La Révolution d’Angleterre

LA


RÉVOLUTION D’ANGLETERRE





Histoire de la Révolution d’Angleterre, par M. GUIZOT.




Si l’Angleterre n’avait pas son ciel gris, son froid soleil, sa brumeuse atmosphère, et l’ennui, cet autre brouillard qui la couvre et l’enveloppe, sa part serait trop belle parmi les nations; la Providence l’eût traitée en fille trop préférée, et les peuples auraient sujet d’en être trop jaloux. Nous ne parlons ni de sa richesse ni de sa puissance : c’est d’un bien plus rare qu’il s’agit. Elle a fait une révolution, elle a couru cette terrible chance; elle en a subi les maux, les excès, les folies, et le but qu’elle se proposait, la conquête qu’elle s’était promise au début de cette grande épreuve, non-seulement ne lui a point manqué, mais depuis bientôt deux siècles elle en est en possession.

Le temps n’est pas loin où nous aussi nous pouvions croire qu’au prix de plus grands maux, de plus rudes tempêtes, nous avions atteint le même port. D’apparentes analogies autorisaient seules cet espoir. La symétrie des événemens s’est un jour brusquement rompue, et nous sommes retombés dans de nouvelles séries d’épreuves. Ce qui semblait certain n’est plus que problématique. Ce but, ce noble but que nous avions touché, sans le comprendre il est vrai, ce n’est qu’à l’horizon, dans le lointain, qu’il nous apparaît encore, comme à des enfans qui ne peuvent prétendre à se conduire eux-mêmes qu’après avoir grandi en taille et en raison.

Il y a trente ans, lorsque M. Guizot entreprenait d’écrire l’histoire de la révolution d’Angleterre, ces enfans se croyaient des hommes : c’était le temps des illusions. Qui se fût alors avisé de mettre en doute notre aptitude au gouvernement représentatif ? On différait seulement sur le plus ou le moins. Les anciens émigrés eux-mêmes avaient fait à peu près leur deuil du pouvoir absolu, et se bornaient à dire qu’on donnait aux Français un peu trop de liberté; d’autres, naguère moins exigeans, soutenaient qu’on leur en donnait trop peu; l’idée qu’ils pussent s’en passer tout à fait ne venait à personne. Une seule question s’agitait, celle de savoir si, nous aussi, nous aurions notre 1688, si l’affermissement du régime constitutionnel sortirait directement de la restauration, ou s’il faudrait passer par les hasards d’une révolution orangiste. Les uns cherchaient à conjurer la crise, d’autres à la précipiter; mais quels que fussent à ce sujet les craintes, les désirs, les secrètes pensées, tous étaient convaincus que, sous une forme ou sous une autre, nous marchions au triomphe d’un établissement pour le moins aussi libre que celui de nos voisins.

C’est au milieu de ce courant d’idées que parurent, en 1826, les deux premiers volumes de l’Histoire de la Révolution d’Angleterre. Les deux volumes suivans paraissent aujourd’hui. Jamais peut-être une œuvre interrompue ne fut reprise et continuée à si long intervalle, en des temps plus opposés, sous des influences plus contraires, devant un public moins semblable à lui-même. L’unité de l’ouvrage en sera-t-elle rompue ? Trouvera-t-on dans la partie nouvelle une trace, un reflet involontaire de changemens si nombreux et si profonds ? Non; pas la moindre disparate, pas une dissonance, pas un trait qui sépare les nouveaux volumes des anciens; le talent a grandi, voilà tout; du reste, rien n’est changé. Le tout semble fait d’un même jet, sous la même impression, dans les mêmes circonstances. Ce persévérant accord avec soi-même, si difficile à tant de gens, semble ici naturel et sans effort. Ce qui fait que M. Guizot a pu réimprimer naguère, sans en changer un seul mot, la première partie de son histoire; ce qui fait qu’il la continue maintenant du même esprit, au même point de vue que si nous étions encore au temps qui la vit naître, c’est qu’alors comme aujourd’hui il planait d’assez haut sur les choses pour en saisir les grands aspects, le côté durable et permanent, dominant, au lieu de les subir, les influences éphémères, et ne cherchant dans l’histoire que l’éternelle vérité.

Le succès de ses deux premiers volumes fut, dès l’abord, éclatant et incontesté, sans que la politique, l’esprit de circonstance eût fait grands frais pour le grossir et fût en droit d’en réclamer sa part. Le secret des succès politiques était alors ce qu’il sera toujours, un complet abandon de toute indépendance, de toute impartialité; il fallait accommoder l’histoire aux besoins d’une cause, en faire une arme, un instrument, un système, puis tirer de ce système d’audacieuses prophéties au nom de prétendues lois infaillibles et nécessaires gouvernant fatalement les choses et les hommes. C’était là ce qui charmait la foule, c’est à cela qu’elle battait des mains. M. Guizot, par bien des raisons, ne pouvait aspirer à ce genre de triomphe. Il croyait à la liberté, à la responsabilité humaine; il entendait ne pas confondre le bien avec le mal, le droit avec la force, et la vérité dans l’histoire, la vérité quand même et à tout risque, était son culte et sa passion. Il ne suivait pas le torrent, et bien lui en a pris. Pour ajouter à son succès un peu plus de bruit peut-être, que n’eût-il point perdu! Son livre aurait vieilli, tandis qu’il semble né d’hier, et lui-même aujourd’hui, nous le verrions réduit à cette triste alternative ou de laisser une œuvre inachevée ou de se contredire en l’achevant. Ce n’est donc pas toujours un si mauvais calcul que de faire bon marché des faveurs de la foule. Ce flot si prompt à vous porter aux nues vous y soutient si peu de temps, et vous en fait si tôt descendre! Mieux vaut chercher des appuis plus constans, ne jamais courtiser que ces esprits d’élite qui s’obstinent à aimer toujours les mêmes choses : la raison, la justice, le droit, la vérité, l’histoire indépendante et impartiale. Ils ne sont jamais très nombreux, pas toujours écoutés; mais, quoi qu’on fasse, ce sont eux dont la voix finit pas prévaloir, et cette voix. Dieu merci, ne fait jamais défaut à qui sait leur rester fidèle.

M. Guizot n’a donc rien à craindre de toutes nos transformations; si d’autres ont perdu leur public, il est sûr de retrouver le sien. Le côté politique de son livre sera compris, apprécié, honoré, même aujourd’hui. Et pourtant il a bien fait de ne pas négliger un moyen plus certain peut-être d’étendre et d’asseoir son succès. La politique n’est pas tout dans l’histoire. Indépendamment du caractère moral que l’historien imprime à ses récits et de l’esprit qu’il porte dans ses jugemens, il y a l’ordre et l’enchaînement qu’il donne aux faits, la façon dont il les expose, dont il les voit, dont il les peint. En un mot toute œuvre historique a son côté littéraire, et c’est de ce côté surtout que lui vient sa fortune. C’est là ce qui séduit ou rebute. Les meilleures pensées, les plus justes raisons, si la forme en est terne, obscure ou languissante, ne sont que d’arides documens, et vont dormir dans la poudre et l’oubli. M. Guizot l’avait compris dès 1826, et c’est peut-être, avant tout, par la forme de son œuvre qu’il conquit cette fois la faveur du public.

Un succès littéraire n’était pas attendu : il n’en fut que plus brillant. L’auteur se faisait voir sous un jour tout nouveau. Jusque-là ses preuves étaient faites en bien des genres; bien des supériorités lui étaient reconnues : la puissance de son esprit, l’éclat même de sa parole s’étaient révélés dans ses cours, dans ses écrits polémiques, dans ses essais de critique et d’histoire; l’homme d’état perçait sous le publiciste, et dans la chaire du professeur l’orateur se faisait pressentir ; l’écrivain ne paraissait pas encore. Non que dans ses ouvrages on ne trouvât déjà de grandes qualités de style, l’énergie de l’expression, d’heureuses hardiesses, un tour original et profond; mais tout cela semblait sortir d’un sol vigoureux que ne réglait pas la culture. Tout entier à l’art de penser, il ne prenait pas encore ces soins, ces soucis, ces mille précautions, cette constante vigilance, cette sévère discipline qui constituent l’art d’écrire. La langue des idées, sa langue maternelle, lui semblait suffire à tout; peu lui en importaient les défauts, le manque de souplesse et de variété, le retour trop fréquent des mots métaphysiques et des formes abstraites. Il n’avait jusque-là, pour tout dire, songé qu’à parler aux esprits; il écrivait, il ne peignait pas.

Au moment d’aborder l’histoire, non plus pour l’enseigner, non plus pour en tirer la substance et en expliquer les secrets, mais pour la montrer aux yeux vivante et colorée, il sentit qu’il mettait le pied sur un autre terrain, et qu’avant d’entrer en campagne il fallait s’armer à neuf. Il fit ce qui n’a pas toujours aussi bien réussi, même aux plus grands artistes : il changea sa manière, transforma son talent. Comparée à ses précédons ouvrages, son histoire n’est pas seulement mieux écrite, elle est écrite autrement, écrite comme une œuvre d’art, et non plus simplement comme une œuvre de pensée. Les idées y prennent un corps; on sent la vie sous chaque phrase; la métamorphose est complète. Un tel travail opéré sur soi-même est chose rare assurément. On peut, en prenant quelque peine, se châtier, s’épurer, se guérir d’un défaut : on peut devenir correct, clair, même élégant; mais se donner les qualités, les grandes qualités du style, l’ampleur, le mouvement, le relief, l’éclat; se faire, par sa volonté, écrivain de premier ordre, c’est quelque chose, à coup sûr, d’un peu plus difficile et qui ne s’est pas vu souvent.

Aujourd’hui que M. Guizot est passé maître en l’art d’écrire, aujourd’hui que son style a des beautés incontestées, on en oublie la date, on en perd de vue l’origine; mais il n’est pas sans intérêt de nous en souvenir. Ce qui distingue ce noble esprit, ce qu’il ne faut pas oublier quand on cherche à le peindre, c’est qu’en presque toute chose il est ainsi son propre ouvrage. Il a beaucoup reçu et s’est donné plus encore. Jamais l’action de sa volonté n’a cessé d’ajouter aux admirables dons de sa nature. De là chez lui cette sorte de progrès continu, un des traits qui le caractérisent. Ceux qui pendant vingt ans, amis comme adversaires, l’ont suivi dans sa vie publique, ont pu constater jour par jour cette incessante perfectibilité. Aucun succès ne l’a jamais induit à ne pas tenter de mieux faire, et jamais pour grandir sur un point il ne s’est négligé sur un autre. Toujours il a veillé, du même œil et à la fois, sur toutes les parties de son talent, devenant plus précis, plus correct à mesure qu’il acquérait plus de feu, plus de véhémence, et n’approchant jamais si près, comme justesse et pureté, de la parole écrite que dans ces mouvemens d’inspiration soudaine, dans ces répliques inattendues qui excluent toute étude et toute préparation. Aussi n’a-t-il rien perdu dans ces longues années passées à la tribune. Ceux qui parlent beaucoup, lors même qu’ils parlent bien, désapprennent souvent à écrire : quant à lui, son style, on peut le dire, s’est comme fortifié de la puissance de sa parole, et dans ses deux nouveaux volumes, en regardant de près au langage, on trouve un évident progrès. Les deux autres pourtant peuvent, à bon droit, passer déjà pour des modèles. C’est le vrai style de l’histoire, simple, nerveux, sobre sans sécheresse, coloré sans vain luxe d’images, toujours lucide et animé d’une vie intérieure qui se contient et jamais ne s’égare.

On comprend que l’auteur d’une telle œuvre eût à cœur de la terminer. Il n’avait pu s’en séparer qu’à regret, et nous gagerions bien que sous le faix du pouvoir, pendant ces nobles luttes si vaillamment soutenues, lorsqu’il usait ses forces et sa vie à retenir sur l’abîme un pays qui s’y laissait glisser, son cœur dut saigner bien des fois d’avoir interrompu de si calmes études, et laissé comme à l’abandon ce monument déjà si grand, bien qu’à peine sorti de terre. Achever son histoire devait être son rêve : d’abord par souvenir de son succès, parce que ce livre avait marqué dans sa vie littéraire une phase heureuse et nouvelle, parce que les soins qu’il s’était donnés pour en faire son chef-d’œuvre le lui rendaient d’autant plus cher, puis avant tout parce qu’en lui-même le sujet avait sa prédilection.

L’Angleterre, à tous les siècles, et particulièrement au XVIIe, était depuis longtemps, comme on sait, l’étude de son choix. Sans renoncer à bien d’autres recherches, une pente naturelle l’avait toujours porté de ce côté, et une partie de sa vie s’était passée, pour ainsi dire, à mûrir son projet, à rassembler ses matériaux. Déjà même, il les avait en partie mis au jour. Avant d’écrire l’Histoire de la Révolution d’Angleterre, il en avait donné les pièces justificatives. Les principaux mémoires originaux relatifs à ce grand événement, réunis par lui en collection et traduits sous ses yeux, avaient paru avant 1826. Il y avait joint des notices, des essais de biographie sur les auteurs des mémoires, presque tous plus ou moins mêlés dans les scènes qu’ils racontent. Le récit de leur vie était déjà l’histoire de la révolution, non telle que la méditait M. Guizot, mais intime et anecdotique. Rien, dans cette galerie de portraits, n’était fait de fantaisie : le peintre avait tout vu, tout pris d’après nature, les personnes comme les costumes. Il parlait de Ludlow, de Mollis, de Fairfax, de Lilburne, en homme qui a vécu de leur temps, qui tous les jours les voit agir et les entend parler, qui connait leurs pensées, leurs passions, leurs affaires, aussi bien, peut-être mieux qu’eux-mêmes. De tels liens sont longs à se former, plus longs encore à se rompre. Aussi, même après 1830, malgré la politique, malgré ses exigences, M. Guizot, nous le croyons, ne dut pas cesser brusquement tout commerce avec ces personnages. Matériellement parlant, il interrompit son histoire; au fond de sa pensée, il la continuait encore, et pour en ressaisir les fils, pour en reprendre la trame, il n’avait besoin ni d’efforts, ni de longues préparations.

On le vit bien en 1837, dans un de ces rares intervalles qu’il passa en dehors des affaires; à peine avait-il pris quelque repos, qu’il était déjà retourné à la révolution d’Angleterre, et ce fut alors que parut cette belle étude sur Monk, qui dans ces derniers temps a fait, on s’en souvient, l’effet d’une œuvre de circonstance, bien qu’elle eût vu le jour depuis près de quinze ans. La vie de Monk était une récréation, un travail détaché, une excursion, une reconnaissance en dehors des limites où l’œuvre principale était restée. Pour continuer son plan, pour poser à leur place de nouvelles assises, M. Guizot, à cette époque, n’avait pas devant lui des loisirs assez longs. Ces loisirs sont venus ! A quel prix ? La France s’en souvient, hélas ! mais du moins elle profite encore de l’infatigable énergie qui naguère animait pour elle et pour sa cause l’orateur et l’homme d’état : l’historien s’en est emparé. On peut dire qu’il n’a pas perdu un jour pour se remettre à l’ouvrage, et le voilà déjà terminant tout un ordre, ajoutant tout un étage à son édifice, le voilà parvenu aux deux tiers de sa tâche.

Ce sont en effet trois parties, trois périodes presque égales, qui constituent l’ensemble de la révolution d’Angleterre. La première commence en 1640, à la rupture entre les communes et le roi; elle finit en 1649, sur l’échafaud de Charles Ier, à la chute de la royauté; la seconde comprend la république, c’est-à-dire le règne du long parlement et le protectorat de Cromwell ; la troisième se prolonge depuis la restauration monarchique jusqu’à l’expulsion de Jacques II, jusqu’au triomphe définitif du gouvernement libre et légal.

De ces trois périodes, M. Guizot en 1826 n’avait traité que la première, le règne de Charles Ier; il nous donne aujourd’hui la seconde, la république et Cromwell. Ce sont deux grands sujets, deux actions complètes, deux véritables drames qui, bien qu’unis entre eux, sont distincts et séparés. Chacun forme un tout, et dans l’un comme dans l’autre, le hasard veut que l’intérêt se concentre et se personnifie en un seul homme. Charles est le héros du premier, Cromwell du second. Hors de là point de ressemblance entre les deux sujets. Ce n’est que par la forme et la disposition du cadre qu’ils se font pendant l’un à l’autre; par tout le reste, ils diffèrent.

La scène est, sans comparaison, plus variée, plus attachante, plus riche en émotions dans la première partie. Ce grand duel entre un monarque et son peuple est le plus imposant des spectacles. De tels combats sont toujours douloureux : ici du moins la vue n’est pas blessée; on peut regarder sans horreur. Ce n’est pas une populace qui se rue sur la royauté, par haine et par envie, pour obéir à de hideux instincts, pour se gorger de sang et de pillage; c’est un peuple irrité sans doute, exigeant, ombrageux, mais qui ne prend les armes qu’après de longs essais de paix et d’accommodement, un peuple qui ne veut pas détruire la royauté, qui la respecte au contraire comme un des biens que lui ont transmis ses pères, qui ne peut s’en passer, l’avenir le prouvera, qui la voudrait conserver, et qui pourtant s’attaque à elle, parce qu’elle met en péril un autre bien qu’il entend ne point perdre, un bien qu’il tient aussi d’héritage, ses franchises, ses libertés. Des deux côtés, on ne se bat que pour son patrimoine, mais, de peur d’en rien perdre, on usurpe des deux côtés. Le pouvoir que le roi s’attribue, ce ne sont pas les anciens droits de la royauté d’Angleterre, c’est le pouvoir absolu; les réformes que le peuple réclame, ce ne sont pas ses vieilles garanties, c’est l’omnipotence de la chambre des communes, c’est-à-dire, sous une autre forme, le pouvoir absolu. L’idée d’une transaction, d’un partage, ne se fait jour nulle part. Tout ou rien, le tout pour le tout, on ne comprend pas autre chose. C’est donc une guerre à mort. A qui restera la victoire ? Qui des deux succombera ? Question terrible, et longtemps incertaine. La péripétie se prolonge même après la victoire. Les vainqueurs iront-ils jusqu’au bout ? Ils semblent hésiter; puis vient un brusque dénoûment : le dernier mot reste à la force. Mais tout n’est pas fini; le monarque tombé, l’homme ou plutôt le chrétien se relève. Il fait oublier sa vie. On lui pardonne ses faiblesses, on l’absout de ses duplicités; on ne voit qu’une immense infortune royalement soutenue; on s’incline devant une admirable mort.

Rien de tout cela ne se retrouve dans la seconde phase de la révolution d’Angleterre. Avec la république, avec Cromwell, il ne faut pas s’attendre à ce genre d’émotions. La victoire est trop complète, les vaincus n’ont plus de rôle. Dès lors, plus d’incertitude, plus d’espoir, plus d’attente; peu d’occasions de grandes scènes et de pathétiques tableaux. La part de la poésie, du romanesque, s’amoindrit et s’efface; la scène est toujours grave, sévère, presque uniforme. C’est de la pure politique, et de la politique qui n’a rien de pittoresque : subtile, obscure, empreinte, pour ainsi dire, de cet esprit de secte qui la domine et la conduit. Ajoutez que le pays sommeille, se résigne et se tait. On ne voit poindre un peu de résistance qu’en Irlande, en Écosse, et c’est l’affaire d’un instant. Aucun danger véritable ne trouble les vainqueurs; ils peuvent froidement soutenir leur gageure, poursuivre tant qu’ils veulent leurs essais de gouvernement. C’est une expérience, une pure démonstration de cette éternelle vérité, l’impuissance des partis extrêmes à rien fonder en ce monde, même quand, par aventure, un grand homme leur fait la grâce de se charger de leurs affaires.

Nous ne voulons pas dire qu’un tel sujet n’ait aussi ses beautés : il en a d’un autre ordre ; mais il faut les chercher dans un sol moins facile, moins riche à la surface, et qui réserve ses trésors à ceux qui sont de force à le fouiller plus avant. M. Guizot lui-même, il y a trente ans, l’aurait-il sondé jusqu’au fond ? Aurait-il résolu ce problème de répandre dans son récit autant de vie, autant d’éclat, d’exciter même, s’il est possible, un intérêt plus vif, d’être plus attachant avec des matériaux plus arides et des moyens d’effet moins sûrs, moins variés ? Nous nous permettons d’en douter. C’est là pourtant ce qu’il fait aujourd’hui. D’où le secret lui en est-il venu ? Que lui manquait-il autrefois ? Ce n’était pas la maturité du talent, ce n’était rien de ce qui s’acquiert par étude et par réflexion : c’était un grand enseignement, le premier, le meilleur de tous, dès qu’il s’agit d’histoire, la vie pratique des affaires, et, mieux encore, l’exercice du pouvoir. Nous savons bien qu’avant 1830, M. Guizot, en fait de politique, n’en était pas à ses débuts. Avant d’avoir écrit son Histoire de Charles Ier, il savait, il avait appris, autrement que par ouï-dire, comment les hommes se gouvernent, mais il n’avait pas lui-même gouverné. C’est encore autre chose, d’avoir vu par les yeux d" autrui ou de regarder par les siens. Il n’avait pas habité, lui-même et longtemps, ces hauteurs d’où tout part et où tout aboutit, d’où la vue plonge si loin et sur tant de mystères, où les esprits les moins ouverts apprennent eux-mêmes bien des choses, et où les clairvoyans en ignorent si peu.

C’est évidemment là, là seulement, qu’il pouvait découvrir l’art de lire si couramment dans le jeu des partis, d’en suivre, d’en distinguer d’une façon si nette les nuances les plus confuses, de les rendre vivans à force de les bien voir. Sans son passage aux affaires, que nous aurait-il dit de ces négociations, de tous ces démêlés diplomatiques qui tiennent tant de place dans le gouvernement de Cromwell et même sous le long-parlement ? Le demi-jour pour ce genre de matières ne vaut guère mieux que la complète obscurité. Ce n’est rien de savoir, comme on peut l’apprendre partout, que ces républicains d’Angleterre et leurs frères de Hollande, frères en religion ainsi qu’en république, se sont un jour mortellement brouillés; ce qui donne à ce conflit son véritable sens, ce qui le rend instructif, c’est d’en connaître à fond l’origine, c’est de lire les instructions secrètes des envoyés du parlement, de voir jusqu’à quel point ces pouvoirs nouveau-nés sont prompts à s’enivrer de leurs premiers succès. Après avoir mis bas un trône, on ne croit plus à l’impossible. La Hollande est une rivale, il faut s’en délivrer, l’absorber, l’annexer à l’Angleterre comme une Écosse ou une Irlande. On lui insinue poliment ce projet, et comme elle semble peu jalouse de l’honneur qu’on lui destine, c’est à coups de canon qu’on poursuit l’entretien. Politique insensée, chimérique, imprudente, politique de parvenus ! Et pourtant tel est le cours des choses, que de cette ambition, précoce jusqu’au ridicule, sortira pour ce pays la force et la puissance. L’acte de navigation n’est qu’une aveugle représaille, il porte en lui la souveraineté des mers. Mais la guerre, en attendant, peut ébranler la jeune république. Aussi, dès que Cromwell a balayé ces fanfarons, dès qu’il est maître, il faut voir avec quelle promptitude il travaille à la paix, comme il fait bon marché des chimères, comme il revient aux alliances naturelles, à ses vrais points d’appui, pour promener tout à son aise ses regards et sa sollicitude sur le protestantisme dans tout le continent, en France, en Allemagne, en Suisse et jusque dans les vallées du Piémont. Cette extension de son protectorat en dehors de son île a-t-elle été jamais comprise et dépeinte ainsi ? Quel exposé lucide ! quelle justesse d’aperçus !

Mais c’est surtout à propos des rapports de la France et de l’Espagne avec le protecteur qu’une sagacité supérieure trouve matière à s’exercer. Il y a là quelques pages qu’un Espagnol aussi bien qu’un Français aimerait fort à déchirer, si l’histoire elle-même n’en devait pas survivre. Par malheur il est beaucoup trop tard pour user du remède qu’indiquait Cardenas, l’ambassadeur de sa majesté catholique : « Pourquoi donc, disait-il, le roi mon maître et le roi de France ne se délivrent-ils pas, par un accommodement, de toutes les bassesses que la jalousie les oblige de faire à M. le protecteur pour l’attirer dans leurs intérêts ? » Le moyen était bon; mais M. le protecteur ne craignait pas qu’on s’en servît : il connaissait trop bien son monde. Aussi ne se gêne-t-il point. Tout en ayant son parti pris, et bien que par politique il penche vers la France, comme il fait durer le plaisir ! comme il tient en suspens ces deux humbles rivaux, acceptant leurs avances et leurs empressemens, se laissant aduler, se mettant aux enchères! Vrai chef-d’œuvre du protecteur qui nous en vaut un autre de son historien. M. Guizot semble avoir redoublé d’investigations et de soins daris une matière si délicate. On en juge au grand nombre de pièces inédites qu’il donne à cette occasion. Sans négliger la moindre maille du grand réseau diplomatique que Cromwell étendit sur l’Europe, et tout en exposant l’esprit et les caractères de ses traités avec la Hollande, avec le Portugal, avec le Danemark et particulièrement avec la Suède, c’est toujours aux négociations sans cesse interrompues et sans cesse renouées avec Paris et Madrid qu’il revient de préférence. Pour suivre dans tous ses détours un jeu si délié, pour distinguer par des touches si fines ces deux diplomaties, l’espagnole et la française, pour les mettre si bien en scène, il ne faut pas seulement avoir pu disposer, longtemps et à loisir, des archives des affaires étrangères, avoir puisé à pleines mains dans des dépêches inexplorées : il faut quelque chose de plus : il faut avoir fait soi-même des dépêches, des dépêches qui seront un jour de l’histoire. On ne comprend ainsi qu’une langue qu’on a parlée. M. Guizot a donc tout lieu de s’applaudir de s’être interrompu et d’avoir abordé si tard la seconde partie de son œuvre. Sans cet ajournement, sans ces renforts que lui ont apportés et la pratique du pouvoir et tout simplement aussi l’expérience et le temps, jamais il n’eût franchi avec un tel bonheur un pas si difficile. L’infériorité du sujet aurait apparu malgré lui, l’ouvrage aurait semblé faiblir, tandis qu’il n’est personne aujourd’hui qui, en lisant ces deux nouveaux volumes, ne soit forcé de convenir qu’ils sont en tout supérieurs aux premiers.

Il faut être juste pourtant et ne pas laisser croire que, dans ces dix années de république et de protectorat, il n’y ait pour l’historien qu’un terrain nu et monotone, une plaine sans accidens, rien à voir, rien à raconter, aucun autre moyen d’éveiller la passion du lecteur que de lui déchiffrer des pièces diplomatiques ou de démêler les intrigues de sectes plus ou moins moroses. Si les grandes vicissitudes, les scènes imprévues, les tableaux à effet sont plus rares que sous la monarchie, en pleine guerre civile, de temps en temps encore l’occasion se présente de peindre et d’émouvoir, et M. Guizot, comme on pense, ne tarde pas à s’en saisir. Nous ne savons rien par exemple, dans toute la vie du roi Charles, qui prête mieux au récit et au drame que les aventures de son fils pendant sa triste expédition d’Ecosse. Les batailles de Dunbar et de Worcester ne sont pas de moins chaudes journées que celles de Newbury et de Marston-Moor, et le vaincu de Naseby ne fut jamais peut-être en condition plus misérable, plus digne d’intérêt et de pitié que ce jeune homme, couronné roi par un parti qu’il déteste, otage dans son camp, prisonnier dans sa propre armée, s’évadant au galop dès que la porte s’ouvre, pour échapper et aux théologiens qui l’assiègent, et aux jeûnes et aux sermons, les seuls plaisirs de sa royauté. Puis, quand il a perdu sa dernière espérance, son dernier gentilhomme, quel sang-froid, quel esprit, quel calme, quel courage ! Le malheur lui sied comme à son père. Cette fuite, ces alertes, ces nuits sous l’abri d’un chêne, ces travestissemens, ces dangereux dialogues, ces comédies si bien jouées, tout dans cet épisode est mouvement, variété, surprise. C’est de la vérité plus animée, plus colorée qu’une fiction. Aussi les peintres et les poètes s’en sont-ils emparés souvent. Pour l’historien, l’art consistait à rajeunir ces détails si connus, à être bref en ne supprimant rien, et c’est là ce qui nous émerveille dans le récit simple et rapide que nous avons sous les yeux. La guerre avec les Hollandais fournit aussi matière à quelques belles scènes. Ces luttes acharnées, les plus grandes, les plus terribles qu’on eût encore vues sur les mers, sont décrites par M. Guizot avec simplicité, sans prétention à la vérité technique, mais avec toute apparence d’une exacte fidélité. Ce sont des tableaux de marine chaudement peints, franchement dessinés. On y suit dans leurs évolutions ces immenses escadres, on les voit se heurter, se déchirer les flancs. Des deux côtés même furie, les pertes et les gains semblent se compenser; mais entre les deux peuples, comme entre leurs navires, on sent que l’égalité n’existe déjà plus : l’un s’épuise même quand il triomphe, l’autre grandit encore au milieu des revers.

N’oublions pas enfin dans cette période, parmi ces événemens qui semblent des tableaux tout faits, le plus mémorable de tous, ce parlement chassé, mis à la porte, en plein jour, par un seul homme. Un tel coup de théâtre est dans toutes les mémoires, présent à tous les yeux. Chacun croit avoir vu cet homme, son geste, son regard, entendu ses paroles, ses rudes invectives, ses accablantes apostrophes, trivialités tragiques qu’on dirait empruntées à Shakspeare. L’historien en de telles circonstances n’a presque rien à faire, il écrit sous la dictée. Aussi M. Guizot borne-t-il son récit à la plus concise énergie, n’omettant rien, mais ne cherchant, pour ainsi dire, qu’à réveiller les souvenirs du lecteur.

Il est d’autres scènes, au contraire, que l’incurie, l’indifférence et parfois le calcul des historiens ont laissé tomber dans l’oubli; celles-là veulent être autrement exposées, il faut les remettre au grand jour. Tels sont certains procès, celui de Lilburne entre autres, ce chef des niveleurs, ce pamphlétaire indomptable, Camille Desmoulins et Hampden en un seul homme, poussant jusqu’au délire la verve incendiaire, et presque jusqu’au génie le sentiment de la légalité. Personne encore n’avait ainsi mis en lumière cette figure étrange, cette résistance héroïque. Le procès de Lilburne, sous la plume de M. Guizot, exposé dans toutes ses phases, est un curieux spectacle et un vrai monument de l’histoire judiciaire; mais un autre procès, plus connu, bien que toujours plus ou moins tronqué, nous vaut des pages encore plus belles. Nous parlons de l’action capitale intentée, après la mort du roi, à quelques-uns de ses derniers défenseurs, aux chefs les plus éminens du parti royaliste. Parmi ces nobles débris de la guerre civile, il est un homme qui s’élève, on peut le dire, au sublime par la rude fierté de sa défense et par la simplicité de sa vertu. C’est un personnage antique que ce pair d’Angleterre, un patricien de Rome et un martyr tout ensemble. Lord Capell a la tête haute devant ses juges, mais il fléchit humblement le genou pour demander publiquement pardon à son pays d’avoir un jour commis une faiblesse, d’avoir contre sa conscience, par entraînement et par crainte d’un parti, voté la mort de lord Strafford. Ce grand procès, raconté d’un style aussi mâle que le courage et les paroles de l’accusé, se grave dans l’esprit en traits ineffaçables. L’histoire, quand elle s’élève à ces hauteurs, n’est plus seulement une œuvre d’art, elle enseigne le devoir, elle est une sainte leçon.

Il s’en faut donc, en voilà bien des preuves, il s’en faut que pour l’historien la république et le protectorat soient un sol sans richesses : on voit que de sujets s’offrent à ses pinceaux! et nous n’avons encore rien dit, ou presque rien, du plus grand, du premier de tous : nous avons, en passant, prononcé le nom de Cromwell, à peine en avons-nous parlé. Il est vrai que M. Guizot lui-même en use ainsi ou à peu près. Cromwell est l’âme de son livre; c’est lui qui en remplit chaque page ; on le rencontre, on le voit partout, mais nulle part M. Guizot ne s’arrête et ne prend à l’écart son lecteur pour lui décrire en tous sens et sous toutes ses faces la figure de son héros. Le portrait, en histoire, est une invention de ces temps presque voisins de la décadence, où l’esprit commence à raffiner, où l’écrivain ne se résigne plus à faire tout simplement marcher, parler, agir ses personnages, à les abandonner à eux-mêmes, à nous les laisser voir sans se glisser entre eux et nous, sans se mettre de la partie, sans avoir le besoin de jouer lui-même un rôle et de tout expliquer. L’histoire, la véritable histoire, n’est pas la biographie; les Thucydides ne sont pas des Plutarques. Dans la biographie; le portrait est à sa place, il est de droit. L’auteur n’a qu’un but, son modèle : le personnage est tout, il est au centre; les faits ne sont quelque chose que s’ils ont rapport à lui; on les raconte à cause de lui; s’ils lui deviennent étrangers on les supprime ou tout au moins on les abrège, sauf ensuite à rapprocher, à souder, comme on peut, ceux qui lui appartiennent, et ceux-là même, il faut les mettre en ordre, les disposer, les diriger comme des rayons vers un centre commun. C’est de la vérité traduite par un miroir concave : toutes les lignes, en convergeant, se courbent et se faussent un peu. Telle n’est pas l’histoire dans sa native pureté; son miroir est aussi plane que limpide; les choses s’y voient à leur place, dans leurs justes rapports, dans leurs vraies proportions; les grands hommes y sont grands parce qu’ils le sont, non par effet d’optique; on ne déplace rien autour d’eux, on ne met rien sous leurs pieds, et leur panégyrique, personne ne s’en charge, ce sont eux-mêmes qui le font en parlant, en agissant grandement, plus grandement que tout le monde. Cette façon de laisser l’histoire se dérouler d’elle-même sans que l’historien apparaisse, c’est le procédé constant et naturel des plus grands parmi nos maîtres de l’antiquité; si tant d’autres signes ne nous faisaient pas voir que les huit livres de la guerre du Péloponèse ont dû bien souvent passer sous les yeux de M. Guizot, et qu’il doit y chercher sans cesse un modèle et des leçons, nous le verrions à la manière dont il s’efface en produisant ses personnages, et au soin qu’il prend de les laisser toujours se peindre eux-mêmes dans son récit.

Ne lui demandez donc pas quel homme fut Cromwell, s’il était hypocrite ou croyant, s’il était l’un et l’autre, et dans quelle juste dose se combinaient en lui le politique et le sectaire. On peut sur cette thèse faire une anatomie savante, ingénieuse; on peut parler disertement : ce sont plaisirs de moraliste, de philosophe. M. Guizot, tout comme d’autres, pourrait à l’occasion s’en donner le passe-temps; mais ce n’est pas le lieu. Il n’est ici qu’historien. Ce que vous lui demandez, ce n’est pas lui qui le peut dire; seulement, quand vous aurez lu son livre, vous le saurez mieux que s’il vous l’eût dit, vous le saurez comme on sait les choses qu’on a soi-même observées. Vous garderez dans la pensée, vous aurez devant les yeux un être réel et vivant, plein de contradictions, mais de contradictions vivantes elles-mêmes. Et ce n’est pas seulement Cromwell qu’il vous fait entrer ainsi dans l’esprit, ce sont tous ces autres hommes qui l’approchent ou qui l’entourent, Vane, Blake, Witelocke, Ireton, Harrison, Bradshaw, etc., figures si diverses malgré leur air de famille. Soit de profil, soit de face, tous ces hommes vous restent dans la pensée. A peine quelques mots de l’auteur en ont-ils indiqué les traits; le reste s’est fait sans lui : ils se sont gravés eux-mêmes dans votre souvenir.

Si M. Guizot s’interdit tout portrait de Cromwell, à plus forte raison s’abstient-il des parallèles et des comparaisons. Ce genre d’aperçu, il l’abandonne à ses lecteurs. A eux de juger, de comparer, de disserter, de discuter s’ils veulent. Sa tâche à lui est de ne voir, de ne connaître que les hommes et le temps dont il parle, sans jeter le moindre regard sur d’autres temps et d’autres hommes, sans que la moindre allusion rappelle et fasse apercevoir que c’est aujourd’hui qu’il écrit. Ses paroles, en un mot, ne portent pas de date. Cette méthode, nous l’avons déjà dit, est la seule vraie; elle seule donne à l’historien ce caractère d’indépendance et d’élévation qui assure à son œuvre la durée non moins que le succès. Le critique au contraire n’est pas astreint à cette gêne. Il est libre d’interroger et de rapprocher à sa guise les temps, les lieux, les personnes. Nous aurions donc ici le droit de nous donner carrière; mais on a tant parlé de Cromwell, si souvent et si bien : tant de brillans esprits, de critiques éminens, se sont exercés sur son compte, qu’en fait de commentaires, de réflexions et de dissertations, il nous semble prudent de laisser en repos ce mystérieux personnage. Nous voudrions seulement, avant de finir, quand nous l’avons encore tout frais dans la mémoire comme les pages de M. Guizot, quand nous venons d’assister à cette représentation vivante de ses actes et de sa personne, nous voudrions nous rendre compte des impressions qu’il nous laisse, du sentiment que nous avons de lui, et pourquoi, par exemple, un génie aussi extraordinaire ne nous peut inspirer ni attrait, ni sympathie, ni même une admiration sans réserve et sans mélange.

Cromwell est de la famille des grands hommes, des hommes nés pour le commandement et pour le gouvernement de ce monde, cela n’est ni douteux ni contestable. Il appartient même à l’espèce de grands hommes la plus rare, sinon la plus brillante : il est de ceux qui réussissent, qui réussissent toujours et jusqu’au bout, moins parce qu’ils sont toujours heureux que parce qu’ils s’abstiennent de tenter l’impossible. Son ambition sait attendre. Elle est souvent audacieuse, chimérique jamais. Une nation peut le mettre à sa tête, il ne la laissera pas déchoir. Comme homme de guerre, il est puissant. Si petit que soit son théâtre, sa place est à côté des plus grands capitaines; il a le génie des batailles, il sait l’art de choisir son terrain, de parler aux soldats, de pourvoir une armée : dons merveilleux quand on débute à quarante-quatre ans. Et ce qui n’est pas moins rare, hors du camp, dans la politique, il est aussi hardi qu’au feu. Il a les deux courages. S’il se décide à en finir avec un parlement, c’est lui-même qui vient faire sa besogne, et non pas une fois seulement; aussitôt qu’une assemblée nouvelle se brouille à son tour avec lui, c’est toujours lui, de sa personne, qui lui signifie son congé. Courageux, prévoyant, perspicace, unissant au bon sens le plus robuste le plus souple savoir-faire, modéré au besoin, prudent, même dans ses violences, maître de lui, même dans ses extases, tel est Cromwell. Quel homme! quelle puissance ! Bossuet n’en a pas trop dit.

D’où vent donc que rien ne nous attire ? D’où vient qu’au lieu d’être séduits nous nous sentons tant de froideur et tant d’éloignement ? Est-ce parce qu’il est dissimulé, impénétrable, hypocrite et comédien ? Parce qu’il pousse l’habileté jusqu’à la fourberie ? Tout cela sans doute abaisse et dégrade un homme, si grand qu’il soit; mais ce n’est pas seulement par là qu’il nous repousse. Est-ce parce qu’il est dur, impitoyable, sans entrailles pour les vaincus ? Sans doute il a couvert l’Irlande de ruines et de carnage; mais s’il n’eût répandu trop de sang que sur des champs de bataille, serions-nous plus rigoureux pour lui que pour tant d’hommes de guerre qui n’ont pas ménagé non plus la vie de leurs semblables, et que la postérité ne refuse pas d’absoudre ? Le sang qui pèse sur Cromwell est un sang plus froidement versé. Il est un des auteurs, le principal, le véritable auteur du supplice de Charles Ier; il pouvait l’empêcher, c’est lui qui l’a voulu, et en tranchant cette tête royale, il pour suivait un double crime : il tuait le roi pour tuer la royauté; il précipitait son pays hors de l’ordre légal, dans un abîme inconnu. Quand un homme a commis de tels attentats, il a beau faire, jamais il ne s’en lave. Le génie, le courage, le bon sens, la prudence, les services rendus, ne le purifient pas. Sous cette tache ineffaçable, il n’y a pas de vraie gloire, de gloire pure et radieuse.

Aussi que M. Guizot nous permette de lui signaler deux mots, les seuls peut-être dans tout son livre que nous oserions contester. En nous parlant d’une mesure, odieuse et tyrannique, adoptée par Cromwell pendant son protectorat, il nous dit que cet expédient (le régime des majors-généraux) valut au protecteur des sommes considérables, mais fut la ruine de sa belle gloire. Sa belle gloire ! Est-ce bien à Cromwell que ces deux mots s’appliquent ? En écrivant ces deux mots, M. Guizot ne pensait-il qu’à lui ? N’est-ce pas, à son insu, par une sorte d’analogie, par un de ces rapprochemens historiques dont il a si bien coutume de se garantir, que le mot gloire lui-même est venu sous sa plume ? N’avait-il pas devant les yeux cet autre dictateur, ce jeune général fraîchement débarqué d’Egypte, qui avait, lui, vraiment, une gloire à conserver, une gloire pure alors, car Dieu lui avait fait la grâce d’être par sa jeunesse étranger à nos discordes, de n’avoir rougi que son épée ?

Entre le protectorat de Cromwell et les débuts du consulat, la différence est immense. Les deux hommes ont bien le même but, combattre le désordre, comprimer l’anarchie : ils sont également d’accord sur le moyen, étouffer la liberté; mais, il faut le reconnaître, la tâche était chez nous plus rude et plus méritante. En renversant le directoire, en délivrant les Français de ce qu’ils redoutent le plus au monde, la nécessité de faire eux-mêmes leurs affaires; en transformant en lieu décent le tripot où ils étaient tombés, en leur donnant beaucoup d’ordre et un semblant de légalité, on les comblait de joie, d’admiration; on leur rendait un tout autre service, un service bien autrement senti qu’en faisant aux Anglais la surprise de chasser le long-parlement. Si c’eût été du moins pour en appeler un autre et pour gouverner librement; mais non, c’était pour se mettre à sa place, en faisant à peu près comme lui, avec un degré de plus de force et de régularité. Aussi chez les Anglais point de transports d’enthousiasme, peu de reconnaissance; de l’étonnement, de la crainte, une haute idée de l’homme et de son génie, mais aucun changement profond et considérable dans l’état du pays. Les sentimens comme les choses restent, ou peu s’en faut, ce qu’ils étaient la veille. Chez nous, complète métamorphose, la scène est transformée; c’est un changement à vue.

Des résultats si divers exigeaient, on le comprend, des moyens différens. Pour restaurer l’ordre chez nous, pour faire ce grand effort, ce grand coup de théâtre, il fallait avant tout de la gloire, de la gloire éclatante et surtout immaculée. Jamais il n’eût été possible que le premier consul, aurait-il eu deux fois sa force et son génie, fît chez nous ce qu’il a fait, s’il eût été régicide ou jacobin. Cromwell au contraire a pu tout à la fois détruire et réparer, ébranler et raffermir ; il a pu jouer les deux rôles. C’est une grande faveur sans doute, et bien peu d’hommes ont reçu cette double puissance ; mais à quelle condition lui a-t-elle été donnée ? Il a fallu trouver un peuple assez calme d’esprit, d’un bon sens assez imperturbable, comprenant assez bien ses intérêts pour n’avoir pas d’emblée, de premier mouvement, par horreur instinctive, repoussé le remède qui lui venait de son empoisonneur. C’est surtout à l’honneur de ce peuple qu’il faut citer le double caractère et la double puissance qui tout d’abord nous frappent dans Cromwell.

N’oublions pas non plus que s’il a reçu ces deux forces, il ne lui a pas été donné de s’en servir également. Le révolutionnaire seul a vraiment réussi ; le conservateur a échoué, ou du moins n’a pas fait tout ce qu’il eût voulu faire. Cette nation, assez raisonnable pour s’être soumise à lui, n’avait pas perdu la mémoire ; elle acceptait ses services sans sympathie, sans véritable respect, comme une nécessité transitoire, et résolue à ne pas contracter avec lui une alliance indissoluble. C’est là ce que démêlait Cromwell, c’est là ce qui l’a retenu, au moins autant que l’humeur de son armée, quand il n’a pas osé se faire roi.

Il y a toujours, même en ce monde, et quand on s’en aperçoit le moins, une expiation pour les grands crimes. — Mourir à Whitehall dans le lit de sa victime, sous la pourpre et dans la puissance ! quelle inique faveur ! Où donc est le bras de Dieu ? — On oublie que pendant dix années une secrète angoisse n’a pas quitté cet homme un seul jour, et sur son lit de mort, à ces formidables momens si magnifiquement décrits par M. Guizot, il a beau se réfugier dans un des dogmes de sa foi, s’y enfermer comme dans une citadelle, se dire qu’il a eu la grâce, se faire dire qu’il ne peut plus la perdre : ne sent-on pas qu’il n’en croit rien, que la terreur l’obsède, et que son expiation commence par cela seul qu’il la pressent ? N’a-t-il pas enfin subi un autre genre de supplice, un tourment, moins terrible sans doute, mais qui, sans trêve, sans relâche, torturait son orgueil ?

Ce tourment était la royauté. Nous ne voulons pas dire qu’un si puissant esprit eût la petite et vulgaire tentation d’un titre plus pour peux, d’un peu plus d’or à son manteau ; non, ce n’était pas un titre qu’il voulait, ce n’était même pas un surcroît de puissance. En fait de pompe et de grandeur, il n’avait qu’à souhaiter, il pouvait tout avoir. Il pouvait se faire proclamer roi, là n’était pas l’impossible ; mais aurait-il été roi d’Angleterre, c’est-à-dire roi dans son parlement ? Chose étrange ! Charles Ier n’estime et n’ambitionne que la royauté absolue, la royauté sans contrôle, sans parlement; funeste passion qu’il a payée si cher ! L’ambition de Cromwell est tout autre : le pouvoir absolu, il le possède, il l’exerce, il en connaît les vices et les périls; ce n’est pas la royauté absolue qu’il lui faut, c’est la royauté limitée, celle qu’on ne se donne pas à soi-même, la royauté consentie, acceptée, cette royauté qu’il a détruite, mais sans laquelle il reconnaît que tout est instable et précaire; son merveilleux bon sens le lui a révélé. Il voit que dans ce pays tel que l’ont fait les siècles, avec les mœurs, les traditions, les croyances de la vieille Angleterre, un pouvoir sans contrôle n’est qu’un expédient, une violence, une crise nécessairement temporaire. Il sent la vanité de ce genre de puissance. Être roi comme Charles voulait l’être, ce serait un hochet pour lui. Il lui faut donc un parlement; mais où trouver un parlement avec lequel il puisse vivre ? Là commence son impuissance, et c’est cette impuissance qui devient son supplice. Il a beau sonder le terrain, ses peines sont perdues; sans cesse il y travaille, et toujours il échoue. Obtient-il quelque brillant succès, la nation lui semble-t-elle en humeur favorable, peut-il espérer d’obtenir une assemblée telle qu’il la rêve, c’est-à-dire disposée à traiter avec lui comme avec un pouvoir légitime, à ne pas contrôler la base de son gouvernement, à n’en contrôler que les actes; aussitôt il se met à l’œuvre : les électeurs sont convoqués, il les surveille, il les dirige; on peut s’en fier à lui, ses candidats sont élus. Ce qui n’empêche pas qu’une fois réunis, une fois en sa présence, ils lui échappent. Ce parlement qu’il a couvé lui-même pour son usage, à peine éclos, devient un véritable parlement, un pouvoir qui se sent légitime et qui veut exercer ses droits, un pouvoir qu’une véritable royauté laisserait vivre impunément, mais qu’un dictateur doit briser. Aussi faut-il que Cromwell s’y résigne, et le voilà réduit une fois de plus à se passer de parlement.

Ces tentatives réitérées et toujours vaines, ces assemblées successivement élues, convoquées et dissoutes, apparaissent dans le récit de M. Guizot avec une admirable clarté. C’est une des parties de son livre qu’il a mises le plus en saillie : on le comprend, car c’est là qu’est, à vrai dire, le nœud politique de son sujet. Dans ces mécomptes de Cromwell, on entrevoit l’issue de la révolution d’Angleterre. Il est bien évident que, sur un sol où les parlemens poussent ain.si d’eux-mêmes comme un produit spontané, comme une de ces plantes qu’on ne peut extirper, la dictature ne prendra pas racine. L’expérience en sera faite une fois pour toujours; on ne l’y verra plus. Ce qui manque à d’autres pays pour prétendre au même privilège, c’est ce vieux sentiment, ce sentiment traditionnel, cette légitimité de la liberté qui, même sous Cromwell et malgré sa main de fer, se transmettait, se perpétuait ainsi par héritage. Là gît toute la différence entre la révolution d’Angleterre et d’autres qui ont tenté de l’imiter. Pouvoir revendiquer ses droits et parler liberté, non-seulement sans alarmer personne, mais en réveillant chez tous de nobles souvenirs; pouvoir dire : « Nos pères en ont joui, voilà les biens qu’elle leur a donnés, » c’est, il faut en convenir, une tout autre condition que d’être réduit à invoquer en faveur de ce qu’on souhaite la vérité d’une abstraction et la justesse d’une théorie.

Ce merveilleux bonheur de nos voisins ne paraît pas, en vérité, vouloir se démentir, car non-seulement ils sont en possession de la conquête qu’ils s’étaient promise, non-seulement ils ont donné au monde le spectacle d’une révolution qui, en les rendant libres, les a faits riches et puissans; mais voilà, pour comble de fortune, que cette révolution rencontre enfin son historien, un homme, on peut le dire, prédestiné à la comprendre, et qui la fait revivre avec autant d’éclat que de vérité dans un des plus beaux livres qu’aura va naître notre temps. Il est vrai que ce livre ne vient pas d’Angleterre; mais, soit dit sans offenser personne, c’est encore là un bonheur de plus, une de ces chances qui n’appartiennent qu’à cette révolution. Les divisions politiques, les partis qu’elle a jadis enfantés sont bien affaiblis sans doute, et même presque effacés; mais il en reste assez pour rendre un historien suspect à toute une moitié d’un pays. Ici, l’impartialité est non-seulement réelle, elle est hors de soupçon; sans compter que pour l’ordonnance, pour la composition, pour tout ce qui tient à la forme, un tel livre, en naissant chez nous, n’a certes pas perdu au change. Des historiens illustres, l’Angleterre en a produit sans doute : elle applaudit même aujourd’hui, et nous applaudissons comme elle, à de brillans tableaux de son histoire nationale; mais l’histoire conçue avec cette grandeur, cette simplicité, cette énergie que nous admirions tout à l’heure; mais ce style nerveux, qui jamais ne s’agite pour amuser le lecteur, cet éclat d’un or pur et jamais brillante, la révolution d’Angleterre, ne craignons pas de le redire, doit s’estimer heureuse d’être venue nous l’emprunter. L’orgueil ici nous est permis : nous avons sur le fond des choses, par respect pour la vérité, fait avec modestie la part de nos voisins; il est bien juste, à notre tour, de nous faire aussi notre part. Puissions-nous seulement avoir bientôt sujet d’être fiers de nouveau! puisse M. Guizot se hâter d’élever jusqu’au faîte une œuvre qui portera si haut son nom !


L. VITET.