve de votre piété et de votre foi. Nous publions donc ce décret pour vous permettre, à vous chef anglais, de conduire vos frères partout où vous voudrez, soit pour exterminer de concert avec nous les infidèles, soit pour vous livrer à vos opérations de commerce, et nous espérons vivement que vous servirez notre royal maître, pour honorer, comme nous, la bonté du Père des Esprits.

« Que ce décret de Taï-ping soit porté à la connaissance des Anglais, et que tous les hommes apprennent à adorer notre Père céleste et notre Frère aîné; que tous sachent que là où se trouve notre royal maître, la foule des peuples accourt le féliciter d’avoir reçu mission pour régner.

« 26e jour du 3e mois de l’année kweihaou (1er mai 1853). »

Cet étrange décret n’était que la reproduction du langage tenu par le prince du Nord à M. Meadows lors de la première entrevue. Sir George Bonham ne fit pas grande attention au galimatias théologique des rebelles; mais il ne pouvait laisser passer les étranges prétentions de souveraineté universelle attribuée si libéralement à sa majesté Taï-ping, frère cadet de Jésus. Voici en quels termes il répondit aux chefs des insurgés :

« J’ai reçu votre communication. Il y en a une partie que je ne puis comprendre, c’est celle qui semble impliquer que les Anglais sont soumis à votre empereur. Je me vois donc obligé de vous rappeler qu’en vertu d’un traité conclu avec le gouvernement chinois, mon pays a obtenu le droit de trafiquer dans les cinq ports de Canton, Foochow, Amoy, Ning-po et Shanghai, — et que si vous ou tous autres vous prétendiez porter atteinte, en quoi que ce soit, aux personnes ou aux biens des sujets anglais, il serait pris immédiatement des mesures de représailles, ainsi que cela a eu lieu il y a dix ans, alors que Chin-kiang-fou, Nankin et les cités voisines ont été occupées par les Anglais, et que le traité, dont je vous ai envoyé copie avant-hier, a été signé. »

La réplique était simple et nette. Après avoir fait tomber sur la couronne de Taï-ping cette douche d’eau froide, sir George Bonham s’éloigna de Nankin. En repassant à Chin-kiang-fou, l’Hermès fut de nouveau canonné par les forts; mais cette fois le steamer riposta. Quand on en vint aux explications, il fut reconnu que l’attaque était le résultat d’une méprise, et les chefs s’engagèrent à transmettre partout des ordres pour que l’on respectât le pavillon anglais. Le 6 mai, l’Hermès était de retour à Shanghai, d’où sir George Bonham partit presque immédiatement pour Hong-kong.

Les résidens anglais se montrèrent peu satisfaits de ce départ; malgré les assurances qui leur furent données par le plénipotentiaire au sujet des intentions pacifiques et même bienveillantes des rebelles, ils voyaient avec inquiétude s’éloigner l’Hermès dans une conjoncture aussi critique, il ne restait plus dans le port qu’un seul navire de guerre anglais, la Salamandre. Le comité de salut public, après avoir vainement insisté auprès de sir George Bonham sur la gravité de la situation, pria le ministre américain de retenir à Shanghai le Plymouth, qui devait joindre l’expédition dirigée contre le Japon sous les ordres du commodore Perry. Le colonel Marshall répondit qu’il ne lui appartenait pas de changer la destination d’un navire de guerre qui ne relevait pas directement de son autorité. Le comité s’adressa enfin au consul français, M. de Montigny, et lui demanda de prolonger le séjour de la corvette à vapeur Cassini. Le commandant, M. de Plas, promit de se concerter avec le consul et de ne point quitter son mouillage tant que la sécurité des missionnaires catholiques et de la communauté européenne serait en péril. Ainsi c’était au pavillon français que l’on avait recours pour défendre tant d’intérêts menacés, et les représentans de notre pays répondirent sans hésiter à l’appel qui leur était fait.

Les prévisions de sir George Bonham furent d’ailleurs justifiées par l’événement : les rebelles de Nankin ne marchèrent point sur Shanghai et s’abstinrent de toute démonstration hostile contre les étrangers. Maîtres du Yang-tse-kiang et du Grand-Canal, ils déclarèrent qu’ils avaient l’intention de se diriger au nord, vers la capitale de l’empire, et on a répandu à diverses reprises la nouvelle qu’ils étaient en route. Évidemment c’est à Pékin qu’ils doivent achever leur victoire et consommer la ruine de la dynastie tartare. Jusqu’ici on n’a point reçu d’informations précises sur leurs mouvemens, et il convient d’attendre qu’un récit authentique (autant du moins qu’un récit chinois peut être authentique) remplace les nombreuses conjectures auxquelles la presse européenne se livre avec une complaisance vraiment trop facile. Je laisserai donc l’armée de Taï-ping à Nankin; mais, avant d’étudier les insurrections partielles qui ont éclaté sur d’autres points du Céleste Empire, je désirerais traiter en peu de mots une question très importante qui a soulevé en Europe de vives controverses. Quelle est la religion des rebelles ? Serait-ce, comme on l’a prétendu, la foi chrétienne qui aurait entraîné les masses populaires sur les pas de Taï-ping, et doit-on attribuer aux manœuvres des missionnaires catholiques ou à une explosion soudaine de protestantisme la guerre civile qui désole aujourd’hui la Chine ?

Dès l’origine de la révolte, alors qu’il ne s’agissait que de brigandages commis dans la province du Kwang-si, les journaux anglais de Hong-kong et de Canton insinuèrent que les missionnaires de l’église romaine, et en particulier les missionnaires français, avaient profité de l’état de désorganisation dans lequel se trouvait l’empire pour exciter les populations contre l’autorité des mandarins. Ce qui pouvait donner à cette insinuation quelque vraisemblance, c’étaient les rapports de plusieurs gouverneurs de districts, qui, jaloux de faire preuve de zèle, s’empressèrent de dénoncer les chrétiens et provoquèrent de nouvelles persécutions contre les catéchistes; mais cette accusation est de tous points calomnieuse. On sait que nos missionnaires ne vont point en Chine pour y prêcher le désordre : ils se livrent exclusivement aux pieux travaux de leur apostolat ; ils rencontrent parfois le martyre, et en marchant au supplice, ils ne demandent pas à être vengés. Voici d’ailleurs un argument péremptoire que je puise dans une lettre de Mgr Rizzolati, vicaire apostolique du Hou-kouang[11] : « Rien n’est plus faux que ce qu’ont dit les gazettes de Hong-kong, savoir : que des missionnaires français sont à la tête des rebelles... Il est mille fois démontré que les chefs des rebelles sont tout autres que des catholiques romains, par ces trois mots qui se lisent sur leurs bannières : Chang-ti-hoei (religion du suprême empereur). Qui ne sait que Benoît XIV a défendu aux missionnaires et aux chrétiens chinois de se servir de ces deux premiers mots Chang-ti pour représenter le nom de Dieu, parce que ces mots, ne parlant que du grand et suprême empereur, étaient insuffisans par-là même à désigner le Dieu tout-puissant ? Le même pape a ordonné d’employer l’expression Tien-chou, qui veut dire maitre du ciel, et maintenant, en Chine, il n’est pas un catholique qui se serve de Chang-ti pour nommer Dieu, tandis que le terme de Tien-chou est devenu populaire dans tout l’empire. » Les catholiques doivent donc être mis complètement hors de cause.

Au commencement de 1853, quand on fut mieux édifié, sinon sur le caractère, du moins sur les progrès de l’insurrection, quand on reconnut dans le parti de la révolte un parti considérable avec lequel on pouvait être un jour amené à compter, les journaux de Canton et de Hong-kong changèrent de langage, l’insurrection victorieuse leur parut digne d’être adoptée en quelque sorte par le protestantisme. Déclarant que la foi catholique, à peine répandue en Chine, aurait été impuissante à produire un si grand mouvement, les missionnaires anglais et américains se montrèrent fort disposés à signaler dans les doctrines émises par Taï-ping un triomphe de la foi protestante. Ils citèrent à l’appui de cette opinion, flatteuse pour leur amour-propre, les nombreuses brochures qui circulaient dans le camp des rebelles, ainsi que les publications officielles émanées des lieutenans de Taï-ping. On retrouve, en effet, dans ces documens, des réminiscences évidentes empruntées aux livres saints, des prières calquées sur les prières chrétiennes, les dix commandemens de Dieu, accommodés au goût chinois et enrichis d’une interdiction contre l’opium, etc. Enfin il a été constaté que, parmi les chefs de l’armée de Nankin, il y avait plusieurs Chinois qui Usaient la Bible éditée par le docteur Gutzlaff, et qui avaient approché, soit comme élèves, soit comme domestiques, les missionnaires protestans établis à Hong-Kong et à Canton.

Tous ces faits sont incontestables : cependant, pour l’honneur du protestantisme, je ne saurais leur reconnaître la portée qu’on leur attribue. On a vu plus haut, dans la proclamation adressée à sir George Bonham par les princes Yang et Seaou, un échantillon de la théologie des rebelles. L’apparition de ce nouveau prophète qui s’intitule frère cadet de Jésus, cette descente du grand Dieu sur la terre en 1848, cet échange de messages entre le ciel et la terre, tout ce fatras de fables ridicules s’accorde-t-il avec les croyances de la foi protestante ? Quel est le protestant qui endosserait la responsabilité des contes absurdes dont se compose la bibliothèque de l’insurrection ? Que dire encore des trente-six femmes de sa majesté Taï-ping ? — Non, je le répète, ce n’est point là le protestantisme : c’est un affreux galimatias, et rien de plus. Sir George Bonham a exprimé l’opinion que toutes ces doctrines ont été arrangées dans une intention politique, et que certains lambeaux de christianisme, arrachés des livres saints, se sont trouvés confondus dans cet étrange amalgame, grâce à l’imagination de quelques chefs qui avaient eu d’autres temps fréquenté les missionnaires. Cela est très probable, il fallait un nouveau culte à opposer aux idoles de Bouddha, adorées par 1rs Tartares : les chefs ont donc inventé cette contrefaçon des cultes étrangers, en y introduisant quelques chapitres destinés à consacrer, aux yeux de la foule ignorante, la mission providentielle de Taï-ping; peut-être aussi espéraient-ils que les Européens, abusés par les apparences d’une sorte de fraternité religieuse, viendraient à leur aide. Je crois que l’on ne doit point chercher ailleurs l’origine et le sens de la prétendue foi des rebelles; les protestans, dont la propagande a obtenu jusqu’ici très peu de succès en Chine[12], sont tout à fait étrangers, de même, que les catholiques, aux niaiseries religieuses colportées par l’insurrection.


III.

Pendant que l’armée de Taï-ping triomphait sur les rives du Yang-tse-kiang, les contrées du littoral étaient parcourues par des bandes nombreuses qui, sous prétexte de combattre la dynastie tartare, y commettaient les plus affreux désordres. De leur côté, les pirates, qui ont de tout temps infesté les mers du Céleste Empire, se donnaient libre carrière.

La cour de Pékin avait concentré ses meilleurs soldats autour de Nankin et de Chin-kiang-fou pour tenir tête à la grande armée partie du Kwang-si; dans les autres provinces, les troupes étaient en pleine débandade, les mandarins n’avaient plus conservé aucune influence, les caisses publiques étaient à peu près vides, les communications interceptées, le commerce nul. Aussi apprit-on sans étonnement, dès les premiers jours de mai 1853, qu’une troupe d’insurgés s’approchait d’Amoy avec le projet d’attaquer ce port, défendu seulement par quelques jonques et par une garnison indisciplinée.

Amoy est le principal port de la province du Fokien. C’est une grande ville où se presse, dans des rues sales et étroites, une population misérable, périodiquement décimée par le choléra et par les fièvres; mais sa position géographique et les dispositions favorables de la rade, abritée contre tous les vents, y ont attiré le commerce. Aussi, lors de la conclusion du traité de Nankin, Amoy fut-il compris au nombre des cinq ports où les Européens pourraient s’établir. Les Anglais y ont un consulat et quelques maisons importantes qui se livrent au commerce du thé ou de l’opium et au transport des émigrans engagés pour les cultures des Antilles. Le sol de la province étant peu fertile, plusieurs milliers de Fokienois vont, chaque année, chercher aventure dans les colonies étrangères.

Le gouverneur d’Amoy avait été prévenu de l’approche des insurgés; il en avertit le consul anglais, et en même temps il l’engagea à tranquilliser ses nationaux, en promettant, selon l’usage, que les troupes impériales repousseraient l’ennemi. Le consul, M. Backhouse, n’en crut pas moins devoir conseiller aux négocians de pourvoir à leur sûreté, et de se retirer à bord des navires qui se trouvaient en rade. Il n’avait pas la moindre confiance dans les fanfaronnades des officiers chinois. En effet, le 18 mai, 3,000 hommes environ firent leur entrée dans le port. Leurs bateaux, ornés de drapeaux rouges, passèrent intrépidement devant les jonques de guerre : l’amiral tartare fit appareiller son escadre, se plaça hors de portée et lança quelques boulets. Après cet exploit il disparut, et les insurgés opérèrent leur débarquement tout à leur aise; A peine entrés dans la ville, ceux-ci se virent accueillis par la population, qui les aida à saccager les bâtimens de la douane et les maisons des mandarins. La garnison s’était réfugiée dans la citadelle; des coups de fusil furent échangés pendant deux heures, puis les troupes fraternisèrent avec les assiégeans. Le combat avait été peu meurtrier, et les vainqueurs eurent soin de laisser complètement libre l’une des portes de la ville, pour que les mandarins et les mécontens pussent s’échapper. Dès le soir même, la révolution était accomplie, il ne restait aucun mandarin dans Amoy. Les insurgés, n’ayant plus d’ennemis à combattre, passaient leur temps en joyeuses patrouilles.

Les Anglais n’étaient point très rassurés à la vue de cette invasion soudaine. Pour la première fois, l’insurrection établissait son quartier-général dans une ville ouverte aux barbares. La prise d’Amoy était donc, sous ce rapport, un fait considérable, car on allait être fixé sur les dispositions réelles des insurgés à l’égard des Européens. La situation paraissait d’autant plus critique, qu’il n’y avait dans le port aucun navire de guerre, et que les navires marchands, chargés d’opium et de riches produits, pouvaient tenter la cupidité de la populace. Le pillage de la douane chinoise était d’ailleurs un fâcheux symptôme. Ces inquiétudes furent vite dissipées; les chefs des rebelles se montrèrent pleins de courtoisie envers les Européens, ils offrirent une garde pour les factoreries et publièrent des proclamations par lesquelles ils prêchaient à tous la confiance. Ils eurent même l’attention de faire décapiter quelques pillards.

Le 29 mai, les mandarins, honteux de leur déroute, tentèrent une attaque contre Amoy; mais ils furent battus et éprouvèrent de grandes pertes. Ils établirent alors, par terre et par mer, une sorte de blocus, et attendirent l’occasion favorable pour reprendre la ville. Les insurgés demeurèrent constamment sur le qui-vive, la division se mit dans leurs rangs. Comme les chefs n’avaient point d’argent, et que les munitions manquaient, on eut recours aux contributions forcées, sur les riches d’abord, puis sur tout le monde. Bref, après avoir été accueillie avec enthousiasme, la révolution devint impopulaire, elle 10 novembre les troupes impériales rentrèrent victorieusement dans Amoy. — La bande du Fokien ne se rattachait par aucun lien à la grande armée de Taï-ping : elle avait agi isolément, sous la conduite de quelques aventuriers qui s’étaient mis en campagne pour leur propre compte. Il n’en fallait pas davantage pour tenter un heureux coup de main sur l’une des villes les plus importantes du littoral, et pour défier pendant six mois la dynastie tartare !

Le cours des événemens nous ramène à Shanghai. Bien que les insurgés de Nankin n’eussent fait aucune démonstration contre cette ville, la population n’en était pas moins fort inquiète. On craignait avec raison que l’exemple d’Amoy ne devint contagieux. Les autorités impériales et Les Européens savaient que les sociétés secrètes commençaient à s’agiter, et qu’elles comptaient un grand nombre d’adhérens parmi les équipages des jonques de Canton et du Fokien mouillées dans le port. Vers la fin du mois d’août, le tao-tai ou gouverneur fit arrêter quelques meneurs; mais, se sentant trop faible, il dut les relâcher. Ce mandarin, qui avait longtemps vécu à Canton, où il figurait aux premiers rangs dans l’opulente corporation des marchands hanistes, s’était jusqu’alors distingué par son activité. C’était lui qui avait frété, au nom de l’empereur, des navires européens, et, pour un Chinois, cette mesure, contraire aux lois antiques, était très audacieuse. C’était lui encore qui avait conseillé au gouverneur général de la province d’invoquer le concours des nations étrangères, grave hérésie qui, à toute autre époque, eût attiré sur la tête de son auteur les plus terribles châtimens. Bref, l’ancien haniste Sam-qua, devenu le mandarin Ou, n’avait reculé devant aucun moyen pour épargner à Shanghai la visite des rebelles. Malheureusement il s’était vu obligé d’envoyer dans le Yang-tse-kiang la majeure partie des troupes disponibles, et tandis qu’il essayait vainement de reprendre la place importante de Chin-kiang-fou, la révolte allait éclater dans l’intérieur même de la ville. Ce fut le 7 septembre, à l’occasion d’une fête célébrée en l’honneur de Confucius, que les gens de Canton et du Fokien se décidèrent à faire leur coup. Ils se précipitèrent en deux bandes à travers les rues étroites de Shanghai, mirent à mort l’un des principaux magistrats, et assiégèrent le tao-tai, qui n’avait pour se défendre qu’une petite troupe de soldats fort peu disposés à combattre. Après une courte fusillade, l’infortuné mandarin fut contraint à se rendre. Comme il comptait quelques amis parmi les chefs cantonnais, on lui fit grâce de la vie, on lui proposa même de reconnaître le gouvernement insurrectionnel et de conserver ses fonctions : il refusa courageusement, sollicita l’intervention du consul des États-Unis, et parvint, non sans peine, à s’échapper de son palais et à se réfugier dans la ville européenne, d’où il alla rejoindre son escadre, en croisière sur le Yang-tse-kiang.

La population de Shanghai se compose principalement de négocians riches et de boutiquiers. Depuis que les Européens ont obtenu la permission de trafiquer dans le port, le commerce y a pris un développement extraordinaire; aussi la grande majorité des habitans manifesta peu de goût pour les vainqueurs, dont l’audacieuse invasion venait jeter le trouble dans les affaires. Elle n’éprouvait pas la moindre sympathie pour les patriotes de Canton et du Fokien qui avaient dirigé le mouvement, et, dès le premier jour, les rues de la ville furent encombrées de citoyens qui se dirigeaient en toute hâte vers les portes et qui faisaient leur déménagement. C’était une émigration générale. Quant à la populace, elle passa naturellement du côté de l’insurrection, et son premier acte fut de démolir la douane. On procéda ensuite au pillage régulier des édifices publics et des maisons des mandarins; mais, le pillage terminé, les difficultés commencèrent : les Fokienois s’adjugèrent indûment la plus grosse part du butin malgré les réclamations des Cantonnais. La querelle, engagée sur un sujet aussi grave, s’envenima au point que les deux partis se tirèrent des coups de fusil. A la fin, les Fokienois abandonnèrent leurs prétentions, et, la paix conclue, on songea à constituer un gouvernement. Il est essentiel de remarquer que les résidens européens, demeurés neutres au milieu de ces étranges incidens, ne furent point inquiétés par les vainqueurs. Cependant ils redoublèrent de vigilance, et se tinrent prêts à défendre leur quartier.

Le commandement supérieur échut à un ancien marchand de sucre, nommé Liu, qui appartenait à la bande des Cantonnais. Ce grand généralissime proclama immédiatement l’expulsion des Tartares et la restauration de la dynastie des Ming. Il promit de maintenir l’ordre, interdit le pillage et Invita les négocians à approvisionner la ville; car « le riz devenait aussi rare que les perles, et le bois de chauffage aussi cher que la cannelle. » Dans un autre placard, il s’indignait contre la barbarie des Mantchoux, qui, en ordonnant aux Chinois de se coiffer d’une queue, les faisait ressembler à des chevaux. Dans toutes ses paroles et dans tous ses actes, il s’étudiait à imiter les chefs de l’armée de Taï-ping, il annonçait même qu’il entretenait de fréquens rapports avec Nankin. Cette assertion était complètement fausse, mais elle devait exercer une grande influence sur le peuple, en lui donnant à penser que Taï-ping enverrait des renforts aux patriotes de Shanghai, dans le cas où les troupes impériales, campées autour de la ville, deviendraient trop menaçantes. D’un autre côté, Liu cherchait à se concilier la bienveillance des Européens; il était presque en coquetterie avec les consuls. « Soyez avec nous, leur disait-il, et vous obtiendrez mille facilités pour votre commerce : plus de restrictions, plus de douane. » Les consuls ne répondirent à ses avances que par leur déclaration habituelle de neutralité.

Pendant les mois de septembre et d’octobre, les impériaux dirigèrent plusieurs attaques contre la ville, mais ils n’obtinrent aucun succès. Le 10 novembre, le tao-tai vint de nouveau mettre le siège devant la place. Après avoir canonné les murailles avec l’artillerie de son escadre, il opéra un débarquement et monta à l’assaut. Malgré ce déploiement extraordinaire de forces et de bravoure, il se vit repoussé et fit sa retraite en incendiant un vaste faubourg. Jusqu’à ce moment, les insurgés n’avaient point commis d’acte de violence contre les particuliers; l’argent qu’ils avaient trouvé dans les caisses n’était pas complètement épuisé, et le généralissime Liu ne cessait de répéter que les Tartares étaient à jamais chassés de la Chine. Cependant la partie saine de la population ne s’était point encore franchement ralliée au nouvel ordre de choses; Taï-ping n’avait pas fraternisé avec Liu, les Européens se tenaient sur la réserve, en sorte que le mouvement de Shanghai pourrait bien aboutir au même résultat que celui d’Amoy, et ne serait plus dès lors qu’un incident, fort curieux sans doute, dans l’ensemble de l’insurrection.


Quel sera le dénouement de ce drame sanglant qui se déroule à l’intérieur du Céleste Empire et dont l’action se complique de tant de péripéties ? La question est embarrassante : on ne sait pas comment ni pourquoi la révolte a éclaté; bien habile celui qui pourrait aujourd’hui nous dire quand et comment elle finira ! Au point où en sont les choses, la dynastie tartare se trouve dans une situation bien critique; mais, quelles que soient ses destinées prochaines, que deviendra la Chine à la suite des luttes effroyables qui, pendant plusieurs années, auront bouleversé son territoire ? Se montrera-t-elle plus favorable que par le passé au commerce des Européens, ou refermera-t-elle ses portes à peine entr’ouvertes ? — Le champ des hypothèses est immense, et déjà les faiseurs de conjectures s’y sont lancés intrépidement. Les uns y voient l’émancipation immédiate de la nation chinoise, le retour de l’ancienne dynastie, des vieux costumes et des cheveux longs, le refoulement des Tartares dans les steppes de l’Asie centrale et le triomphe assuré des idées européennes. En revanche, des esprits moins confians ne pressentent qu’une affreuse anarchie politique, religieuse, sociale, déchirant pendant de longues années le plus vaste empire de l’Asie. Il en est qui redoutent les persécutions pour les missionnaires protestans ou catholiques, une recrudescence de haine contre les idées étrangères. Que dire encore ? Quelques écrivains anglais signalent dans l’avenir l’entrée de la Russie en Chine, les frontières du Thibet occupées par les troupes du tsar, l’Inde menacée ! On s’est livré ainsi à des dissertations à perte de vue, et certes la matière est féconde, elle se prête avec une élasticité merveilleuse à toutes les licences de l’imagination. J’avoue qu’il me paraît très superflu de se mettre si libéralement en frais de prophéties. Il vaut mieux étudier avec attention les faits à mesure qu’ils se produisent, recueillir sans parti pris les renseignemens qui paraissent exacts (et quand il s’agit de renseignemens chinois, le choix est scabreux), les exposer simplement et laisser à la révolution elle-même le soin de révéler un jour ou l’autre le mot de son énigme. Alors que nous comprenons si peu les révolutions que nous faisons nous-mêmes, nous serions bien en peine d’expliquer celles des Chinois.

Du reste, quel que soit le dénoûment, nous pouvons dès à présent signaler les conséquences immédiates de la crise au point de vue des intérêts européens. Un grand résultat politique a déjà été obtenu : la cour de Pékin s’est décidée à invoquer, dans un moment suprême, l’appui des étrangers ; à Nankin, à Amoy, à Shanghai, les chefs des insurgés ont gardé vis-à-vis des Européens une attitude toujours courtoise. Les deux partis recherchent également la protection et l’alliance d’une poignée de barbares. Ils reconnaissent donc la supériorité des armes occidentales, et s’inclinent devant l’Europe. C’est pour nous une éclatante victoire, qui a été remportée sans combat, et qui ne semblait pas nous être si tôt promise. — Ce triomphe moral est malheureusement acheté par d’immenses pertes matérielles. Jusqu’à présent l’exportation des produits de la Chine destinés à l’Europe n’a point éprouvé de diminution sensible ; mais le commerce d’importation est gravement compromis, les ports regorgent de marchandises qui ne se vendent plus, et, pour payer les thés et les soies, l’Angleterre est obligée d’envoyer en Asie de grandes quantités de numéraire. Si l’on considère que le commerce étranger s’élève à plusieurs centaines de millions, qu’il alimente en Angleterre et aux États-Unis de nombreuses manufactures, et que, par l’opium, il soutient les finances de la compagnie des Indes, on peut se figurer la perturbation profonde que les troubles du Céleste Empire doivent produire en Europe. Que la Chine demeure au pouvoir des Tartares, ou qu’elle adopte une dynastie nouvelle, elle ressentira longtemps encore l’inévitable contre-coup d’une si violente secousse ; mais je ne saurais croire qu’une nation de trois cents millions d’âmes s’agite stérilement. Lorsque la crise sera passée, peut-être-en verrons-nous sortir comme un rajeunissement du Céleste Empire ; les antiques préjugés auront disparu ; le vif courant des idées modernes se répandra sur ce vieux sol et y déposera de fécondes semences. La révolution ouvrirait donc en Chine une ère de civilisation et de progrès, et ce ne serait, chez ce peuple si original, qu’une originalité de plus.


C. LAVOLLEE.

  1. Code pénal de la Chine, traduit en anglais par sir George Staunton. — Statut supplémentaire annexé à la section 255e.
  2. Lettre du révérend père Tinguy, missionnaire de la compagnie de Jésus. — Annales de la Propagation de la Foi (no de septembre 1853).
  3. On comprend dans cette désignation les deux provinces de Kwang-si et de Kwang-tung (Canton).
  4. Tien-ti veut dire : vertu céleste.
  5. C’est-à-dire Paix éternelle. C’est un singulier nom de guerre.
  6. Lettre de Mgr de La Place, datée de Choui-tcheou-fou (Annales de la Propagation de la Foi, no de juillet 1853).
  7. Lettre de Mgr Rizzolati (Annales de la Propagation de la Foi, no de juillet 1853).
  8. L’Annuaire des Deux Mondes de 1852-53 contient la traduction complète de cette curieuse dépêche. Nous pouvons donc nous dispenser de la reproduire ici.
  9. Papers respecting the civil war in China. Documens communiqués par le gouvernement anglais à la chambre des communes, 1853.
  10. Taï-ping a pour lieutenans quatre princes qui s’intitulent : prince du Nord, — du Sud, — de l’Est, — de l’Ouest, — et un prince adjoint.
  11. Annales de la Propagation de la Foi, no de juillet 1853.
  12. La plus ancienne mission protestante, London Missionary Society, a commencé ses travaux en 1807. Aujourd’hui 42 sociétés distinctes envoient des représentans dans les ports chinois. Depuis 1807, 150 missionnaires sont venus en Chine; il en restait 78 à la fin de 1851 (44 américains, 23 anglais, etc.). La statistique des missions catholiques est beaucoup plus considérable. (Chinese Repository, vol. XX, p. 513.)