La Révolution de Genève et les Genevois en 1868


GENÈVE
et
LES GENEVOIS EN 1868



I. Genève, ses Institutions, etc., par M. Joël Cherbuliez ; 1868. — II. Genève et les rives du Léman, par M. Rodolphe Rey ; 1868. — Histoire de M. Vuarin et du rétablissement du catholicisme à Genève, 2 vol. in-8o ; 1861-1862. — IV. La Nouvelle Genève, par le comte Desbassayns de Richemont ; 1867. — V. L’Académie de Genève, par M. H. J. Amiel ; 1859. — VI. Genève et le Séparatisme, par M. Joseph Hornung ; 1866. — VII. Pensées genevoises, par M. François Roget, 2 vol. ; 1859.

Genève, depuis vingt ans, a tout à fait changé de caractère. Ce n’est plus la Rome protestante, ni « le grain de musc qui parfume l’Europe, » comme l’appelait Capodistrias. C’est un champ d’expérimentation, c’est une terre libre où les systèmes les plus divers viennent essayer leurs forces. C’est là qu’ont été pour la première fois décrétées ou pour le moins débattues toutes les innovations, toutes les témérités de notre temps, l’abolition de la contrainte par corps, la liberté de plaider sans diplôme d’avocat, la liberté de guérir sans diplôme de médecin, la publicité des instructions criminelles, la séparation de l’église et de l’état. Ces questions et beaucoup d’autres sont à l’épreuve ou à l’étude. C’est à Genève que de simples citoyens, ouvrant une campagne contre la guerre, sont parvenus à convoquer par deux fois des congrès de diplomates pour la neutralisation des blessés. C’est à Genève que la cour de Rome, invoquant la liberté de conscience, qu’elle excommunie chez elle, tâche aujourd’hui d’affranchir tout à fait son église du pouvoir civil. C’est à Genève que, l’an dernier, le premier congrès de la paix a proclamé les États-Unis de l’Europe. C’est à Genève enfin que, cette année même, la république sociale, formant un parti politique, a librement formulé ses prétentions. L’audace de ces entreprises ou de ces expériences prouve que nous sommes sur un terrain déblayé ; ce n’est plus à la ville de Calvin que nous avons affaire. L’association protestante s’est débandée, assaillie à la fois de dos, de front, de flanc, par le catholicisme, la philosophie et la révolution. C’est ce triple assaut qui sera le sujet et qui marquera les divisions du présent travail. Nous voudrions étudier successivement le mouvement religieux, le mouvement intellectuel et le mouvement social qui ont profondément modifié Genève et les Genevois. Nous pourrons ainsi passer en revue la ville entière et ses habitans, l’église, l’école et la rue, les prêtres, les savans et le peuple.


I.

L’histoire du catholicisme à Genève est encore à faire. On croit communément qu’il fut anéanti du premier coup par la réforme ; on a tort. Nous savons que François de Sales vint à Genève, non sans péril, et qu’il eut avec Théodore de Bèze une ou plusieurs conférences dans lesquelles « le gracieux saint, » — c’est un mot de M. Sainte-Beuve, qui raconte l’entrevue, — essaya inutilement de convertir, même de séduire le réformateur. En ce temps-là, des catholiques fervens, malgré la persécution calviniste, s’obstinaient à mourir en criant Jésus-Maria ! D’autres allaient prier furtivement dans des villages de Savoie, notamment à Monetier, et portaient des cierges à tous les saints du voisinage. Quelques-uns, plus prudens, faisaient semblant d’être bons protestans et se présentaient même à la cène ; mais, au lieu de manger le pain substitué à l’hostie, ils le cachaient dans leur sein. Il est vrai que ce reste de catholicisme avait à peu près disparu à la fin du XVIe siècle ; toutefois Genève était sur ses gardes, sans cesse armée contre l’ennemi. Un édit de 1609 menaçait les apostats du bannissement, défendait aux bannis de rentrer sous peine de mort. Quand l’évêque d’Annecy vint faire une visite pastorale au Grand-Saconnex, à une lieue de Genève, le clergé calviniste recommanda aux Genevois de ne point aller se promener de ce côté-là ; une amende de 10 écus fut infligée aux promeneurs. Cependant les Genevois n’écoutaient pas toujours les conseils de leurs ministres. L’évêque comptait parmi eux sinon des partisans, au moins des amis. François de Sales avait habilement entouré le territoire genevois de maisons religieuses, de couvens de capucins et aussi de jésuites ; ces capucins passaient la frontière sous un déguisement, et entraient dans la ville ; l’un d’eux s’établit comme ouvrier chez un cordonnier. Ces visiteurs n’étaient point mal reçus ; il y avait des autels cachés dans telle maison peu en vue. Les Genevois fabriquaient pour « les idolâtres » toute sorte d’ustensiles d’église, tels que cierges, bannières, missels, médailles, chapelets, crucifix. Ces petites industries furent prohibées.

Cependant l’introduction clandestine de quelque froc ou de quelque soutane dans la citadelle de Calvin ne pouvait suffire à l’ambition de Rome. — « Prenez garde à vous, écrivait aux rois de France et d’Espagne un pape du XVIe siècle, Genève est un foyer de révolutions. Si vous voulez être tranquilles, éteignez son gouvernement. » Le Vatican avait ordonné des prières publiques pour l’anéantissement de la Rome protestante, et promis la couronne royale au duc de Savoie, s’il parvenait à détruise ce séminaire de damnés. On connaît l’affaire de l’escalade (1602), cet assaut de nuit repoussé par les Genevois réveillés en sursaut ; tous les Savoyards enrôlés pour ce coup de main avaient communié et portaient des amulettes. La violence ayant échoué, Louis XIV essaya d’un autre moyen pour rétablir le catholicisme à Genève. Il installa en 1679 un résident français dans la petite république. Ce résident eut besoin d’une chapelle pour faire ses dévotions ; cette chapelle fut ouverte au public et hantée, non sans ostentation, par une foule d’étrangers. Toutes les prohibitions amènent les mêmes contrebandes : la légation de Prusse à Rome entretient de même en hiver une chapelle où se pressent les étrangers et aussi les zouaves du pape. Les Romains n’en sont pas révoltés ; mais les Genevois, il y a deux siècles, étaient plus croyans et par suite moins endurans que les Romains. Il y eut devant l’habitation du résident des attroupemens, des tumultes, un coup de feu partit. Le résident tint bon, il avait derrière lui Louis XIV. La révocation de l’édit de Nantes envoya des renforts à la petite république ; l’association protestante se retrempa, se rajeunit, jeta son lest, la lourde scolastique de Calvin, et au siècle suivant elle put défier les tempêtes. En 1759, il n’y avait à Genève, disent les actes du consistoire, que 227 catholiques, y compris, « la maison de M. de Voltaire et ses gens, faisant 13 catholiques romains. »

L’auxiliaire le plus puissant et le plus inattendu de l’église roumaine fut la révolution. Aux grands mouvemens et aux grands changemens, les minorités opprimées gagnent toujours quelque chose. Genève fut alors, comme elle a toujours été, la ville du refuge ; elle accueillit des prêtres persécutés, qui aussitôt, comme font trop souvent les réfugiés, combattirent chez elle et contre elle. Des chapelles s’ouvrirent clandestinement, malgré la population révoltée. Enfin l’occupation française rétablit officiellement le culte aboli, auquel une église, celle de Saint-Germain, fut restituée par ordre : c’était la première que les réformés eussent enlevée à Rome au XVIe siècle. Bonaparte donna de l’argent pour réparer et décorer ce monument. Cette victoire fut obtenue par la fougue et la persévérance d’un prêtre savoyard nommé Vuarin, dont deux abbés, M. Fleury et M. Martin, ont écrit naïvement la biographie en deux gros volumes trop peu lus. Vuarin était taillé pour la guerre et pour l’empire ; Lamennais, son ami, qui fit avec lui le voyage de Rome, l’appelait un admirable homme de combat. Fils de paysan, né dans un petit village, à Collonges-Archarap, au pied du Salève, il se voua dès l’enfance à mener durement les âmes. Un jour qu’il rudoyait ses moutons, son père lui dit : « Quand tu seras prêtre, maltraiteras-tu ainsi ton troupeau ? » Il répondit : « Tranquillisez-vous, je saurai conduire les hommes. » Pendant la révolution, il mena une vie d’aventurier au profit de la sainte cause. Il courait sous mille déguisemens par monts et vaux pour dire la messe aux campagnards en dépit des prohibitions. Dénoncé, épié, il échappait à toutes les surveillances. Un jour des gendarmes étaient à ses trousses ; ils l’atteignirent dans une auberge. Vuarin, averti, aborda les gendarmes. « Citoyen, dit-il à l’un d’eux, fais-moi le plaisir de tenir la bride de mon cheval, il est méchant comme un diable. » Le gendarme tint la bride, et Vuarin, sautant en selle, partit comme un trait. Quand plus tard, après une longue campagne, il eut fait donner aux catholiques de Genève, c’est-à-dire aux autorités et à la garnison françaises, l’église de Saint-Germain, il ne put être sur-le-champ curé de cette église ; les Genevois, qui le connaissaient, ne voulaient pas de lui. Le premier curé fut l’abbé Lacoste, homme doux et craintif, mal fait pour résister à l’émeute, qui venait l’assaillir, jusqu’au pied de l’autel. Vuarin n’obtint la place que plus tard, et non sans peine ; il fallut pour la lui donner un décret de Napoléon. Lorsqu’il reçut ce décret, il était en Savoie ; il partit aussitôt pour son poste, disant à un ami : « Quand on est nommé curé à Genève, on y va, on y reste et on y meurt. »

Dès lors sa vie ne fut plus qu’une longue lutte contre les protestans. Ce n’était pas sur eux, sur leurs consciences, qu’il voulait agir ; il l’essaya peut-être, mais n’y réussit point ; il n’opéra qu’une seule conversion dans la société genevoise. Vuarin fit peu ou point de propagande. Son affaire était d’avoir une église, un cimetière, des écoles, et d’avoir tout cela dans Genève, malgré les Genevois. Il introduisit dans sa paroisse des sœurs de charité, des frères de la doctrine chrétienne. Ce dernier acte, accompli en tapinois, souleva des tempêtes ; les magistrats durent sévir, ils firent fermer l’école et sceller la porte. Vuarin ne se tint pas pour battu. Il respecta les sceaux de Genève, mais il enfonça la muraille à côté de la porte condamnée ; les frères et les écoliers rentrèrent par la brèche. Pourquoi cette petite guerre qui dura quarante ans, puisque les Genevois s’obstinaient à rester calvinistes ? Où Vuarin trouva-t-il un troupeau ? Chez les étrangers, les Français, les Savoyards. C’est sur les étrangers qu’il s’appuya, comme avait fait Calvin, comme devait faire M. Fazy, comme font aujourd’hui les socialistes de Genève. C’est par l’occupation étrangère qu’il était devenu curé de Saint-Germain, c’est par l’ingérence étrangère qu’il put garder son église. Dès les premiers jours de 1814, des députés genevois s’étaient rendus à Bâle, quartier-général des puissances coalisées, pour solliciter en faveur de leur patrie l’appui des souverains. Ces députés trouvèrent à Bâle le curé Vuarin, qui, bien qu’élu par Napoléon, venait soutenir auprès des mêmes souverains les intérêts de sa paroisse. Il s’était glissé jusque-là dans le traîneau d’un prêtre russe. Il fut le protégé du prince de Metternich comme il avait été le protégé de Mme  Mère. Il eut plus tard une correspondance avec le tsar Alexandre, qui lui envoya de l’argent pour les sœurs de charité. Il avait des amis partout ; les Noailles, les Montmorency, Chateaubriand, Frayssinous, Barante, lui écrivaient ; J. de Maistre et Lamennais lui adressaient lettres sur lettres. Il faisait tout ce qu’il voulait à la cour de Munich. À chaque instant, il s’échappait de Genève avec un passeport visé pour toutes les villes de l’Europe, et l’on ne savait plus où le trouver. On perdait bientôt sa trace. Il passait par Berne pour aller à Turin ; on le croyait à Paris, il était à Rome. Le comte de Maistre disait de lui : « C’est un inconcevable personnage en activité, en zèle et en persévérance. Quand je le vois agir, il me donne l’idée des succès apostoliques. » Il disait encore, écrivant à l’abbè Vuarin : « C’est en vrai général, mon cher ami, que vous conduisez vos opérations ; vous avez vos avant-postes, vos espions, vos auxiliaires, Rome, Vienne, Turin et votre chère Bavière ; vous mettez tout en œuvre pour assurer votre bonne cause. » En effet, l’abbé mettait tout en œuvre, sans s’inquiéter des moyens. Un soir, à Genève, en sortant d’un salon, il prit par mégarde dans l’antichambre un manteau qui n’était pas le sien, et trouva dans les poches un paquet de papiers ; il y jeta les yeux en rentrant à la cure, « et voilà qu’à travers les lignes son nom, fortuitement entrevu, vint piquer sa curiosité. Lirait-il ? ne lirait-il pas ? Il lut. » Ce sont les deux abbés ses biographes qui racontent l’anecdote en ces termes. Ce paquet de papiers était un mémoire contre Vuarin. On l’attaquait parfois, il ripostait toujours et prenait souvent l’offensive dans de rudes brochures écrites de verve, un peu grossièrement, et pour la plupart anonymes ou pseudonymes ; plusieurs abbés des pays voisins lui prêtaient volontiers leurs noms. Un jour une de ces brochures, un peu trop virulente, fut saisie par l’autorité, qui confisqua jusqu’aux feuilles maculées des épreuves. Quand l’imprimeur porta sa note au bouillant abbé : « Allez demander votre argent aux magistrats, répondit Vuarin ; qui casse les verres les paie. » Tel était l’homme ; il ne méritait pas l’oubli dans lequel il est tombé. Son histoire est celle du catholicisme à Genève dans les quarante-trois premières années de ce siècle. Ce fut lui qui le premier, en 1836, lança ses paroissiens dans la politique, Il refusa plusieurs évêchés pour rester dans sa cure, sous les armes, et vécut ainsi de longues années, détesté à Genève, mais adoré ailleurs et au loin. Ce fils de paysan connaissait tous les rois et reçut des brefs de trois papes. Dans ses derniers jours, frappé d’apoplexie, il eut peur du diable ; mais il finit par se rassurer et mourut bien. Avant lui, c’est à peine si une soutane, de loin en loin, osait se montrer à Genève. A ses funérailles figurèrent des milliers de catholiques, deux cents prêtres, deux évêques, et la cité de Calvin, parfaitement tranquille, laissa passer le convoi.

Cependant, malgré ce résultat obtenu par l’adoucissement des mœurs, le catholicisme n’avait pas encore fait de grands progrès à Genève. L’abbé Vuarin avait eu affaire à forte partie ; les Genevois, de tout temps menacés et forcés de se défendre, ont l’esprit défiant et l’œil ouvert. Ils opposaient la force à la force, la diplomatie à la diplomatie. Le belliqueux abbé fut battu par eux dans deux campagnes importantes, celle qui aboutit à l’agrandissement du territoire genevois et celle qui amena l’annexion de Genève au diocèse de Lausanne. Cet agrandissement de territoire avait été réclamé par les Bernois comme condition de l’entrée de Genève dans la confédération helvétique. La petite ville, serrée de trop près par les Français et les Savoyards, avait besoin de les écarter un peu pour dormir en paix ; mais les Genevois n’étaient pas tous contens d’agrandir ainsi leur république : les communes qu’on leur offrait ou qu’on réclamait pour eux étaient soumises au rite romain. « Messieurs de Genève, dit à ce sujet Talleyrand, ont désenclavé leur territoire, mais ils ont enclave leur religion. » Comme un de ces « messieurs » disait à ce diplomate : « Eh bien ! vous nous avez donné les catholiques ! ». le diplomate repartit : « Ou nous vous avons donnés à eux ! » L’abbé Vuarin était opposé à ces annexions ; il craignait pour les communes réunies la prépotence et la propagande protestantes. De plus il était bon Savoyard, et ne voulait pas que son village de Collonges-Archamp devint genevois ; mais, malgré ses bons rapports avec le prince de Metternich, il ne put empêcher l’agrandissement du nouveau canton ; seulement Collonges-Archamp resta savoyard.

Une convention spéciale, le traité de Turin, protégeait ces communes réunies, stipula que la religion catholique y devait être maintenue telle qu’elle était au moment de la cession, que rien n’y pouvait être changé ni dans la circonscription des paroisses ni dans le nombre des prêtres qui les desservaient, que les maîtres d’école et les officiers municipaux y devaient être catholiques au moins pour les deux tiers, qu’aucun temple protestant n’y pouvait être établi, sauf dans la ville de Carouge, que les frais du culte et l’entretien des prêtres seraient à la charge de l’état, que l’église de Saint-Germain à Genève serait conservée, « le curé logé et doté convenablement, » qu’enfin les habitans du territoire cédé auraient les mêmes droits politiques et civils que les autres Genevois, « sauf la réserve des droits de propriété, de cité et de commune. » Telles furent les principales conditions de ce traité, qui devint et qui était encore il y a trois mois, malgré beaucoup d’infractions, la base légale du catholicisme à Genève. Il semble que ces concessions eussent dû satisfaire les catholiques ; il n’en fut rien. Il leur déplaisait que le tiers des magistrats municipaux pût être protestant, qu’un temple réformé fût autorisé à Carouge, que rien ne fût stipulé dans le traité contre le divorce et le mariage civil, que toute ingérence des magistrats dans les affaires de religion ne fût pas expressément prohibée, enfin et surtout qu’on eût réservé certains droits de propriété, de cité et de commune, réserve en apparence insignifiante, mais qui constituait une sorte de majorât en faveur des anciens Genevois. Ceux-ci en effet gardaient pour eux seuls les biens de l’hôpital et de la Société économique, institutions d’utilité publique et de bienfaisance que l’occupation française avait respectées, les regardant comme le patrimoine inaliénable des citoyens. Il y eut donc dans le canton agrandi des frères aînés et des frères cadets, étrange inégalité qui ne devait cesser qu’au mois d’août 1868 ; mais l’article des traités qui affligea le plus l’abbé Vuarin fut celui-ci : « les communes catholiques et la paroisse de Genève continuent à faire partie du diocèse qui régira les provinces du Chablais et du Faucigny, sauf qu’il en soit réglé autrement par l’autorité du saint-siège. » Cette dernière phrase paraissait jetée là respectueusement pour reconnaître le pouvoir du pape ; mais elle permettait de révoquer l’article auquel l’abbé tenait le plus. En restant soumis à un évêque savoyard, il n’aurait eu de compte à rendre à aucune autorité suisse, et il se fût abrité sous l’égide du roi de Sardaigne. Le petit monde catholique eût pu former dans le canton une sorte d’état dans l’état, une Savoie genevoise soutenue par Turin et gouvernée par Rome. Aussi « les messieurs de Genève, » gens avisés et fins joueurs, eurent-ils bientôt l’idée de trancher ce dernier lien qui attachait leur nouveau canton aux états sardes et d’agréger les paroisses du canton au diocèse de Lausanne et de Fribourg. L’abbé Vuarin, qui avait sa police, fut bientôt informé de cette entreprise, et remua terre et cieux pour la déjouer. Il fit à cet effet dès 1815 un voyage à Gênes, puis sept courses à Lucerne, où résidait le nonce, plusieurs à Chambéry, une à Sion : il mit en jeu des évêques, des cardinaux, deux rois, celui de Sardaigne et celui de Bavière ; mais Genève avait pour elle l’empereur d’Autriche, le roi de Prusse et son représentant à Rome, le fameux Niebuhr, très influent, quoique protestant. Rien de plus curieux que l’histoire de ces négociations : l’Europe entière agissait au Vatican pour ou contre Genève à propos d’un évêché. Cette petite ville avec ses petites affaires mettait depuis 1815 toutes les chancelleries en émoi ; un diplomate dépité s’écriait : « C’est donc la sixième partie du monde ! » Enfin l’abbé Vuarin fut battu à la fin de 1819 ; il dut obéir à l’évêque de Lausanne, qui reçut plus tard l’autorisation d’ajouter à son titre celui d’évêque de Genève, mais seulement pour l’honneur, sans extension de droits ni augmentation d’appointemens. L’évêque de Lausanne était un homme doux et conciliant dont on s’empara par des caresses. Il fit beaucoup de concessions aux Genevois ; leur gouvernement prit l’habitude d’intervenir dans la nomination et l’installation des curés, et exigea d’eux un serment ; les mandemens de l’évêque furent publiés et transmis par l’autorité civile. On peut se figurer le désespoir de l’abbé Vuarin. « Le pape, mon cher abbé, lui écrivait Joseph de Maistre pour le consoler, est conduit aujourd’hui comme il l’était hier, et quelquefois, même en faiblissant, il nous conduit à de grands résultats qu’il ignore lui-même… Rome va son train, et avance en reculant. »

Le clergé catholique de Genève avait tort de se plaindre ; les communes annexées malgré ses efforts lui donnèrent ce qui lui manquait absolument, un troupeau. Les 16,000 nouveaux citoyens du canton étaient presque tous catholiques. Quant aux Genevois, ils ne furent pas si méchans qu’on le croit pour leurs frères cadets. Ils dépensèrent de l’argent pour loger les curés et augmenter leurs traitemens, pour réparer les églises, pour conserver et doter le collège de Carouge. Ce fut ainsi que peu à peu la concorde ou du moins la paix finit par s’établir entre les citoyens des deux cultes. Il y avait sans doute de part et d’autre assez d’animation dans les débats religieux. Quand des protestans voulaient aller prêcher dans quelque commune catholique, cela ne se passait pas sans coups ; mais ces batailles ne se renouvelaient pas trop souvent. Malgré le bouillant abbé, souvent même contre lui, l’évêque et le pouvoir s’entendaient presque toujours à merveille. Le jubilé de la réformation, grande fête séculaire qui fut célébrée en 1835 à Genève en mémoire de la révolution religieuse de 1535, fit bien quelque peine au clergé romain ; mais il n’y eut que des larmes versées. Plus tard, l’Union protestante, association de calvinistes peu aimables, risqua bien de tout gâter par son système d’exclusion : elle faisait de la propagande en employant de préférence des domestiques, des ouvriers ou des fournisseurs de sa communion, elle risquait de produire à peu près autant d’hypocrites que de convertis ; mais cela n’agita point la ville remuante. Les esprits étaient ailleurs ; ce qui les passionnait alors, c’était le besoin d’un conseil municipal dans la ville et le désir de voir des visages nouveaux à la tête des affaires. Les luttes politiques de Genève entre 1841 et 1846, ont été racontées ici même avec une passion contenue[1]. Nous y reviendrons plus tard. Rappelons seulement que la chute du gouvernement conservateur en 1846 vint surtout de sa complaisance pour le Sonderbund. Les hommes du pouvoir, gens tranquilles et un peu renfermés, ne se doutaient point des haines soulevées contre les jésuites. Très protestans au fond et beaucoup plus que les radicaux, ils soutenaient sans doute à contre-cœur cette compagnie, ou du moins l’association de cantons catholiques armés pour la défendre ; mais il y avait dans ce débat une grave question de souveraineté cantonale, il y avait d’anciens droits contestés par des prétentions nouvelles, il y avait des agressions de corps-francs composés de patriotes avancés. Les conservateurs hésitaient donc, ignorant les colères et les forces hostiles. Ils furent violemment renversés ; mais les catholiques ne leur surent point gré de cette chute. M. James Fazy monta au pouvoir, et au bout de peu de temps eut pour lui presque tout le troupeau de feu Vuarin. Le chef des voltairiens, élevé au premier rang par un cri de guerre contre les catholiques, sut attirer les catholiques dans son parti. La politique, dit Macaulay, est tout le contraire de la logique, c’est la science ou l’art des transactions. Les catholiques du canton n’étaient pas seulement un groupe de croyans qui admettait certains dogmes ou certains rites, c’était une famille étrangère admise depuis 1816 au foyer genevois, famille un peu dépendante ou du moins subalterne, composée de paysans et de villageois pour la plupart laboureurs, ouvriers ou domestiques. Ils avaient donc tout à gagner à la démocratie ; le suffrage universel attribuait au serviteur le poids du maître, et à l’illettré la compétence du savant.

D’autre part, M. Fazy n’était pas plus protestant que catholique, et pouvait conserver dans les débats religieux la plus impartiale indifférence. Sa profession de foi, qu’il fit un jour au grand-conseil, se résumait en ces termes : « je ne dis pas que je crois ou que je nie ; je dis que je ne sais pas. » Ce n’est pas tout, l’église catholique n’avait rien à perdre au changement, son intégrité ne pouvait être entamée, tandis que l’église protestante fut amoindrie comme puissance : les membres du consistoire et les pasteurs furent soumis à l’élection populaire. Cessant d’être les dépositaires et les interprètes des dogmes anciens, ils devinrent de simples représentais du peuple religieux, des députés élus pour soutenir publiquement les croyances courantes. M. Fazy d’ailleurs fut, on le sait, un intrépide destructeur : les « gens du haut » renversés, les murs de la ville abattus, l’académie mutilée par des destitutions, tous ces coups et beaucoup d’autres frappèrent la vieille Genève, dont Rome depuis trois siècles réclamait l’anéantissement. Après la démolition des remparts, les étrangers entrèrent, et obtinrent sans peine pour un peu d’argent le titre de citoyens ; cette immigration accrut à vue d’œil la population catholique. Au reste, en s’alliant, catholiques et radicaux se trompaient un peu les uns les autres. « Assurément, disait en 1849 l’évêque de Lausanne, je ne puis approuver M. Fazy ; mais il fait si bien nos affaires en renversant toutes les institutions protestantes qu’on aurait tort de voter contre lui. Il faut le garder encore trois ou quatre ans pour qu’il achève son œuvre. » L’évêque voyait juste ; les catholiques suivirent ses conseils et n’eurent point à s’en repentir. Ils arrivèrent à gouverner Genève non par le nombre, encore moins par l’intelligence, mais par les avantages de leur situation. Indifférens aux questions politiques, ils se trouvaient placés entre les conservateurs et les radicaux, qui étaient à peu près d’égale force, comme l’appoint nécessaire pour parfaire une majorité. Ils pouvaient donc se donner aux plus offrans sans fausse honte, puisqu’il s’agissait d’intérêts religieux ; or les plus offrans ne pouvaient être les conservateurs, qui regrettaient la vieille Genève. Rome envahissante vota donc fidèlement et votait hier encore pour M. Fazy. Cet homme d’état « passionné en politique était sans passion en religion ; » il aimait le Dieu des bonnes gens, celui qu’on adore le verre en main, et voulait qu’on pût aller même à la messe. Il tança un jour assez vertement les hommes de son parti, ses collègues au pouvoir, qui s’étaient montrés peu courtois envers l’évêque de Lausanne. Il résulta de tout cela un extraordinaire développement du catholicisme. En 1857, l’église de Notre-Dame fut inaugurée par un discours triomphal d’un citoyen genevois, l’abbé Mermillod, qui entrait en scène ; cet édifice, construit sur un terrain concédé gratuitement par l’état, fut appelé « la cathédrale-citadelle, le temple de la liberté. » Élevé à quelques pas de la gare du chemin de fer, il attire le premier coup d’œil des arrivans, et commande la nouvelle ville, celle qui développe sur la rive droite du Rhône, à côté du faubourg plébéien de Saint-Gervais, ses quais somptueux, ses larges rues bordées d’hôtels et peuplées d’étrangers ; il s’y ouvrait même une maison de jeu. C’est la Genève radicale et catholique opposée de toutes manières à l’ancienne ville, qui étage sur la rive gauche du fleuve un entassement de hautes maisons coupé de ruelles sombres et dominé par les deux tours de Saint-Pierre, le temple protestant. Enfin, l’immigration amenant chaque jour de nouveaux renforts, le dernier recensement décennal donna des chiffres imprévus qui ont suscité bien des inquiétudes. En 1850, le canton de Genève comptait 34,212 protestans et 29,764 catholiques. En 1860, les catholiques étaient 42,099 et les protestans 40,069.

Dès lors Rome ne connut plus d’obstacles ; elle voulut séparer Genève du diocèse de Lausanne et ériger en évêché la cité de Calvin. C’eût été sans doute une gloire pour le pontificat de Pie IX de rétablir ainsi d’autorité le siège de François de Sales ; mais l’entreprise n’était pas facile. L’abbé Vuarin, qui l’avait tentée deux fois, et qui, pour la faire réussir, s’était rendu à Rome, n’avait pu la mener à bonne fin. C’est que l’église catholique de Genève n’est point libre comme celle d’Angleterre ; elle dépend de l’état, qui l’a reconnue et qui l’entretient. Quand elle se détacha malgré Vuarin du diocèse de Chambéry pour être annexée à celui de Lausanne, ce fut à la demande du gouvernement genevois traitant avec le saint-siège, et quand l’évêque de Lausanne obtint le droit d’ajouter à son titre le nom de la nouvelle paroisse, nous l’avons déjà dit, ce fut seulement pour l’honneur. Il était donc malaisé de déchirer une convention provoquée et consentie à Genève par le pouvoir civil. D’un autre côté, il était assez tentant pour le pouvoir spirituel de s’attribuer un nouveau droit et d’essayer sa force en pays libre, sur un terrain neutre où l’on peut tout dire et tout faire impunément. On agit donc en tapinois, sans précipitation, sans fanfares ; l’abbé Mermillod, citoyen et curé de Genève, était un orateur élégant et un homme d’esprit ; on le fit évêque d’Hébron in partibus infidelium. Hébron est l’ancien nom d’une petite ville de Palestine ; ce titre n’avait rien d’inquiétant. M. Marilley, l’évêque reconnu de Lausanne et de Genève, fut chargé d’annoncer la nouvelle au conseil d’état. Il déclara que cette nomination ne changeait rien à l’organisation de l’église, et que le nouvel évêque ne serait que son vicaire-général. Le conseil d’état ne fit pas d’objection, ne voulant pas montrer d’humeur pour une simple affaire de titres. Ce succès encouragea la cour de Rome, et quelque temps après M. Marilley, dans une seconde lettre au conseil d’état, annonça qu’il voulait se décharger d’un fardeau trop lourd pour ses épaules, et qu’à cet effet, dégageant sa responsabilité personnelle, il déléguait de pleins pouvoirs sur l’église de Genève au nouvel évêque d’Hébron. Le conseil d’état vit le piège, et refusa son consentement en termes très nets. Il déclara qu’il ne voulait rien innover, que les paroisses du canton étaient assujetties à perpétuité par le bref du pape et l’acquiescement du pouvoir civil à l’évêque de Lausanne, et que l’abbé Mermillod ne pouvait être reconnu que comme le vicaire-général de ce prélat. M. Marilley se débattit tant qu’il put, ne sachant que répondre, gêné par des ordres supérieurs qu’il n’avait point inspirés, qu’il avait probablement combattus, et forcé de plaider une cause qu’il devait trouver mauvaise. Il tâcha d’alléguer les rapports directs qui s’étaient établis entre la cour de Rome et l’évêque d’Hébron ; mais ces rapports ne regardaient en rien le gouvernement de Genève, qui, à la fin de cette longue correspondance, commencée en décembre 1864 et continuée jusqu’en novembre 1865, fit cette déclaration formelle : « le conseil d’état est censé et doit ignorer la mission et les instructions que le curé de Genève peut avoir reçues de Rome ; il ne doit et ne veut connaître que les instructions que cet ecclésiastique reçoit de son supérieur sous la responsabilité de ce dernier ; » Les choses en sont là. L’attitude et la conduite du gouvernement ont été approuvées tout récemment (septembre 1868), après une discussion assez vive et malgré une protestation du clergé catholique, par les membres du grand-conseil. L’évêché d’Hébron ne sera pas de longtemps l’évêché de Genève.

Il restait une dernière barrière entre les anciens et les nouveaux Genevois, c’étaient les institutions de charité. Les biens de l’hôpital de Genève appartenaient encore, il y a quelques mois, aux descendans des vieux Genevois. Pour faire disparaître cette dernière trace d’inégalité, il a fallu de longs débats, de patiens efforts, deux plébiscites ; mais enfin la victoire vient de prononcer (août 1868). Anciens citoyens et nouveaux annexés ont droit aux mêmes secours. L’hôpital de Genève est remplacé par un hospice général. Ce grand acte sera l’honneur du parti indépendant, qui gouverne depuis 1865 ; le traité de Turin est aboli de fait, sinon de droit, les communes réunies n’ont plus besoin d’être protégées. Le premier article de la nouvelle loi constitutionnelle porte que « le peuple genevois renonce à toute distinction de territoire et à toute inégalité de droits. qui pourrait résulter des traités ou d’une différence d’origine entre les citoyens du canton. » Les frères ennemis seront désormais traités comme frères jumeaux ; c’est ainsi que l’église romaine a gagné quelque chose à toutes les révolutions de Genève. L’occupation française lui a donné une existence officielle, les traités de 1815 lui ont procuré un troupeau, le régime radical lui a valu une puissance politique, le régime indépendant a détruit les derniers privilèges des anciens réformés. Malgré tous ces succès, Rome n’a pas repris Genève. L’ultramontanisme n’a pu entrer dans ce pays républicain qu’en bonnet rouge et la soutane retroussée. M. l’évêque d’Hébron lui-même passe pour libéral, et l’est peut-être ; en tout cas, il n’a jamais ouvertement attaqué la civilisation. Il écrit des mandemens où il tâche de se prouver que l’église n’est point en désaccord avec le siècle. Rien de plus ingénieux que sa défense du Syllabus. Ne pouvant à Genève attaquer la liberté des cultes, à tout moment invoquée en faveur de son troupeau, il affirme que cette liberté, malgré l’erreur de son principe, peut être pratiquement un progrès relatif et même désirable. Pie IX la voudrait voir consacrée en Russie et la permet à Rome, où il tolère des juifs et même des protestans. Le pontife-roi est donc conduit par son double caractère à se désobéir. Il aurait le droit de s’excommunier ; s’il n’en fait rien, c’est pure tolérance. Tels sont les argumens irrévérencieux que le catholicisme genevois, c’est-à-dire républicain et démocratique, est forcé d’invoquer. Tel jeune chef avoué du parti ultramontain affiche les opinions les plus radicales ; il désavoue l’encyclique, et n’est ultramontain que de nom. De là cet aveu significatif d’un prêtre qui voyait clair. « A supposer que nous prenions Genève, disait-il, le siège nous aura coûté 20,000 âmes. » L’unique moyen de conquête en effet dans ce pays du suffrage universel, c’est l’immigration : il faut une foule de voix à opposer aux voix protestantes ; mais, à peine entrés dans la ville libre, les papistes, quittant l’église, deviennent esprits forts. Ajoutons que l’immigration, moyen déjà coûteux, ne suffit pas pour faire des électeurs ; il faut que les nouveau-venus deviennent citoyens, ce qui grossit les frais de propagande : aussi la plupart d’entre eux restent-ils étrangers, ce qui fait que la majorité catholique dont nous parlions plus haut est une majorité d’habitans, non de citoyens ni d’électeurs. En 1860, il y avait à Genève 28,700 étrangers appartenant pour la plupart au culte romain. Les étrangers déduits, il ne resterait à M. l’évêque d’Hébron qu’un tiers de la population genevoise, et dans ce tiers les notabilités se comptent, il n’y en a pas vingt. Ces paroissiens d’ailleurs ne vont pas tous à l’église, il y a parmi eux beaucoup de voltairiens. L’an dernier, au congrès de la paix, quand une fraction de catholiques crut devoir protester contre le discours anti-papiste de Garibaldi, il y eut une contre-protestation de catholiques également qui trouvaient ce discours très convenable. Quand plus récemment les frères de la doctrine chrétienne voulurent ouvrir une école à Carouge, ce ne furent pas les hérétiques, ce furent les catholiques de l’endroit qui, par une démonstration tumultueuse, empêchèrent cette installation. Dernièrement encore, dans la discussion du grand-conseil sur l’évêché de Genève et l’épiscopat de M. Mermillod, ce fut un député catholique qui s’opposa le plus vivement, par les plus fortes raisons, aux prétentions de Rome. De réduction en réduction, nous arrivons à des chiffres minimes ; le diocèse d’Hébron ne réunit plus qu’un très petit nombre de croyans. Ces croyans, l’autre jour, ont voulu se compter ; ils se sont présentés avec un programme et une liste de candidats pour le grand-conseil aux élections du 15 novembre 1868. Il était déjà imprudent d’introduire les questions confessionnelles dans les débats politiques ; mais l’imprudence fut aggravée par la publication d’un factum impertinent qui était une sorte de cri de guerre jeté contre Genève au lendemain de la loi sur l’hospice général. Il en résulta des scènes déplorables dans le collège de la rive gauche, où triomphent d’ordinaire les radicaux. Les ultramontains, brusquement accueillis, furent chassés de la salle des élections, leurs tables renversées, leurs listes déchirées ; quelques-uns d’entre eux reçurent d’assez mauvais coups. Ce fut une bataille d’un nouveau genre, non plus entre indépendans et radicaux, mais entre catholiques et catholiques, entre ceux qui votaient « pour la cure » et ceux qui ne voulaient pas des ignorantins. Ces tumultes n’ont réussi qu’à fortifier le parti indépendant, qui a fait passer quelques-uns de ses candidats au collège de la rive gauche. Quant à l’évêché d’Hébron, cette maladroite équipée a prouvé sa faiblesse ; chez les 42,000 fidèles qu’il se vantait de gouverner dans le canton et parmi les 15,000 électeurs de la république, il n’a pu trouver que 1,200 partisans. La cause de l’ultramontanisme est perdue.


II

Nous quittons l’église et nous entrons à l’école, où va nous conduire un guide instruit et curieux, M. le professeur Amiel. Il nous rappelle d’abord les services rendus par le protestantisme aux saines et fortes études. Calvin ouvrit des classes de filles et de garçons, fonda le collège, où dès lors on vit des enfans de tous les quartiers réunis sur les mêmes bancs ; les fils d’ouvriers lisaient en latin les harangues de Cicéron, et l’atelier n’y perdait rien lorsque ces enfans devenaient des hommes. Calvin fonda aussi l’académie, qui « devait donner à la patrie genevoise de bons serviteurs, des ministres éclairés et une influence au dehors. » Il s’établit une sorte de hiérarchie universitaire : les maîtres commençaient par enseigner au collège, et passaient ensuite à l’académie, où, de chaire en chaire, ils s’élevaient à celle de dogmatique ; c’était le sommet. Fort estimés, quoique peu payés (quand la république avait besoin d’argent, on leur retirait leurs honoraires), les professeurs étaient appelés aux plus hautes fonctions. Aussi vit-on dès lors installés dans ces chaires presque tous les hommes éminens du pays. Il y eut des dynasties de savans ; M. Amiel a compté parmi les professeurs de l’académie 6 Turrettini, 5 Pictet, 4 Tronchin, autant de Cramer, plusieurs Leclerc, plusieurs Mallet, et parmi les étudians tous les Genevois qui ont fait parler d’eux, sans compter les étrangers illustres, Agrippa d’Aubigné, Bayle, Jacobi, M. Guizot. Au commencement, cette institution ne fut guère qu’une école de théologie ; mais elle devait se développer et se modifier avec le temps. Une lutte ne tarda point à éclater entre l’esprit clérical, qui s’adoucit par degrés, et l’esprit laïque. On avait d’abord exigé des étudians, avant de les admettre à suivre les cours, la confession de foi la plus stricte ; mais cette obligation cessa dès 1576 sur l’excellent motif « qu’il n’était pas raisonnable de presser ainsi une jeune conscience en lui faisant signer ce qu’elle n’entendait pas. » L’église elle-même, cédant peu à peu, finit par abolir toute confession de foi ; le Christ aux bras étroits que n’aimait pas Bossuet ne pouvait régner éternellement à Genève. Cependant l’esprit laïque ne devait triompher qu’à la longue malgré le talent et le mérite de ses premiers représentans, les deux Budé, Scaliger, Casaubon, Henri Estienne, plus tard Jean Leclerc. Ces hommes éminens, poussés à Genève par les persécutions catholiques, en furent exclus par les résistances calvinistes. Casaubon, il est vrai, « le phénix des beaux esprits, » garda quatorze ans sa chaire ; mais Scaliger ne fit que passer, et Jean Leclerc dut émigrer en Hollande, où il fonda un foyer de libre pensée et de publicité. militante. La théologie régnait encore en souveraine à Genève ; ceux qui avaient quelque velléité d’émancipation devaient reculer ou partir. « Les Genevois ont déclaré une bonne fois et pour jamais, avait répondu Théodore de Bèze à Ramus, qui offrait à Genève ses services, que ni en logique, ni en aucune autre branche du savoir, on ne s’écarterait des sentimens d’Aristote. » Notons ce mot « pour jamais ; » les hommes de foi disposent toujours de l’avenir.

La prédiction de Théodore de Bèze se trouva fausse au bout d’un siècle. Le cartésien Jean-Robert Chouet, appelé de Saumur à Genève, y vint avec une foule d’étudians, et transforma l’unique chaire de philosophie en chaire de sciences naturelles. Aussitôt la Genève intelligente s’éveilla en sursaut avec des aptitudes et des curiosités ignorées jusqu’alors ; elle fut comme révélée à elle-même, des essaims de naturalistes apparurent aussitôt. Ainsi commença le beau mouvement scientifique qui devait illustrer Genève au siècle suivant, ainsi s’ouvrit l’école d’où sortirent bientôt Mallet, Tissot, Trembley, Jallabert, Abauzit et les dynasties qui règnent encore aujourd’hui, les Pictet, les Candolle, les Saussure. Ces patriciens ou, si l’on veut, ces notables ne trouvaient pas d’ambitions ni de vanités à satisfaire en leur pays républicain ; ils n’y pouvaient être ni hommes de cour, ni gens d’épée, ni héros de ruelles, et sans efforts, à un certain âge, par droit de naissance, ils arrivaient au pouvoir. Aussi ne savaient-ils que faire de leur jeunesse ; ils s’attachèrent donc à la nature, qui, riche et neuve, ignorée, inépuisable, aux portes de leur petite ville, s’offrait à leurs yeux, se livrait à leurs mains. Bientôt ces études furent plus et mieux que des passe-temps, elles devinrent des devoirs de famille ; le fils, héritant du père, eut un renom scientifique à soutenir, une œuvre importante à poursuivre. Genève acquit un nouveau lustre, et Voltaire eut beau rire : ce fut un spectacle frappant en face de la France des Pompadours que ce pays de bonnes mœurs gouverné par des hommes de science.

Calvin y perdit cependant, l’école s’éleva plus haut que le temple ; les meilleurs esprits, en devenant naturalistes, cessèrent d’être orthodoxes ; la religion resta pourtant dans les cœurs, et sut opposer un bouclier de bronze aux flèches aiguës qui partaient de Ferney. M. Saint-René Taillandier a raconté cette lutte ici même à propos des lettres de Moultou[2]. Cependant les Moultous, qui étaient alors assez nombreux, devaient tôt ou tard se rapprocher de Voltaire. Dès 1730, une femme de cœur, Mlle Huber, avait attaqué l’éternité des peines et défendu la religion naturelle. On le voit, la profession de foi du vicaire savoyard n’était rien moins qu’une chose nouvelle ; si elle fut condamnée, c’est qu’elle exprimait trop librement la religion courante à Genève et ailleurs au dernier siècle et peut-être encore aujourd’hui.

Tout ce mouvement fut arrêté par la révolution et l’occupation françaises. Genève alors languit et déchut ; elle perdit en quinze ans le tiers de sa population. Ses meilleurs citoyens s’étaient enfuis ; ceux qui étaient restés cependant avaient su résister à l’invasion et l’empêcher de devenir une conquête. La France avait occupé Genève sans la posséder ; l’église, l’académie, le collège, les cercles, les fonds de bienfaisance, étaient restés dans les mains des citoyens, qui faisaient bande à part, s’isolant de la garnison et de la préfecture. Quand les émigrés rentrèrent, ils ne trouvèrent de changé que les lois. Ils revinrent en foule des quatre coins de l’Europe, les uns imbus d’idées anglaises que soutenait leur Bibliothèque britannique, depuis Bibliothèque universelle, les autres éclairés par la France, instruits par les leçons de 89, quelques-uns réchauffés par la vive lumière qui avait brillé à Coppet, dans la petite cour de Mme de Staël. Il y eut alors à Genève un centre d’esprits distingués, un petit monde très vivant et très vivement décrit par M. Rodolphe Rey : André Lullin, qui doit être nommé le premier, un caractère antique ; l’excellent Dumont (le souffleur de Mirabeau) ; gros homme aux sourcils arqués, joyeux convive, aimant les jeunes gens ; le botaniste P. de Candolle, élégant et français, d’une effrayante activité, menant de front des publications colossales, nombre de sociétés qu’il avait fondées, et la vie de salon, où il s’épanouissait ; Guillaume Favre, que Mme de Staël appelait son érudit, homme de cœur, la main pleine et ouverte, « avide de connaissance et avare de publications ; » l’historien Sismondi, trapu, corpulent, ayant gardé le ton et l’accent du terroir, âme chaude et confiante ; le jurisconsulte Bellot, infirme, estropié, « si caduc qu’il ne pouvait marcher seul sans défaillir, » mais au travail dès quatre heures du matin et d’une probité républicaine. Dieu sait si j’en passe[3], et je n’ai pas nommé les femmes, parmi lesquelles régnait Mme Necker. Dans ce monde brillèrent aussi quelques étrangers : Capodistrias vint plaider à Genève en faveur de la Grèce ; pour prouver à quel point la cause fut gagnée, il suffit de rappeler le nom d’Eynard. L’Italien Rossi, chassé de son pays, fut longtemps professeur à l’académie de Genève. Sagace et caustique, quoiqu’un peu nonchalant, il ne s’échauffait qu’aux questions brûlantes, mais à peine échauffé jetait feu et flamme. N’oublions pas enfin le Bernois Bonstetten, apôtre de Jean-Jacques, ami de Jean de Muller et de Mme de Staël : il servait de trait d’union entre deux siècles ; c’était un brillant vieillard, studieux et mondain. « A Genève, écrivait-il à une femme, tout fleurit, tout fait des pas de géant ; on n’éprouve jamais un moment de vide, tant il y a de cours. De Candolle est admirable et attire la plus brillante société. On ne trouverait pas ailleurs des hommes comme les Pictet. Tout ce qui pense et écrit en Europe passe dans notre lanterne magique. On ne rencontre que grands seigneurs et princes. Ce séjour est préférable à celui de Paris ; ce qui est dispersé dans la grande ville se trouve réuni ici en un bouquet. Genève, c’est le monde dans une noix. »

De cette association d’intelligences résulta un nouveau mouvement, une école juridique, économique et politique coexistant avec celle des naturalistes, et, il faut le dire, effaçant de plus en plus celle des théologiens. Dumont, Bellot, d’Yvernois, Mallet Du Pan, Pictet de Rochemont, Lullin de Châteauvieux, Sismondi, Rossi, plus tard M. Antoine Cherbuliez et M. Gide firent marcher cette science du droit, qui d’ailleurs n’était jamais restée en arrière ; plusieurs jurisconsultes estimés des siècles précédens, Burlamaqui, Jacques Godefroi, Jacques Lect, étaient Genevois. M. Amiel remarque à ce propos que, même en religion, Genève, en ceci très romaine, est une ville de légistes, Calvin l’était. « Sous lui, la Bible est devenue un corpus fidei parallèle au corpus juris ;… l’Évangile apparaît un peu comme la jurisprudence du ciel et la procédure du salut. » De là quelque sécheresse. Les Genevois de la restauration n’étaient pas beaucoup plus ardens en religion que ceux du siècle dernier : ils croyaient ce qu’ils pouvaient, fréquentaient le temple et se comportaient en hommes de bien ; mais cette façon d’aimer Dieu ne pouvait suffire aux âmes mystiques. Il vint d’Ecosse des missionnaires convaincus et passionnés qui prêchaient la réforme dans la réforme, et des têtes chaudes se jetèrent éperdument dans ce nouveau parti ; c’est, ce qu’on appela le « réveil. » Hélas ! il n’en résulta qu’une bourdonnante éclosion de sectes moitié jansénistes, moitié quiétistes, qui fractionnèrent en quantité de cloisons la vieille ruche genevoise : il s’y fabriqua dès lors tout autre chose que du miel. Une femme de courage et d’esprit, Mme de Gasparin, a vivement fustigé dans un petit livre écrit de bonne encre les affectations et les hypocrisies de ces frelons qui étaient venus se glisser au milieu des abeilles. Elle les peint d’après nature, plaintifs, étroits, formalistes, toujours gémissant les uns contre les autres, ne fréquentant point les péagers, jetant la première pierre aux pècheresses, n’ayant que le nom de Dieu à la bouche et ne parlant que « le patois de Chanaan. »

Le méthodisme scinda l’association protestante, battue en brèche d’autre part par un groupe de poètes badins. Les écrivains à Genève, du moins les plumes légères, ont toujours été de l’opposition. Dès la réforme, Bonivard avait marqué comme libre penseur, comme libre croyant, si l’on veut, non comme calviniste. Il avait l’esprit vif et ouvert, l’œil pénétrant, du mordant et de l’aisance ; il mériterait d’être mieux connu. Ce fut encore un homme de combat qu’Agrippa d’Aubigné, le poète huguenot des Tragiques ; mais Calvin, maître de sa langue, ne l’avait point léguée à Genève, où s’épaissit un jargon dense et lourd, le style réfugié. Les lettres étaient négligées dans la petite république ; un observateur étranger et d’autant plus attentif, Grégoire Leti, prétend qu’au XVIIe siècle on y faisait si peu d’études classiques « que bien souvent le sénat ne savait où trouver un secrétaire d’état qui entendît passablement le latin. » Les lettres étaient non-seulement négligées, mais un peu méprisées par la plupart des théologiens et des naturalistes ; ce dédain persiste aujourd’hui. Jean-Jacques ne devint écrivain que parce qu’il quitta son pays ; il n’y eût fait que de l’horlogerie ou de la botanique. S’il fut Genevois par l’esprit et le caractère, il ne le fut point par la langue ; il ne garda du terroir qu’un petit nombre de mots qu’il rendit français et peut-être aussi le goût de la prosopopée, qu’il put tenir des prédicateurs. Sa gloire et son autorité revinrent de France ; mais il ne fut pas prophète dans son pays ou du moins dans le monde qui gouvernait son pays. Plébéien, il n’eut d’influence que sur le peuple, sur l’opposition, déjà frémissante, et sur les jeunes gens, qui pensent par le cœur ; il fut l’inspirateur d’une âme ’ardente qui, comme lui, fit de la passion une vertu. Femme du monde et agissant sur des hommes du monde, Mme de Staël éleva Rousseau sur un piédestal ; ceux qui revinrent de Coppet en rapportèrent le culte du « citoyen de Genève. » On ne brûla plus ses livres, on lui érigea des statues, et dès lors son influence fut très marquée sur les écrivains genevois, notamment sur le plus illustre et le mieux doué de tous, Rodolphe Tœpfler. Cependant Voltaire, hôte de Genève, avait agi plus immédiatement sur elle : il possédait un château, grand moyen d’influence ; il donnait chez lui la comédie, et des pasteurs y allaient ; puis il avait l’esprit vif et net, armé de petits faits et d’argumens précis, toutes choses qui plaisent aux Genevois. Enfin il attaquait bien plus rudement l’influence de Calvin en combattant à la fois la ligueur des dogmes et la rigidité des mœurs. Aussi fit-il école ; on lui emprunta non ses idées, trop radicales en religion, pas assez en politique, mais son esprit et sa stratégie ; on prit les armes de Voltaire pour défendre les théories de Rousseau. Ces deux maîtres furent associés dans l’admiration populaire comme ils l’étaient sur les cheminées des maisons libérales. Un groupe de joyeux tirailleurs se mit en guerre avec un entrain prudent, une fougue modérée, une grivoiserie décente, et la chanson fut à Genève, comme en France à la même époque, un moyen très populaire d’opposition.

On chantait le cotillon, la bouteille, le dieu des bonnes gens, la liberté, Guillaume Tell, on inventait des flons-flons pour les fêtes nationales. On réunit bientôt ces gaités dans un recueil périodique, l’Almanach genevois, les heureux combattans, voulant porter des coups plus sérieux, fondèrent en 1827 le Journal de Genève ; l’un des fondateurs de cette feuille fut M. James Fazy. Bientôt un seul journal ne suffit plus, et M. Petit-Senn créa son Fantasque, où il osa dénoncer avec esprit les petits travers de la société officielle et dominante. Le pouvoir ne répondit point, il se croyait éternel. Il avait perdu cependant peu à peu les hommes qui le dirigeaient ou le stimulaient. Dumont, Lullin de Châteauvieux, Bellot, P. de Candolle, Sismondi, étaient morts ou allaient mourir ; Rossi était installé à Paris. Le parti radical, qui grondait partout, finit par tonner dans la cité de Calvin, où il étouffa les murmures du Journal de Genève et l’hilarité du Fantasque. Enfin M. James Fazy, qui s’était séparé de ses anciens camarades pour cultiver une littérature moins prudente et moins correcte que la leur, monta brusquement au pouvoir, où il régna seul.

Genève changea de maîtres du jour au lendemain ; tout ce qui l’éclairait et la dominait rentra dans l’ombre. Au nom du progrès et des lumières, M. James Fazy abattit ou écarta presque tous les hommes distingués. Il s’appuya sur le nombre et s’arma contre l’intelligence ; il mit l’académie sous la main du gouvernement, l’amoindrit par des destitutions ou des démissions forcées. Il fut même question un moment de supprimer les études supérieures ; mais à ce danger les yeux s’ouvrirent, et les conservateurs fondèrent un gymnase libre qui paraissait annoncer une académie libre. « Devant cette manifestation, dit M. Joël Cherbuliez, le radicalisme recula, s’apercevant qu’il faisait fausse route. Dans ses rangs mêmes, les pères de famille réfléchirent qu’au lieu de porter un coup à l’aristocratie, comme on le prétendait, la suppression des hautes études aboutirait simplement à lui donner le monopole des carrières libérales, puisque les riches pourraient seuls envoyer leurs fils étudier à l’étranger. L’académie fut donc sauvée. » Il faut de plus reconnaître qu’à certains égards l’enseignement s’élargit. Ne trouvant pas assez d’hommes dans son parti pour repeupler les chaires, M. Fazy dut s’adresser à l’étranger, qui lui envoya, entre autres auxiliaires, un savant plein de verve et de vie, M. Charles Vogt. Ces nouveaux professeurs apportèrent à Genève des idées nouvelles qui furent assez mal accueillies au début ; la plupart des étudians étaient conservateurs, d’abord parce que l’opposition, même contre les radicaux, a toujours été la politique de la jeunesse, puis parce qu’à Genève la tyrannie de la rue répugnait à ceux qui aspiraient à s’élever par la science et par le talent. En 1850, dans les réunions de leurs sociétés de zofingue et de belles-lettres, soirées studieuses où avant boire ils s’exerçaient à écrire et à parler, les élèves de l’académie attaquaient volontiers le nouveau régime. Aussi firent-ils du bruit aux premières leçons des professeurs qui venaient arborer devant eux les doctrines les plus hardies, et qui de plus, crime autrement haïssable, étaient les créatures de M. Fazy, mais, les professeurs tenant bon, les oreilles s’accoutumèrent aux franchises de la science moderne. Il en résulta un rajeunissement curieux dans le monde des naturalistes.

Les hommes de science que possède encore Genève ne sont pas inconnus du grand public. M. de La Rive, le savant électricien, est l’un des huit associés étrangers de l’Académie des Sciences de Paris. MM. de Marignac, Plantamour, Pictet de La Rive et A. de Candolle, membres correspondans de la même académie, comptent dans la science. Le Traité de paléontologie de M. Pictet de La Rive est une œuvre considérable et classique ! M. Alphonse de Candolle, né statisticien et philosophe, tout en achevant le monument commencé par son père, ce Prodromus qui doit embrasser l’ensemble du règne végétal, a écrit une Géographie botanique où, non content d’étudier et de grouper les faits, il s’est avant tout préoccupé des causes ; il a été à certains égards le précurseur de Darwin. M. D. Colladon est un inventeur de grand mérite : outre des expériences intéressantes sur la propagation du son dans l’eau, sur la compressibilité des liquides, on lui doit la première idée de la machine qui sert à perforer le Mont-Cenis. M. Alphonse Favre, auteur de la Carte géologique et de la Géologie de la Savoie, a joué un rôle important dans les batailles scientifiques auxquelles les désordres et les renversemens de certains terrains alpestres ont donné lieu depuis vingt ans. Enfui le plus jeune de ces savans, M. Edouard Claparède, esprit net, hardi, rigoureux, est peut-être l’homme d’Europe qui connaît le mieux le monde infini des animaux de la mer. Plusieurs de ces naturalistes sont des généralisateurs préoccupés de tous les grands problèmes. On ne reprochera donc plus aux Genevois d’être de simples observateurs modestement tournés vers les petits faits et les menus détails. Il est vrai qu’autrefois leur horreur pour les généralisations ne venait pas uniquement de leur modestie. Les spéculations scientifiques peuvent conduire à des théories qui ne sont pas toujours d’accord avec les affirmations des livres saints. C’est peut-être par la même raison que certaines sciences, la physiologie par exemple, ont été prudemment négligées à Genève. Sans méconnaître les services rendus par les Marcet, les Chossat, les Prévôt, et plus récemment par M. Thury, l’auteur d’une séduisante Théorie de la loi de production des sexes, on peut dire que la physiologie n’est pas, comme la géologie, la physique et la botanique, une des études favorites des Genevois. Ne serait-ce point parce que cette science est la moins orthodoxe de toutes ? Ce n’est pas que les naturalistes genevois appartiennent tous à la plus stricte orthodoxie. Il en est plusieurs qui pensent très librement ; seulement ils pensent ainsi pour eux-mêmes. Quand ils passent du cabinet de travail à la chambre commune, où les femmes, les parens ecclésiastiques, les jeunes gens à marier, parlent avec chaleur du dernier prêche, les savans se gardent bien d’émettre leur avis sur les miracles de Josué ou de Jonas. Cependant il y a progrès en franchise et en tolérance ; les questions ardentes peuvent être posées dans la cité de Calvin sans rallumer les bûchers où l’on brûlait autrefois les livres et même les hommes. Les savans font corps et vivent ensemble. La science règne encore à Genève, bien qu’elle n’y gouverne plus.

La littérature est moins heureuse. Le groupe des chansonniers dont nous parlions plus haut s’est dispersé, la plupart d’entre eux sont morts. Avec eux a disparu cet esprit à la fois local et voltairien qui avait molesté si plaisamment la vieille Genève. Tœpffer, esprit très genevois relevé par une âme d’artiste, humoriste charmant, parfois bouffon, souvent ému, a emporté avec lui son franc rire et sa poésie sincère. On ne retrouve plus guère la vieille et bonne saveur du cru que dans un petit recueil rabelaisien, les gros et menus Propos du peintre Hornung. Cet écrivain attardé est le dernier Genevois ; ses concitoyens ont pris l’accent anglais ou allemand, ils appartiennent plus ou moins aux littératures étrangères. M. Petit-Senn, émiettant son esprit en bluettes et en boutades, recommence Vauvenargues et Chamfort ; M. Henri Blanvalet peint avec émotion de jolies scènes d’intérieur d’après les Souabes, tandis que M. Albert Richard embouche la corne des vieux Suisses et sonne la fanfare de Morat. Parmi les plus jeunes, M. William de La Rive admire beaucoup l’Angleterre, mais à ses heures de verve il est bien de Paris. M. Marc Debrit est un méridional qui a étudié avec soin. l’Italie contemporaine. Moins Genevois encore est M. Victor Cherbuliez, que nous n’avons point à présenter aux lecteurs de la Revue. Il n’y a donc pas de groupe littéraire à Genève, il n’y a que des écrivains isolés, moins soucieux en général de bien dire que de traiter exactement un sujet ou d’élucider une question. Ils sont avant tout critiques ou historiens[4].

Ceux-là mêmes qui appartiennent au monde protestant ne marchent pas tous dans le même chemin. Ce parti ne manque pas de forces ; mais là aussi chacun vit chez soi et pour soi, il n’y a plus de cohésion possible. L’association a vu diminuer son influence depuis que le consistoire et les pasteurs sont élus par le peuple. Petit à petit, les consciences s’habituent à se diriger toutes seules ; la vie privée n’est plus sous l’inspection ni sous la direction du clergé. Certes le christianisme est encore debout, les deux mille auditeurs de toutes les classes qui se pressent le soir aux pieuses conférences prouvent bien que Calvin n’est pas mort tout entier. Ajoutons que les luttes confessionnelles sont moins vives qu’elles ne le furent jamais ; les partis se sont apaisés, sinon associés, pour faire face à l’ennemi commun, à la philosophie qui se lève. L’église nationale et l’église libre font assez bon ménage ensemble, et Genève n’a point pris part à la guerre déplorable qui dure encore à Paris entre le protestantisme orthodoxe et le protestantisme libéral. Bien plus, il ne manque pas de réformés qui, pour combattre l’irréligion, tendraient volontiers la main, aux catholiques ; toutefois ces alliances ou plutôt ces trêves ont un peu endormi les esprits, les sectes coalisées n’ont plus l’entrain qu’elles avaient autrefois, quand elles se ruaient les unes sur les autres. Quant aux chefs, ils restent isolés ; chacun suit son idée et fait son œuvre, non pour agir sur Genève, mais pour arriver jusqu’au grand public, qui est en Hollande, en Écosse, aux États-Unis. C’est ainsi que même les écrivains religieux deviennent étrangers ; ils sont traduits dans toutes les langues. Tout se déplace, la littérature entre dans la théologie, et la théologie dans la littérature, les laïques rompent des lances avec les pasteurs, des assemblées populaires proclament la déchéance de Jésus-Christ. La question capitale de notre temps, la séparation de l’église et de l’état, — question souvent débattue à Genève, souvent écartée, qui revient toujours à la charge, et qui annonce pour cet hiver une nouvelle campagne où elle a quelque chance de triompher, — était autrefois un rêve religieux et même ultraorthodoxe ; c’est maintenant une réclamation politique et même ultra-radicale, soutenue non plus par les méthodistes pour émanciper l’église, mais par les esprits forts pour la renverser. Et, chose étrange, le culte officiel et national entretenu par l’état a pour défenseur acharné un philosophe ennemi des lieux-communs, M. le professeur Hornung, le fils du peintre. Ce polémiste ingénieux tient à l’église nationale à peu près comme M. Thiers tenait à la république ; c’est le régime religieux qui divise le moins les Genevois. En y renonçant, on ferait les affaires des méthodistes et des catholiques. Puisqu’il faut une église aux femmes et aux masses, conservons celle-là ; elle a cela de bon qu’elle est la moins chrétienne de toutes. Telle est l’argumentation de M. Hornung.

Dans ce tumulte d’idées, que deviennent les études ? Elles tendent à se populariser. Les cours, les conférences, se multiplient avec un succès étonnant ; il s’en fait le matin, le soir, à la fois dans trois ou quatre salles différentes ; il y en a de publics et de privés, pour les hommes et pour les femmes, pour les gens du monde et pour les artisans, et partout la foule afflue. Un professeur de droit, M. Dameth, attire des centaines de Genevoises à ses leçons d’économie politique. Il serait fort heureux que cette science fût enseignée aux ouvriers ; il n’y aurait pas tant de socialistes. On doit constater enfin dans ce petit pays une singulière avidité de savoir. Il y a pourtant quelque péril à trop vulgariser les études : les professeurs deviennent volontiers éloquens ou agréables, et songent à réussir plutôt qu’à enseigner. Le gouvernement de Genève dépense en ce moment plusieurs millions pour l’érection d’un vaste palais destiné aux études supérieures. En posant l’autre jour la première pierre de cet édifice, les orateurs officiels ont tous proclamé la nécessité de fonder une académie pour le peuple, Nous ne demandons-pas mieux, à la condition qu’il en subsiste une pour les étudians.


III

Il nous reste à parler du mouvement démocratique. Les étrangers qui ont écrit sur ce sujet dénoncent toute sorte de menées occultes et de prologues souterrains. S’ils avaient lu l’histoire de Genève, ils y auraient vu depuis sept cents ans les mêmes questions discutées, les mêmes droits populaires affirmés et soutenus. Ils auraient appris surtout à connaître l’esprit national, qui est la meilleure explication des agitations politiques. Dès le XIIe siècle en effet, Genève, déjà presque affranchie, pouvait opposer un conseil-général à ses comtes et à ses évêques ; dans la lutte entre ces deux puissances, le peuple grandit de jour en jour. Au XVe siècle, quand le duc de Savoie lui offrit un traité avantageux et humiliant, ce peuple répondit « que ses magistrats n’avaient jamais prêté de serment à aucun prince de la terre, et qu’il préférait vivre dans une pauvreté couronnée de toutes parts de liberté que vivre riche et tomber dans la servitude. » Au siècle suivant, les enfans de la ville, bons compagnons et braves cœurs, disaient dans leurs réunions : « Nous avons toujours été libres, il n’est mémoire du contraire ; ayant les mêmes franchises, ayons un même cœur. Si les officiers de l’évêque mettent les mains sur un de nous, que tous le défendent avec leurs armes, leurs ongles et leurs dents. Qui touche l’un touche l’autre. » C’est le temps des héros et des martyrs, de Pécolat, de Berthelier, de Lévrier. Plus tard, la ville, enveloppée par l’ennemi, ruinée par la dévastation des campagnes, ravagée par la peste, exténuée par la faim, résiste encore ; le peuple déclare que celui qui parlera de se rendre aura la tête tranchée, et tous sous les armes, femmes, enfans, vieillards, jurent par deux fois de se défendre jusqu’à la mort. Au siècle suivant, dans la fameuse nuit de l’escalade, Genève, réveillée en sursaut, repousse une dernière attaque des Savoyards ; puis elle résiste à Louis XIV, et garde enfin cette fière attitude jusqu’à nos jours, où par deux fois elle s’arme encore contre les deux plus redoutables puissances de notre temps, en 1838 contre la France pour protéger un hôte de la Suisse, en 1857 contre la Prusse pour sauver la république de Neuchâtel. Un peuple pareil, on doit le comprendre, n’avait pas besoin d’excitations mazziniennes pour redemander ou reprendre ses libertés. Très fier, violent par accès, il aime la guerre ; il s’est battu depuis qu’il existe contre l’étranger ou chez lui. Quand il n’a pas de voisin qui le menace, il s’agite en famille, il se brise en partis qui croient s’exécrer, s’insultent avec rage et s’attaquent à coups de fusil ; mais, vienne l’ennemi commun, aussitôt les haines tombent. Il en a toujours été ainsi depuis le moyen âge jusqu’en 1857.

Au siècle dernier, Genève, n’ayant plus d’étrangers à combattre, s’avisa que chez elle la démocratie du bon vieux temps n’existait plus. Elle avait eu autrefois un conseil-général ; le pouvoir législatif résidait alors dans l’assemblée des citoyens. Chaque année, le peuple nommait ses syndics, qui n’étaient pas choisis exclusivement dans les hautes familles, et pouvaient être des aubergistes, des apothicaires, de petits marchands ; mais peu à peu, depuis Calvin, tout cela s’était modifié sans bruit : une aristocratie s’était formée, et ce patriciat sans titres se perpétuait au pouvoir ; Il y avait maintenant des gens du haut et des gens du bas, distingués par le quartier, même par le costume ; des lois somptuaires fixaient l’étoffe et la coupe des habits permis à chaque classe. Il y avait enfin trois castes, celles des citoyens, des bourgeois et des natifs. Tout cela s’était établi tranquillement, pendant que le peuple songeait à autre chose ; mais, quand le peuple n’eut plus d’autre affaire en tête, il se prit à se rappeler ses anciens droits. Aussitôt commencèrent ces luttes politiques qui devaient agiter tout le dernier siècle. Voltaire avait tort d’en rire ; ce petit feu, qui avait longtemps couvé sous la cendre dans l’humble foyer genevois, devait allumer un vaste incendie. L’Europe latine, on l’a dit, avait perdu les titres de ses libertés ; Genève les avait conservés, Rousseau les retrouva. Pour construire son Contrat social, il n’eut qu’à reproduire en grand les anciennes institutions de sa patrie ; pour imaginer, il n’eut qu’à se ressouvenir. Sur la république natale, vue au verre grossissant, il copia cette république idéale que toutes les révolutions du monde s’évertuent depuis lors à réaliser. Il fut un vrai plébéien de Genève, mais efféminé par la Savoie, qui l’amollit sans l’adoucir, et fit de lui, dit M. Rey, « un Caton au cœur de femme. » De ses concitoyens, il prit la fierté, la défiance, vertu plutôt que vice chez un peuple entouré d’ennemis. Le Genevois est voyageur, parce que son pays est petit ; il est souvent fâché, avenaire, c’est le mot du cru, parce que la bise l’irrite ; il habite une ville qu’un Italien du XVe siècle appelait déjà la città dei malcontenti. Aussi Jean-Jacques fut-il nomade et boudeur ; il fut de plus, comme ses compatriotes, — gentes semper nova petentes, disait un vieil évêque, — avide de nouveautés, remuant, raisonneur, stoïcien de parti-pris, mais, pour racheter tout cela, franc, généreux avec passion, sincèrement navré de toutes les misères et de toutes les souffrances humaines. Tel fut « le citoyen de Genève. »

Un autre type de plébéien genevois fut Jean Bacle, dont les auteurs anciens ou nouveaux parlent à peine, et qui mérite pourtant d’être connu ; son histoire est dans une brochure oubliée du dernier siècle. Ce Jean Bacle, né en 1731, avait été envoyé en Angleterre dès sa quinzième année. Il s’était cassé une jambe en route, il se fendit la tête au retour, et se fractura deux fois la cuisse droite ; ces accidens le retinrent au lit, où il eut le temps de beaucoup lire et de beaucoup méditer. Simple horloger, il appartenait à la caste inférieure des natifs, gens destitués de tout droit politique et même exclus des professions libérales. Cependant, à force de lire, il avait appris que cette qualité de natifs, récemment instituée, n’était consacrée par aucune loi, si bien qu’un jour, appelé à témoigner en justice, il ne voulut pas se déclarer natif ; il demanda qu’on mît tout simplement au bas de sa déposition : Jean Bacle, de Genève. L’auditeur (on dirait aujourd’hui le juge de paix) fut scandalisé. « Comment, dit-il, ce nom de natif est sans doute au-dessous de vous ? — Oui, monsieur l’auditeur, fort au-dessous de mes sentimens. — Mais vous êtes né en ville ? — Oui, monsieur l’auditeur. — Eh bien ! vous êtes donc natif. — Comme vous, monsieur l’auditeur. — Comme moi ! je suis citoyen, sot que vous êtes. — Comme moi, monsieur l’auditeur. — Comme vous ! — Et la fureur du magistrat grossissait à chaque parole. — Ah ! monsieur l’auditeur, de grâce, que cela ne vous offense point autant, puisque, si vous n’étiez pas natif de Genève, vous ne rempliriez pas la charge dont vous êtes revêtu, et, si je n’étais pas né dans la cité, je ne serais pas citoyen. — Mais êtes-vous au moins citoyen bourgeois ? — Monsieur l’auditeur, comme il faut être né dans la cité pour être citoyen et qu’on ne peut être citoyen sans être bourgeois, je me crois tout ensemble citoyen, bourgeois, natif et habitant. » La discussion s’aigrit, mais l’horloger tint bon ; il voulut signer Jean Bacle de Genève, et pas autrement. « Eh bien ! sortez, insolent ! cria l’auditeur. Sortez, retirez-vous !… » Notons, pour achever le tableau, que ce magistrat donnait ses audiences les jours de marché, dans l’arrière-boutique de Mlle Michau ; il y avait deux sièges, une table et un évangile. Or le même jour, dans l’après-dîner, Jean Bacle fut appelé par le même auditeur chez la même demoiselle Michau pour être interrogé derechef. Cette fois on essaya de le vaincre par la douceur ; mais Jean Bâcle résista, donna des raisons posément, avec une certaine érudition historique, et finit par déclarer qu’il subirait le dernier supplice avant de « consacrer encore un sobriquet qui fait autant d’esclaves de ceux qui le portent dans Genève, ma patrie. » Voici son dernier mot : « soumis aux lois, je crains Dieu, je respecte le magistrat, et n’écoute que ma conscience. » Jean-Jacques n’eût pas dit autrement. L’affaire prit de l’importance, l’horloger comparut devant les « magnifiques seigneurs, » qui l’appelèrent criminel d’état, et menacèrent de le jeter dans un cul-de-basse-fosse ; il ne faiblit point. Il demanda qu’on lui assignât un jurisconsulte pour lui prouver qu’il était natif. On le mit en prison, au secret ; il persista dans son idée fixe. On l’accusa d’un crime d’état, il accepta le procès, et voulut se défendre ; des avocats refusèrent de l’assister, il voulut plaider malgré eux ; on lui envoya un pasteur pour le convaincre, et ce fut lui qui arriva presque à convaincre le pasteur. Il fut enfin condamné par les juges « à être amené céans pour y être grièvement censuré de ses délits, à en demander pardon à Dieu et à la seigneurie, genoux en terre, » et de plus banni pour dix ans du territoire de la république. Il subit sa peine, mais ne se déclara pas natif.

Voilà le plébéien genevois au siècle dernier ; il n’a pas changé de nos jours. Il se trouve dans beaucoup d’ateliers des artisans instruits, raisonneurs et un peu têtus, comme Jean Bacle ou Jean-Jacques, et discutant avec vous sans embarras. Un jour, M. Joël Cherbuliez rencontra en voyage un homme vêtu à la diable et qui l’entreprit sur l’histoire naturelle, lui citant Cuvier, Saussure, et entremêlant la dissertation d’interjections assez vulgaires. « Quel est, demanda un étranger, ce savant professeur qui parle si singulièrement ? » C’était un ouvrier de Genève. Ceux qui appartiennent à la fabrique, c’est-à-dire à l’horlogerie, font bande à part, se croyant au-dessus des autres, et ils le sont en effet par l’instruction. En revanche, ils ne se tiennent pas pour inférieurs à leurs chefs, et ils ont raison, parce qu’ils montent vite en grade, et deviennent aisément patrons à leur tour. Quand la fabrique ne va pas, ils prennent, s’il le faut, la pelle ou la pioche, et travaillent aux routes : c’est un travail public ; mais ils ne se feraient pas cordonniers ni tailleurs. Quand ils vont à l’étranger, ils n’en veulent revenir que riches. L’un d’eux disait à M. Joël Cherbuliez, qui a noté avec soin tous ces petits traits : « Mieux vaut périr sur un fumier dans les rues de Paris que rentrer chez soi les mains vides. » C’est chez eux qu’il faut chercher le vieux sang genevois, le type primitif, peu ou point modifié par Calvin, par les étrangers, les réfugiés., les méthodistes.

Montons maintenant du faubourg plébéien dans la haute ville, nous entrons dans un autre monde. Adieu les hommes tout francs, gênans même à force de familiarité ; les visages s’effilent et se pétrifient. Rarement froissés par le rire, toujours plissés par la réflexion, on les dirait sans cesse enfoncés dans une idée fixe. Cependant la tête seule est vivante, le reste du corps, vêtu de noir ou de gris, se meut tout d’une pièce et ne compte pas. Les femmes, autrefois du moins, allaient droit leur chemin, et paraissaient glisser sur des rails. Autrefois aussi (il y a trente ans), les jeunes gens étaient tristes[5] : chacun craignait de vivre et semblait gêné dans sa langue. La haute ville était en effet une colonie d’étrangers, d’anciens proscrits persécutés pour leur foi, c’était la ville du refuge. Grégoire Leti n’y avait rencontré au XVIIe siècle que des Français, des Italiens, des gens de tout pays et de toute race ; il y cherchait en vain des Genevois. Depuis lors, à force de vivre ensemble, ces réfugiés avaient fini par se ressembler tous ; ils formaient une oligarchie austère et savante qui gouverna Genève, et en l’éclairant la fit briller si bien que de loin on prenait ce sommet lumineux pour la ville entière. Maintenant encore, aux yeux de beaucoup de gens, cet esprit particulier des patriciens passe à tort pour l’esprit genevois ; il est vrai que les patriciens donnaient autrefois le ton aux classes moyennes.

Tous ces républicains au fond sont aristocrates, on l’est à Genève à tous les degrés. L’horloger, nous l’avons vu, ne voudrait pas être bottier ; l’ouvrier devenu fabricant, le fils de marchand devenu pasteur, s’enflent vite et le prennent de haut ; tout le monde veut monter, et la classe des grimpions (des grimpeurs) est innombrable. On tient aux titres, aux grades ; on accepte volontiers des décorations, on les demande même, et on les porte ; « chacun perche sur quelque chose, » comme disait si joliment Paule Méré. Il résultait autrefois de tout cela une hiérarchie de coteries bien closes, castes sur castes, échelonnées d’après l’âge de leur argent, les vieilles fortunes ne frayant pas avec les nouvelles, ni celles-ci avec les rentes médiocres, ni celles-ci avec l’humble revenu du travail ; au sommet, quelques familles cloîtrées dans leur olympe, plus bas les notabilités de l’église et de la science, plus bas encore les banquiers, les parvenus, montrant vite qu’ils sont riches, et plus vite encore, prétend M. Petit-Senn, qu’ils ne l’ont pas toujours été. Dans tout ce monde, beaucoup de calcul et. de précision, une vie de chronomètre, une économie sage réglant toutes les dépenses et toutes les actions, de grandes qualités sans doute, mais plus spécialement celles qui ne coûtent rien, la simplicité, la frugalité, toutes les abstinences. Avec cela beaucoup d’argent donné aux pauvres, une grande compassion pour les revers, mais peu de sympathie pour les succès d’autrui. — « Bonne ville que Genève, disait un étranger : soyez malheureux, tout le monde vous aime. — Oui, répondit une femme d’esprit, mais soyez heureux !… » Au fond, ce sont là les travers de tous les petits endroits, travers rachetés à Genève par de solides vertus républicaines. Nous avons dû insister sur les mauvais côtés pour montrer le contraste entre « les gens du haut et les gens du bas. »

Ce contraste suffit pour expliquer la catastrophe de 1846. Cette révolution radicale avait été annoncée par des agitations auxquelles le patriciat ne comprenait rien. Il se croyait libéral et civilisateur, il avait jeté des ponts en fil de fer, lancé des pyroscaphes, établi une caisse d’épargne, ouvert des écoles lancastériennes, on croyait Genève parfaitement heureuse, et elle l’était en effet ; mais une ville heureuse est rarement satisfaite. C’est l’éternelle histoire au genre humain. « Nous avons besoin d’un ennemi extérieur ou intérieur, » a dit l’historien Roget. Le patriciat ne se doutait pas que cet ennemi, si nécessaire aux Genevois, c’était maintenant lui-même. Les mécontens demandaient moins de nouvelles lois que des hommes nouveaux, et ils trouvaient toujours les mêmes visages à l’hôtel de ville. De 1815 à 1841, on n’avait vu au conseil d’état, composé de 25 membres, que 65 personnalités différentes. Ce qu’on voulait donc, c’était un remaniement complet du personnel, gouvernant. Cela est si vrai qu’en 1842, quand l’émeute triomphante eut obtenu ce qu’elle demandait, — un conseil municipal, le jury, la réforme électorale, la réduction des membres du pouvoir exécutif, l’augmentation de leur traitement, — elle cria plus fort que jamais, parce que le suffrage élargi rétablit au pouvoir les hommes d’autrefois, immobiles et immuables. Il est inutile d’expliquer davantage la révolution de 1846. Ce fut l’avènement d’une nouvelle caste : après la ville le faubourg, après l’aristocratie la plèbe, après l’autocratie de la cravate blanche l’autocratie de la blouse ; la force musculaire fit la loi. Le jour des élections, qui avaient lieu dans l’église de Saint-Pierre, on se colletait toujours un peu. Souvent les coups pleuvaient dru comme grêle, coups de poing, coups de trique, coups de couteau quelquefois, si bien que, pour sauver la dignité de l’église, on dut construire un « bâtiment électoral, » qui fut aussitôt surnommé « la boîte à gifles » et « le temple d’Héraclée ; » ces sobriquets en disent assez sur le nouveau système électoral qui règne encore aujourd’hui.

Quelle fut alors la conduite des vaincus ? Ils s’abstinrent d’abord ; puis, indécis, divisés, cherchant des alliés à tâtons, ils firent beaucoup d’écoles ; ils eurent des retours de faveur dont ils ne surent pas profiter, et prirent enfin le seul moyen de réussir : ils abdiquèrent. Un groupe de jeunes gens qui, étant entrés dans la vie politique après 1846, n’étaient pas gênés par leurs souvenirs, acceptèrent la démocratie telle quelle, et lui prirent ses armes pour renouveler à leur tour le personnel gouvernant. Nombre d’hommes du peuple n’aimaient pas M. Fazy ; ces hommes, adroitement recrutés ou librement associés, formèrent le cercle de la Ficelle. Dès lors la jeune opposition eut des biceps et des gourdins à son service ; les anciens conservateurs, acceptant de gré ou de force les idées nouvelles, se laissèrent pousser en avant par ces alliés inattendus. Ainsi se forma le parti indépendant, qui fit une si rude guerre au parti radical. La lutte reprit à chaque élection, et finit dans la rue, où les radicaux tirèrent des coups de fusil sur leurs adversaires non armés. A Genève, dans des combats pareils, ceux qui tirent les premiers sont toujours battus : M. Fazy tomba aussitôt, et depuis lors (1864) c’est le parti indépendant qui gouverne. En d’autres termes, c’est la démocratie sous de nouveaux chefs.

On le voit donc, les révolutions de Genève dès le dernier siècle ont été des affaires de castes ; aussi ont-elles travaillé l’une après l’autre à établir l’égalité plutôt qu’à développer la liberté. M. Fazy lui-même n’est point un libéral dans le sens moderne du mot ; il a fortifié l’état en lui soumettant l’académie, l’église, la magistrature, la bienfaisance, quantité d’institutions qui sous le régime radical ont perdu quelque chose de leur autonomie ; l’état seul et le souverain, c’est-à-dire le peuple, ont grandi. De là au socialisme, il n’y a qu’un pas facile à franchir. Qu’est-ce que l’égalité des droits sans l’égalité des forces et des ressources, et comment les vainqueurs du faubourg pouvaient-ils se résigner à l’indigence quand les vaincus de la haute ville jouissaient si paisiblement de leurs millions ? M. Fazy était cependant beaucoup trop propriétaire pour être socialiste ; il combattit de toute sa force les théories de l’extrême révolution et sut contenir le peuple. Ce fut grâce à son autorité que Genève put traverser 1848 sans passer par des journées de juin. Il fut même cruel envers quelques utopistes inoffensifs qui rêvaient un phalanstère quelconque, et qui passèrent avec leurs rêves à l’ennemi ; mais, malgré la prudence de M. Fazy, l’idée égalitaire devait faire son chemin avec une logique inexorable. Dès le siècle dernier, le Genevois Jean-Jacques avait écrit à Grimm : « Mon parti est pris, et je vous déclare que j’aime mieux être voleur que mendiant. » Bon gré, mal gré, la théorie socialiste sortit du Contrat social.

Cependant les chefs d’école socialistes n’eurent aucun succès dans le canton ; le Genevois n’aime pas l’idéologie. Il est comme saint Thomas, il veut palper, d’où les qualités de précision qu’il a portées si loin dans l’horlogerie et les sciences naturelles ; les systèmes et les mots creux le mettent en fureur. On s’en aperçut l’an dernier au congrès de la paix, où l’homme d’action, celui qui allait partir pour Mentana, fut accueilli par des acclamations, tandis que les rêveurs qui proclamaient la république universelle et la paix du monde furent dispersés par des huées. En revanche, quand les doctrines les plus hasardées sont soutenues adroitement par des esprits pratiques, elles risquent fort de trouver grâce auprès du peuple genevois. Aussi avons-nous vu l’Association internationale des travailleurs prendre pied sur le terrain abandonné par le congrès de la paix. Cette association avait été importée à Genève par un Français, ouvrier graveur, et, à la suite d’un congrès qui fit quelque bruit, elle se trouva organisée assez fortement, distribuée en corps de métier, dirigée nominalement par des hommes du pays, mais en réalité par les chefs de Paris et de Londres. Elle voulut alors essayer sa force à Genève, où elle avait le choix des armes et l’avantage du terrain, n’y trouvant pas d’armée permanente à combattre. L’épreuve était curieuse et sérieuse, nous l’avons suivie avec anxiété. Si en effet ces agitations populaires, favorisées à Genève par toutes les franchisés républicaines, le plein droit de parler, de s’associer, de s’attrouper, étaient parvenues à dominer le pouvoir ou seulement à ensanglanter les rues, les régimes politiques appuyés sur l’arbitraire auraient eu raison. Il n’en a rien été ; Genève a prouvé par un exemple éclatant que la liberté peut se défendre toute seule. L’Association internationale a fait tout ce qu’elle a voulu dans le canton pendant une quinzaine de jours, promené des drapeaux et des tambours, prononcé des discours véhémens, décrété la grève, suspendu toutes les constructions et quantité de travaux publics, institué la camorra napolitaine, c’est-à-dire un système de prépotence et d’intimidation. Quelques bravi entraient dans les ateliers, et se plaçaient devant les machines en criant : On ne travaille pas ici ! D’autres couraient les grandes routes, et, franchissant les haies et les clôtures partout où ils surprenaient quelque bâtiment en construction, emmenaient los maçons, les charpentiers, les serruriers, tous ceux qu’ils trouvaient à l’ouvrage ; d’autres enfin stationnaient à la gare ou sur les quais à chaque arrivée de wagons ou de bateaux à vapeur, et dès qu’ils voyaient débarquer quelque ouvrier arrivant de France ou de Suisse, et qui eût pu consentir à travailler malgré eux, ils l’accostaient amicalement, le prenaient par les deux bras avec une cordialité vigoureuse, et le traînaient sans violence au cabaret, où le malheureux, grisé de belles paroles et de petit vin blanc, promettait tout ce qu’on voulait, jusqu’à ce qu’on lui eût fait reprendre, en l’escortant toujours, le chemin des quais ou de la gare.

Cela fit une suite de petites scènes où la liberté individuelle pâtit un peu ; mais cette comédie ne tourna jamais au tragique, et la société ne se crut pas menacée un seul instant. L’autorité laissa faire, et se contenta de consigner quelques gendarmes. Il en résulta qu’au bout de la quinzaine les ouvriers se lassèrent de cette oisiveté forcée, et malgré l’Association internationale traitèrent directement avec les patrons. Ce fut un membre du gouvernement, M. Camperio, qui, choisi comme médiateur, dirigea les négociations ; c’était lui d’ailleurs qui fort habilement, sans menace et sans peur, avait empêché à la fois la répression et le désordre. Battue dans l’affaire de la grève, l’Association internationale n’a pas renoncé à la lutte, et s’est fait, assure-t-on, beaucoup de partisans, non pourtant dans la fabrique ni surtout parmi les monteurs de boîtes, associés entre eux depuis longtemps. On sait que l’industrie de ces derniers, florissante autrefois, est encore importante, bien qu’elle ait baissé sous le régime radical. « Partout où le peuple règne, disait M. Fazy, on est laborieux et dissipé. » Plus dissipé que laborieux, pourrions-nous répondre. L’agitation politique, la vie de cercle et de club, les réunions électorales, le temps perdu pour faire des discours et pour écouter ceux des autres, les libations qui préparent les campagnes, les libations qui précèdent les combats, les libations qui consolent des revers ou qui célèbrent les triomphes, tout cela devait encourager la dissipation plutôt que le travail. Aussi la fabrique allait-elle fort mal, surtout dans les années trop nombreuses où l’Europe, l’Amérique en feu, n’achetaient que du plomb. Cependant l’Association internationale a peu profité des mauvaises affaires. Elle compte à Genève sur le papier de deux à trois mille adhérens, en grande partie étrangers : nombre d’entre eux partent avec les hirondelles, colportant ailleurs leurs idées sur la propriété collective et leurs déclamations contre l’infâme capital. Il s’est formé toutefois un nouveau parti, celui des « radicaux progressistes, » qui, n’acceptant pas M. Fazy pour leur chef, demandent ouvertement la république démocratique et sociale. Dans leur programme, où toute sorte d’idées poussent pêle-mêle, ils réclament, en attendant, l’impôt unique, la séparation de l’église et de l’état, « l’instruction gratuite et obligatoire à tous les degrés ; » tout fils d’ouvrier sera forcé de devenir licencié ès-lettres et ès-sciences. Seulement, comme la durée de ces études pourrait nuire aux intérêts des familles pauvres, des indemnités pécuniaires seront accordées par l’état aux parens. Ce badinage n’a pas eu beaucoup de succès à Genève. Les radicaux progressistes ont voulu, comme les ultramontains, avec lesquels ils ont plus d’idées communes qu’ils ne croient, présenter une liste aux élections du 15 novembre 1868. Ils n’ont pu obtenir dans le collège de la ville qu’une centaine de voix. Le socialisme a été battu par la liberté seule.

Le parti indépendant, qui a triomphé dans cette dernière lutte comme dans les précédentes, est, selon les radicaux, une coalition d’intérêts très divers, d’hommes et d’idées, de castes et de principes qui ne sont nullement d’accord entre eux. C’est peut-être vrai, mais c’est là sa force. Ce parti représente la ville entière. Une caste s’était perpétuée au pouvoir. En 1846, elle fut violemment remplacée par une autre ; depuis 1864, l’une et l’autre siègent ensemble dans les conseils. Comme le corps législatif, le corps exécutif réunit des hommes de tous les rangs. Ce n’est plus l’aristocratie ni la plèbe, c’est le peuple entier qui est le souverain. Jusqu’en 1864, Genève avait pu se dire en révolution ; elle est depuis lors en pleine démocratie. M. Fazy devrait être heureux : ses anciens ennemis ont abdiqué, ses idées triomphent aujourd’hui ; seulement elles ne pouvaient triompher que par sa chute. Il était trop homme de parti pour commander les deux camps. Ce n’était pas tout de fonder une nouvelle ville, il fallait encore la relier à l’ancienne et jeter un pont de l’une à l’autre : ce fut, au propre et au figuré, l’œuvre de M. Camperio, l’un des chefs du parti indépendant. Il fallait aussi ramener de l’argent dans les caisses de l’état, qui ressemblaient trop au tonneau des Danaïdes ; ce fut l’œuvre de M. Chenevière, financier intelligent et scrupuleux. Grâce à ces hommes et à leurs collègues, beaucoup d’animosités et de défiances se sont dissipées, les deux Genève ont fait la paix. L’aristocratie a fini par ouvrir ses portes, et tous, même les gens de lettres, ont pu entrer. On s’est alors aperçu, non sans étonnement que la haute ville possédait non-seulement des hommes de science et de dévotion, mais quantité de gens d’esprit, de femmes distinguées, cultivées, s’occupant de leurs enfans et craignant Dieu, mais ne redoutant point les plaisirs permis, la mondanité décente. Elles demeurent sans doute plus obstinément calvinistes, et se font moins facilement démocrates que leurs maris ; mais c’est peut-être un bien dans ce pays libre : sans leur influence, le salon deviendrait trop vite un club. Elles ont de l’autorité dans la famille : autrefois leurs fils en étaient opprimés ou comprimés, ils fuyaient alors la maison ou se repliaient sur eux-mêmes ; mais cette rigueur paraît s’adoucir, et les jeunes gens, un peu débridés, deviennent plus francs et plus ouverts. On dit que les Genevoises sont froides. on ne les connaît pas, elles ne sont que réservées. Elles se défient d’elles-mêmes et des autres ; c’est le principal défaut du pays, défaut très commun dans les cercles restreints où tous se connaissent et se regardent ; mais elles ne manquent pas de cœur : seulement elles mettent leur passion où elles peuvent, dans la politique, dans la religion, quelquefois dans la science, plus souvent dans la charité, qui est leur genre d’amour. Dès l’enfance, elles s’habituent à soulager toutes les misères ; il y en eut plusieurs en 1857 qui s’offrirent pour suivre comme infirmières les milices partant pour le Rhin. Il n’est pas de maison à Genève où l’on ne trouve un atelier de couture pour les pauvres ou une fabrique de charpie pour les blessés : c’est à près de 200,000 francs que s’est élevée, en faveur des inondés du Valais et des Grisons, la souscription des Genevois. Si le peuple français, cinq cents fois plus nombreux que celui du canton de Genève, égalait ce dernier en libéralité, nous aurions envoyé récemment 100 millions en Algérie. Il va sans dire cependant que depuis la révolution les mœurs ont souffert ; il devait en être ainsi tôt ou tard après la démolition des murailles. Genève, en dénouant sa ceinture, ne pouvait rester la vierge sage du bon vieux temps. La nouvelle ville, avec son Cercle des étrangers (on appelait ainsi la maison de jeu), devait influer sur l’ancienne, qui à son tour, franchissant, les anciens fossés, débordant le long du lac et dans la campagne, s’enrichit de riches hôtels, de somptueux palais. La passion du jeu, bientôt propagée, gagna les cercles et surtout la bourse ; la fureur de l’agiotage envahit les hauts quartiers ; quelques jeunes femmes, en adoptant les costumes de ce temps, en prirent aussi les allures ; elles n’en prirent pourtant point les mœurs. « Les femmes sont en réalité plus honnêtes, plus modestes et plus chastes que l’apparence extérieure ne semble le démontrer. » Cette remarque de Leti, faite il y a deux cents ans, est encore exacte. La vieille énergie républicaine réagit toujours à Genève contre les essais de corruption ; la maison de jeu a dû se fermer après avoir soulevé l’indignation publique, celui qui l’avait ouverte y a perdu son prestige et son autorité.. Il y a des traditions d’honneur et de vertu qui persistent.

Il est temps de nous résumer. L’ancienne théocratie protestante, attaquée à la fois par la propagande catholique, par le mouvement intellectuel et par la puissance populaire, n’existe plus. Cette association très forte a été dispersée par la révolution de 1846, qui dura jusqu’en 1864 ; la démocratie vraie s’est établie depuis lors. Jusqu’à présent, cette démocratie seule, privée des forces matérielles des grands états monarchiques et de l’ascendant religieux de l’ancien parti de Calvin, a pu, sans autre appui que le bon sens public, résister à la licence des. idées et des mœurs, aux empiétemens de l’ultramontanisme et aux premières entreprises du socialisme. — « Attendons la fin, disent les esprits timorés. Un jour, un homme s’était jeté par la fenêtre d’un cinquième étage. Quand il fut à la hauteur du troisième, un de ses amis lui cria : Eh bien ! comment cela va-t-il ? — Cela, va bien, répondit l’homme,… jusqu’à présent. » Ainsi parlent les alarmés ; mais pour notre part nous n’éprouvons pas de pareilles inquiétudes, nous sommes de ceux qui ont foi dans l’avenir. Nous croyons fermement que les expériences qui se font maintenant à Genève prouveront une fois de plus cette vérité si connue et pourtant si méconnue, que la meilleure arme contre les excès de la liberté, c’est la liberté.


MARC-MONNIER.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1851, la Suisse sous le gouvernement des radicaux, par M. Joël Cherbuliez.
  2. Voyez la Revue du 15 mars 1864.
  3. J’en passe beaucoup trop, et je tiens à compléter la liste en empruntant quelques passages à la préface dont M. Adert a fait précéder les Mélanges d’histoire littéraire de M. Guillaume Favre (Genève 1856). — M. Adert cite encore « J.-J. Rigaud, qui exerça une influence aussi grande que légitime sur la direction des affaires de Genève avec la Suisse, et dont la capacité administrative semblait appeler un plus vaste théâtre ; — Pictet Diodati, l’ancien représentant de Genève à Paris sous le régime Impérial, et qui, dans les premières années de la restauration, était devenu le chef de l’opposition libérale dans la petite république ; — Lullin de Châteauvieux, que ses Voyages agronomiques en Italie et surtout le Manuscrit venu de Sainte-Hélène avaient rendu célèbre comme excellent observateur et publiciste original ; — Marc-Auguste Pictet et Pictet de Rochemont, l’un professeur habile, l’autre diplomate heureux et prudent, auxquels la Bibliothèque britannique et la Bibliothèque universelle de Genève durent leur grand et légitime succès. »
  4. La Revue a nommé plus d’une fois MM. Merle d’Aubigné, Sayous, Pictet de Sergy, Chastel, Gaullieur, Galiffé. Il faut citer encore M. Adolphe Pictet, esthéticien et philologue, et M. Albert Rilliet, critique spirituel, mais rigoureux, qui, aimant la religion chrétienne et la patrie suisse, a eu cependant le courage d’attaquer la version officielle des Évangiles et de contester dans un ouvrage récent l’histoire de Guillaume Tell. Enfin il serait injuste, en parlant des lettres genevoises, de ne pas mentionner la Correspondance des Réformateurs, publiée par M. Herminjard ; c’est une œuvre de science, de critique et de bonne foi.
  5. Rossi disait en 1832, peignant cette société d’après nature : « Comment pourrions-nous ne pas craindre, lorsque nous voyons les jeunes gens travailler sans passion, s’amuser sans plaisir, faisant leurs études, dansant leurs valses de la même manière, comme deux taches qu’un homme bien né doit remplir régulièrement ? Grand Dieu ! qu’est-on à l’âge d’homme quand on est de glace à vingt ans ? Pour toute chose, on se fait à petit bruit des arrangemens pour son usage particulier, une petite politique, une petite religion, une petite littérature. L’essentiel est qu’il n’y ait rien de saillant, rien de bruyant, rien qui dépasse une certaine ligne de convention. »