La Révolte des machines (sans illustrations)/Scène dernière

Éditions du Sablier (p. 65-71).


SCÈNE DERNIÈRE

Épilogue et Apothéose.


Pastorale comico-poétique, à la façon des deux Orphées (celui de Gluck et celui d’Offenbach), — mais avec une musique modernissima.

Un large plateau fertile. Moissons et champs labourés.


L’humanité sauvée est occupée aux travaux des champs, sous la direction de Félicité Pilon, souveraine incontestée. La Belle Hortense trait les vaches. Le Président est en sabots, et, le trident à la main, comme Neptune, il travaille à l’édification d’une meule de foin. Il se retrouve dans son vrai élément. Son ascendance paysanne s’épanouit en lui.

C’est le soir d’un beau jour d’été. Un cycle de travaux s’achève par des réjouissances rustiques. Au coucher du soleil, les chariots chargés de foin rentrent au village, au milieu des danses et des chants. Les hommes et les femmes sont enguirlandés de fleurs et d’épis : ce qui va plus ou moins à leur genre de beauté. On reconnaît parmi eux les mondains et les officiels du premier tableau. Des rondes s’organisent.

Le Président, plus rustique que nature, avec un calot d’armaillis sur l’occiput, est hissé sur la plus haute meule. Il y fait un discours, qui est la contrepartie de celui du commencement. Les mêmes images, tout à l’heure bafouées, sont maintenant exaltées. Et, comme tout à l’heure, on voit ces images se projeter sur un écran :

1. L’HUMANITÉ, MESSIEURS, A ATTEINT LE FAÎTE DE LUMIÈRE…

2. QUEL CONTRASTE, MESSIEURS !… HIER… DE MALHEUREUX ÊTRES, ASSERVIS AUX LOIS D’AIRAIN DE LA BARBARIE SCIENTIFIQUE, DE LA CIVILISATION DES MACHINES…

(Au seul nom de « Machines », se soulève l’indignation horrifiée de l’assistance. Le plus violent de tous est le Président : comme on dit vulgairement, « il en a soupé ! » Sur l’écran, passent des troupeaux d’hommes et de femmes, que les Machines mènent paître, — ou qui sont attelés à des travaux écrasants (édification de Pyramides, alimentation de hauts fourneaux… tableaux où la machine principale, qui sert aux travaux, semble un despote pharaonique qui se fait porter, ou servir et nourrir).

3. AUJOURD’HUI… DE LIBRES FILS DE LA TERRE, PARÉS DE SES PRÉSENTS… QUI BOIVENT À SES MAMELLES GONFLÉES DE LAIT ET DE VIN.

Une vision de Cocagne.

4. LE COURS DU PROGRÈS HUMAIN EST PAREIL À UN FLEUVE, — QU’ON REMONTE DE L’EMBOUCHURE VASEUSE À LA SOURCE LIMPIDE, JAILLISSANTE DU FLANC PUR DES SOMMETS…

5. AU DÉBUT, LE MOUVEMENT, LE MOUVEMENT PERPÉTUEL… UNE HUMANITÉ D’AUTOMATES DÉTRAQUÉS, DES VILLES D’ALIÉNÉS… AU TERME RADIEUX, LE REPOS DU SAGE, QUI GARDE SES TROUPEAUX, EN SOUFFLANT SES PIPEAUX…

Panégyrique attendri de la vie pastorale, idyllique, archaïque.

6. SALUONS, MESSIEURS, CETTE VISION MAGNIFIQUE !

Le Sage qui fait un somme, en ne gardant pas ses troupeaux.

QU’ELLE NOUS SOIT UN GAGE DE L’AVENIR SUBLIME, OÙ L’HOMME SERA PAREIL AUX BÊTES BIENHEUREUSES, QUI BROUTENT SANS PENSER LA VIE DÉLICIEUSE !…

Apogée du Progrès et du génie humain.

Après quoi, les danses reprennent. Le Président, assis sur le haut de la meule, souffle dans un cor des Alpes.


Ce pendant qu’Aviette et Rominet, se promenant à l’écart, filent le parfait amour. Au loin, dans le beau crépuscule, une flûte déroule une mélodie suave, à la Debussy.

Un seul homme est resté à part de la fête, dans un coin du plateau, assis sur un rocher qui domine la vallée, l’air grognon et absorbé. C’est Marteau Pilon — l’ex-Maître des Machines. — Il n’a pu prendre son parti de cette vie de la nature, de cette vie sans machines ! (Déjà dans la scène précédente, on l’a vu considérer et rejeter avec dégoût une bêche qu’on lui tendait.) Il parle tout seul. Il fait des gestes. Il est crispé, comme le PENSEUR de Rodin, ou l’UGOLIN de Carpeaux. Il dessine fiévreusement. Il couvre de figures géométriques et de chiffres les pierres qui l’entourent. Les deux jeunes gens, qui l’ont aperçu dans leur promenade, s’approchent en cachette, l’épient, regardent, en riant, par-dessus son épaule…

Et l’on voit, soudain, se projeter dans l’or du ciel couchant les ombres formidables de Machines beaucoup plus monstrueuses encore que les précédentes, les rêves de l’Inventeur, qui pétrifient d’admiration Aviette et Rominet…

(Le chant de flûte s’est interrompu brusquement, au milieu de la phrase. On entend un tonnerre lointain, et le grondement d’airain de teufs-teufs géants.)

Le cycle terminé recommence…