Calmann-Lévy (p. 133-148).


CHAPITRE XIV


Qui nous fait paraître le kéroub travaillant au bonheur de l’humanité et se termine d’une manière inouïe par le miracle de la flûte.



La première nuit de son incarnation, Arcade alla coucher chez l’ange Istar, dans un galetas de cette étroite et sombre rue Mazarine, croupissant à l’ombre du vieil Institut de France. Istar qui l’attendait avait poussé contre le mur les cornues brisées, les marmites fêlées, les tessons de bouteilles, les débris de fourneaux qui composaient son mobilier, et jeté sur le carreau ses hardes pour s’y étendre, réservant à son hôte le lit de sangles avec la paillasse.

Les esprits célestes diffèrent entre eux d’apparence, selon la hiérarchie et le chœur auquel ils appartiennent, et selon leur propre nature. Ils sont tous beaux ; mais ils le sont diversement et n’offrent pas tous aux regards les molles rondeurs et les riantes fossettes des chairs enfantines, où se jouent des reflets de nacre et des lueurs vermeilles. Ils ne s’ornent pas tous, en une éternelle adolescence, de cette vénusté ambiguë que l’art grec, sur son déclin, a fixée dans les plus caressés de ses marbres, et dont, tant de fois, la peinture chrétienne donna timidement des images attendries et voilées. Il en est dont le menton réchauffe un poil touffu et dont les membres nourrissent des muscles si vigoureux qu’il semble que sous leur peau se tordent des serpents. Les uns ne portent point d’ailes, d’autres en ont deux, quatre ou six ; certains sont formés uniquement d’ailes conjuguées ; plusieurs, qui ne sont pas les moins illustres, réalisent des monstres superbes, ainsi que les Centaures de la fable ; on en voit même qui sont des chars vivants et des roues de feu. Membre de la plus haute hiérarchie céleste, Istar appartenait au chœur des chérubins ou kéroubs, qui ne voient au-dessus d’eux que les seuls séraphins. Comme tous les esprits de cet ordre, il revêtait naguère aux cieux le corps d’un taureau ailé, surmonté d’une tête d’homme barbue et cornue et portant à ses flancs les attributs d’une fécondité généreuse. Plus vaste et plus vigoureux qu’aucun animal terrestre, debout, les ailes éployées, il couvrait de son ombre soixante archanges. Tel était Istar dans sa patrie ; il y resplendissait de force et de douceur. Son cœur était intrépide et son âme bienveillante. Naguère encore, il aimait son seigneur, qu’il croyait bon, et le servait fidèlement. Mais, tout en gardant le seuil du Maître, il méditait sans cesse sur le châtiment des anges rebelles et la malédiction d’Ève. Sa pensée était lente et profonde. Quand, après une longue suite de siècles, il se fut persuadé que Ialdabaoth avait enfanté, avec l’univers, le mal et la mort, il cessa de l’adorer et de le servir. Son amour se changea en haine, sa vénération en mépris. Il lui cria son exécration à la face et s’enfuit sur la terre.

Revêtu de la forme humaine et réduit à la taille des fils d’Adam, il gardait encore quelques caractères de sa première nature. Ses gros yeux à fleur de tête, son nez busqué, ses lèvres épaisses, encadrées dans une barbe noire qui descendait en boucles sur sa poitrine, rappelaient ces kéroubs du tabernacle d’Iahveh, que nous représentent assez fidèlement les taureaux de Ninive. Il portait sur la terre comme au ciel le nom d’Istar, et bien qu’exempt de vanité, affranchi de tous les préjugés sociaux, en un immense besoin de se montrer en toutes choses sincère et vrai, il déclarait l’illustre rang où sa naissance l’avait placé dans la hiérarchie céleste, et, traduisant en français son titre de kéroub par un titre équivalent, se faisait appeler le prince Istar. Réfugié parmi les hommes, il s’était épris pour eux d’une ardente tendresse. En attendant l’heure de délivrer les cieux, il méditait le salut de l’humanité renouvelée et avait hâte de consommer la ruine de ce monde mauvais, pour élever sur ses cendres, aux sons de la lyre, la cité radieuse de joie et d’amour. Chimiste à la solde d’un marchand d’engrais, il vivait de peu, collaborait à des journaux libertaires, parlait dans les réunions publiques et s’était fait condamner comme antimilitariste à plusieurs mois de prison.

Istar accueillit cordialement son frère Arcade, l’approuva d’avoir rompu avec le parti du crime et lui apprit la descente d’une cinquantaine d’enfants du Ciel, qui maintenant formaient, près du Val-de-Grâce, une colonie imprégnée du meilleur esprit.

— Il pleut des anges sur Paris, dit-il, en riant. Tous les jours, quelque dignitaire du sacré palais nous tombe sur la tête et bientôt le Sultan des Nuées n’aura plus pour vizirs et pour gardes que les petits culs-nus de ses volières.

Bercé par ces nouvelles heureuses, Arcade s’endormit plein de joie et d’espérance.

Il se réveilla au petit jour et vit le prince Istar penché sur ses fourneaux, ses cornues et ses ballons. Le prince Istar travaillait au bonheur de l’humanité.


Chaque matin Arcade, à son réveil, voyait le prince Istar accomplir son œuvre de tendresse et d’amour. Tantôt le kéroub, accroupi la tête dans les mains, murmurait doucement quelques formules chimiques, tantôt dressé de toute sa hauteur comme une sombre colonne de nue, la tête, les bras, le buste entier passés par la fenêtre à tabatière, il déposait sur le toit sa marmite de fonte, dans la crainte d’une perquisition dont il était sans cesse menacé. Mû par une immense pitié pour les misères de ce monde où il était exilé, sensible, peut-être, à la rumeur qu’y soulevait son nom, enivré de sa propre vertu, il exerçait l’apostolat de l’humanité et, négligeant la tâche qu’il s’était donnée en tombant sur la terre, il ne pensait plus à délivrer les anges. Arcade, qui ne songeait, au contraire, qu’à rentrer en vainqueur dans le ciel conquis, reprochait au kéroub d’oublier sa patrie. Le prince Istar, avec un gros rire farouche et naïf, reconnaissait qu’il ne préférait pas les anges aux hommes.

— Si je m’efforce, répondait-il à son frère céleste, de soulever la France et l’Europe, c’est que le jour se lève, qui verra triompher la révolution sociale. On a plaisir à semer sur ce sol profondément labouré. Les Français ayant passé de la féodalité à la monarchie et de la monarchie à l’oligarchie financière, passeront facilement de l’oligarchie financière à l’anarchie.

— Quelle erreur, répliquait Arcade, de croire à de brusques et grands changements dans l’ordre social en Europe ! La vieille société est jeune encore de puissance et de force. Les moyens de défense dont elle dispose sont formidables. Le prolétariat, au contraire, esquisse à peine une organisation défensive et n’apporte dans la lutte que faiblesse et confusion. Dans notre patrie céleste, il en va tout autrement : sous une apparence immuable tout est pourri ; il suffit d’un coup d’épaule pour renverser cet édifice qui n’a pas été touché depuis des milliards de siècles. Vieille administration, vieille armée, vieilles finances, tout cela est plus vermoulu que l’autocratie russe ou persane.

Et l’aimable Arcade adjurait le kéroub de voler d’abord au secours de ses frères plus misérables, dans les molles nuées, au son des cithares, parmi les coupes des vins paradisiaques, que les hommes courbés sur la terre avare ; car ceux-ci conçoivent la justice et les anges se réjouissent dans l’iniquité. Il l’exhortait à délivrer le Prince de la lumière et ses compagnons foudroyés et à les rétablir dans leurs antiques honneurs.

Istar se laissait convaincre. Il promettait de mettre la douceur persuasive de ses paroles et les formules excellentes de ses explosifs au service de la révolution céleste. Il promettait.

— Demain, disait-il.

Et le lendemain, il poursuivait sa propagande antimilitariste à Issy-les-Moulineaux. Semblable au Titan Prométhée, Istar aimait les hommes.

Arcade, subissant toutes les nécessités auxquelles la race d’Adam est soumise, se trouvait sans ressources pour les satisfaire. Le kéroub le fit embaucher dans une imprimerie de la rue de Vaugirard dont il connaissait le contremaître. Arcade, grâce à son intelligence céleste, sut bientôt lever la lettre et devint en peu de temps un bon compositeur.

Quand toute la journée, dans l’atelier bourdonnant, debout, le composteur dans la main gauche, il avait tiré de la casse avec rapidité les petits signes de plomb, en l’ordre voulu par la copie fixée au visorium, il se lavait les mains à la pompe et dînait chez le bistro, un journal ouvert sur le marbre de la table.

Ayant cessé d’être invisible, il ne pouvait plus s’introduire dans la bibliothèque d’Esparvieu et n’étanchait plus à cette source inépuisable son ardente soif d’apprendre. Il allait lire le soir à la bibliothèque Sainte-Geneviève, sur la montagne illustre des études ; mais il n’y recevait que des livres peu rares, crasseux, couverts d’annotations ridicules, et dont beaucoup de pages avaient été arrachées.

La vue des femmes le troublait, et il lui souvenait de madame des Aubels dont les genoux polis brillaient dans le lit défait. Et quoiqu’il fût beau, il n’était pas aimé parce qu’il était pauvre et portait des vêtements de travail. Il fréquentait Zita et prenait quelque plaisir à se promener avec elle le dimanche sur les routes poudreuses qui longent les fossés pleins d’herbes grasses des fortifications. Ils allaient tous deux le long des guinguettes, des jardins maraîchers, des tonnelles, exposant, discutant les plus vastes desseins qui aient jamais été agités sur cette terre ; et parfois, aux abords d’une fête foraine, l’orchestre des chevaux de bois accompagnait leurs paroles, qui menaçaient les cieux.

Zita répétait souvent :

— Istar est honnête, mais c’est un innocent. Il croit à la bonté des êtres et des choses. Il entreprend la destruction du vieux monde et s’en repose sur l’anarchie spontanée du soin de créer l’ordre et l’harmonie. Vous, Arcade, vous croyez à la science ; vous vous imaginez que les hommes et les anges sont capables de comprendre, tandis qu’ils ne sont faits que pour sentir. Sachez bien qu’on n’obtient rien d’eux en s’adressant à leur intelligence : il faut parler à leurs intérêts et à leurs passions.

Arcade, Istar, Zita et trois ou quatre autres anges conjurés se réunissaient parfois dans le petit logis de Théophile Belais, où Bouchotte leur servait le thé. Sans savoir que c’étaient des anges rebelles, elle les haïssait d’instinct et les redoutait par l’effet d’une éducation chrétienne, pourtant bien négligée. Le prince Istar seul lui plaisait ; elle lui trouvait de la bonhomie et une distinction naturelle. Il crevait le divan, effondrait les fauteuils et, pour prendre des notes, arrachait aux partitions des coins de feuillets qu’il fourrait dans ses poches, toujours bourrées de brochures et de bouteilles. Le musicien voyait avec tristesse le manuscrit de son opérette, Aline, reine de Golconde, ainsi tout écorné. Le prince avait aussi l’habitude de confier à Théophile Belais toutes sortes d’engins mécaniques et de substances chimiques, ferraille, grenaille, poudres, liquides, qui répandaient une odeur infecte. Théophile Belais les enfermait avec précaution dans l’armoire où il gardait ses ailes, et ce dépôt lui causait de l’inquiétude.

Arcade souffrait avec peine le mépris de ses compagnons restés fidèles. Quand ils le rencontraient dans leurs courses saintes, ils lui exprimaient en passant une haine cruelle ou une pitié plus cruelle que la haine.

Il faisait des visites aux anges révoltés que le prince Istar lui désignait et en recevait le plus souvent un bon accueil. Mais dès qu’il leur parlait de la conquête du ciel, ils ne dissimulaient pas l’embarras et le déplaisir qu’il leur causait. Arcade s’apercevait qu’ils ne voulaient pas être dérangés dans leurs goûts, leurs affaires, leurs habitudes. La fausseté de leur jugement, l’étroitesse de leur esprit le choquaient, et les rivalités, les jalousies qu’ils montraient les uns à l’égard des autres lui ôtaient tout espoir de les associer dans une œuvre commune. S’apercevant combien l’exil déprime les caractères et fausse les intelligences, il sentait défaillir son courage.

Un soir qu’il avoua sa lassitude à Zita, la belle archange lui dit :

— Allons voir Nectaire, Nectaire a des secrets pour guérir la tristesse et la fatigue.

Elle l’emmena dans les bois de Montmorency et s’arrêta sur le seuil d’une petite maison blanche attenante à un potager dévasté par l’hiver, où luisaient, au fond des ténèbres, les vitres des serres et les cloches fêlées des melons.

Nectaire ouvrit sa porte aux visiteurs et, ayant apaisé les abois d’un grand dogue qui gardait le jardin, les conduisit à la salle basse, que chauffait un poêle de faïence. Contre le mur blanchi à la chaux, sur une planche de sapin, parmi des oignons et des graines, une flûte reposait, prête à s’offrir aux lèvres. Une table ronde de noyer portait un pot à tabac en grès, une pipe, une bouteille de vin et des verres. Le jardinier offrit une chaise de paille à chacun de ses hôtes et s’assit lui-même sur un escabeau près de la table.

C’était un vieillard robuste ; une chevelure grise et drue se dressait sur sa tête ; il avait le front bossué, le nez camus, la face vermeille, la barbe fourchue. Son grand dogue s’étendit au pied du maître, posa sur ses pattes son museau noir et court et ferma les yeux. Le jardinier versa le vin à ses hôtes. Et, quand ils eurent bu et échangé quelques propos, Zita dit à Nectaire :

— Je vous prie de nous jouer de la flûte. Vous ferez plaisir à l’ami que je vous ai amené.

Le vieillard y consentit aussitôt. Il approcha de ses lèvres le tuyau de buis, si grossier, qu’il semblait avoir été façonné par le jardinier lui-même, et préluda en quelques phrases étranges. Puis il développa de riches mélodies sur lesquelles les trilles brillaient ainsi que sur le velours les diamants et les perles. Manié par des doigts ingénieux, animé d’un souffle créateur, le tuyau rustique résonnait comme une flûte d’argent. Il ne donnait pas de sons trop aigus, et le timbre en était toujours égal et pur. On croyait entendre à la fois le rossignol et les Muses, toute la nature et tout l’homme. Et le vieillard exposait, ordonnait, développait ses pensées en un discours musical plein de grâce et d’audace. Il disait l’amour, la crainte, les vaines querelles, le rire vainqueur, les tranquilles clartés de l’intelligence, les flèches de l’esprit criblant de leurs pointes d’or les monstres de l’Ignorance et de la Haine. Il disait aussi la Joie et la Douleur penchant sur la terre leurs têtes jumelles, et le Désir qui crée les mondes.

La nuit tout entière entendit la flûte de Nectaire. Déjà l’étoile du berger montait à l’horizon pâli. Zita de ses mains jointes embrassait ses genoux ; Arcade, le front dans la main et les lèvres entr’ouvertes, immobiles tous deux, écoutaient. Une alouette, qui s’éveillait tout proche dans un champ sablonneux, attirée par ces sons nouveaux, s’éleva rapidement dans l’air, s’y soutint quelques instants, puis se lança d’un trait sur le verger du musicien. Les moineaux du voisinage, quittant le creux des vieux murs, vinrent se poser en troupe sur le rebord de la fenêtre d’où jaillissaient des sons qui leur plaisaient encore mieux que des grains d’orge et d’avoine. Un geai, sorti du bois pour la première fois, ploya sur un cerisier dépouillé du jardin ses ailes de saphir. Devant le soupirail, un gros rat noir, tout ruisselant de l’eau grasse des égouts, planté sur son derrière, levait d’étonnement ses bras courts et ses doigts déliés. Un mulot, habitant du verger, se tenait près de lui. Descendu de sa gouttière, le matou domestique, qui gardait de ses aïeux sauvages le pelage gris, la queue annelée, les reins puissants, le courage et la fierté, poussa de son museau la porte entre-bâillée, s’approcha à pas muets du flûtiste, et, gravement assis, dressa ses oreilles déchirées dans des combats nocturnes. La chatte blanche de l’épicier le suivit, flaira l’air sonore, puis, le dos en arc, fermant ses yeux bleus, écouta ravie. Les souris, accourues de dessous le plancher, les entouraient en foule, et, sans crainte de la dent ni de la griffe, immobiles, joignaient voluptueusement sur leur poitrine leurs mains roses. Les araignées, loin de leurs toiles, les pattes frémissantes, assemblaient au plafond leur troupe charmée. Un petit lézard gris, s’étant coulé sur le seuil, y demeurait fasciné, et l’on eût pu voir, au grenier, la chauve-souris pendue par l’ongle, la tête en bas, maintenant, à demi réveillée de son sommeil hivernal, se balancer au rythme de la flûte inouïe.