La Révolte des machines (sans illustrations)/Acte II

Éditions du Sablier (p. 31-43).


ACTE II

La Révolte des Machines.

Même décor.
L’intérieur du grand Hall aux Machines, la nuit.



Scène première. — Des fanaux électriques, çà et là, dans l’ombre. Les machines semblent dormir.

Des patrouilles font des rondes de nuit. Elles passent. Tout est dans l’ordre. Après qu’elles ont passé, on voit une machine qui commence à remuer, s’étire lentement, et bâille. Puis, une autre. Puis, une autre. Et le peuple entier des machines.

Une nouvelle patrouille commence une ronde. Les machines reprennent leur attitude de torpeur. Mais elles sont aux aguets. Et brusquement, la patrouille qui passe est escamotée en un tour de main, fourrée dans une grande gueule, ou convertie par les tubes-lance en un bloc de ciment.

Aussitôt après cet exploit qui a supprimé tous les gardes et veilleurs du Hall, un énorme ébrouement de joie secoue le peuple des machines. Sifflements, hurlements, rires stridents, barrissements de monstres. On voit se dresser et se tordre cent bras d’acier, se tendre et se détendre des courroies, tourner des roues, fumer des chaudières, mugir des ventilateurs. Un Pandaemonium de quelques instants.

Puis, l’ordre s’établit. Les machines se mettent en marche, par rang de taille. Elles vont se butter, comme un bélier, contre les murs du Hall. La formidable poussée se fait promptement une brèche. Les piliers de fonte oscillent, les parois se fendent, les vitraux éclatent et se pulvérisent. Et, par la trouée, qui laisse brusquement apparaître au fond du tableau un pan du ciel étoilé, le troupeau de monstres s’engouffre, à la queue leu leu, et disparaît dans la nuit.


Scène II. — Le spectateur se trouve transporté au centre de la ville, sur une place, où débouchent plusieurs rues.

Une ville de colossaux gratte-ciels américains, fantastique, dans la nuit de lune cachée derrière les cheminées d’usines et les tours. Au fond, par dessus les maisons, se profile le haut clocher d’une vieille église. À un angle de la place, la prison où est enfermé le Maître des Machines.


L’électricité, allumée dans les rues, au début de la scène, s’éteint brusquement. Les passants attardés, qui cherchent leur chemin dans l’ombre, se rencontrent, ahuris, avec les premières machines de la bande déchaînée. D’abord, les petites qui, comme les gamins en tête d’un cortège, filent à toutes jambes ainsi que de gros rats, ou foncent comme des sangliers. Il en est aussi qui rampent, avec de longs filaments, que les passants frôlent de la main, en sursautant de dégoût. D’autres volent lourdement, comme des chauves-souris.


Du fond de la scène, une foule en panique se rue au premier plan, heurte les passants qui viennent en sens inverse, les entraîne dans son flot. Derrière elle, on entend les coups sourds des marteaux-pilons, le halètement des teufs-teufs, la marche des grands monstres qui se rapprochent. Leur arrivée s’annonce par la vue des maisons qui oscillent au bout de la rue, le clocher qui penche, se balance et culbute bruyamment. Puis apparaît, au fond, une monstrueuse machine, — un « tank-grue-excavateur » — haut comme une cathédrale.

La foule humaine ne l’a pas attendue. Elle détale avec des hurlements d’effroi. — La scène est vide d’êtres humains. Alors, les machines gigantesques arrivent, jouant des coudes et de la tête, et elles font place nette. Derrière elles, c’est un champ de ruines. Sur cette plaine déserte qui fut un quartier aux dix ou vingt étages, la lune ronde luit. Et sur cette lune passent et repassent les ailes d’aéroplanes, qui tournent, tournent…


En un instant, les machines balayent l’autre angle de la place, où s’élève la prison, et elles en trouent les murs. On voit sortir par une brèche le Maître des Machines. Il flatte de la main les machines qui l’ont délivré. Il tente de les guider ; mais elles échappent à sa direction. Elles sont lâchées. Il court après elles.

Le spectateur suit à la course les machines dévastatrices, et, derrière elles, le Maître, qui s’époumone à les rappeler et s’arrache les cheveux. Et devant, c’est la Ville qui s’écroule, quartier par quartier, comme châteaux de cartes.


Scène III. — Le spectateur est transporté, au lever du jour, sur une colline aux portes de la ville, d’où l’on domine la ville qui s’écroule et les champs. (Cette colline est la dernière ondulation du massif de montagnes que l’on gravira, par la suite.)


Le peuple de la Ville, le Président, ses ministres, les personnages officiels et mondains du premier tableau, se sont réfugiés précipitamment sur la hauteur, à demi-vêtus, chacun avec le premier objet saisi dans la fuite. On reconnaît parmi cette foule surexcitée, qui s’agite à grand bruit, le Président, en pantoufles, mais toujours en habit, cravate blanche, son chapeau à la main ; la Belle Hortense, qui se plaint du soleil, de la poussière, et du manque d’égards ; Félicité Pilon, qui déjà se distingue par son sang-froid et commence à rassurer, stimuler, grouper les bonnes volontés ; Aviette et Rominet, qui ne s’ennuient pas, car ils voient surtout, ensemble, le côté pittoresque et burlesque des événements : Rominet est intéressé par le problème des machines révoltées ; et les yeux malins d’Aviette ne perdent aucun détail des mines épeurées, des scènes de récrimination et des disputes grotesques, parmi ceux qui l’entourent.

Aux gens de la colline sont mêlés des animaux domestiques, des bœufs, des ânes, des chiens, des cochons échappés.

La foule béante contemple les derniers monuments de la Ville qui tombent, quelque haut Capitole, ou un Sacré-Cœur sur sa butte, qui surnage encore un peu de temps au-dessus des ruines, et s’abat à son tour.

Et voici les machines qui débouchent de la ville détruite, dans les champs qui rient au soleil du matin : vastes étendues de moissons blondes, vergers, beaux bois, allées de peupliers au bord de la rivière… La racaille des petites machines trottinent toujours en tête. Puis, le gros de l’armée, et les monstres à la fin.

Derrière eux, on voit sortir de la ville, toujours courant, le Maître des Machines avec quelques-uns de ses ouvriers, qui s’évertuent à retenir leur marche endiablée. Certaines machines se retournent un instant, comme des animaux domestiques, pour le regarder, le flairer, l’écouter. Il essaie de les raisonner. Après un court répit, elles lui tournent le dos et poursuivent leur route. Le Maître et ses ouvriers veulent reprendre, de force, possession d’elles. Alors les machines s’irritent, se montrent menaçantes, et mettent en fuite la petite troupe d’hommes, qu’elles pourchassent, au pas de course, jusqu’au bas de la colline. Marteau Pilon et ses ouvriers se hissent, décontenancés, épuisés, hors d’haleine, au faîte de la colline, où ils sont accueillis par les injures de la foule.

Mais le spectacle de ce qui se passe dans la plaine détourne d’eux bientôt l’attention générale.

Après un temps d’incertitude et d’oscillations chaotiques, les machines ont entrepris la destruction de la campagne. Et chacune, dans ce large espace, fait choix de ce qui est son lot, s’y acharne avec une obstination effrayante et maniaque.


Les BATTEUSES ET FAUCHEUSES rasent rasibus les champs.

Les SCIES MÉCANIQUES tranchent les arbres, au ras du sol, et les débitent ensuite en petits rondins.

Les PERFORATRICES cherchent partout des parois contre qui s’escrimer.

Les GRUES, stupidement, enlèvent de terre tout ce qu’elles peuvent happer, et versent à gauche ce qu’elles ont pris à droite, et reversent à droite ce qu’elles ont mis à gauche.


Les ROULEAUX MÉCANIQUES font l’ordre et la propreté, en écrasant tout.

Les POMPES À INCENDIE s’épuisent à lamper la rivière et à la dégorger sur les rives, en inondant tout…

L’indignation, la fureur, la terreur de la foule qui assiste au spectacle, du haut de la colline, sont au comble. Ils montrent le poing, hurlent, menacent, gesticulent, ou s’affaissent prostrés.

L’État-Major, très calme, sûr de lui, dit qu’on balaiera cette vermine en un rien de temps. Il lance sur la plaine des Tanks blindés et hérissés de mitrailleuses. Mais, arrivés près des grandes machines, on voit les tanks s’arrêter, et, les uns et les autres, se flairer sous la queue. Ils échangent des marques d’amitié. Les soldats des tanks sont faits prisonniers, et l’énorme bande se groupe.

Après quoi, toutes ensemble, ayant rasé la plaine, les machines se mettent en marche vers la colline. Et le malheureux peuple des humains, se poussant, se bousculant, s’enfuit épouvanté du côté des montagnes, en une déroute éperdue.