La Révolte (Jean-Christophe)/I Sables mouvants

Paul Ollendorff (Tome 4p. 3-106).

I

SABLES MOUVANTS


Libre ! Il se sentait libre !… Libre des autres et de lui-même ! Le réseau de passions, dont il était lié depuis un an, venait brusquement de se rompre. Comment ? Il n’en savait rien. Les mailles avaient cédé à la poussée de son être. C’était une de ces crises de croissance, où les natures robustes déchirent violemment l’enveloppe morte de l’an passé, l’âme ancienne où elles étouffent.

Christophe respirait à pleins poumons, sans bien comprendre ce qui était arrivé. Un tourbillon de bise glacée s’engouffrait sous la grande porte de la ville, quand il rentra, venant d’accompagner Gottfried. Les gens baissaient la tête contre l’ouragan. Les filles qui allaient à l’ouvrage luttaient avec dépit contre le vent qui se jetait dans leurs jupes ; elles s’arrêtaient un moment pour souffler, le nez et les joues rouges, l’air rageur ; elles avaient envie de pleurer. Christophe riait de joie. Il ne pensait pas à la tourmente. Il pensait à l’autre tourmente, dont il venait de sortir. Il regardait le ciel d’hiver, la ville enveloppée de neige, les gens qui passaient en luttant ; il regardait autour de lui, en lui : rien ne le liait plus à rien. Il était seul… Seul ! Quel bonheur d’être seul, d’être à soi ! Quel bonheur d’avoir échappé à ses chaînes, à la torture de ses souvenirs, à l’hallucination des figures aimées et détestées ! Quel bonheur de vivre enfin, sans être la proie de la vie, d’être devenu son maître !…

Il rentra dans sa maison, blanc de neige. Il se secoua gaiement, comme un chien. En passant près de sa mère, qui balayait le corridor, il l’enleva de terre, avec des cris inarticulés et affectueux, comme on en dit aux petits enfants. La vieille Louisa se débattait dans les bras de son fils, mouillé de neige qui fondait ; et elle l’appela : « gros bête ! », en riant d’un bon rire enfantin.

Il monta dans sa chambre, quatre à quatre. Il pouvait à peine se voir dans sa petite glace, tant le jour était sombre. Mais son cœur jubilait. Sa chambre étroite et basse, où il avait peine à remuer, lui semblait un royaume. Il ferma la porte à clef, et rit de contentement. Enfin il allait se retrouver soi-même ! Depuis combien de temps s’était-il perdu ! Il avait hâte de se plonger dans sa pensée, tel un baigneur dans l’eau. Elle lui apparaissait comme un grand lac qui se fondait au loin dans la brume bleue et dorée. Après une nuit de fièvre et de chaleur écrasante, il se trouvait au bord, les jambes baignées par la fraîcheur de l’eau, le corps caressé par la brise d’un matin d’été. Il se jeta à la nage ; il ne savait où il allait, et peu lui importait : c’était la joie de nager au hasard. Il se taisait, riant, écoutant les mille bruits de son âme : elle fourmillait d’êtres. Il n’y distinguait rien, la tête lui tournait ; il n’éprouvait qu’un bonheur éblouissant. Il jouit de sentir en lui ces forces inconnues ; et, remettant paresseusement à plus tard de faire l’essai de son pouvoir, il s’engourdit dans l’orgueilleuse ivresse de cette floraison intérieure, qui, comprimée depuis des mois, éclatait comme un printemps soudain.

Sa mère l’appelait à déjeuner. Il descendit, la tête étourdie, ainsi qu’après une journée au grand air ; mais une telle joie rayonnait en lui, que Louisa lui demanda ce qu’il avait. Il ne répondit pas ; il la prit par la taille, et la força à faire un tour de danse autour de la table, où la soupière fumait. Louisa, essoufflée, cria qu’il était fou ; puis elle frappa des mains.

— Mon Dieu ! fit-elle, inquiète. Je parie qu’il est de nouveau amoureux !

Christophe éclata de rire. Il lança sa serviette en l’air :

— Amoureux !… s’écria-t-il. Ah ! bon Dieu !… Non, non ! c’est assez ! Tu peux être tranquille. C’est fini, fini, pour toute la vie fini !… Ouf !

Il but un grand verre d’eau.

Louisa le regardait, rassurée, hochait la tête, souriait :

— Beau serment d’ivrogne ! dit-elle. Il y en a pour jusqu’au soir.

— C’est toujours cela de gagné, répondit-il, de bonne humeur.

— Bien sûr ! fit-elle. Alors, qu’est-ce que tu as qui te rend si content ?

— Je suis content. Voilà !

Les coudes sur la table, assis en face d’elle, il voulut lui conter tout ce qu’il ferait plus tard. Elle l’écoutait avec un affectueux scepticisme, et lui faisait remarquer doucement que la soupe refroidissait. Il savait qu’elle n’entendait pas ce qu’il disait ; mais il n’en avait cure : c’était pour lui-même qu’il parlait.

Ils se regardaient en souriant : lui, parlant ; elle, n’écoutant guère. Bien qu’elle fût fière de son fils, elle n’attachait pas grande importance à ses projets artistiques ; elle pensait : « Il est heureux : c’est l’essentiel. » — Tout en se grisant de ses discours, il regardait la chère figure de sa mère, avec son fichu noir sévèrement serré autour de la tête, ses cheveux blancs, ses yeux jeunes qui le couvaient d’amour, son beau calme indulgent. Il lisait toutes ses pensées en elle. Il lui dit, en plaisantant :

— Cela t’est bien égal, hein ? tout ce que je te raconte ?

Elle protesta faiblement :

— Mais non, mais non !

Il l’embrassa :

— Mais si, mais si ! Va, ne t’en défends pas. Tu as raison. Aime-moi seulement. Je n’ai pas besoin qu’on me comprenne, — ni toi, ni personne. Je n’ai plus besoin de personne, ni de rien, maintenant : j’ai tout en moi…

— Allons, fit Louisa, le voilà avec une autre folie, à présent !… Enfin, puisqu’il lui en faut une, j’aime encore mieux celle-là.


Bonheur délicieux de se laisser flotter sur le lac de sa pensée !… Couché au fond d’une barque, le corps baigné de soleil, le visage baisé par le petit air frais qui court à la surface de l’eau, il s’endort, suspendu sur le ciel. Sous son corps étendu, sous la barque balancée, il sent l’onde profonde ; sa main nonchalamment y plonge. Il se soulève ; et, le menton appuyé sur le rebord du bateau, comme quand il était enfant, il regarde passer l’eau. Il voit des miroitements d’êtres étranges, qui filent comme des éclairs… D’autres, et puis d’autres… Jamais ils ne sont les mêmes. Il rit au spectacle fantastique qui se déroule en lui ; il rit à sa pensée ; il n’a pas le besoin de la fixer nulle part. Choisir, pourquoi choisir dans ces milliers de rêves ? Il a bien le temps !… Plus tard !… Quand il voudra, il n’aura qu’à jeter ses filets, pour retirer les monstres qu’il voit luire dans l’eau. Il les laisse passer… Plus tard !…

La barque flotte au gré du vent tiède et du courant insensible. Il fait doux, soleil, et silence.


Languissamment enfin, il laisse tomber les filets. Penché sur l’eau qui grésille, il les suit du regard, jusqu’à ce qu’ils aient disparu. Après quelques minutes de torpeur, il les ramène sans hâte ; à mesure qu’il les tire, ils deviennent plus lourds ; au moment de les sortir, il s’arrête pour prendre haleine. Il sait qu’il tient sa proie, il ne sait quelle est sa proie ; il prolonge le plaisir de l’attente.

Enfin, il se décide : les poissons aux cuirasses irisées apparaissent hors de l’eau ; ils se tordent comme un nid de serpents. Il les regarde curieusement, il les remue du doigt, il veut prendre les plus beaux, un instant, dans sa main ; mais à peine les a-t-il sortis de l’eau, que leurs nuances pâlissent, ils se fondent entre ses doigts. Il les rejette dans l’eau, et recommence à en pêcher d’autres. Il est plus avide de voir, l’un après l’autre, tous les rêves qui s’agitent en lui, que d’en garder aucun : ils lui semblent plus beaux, quand ils flottent librement dans le lac transparent…

Il en pêchait de toutes sortes, tous plus extravagants les uns que les autres. Depuis des mois que les idées s’amassaient en lui, sans qu’il en tirât parti, il crevait de richesses à dépenser. Mais tout était pêle-mêle : sa pensée était un capharnaüm, un bric-à-brac de juif, où étaient empilés dans la même chambre des objets rares, des étoffes précieuses, des ferrailles, des guenilles. Il ne savait pas distinguer ce qui avait le plus de prix : tout l’amusait également. C’étaient des frôlements d’accords, des couleurs qui sonnaient comme des cloches, des harmonies qui bourdonnaient comme des abeilles, des mélodies souriantes comme des lèvres amoureuses. C’étaient des visions de paysages, des figures, des passions, des âmes, des caractères, des idées littéraires, des idées métaphysiques. C’étaient de grands projets, énormes et impossibles, des tétralogies, des décalogies, ayant la prétention de tout peindre en musique et embrassant des mondes. Et c’étaient, le plus souvent, des sensations obscures et fulgurantes, évoquées subitement par un rien, un son de voix une personne qui passait dans la rue, le clapotement de la pluie, un rythme intérieur. — Beaucoup de ces projets n’avaient d’autre existence que le titre ; la plupart se réduisaient à un ou deux traits, pas plus : c’était assez. Comme les très jeunes gens, il croyait avoir créé ce qu’il rêvait de créer.


Mais il était trop vivant pour se satisfaire longtemps de ces fumées. Il se lassa d’une possession illusoire, il voulut saisir ses rêves. — Par lequel commencer ? Ils lui paraissaient tous aussi importants l’un que l’autre. Il les tournait et les retournait ; il les rejetait, il les reprenait… Non, il ne les reprenait plus : ce n’étaient plus les mêmes, ils ne se laissaient pas attraper deux fois ; constamment, ils changeaient ; ils changeaient dans ses mains, sous ses yeux, tandis qu’il les regardait. Il fallait se hâter ; et il ne le pouvait point : il était confondu par sa lenteur au travail. Il eût voulu tout faire en un jour, et il avait une difficulté terrible à exécuter le moindre ouvrage. Le pire était qu’il s’en dégoûtait, quand il était encore au commencement. Ses rêves passaient, et il passait lui-même ; tandis qu’il faisait une chose, il regrettait de n’en pas faire une autre. Il semblait qu’il lui suffit d’avoir fait choix d’un de ses beaux sujets, pour que le beau sujet ne l’intéressât plus. Ainsi, toutes ses richesses lui étaient inutiles. Ses pensées n’étaient vivantes qu’à la condition qu’il n’y touchât point : tout ce qu’il réussissait à atteindre était déjà mort. C’était le supplice de Tantale : à portée de sa main, des fruits qui devenaient pierre, aussitôt qu’il les prenait ; près de ses lèvres, une eau fraîche, qui fuyait quand il se baissait vers elle.

Pour apaiser sa soif, il voulut se désaltérer aux sources qu’il avait conquises, à ses œuvres anciennes… La dégoûtante boisson ! À la première gorgée, il la recracha en jurant. Quoi ! cette eau tiède, cette musique insipide, c’était là sa musique ? — Il relut la suite de ses compositions. Cette lecture l’atterra : il n’y comprenait plus rien, il ne comprenait même plus comment il avait pu les écrire. Il rougissait. Une fois, il lui arriva, après une page plus niaise que les autres, de se retourner pour voir s’il n’y avait personne dans la chambre, et d’aller se cacher la figure dans son oreiller, comme un enfant qui a honte. D’autres fois, le ridicule de ses œuvres lui semblait si bouffon, qu’il oubliait qu’elles étaient de lui…

— Ah ! l’idiot ! criait-il, en se tordant de rire.

Mais rien ne l’affectait davantage que les compositions où il avait prétendu exprimer des sentiments passionnés : chagrins ou joies d’amour. Il bondissait sur sa chaise, comme si une mouche l’avait piqué ; il martelait sa table à coups de poing, et se frappait la tête, en hurlant de colère ; il s’apostrophait grossièrement, il se traitait de cochon, de triple gueux, de foutue bête et de paillasse. Il en avait pour un quart d’heure à égrener son chapelet. À la fin, il allait se planter devant sa glace, tout rouge d’avoir crié ; il s’empoignait le menton, et il disait :

— Regarde, regarde, crétin, quelle figure d’âne tu as ! Je t’apprendrai à mentir, chenapan ! À l’eau, monsieur, à l’eau !

Il s’enfonçait la figure dans sa cuvette, et il la maintenait sous l’eau, jusqu’à ce qu’il étouffât. Quand il sortait de là, écarlate, les yeux hors de la tête, et soufflant comme un phoque, il allait précipitamment à sa table, sans prendre la peine d’éponger l’eau qui ruisselait en rigoles autour de lui ; il saisissait les compositions maudites, et il les déchirait avec rage, en grognant :

— Tiens, canaille !… Tiens, tiens, tiens !…

Alors, il était soulagé.

Ce qui l’exaspérait surtout dans ces œuvres, c’était leur mensonge. Rien de senti. Une phraséologie apprise par cœur, une rhétorique d’écolier : il parlait de l’amour, comme un aveugle des couleurs ; il en parlait par ouï-dire, en répétant les niaiseries courantes. Et ce n’était pas seulement l’amour, c’étaient toutes les passions qui lui avaient servi de thèmes à des déclamations. — Pourtant, il s’était toujours efforcé d’être sincère. — Mais il ne suffit pas de vouloir être sincère : il faut pouvoir l’être ; et comment le serait-on, quand on ne connaît encore rien de la vie ? Ce qui venait de lui dévoiler la fausseté de ces œuvres, ce qui avait creusé brusquement un fossé entre lui et son passé, c’était l’épreuve qu’il venait de subir, pendant six mois, de la vie. Il était sorti des fantômes ; il y avait maintenant en lui une mesure réelle, à laquelle il pouvait rapporter toutes ses pensées, pour en juger le degré de vérité ou de mensonge.

Le dégoût que lui inspirèrent ses compositions anciennes, produites sans passion, fit qu’avec son exagération accoutumée, il décida de ne plus rien écrire, qu’il ne fût contraint d’écrire par une nécessité passionnée ; et, laissant là sa poursuite aux idées, il jura de renoncer pour toujours à la musique, si la création ne s’imposait à lui, à coups de tonnerre.


Il parlait ainsi, parce qu’il savait bien que l’orage venait.

Le tonnerre tombe où il veut, et quand il veut. Mais il y a des sommets qui l’attirent. Certains lieux — certaines âmes — sont des nids d’orages : ils les créent ou les aspirent de tous les points de l’horizon ; et, de même que certains mois de l’année, certains âges de la vie sont si saturés d’électricité, que les coups de foudre s’y produisent — sinon à volonté — du moins à l’heure attendue.

L’être tout entier se tend. Souvent, pendant des jours, des jours, l’orage se prépare. Une ouate brûlante tapisse le ciel blanc. Pas un souffle. L’air immobile fermente, semble bouillir. La terre se tait, écrasée de torpeur. Le cerveau bourdonne de fièvre : toute la nature attend l’explosion de la force qui s’amasse, le choc du marteau qui se lève pesamment, pour retomber d’un coup sur l’enclume des nuées. De grandes ombres sombres et chaudes passent ; un vent de feu s’élève ; les nerfs frémissent par tout le corps, comme des feuilles… Puis, le silence retombe. Le ciel continue de couver la foudre.

Il y a à cette attente une angoisse voluptueuse. Malgré le malaise qui vous oppresse, on sent passer dans ses veines le feu qui brûle l’univers. L’âme soûle bouillonne dans la fournaise, comme le raisin dans la cuve. Des milliers de germes de vie et de mort la travaillent. Qu’en sortira-t-il ? Elle l’ignore. Comme la femme enceinte, elle se tait, le regard perdu en elle, elle écoute, anxieuse, le tressaillement de ses entrailles, et elle pense : « Que naîtra-t-il de moi ? »…

Quelquefois, l’attente est vaine. L’orage se dissipe, sans avoir éclaté ; et l’on se réveille, la tête lourde, déçu, énervé, écœuré. Mais c’est partie remise : il éclatera toujours ; si ce n’est aujourd’hui, ce sera demain ; plus il aura tardé, plus il sera violent…

Le voici !… Les nuages ont surgi de toutes les retraites de l’être. Masses épaisses d’un bleu noir, que déchirent les saccades frénétiques des éclairs, ils s’avancent d’un vol vertigineux et lourd, cernant l’horizon de l’âme, et brusquement rabattant leurs deux ailes sur le ciel étouffé, éteignant la lumière. Heure de folie !… Les Éléments exaspérés, déchaînés de la cage où les tiennent enfermés les Lois qui assurent l’équilibre de l’esprit et l’existence des choses, règnent, informes et colossaux, dans la nuit de la conscience. On sent qu’on agonise. On n’aspire plus à vivre. On n’aspire plus qu’à la fin, à la mort qui délivre…

Et soudain, c’est l’éclair !

Christophe hurlait de joie.


Joie, fureur de joie, soleil qui illumine tout ce qui est et sera, joie divine de créer ! Il n’y a de joie que de créer. Il n’y a d’êtres que ceux qui créent. Tous les autres sont des ombres, qui flottent sur la terre, étrangers à la vie. Toutes les joies de la vie sont des joies de créer : amour, génie, action, — flambées de force sorties de l’unique brasier. Ceux même qui ne peuvent trouver place autour du grand foyer : — ambitieux, égoïstes et débauchés stériles, — tâchent de se réchauffer à ses reflets décolorés.

Créer, dans l’ordre de la chair, ou dans l’ordre de l’esprit, c’est sortir de la prison du corps, c’est se ruer dans l’ouragan de la vie, c’est être Celui qui Est. Créer, c’est tuer la mort.

Malheur à l’être stérile, qui reste seul et perdu sur la terre, contemplant son corps desséché et la nuit qui est en lui, dont nulle flamme de vie ne sortira jamais ! Malheur à l’âme qui ne se sent point féconde, lourde de vie et d’amour, comme un arbre en fleurs, au printemps ! Le monde peut la combler d’honneurs et de bonheurs : il couronne un cadavre.


Quand Christophe était frappé par le jet de lumière, une décharge électrique lui parcourait le corps ; il tremblait de saisissement. C’était comme si, en pleine mer, en pleine nuit, il voyait tout à coup terre. Ou, c’était comme si, passant au milieu d’une foule, il venait de recevoir le choc de deux profonds yeux. Souvent, cela lui arrivait après des heures de prostration où son esprit s’agitait désespérément dans le vide. Mais plus souvent encore, c’était à des moments où il pensait à autre chose, causant avec sa mère, ou se promenant dans la rue. S’il était dans la rue, un certain respect humain l’empêchait de manifester trop bruyamment sa joie. Mais, à la maison, rien ne le retenait plus. Il trépignait. Il sonnait une fanfare de triomphe ; sa mère la connaissait bien, et elle avait fini par savoir ce que cela signifiait. Elle disait à Christophe qu’il était comme une poule qui vient de pondre un œuf.

Il était percé de part en part par l’idée musicale. Tantôt, elle avait la forme d’une phrase isolée et complète ; plus fréquemment, d’une grande nébuleuse enveloppant toute une œuvre : la structure du morceau, ses lignes générales se laissaient deviner au travers d’un voile, que lacéraient par places des phrases éblouissantes, se détachant de l’ombre avec une netteté sculpturale. Ce n’était qu’un éclair ; parfois, il en venait d’autres, coup sur coup : chacun illuminait d’autres coins de la nuit. Mais d’ordinaire, la force capricieuse, après s’être manifestée une fois, à l’improviste, disparaissait pour plusieurs jours dans ses retraites mystérieuses, en laissant derrière elle un sillon lumineux.

Cette jouissance de l’inspiration était si vive, que Christophe prit le dégoût de tout le reste. L’artiste d’expérience sait bien que l’inspiration est rare, et que c’est à l’intelligence d’achever l’œuvre de l’intuition ; il met ses idées sous le pressoir, et leur fait rendre jusqu’à la dernière goutte du suc divin qui les gonfle ; — (même, il ne craint point, à l’occasion, de les tremper d’eau claire.) — Christophe était trop jeune et trop sûr de lui-même pour ne pas mépriser ces misérables moyens. Il faisait le rêve impossible de ne rien produire qui ne fût entièrement spontané. S’il ne s’était aveuglé à plaisir, il n’eût pas eu de peine à reconnaître l’absurdité de son dessein. Sans doute, il était alors dans une période d’abondance intérieure où il n’y avait nul interstice, nul vide, par où l’ennui ni le néant pût se glisser. Tout lui était un prétexte à cette fécondité intarissable : tout ce que voyaient ses yeux, tout ce qu’entendaient ses oreilles, tout ce que heurtait son être dans sa vie quotidienne ; chaque regard, chaque mot, faisait lever dans l’âme des moissons de rêves. Dans le ciel sans bornes de sa pensée, il voyait couler des millions d’étoiles laiteuses, des rivières de vivantes lueurs. — Et pourtant, même alors, il y avait des moments où tout s’éteignait d’un coup. Et bien que la nuit ne durât point, bien qu’il n’eût guère le temps de souffrir encore des silences prolongés de l’âme, il n’était pas sans un secret effroi de cette puissance inconnue, qui venait le visiter, le quittait, revenait, disparaissait… pour combien de temps, cette fois ? Reviendrait-elle jamais ? — Son orgueil repoussait cette pensée, et disait : « Cette force, c’est moi. Du jour où elle ne sera plus, je ne serai plus : je me tuerai. » — Il ne laissait pas de trembler ; mais c’était une jouissance de plus.

Toutefois, s’il n’y avait aucun danger, pour l’instant, que la source tarît, Christophe pouvait se rendre compte déjà que jamais elle ne suffisait à alimenter une œuvre tout entière. Les idées se présentaient presque toujours à l’état brut : il fallait les dégager péniblement de la gangue. Et toujours elles se présentaient sans suite, par bonds et par saccades ; pour les relier entre elles, il fallait y mêler un élément d’intelligence réfléchie et de volonté froide, qui forgeaient avec elles un être nouveau. Christophe était trop artiste pour ne point le faire ; mais il n’en voulait pas convenir ; il mettait de la mauvaise foi à se persuader qu’il se bornait à transcrire son modèle intérieur, quand il était toujours forcé de le transformer plus ou moins pour le rendre intelligible. — Bien plus : il arrivait qu’il en faussât entièrement le sens. Avec quelque violence que le frappât l’idée musicale, il lui eût été impossible souvent de dire ce qu’elle signifiait. Elle faisait irruption des souterrains de l’Être, bien au delà des frontières où commence la conscience ; et, dans cette Force toute pure, qui échappait aux mesures communes, la conscience ne parvenait à reconnaître aucune des préoccupations qui l’agitaient, aucun des sentiments humains qu’elle définit et qu’elle classe : joies, douleurs, ils étaient tous mêlés en une passion unique, et inintelligible, parce qu’elle était au-dessus de l’intelligence. Cependant, qu’elle la comprît ou non, l’intelligence avait besoin de donner un nom à cette force, de la rattacher à une des constructions logiques que l’homme élève infatigablement dans la ruche de son cerveau.

Ainsi, Christophe se convainquait — il voulait se convaincre — que l’obscure puissance qui l’agitait avait un sens précis, et que ce sens s’accordait avec sa volonté. Le libre instinct, jailli de l’inconscience profonde, était, bon gré, mal gré, contraint à s’accoupler, sous le joug de la raison, avec des idées claires qui n’avaient aucun rapport avec lui. Telle œuvre n’était ainsi qu’une juxtaposition mensongère d’un de ces grands sujets que l’esprit de Christophe s’était tracés, et de ces forces sauvages qui avaient un tout autre sens, que lui-même ignorait.


Il allait à tâtons, tête baissée, emporté par les forces contradictoires qui s’entrechoquaient en lui, et jetant au hasard dans des œuvres incohérentes une vie fumeuse et puissante, qu’il ne savait pas exprimer, mais qu’il sentait avec une joie orgueilleuse.

La conscience de sa vigueur nouvelle fit qu’il osa regarder en face pour la première fois tout ce qui l’entourait, tout ce qu’on lui avait appris à honorer, tout ce qu’il respectait sans l’avoir discuté ; — et il le jugea aussitôt avec une liberté insolente. Le voile se déchira : il vit le mensonge allemand.

Toute race, tout art a son hypocrisie. Le monde se nourrit d’un peu de vérité et de beaucoup de mensonge. L’esprit humain est débile ; il s’accommode mal de la vérité toute pure ; il faut que sa religion, sa morale, ses États, ses poètes, ses artistes, la lui présentent enveloppée de mensonges. Ces mensonges s’accommodent à l’esprit de chaque race ; ils varient de l’une à l’autre : ce sont eux qui rendent si difficile aux peuples de se comprendre, et qui leur rendent si facile de se mépriser mutuellement. La vérité est la même chez tous ; mais chaque peuple a son mensonge, qu’il nomme son idéalisme ; tout être l’y respire, de sa naissance à sa mort : c’est devenu pour lui une condition de vie ; il n’y a que quelques génies qui peuvent s’en dégager, à la suite de crises héroïques, où ils se trouvent seuls, dans le libre univers de leur pensée.

Ce fut une occasion insignifiante qui révéla brusquement à Christophe le mensonge de l’art allemand. S’il ne l’avait point vu jusque-là, ce n’était pas faute de l’avoir toujours eu sous les yeux ; mais il en était trop près, il manquait de recul. Maintenant, la montagne lui apparaissait, parce qu’il s’en était éloigné.


Il était à un concert de la Städtische Tonhalle. Le concert avait lieu dans une vaste halle, occupée par dix ou douze rangées de tables de café, — environ deux ou trois cents. Au fond, la scène, où se tenait l’orchestre. Il y avait autour de Christophe des officiers sanglés dans leurs longues redingotes sombres, — larges faces rasées, rouges, sérieuses et bourgeoises ; des dames qui causaient et riaient avec fracas, étalant un naturel exagéré ; de braves petites filles, qui souriaient d’un sourire qui montrait toutes leurs dents ; et de gros hommes enfoncés dans leurs barbes et leurs lunettes, qui ressemblaient à de bonnes araignées aux yeux ronds. Ils se soulevaient à chaque verre pour porter une santé ; ils mettaient à cet acte un respect religieux ; leur visage et leur ton changeaient à ce moment : ils semblaient dire la messe, ils s’offraient des libations, ils buvaient le calice, avec un mélange de solennité et de bouffonnerie. La musique se perdait au milieu des conversations et des bruits de vaisselle. Cependant, tout le monde s’efforçait à parler et à manger bas. Le Herr Konzertmeister, grand vieux homme voûté, avec une barbe blanche, qui lui pendait comme une queue au menton, et un long nez recourbé, muni de lunettes, avait l’air d’un philologue. — Tous ces types étaient depuis longtemps familiers à Christophe. Mais il avait une tendance, ce jour-là, — il ne savait pourquoi, — à les voir en caricatures. Il y a comme cela des jours où, sans raison apparente, le grotesque des êtres et des choses, qui, dans la vie ordinaire, passe inaperçu, nous saute aux yeux tout à coup.

Le programme d’orchestre comprenait l’ouverture d’Egmont, une valse de Waldteufel, le Pèlerinage de Tannhäuser à Rome, l’ouverture des Joyeuses Commères de Nicolai, la marche religieuse d’Athalie, et une fantaisie sur l’Étoile du Nord. L’orchestre joua avec correction l’ouverture de Beethoven, et la valse avec furie. Pendant le Pèlerinage de Tannhäuser, on entendait déboucher des bouteilles. Un gros homme, assis à la table voisine de Christophe, marquait la mesure des Joyeuses Commères, en mimant Falstaff. Une dame âgée et corpulente, en robe bleu de ciel, avec une ceinture blanche, un pince-nez en or sur son nez écrasé, des bras rouges, et une vaste taille, chanta d’une voix puissante des Lieder de Schumann et de Brahms. Elle levait les sourcils, faisait les yeux en coulisse, battait des paupières, hochait la tête à droite, à gauche, souriait d’un large sourire figé dans sa face de lune, dépensait une mimique exagérée, et qui eût risqué par moment d’évoquer le café-concert, sans la majestueuse honnêteté qui resplendissait en elle ; cette mère de famille jouait la petite folle, la jeunesse, la passion ; et la poésie de Schumann prenait vaguement ainsi une odeur fade de nursery. Le public était dans l’extase. — Mais l’attention devint solennelle, quand parut la Société chorale « des hommes allemands du Sud » (Suddeutschen Männer Liedertafel), qui tour à tour susurrèrent et mugirent des morceaux d’orphéons, pleins de sensibilité. Ils étaient quarante qui chantaient comme quatre ; on eût dit qu’ils se fussent appliqués à effacer de leur exécution toute trace de style proprement choral : c’était une recherche de petits effets mélodiques, de petites nuances timides et pleurardes, de pianissimo expirants, avec de brusques sursauts tonitruants, comme des coups de grosse caisse ; un manque de plénitude et d’équilibre, un style doucereux : on pensait à Bottom :


« Laissez-moi faire le lion. Je rugirai aussi doucement qu’une colombe à la becquée. Je rugirai à faire croire que c’est un rossignol. »


Christophe écoutait, depuis le commencement, avec une stupeur croissante. Rien de tout cela n’était nouveau pour lui. Il connaissait ces concerts, cet orchestre, ce public. Mais tout lui paraissait faux, brusquement. Tout : jusqu’à ce qu’il aimait le mieux, cette ouverture d’Egmont, dont le désordre pompeux et la correcte agitation le blessait, en cet instant, comme un manque de franchise. Sans doute, ce n’était pas Beethoven ni Schumann qu’il entendait, c’étaient leurs ridicules interprètes, c’était leur public ruminant, dont l’épaisse sottise se répandait autour des œuvres, comme une lourde buée. — N’importe, il y avait dans les œuvres, même dans les plus belles, quelque chose d’inquiétant que Christophe n’y avait encore jamais senti. — Quoi donc ? Il n’osait l’analyser, estimant sacrilège de discuter ses maîtres bien-aimés. Mais il avait beau ne pas vouloir voir : il avait vu. Et, malgré lui, il continuait de voir ; comme la Vergognosa de Pise, il regardait entre ses doigts.

Il voyait l’art allemand tout nu. Tous, — les grands et les sots, — étalaient leurs âmes avec une complaisance attendrie. L’émotion débordait, la noblesse morale ruisselait, le cœur se fondait en effusions éperdues ; les écluses étaient lâchées à la redoutable sensibilité allemande ; elle diluait l’énergie des plus forts, elle noyait les faibles sous ses nappes grisâtres : c’était une inondation ; la pensée allemande dormait au fond. Et quelle pensée, parfois, que celle d’un Mendelssohn, d’un Brahms, d’un Schumann, et, à leur suite, de toute cette légion de petits auteurs de Lieder emphatiques et pleurnicheurs ! Toute en sable. Point de roc. Une glaise humide et informe. — Tout cela était si niais et si enfantin, souvent, que Christophe ne pouvait croire que le public n’en fût pas frappé. Il regardait autour de lui ; mais il ne vit que des figures béates, convaincues à l’avance des beautés qu’ils entendaient et du plaisir qu’ils devaient y prendre. Comment se fussent-ils permis de juger par eux-mêmes ? Ils étaient pleins de respect pour ces noms consacrés. Que ne respectaient-ils point ? Ils étaient respectueux devant leur programme, devant leur verre à boire, devant eux-mêmes. On sentait que, mentalement, ils donnaient de « l’Excellence » à tout ce qui, de près ou de loin, se rapportait à eux.

Christophe considérait alternativement le public et les œuvres : les œuvres reflétaient le public, le public reflétait les œuvres, comme une boule de jardin. Christophe sentait le rire le gagner, et il faisait des grimaces. Il se contenait pourtant. Mais quand « les hommes du Sud » vinrent chanter avec solennité l’Aveu rougissant d’une jeune fille amoureuse, Christophe n’y tint plus. Il éclata de rire. Des « chut ! » indignés s’élevèrent. Ses voisins le regardèrent avec effarement ; ces bonnes figures scandalisées le mirent en joie : il rit de plus belle, il rit, il pleurait de rire. Pour le coup, on se fâcha. On cria : « À la porte ! » Il se leva, et partit, en haussant les épaules, le dos secoué par un accès de fou rire. Cette sortie fit scandale. Ce fut le début des hostilités entre Christophe et sa ville.


À la suite de cette épreuve, Christophe, rentré chez lui, s’avisa de relire les œuvres des musiciens « consacrés ». Il fut consterné, en s’apercevant que certains des maîtres qu’il aimait le mieux avaient menti. Il s’efforça d’en douter d’abord, de croire qu’il se trompait. — Mais non, il n’y avait pas moyen. Il était saisi de la somme de médiocrité et de mensonge qui constitue le trésor artistique d’un grand peuple. Combien peu de pages résistaient à l’examen !

Dès lors, ce ne fut plus qu’avec un battement de cœur qu’il aborda la lecture d’autres œuvres, d’autres maîtres qui lui étaient chers… Hélas ! Il était comme ensorcelé, c’était partout la même déconvenue. À l’égard de certains, ce fut un déchirement de cœur pour lui ; c’était comme s’il perdait un ami bien-aimé, comme s’il s’apercevait soudain que cet ami, en qui il avait mis toute sa confiance, le trompait depuis des années. Il en pleurait. La nuit, il ne dormait plus ; il continuait de se tourmenter. Il s’accusait lui-même : est-ce qu’il ne savait plus juger ? Est-ce qu’il était devenu tout à fait idiot ? — Non, non, plus que jamais il voyait la beauté rayonnante du jour, il sentait avec plus de fraîcheur et d’amour que jamais l’abondance généreuse de la vie : son cœur ne le trompait point…

Longtemps encore, il n’osa pas toucher à ceux qui étaient pour lui les meilleurs, les plus purs, le Saint des Saints. Il tremblait de porter atteinte à la foi qu’il avait en eux. Mais comment résister à l’impitoyable instinct d’une âme brave et véridique, qui veut aller jusqu’au bout et voir les choses comme elles sont, quoi qu’elle doive en souffrir ? — Il ouvrit donc les œuvres sacrées, il fit donner la dernière réserve, la garde impériale… Dès les premiers regards, il vit qu’elles n’étaient pas plus immaculées que les autres. Il n’eut pas le courage de continuer. À certains moments, il s’arrêtait, il fermait le livre ; comme le fils de Noé, il jetait le manteau sur la nudité de son père…

Il était, après, abattu, au milieu de ces ruines. Il eût mieux aimé perdre un bras que toucher à ses saintes illusions. C’était un deuil dans son cœur. Mais il y avait une telle sève en lui, un tel renouveau de vie, que sa confiance dans l’art n’en était pas ébranlée. Avec la présomption naïve du jeune homme, il recommençait la vie, comme si personne ne l’avait vécue avant lui. Dans la griserie de sa force neuve, il sentait — non sans raison, peut-être — qu’à peu d’exceptions près, il n’y a presque aucun rapport entre les passions vivantes et l’expression que l’art s’est évertué, à en donner. Mais il se trompait en pensant que lui-même était plus heureux ou plus vrai, quand il les exprimait. Comme il était tout plein de ses passions, il lui était aisé de les retrouver au travers de ce qu’il écrivait ; mais personne autre que lui ne les eût reconnues, sous le vocabulaire imparfait dont il les désignait. Beaucoup des artistes qu’il condamnait, étaient dans le même cas. Ils avaient eu et traduit des sentiments profonds ; mais le secret de leur langue était mort avec eux.

Christophe n’était point psychologue, il ne s’embarrassait pas de toutes ces raisons : ce qui était mort pour lui l’avait toujours été. Il revisait tous ses jugements sur le passé avec l’injustice sûre d’elle-même et féroce de la jeunesse. Il mettait à nu les plus nobles âmes, sans pitié pour leurs ridicules. C’était la mélancolie cossue, la fantaisie distinguée, le néant bien pensant de Mendelssohn. C’était la verroterie et le clinquant de Weber, sa sécheresse de cœur, son émotion cérébrale. C’était Liszt, père noble, écuyer de cirque, néo-classique et forain, mélange à doses égales de noblesse réelle et de noblesse fausse, d’idéalisme serein et de virtuosité dégoûtante. C’était Schubert, englouti sous sa sensibilité, comme sous des kilomètres d’eau transparente et fade. Les vieux des âges héroïques, les demi-dieux, les Prophètes, les Pères de l’Église, n’étaient pas épargnés. Même le grand Sébastien, l’homme deux ou trois fois séculaire, qui portait en lui le passé et l’avenir, — Bach, — n’était pas pur de tout mensonge, de toute niaiserie de la mode, de tout bavardage d’école. Cet homme qui avait vu Dieu, cet homme qui vivait en Dieu semblait parfois à Christophe d’une religion insipide et sucrée, style jésuite, rococo. Il y avait dans ses cantates des airs de langueur amoureuse et dévote — (des dialogues de l’Âme qui coquette avec Jésus) — qui écœuraient Christophe : il croyait voir des chérubins joufflus, avec des ronds de jambe et des draperies qui s’envolent. Puis, il avait le sentiment que le génial Cantor écrivait toujours dans sa chambre close : cela sentait le renfermé ; il n’y avait pas dans sa musique cet air fort du dehors qui souffle chez d’autres, moins grands musiciens, peut-être, mais plus grands hommes, — plus hommes — que lui, comme Beethoven, ou Hændel. Ce qui le blessait aussi chez tous, principalement chez les classiques, c’était leur manque de liberté : presque tout dans leurs œuvres était « construit ». Tantôt, une émotion était amplifiée par tous les lieux communs de la rhétorique musicale, tantôt c’était un simple rythme, un dessin ornemental, répété, retourné, combiné en tous sens, d’une façon mécanique. Ces constructions symétriques et rabâcheuses — sonates et symphonies classiques ou néo-classiques — exaspéraient Christophe, peu sensible, en ce moment, à la beauté de l’ordre, des plans vastes et bien conçus. Cela lui semblait l’œuvre de maçons plutôt que de musiciens.

Il ne faudrait pas croire qu’il en fût moins sévère pour les romantiques. Chose curieuse, et dont il était le premier surpris, — il n’y avait pas de musiciens qui l’irritassent davantage que ceux qui avaient prétendu être — qui avaient été réellement — le plus libres, le plus spontanés, le moins constructeurs, — ceux qui, comme Schumann, avaient versé, goutte à goutte, et minute par minute, dans leurs innombrables petites œuvres, leur vie tout entière. Il s’acharnait contre eux avec d’autant plus de colère qu’il reconnaissait en eux son âme adolescente et toutes les niaiseries qu’il s’était juré d’en arracher. Certes, le candide Schumann ne pouvait être taxé de fausseté : il ne disait presque jamais rien qu’il n’eût vraiment senti. Mais, justement, son exemple amenait Christophe à comprendre que la pire fausseté de l’art allemand n’était pas quand ses artistes voulaient exprimer des sentiments qu’ils ne sentaient point, mais bien plutôt quand ils voulaient exprimer des sentiments qu’ils sentaient — et qui étaient faux. La musique est un miroir implacable de l’âme. Plus un musicien allemand est naïf et de bonne foi, plus il montre les faiblesses de l’âme allemande, son fond incertain, sa sensibilité molle, son manque de franchise, son idéalisme un peu sournois, son incapacité à se voir soi-même, à oser se voir en face. Ce faux idéalisme était la plaie, même des plus grands, — de Wagner. En relisant ses œuvres, Christophe grinçait des dents. Lohengrin lui paraissait d’un mensonge à hurler. Il haïssait cette chevalerie de pacotille, cette bondieuserie hypocrite, ce héros sans peur et sans cœur, incarnation d’une vertu égoïste et froide qui s’admire et qui s’aime avec prédilection. Il le connaissait trop, il l’avait vu dans la réalité, ce type du pharisien allemand, bellâtre, impeccable et dur, en adoration devant sa propre image à la divinité de laquelle il n’a point de peine à sacrifier les autres. Le Hollandais Volant l’accablait de sa sentimentalité massive et de son morne ennui. Les barbares décadents de la Tétralogie étaient, en amour, d’une fadeur écœurante. Siegmund, enlevant sa sœur, ténorisait une romance de salon. Siegfried et Brünnhilde, en bons mariés allemands, dans la Gœtterdæmmerung, étalaient aux yeux l’un de l’autre, et surtout du public, leur passion conjugale, pompeuse et bavarde. Tous les genres de mensonge s’étaient donné rendez-vous dans cette œuvre : faux idéalisme, faux christianisme, faux gothisme, faux légendaire, faux divin, faux humain. Jamais convention plus énorme ne s’était affichée que dans ce théâtre qui prétendait renverser toutes les conventions. Ni les yeux, ni l’esprit, ni le cœur n’en pouvaient être dupes, un instant ; pour qu’ils le fussent, il fallait qu’ils voulussent l’être. — Ils le voulaient. L’Allemagne se délectait de cet art vieillot et enfantin, art de brutes déchaînées et de petites filles mystiques et gnangnan.

Et Christophe avait beau faire : dès qu’il entendait cette musique, il était repris, comme les autres, plus que les autres, par le torrent, et par la volonté diabolique de l’homme qui l’avait déchaîné. Il riait, et il tremblait, et il avait les joues allumées, il sentait passer en lui des chevauchées d’armées ! et il pensait que tout était permis à ceux qui portaient en eux ces ouragans. Quels cris de joie il poussait quand, dans les œuvres sacrées qu’il ne feuilletait plus qu’en tremblant, il retrouvait son émotion d’autrefois, toujours aussi ardente, sans que rien vînt ternir la pureté de ce qu’il aimait ! C’étaient de glorieuses épaves qu’il sauvait du naufrage. Quel bonheur il en avait ! Il lui semblait qu’il sauvait une partie de lui-même. Et n’était-ce point lui-même ? Ces grands Allemands, contre lesquels il s’acharnait, n’étaient-ils pas son sang, sa chair, son être le plus précieux ? Il n’était si sévère pour eux que parce qu’il l’était pour lui. Qui les aimait mieux que lui ? Qui sentait plus que lui la bonté de Schubert, l’innocence de Haydn, la tendresse de Mozart, le grand cœur héroïque de Beethoven ? Qui s’était réfugié plus souvent que lui dans le bruissement des forêts de Weber, et dans les grandes ombres des cathédrales de Jean-Sébastien, dressant sur le ciel gris du Nord, au-dessus de la plaine allemande, leur montagne de pierre et leurs tours gigantesques aux flèches ajourées ? — Mais il souffrait de leurs mensonges, et il ne pouvait les oublier. Il les attribuait à la race, et leur grandeur à eux-mêmes. Il avait tort. Grandeur et faiblesses appartiennent également à la race, dont la pensée puissante et trouble roule comme le plus large fleuve de musique et de poésie, où l’Europe vienne boire. — Et chez quel autre peuple eût-il trouvé la pureté naïve, qui lui permettait en ce moment de le condamner si durement ?

Il ne s’en doutait point. Avec l’ingratitude d’un enfant gâté, il retournait contre sa mère les armes qu’il en avait reçues. Plus tard, plus tard, il devait sentir tout ce qu’il lui devait, et combien elle lui était chère…

Mais il était dans une période de réaction aveugle contre toutes les idoles de son enfance. Il s’en voulait et il leur en voulait d’avoir cru en elles avec un abandon passionné. — Et il était bien qu’il en fût ainsi. Il y a un âge de la vie, où il faut oser être injuste, où il faut oser faire table rase de toutes les admirations et de tous les respects appris, et tout nier — mensonges et vérités — tout ce que l’on n’a pas reconnu vrai par soi-même. Par toute son éducation, et par tout ce qu’il voit et entend autour de lui, l’enfant absorbe une telle somme de mensonges et de sottises mélangées aux vérités essentielles de la vie, que le premier devoir de l’adolescent qui veut être un homme sain est de tout dégorger.


Christophe passait par cette crise de robuste dégoût. Son instinct le poussait à éliminer de son être tous les éléments indigestes qui l’encombraient.

Avant tout, cette écœurante sensibilité, qui dégouttait de l’âme allemande comme d’un souterrain humide et sentant le moisi. De la lumière ! De la lumière ! Un air rude et sec, qui balayât les miasmes du marais, les fades relents de ces Lieder, de ces Liedchen, de ces Liedlein, aussi nombreux que les gouttes de pluie, où se déverse intarissablement le Gemüt germanique : ces innombrables Sehnsucht (Désir), Heimweh (Nostalgie), Aufschwung (Essor), Frage (Demande), Warum ? (Pourquoi ?), an den Mond (À la lune), an die Sterne (Aux étoiles), an die Nachtigall (Au rossignol), an den Frühling (Au printemps), an den Sonnenschein (À la clarté du soleil) ; ces Frühlingslied (Chant du printemps), Frühlingslust (Plaisir du printemps), Frühlingsgruss (Salut du printemps), Frühlingsfahrt (Voyage de printemps), Frühlingsnacht (Nuit de printemps), Frühlingsbotschaft (Message de printemps) ; ces Stimme der Leibe (Voix de l’amour), Sprache der Liebe (Parole de l’amour), Trauer der Liebe (Tristesse de l’amour), Geist der Liebe (Esprit de l’amour), Fülle der Liebe (Plénitude de l’amour) ; ces Blumenlied (Chant des fleurs), Blumenbrief (Lettre des fleurs), Blumengruss (Salut des fleurs) ; ces Herzeleid (Peine de cœur), mein Herz ist schwer (Mon cœur est lourd), mein Herz ist betrübt (Mon cœur est trouble), mein Aug ist trüb (Mon œil est trouble) ; ces dialogues candides et nigauds avec la Röselein (petite rose), avec le ruisseau, avec la tourterelle, avec l’hirondelle ; ces questions saugrenues : — « Si l’églantier devrait être sans épines », — « Si c’est avec un vieil époux que l’hirondelle a fait son nid, ou si elle vient de se fiancer depuis un peu de temps » : — tout ce déluge de tendresse fade, d’émotion fade, de mélancolie fade, de poésie fade… Que de belles choses profanées, de choses rares, usées à tout propos, et sans propos ! Car le pire était que tout cela était inutile ; c’était une habitude de déshabiller son cœur en public, une propension affectueuse et niaise des bonnes gens allemandes à se confier bruyamment. Rien à dire, et toujours parler ! Ce bavardage ne finirait-il jamais ? — Holà ! Silence aux grenouilles du marais !

C’était surtout dans l’expression de l’amour que Christophe sentait plus crûment le mensonge ; car il était ici plus à même de le comparer avec la vérité. Cette convention des chants d’amour, larmoyants et corrects, ne répondait à rien ni des désirs de l’homme, ni du cœur féminin. Cependant, les gens qui avaient écrit cela avaient dû aimer, au moins une fois dans leur vie ! Était-il possible qu’ils eussent aimé ainsi ? Non, non ! ils avaient menti, menti comme toujours, ils s’étaient menti à eux-mêmes ; ils avaient voulu s’idéaliser… Idéaliser ! cela voulait dire : avoir peur de regarder la vie en face, être incapable de voir les choses en homme, comme elles sont. — Partout, la même timidité, le même manque de franchise virile. Partout, le même enthousiasme à froid, la même solennité pompeuse et mensongère, dans le patriotisme, dans la boisson, dans la religion. Les Trinklieder (chants à boire) étaient des prosopopées au vin ou à la coupe : « Du herrlich Glas… » (« Toi, noble verre… »). La foi — la chose du monde qui devait être la plus spontanée, jaillir de l’âme comme un flot imprévu et soudain — était un article de fabrique, une denrée courante. Les chants patriotiques étaient faits pour des troupeaux de moutons dociles et bêlant en mesure… — Hurlez donc ! — Quoi ! Est-ce que vous continuerez à mentir — à « idéaliser » — jusque dans la soûlerie, jusque dans les tueries, jusque dans la folie !…

Christophe en était arrivé à prendre en haine tout idéalisme. Il préférait à ce mensonge la brutalité franche. — Au fond, il était plus idéaliste que les autres, et il n’avait pas — il ne devait pas avoir — de plus réels ennemis que ces réalistes brutaux, qu’il croyait préférer.

Il était aveuglé par sa passion. Il se sentait glacé par le brouillard, le mensonge anémique, « les Idées-fantômes sans soleil ». Il aspirait au soleil de toutes les forces de son être. Il ne voyait pas, dans son mépris juvénile pour l’hypocrisie qui l’entourait, ou pour ce qu’il nommait tel, la haute sagesse pratique de la race, qui s’était bâti peu à peu son grandiose idéalisme, pour dompter ses instincts sauvages, ou pour en tirer parti. Ce ne sont pas des raisons arbitraires, des règles morales et religieuses, ce ne sont pas des législateurs et des hommes d’État, des prêtres et des philosophes qui transforment les âmes des races et leur imposent souvent une nouvelle nature : c’est l’œuvre des siècles de malheurs et d’épreuves qui forgent pour la vie les peuples qui veulent vivre.


Cependant, Christophe composait ; et ses compositions n’étaient pas exemptes des défauts qu’il reprochait aux autres. C’est que la création était chez lui un besoin irrésistible, qui ne se soumettait pas aux règles que son intelligence édictait. On ne crée pas par raison. On crée par nécessité. — Puis, il ne suffit pas d’avoir reconnu le mensonge et l’emphase inhérents à la plupart des sentiments, pour n’y plus retomber : il y faut de longs et pénibles efforts ; rien n’est plus difficile que d’être tout à fait vrai dans la société moderne, avec l’héritage écrasant d’habitudes paresseuses, transmis par les générations. Cela est surtout difficile pour les gens, ou les peuples, qui ont la manie indiscrète de laisser parler leur cœur — de le faire parler — sans repos, quand il n’aurait rien de mieux à faire, le plus souvent, qu’à se taire.

Le cœur de Christophe était bien allemand, en cela : il n’avait pas encore appris la vertu de se taire ; d’ailleurs, elle n’était pas de son âge. Il tenait de son père le besoin de parler, et de parler bruyamment. Il en avait conscience, et il luttait contre ; mais cette lutte paralysait une partie de ses forces. — Il en soutenait une autre contre l’hérédité non moins fâcheuse qu’il tenait de son grand-père : une difficulté extrême à s’exprimer exactement. — Il était fils de virtuose. Il sentait en lui le dangereux attrait de la virtuosité : — plaisir physique, plaisir d’adresse, d’agilité, d’activité musculaire satisfaite, plaisir de vaincre, d’éblouir, de subjuguer par sa personne le public aux mille têtes ; plaisir bien excusable d’ailleurs, presque innocent chez un jeune homme, mais néanmoins mortel pour l’art et pour l’âme : — Christophe le connaissait : il l’avait dans le sang ; il le méprisait, mais tout de même il y cédait.

Ainsi, tiraillé entre les instincts de sa race et ceux de son génie, alourdi par le fardeau d’un passé parasite, qui s’incrustait à lui, et dont il ne parvenait pas à se défaire, il avançait en trébuchant, et il était beaucoup plus près qu’il ne pensait de tout ce qu’il proscrivait. Toutes ses œuvres d’alors étaient un mélange de vérité et de boursouflure, de vigueur lucide et de bêtise bredouillante. Ce n’était que par instants que sa personnalité arrivait à percer l’enveloppe de ces personnalités mortes qui ligotaient tous ses mouvements.

Il était seul. Il n’avait aucun guide qui l’aidât à sortir du bourbier. Quand il se croyait dehors, il s’y enfonçait de plus belle. Il allait à l’aveuglette, gaspillant son temps et ses forces en essais malheureux. Nulle expérience ne lui était épargnée ; et, dans le désordre de cette agitation créatrice, il ne se rendait pas compte de ce qui valait le mieux parmi tout ce qu’il créait. Il s’empêtrait dans des projets absurdes, des poèmes symphoniques, qui avaient des prétentions philosophiques et des dimensions monstrueuses. Son esprit était trop sincère pour pouvoir s’y lier longtemps ; et il les abandonnait avec dégoût, avant d’en avoir esquissé une seule partie. Ou bien, il prétendait traduire dans des ouvertures les œuvres les plus inaccessibles de la poésie. Alors il pataugeait dans un domaine qui n’était pas le sien. Quand il se traçait lui-même ses scénarios, — (car il ne doutait de rien), — c’étaient de pures âneries ; et quand il s’attaquait aux grandes œuvres de Gœthe, de Kleist, de Hebbel, ou de Shakespeare, il les comprenait tout de travers. Ce n’était pas manque d’intelligence, mais manque d’esprit critique ; il ne savait pas encore comprendre les autres, il était trop préoccupé de lui-même : c’était lui-même qu’il retrouvait partout, avec son âme naïve et boursouflée.

À côté de ces monstres qui n’étaient point faits pour vivre, il écrivait une quantité de petites œuvres, qui étaient l’expression immédiate d’émotions passagères, — les plus éternelles de toutes : des pensées musicales, des Lieder. Ici, comme ailleurs, il était en réaction passionnée contre les habitudes courantes. Il reprenait les poésies les plus célèbres, déjà traitées en musique, et il avait l’impertinence de vouloir faire autrement et plus vrai que Schumann et Schubert. Tantôt il voulait rendre aux figures poétiques de Gœthe : à sa Mignon, au Harpiste de Wilhelm Meister, leur caractère individuel, précis et trouble. Tantôt il s’attaquait à certains Lieder amoureux, que la faiblesse des artistes et la fadeur du public, tacitement d’accord, s’étaient habituées à revêtir de sentimentalité doucereuse ; et il les déshabillait : il leur rendait leur âpreté fauve et sensuelle. En un mot, il prétendait faire vivre des passions et des êtres pour eux-mêmes, et non pour servir de jouets à des familles allemandes en quête d’attendrissements faciles, le dimanche, attablées à quelque Biergarten.

Mais d’ordinaire, il trouvait les poètes, même les plus grands, trop littéraires ; et il cherchait de préférence les textes les plus simples : des textes de vieux Lierer, de vieilles chansons spirituelles, qu’il avait lu dans un manuel d’édification : il se gardait bien de leur conserver leur caractère de choral : il les traitait de façon audacieusement laïque, libre et vivante. Ou bien c’étaient des paroles d’évangile, ou des proverbes, parfois même, des mots entendus en passant, des bribes de dialogues populaires, des réflexions d’enfants : — des textes souvent gauches et prosaïques, où il n’y avait que le sentiment tout pur. Là il était à l’aise, et il atteignait à une profondeur, qu’il n’avait point dans ses autres compositions, et dont lui-même ne se doutait pas.

Bonnes ou mauvaises, et plus souvent mauvaises que bonnes, l’ensemble de ces œuvres débordaient de vie. Tout n’en était pas neuf : tant s’en fallait. Christophe était maintes fois banal, par sincérité même ; il lui arrivait de répéter des formes déjà employées, parce qu’elles rendaient exactement sa pensée, parce qu’il sentait, lui aussi, de cette façon, et non pas autrement. Pour rien au monde, il n’eût cherché à être original : il lui semblait qu’il fallait être bien médiocre pour s’embarrasser d’une pareille idée. Il cherchait à être lui-même, et à dire ce qu’il sentait, sans se préoccuper si ce qu’il disait avait été, ou non, dit avant lui. Il avait l’orgueil de croire que c’était encore la meilleure façon d’être original, et que Jean-Christophe n’avait été et ne serait jamais qu’une fois. Avec la magnifique impudence de la jeunesse, rien ne lui semblait fait encore ; et tout lui semblait à faire — ou à refaire. Et le sentiment de cette plénitude intérieure, d’une vie illimitée devant lui, le jetait dans un état de bonheur exubérant et un peu indiscret. C’était une jubilation de tous les instants. Elle n’avait pas besoin de la joie, elle pouvait s’accommoder de la tristesse : sa source était dans son trop-plein de vie, dans sa force, mère de tout bonheur et de toute vertu. Vivre, vivre trop !… Qui ne sent point en lui cette ivresse de la force, cette jubilation de vivre, — fût-ce au fond du malheur, — n’est pas un artiste. C’est là la pierre de touche. La vraie grandeur se reconnaît au pouvoir de jubiler, dans la joie et la peine. Un Mendelssohn ou un Brahms, dieux des brouillards d’octobre et de la petite pluie, n’ont jamais connu ce pouvoir divin.

Christophe le sentait en lui ; et il faisait montre de sa joie, avec une naïveté imprudente. Il n’y voyait point malice, il ne demandait qu’à la partager avec les autres. Il ne s’apercevait pas combien cette joie était blessante pour la plupart des gens, qui ne la posséderont jamais et qui l’envieront toujours. Au reste, il ne s’inquiétait point de plaire ou de déplaire ; il était sûr de lui, et rien ne lui paraissait plus simple que de communiquer aux autres sa conviction, — de vaincre. Instinctivement, il comparait ses richesses à la pauvreté générale des fabricants de notes ; et il pensait qu’il serait bien facile de faire reconnaître sa supériorité. Trop facile, même. Il n’avait qu’à se montrer.

Il se montra.


On l’attendait.

Christophe n’avait pas fait mystère de ses sentiments. Depuis qu’il avait pris conscience du pharisaïsme allemand, qui ne veut pas voir les choses comme elles sont, il s’était fait une loi d’être d’une sincérité absolue, continuelle, intransigeante, appliquée à tout, sans égards pour aucune considération d’œuvre ou de personne, ni pour lui-même. Et comme il ne pouvait rien faire sans le pousser à l’extrême, il allait jusqu’à l’extravagance ; il disait des énormités, et scandalisait des gens mille fois moins naïfs que lui. Il était d’une prodigieuse naïveté. Il confiait à tout venant ce qu’il pensait de l’art allemand, avec la satisfaction d’un homme qui ne veut pas garder pour lui des découvertes inappréciables. Il n’imaginait pas qu’on pût lui en savoir mauvais gré. Quand il venait de reconnaître l’ânerie d’une œuvre consacrée, tout plein de son sujet, il se hâtait d’en faire part à ceux qu’il rencontrait : musiciens de l’orchestre, ou amateurs de sa connaissance. Il énonçait les jugements les plus saugrenus, avec une figure rayonnante. D’abord, on ne le prit pas au sérieux ; on rit de ses boutades. Mais on ne tarda pas à trouver qu’il y revenait trop souvent, avec une insistance de mauvais goût. Il devint évident que Christophe croyait à ses paradoxes ; et cela parut moins drôle. Il était compromettant ; il manifestait en plein concert sa bruyante ironie, ou il exprimait son dédain pour les maîtres glorieux, de la façon la moins voilée, en quelque lieu qu’il se trouvât.

Tout se colportait dans la petite ville : aucun de ses mots n’était perdu. On lui en voulait déjà de sa conduite de l’an passé. On n’avait pas oublié la façon scandaleuse dont il s’était affiché avec Ada, et les heures troubles qui avaient suivi. Lui-même ne s’en souvenait plus ; les jours effaçaient les jours, il était bien loin maintenant de ce qu’il avait été, deux mois auparavant. Mais d’autres s’en souvenaient pour lui : ceux dont c’est la fonction sociale, dans toutes les petites villes, de prendre scrupuleusement note de toutes les fautes, de toutes les tares, de tous les événements tristes, laids, désobligeants, qui concernent leurs voisins, afin que rien n’en soit perdu jamais. Les nouvelles extravagances de Christophe vinrent trouver naturellement place à côté des anciennes, dans le registre à son nom. Les unes éclairaient les autres. Aux ressentiments de la morale offensée s’ajoutèrent ceux du bon goût scandalisé. Les plus indulgents disaient de lui :

— Il cherche à se singulariser.

Mais la plupart affirmaient :

Total verrückt ! (Absolument fou.)

Une opinion non moins sévère et plus dangereuse encore commençait à se répandre — opinion, dont l’illustre origine assurait le succès : — on se contait qu’au château, où Christophe continuait d’aller régulièrement pour ses fonctions officielles, il avait eu le mauvais goût, parlant au grand-duc en personne, de s’exprimer avec une indécence révoltante sur le compte de maîtres vénérés ; il avait, disait-on, appelé l’Élias de Mendelssohn « des patenôtres de clergyman hypocrite », et traité certains Lieder de Schumann de « musique de Backfisch : — et cela, quand les augustes princes venaient d’affirmer leurs préférences pour ces œuvres ! Le grand-duc avait mis fin à ces impertinences, en disant sèchement :

— On douterait parfois, Monsieur, à vous entendre, que vous soyez Allemand.

Ce mot vengeur, tombé de si haut, ne manqua point de rouler très bas ; et tous ceux qui croyaient avoir des sujets de ressentiment contre Christophe, soit à cause de ses succès, soit pour quelque autre raison plus personnelle, sinon plus cuisante, ne manquèrent point de rappeler qu’en effet il n’était pas un pur Allemand. Sa famille paternelle était — on s’en souvient — originaire de la Belgique. Rien de surprenant dès lors à ce que cet immigré dénigrât les gloires nationales. Cette constatation expliquait tout, et l’amour-propre germanique y trouvait des raisons de s’estimer davantage, en même temps que de mépriser son adversaire.

À cette vengeance, toute platonique, Christophe vint, de lui-même, fournir des aliments plus substantiels. Il est bien imprudent de critiquer les autres, quand on est sur le point de s’exposer à la critique. Un artiste plus habile et moins franc eût montré plus de modestie et plus de respect pour ses devanciers. Mais Christophe ne voyait aucune raison pour cacher son mépris de la médiocrité et son bonheur de sa propre force. Ce bonheur se manifestait d’une façon immodérée. Bien que Christophe eût, depuis l’enfance, l’habitude de se replier en soi, faute d’un être à qui se confier, il était pris, dans ces derniers temps, d’un besoin d’expansion. C’était trop de joie pour lui seul ; sa poitrine était trop petite pour la contenir ; il eût éclaté, s’il n’avait partagé son allégresse. À défaut d’ami, il avait pris pour confident son collègue à l’orchestre, le deuxième Kapellmeister Siegmund Ochs, un jeune Wurtembergeois, bon enfant et sournois, qui lui témoignait une déférence débordante. Il ne se défiait pas de lui ; et, quand il s’en fût défié, comment aurait-il pu jamais penser qu’il y avait quelque inconvénient à confier sa joie à un indifférent, à un ennemi même ? Ne devaient-ils pas plutôt lui en être reconnaissants ? N’était-ce pas pour eux aussi qu’il travaillait ? Il apportait du bonheur pour tous, amis et ennemis. — Il ne se doutait pas qu’il n’y a rien de plus difficile à faire accepter aux hommes qu’un bonheur nouveau ; ils préféreraient presque un malheur ancien : il leur faut un aliment remâché depuis des siècles. Mais ce qui leur est surtout intolérable, c’est la pensée de devoir ce bonheur à un autre. Ils ne pardonnent cette offense, que quand ils n’ont plus aucun moyen d’y échapper ; et ils s’arrangent, en tout cas, pour le faire payer chèrement.

Il y avait donc mille raisons, pour que les confidences de Christophe ne fussent pas accueillies de très bon cœur par qui que ce fût. Mais il y en avait mille et une, pour qu’elles ne le fussent pas par Siegmund Ochs. Le premier Kapellmeister, Tobias Pfeiffer, ne devait plus tarder à se retirer ; et Christophe, malgré sa jeunesse, avait toutes chances de lui succéder. Ochs était trop bon Allemand pour ne pas reconnaître que Christophe méritait cette place, puisque la cour était pour lui. Mais il avait trop bonne opinion de lui-même, pour ne pas croire qu’il l’eût méritée davantage, si la cour l’eût mieux connu. Aussi accueillait-il d’un singulier sourire les effusions de Christophe, quand celui-ci arrivait au théâtre, le matin, avec une figure qui s’efforçait d’être grave, mais qui rayonnait malgré lui.

— Eh bien, lui disait-il, narquois, en passant près de lui, encore quelque nouveau chef-d’œuvre ?

Christophe lui prenait le bras :

— Ah ! mon ami ! celui-ci surpasse tout… Si tu l’entendais !… Le diable m’emporte ! c’est trop beau ! Rien de pareil n’existait encore. Dieu assiste les pauvres gens qui l’entendront ! On ne peut plus avoir qu’un désir dans l’âme, après : mourir.

Ces paroles ne tombaient point dans l’oreille d’un sourd. Au lieu d’en sourire, ou même de plaisanter amicalement cet enthousiasme enfantin avec Christophe, qui eût été le premier à en rire et à s’en excuser, si on lui en avait fait sentir le ridicule, Ochs s’extasiait ironiquement ; il excitait Christophe à lâcher d’autres énormités ; et il se hâtait, après l’avoir quitté, de les colporter partout, en les rendant plus grotesques encore. On en faisait des gorges chaudes dans le petit cercle des musiciens ; et chacun attendait impatiemment l’occasion de juger les malheureuses œuvres. — Elles étaient toutes jugées d’avance.

Enfin elles apparurent. — Christophe avait fait choix, dans le fatras de ses œuvres, d’une ouverture pour la Judith de Hebbel, dont la sauvage énergie l’avait attiré, par réaction contre l’atonie allemande, bien qu’il commençât déjà à s’en dégoûter un peu, ayant eu l’intuition de ce qu’il a de guindé dans ce parti-pris d’avoir du génie, toujours et à tout prix. Il y avait joint une symphonie, qui portait le titre emphatique du Bœcklin de Bâle : « Le Songe de la Vie », et l’épigraphe : « Vita somnium breve ». Une suite de ses Lieder complétaient le programme, avec quelques œuvres classiques, et une Festmarsch de Ochs, que Christophe lui avait offert, par camaraderie, de joindre à son concert, bien qu’il en sentit la médiocrité.

Peu de chose avait transpiré des répétitions. Bien que l’orchestre ne comprît absolument rien aux œuvres qu’il exécutait, et que chacun, à part soi, fût fort interloqué par les bizarreries de cette nouvelle musique, ils n’avaient pas eu le temps de se former une opinion ; surtout, ils n’étaient pas capables de le faire, avant que le public eût prononcé. D’ailleurs, l’assurance de Christophe en imposait aux artistes, dociles et disciplinés, comme tout bon orchestre allemand. Les seules difficultés lui vinrent de la chanteuse. C’était la dame en bleu du concert de la Tonhalle. Elle était une célébrité du chant en Allemagne : cette mère de famille interprétait Brünnhilde et Kundry à Dresde et à Bayreuth, avec une ampleur de poumons indiscutable. Mais si elle avait appris à l’école wagnérienne l’art dont cette école est fière à bon droit, de bien articuler, en projetant les consonnes à travers l’espace, et assénant les voyelles, comme des coups de massue, sur le public béant, elle n’y avait pas appris — et pour cause — l’art d’être naturelle. Elle faisait un sort à chaque mot : tout était accentué ; les syllabes cheminaient avec des semelles de plomb, et il y avait une tragédie dans chaque phrase. Christophe la pria de modérer un peu sa puissance dramatique. Elle s’y appliqua d’abord d’assez bonne grâce ; mais sa lourdeur naturelle et le besoin de donner de la voix l’emportaient. Christophe devint nerveux. Il fit remarquer à la respectable dame qu’il avait voulu faire parler des êtres vivants, et non le serpent Fafner, avec son porte-voix. Elle prit — comme l’on pense — fort mal cette insolence. Elle dit qu’elle savait, Dieu merci ! ce que c’était que chanter, qu’elle avait eu l’honneur d’interpréter les Lieder de Maître Brahms, en la présence de ce grand homme, et qu’il ne se lassait point de les lui entendre dire.

— Tant pis ! Tant pis ! cria Christophe.

Elle lui demanda, avec un sourire hautain, de vouloir bien lui expliquer le sens de cette exclamation énigmatique. Il répondit que Brahms n’ayant jamais su, de sa vie, ce que c’était que le naturel, ses éloges étaient les pires de tous les blâmes, et que bien que lui — Christophe — fût très peu poli parfois, ainsi qu’elle l’avait fait justement remarquer, jamais il ne se fût permis de lui dire quelque chose d’aussi désobligeant.

La discussion continua sur ce ton ; et la dame s’obstina à chanter à sa façon, avec un pathétique écrasant et des effets de mélodrame, — jusqu’au jour où Christophe déclara froidement qu’il le voyait bien : telle était sa nature, on n’y pouvait rien changer ; mais puisque les Lieder ne pouvaient être chantés comme ils devaient l’être, ils ne seraient pas chantés du tout : il les retirait du programme. — On était à la veille du concert, on comptait sur ces Lieder : elle-même en avait parlé ; elle était assez musicienne pour en avoir apprécié certaines qualités ; Christophe lui faisait un affront ; et comme elle n’était pas sûre que le concert du lendemain ne consacrerait point la renommée du jeune homme, elle ne voulait pas se brouiller avec un astre naissant. Elle plia donc soudain ; et, pendant la dernière répétition, elle se soumit docilement à tout ce que Christophe voulut d’elle. Mais elle était bien décidée, — au concert, — à n’en faire qu’à sa tête.


Le jour vint. Christophe n’avait aucune inquiétude. Il était trop plein de sa musique pour pouvoir la juger. Il se rendait bien compte que ses œuvres, par endroits, prêtaient au ridicule. Mais que lui importait ? On ne peut rien écrire de grand sans risquer le ridicule. Pour aller au fond des choses, il faut braver le respect humain, la politesse, la pudeur, le souci des mensonges sociaux, sous qui le cœur gît étouffé. Si l’on veut n’effaroucher personne et atteindre au succès, il faut se résigner, toute sa vie, à rester dans une moyenne convenue et ne donner aux médiocres que la vérité médiocre, mitigée, diluée, qu’ils sont capables d’assimiler ; il faut demeurer en deçà de la vie. On n’est grand que quand on a mis sous ses pieds cette inquiétude. Christophe marchait dessus. On pouvait bien le siffler : il était sûr de ne pas laisser indifférent. Il s’amusait des mines que feraient telles gens qu’il connaissait, en entendant telle ou telle page un peu risquée. Il s’attendait à des critiques aigres : il en souriait d’avance. En tout cas, il faudrait être aveugle — ou sourd — pour nier qu’il y eût là une force — aimable ou non, qu’importe ? — Aimable ! Aimable !… La force ! cela suffit. Qu’elle aille son chemin, et qu’elle emporte tout, comme le Rhin !…

Il eut une première déconvenue. Le grand-duc ne vint pas. La loge princière ne fut occupée que par des comparses : quelques dames d’honneur. Christophe en ressentit une sourde irritation. Il pensa : « Cet imbécile me boude. Il ne sait que penser de mes œuvres : il a peur de se compromettre. » Il haussa les épaules, feignant de ne pas se soucier d’une pareille niaiserie. D’autres y prirent plus garde : c’était une première leçon donnée, et une menace pour l’avenir.

Le public ne s’était pas montré beaucoup plus empressé que le maître : un bon tiers de la salle était vide. Christophe ne pouvait s’empêcher de songer avec amertume aux salles combles de ses concerts d’enfant. Il ne se fût pas étonné du changement, s’il avait eu plus d’expérience ; il eût trouvé naturel qu’il y eût moins de monde pour venir l’entendre, quand il faisait de bonne musique, que quand il en faisait de mauvaise : car ce n’est pas la musique, c’est le musicien qui intéresse la majeure partie du public ; et il est de toute évidence qu’un musicien qui est un homme et ressemble à tout le monde offre bien moins d’intérêt qu’un musicien en pantalon court ou en jupe d’enfant, qui touche la sentimentalité et amuse la badauderie.

Christophe, après avoir attendu vainement que la salle se remplît, se décida à commencer. Il tâchait de se prouver que c’était mieux, ainsi : « Peu d’amis, mais bons. » — Son optimisme ne tint pas longtemps.

Les morceaux se déroulaient au milieu du silence. — Il y a un silence du public, que l’on sent gros d’amour et prêt à déborder. Mais dans celui-ci, il n’y avait rien. Rien. Sommeil complet. Néant. On sentait que chaque phrase s’enfonçait dans des gouffres d’indifférence. Christophe, le dos tourné au public, occupé de son orchestre, n’en percevait pas moins tout ce qui se passait dans la salle, avec ces antennes intérieures, dont tout vrai musicien est doué, et qui lui permettent de percevoir si ce qu’il joue trouve de l’écho au fond des cœurs qui l’entourent. Il continuait de battre la mesure et de s’exciter lui-même, glacé par le brouillard d’ennui qui montait du parterre et des loges derrière lui.

Enfin, l’ouverture finit ; et la salle applaudit. Elle applaudit poliment, froidement, et se tut. Christophe eût mieux aimé qu’elle le huât… Un sifflet ! Un seul sifflet ! Quelque chose qui fût un signe de vie, de réaction au moins contre son œuvre !… — Rien. — Il regarda le public. Le public se regardait. Il cherchait une opinion dans les yeux les uns des autres. Il ne la trouva pas, et retomba dans son indifférence.

La musique reprit. C’était au tour de la symphonie. — Christophe eut beaucoup de peine à aller jusqu’au bout. Plusieurs fois, il fut sur le point de jeter son bâton et de se sauver. Cette apathie le gagnait ; il finissait par ne plus comprendre lui-même ce qu’il dirigeait, il ne pouvait plus respirer, il avait l’impression nette de la chute dans l’insondable ennui. Il n’y eut même point les chuchotements ironiques qu’il attendait, à certains passages : le public était plongé dans la lecture du programme. Christophe entendit les pages se tourner toutes à la fois, avec un froissement sec ; et ce fut de nouveau le silence jusqu’au dernier accord, où les mêmes applaudissements polis attestèrent que l’on avait compris que l’œuvre était finie. — Cependant, trois ou quatre applaudissements isolés reprirent, quand les autres avaient cessé : mais ils n’éveillèrent aucun écho, et se turent, honteux : le vide en parut plus vide, et ce petit incident servit à éclairer faiblement le public sur l’ennui qu’il avait éprouvé.

Christophe s’était assis au milieu de son orchestre, il n’osait regarder ni à droite, ni à gauche. Il avait envie de pleurer ; et, en même temps, il frémissait de colère. Il eût voulu se lever et leur crier à tous : « Vous m’ennuyez ! Ah ! comme vous m’ennuyez ! Je n’en peux plus !… Allez-vous en ! Allez-vous en, tous !… »

Le public se réveillait un peu : il attendait la chanteuse, — il était accoutumé à l’applaudir. Dans cet océan d’œuvres nouvelles, où il errait sans boussole, elle au moins lui était une certitude, une terre connue et solide, où il ne risquait pas de se perdre. Christophe discerna exactement leur pensée ; et il eut un mauvais rire. La chanteuse n’eut pas moins conscience de l’attente du public : Christophe le vit à ses airs de reine, quand il vint l’avertir que c’était à son tour de paraître. Ils se dévisagèrent avec hostilité. Au lieu de lui offrir le bras, Christophe enfonça ses mains dans ses poches, et la laissa entrer seule. Elle passa, furieuse et décontenancée. Il la suivait, d’un air ennuyé. Aussitôt qu’elle parut, la salle lui fit une ovation : c’était un soulagement pour tous ; les visages s’éclairaient, le public s’animait, toutes les lorgnettes étaient en joue. Sûre de son pouvoir, elle attaqua les Lieder, à sa manière, bien entendu, et sans tenir aucun compte des observations que Christophe lui avait faites, la veille. Christophe, qui l’accompagnait, blêmit. Il prévoyait cette rébellion. Au premier changement qu’elle fit, il tapa sur le piano, et dit avec colère :

— Non !

Elle continua. Il lui soufflait dans le dos, d’une voix sourde et furieuse :

— Non ! Non ! Ce n’est pas cela !… Pas cela !…

Énervée par ces grognements furibonds, que le public ne pouvait entendre, mais dont l’orchestre ne perdait rien, elle s’obstinait, ralentissant à outrance, faisant des pauses, des points d’orgue. Lui, n’en tenait pas compte et allait de l’avant : ils finirent par avoir une mesure d’écart. Le public ne s’en apercevait pas : depuis longtemps, il avait admis que la musique de Christophe n’était pas faite pour paraître agréable ni juste à l’oreille ; mais Christophe, qui n’était pas de cet avis, faisait des grimaces de possédé ; et il finit par éclater. Il s’arrêta net, au milieu d’une phrase :

— Assez ! cria-t-il à pleins poumons.

Emportée par son élan, elle continua, une demi-mesure, et s’arrêta, à son tour.

— Assez ! répéta-t-il sèchement.

Il y eut un moment de stupeur dans la salle. Après quelques secondes, il dit, d’un ton glacial :

— Recommençons !

Elle le regardait, stupéfaite ; ses mains tremblaient ; elle songea, un moment, à lui jeter son cahier à la tête ; elle ne comprit jamais, plus tard, comment elle ne l’avait point fait. Mais elle était écrasée par l’autorité de Christophe et son ton sans réplique : — elle recommença. Elle chanta tout le cycle de Lieder, sans changer une nuance, ni un mouvement ; car elle sentait qu’il ne lui ferait grâce de rien ; et elle frémissait, à l’idée d’un nouvel affront.

Quand elle eut fini, le public la rappela avec frénésie. Ce n’étaient pas les Lieder qu’il applaudissait ; — (elle en eût chanté d’autres, qu’il eût applaudi de même) — c’était la chanteuse célèbre et vieillie sous le harnois : il savait qu’il pouvait l’admirer, en toute sécurité. Il tenait d’ailleurs à réparer l’effet de l’algarade de tout à l’heure. Sans en être bien sûr, il avait vaguement compris que la chanteuse s’était trompée ; mais il trouvait indécent que Christophe l’eût fait remarquer. On bissa les morceaux. Mais Christophe résolument ferma le piano.

Elle ne s’aperçut pas de cette nouvelle insolence ; elle était trop troublée pour penser à recommencer. Elle sortit précipitamment, s’enferma dans sa loge ; et là, pendant un quart d’heure, elle se soulagea le cœur du flot de rancune et de rage qui s’y était accumulé : crise de nerfs, déluge de larmes, invectives indignées, imprécations contre Christophe, — rien n’y manqua. On entendait ses cris de fureur à travers la porte fermée. Ceux de ses amis qui réussirent à entrer racontèrent partout, en sortant, que Christophe s’était conduit comme un goujat. L’opinion se répand vite dans une salle de spectacle. Aussi, lorsque Christophe remonta au pupitre pour le dernier morceau, le public était houleux. Mais ce morceau n’était pas de lui : c’était la Festmarsch de Ochs, que Christophe avait ajoutée amicalement à son programme. Le public, — qui, d’ailleurs, se trouvait à son aise dans cette plate musique, — eut un moyen tout simple de manifester sa désapprobation pour Christophe, sans aller jusqu’à l’audace de le siffler : il acclama Ochs avec ostentation, redemandant deux ou trois fois l’auteur, qui ne manqua point de paraître. Et ce fut la fin du concert.

On se doute bien que le grand-duc et tout le monde de la cour, — cette petite ville de province, cancanière et ennuyée, — ne perdirent aucun détail de ce qui s’était passé. Les journaux amis de la cantatrice ne firent pas d’allusion à l’incident ; mais ils furent tous d’accord pour exalter l’art de la chanteuse, en se contentant de mentionner, à titre de renseignement, les Lieder qu’elle avait chantés. Sur les autres œuvres de Christophe, quelques lignes à peine, les mêmes à peu de chose près dans tous les journaux : « … Science du contrepoint. Écriture compliquée. Manque d’inspiration. Pas de mélodie. Écrit avec sa tête et non avec son cœur. Absence de sincérité. Veut être original… » — Suivait un paragraphe sur la véritable originalité, celle des maîtres qui sont morts et enterrés, de Mozart, de Beethoven, de Loewe, de Schubert, de Brahms, « ceux qui sont originaux sans avoir pensé à l’être ». — Puis on passait par une transition naturelle à la nouvelle reprise par le théâtre grand-ducal du Nachtlager von Granada de Konradin Kreutzer ; on rendait compte longuement de « cette délicieuse musique, fraîche et pimpante comme au premier jour ».

En résumé, les œuvres de Christophe rencontrèrent, chez les critiques le mieux disposés, une incompréhension totale et étonnée ; — chez ceux qui ne l’aimaient point, une hostilité sournoise, qui s’armait pour plus tard ; — enfin, dans le grand public, qu’aucun critique ami ou ennemi ne guidait, le silence. Laissé à ses propres pensées, le grand public ne pense rien : — cela va sans dire.


Christophe fut atterré.

Son échec n’avait pourtant rien de surprenant. Il y avait trois raisons pour une, pour que ses œuvres déplussent. Elles étaient insuffisamment mûries. Elles étaient, en second lieu, trop avancées pour être comprises, du premier coup. Et enfin, on était trop heureux de donner une leçon à l’impertinent jeune homme. — Mais Christophe n’avait pas l’esprit assez rassis pour admettre la légitimité de sa défaite. Il lui manquait surtout la sérénité que donne au vrai artiste l’expérience douloureuse d’une longue incompréhension des hommes et de leur incurable bêtise. Sa naïve confiance dans le public et dans le succès, qu’il croyait bonnement atteindre parce qu’il le méritait, s’écroula. Il eût trouvé naturel d’avoir des ennemis. Mais ce qui le stupéfiait, c’était de n’avoir plus un ami. Ceux sur qui il comptait, ceux qui jusqu’à présent avaient paru s’intéresser à ce qu’il écrivait, n’avaient pas eu pour lui, depuis le concert, un seul mot d’encouragement. Il essaya de les sonder : ils se retranchaient derrière des paroles vagues. Il insista, il voulut savoir leur véritable pensée : les plus sincères lui opposèrent ses œuvres précédentes, ses sottises des débuts. — Plus d’une fois dans la suite de sa vie, il devait entendre condamner ses œuvres nouvelles au nom de ses œuvres anciennes, — et cela, par les mêmes gens qui, quelques années avant, condamnaient ses œuvres anciennes, quand elles étaient nouvelles : c’est la règle ordinaire. Christophe n’y était pas fait ; il poussa les hauts cris. Qu’on ne l’aimât point, très bien ! il l’admettait ; cela lui faisait même plaisir, il ne tenait pas à être l’ami de tout le monde. Mais qu’on prétendît l’aimer et qu’on ne lui permît pas de grandir, qu’on voulût l’obliger à rester, toute sa vie, un enfant, cela passait, les bornes ! Ce qui était bon à douze ans ne l’était plus à vingt ; et il espérait bien n’en pas rester là, changer encore, changer toujours… Les imbéciles qui voudraient arrêter la vie !… Ce qu’il y avait d’intéressant dans ses compositions d’enfance, ce n’étaient pas ses niaiseries d’enfant, c’était la force qui couvait pour l’avenir. Et cet avenir, ils voulaient le tuer !… Non, ils n’avaient rien compris jamais à ce qu’il était, jamais ils ne l’avaient aimé, pas plus hier qu’aujourd’hui ; ils n’aimaient que ce qu’il avait de faible, de vulgaire, ce qui lui était commun avec les autres, non ce qui était lui, vraiment : leur amitié n’était qu’un malentendu…

Il l’exagérait peut-être. Le cas est fréquent de braves gens, incapables d’aimer une œuvre neuve, qui l’aiment sincèrement quand elle a vingt ans de date. La vie nouvelle a une odeur trop forte pour leur tête débile : il faut que l’odeur s’évapore au souffle du temps. L’œuvre d’art ne commence à leur être intelligible que quand elle est recouverte de la crasse des ans.

Mais Christophe ne pouvait admettre qu’on ne le comprit pas quand il était présent, et qu’on le comprît quand il était passé. Il préférait croire qu’on ne le comprenait pas du tout, en aucun cas, jamais. Et il enrageait. Il eut le ridicule de vouloir se faire comprendre, de s’expliquer, de discuter, bien que cela ne servît à rien : il eût fallu réformer le goût du temps. Mais il ne doutait de rien. Il était résolu à faire, de gré ou de force, un nettoyage complet du goût allemand. La possibilité lui en manquait : ce n’était pas en quelques conversations, où il avait peine à trouver ses mots, et où il s’exprimait avec une violence outrée sur le compte des grands musiciens, et même de ses interlocuteurs, qu’il pouvait convaincre personne ; il ne réussissait qu’à se faire quelques ennemis de plus. Il lui eût fallu pouvoir préparer sa pensée à loisir, et forcer ensuite le public à l’entendre…

Et juste, à point nommé, son étoile — sa mauvaise étoile — vint lui en offrir les moyens.


Il était attablé au restaurant du théâtre, dans un cercle de musiciens de l’orchestre, qu’il scandalisait par ses jugements artistiques. Ils n’étaient pas tous du même avis ; mais tous étaient froissés par cette liberté de langage. Le vieux Krause, l’alto, brave homme et bon musicien, qui aimait sincèrement Christophe, eût voulu détourner l’entretien ; il toussait, ou guettait une occasion pour lâcher un calembour. Mais Christophe n’entendait pas ; il continuait de plus belle ; et Krause se désolait ; il pensait :

— Qu’a-t-il besoin de dire tout cela ? Que le bon Dieu le bénisse ! On peut penser ces choses ; mais on ne les dit pas, que diable !

Le plus curieux, c’est que « ces choses », lui aussi les pensait ; du moins, il en avait le soupçon, et les paroles de Christophe réveillaient en lui bien des doutes ; mais il n’avait pas le courage de se les avouer, ni surtout d’en convenir tout haut, — moitié, par peur de se compromettre, moitié, par modestie, par défiance de soi.

Weigl, le corniste, ne voulait rien savoir ; il voulait admirer, qui que ce fût, quoi que ce fût, bon ou mauvais, étoile ou bec de gaz : tout était sur le même plan ; il n’y avait pas de plus et de moins dans son admiration : il admirait, admirait, admirait. C’était pour lui un besoin vital ; il souffrait, quand on voulait le limiter.

Le violoncelliste Kuh souffrait bien davantage. Il aimait de tout son cœur la mauvaise musique. Tout ce que Christophe poursuivait de ses sarcasmes et de ses invectives lui était infiniment cher : d’instinct, c’était aux œuvres les plus conventionnelles qu’allait son choix ; son âme était un réservoir d’émotion larmoyante et pompeuse. Certes, il ne mentait pas dans son culte attendri pour tous les faux grands hommes. C’était quand il se persuadait qu’il admirait les vrais, qu’il se mentait à lui-même, — en parfaite innocence. Il y a des « Brahmines » qui croient retrouver en leur dieu le souffle des génies passés : ils aiment Beethoven en Brahms. Kuh faisait mieux : c’était Brahms qu’il aimait en Beethoven.

Mais le plus indigné des paradoxes de Christophe était le basson Spitz. Ce n’était pas tant son instinct musical qui était blessé, que sa servilité naturelle. Un des empereurs romains voulait mourir debout. Spitz voulait mourir à plat ventre, comme il avait vécu : c’était là sa position naturelle ; il goûtait des délices à se rouler aux pieds de tout ce qui était officiel, consacré, « arrivé » ; et il était hors de lui qu’on voulût l’empêcher de faire le laquais, tout à son aise.

Ainsi, Kuh gémissait, Weigl faisait des gestes désespérés, Krause disait des coq-à-l’âne, et Spitz criait d’une voix aigre. Mais Christophe, imperturbable, criait plus fort que les autres ; et il disait des choses énormes sur l’Allemagne et les Allemands.

À une table voisine, un jeune homme l’écoutait, en se tordant de rire. Il avait les cheveux noirs et bouclés, de beaux yeux intelligents, un nez volumineux, qui, arrivé près du bout, ne pouvait se décider à aller ni à droite ni à gauche, et plutôt que d’aller tout droit, allait des deux côtés à la fois, les lèvres grosses, et une physionomie spirituelle et mobile, qui suivait tout ce que disait Christophe, attachée à ses lèvres, reflétant chaque mot avec une attention sympathique et gouailleuse, se plissant de petites rides au front, aux tempes, aux coins des yeux, le long des narines et des joues, grimaçant de rire, le corps tout entier secoué, par moments, d’un accès convulsif. Il ne se mêla point à la conversation, mais il n’en perdit pas un mot. Il manifestait une joie particulière, quand il voyait Christophe, embourbé dans une démonstration et harcelé par Spitz, patauger, bredouiller, bégayer de fureur, jusqu’à ce qu’il eût trouvé le mot qu’il cherchait, — un roc, pour écraser son adversaire. Et son plaisir était sans bornes, quand Christophe, emporté par la passion bien au delà de sa pensée, énonçait des paradoxes monstrueux, qui faisaient barrir son auditoire.

Enfin, ils se séparèrent, lassés de sentir et d’affirmer chacun sa supériorité. Au moment où Christophe, resté le dernier dans la salle, allait passer le seuil, il fut abordé par le jeune homme qui avait pris tant de plaisir à l’écouter. Il ne l’avait pas encore remarqué. L’autre, poliment découvert, souriait, demandait la permission de se présenter :

— Franz Mannheim.

Il s’excusa d’avoir été assez indiscret pour suivre la discussion, et il le félicita de la maestria avec laquelle il avait pulvérisé ses adversaires. Il riait encore, en y pensant. Christophe le regarda, heureux, un peu méfiant :

— C’est sérieux ? demanda-t-il, vous ne vous moquez pas de moi ?

L’autre jura ses grands dieux. La figure de Christophe s’illuminait :

— Alors, vous trouvez que j’ai raison, n’est-ce pas ? Vous êtes de mon avis ?

— Écoutez, fit Mannheim, pour dire la vérité, je ne suis pas musicien, je ne connais rien à la musique. La seule musique qui me plaise, — (ce n’est pas trop flatteur, ce que je vais vous dire), — c’est la vôtre… Enfin, c’est pour vous montrer que je n’ai pourtant pas trop mauvais goût…

— Hé ! hé ! — fit Christophe, sceptique, flatté tout de même, — ce n’est pas là une preuve.

— Vous êtes difficile… Bon !… Je pense comme vous : ce n’est pas là une preuve. Aussi, je ne me risque pas à juger ce que vous dites des musiciens allemands. Mais c’est si vrai, en tout cas, des Allemands en général, des vieux Allemands, de tous ces idiots romantiques, avec leur pensée rance, leur émotion lacrymatoire, ces rabâchages séniles qu’on veut que nous admirions, « cet éternel Hier, qui a toujours été, et qui sera toujours, et qui fera loi demain parce qu’il a fait loi aujourd’hui…… ! »

Il récita quelques vers du passage fameux de Schiller :


« .................... Das ewig Gestrige
Das immer war und immer wiederkehrt »


— Et lui, tout le premier ! — s’interrompit-il au milieu de sa récitation.

— Qui ? demanda Christophe.

— Le pompier qui a écrit cela !

Christophe ne comprenait pas. Mais Mannheim continuait :

— Moi d’abord, je voudrais que, tous les cinquante ans, on procédât à un nettoyage général de l’art et de la pensée, — qu’on ne laissât rien subsister de tout ce qui était avant.

— C’est un peu radical, dit Christophe, en souriant.

— Mais non, je vous assure. Cinquante ans, c’est encore trop ; il faudrait dire : trente… Et encore !… C’est une mesure d’hygiène. On ne garde pas dans sa maison la collection de ses grands-pères. On les envoie, quand ils sont morts, poliment pourrir ailleurs, et on met des pierres dessus, pour être bien sûrs qu’ils ne reviendront pas. Les âmes délicates, mettent aussi des fleurs. Je veux bien, cela m’est égal. Tout ce que je demande, c’est qu’ils me laissent tranquille. Je les laisse bien tranquilles, moi ! Chacun de son côté : côté des vivants ; côté des morts.

— Il y a des morts qui sont plus vivants que les vivants.

— Mais non, mais non ! cela serait plus vrai, si vous disiez qu’il y a des vivants qui sont plus morts que les morts.

— Peut-être bien. En tout cas, il y a du vieux qui est encore jeune.

— Eh bien, s’il est encore jeune, nous le retrouverons de nous-mêmes… Mais je n’en crois rien. Ce qui a été bon une fois, ne l’est jamais une seconde fois. Il n’y a de bon que le changement. Ce qu’il faut avant tout, c’est se débarrasser des vieux. Il y a trop de vieux en Allemagne. Mort aux vieux !

Christophe écoutait ces boutades avec une grande attention, et se donnait beaucoup de mal pour les discuter ; il sympathisait en partie avec elles, il y reconnaissait certaines de ses pensées ; et, en même temps, il éprouvait une gêne de les entendre outrer d’une façon caricaturesque. Mais, comme il prêtait aux autres son propre sérieux, il se disait que peut-être son interlocuteur, qui semblait plus instruit que lui et parlait plus facilement, avait raison et qu’il tirait les conséquences logiques de ses principes. L’orgueilleux Christophe, à qui tant de gens ne pardonnaient pas d’avoir foi en lui-même, était tout au contraire d’une modestie naïve, qui le rendait souvent dupe, vis-à-vis de ceux qui avaient reçu une meilleure éducation que lui, — quand toutefois ils consentaient à ne pas s’en targuer pour éviter une discussion gênante. Mannheim, qui s’amusait de ses propres paradoxes, et qui, de riposte en riposte, en arrivait à des cocasseries extravagantes, dont il riait intérieurement, n’était pas habitué à se voir pris au sérieux ; il fut mis en joie par la peine que prenait Christophe pour discuter ses bourdes, ou même pour les comprendre ; et, tout en s’en moquant, il était reconnaissant de l’importance que Christophe lui attribuait : il le trouvait ridicule et charmant.

Ils se quittèrent fort bons amis ; et Christophe ne fut pas peu surpris de voir, trois heures plus tard, à la répétition du théâtre, surgir de la petite porte qui donnait accès à l’orchestre la tête de Mannheim, radieuse et grimaçante, qui lui faisait des signes mystérieux. Quand la répétition fut finie, Christophe alla à lui. Mannheim le prit familièrement par le bras :

— Vous avez un moment ?… Écoutez. Il m’est venu une idée. Peut-être que vous la trouverez absurde… Est-ce que vous ne voudriez pas, une fois, écrire ce que vous pensez de la musique et, des musicos ? Au lieu d’user votre salive à haranguer quatre crétins de votre bande, qui ne sont bons qu’à souffler et râcler sur des morceaux de bois, ne feriez-vous pas mieux de vous adresser au grand public ?

— Si je ne ferais pas mieux ? Si je voudrais ?… Parbleu ! Et où voulez-vous que j’écrive ? Vous êtes bon, vous !…

— Voilà : j’ai à vous proposer… Nous avons, quelques amis et moi : — Adalbert von Waldhaus, Raphael Goldenring, Adolf Mai, et Lucien Ehrenfeld, — nous avons fondé une Revue, la seule Revue intelligente de la ville : le Dionysos. — (Vous connaissez certainement ?…) — Nous vous admirons tous, et nous serions heureux que vous fussiez des nôtres. Voulez-vous vous charger de la critique musicale ?

Christophe était confus d’un tel honneur : il mourait d’envie d’accepter ; il craignait seulement de n’en être pas digne : il ne savait pas écrire.

— Laissez donc, dit Mannheim, je suis sûr que vous savez très bien. Et puis, du moment que vous serez critique, vous aurez tous les droits. Il n’y a pas à se gêner avec le public. Il est bête comme pas un. Ce n’est rien d’être un artiste : un artiste, c’est une espèce de comédien, c’est celui qu’on peut siffler. Mais un critique, c’est celui qui a le droit de dire : « Sifflez-moi cet homme-là ! » Toute la salle se décharge sur lui de la difficulté de penser. Pensez tout ce que vous voudrez. Ayez l’air au moins de penser quelque chose. Pourvu que vous donniez à ces oies leur pâtée, peu importe laquelle : elles avaleront tout.

Christophe finit par consentir, en remerciant avec effusion. Il mit seulement comme condition qu’il aurait le droit de tout dire :

— Naturellement, naturellement, fit Mannheim. Liberté absolue ! Chacun de nous est libre.


Il vint le relancer au théâtre, une troisième fois, le soir, après le spectacle, pour le présenter à Adalbert von Waldhaus et à ses amis. Ils l’accueillirent avec cordialité.

À l’exception de Waldhaus, qui appartenait à une des vieilles familles nobles du pays, tous étaient Juifs, et tous étaient fort riches : Mannheim, fils d’un banquier ; Goldenring, d’un propriétaire de vignobles renommés ; Mai, d’un directeur d’établissement métallurgique ; et Ehrenfeld, d’un grand bijoutier. Leurs pères étaient de la vieille génération israélite, laborieuse et tenace, attachés à l’esprit de leur race, élevant leur fortune avec une âpre énergie, et jouissant de celle-ci bien plus que de celle-là. Les fils semblaient faits pour détruire ce que les pères avaient édifié : ils persiflaient les préjugés familiaux et cette manie de fourmis économes et fouisseuses ; ils jouaient aux artistes, ils affectaient de mépriser la fortune et de la jeter par les fenêtres. Mais, en réalité, il ne s’en perdait guère hors de leurs mains ; et ils avaient beau faire des folies : ils n’arrivaient jamais à égarer tout à fait leur lucidité d’esprit et leur sens pratique. Au reste, les pères y veillaient, et leur serraient la bride. Le plus prodigue, Mannheim, eût fait sincèrement largesse de tout ce qu’il possédait : mais il ne possédait jamais rien ; et quoiqu’il pestât bruyamment contre la ladrerie de son père, en lui-même il en riait et trouvait qu’il avait raison. Au bout du compte, il n’y avait guère que Waldhaus, maître de sa fortune, qui y allât bon jeu, bon argent, et qui soutînt de ses fonds la Revue. Il était poète. Il écrivait des « Polymètres », dans le genre de Arno Holz et de Walt Whitman, des vers alternativement très longs et très courts, où les points, les doubles et triples points, les tirets, les silences, les majuscules, les italiques, et les mots soulignés, jouaient un très grand rôle, non moins que les allitérations et que les répétitions — d’un mot, — d’une ligne, — d’une phrase entière. Il y intercalait des mots dans toutes les langues. Il prétendait faire en vers — (on n’avait jamais su pourquoi) — du Cézanne. À vrai dire, il avait une âme assez poétique, qui sentait avec distinction des choses fades. Il était sentimental et sec, naïf et dandy ; ses vers laborieux affectaient une négligence cavalière. Il eût été un bon poète pour gens du monde. Mais ils sont trop de cette espèce, dans les revues et dans les salons ; et il voulait être seul. Il s’était mis en tête de jouer le grand seigneur qui est au-dessus des préjugés de sa caste. Il en avait plus que personne. Il ne se les avouait pas. Il avait pris plaisir à ne s’entourer que de Juifs, à la Revue qu’il dirigeait, pour faire crier les siens, très antisémites, et pour se prouver à lui-même sa liberté d’esprit. Il affectait avec ses collègues un ton d’égalité courtoise. Mais au fond, il avait pour eux un mépris tranquille et sans bornes. Il n’ignorait pas qu’ils étaient bien aises de se servir de son nom et de son argent ; et il les laissait faire, pour avoir la douceur de les mépriser.

Et ils le méprisaient aussi de les laisser faire : car ils savaient très bien qu’il y trouvait son profit. Donnant, donnant. Waldhaus leur apportait son nom et sa fortune ; et eux lui apportaient leur talent, leur esprit d’affaires, et une clientèle. Ils étaient beaucoup plus intelligents que lui. Non pas qu’ils eussent plus de personnalité. Ils en avaient peut-être moins encore. Mais, dans cette petite ville, ils étaient, comme partout et toujours, — par le fait de la différence de leur race, qui depuis des siècles les isole et aiguise leur faculté d’observation railleuse, — ils étaient les esprits les plus avancés, les plus sensibles au ridicule des institutions vermoulues et des pensées décrépites. Seulement, comme leur caractère était moins libre que leur intelligence, cela ne les empêchait point, tout en raillant, de chercher beaucoup plus à profiter de ces institutions et de ces pensées, qu’à les reformer. En dépit de leurs professions de foi indépendantes, ils étaient, aussi bien que le gentilhomme Adalbert, de petits snobs de province, des fils de famille riches et désœuvrés, qui faisaient de la littérature par sport et par flirt. Ils étaient bien aises de se donner des allures de pourfendeurs ; mais ils étaient bons diables, et ne pourfendaient que quelques gens inoffensifs, ou qu’ils pensaient hors d’état de leur nuire jamais. Ils n’avaient garde de se brouiller avec une société, où ils savaient fort bien qu’ils rentreraient un jour, pour y vivre tranquillement de la vie de tout le monde, en épousant tous les préjugés qu’ils avaient combattus. Et quand ils se risquaient à faire un coup d’éclat, ou de réclame, à partir bruyamment en guerre contre une idole du jour, — qui commençait à branler, — ils avaient soin de ne pas brûler leurs vaisseaux : en cas de danger, ils se rembarquaient. Quelle que fût d’ailleurs l’issue de la campagne, — quand elle était finie, il y en avait pour longtemps avant qu’on recommençât ; les Philistins pouvaient dormir tranquilles. Tout ce que cherchaient les nouveaux Davidsbündler, c’était à faire croire qu’ils auraient pu être terribles, s’ils avaient voulu : — mais ils ne voulaient pas. Ils préféraient tutoyer les artistes et souper avec les actrices.

Christophe se trouva mal à l’aise dans ce milieu. Ils parlaient surtout de femmes et de chevaux ; et ils en parlaient sans grâce. Ils étaient compassés. Adalbert s’exprimait d’une voix blanche et lente, avec une politesse raffinée, ennuyée, ennuyeuse. Adolf Mai, le secrétaire de la rédaction, lourd, trapu, la tête enfoncée dans les épaules, l’air brutal, voulait toujours avoir raison ; il tranchait sur tout, n’écoutait jamais ce qu’on lui répondait, semblait mépriser l’opinion de son interlocuteur et, encore plus, son interlocuteur. Goldenring, le critique d’art, qui avait des tics nerveux et des yeux perpétuellement clignotant derrière de larges lunettes, — pour imiter sans doute les peintres qu’il fréquentait, portait les cheveux longs, fumait silencieusement, mâchonnait des lambeaux de phrases qu’il n’achevait jamais, et faisait des gestes vagues dans l’air avec son pouce. Ehrenfeld, petit, chauve, souriant, avec une barbe blonde, et une figure fine et fatiguée, au nez busqué, écrivait dans la Revue les modes et la chronique mondaine. Il disait des choses très crues, d’une voix caressante ; il avait de l’esprit, mais méchant, et souvent ignoble. — Tous ces jeunes millionnaires étaient anarchistes, comme il convient : c’est le suprême luxe, quand on possède tout, de nier la société ; car on se dégage ainsi de ce qu’on lui doit. Tel, un voleur qui, après avoir détroussé un passant, lui dirait : « Qu’est-ce que tu fais encore ici ? Va-t’en ! Je n’ai plus besoin de toi. »

Christophe, dans tout le groupe, n’éprouvait de sympathie que pour Mannheim : c’était assurément le plus vivant des cinq ; il s’amusait de tout ce qu’il disait et de tout ce qu’on disait ; bégayant, bredouillant, ânonnant, ricanant, disant des coq-à-l’âne, il n’était pas capable de suivre un raisonnement, ni de savoir au juste ce qu’il pensait lui-même ; mais il était bon garçon, sans fiel contre qui que ce fût, et sans l’ombre d’ambition. À la vérité, il n’était pas très franc : il jouait toujours un rôle ; mais c’était innocemment, et cela ne faisait de tort à personne. Il s’emballait pour toutes les utopies baroques — généreuses, le plus souvent. Il était trop fin et trop moqueur pour y croire tout à fait ; il savait très bien garder son sang-froid, même dans ses emballements, et il ne se compromettait jamais dans l’application de ses théories. Mais il lui fallait une marotte : c’était un jeu pour lui, et il en changeait fréquemment. Pour l’instant, il avait la marotte de la bonté. Il ne lui suffisait pas d’être bon, naturellement ; il voulait paraître bon ; il professait la bonté, il la mimait. Par esprit de contradiction contre l’activité sèche et dure des siens, et contre le rigorisme, le militarisme, le philistinisme allemand, il était Tolstoyen, Nirvânien, évangéliste, bouddhiste, — il ne savait trop lui-même, — apôtre d’une morale molle et désossée, indulgente, bénisseuse, facile à vivre, qui pardonnait avec effusion à tous les péchés, surtout aux péchés voluptueux, qui ne cachait point sa prédilection pour eux, qui pardonnait beaucoup moins aux vertus, — une morale qui n’était qu’un traité du plaisir, une association libertine de complaisances mutuelles, qui s’amusait à ceindre l’auréole de la sainteté. Il y avait là une petite hypocrisie qui ne sentait pas très bon pour les odorats délicats, et qui aurait pu même être franchement écœurante, si elle s’était prise au sérieux. Mais elle n’y prétendait pas ; elle s’amusait d’elle-même. Ce christianisme polisson n’attendait d’ailleurs qu’une occasion pour céder le pas à quelque autre marotte, — n’importe laquelle : celle de la force brutale, de l’impérialisme, des « lions qui rient ». — Mannheim se donnait la comédie ; il se la donnait de tout son cœur ; il endossait tour à tour tous les sentiments qu’il n’avait pas, avant de redevenir un bon vieux Juif comme les autres, avec tout l’esprit de sa race. Il était très sympathique et extrêmement agaçant.


Christophe fut, quelque temps, une de ses marottes. Mannheim ne jurait que par lui. Il cornait son nom partout. Il rebattait les oreilles des siens avec ses dithyrambes. À l’en croire, Christophe était un génie, un homme extraordinaire, qui faisait de la musique cocasse, qui surtout en parlait d’une façon étonnante, qui était plein d’esprit, — et beau, avec cela : une jolie bouche, des dents magnifiques. Il ajoutait que Christophe l’admirait. — Il finit par l’amener dîner, un soir, chez lui. Christophe se trouva en tête à tête avec le père de son nouvel ami, le banquier Lothar Mannheim, et avec la sœur de Franz, Judith.

C’était la première fois qu’il pénétrait dans un intérieur israélite. Bien qu’assez nombreuse dans la petite ville, et y tenant une place importante par sa richesse, sa cohésion, et son intelligence, la société juive vivait un peu à part de l’autre. Au reste, il existait toujours dans le peuple, à son égard, des préjugés tenaces et une secrète hostilité, bonasse, mais injurieuse. Ces sentiments étaient ceux de la famille de Christophe. Son grand-père n’aimait pas les Juifs ; mais l’ironie du sort avait fait que ses deux meilleurs élèves pour la musique — (l’un, devenu compositeur, l’autre, virtuose illustre) — étaient israélites ; et le brave homme était fort malheureux : car il y avait des moments où il eût voulu embrasser ces deux bons musiciens ; et puis, il se souvenait avec tristesse qu’ils avaient mis Dieu en croix ; et il ne savait comment concilier ces sentiments inconciliables. En fin de compte, il les embrassait. Il inclinait à croire que Dieu leur pardonnerait, parce qu’ils auraient beaucoup aimé la musique. — Le père de Christophe, Melchior, qui faisait l’esprit fort, avait moins de scrupules à prendre l’argent des Juifs ; et il trouvait même cela très bien : mais il faisait d’eux des gorges chaudes, et il les méprisait. — Quant à sa mère, elle n’était pas sûre de ne pas commettre un péché, lorsqu’elle allait servir chez eux, comme cuisinière. Ceux à qui elle avait eu affaire étaient d’ailleurs assez rogues avec elle : pourtant, elle ne leur en voulait pas, elle n’en voulait à personne, elle était pleine de pitié pour ces malheureux, que Dieu avait damnés ; elle s’attendrissait parfois, en voyant passer la fille de la maison, ou en entendant les rires joyeux des enfants :

— Une si belle personne !… De si jolis petits !… Quel malheur !… pensait-elle.

Elle n’osa rien dire à Christophe, quand il lui annonça qu’il dînerait, le soir, chez les Mannheim ; mais elle eut le cœur un peu serré. Elle pensait qu’il ne fallait pas croire tout ce qu’on disait de méchant contre les Juifs — (on dit du mal de tout le monde) — et qu’il y a de braves gens partout, mais qu’il était mieux pourtant et plus convenable que chacun restât chez soi, les Juifs de leur côté, et les chrétiens d’un autre.

Christophe n’avait aucun de ces préjugés. Avec son esprit de réaction perpétuelle contre son milieu, il était plutôt attiré par cette race différente. Mais il ne la connaissait guère. Il n’avait eu quelques rapports qu’avec les éléments les plus vulgaires de la population juive : les petits marchands, la populace qui grouillait dans certaines rues entre le Rhin et la cathédrale, continuant à former, avec l’instinct de troupeau qui est dans tous les hommes, une sorte de petit ghetto. Il lui arrivait assez souvent de flâner dans ce quartier, épiant au passage d’un œil curieux et assez sympathique certains types de femmes aux joues creusées, aux lèvres et aux pommettes saillantes, au sourire à la Vinci, un peu avili, et dont le parler grossier et le rire saccadé venaient malheureusement détruire l’harmonie de la figure au repos. Même dans la lie de la populace, dans ces êtres aux grosses têtes, aux yeux vitreux, aux faces souvent bestiales, trapus et bas sur pattes, ces descendants dégénérés de la plus noble des races, il y avait, jusque dans cette fange lourde et fétide, d’étranges phosphorescences qui s’allumaient, comme des feux follets qui dansent sur les marais : des regards merveilleux, des intelligences lumineuses, une électricité subtile qui se dégageait de la vase, et qui fascinait et inquiétait Christophe. Il pensait qu’il y avait là dedans de belles âmes qui se débattaient, de grands cœurs qui cherchaient à sortir du bourbier ; et il eût voulu les rencontrer, leur venir en aide ; il les aimait sans les connaître, en les redoutant un peu. Mais jamais il n’avait eu d’intimité avec aucun d’entre eux. Jamais surtout il n’avait eu l’occasion d’approcher l’élite de la société juive.

Le dîner chez les Mannheim avait donc pour lui l’attrait de la nouveauté, et, un peu, du fruit défendu. L’Ève qui lui présentait ce fruit le rendait plus savoureux. Depuis l’instant qu’il était entré, Christophe n’avait plus d’yeux que pour Judith Mannheim. Elle appartenait à une espèce différente de toutes les femmes qu’il connaissait jusque-là. Grande et svelte, un peu maigre, bien que solidement charpentée, la figure encadrée de cheveux noirs, peu abondants, mais épais, et plantés bas, qui couvraient les tempes et le front osseux et doré, un peu myope, les paupières grosses, l’œil légèrement bombé, le nez assez fort aux narines dilatées, les joues d’une maigreur intelligente, le menton lourd, le teint assez coloré, elle avait un beau profil, énergique et net ; de face, l’expression était plus trouble, incertaine, composite ; les yeux et les joues étaient inégaux. On sentait en elle une forte race, et, dans le moule de cette race, jetés confusément, des éléments multiples, disparates, de qualité douteuse et inégale, de très beaux et de très vulgaires. Sa beauté résidait surtout dans sa bouche silencieuse, et dans ses yeux, qui semblaient plus profonds à cause de leur myopie, et plus sombres, par l’effet de leur cernure bleuâtre.

Il eût fallu être plus habitué que Christophe à ces yeux, qui sont ceux d’une race, plus que d’un individu, pour lire sous leur voile humide et ardent l’âme réelle de la femme qui était devant lui. C’était l’âme du peuple d’Israël qu’il découvrait dans ces yeux brûlants et mornes, qui la portaient en eux, sans le savoir eux-mêmes. Il y était perdu. Ce ne fut que beaucoup plus tard, peu à peu, après s’être bien souvent égaré dans de telles prunelles, qu’il apprit à retrouver sa route sur cette mer orientale.

Elle, le regardait ; et rien ne venait gêner la lucidité de son regard ; rien ne semblait lui échapper de cette âme chrétienne. Il le sentait lui-même. Il sentait sous la séduction de ce regard féminin une volonté virile, claire et froide, qui fouillait en lui avec une sorte de brutalité indiscrète. Cette brutalité n’avait rien de malveillant. Elle prenait possession de lui. Non pas à la façon d’une coquette, qui veut séduire, sans s’inquiéter de savoir qui elle séduit. Coquette, elle l’était plus que personne ; mais elle savait sa force, et elle s’en remettait à son instinct naturel de l’exercer de soi-même, — surtout quand elle avait à faire à une proie aussi facile que Christophe. — Ce qui l’intéressait davantage, c’était de connaître son adversaire : — (tout homme, tout inconnu était un adversaire pour elle, — un adversaire avec qui l’on pouvait plus tard, s’il y avait lieu, signer un pacte d’alliance). — Elle voulait savoir ce qu’il y avait en lui. La vie étant un jeu, où c’était le plus intelligent qui gagnait, il s’agissait de lire dans les cartes de son adversaire et de ne pas montrer les siennes. À y réussir, elle goûtait la volupté d’une victoire. Peu lui importait qu’elle pût ou non en tirer parti. C’était pour le plaisir. Elle avait la passion de l’intelligence. Non de l’intelligence abstraite, encore qu’elle eût le cerveau assez solide pour réussir, si elle eût voulu, en n’importe quelles sciences, et que, bien mieux que son frère, elle eût fait le véritable successeur du banquier Lothar Mannheim. Mais elle préférait l’intelligence vivante, celle qui s’applique aux hommes. Elle jouissait de pénétrer une âme, de peser sa valeur — (elle y mettait autant d’attention scrupuleuse que la Juive de Matsys à peser ses écus) ; — elle savait, avec une divination merveilleuse, trouver en moins de rien le défaut de la cuirasse, les tares et les faiblesses qui sont la clef de l’âme, — s’emparer des secrets : c’était sa façon de s’en sentir maîtresse. Mais elle ne s’attardait point à sa victoire ; et de sa prise elle ne faisait rien. Une fois sa curiosité et son orgueil satisfaits, elle ne s’y intéressait plus, et passait à un autre objet. Toute cette force restait stérile. Dans cette âme si vivante, il y avait quelque chose de mort. Elle portait en elle le génie de la curiosité et de l’ennui.


Ainsi, elle regardait Christophe, qui la regardait. Elle parlait à peine. Il lui suffisait d’un sourire imperceptible, au coin de la bouche : Christophe était hypnotisé par lui. Ce sourire s’effaçait par instants, la figure devenait froide, les yeux indifférents ; elle s’occupait du service, et parlait au domestique d’un ton glacial ; il semblait qu’elle n’écoutât plus. Puis, les yeux s’éclairaient de nouveau ; et trois ou quatre mots précis montraient qu’elle avait tout entendu et tout compris.

Elle revisait froidement le jugement de son frère sur Christophe : elle connaissait les hâbleries de Franz ; son ironie avait eu beau jeu, quand elle avait vu paraître Christophe, dont son frère lui avait vanté la beauté et la distinction — (il semblait que Franz eût un don spécial pour voir le contraire de l’évidence ; ou peut-être prenait-il à le croire un amusement paradoxal). — Mais, en étudiant mieux Christophe, elle reconnut que pourtant tout n’était pas faux dans ce que Franz en avait dit ; et, à mesure qu’elle avançait à la découverte, elle trouvait en Christophe une force encore incertaine et mal équilibrée, mais robuste et hardie : elle y prenait plaisir, sachant, mieux que personne, la rareté de la force. Elle sut faire parler Christophe sur tout ce qu’elle voulut, dévoiler sa pensée, montrer lui-même les limites et les manques de son esprit ; elle lui fit jouer du piano : elle n’aimait pas la musique, mais elle la comprenait ; et elle entrevit parfaitement l’originalité musicale de Christophe, bien que sa musique ne lui eût inspiré aucune sorte d’émotion. Sans rien changer à la froideur courtoise de ses manières, quelques remarques brèves, justes, nullement louangeuses, montrèrent l’intérêt qu’elle prenait de plus en plus à Christophe.

Christophe s’en aperçut ; et il en fut fier : car il sentait le prix d’un tel jugement et la rareté de son approbation. Il ne cachait pas le désir qu’il avait de le conquérir ; et il y incitait une naïveté, qui faisait sourire ses trois hôtes : il ne parlait plus qu’à Judith, et pour Judith ; il ne s’occupait pas plus des deux autres que s’ils n’avaient pas existé.

Franz le regardait parler ; il suivait toutes ses paroles, des lèvres et des yeux, avec un mélange d’admiration et de blague ; et il pouffait, en échangeant des coups d’œil moqueurs avec son père et avec sa sœur, qui, impassible, feignait de ne pas les remarquer.

Lothar Mannheim, — un grand vieillard, solide, un peu voûté, le teint rouge, les cheveux gris taillés en brosse, la moustache et les sourcils très noirs, une figure lourde, mais énergique et goguenarde, qui donnait l’impression d’une vitalité puissante, — avait, lui aussi, étudié Christophe, pendant la première partie du dîner, avec une bonhomie narquoise ; et, lui aussi, avait reconnu sur-le-champ qu’il y avait « quelque chose » dans ce garçon. Mais il ne s’intéressait pas à la musique, ni aux musiciens : ce n’était pas là sa partie, il n’y connaissait rien, et il ne le cachait pas ; il s’en vantait même : — (quand un homme de cette sorte avoue une ignorance, c’est pour en tirer vanité.) — Comme Christophe, de son côté, manifestait clairement, avec une impolitesse dénuée de malice, qu’il pouvait sans regret se passer de la société de Monsieur le banquier, et que la conversation de Mademoiselle Judith Mannheim suffisait entièrement à occuper sa soirée, le vieux Lothar, amusé, s’était installé au coin de son feu ; et il lisait son journal, écoutant vaguement, d’une oreille ironique, les billevesées de Christophe et sa musique bizarre, qui le faisait rire parfois d’un rire silencieux, à la pensée qu’il pouvait y avoir des gens qui comprenaient cela et qui y trouvaient plaisir. Il ne se donnait même plus la peine de suivre la conversation ; il s’en remettait à l’intelligence de sa fille de lui dire ce que valait au juste le nouveau venu. Elle s’acquittait en conscience de sa tâche.

Quand Christophe fut parti, Lothar demanda à Judith :

— Eh bien, tu l’as assez confessé : qu’est-ce que tu en dis, de l’artiste ?

Elle rit, réfléchit un moment, fit son total, et dit :

— Il est un peu braque ; mais il n’est pas bête.

— Bon, fit Lothar : c’est aussi ce qu’il m’a semblé. Alors, il peut réussir ?

— Oui, je crois. Il est fort.

— Très bien, — dit Lothar, avec la logique magnifique des forts, qui ne s’intéressent qu’aux forts, — il faudra donc l’aider.


Christophe emportait, de son côté, l’admiration de Judith Mannheim. Il n’était pourtant pas épris, comme le croyait Judith. Tous deux, — elle avec sa finesse, lui avec son instinct qui lui tenait lieu d’esprit, — se méprenaient également l’un sur l’autre. Christophe était fasciné par l’énigme de cette figure et par l’intensité de sa vie cérébrale ; mais il ne l’aimait pas. Ses yeux et son intelligence étaient pris : son cœur ne l’était pas. — Pourquoi ? — Il eût été assez difficile de le dire. Parce qu’il entrevoyait en elle quelque chose de douteux et d’inquiétant ? — En d’autres circonstances, c’eût été là pour lui une raison de plus d’aimer : l’amour n’est jamais plus fort que quand il sent qu’il va à ce qui le fera souffrir. — Si Christophe n’aimait pas Judith, ce n’était la faute ni de l’un, ni de l’autre. La vraie raison, assez humiliante pour tous deux, c’est qu’il était trop près encore de son dernier amour. L’expérience ne l’avait pas rendu plus sage. Mais il avait tant aimé Ada, il avait dans cette passion tant dévoré de foi, de force, et d’illusions, qu’il ne lui en restait plus assez, en ce moment, pour une nouvelle passion. Avant qu’une autre flamme s’allumât, il fallait qu’il se refît dans son cœur un autre bûcher : d’ici là, ce ne pouvaient être que quelques feux passagers, des restes de l’incendie, échappés par hasard, qui ne demandaient qu’à brûler, jetaient une lueur éclatante et brève, et s’éteignaient, faute d’aliment. Six mois plus tard, peut-être, il eût aimé Judith aveuglément. Aujourd’hui, il ne voyait en elle rien de plus qu’un ami, — certes un peu troublant ; — mais il s’efforçait de chasser ce trouble : ce trouble lui rappelait Ada ; c’était là un souvenir sans attrait : il aimait mieux n’y pas penser. Ce qui l’attirait en Judith, c’était ce qu’elle avait de différent des autres femmes, et non ce qu’elle avait de commun avec elles. Elle était la première femme intelligente qu’il eût vue. Intelligente, elle l’était des pieds à la tête. Sa beauté même — ses gestes, ses mouvements, ses traits, les plis de ses lèvres, ses yeux, ses mains, sa maigreur élégante, — était le reflet de son intelligence ; son corps était modelé par son intelligence ; sans son intelligence, elle eût passé inaperçue ; et même, elle eût paru laide sans doute à la plupart. Cette intelligence ravissait Christophe. Il la croyait plus large et plus libre qu’elle n’était ; il ne pouvait encore savoir ce qu’elle avait de décevant. Il avait l’ardent désir de se confier à elle, de partager sa pensée avec elle. Il n’avait jamais trouvé personne qui s’intéressât à ses rêves, il était enfermé en soi : quelle joie c’eût été de trouver une amie ! Le manque d’une sœur avait été un des grands regrets de son enfance : il lui semblait qu’une sœur l’aurait compris, mieux que ne le pouvait jamais un frère. Et, après avoir vu Judith, il sentait renaître cet espoir enfantin et illusoire d’une amitié fraternelle. Il ne pensait pas à l’amour. N’étant pas amoureux, l’amour lui semblait médiocre, au prix de l’amitié.

Judith ne tarda pas à sentir la nuance, et elle en fut blessée. Elle n’aimait pas Christophe, et elle excitait d’autres passions parmi les jeunes gens de la ville, riches et d’un meilleur rang, pour qu’elle ne pût éprouver une grande satisfaction à savoir Christophe amoureux. Mais, à savoir qu’il ne l’était pas, elle avait du dépit. Sans doute, elle lui savait gré de lui confier ses projets : elle n’en était pas surprise ; mais il était un peu mortifiant de voir qu’elle ne pouvait exercer sur lui qu’une influence de raison : — (une influence de déraison a un bien autre prix pour une âme féminine). — Elle ne l’exerçait même pas : Christophe n’en faisait qu’à sa tête. Judith avait l’esprit impérieux. Elle était habituée à pétrir à sa guise les pensées assez molles des jeunes gens qu’elle connaissait. Comme elle les jugeait médiocres, elle trouvait peu de plaisir à les dominer. Avec Christophe, il y avait plus d’intérêt, parce qu’il y avait plus de difficulté. Ses projets la laissaient indifférente ; mais il lui eût plu de diriger cette pensée neuve, cette force mal dégrossie, et de les mettre en valeur, — à sa façon bien entendu, et non à celle de Christophe, qu’elle ne se souciait pas de comprendre. Elle avait tout de suite vu que ce ne serait pas sans lutte ; elle avait noté dans Christophe toutes sortes de partis-pris, d’idées qui lui semblaient extravagantes et enfantines : c’étaient, pour elle, de mauvaises herbes ; elle se faisait fort de les arracher. Elle n’en arracha pas une. Elle n’obtint même pas la plus petite satisfaction d’amour-propre. Christophe était intraitable. N’étant pas épris, il n’avait aucune raison de lui rien céder de sa pensée.

Elle se piqua au jeu, et, d’instinct, pendant quelque temps, elle tenta de le conquérir. Il s’en fallut de bien peu que Christophe, malgré la lucidité d’esprit qu’il possédait alors, se laissât prendre de nouveau. Les hommes sont facilement dupes de ce qui flatte leur orgueil et leurs désirs ; et un artiste est deux fois plus dupe qu’un autre homme, parce qu’il a plus d’imagination. Il ne tint qu’à Judith d’entraîner Christophe dans un flirt dangereux, qui l’eût une fois de plus démoli, et plus complètement peut-être. Mais, comme d’habitude, elle se lassa vite ; elle trouva que cette conquête n’en valait pas la peine : Christophe l’ennuyait déjà ; elle ne le comprenait plus.

Elle ne le comprenait plus, passé certaines limites. Jusque-là, elle comprenait tout. Pour aller plus loin, son admirable intelligence ne suffisait plus : il eût fallu du cœur, ou, à défaut, ce qui en donne, pour un temps, l’illusion : l’amour. Elle comprenait bien les critiques de Christophe contre les gens et les choses : elle s’en amusait, et elle les trouvait assez vraies ; elle n’était pas sans les avoir pensées elle-même. Mais ce qu’elle ne comprenait pas, c’était que ces pensées pussent avoir une influence sur sa vie pratique, quand leur application était dangereuse ou gênante. L’attitude de révolte, que Christophe prenait contre tous et contre tout, ne conduisait à rien : il ne pouvait s’imaginer qu’il allait réformer le monde… Alors ?… C’était perdre son temps à battre de sa tête contre un mur. Un homme intelligent juge les hommes, les raille secrètement, les méprise un peu ; mais il fait comme eux, — un peu mieux seulement — : c’est le seul moyen de s’en rendre maître. La pensée est un monde, l’action en est un autre. Quelle nécessité de se rendre victime de ce qu’on pense ? Penser vrai : certes ! Mais à quoi bon dire vrai ? Puisque les hommes sont assez bêtes pour ne pouvoir supporter la vérité, faut-il les y forcer ? Accepter leur faiblesse, paraître s’y plier et se sentir libre dans son cœur méprisant, n’y a-t-il pas à cela une jouissance secrète ? Jouissance d’esclave intelligent ? Soit. Mais esclave pour esclave, puisque c’est toujours là qu’il faut en venir et qu’il ne sert à rien de protester, il vaut mieux l’être par sa propre volonté, et éviter des luttes ridicules et inutiles. Au reste, le pire des esclavages, c’est d’être esclave de sa pensée, et de lui sacrifier tout. Il ne faut pas être dupe de soi. — Elle voyait nettement que si Christophe s’obstinait, comme il y semblait résolu, dans cette voie d’intransigeance agressive contre les préjugés de l’art et de l’esprit allemand, il tournerait contre lui tout le monde, et ses protecteurs mêmes : il allait fatalement à la défaite. Elle ne comprenait pas pourquoi il semblait s’acharner contre lui-même, se ruiner à plaisir.

Pour le comprendre, il eût fallu qu’elle pût comprendre aussi que le succès n’était pas son but, que son but était sa foi. Il croyait dans l’art, il croyait dans son art, il croyait en lui-même, comme en des réalités supérieures non seulement à toute raison d’intérêt, mais à sa vie. Quand, un peu impatienté par ses observations, il le lui dit, avec une emphase naïve, elle commença par hausser les épaules : elle ne le prit pas au sérieux. Elle voyait là de grands mots, comme ceux qu’elle était habituée à entendre dire à son frère, qui, périodiquement, annonçait des résolutions absurdes et sublimes, qu’il se gardait bien de mettre à exécution. Puis, quand elle vit que Christophe était vraiment dupe de ces mots, elle jugea qu’il était fou, et elle ne s’intéressa plus à lui.

Dès lors, elle ne se donna plus aucune peine pour paraître à son avantage, et elle se montra ce qu’elle était : beaucoup plus Allemande, et Allemande moyenne, qu’elle ne semblait d’abord, et que peut-être elle ne pensait. — On reproche, bien à tort, aux Israélites de n’être d’aucune nation et de former d’un bout à l’autre de l’Europe un seul peuple homogène et imperméable aux influences des peuples différents chez qui ils sont campés. En réalité, il n’est pas de race qui prenne plus facilement l’empreinte des pays où elle passe ; et s’il y a bien des caractères communs entre un Israélite français et un Israélite allemand, il y a bien plus encore de caractères différents, qui tiennent à leur nouvelle patrie, dont ils épousent, avec une rapidité incroyable, les habitudes d’esprit : plus encore, à vrai dire, les habitudes que l’esprit. Mais l’habitude, qui est une seconde nature chez tous les hommes, étant chez la plupart la seule et unique nature, il en résulte que la majorité des citoyens autochtones d’un pays seraient fort mal venus à reprocher aux Israélites le manque d’un esprit national, profond et raisonné, qu’ils n’ont eux-mêmes à aucun degré.

Les femmes, toujours plus sensibles aux influences extérieures, plus promptes à s’adapter aux conditions de la vie et à varier avec elles, — les femmes d’Israël prennent par toute l’Europe, souvent avec exagération, les modes physiques et morales du pays où elles vivent, — sans perdre toutefois la silhouette et la saveur trouble, lourde, obsédante, de leur race. — Christophe en était frappé. Il rencontrait chez les Mannheim des tantes, des cousines, des amies de Judith. Si peu Allemandes que fussent certaines de ces figures aux yeux ardents et rapprochés du nez, au nez rapproché de la bouche, aux traits forts, au sang rouge sous la peau épaisse et brune, si peu faites qu’elles semblassent presque toutes pour être Allemandes, — toutes étaient plus Allemandes que de raison : c’était la même façon de parler, de s’habiller, — parfois jusqu’à l’outrance. — Judith leur était de beaucoup supérieure à toutes ; et la comparaison faisait ressortir ce qu’il y avait d’exceptionnel dans son intelligence, ce qui dans sa personne était son œuvre. Elle n’en avait pas moins la plupart des travers des autres. Beaucoup plus libre qu’elles — presque absolument libre — sur le terrain moral, elle ne l’était pas plus qu’elles sur le terrain social ; ou du moins, son intérêt pratique venait ici se substituer à sa raison libre. Elle croyait au monde, aux classes, aux préjugés, parce que, tout compte fait, elle y trouvait son avantage. Elle avait beau railler l’esprit allemand : elle était attachée à la mode allemande. Elle sentait intelligemment la médiocrité de tel artiste reconnu ; mais elle ne laissait pas de le respecter, parce qu’il était reconnu ; et si, personnellement, elle était en relations avec lui, elle l’admirait : car sa vanité en était flattée. Elle aimait peu les œuvres de Brahms, et elle le soupçonnait en secret d’être un artiste de second ordre ; mais sa gloire lui en imposait ; et, comme elle avait reçu cinq ou six lettres de lui, il en résultait pour elle avec évidence qu’il était le plus grand musicien du temps. Elle n’avait aucun doute sur la valeur réelle de Christophe et sur la stupidité du premier lieutenant Detlev von Fleischer ; mais elle était plus flattée par la cour que celui-ci daignait faire à ses millions, que par l’amitié de Christophe : car un sot officier n’en est pas moins un homme d’une autre caste ; et il est plus difficile à une Juive allemande qu’à une autre femme d’entrer dans cette caste. Quoiqu’elle ne fût pas dupe de ces niaiseries féodales, et qu’elle sût fort bien que si elle venait à épouser le premier lieutenant Detlev von Fleischer, c’était elle qui lui ferait un grand honneur, elle s’évertuait à le conquérir ; elle s’humiliait à faire les yeux doux à ce crétin et à flatter son amour-propre. La Juive orgueilleuse, et qui avait mille raisons de l’être, — la fille intelligente et dédaigneuse du banquier Mannheim aspirait à descendre, à faire comme la première venue de ces petites bourgeoises allemandes, qu’elle méprisait.


L’expérience fut courte. Christophe perdit ses illusions sur Judith presque aussi vite qu’il les avait prises. Il faut rendre cette justice à Judith qu’elle ne fit rien pour qu’il les gardât. Du jour où une femme de cette trempe vous a jugé, où elle s’est détachée de vous, vous n’existez plus pour elle : elle ne vous voit plus, et elle ne se gêne pas davantage pour dévêtir son âme devant vous, avec une tranquille impudeur, que pour se mettre toute nue devant son chien, son chat, ou tel autre animal domestique. Christophe vit l’égoïsme de Judith, sa froideur, sa médiocrité de caractère. Il n’avait pas eu le temps d’être pris à fond. Ce fut assez déjà pour le faire souffrir, pour lui donner une sorte de fièvre. Sans aimer Judith, il aimait ce qu’elle aurait pu être — ce qu’elle aurait dû être. Ses beaux yeux exerçaient sur lui une fascination douloureuse : il ne pouvait les oublier ; quoiqu’il sût maintenant l’âme morne, qui dormait au fond, il continuait de les voir, comme il voulait les voir, comme il les avait vus d’abord. C’était là une de ces hallucinations d’amour sans amour, qui tiennent tant de place dans les cœurs d’artistes, quand ils ne sont pas entièrement absorbés par leur œuvre. Une figure qui passe suffit à la leur donner ; ils voient en elle toute la beauté qui est en elle et qu’elle ignore elle-même, dont elle ne se soucie pas. Et ils l’aiment d’autant plus qu’ils savent qu’elle ne s’en soucie pas. Ils l’aiment comme une belle chose qui va mourir, sans que personne ait su son prix, ni même qu’elle vivait.

Peut-être s’abusait-il, et Judith Mannheim n’aurait-elle pu être rien de plus que ce qu’elle était. Mais Christophe, un instant, avait eu foi en elle ; et le charme durait : il ne pouvait la juger d’une façon impartiale. Tout ce qu’elle avait de beau lui semblait n’être qu’à elle, être elle tout entière. Tout ce qu’elle avait de vulgaire, il le rejetait sur sa double race : la juive et l’allemande ; et peut-être, en voulait-il plus à celle-ci qu’à celle-là, car il avait eu à en souffrir davantage. Comme il ne connaissait encore aucune autre nation, l’esprit allemand était pour lui une sorte de bouc émissaire : il le chargeait de tous les péchés du monde. La déception que lui causait Judith lui était une raison de plus de le combattre : il ne lui pardonnait pas d’avoir brisé l’élan d’une telle âme.

Telle fut sa première rencontre avec Israël. Il en avait beaucoup espéré. Il avait espéré trouver dans cette race forte et à part des autres un allié dans sa lutte. Il perdit cet espoir. Avec la mobilité d’intuition passionnée, qui le faisait sauter d’un extrême à l’autre, il se persuada aussitôt que cette race était beaucoup plus faible qu’on ne le disait, et beaucoup plus ouverte — beaucoup trop ouverte — aux influences du dehors. Elle était faible de sa propre faiblesse et de toutes celles du monde, ramassées sur son chemin. Ce n’était pas encore là qu’il pouvait trouver le point d’appui pour poser le levier de son art. Il risquait bien plutôt de s’engloutir avec elle dans le sable du désert.

Ayant vu le danger, et ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour le braver, il cessa brusquement d’aller chez les Mannheim. Il fut invité plusieurs fois, et s’excusa, sans donner de raisons. Comme il avait montré jusque-là un empressement excessif à venir, un changement aussi soudain fut remarqué : on le mit sur le compte de son « originalité » ; mais aucun des trois Mannheim ne douta que les beaux yeux de Judith n’y fussent pour quelque chose ; ce fut un sujet de plaisanterie, à table, de la part de Lothar et de Franz. Judith haussa les épaules, en disant que c’était une belle conquête ; et elle pria sèchement son frère « de ne pas lui monter de bateau ». Mais elle ne négligea rien pour que Christophe revint. Elle lui écrivit, sous prétexte d’un renseignement musical, que nul autre ne pouvait lui fournir ; et, à la fin de la lettre, elle faisait une allusion amicale à la rareté de ses visites et au plaisir qu’on aurait à le voir. Christophe répondit, donna le renseignement, prétexta ses occupations, et ne parut pas. Ils se rencontraient parfois au théâtre. Christophe détournait obstinément les yeux de la loge des Mannheim ; et il feignait de ne pas voir Judith, qui tenait prêt pour lui son plus charmant sourire. Elle n’insista pas. Comme elle ne tenait pas à lui, elle trouva inconvenant que ce petit artiste lui laissât faire tous les frais, en pure perte. S’il voulait revenir, il reviendrait. Sinon, — eh bien ! on s’en passerait…

On s’en passa ; et, en effet, son absence ne fit pas un grand vide aux soirées des Mannheim. Mais Judith, en dépit d’elle-même, garda rancune à Christophe. Elle trouvait naturel de ne pas se soucier de lui, quand il était là ; et elle lui permettait d’en témoigner du déplaisir ; mais que ce déplaisir allât jusqu’à rompre toutes relations lui semblait d’un orgueil stupide et d’un cœur plus égoïste qu’épris. — Judith ne tolérait point chez les autres ses propres défauts.

Elle n’en suivit qu’avec plus d’attention tout ce que Christophe faisait et tout ce qu’il écrivait. Sans en avoir l’air, elle mettait volontiers son frère sur ce sujet ; elle se faisait raconter ses conversations de la journée avec Christophe ; et elle ponctuait le récit d’observations ironiques et intelligentes, qui ne laissaient passer aucun trait ridicule et ruinaient peu à peu l’enthousiasme de Franz, sans qu’il s’en aperçût.


D’abord, tout avait été pour le mieux, à la Revue. Christophe n’avait pas encore pénétré la médiocrité de ses confrères ; et eux, puisqu’il était des leurs, lui reconnaissaient du génie. Mannheim, qui l’avait découvert, répétait de tous côtés, sans avoir rien lu de lui, que Christophe était un critique admirable, qui s’était, jusque-là, trompé sur sa vocation, et que lui, Mannheim, la lui avait révélée. Ils annoncèrent ses articles à l’avance, en termes mystérieux, qui piquaient la curiosité ; et sa première chronique fut, en effet, dans l’atonie de la petite ville, comme une pierre qui tombe dans une mare aux canards. Elle était intitulée : Trop de musique !

— « Trop de musique, trop de boisson, trop de mangeaille ; — écrivait Christophe. — On mange, on boit, on ouït, sans faim, sans soif, sans besoin, par habitude de goinfrerie. C’est un régime d’oie de Strasbourg. Ce peuple est malade de boulimie. Peu lui importe ce qu’on lui donne : Tristan ou le Trompeter von Säckingen, Beethoven ou Mascagni, une fugue ou un pas redoublé, Adam, Bach, Puccini, Mozart, ou Marschner : il ne sait pas ce qu’il mange ; l’important, c’est qu’il mange. Il n’y trouve même plus de plaisir. Voyez-le au concert. On parle de la gaieté allemande ! Ces gens-là ne savent pas ce que c’est que la gaieté : ils sont toujours gais ! Leur gaieté, comme leur tristesse, se répand en pluie : c’est de la joie en poussière ; elle est atone et sans force. Ils resteraient pendant des heures à absorber en souriant vaguement des sons, des sons, des sons. Ils ne pensent à rien, ils ne sentent rien : ce sont des éponges. La véritable joie, ou la véritable douleur, — la force, — ne se distribue pas pendant des heures, comme la bière d’un tonneau. Elle vous prend à la gorge et vous terrasse ; et on n’a plus envie, après, d’absorber encore quelque chose : on a son compte !…

« Trop de musique ! Vous vous tuez et vous la tuez. Que vous vous tuiez, cela vous regarde, je n’y peux rien. Mais pour la musique, — halte-là ! Je ne permets pas que vous avilissiez tout ce qu’il y a de beau au monde, en mettant dans le même panier les choses saintes et les ignominies, en donnant, comme vous le faites couramment, le prélude de Parsifal entre une fantaisie sur la Fille du Régiment et un quartett de saxophones, ou un adagio de Beethoven flanqué d’un air de cake walk et d’une ordure de Leoncavallo. Vous vous vantez d’être le grand peuple musical. Vous prétendez aimer la musique. Quelle musique aimez-vous ? Est-ce la bonne ou la mauvaise ? Vous les applaudissez de même. À la fin, faites un choix ! Qu’est-ce que vous voulez, au juste ? Vous ne le savez pas vous-mêmes. Vous ne voulez pas le savoir : vous avez trop peur de prendre parti, de vous compromettre… Au diable votre prudence ! — Vous êtes au-dessus des partis, dites-vous ? — Au-dessus : cela veut dire au-dessous…

Et il leur citait les vers du vieux Gottfried Keller, le rude bourgeois de Zurich, — un des écrivains d’Allemagne qui lui était le plus chers par sa vigoureuse loyauté et son âpre saveur du terroir :


Wer über den Partein sich wähnt mit stolzen Mienen,
Der steht zumeist vielmehr beträchtlich unter ihnen.


(« Qui se flatte avec de fières mines d’être au-dessus des partis, celui-là bien plutôt reste incommensurablement au-dessous. »)

— « Ayez le courage d’être vrais, continuait-il. Ayez le courage d’être laids. Si vous aimez la mauvaise musique, dites-le franchement. Montrez-vous, voyez-vous tels que vous êtes. Débarbouillez-vous l’âme du fard dégoûtant de tous vos compromis et de toutes vos équivoques. Lavez-la à grande eau. Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu vos traits dans un miroir ? Je m’en vais vous les montrer. Compositeurs, virtuoses, chefs d’orchestre, chanteurs, et toi, cher public, vous saurez une bonne fois qui vous êtes… — Soyez tout ce que vous voudrez ; mais, par tous les diables ! soyez vrais ! Soyez vrais, dussent les artistes et l’art — dussé-je moi-même être le premier à en souffrir ! Si l’art et la vérité ne peuvent vivre ensemble, que l’art disparaisse ! La vérité, c’est la vie. La mort, c’est le mensonge. »

Cette déclamation juvénile, outrée, tout d’une pièce, et d’assez mauvais goût, fit naturellement crier. Pourtant, comme tout le monde était visé, mais comme aucun ne l’était d’une façon précise, personne n’eut garde de se reconnaître. Chacun d’ailleurs est, se croit, ou se dit le meilleur ami de la vérité : il n’y avait donc pas de risques qu’on attaquât les conclusions de l’article. On fut seulement choqué du ton général ; on s’accordait à le trouver peu convenable, surtout de la part d’un artiste à demi officiel. Quelques musiciens commencèrent à s’agiter et protestèrent avec aigreur : ils prévoyaient que Christophe n’en resterait pas là. D’autres se crurent plus habiles, en félicitant Christophe de son acte de courage : ils n’étaient pas les moins inquiets sur les prochains articles.

L’une et l’autre tactique eurent même résultat. Christophe était lancé : rien ne pouvait l’arrêter ; et, comme il l’avait promis, tout y passa : les auteurs et les interprètes.

Les premiers sabrés furent les Kapellmeister. Christophe ne s’en tenait point à des considérations générales sur l’art de diriger l’orchestre. Il nommait par leurs noms ses confrères de la ville ou des villes voisines ; ou s’il ne les nommait point, les allusions étaient si claires, que nul ne s’y trompait. Chacun reconnaissait l’apathique chef d’orchestre de la cour, Alois von Werner, vieillard prudent, chargé d’honneurs, qui craignait tout, qui ménageait tout, qui avait peur de faire une observation à ses musiciens et suivait docilement les mouvements qu’ils prenaient, — qui ne hasardait rien sur ses programmes qui ne fût consacré par vingt ans de succès, ou, pour le moins, couvert par l’estampille officielle de quelque dignité académique. Christophe applaudissait ironiquement à ses hardiesses ; il le félicitait d’avoir découvert Gade, Dvorak, ou Tschaikowsky ; il s’extasiait sur l’immuable correction, l’égalité métronomique, le jeu éternellement fein-nuanciert (finement nuancé) de son orchestre ; il proposait de lui orchestrer pour son prochain concert l’École de la Vélocité de Czerny ; et il le conjurait de ne pas tant se fatiguer, de ne pas tant se passionner, de ménager sa précieuse santé. — Ou c’étaient des cris d’indignation à propos de la façon dont il avait conduit l’Héroïque de Beethoven :

— « Un canon ! Un canon ! Mitraillez-moi ces gens-là !… Mais vous n’avez donc aucune idée de ce que c’est qu’un combat, la lutte contre la bêtise et la férocité humaines, — et la force qui les foule aux pieds, avec un rire de joie ? — Et comment le sauriez-vous ? C’est vous qu’elle combat ! Tout l’héroïsme qui est en vous, vous le dépensez à écouter, ou à jouer sans bâiller l’Héroïque de Beethoven, — (car cela vous ennuie… Avouez donc que cela vous ennuie, que vous en crevez d’ennui !) — ou à braver un courant d’air, tête nue et le dos courbé, sur le passage de quelque Sérénissime. »

Il n’avait pas assez de sarcasmes pour ces pontifes de Conservatoires, interprétant les grands hommes du passé en « classiques ».

— « Classique ! ce mot dit tout. La libre passion, arrangée et expurgée à l’usage des écoles ! La vie, cette plaine immense balayée par les vents, — renfermée entre les quatre murs d’une cour de gymnase ! Le rythme sauvage et fier d’un cœur frémissant, réduit au tic-tac de pendule d’une mesure à quatre temps, qui va tranquillement son petit bonhomme de chemin, clochant du pied et s’appuyant imperturbablement sur la béquille du temps fort !… Pour jouir de l’Océan, vous auriez besoin de le mettre dans un bocal, avec des poissons rouges. Vous ne comprenez la vie, que quand vous l’avez tuée. »

S’il n’était pas tendre pour les « empailleurs », ainsi qu’il les nommait, il l’était moins encore pour les écuyers de cirque de l’orchestre, pour les Kapellmeister illustres qui venaient en tournée faire admirer leurs ronds de bras et leurs mains fardées, ceux qui exerçaient leur virtuosité sur le dos des grands maîtres, s’évertuaient à rendre méconnaissables les œuvres les plus connues, et faisaient des cabrioles à travers le cerceau de la Symphonie en ut mineur. Il les traitait de vieilles coquettes, de primadonnas de l’orchestre, de tziganes et de danseurs de cordes.

Les virtuoses lui fournissaient naturellement une riche matière. Il se récusait quand il avait à juger leurs séances de prestidigitation. Il disait que ces exercices de mécanique étaient du ressort du Conservatoire des Arts et Métiers, et que ce n’était pas une critique musicale, mais des graphiques enregistrant la durée, le nombre des notes, et l’énergie dépensée, qui pouvaient évaluer le mérite de ces travaux. Parfois, il mettait au défi un virtuose célèbre du piano, qui venait de surmonter, dans un concert de deux heures, les difficultés les plus formidables, le sourire sur les lèvres, et la mèche sur les yeux, — d’exécuter un andante enfantin de Mozart. — Certes, il ne méconnaissait point le plaisir de la difficulté vaincue. Lui aussi l’avait goûté : c’était pour lui une des joies de la vie. Mais n’en voir que le côté le plus matériel, et finir par y réduire tout l’héroïsme de l’art, lui paraissait grotesque et dégradant. Il ne pardonnait pas aux « lions », ou aux « panthères du piano ». — Mais il n’était pas non plus très indulgent pour les braves pédants, célèbres en Allemagne, qui, justement soucieux de ne point altérer le texte des maîtres, répriment avec soin tout élan de la pensée, et, comme E. d’Albert et H. de Bülow, quand ils disent une sonate passionnée, semblent toujours donner une leçon de diction.

Les chanteurs eurent leur tour. Christophe en avait gros sur le cœur à leur dire de leur lourdeur barbare et de leur emphase de province. Ce n’était pas seulement le souvenir de ses mésaventures récentes avec la dame en bleu. C’était la rancune de tant de représentations qui avaient été un supplice pour lui. On ne savait ce qui avait le plus à y souffrir, des oreilles ou des yeux. Encore Christophe ne pouvait-il avoir assez de termes de comparaison pour se douter de la laideur de la mise en scène, des costumes disgracieux, des couleurs qui hurlaient. Il était seulement choqué par la vulgarité des types, des gestes et des attitudes, par le jeu sans naturel, par l’inaptitude des acteurs à revêtir des âmes étrangères, et par l’indifférence stupéfiante avec laquelle ils passaient d’un rôle à un autre, pourvu qu’il fût écrit à peu près dans le même registre de voix. D’opulentes matrones, réjouies et rebondies, s’exhibaient tour à tour en Ysolde et en Carmen. Amfortas jouait Figaro. — Mais ce qui, naturellement, était le plus sensible à Christophe, c’était la laideur du chant, surtout dans les œuvres classiques dont la beauté mélodique est un élément essentiel. On ne savait plus chanter en Allemagne la parfaite musique de la fin du dix-huitième siècle : on ne s’en donnait plus la peine. Le style net et pur de Gluck et de Mozart, qui semble, comme celui de Goethe, tout baigné de la lumière italienne, — ce style qui commence à s’altérer déjà, à devenir vibrant et papillotant avec Weber, — ce style ridiculisé par les lourdes caricatures de l’auteur du Crociato, — avait été anéanti par le triomphe de Wagner. Le vol sauvage des Walkyries aux cris stridents avait passé sur le ciel de la Grèce. Les lourdes nuées d’Odin étouffaient la lumière. Nul ne songeait plus maintenant à chanter la musique : on chantait les poèmes. On faisait bon marché des laideurs et des négligences de détail, des fausses notes même, sous prétexte que seul, l’ensemble de l’œuvre, la pensée importait…

— « La pensée ! Parlons-en. Comme si vous la compreniez !… Mais que vous la compreniez, ou non, respectez, s’il vous plaît, la forme qu’elle s’est choisie. Avant tout, que la musique soit et reste de la musique ! »

D’ailleurs, ce grand souci que les artistes allemands prétendaient avoir de l’expression et de la pensée profonde était, selon Christophe, une bonne plaisanterie. De l’expression ? De la pensée ? Oui, ils en mettaient partout, — partout, également. Ils eussent trouvé de la pensée dans un chausson de laine, aussi bien — pas plus, pas moins, — que dans une statue de Michel-Ange. Ils jouaient avec la même énergie n’importe qui, n’importe quoi. Au fond, chez la plupart, l’essentiel de la musique était — prétendait-il — le volume du son, le bruit musical. Le plaisir de chanter, si puissant en Allemagne était en quelque sorte un plaisir de gymnastique vocale. Il s’agissait de se bien gonfler d’air et de le rejeter avec vigueur, fort, longtemps, et en mesure. — Et il décernait à telle grande chanteuse, en guise de compliment, un brevet de bonne santé.

Il ne se contentait pas d’étriller les artistes. Il enjambait la rampe, et rossait le public, qui assistait, bouche bée, à ces exécutions. Le public, ahuri, ne savait pas s’il devait rire ou se fâcher. Il avait tous les droits de crier à l’injustice : il avait pris bien garde de ne se mêler à aucune bataille d’art ; il se tenait prudemment en dehors de toute question brûlante ; et, de peur de se tromper, il applaudissait tout. Et voici que Christophe lui faisait un crime d’applaudir !… D’applaudir les méchantes œuvres ? — C’eût été déjà fort ! Mais Christophe allait plus loin : ce qu’il lui reprochait le plus d’applaudir, c’étaient les grandes œuvres :

— « Farceurs, leur disait-il, vous voudriez faire croire que vous avez tant d’enthousiasme que cela ?… Allons donc ! ne vous donnez pas tant de peine ! Vous prouvez justement le contraire de ce que vous voulez prouver. Applaudissez, si vous voulez, les œuvres ou les pages, qui, dans quelque mesure, appellent l’applaudissement. Applaudissez les conclusions bruyantes, qui ont été faites, comme disait Mozart, « pour les longues oreilles ». Là, donnez-vous en à cœur joie : les braiments sont prévus ; ils font partie du concert. — Mais après la Missa Solemnis de Beethoven !… Malheureux !… C’est le Jugement Dernier, vous venez de voir se dérouler le Gloria affolant, comme une tempête sur l’océan, vous avez vu passer la trombe d’une volonté athlétique et forcenée, qui s’arrête, se brise, se retient aux nuées, cramponnée des deux poings au-dessus de l’abîme, et se lançant de nouveau dans l’espace, à toute volée. La rafale hurle et se tord. Et c’est, au plus fort de l’ouragan, une brusque modulation, un miroitement de ton qui troue les ténèbres du ciel et tombe sur la mer livide comme une plaque de lumière. C’est la fin : le vol furieux de l’ange exterminateur s’arrête net, les ailes clouées par trois coups d’éclairs. Tout bourdonne et tout tremble encore autour de vous. L’œil ivre regarde fixement devant soi. Le cœur palpite, le souffle s’arrête, les membres sont paralysés… Et à peine la dernière note a-t-elle résonné que vous êtes déjà gais et réjouis, vous criez, vous riez, vous critiquez, vous applaudissez !… Mais vous n’avez rien vu, rien entendu, rien senti, rien compris, rien, rien, absolument rien ! Les souffrances d’un artiste sont pour vous un spectacle. Vous jugez finement peintes les larmes d’agonie d’un Beethoven. Vous crieriez : « Bis ! » à la Crucifixion. Une grande âme se débat, toute sa vie, dans la douleur, pour divertir, pendant une heure, votre badauderie !… »

Ainsi, il commentait, sans s’en douter, la grande parole de Gœthe ; mais il n’avait pas encore atteint à sa hautaine sérénité :

« Le peuple se fait un jeu du sublime. S’il le voyait tel qu’il est, il n’aurait pas la force d’en soutenir l’aspect. »

S’il en fût resté là ! — Mais, emporté par son élan, il dépassa le public et s’en alla tomber, comme un boulet de canon, dans le sanctuaire, le tabernacle, le refuge inviolable de la médiocrité : — la Critique. Il bombarda ses confrères. L’un d’eux s’était permis d’attaquer le mieux doué des compositeurs vivants, le représentant le plus avancé de la nouvelle école, Hassler, auteur de symphonies à programme, à vrai dire assez extravagantes, mais pleines de génie. Christophe, qui, — on s’en souvient peut-être, — lui avait été présenté, quand il était enfant, gardait toujours pour lui une tendresse secrète, en reconnaissance de l’enthousiasme et de l’émotion qu’il avait eus jadis. Voir un critique stupide, dont il savait l’ignorance, faire la leçon à un homme de cette taille, et le rappeler à l’ordre et aux bons principes, le mit hors de lui :

— « L’ordre ! L’ordre ! — s’écria-t-il — vous ne connaissez pas d’autre ordre que celui de la police. Le génie ne se laisse pas mener dans les chemins battus. Il crée l’ordre, et érige sa volonté en loi. »

Après cette orgueilleuse déclaration, il saisit le malencontreux critique, et, relevant toutes les âneries qu’il avait écrites depuis un certain temps, il lui administra une correction magistrale.

La critique tout entière sentit l’affront. Jusque-là, elle s’était tenue à l’écart du combat. Ils ne se souciaient point de risquer des rebuffades : ils connaissaient Christophe, ils savaient sa compétence, et ils savaient aussi qu’il n’était pas patient. Tout au plus, certains d’entre eux avaient-ils exprimé discrètement le regret qu’un compositeur aussi bien doué se fourvoyât dans un métier, qui n’était pas le sien. Quelle que fût leur opinion (quand ils en avaient une), et si blessés qu’ils fussent par celle de Christophe, ils respectaient en lui leur propre privilège de pouvoir tout critiquer sans être eux-mêmes critiqués. Mais quand ils virent Christophe rompre brutalement la convention tacite qui les liait, ils reconnurent en lui aussitôt un ennemi de l’ordre public. D’un commun accord, il leur sembla révoltant qu’un tout jeune homme se permît de manquer de respect aux gloires nationales ; et ils commencèrent contre lui une campagne acharnée. Ce ne furent pas de longs articles, des discussions suivies ; — (ils ne s’aventuraient pas volontiers sur ce terrain avec un adversaire mieux armé qu’eux : encore qu’un journaliste ait la faculté spéciale de pouvoir discuter, sans tenir compte des arguments de son adversaire, et même sans les avoir lus) ; — mais une longue expérience leur avait démontré que, le lecteur d’un journal étant toujours de l’avis de son journal, c’était affaiblir son crédit auprès de lui que faire même semblant de discuter : il fallait affirmer, ou mieux encore, nier. — (La négation a une force double de l’affirmation ; c’est une conséquence directe de la loi de la pesanteur : il est plus facile de faire tomber une pierre, que de la lancer en l’air.) — Ils s’en tinrent donc, de préférence, à un système de petites notes perfides, ironiques et injurieuses, se répétant, chaque jour, en bonne place, avec une obstination inlassable. Elles livraient au ridicule l’insolent Christophe, sans le nommer toujours, mais en le désignant d’une façon transparente. Elles déformaient ses paroles, de manière à les rendre absurdes ; elles racontaient de lui des anecdotes, dont le point de départ était vrai, parfois, mais dont le reste était un tissu de mensonges, habilement calculés pour le brouiller avec toute la ville, et, plus encore, avec la cour ; elles s’attaquaient même à sa personne physique, à ses traits, à sa toilette, dont elles traçaient une caricature, qui finissait par paraître ressemblante, à force d’être répétée.


Tout cela eût été assez indifférent aux amis de Christophe, si leur Revue n’avait aussi reçu des horions dans la bataille. À la vérité, c’était plutôt en guise d’avertissement ; on ne cherchait pas à l’engager à fond dans la querelle, on visait bien plutôt à la séparer de Christophe : on s’étonnait qu’elle compromît ainsi son bon renom, et on laissait entendre que, si elle n’y avisait point, on serait contraint, quelque regret qu’on en eût, de s’en prendre également au reste de la rédaction. Un commencement d’attaques, assez anodines, contre Adolf Mai et Mannheim, mit l’émoi dans le guêpier. Mannheim ne fit qu’en rire : il pensait que cela ferait enrager son père, ses oncles, ses cousins, et son innombrable famille, qui s’arrogeaient le droit de surveiller tout ce qu’il faisait et de s’en scandaliser. Mais Adolf Mai le prit fort au sérieux, et il reprocha à Christophe de compromettre la Revue. Christophe l’envoya promener. Les autres, n’ayant pas été atteints, trouvaient plutôt plaisant que Mai, qui pontifiait avec eux, écopât à leur place. Waldhaus en ressentit une jouissance secrète : il dit qu’il n’y avait pas de combat sans quelques têtes cassées. Naturellement, il entendait bien que ce ne serait point la sienne ; il se croyait à l’abri des coups, par sa situation de famille et par ses relations ; et il ne voyait pas de mal à ce que les Juifs, ses alliés, fussent un peu houspillés. Ehrenfeld et Goldenring, indemnes jusque-là, ne se fussent pas troublés de quelques attaques : ils étaient capables de répondre. Ce qui leur était beaucoup plus sensible, c’était l’obstination avec laquelle Christophe s’acharnait à les mettre mal avec tous leurs amis, et surtout avec leurs amies. Aux premiers articles, ils avaient beaucoup ri et trouvé la farce bonne : ils admiraient la vigueur de Christophe à casser les carreaux ; ils croyaient qu’il suffirait d’un mot pour tempérer son ardeur combative, pour détourner au moins ses coups de ceux et de celles qu’ils lui désigneraient. — Point. Christophe n’écoutait rien : il n’avait égard à aucune recommandation, et il continuait, comme un enragé. Si on le laissait faire, il n’y aurait plus moyen de vivre dans le pays. Déjà, leurs petites amies, éplorées et furieuses, étaient venues leur faire des scènes, à la Revue. Ils usèrent toute leur diplomatie à persuader Christophe d’atténuer au moins certaines de ses appréciations : Christophe ne changea rien. Ils se fâchèrent : Christophe se fâcha, mais il ne changea rien. Waldhaus, diverti par l’émoi de ses amis, qui ne le touchait en rien, prit le parti de Christophe, pour les faire enrager. Peut-être était-il d’ailleurs plus capable qu’eux d’apprécier la généreuse extravagance de Christophe, qui se jetait tête baissée contre tous, sans se réserver aucun chemin de retraite, aucun refuge pour l’avenir. Quant à Mannheim, il s’amusait royalement du charivari : ce lui semblait une bonne farce d’avoir introduit ce fou parmi ces gens rangés, et il se tordait de rire, aussi bien des coups que Christophe assénait, que de ceux qu’il recevait. Bien qu’il commençât à croire, sous l’influence de sa sœur, que Christophe était décidément un peu timbré, il ne l’en aimait que mieux : — (il avait besoin de trouver un peu ridicules ceux qui lui étaient sympathiques.) — Il continua donc, avec Waldhaus, à soutenir Christophe contre les autres.

Comme il ne manquait pas de sens pratique, malgré tous ses efforts pour se donner l’illusion du contraire, il eut très justement l’idée qu’il serait avantageux pour son ami d’allier sa cause avec elle du parti musical le plus avancé du pays.

Il y avait dans la ville, comme dans la plupart des villes allemandes, un Wagner-Verein, qui représentait les idées neuves contre le clan conservateur. — Et certes, on ne courait plus grand risque à défendre Wagner, quand sa gloire était partout reconnue et ses œuvres inscrites au répertoire de tous les Opéras d’Allemagne. Cependant, sa victoire était plutôt imposée par la force que consentie librement ; et, au fond du cœur, la majorité restait obstinément conservatrice, surtout dans les petites villes, comme celle-ci, demeurée un peu à l’égard des grands courants modernes et fière d’un antique renom. Plus que partout ailleurs, régnait là cette méfiance, innée au peuple allemand, contre toute nouveauté, cette sorte de paresse à sentir quelque chose de vrai et de fort qui n’eût pas été ruminé déjà par plusieurs générations. On s’en apercevait, à la mauvaise grâce avec laquelle étaient accueillies, — sinon les œuvres de Wagner, qu’on n’osait plus discuter, — toutes les œuvres nouvelles inspirées de l’esprit wagnérien. Aussi, les Wagner-Vereine auraient-ils eu une tâche assez utile à remplir, s’ils avaient pris à cœur de défendre partout les forces jeunes et originales de l’art. Ils le firent parfois, et Bruckner, ou Hugo Wolf, trouvèrent dans certains d’entre eux leurs meilleurs alliés. Mais trop souvent l’égoïsme du maître pesait sur ses disciples ; et, de même que Bayreuth ne servait qu’à la glorification monstrueuse d’un seul, les filiales de Bayreuth étaient de petites églises, où l’on disait éternellement la messe en l’honneur du seul Dieu. Tout au plus, admettait-on dans les chapelles latérales les disciples fidèles, qui appliquaient à la lettre les doctrines sacrées, et adoraient, prosternés la face dans la poussière, la Divinité unique, aux multiples visages : musique, poésie, drame, et métaphysique.

C’était précisément le cas du Wagner-Verein de la ville. — Cependant, il y mettait des formes ; il cherchait volontiers à enrôler les jeunes gens de talent, qui semblaient pouvoir lui être utiles ; et, depuis longtemps, il guettait Christophe. Il lui avait fait faire discrètement des avances, auxquelles Christophe n’avait pas pris garde, parce qu’il n’éprouvait aucunement le besoin de s’associer avec qui que ce fût ; il ne comprenait pas quelle nécessité poussait tous ses compatriotes à se grouper toujours comme des troupeaux, à ne pouvoir rien faire seuls : ni chanter, ni se promener, ni boire. Il avait l’aversion de tout Vereinswesen. Mais, à tout prendre, il était mieux disposé pour un Wagner-Verein que pour tout autre Verein : c’était au moins un prétexte à de beaux concerts ; et bien qu’il ne partageât pas toutes les idées des Wagnériens sur l’art, il en était plus près que des autres groupements musicaux. Il pouvait, semblait-il, trouver un terrain d’entente avec un parti, qui se montrait aussi injuste que lui pour Brahms et les « Brahmines ». Il se laissa donc présenter. Mannheim fut l’intermédiaire : il connaissait tout le monde. Sans être musicien, il faisait partie du Wagner-Verein. — Le comité de direction n’avait pas manqué de suivre la campagne, que Christophe menait dans la Revue. Certaines exécutions qu’il avait faites dans le camp opposé lui avaient paru témoigner d’une poigne vigoureuse, qu’il serait bon d’avoir à son service. Christophe avait bien aussi décoché quelques pointes irrespectueuses contre l’idole sainte ; mais on avait préféré fermer les yeux là-dessus ; — et, peut-être, ces premières attaques, assez inoffensives encore, n’avaient-elles pas été étrangères, sans que l’on en convînt, à la hâte que l’on avait d’accaparer Christophe, avant qu’il eût le temps de se prononcer davantage. On vint très aimablement lui demander la permission d’exécuter quelques-unes de ses mélodies à un des prochains concerts de l’Association. Christophe, flatté, accepta : il vint au Wagner-Verein ; et, poussé par Mannheim, il finit par s’y laisser inscrire.

À la tête du Wagner-Verein étaient alors deux hommes, dont l’un jouissait d’une certaine notoriété comme écrivain, et l’autre comme chef d’orchestre. Tous deux avaient en Wagner une foi mahométane. Le premier, Josias Kling, avait fait un Dictionnaire de Wagner, — Wagner-Lexikon, — permettant de savoir, à la minute, la pensée du maître de omni re scibili : ç’avait été la grande œuvre de sa vie. Il eût été capable d’en réciter des chapitres entiers à table, comme les bourgeois de province française récitaient des chants de la Pucelle. Il publiait aussi dans les Bayreuther Blätter des articles sur Wagner et l’esprit Aryen. Il va de soi que Wagner était pour lui le type du pur Aryen, dont la race allemande était restée le refuge inviolable contre les influences corruptrices du Sémitisme latin, et spécialement français. Il proclamait la défaite définitive de l’impur esprit français. Il n’en continuait pas moins, chaque jour, âprement le combat, comme si l’éternel ennemi était toujours menaçant. Il ne reconnaissait qu’un seul grand homme en France : le comte de Gobineau. Kling était un petit vieillard, tout petit, très poli, et rougissant comme une demoiselle. — L’autre pilier du Wagner-Verein, Erich Lauber, avait été directeur d’une fabrique chimique, jusqu’à quarante ans ; puis il avait tout planté là, pour se faire chef d’orchestre. Il y était parvenu à force de volonté, et parce qu’il était très riche. Il était un fanatique de Bayreuth : on contait qu’il y était allé à pied, de Munich, en sandales de pèlerin. C’était une chose curieuse que cet homme qui avait beaucoup lu, beaucoup voyagé, fait différents métiers, et montré partout une personnalité énergique, fût devenu en musique un mouton de Panurge ; toute son originalité s’était dépensée là à être un peu plus stupide que les autres. Trop peu sûr de lui-même en musique pour se fier à son sentiment personnel, il suivait servilement les interprétations que donnaient de Wagner les Kapellmeister et les artistes patentés par Bayreuth. Il eût voulu faire reproduire jusqu’aux moindres détails de la mise en scène et des costumes multicolores, qui ravissaient le goût puéril et barbare de la petite cour de Wahnfried. Il était de l’espèce de ce fanatique de Michel-Ange, qui reproduisait dans ses copies jusqu’aux fissures de la muraille et aux moisissures, qui, s’étant introduites dans l’œuvre sacrée, étaient devenues, de ce fait, elles-mêmes sacrées.

Christophe ne devait pas goûter beaucoup ces deux personnages. Mais ils étaient hommes du monde, et affables, assez instruits tous deux ; et la conversation de Lauber ne laissait pas d’être intéressante, quand on le mettait sur un autre sujet que la musique. C’était d’ailleurs un braque ; et les braques ne déplaisaient pas trop à Christophe : ils le changeaient un peu de l’assommante banalité des gens raisonnables. Il ne savait pas encore qu’il n’y a rien de plus assommant qu’un homme qui déraisonne, et que l’originalité est encore plus rare chez ceux qu’on nomme, bien à tort, des « originaux », que dans le reste du troupeau. Car ces « originaux » sont de simples maniaques, dont la pensée est réduite à des mouvements d’horlogerie.

Josias Kling et Lauber, désireux de gagner Christophe, se montrèrent d’abord pleins d’égards pour lui. Kling lui consacra un article élogieux, et Lauber s’appliqua à suivre toutes ses indications pour ses œuvres qu’il dirigea à un concert de la Société. Christophe en fut touché. Malheureusement, l’effet de ces prévenances lui fut gâté par l’inintelligence de ceux qui les lui faisaient. Il n’avait pas la faculté de se faire illusion sur les gens, parce qu’ils l’admiraient. Il était exigeant. Il avait la prétention qu’on ne l’admirât point pour le contraire de ce qu’il était ; et il n’était pas loin de regarder comme des ennemis ceux qui étaient ses amis, par erreur. Aussi, il ne sut aucun gré à Kling de voir en lui un disciple de Wagner, et de chercher des rapprochements entre des phrases de ses Lieder et des passages de la Tétralogie, qui n’avaient rien de commun ensemble que certaines notes de la gamme. Et il n’eut aucun plaisir à entendre une de ses œuvres encastrée — côte à côte avec un pastiche sans valeur d’un scholar wagnérien — entre deux blocs énormes de drames wagnériens.

Il ne tarda pas à étouffer dans cette petite chapelle. C’était un autre Conservatoire, aussi étroit que les vieux Conservatoires, et plus intolérant, parce qu’il était plus nouveau venu dans l’art. Christophe commença à perdre ses illusions sur la valeur absolue d’une forme d’art ou de pensée. Jusque-là, il avait cru que les grandes idées portent partout avec elles leur lumière. Il s’apercevait à présent que les idées avaient beau changer, les hommes restaient les mêmes ; et, en définitive, rien ne comptait que les hommes : les idées étaient ce qu’ils étaient. S’ils étaient nés médiocres et serviles, le génie même se faisait médiocre, en passant par leurs âmes, et le cri d’affranchissement du héros brisant ses fers devenait l’acte de servitude des générations à venir. — Christophe ne put se tenir d’exprimer ses sentiments. Il ne laissa point passer une occasion de dauber sur le fétichisme en art. Il déclarait qu’il ne fallait plus d’idoles, plus de classiques, d’aucune sorte, et que seul avait le droit de s’appeler l’héritier de l’esprit de Wagner celui qui était capable de fouler aux pieds Wagner pour marcher droit devant lui, en regardant toujours en avant et jamais en arrière, — celui qui avait le courage de laisser mourir ce qui doit mourir, et de se maintenir en communion ardente avec la vie. La sottise de Kling rendait Christophe agressif. Il relevait les fautes ou les ridicules qu’il trouvait chez Wagner. Les Wagnériens ne manquèrent pas de lui attribuer une jalousie grotesque à l’égard de leur dieu. Christophe, de son côté, ne doutait point que ces mêmes gens qui exaltaient Wagner, depuis qu’il était mort, n’eussent été des premiers à l’étrangler quand il était vivant : — en quoi il leur faisait tort. Un Kling et un Lauber avaient eu, eux aussi, leur heure d’illumination ; ils avaient été de l’avant, il y avait quelque vingt ans ; puis, comme la plupart des gens, ils avaient campé là. L’homme a si peu de force, qu’à la première montée il s’arrête époumonné ; bien peu ont assez de souffle pour continuer leur route.

L’attitude de Christophe lui aliéna promptement ses nouveaux amis. Leur sympathie était un marché : pour qu’ils fussent avec lui, il fallait qu’il fût avec eux ; et il était trop évident que Christophe ne céderait rien de lui-même : il ne se laissait pas enrôler. On lui battit froid. Les éloges qu’il se refusait à décerner aux dieux et petits dieux, estampillés par le clan, lui furent refusés. On montra moins d’empressement à accueillir ses œuvres : et certains commencèrent à protester de voir son nom trop souvent sur les programmes. On se moquait de lui derrière son dos, et la critique allait son train ; Kling et Lauber, en laissant dire, semblaient s’y associer. On se fût bien gardé pourtant de rompre avec Christophe : d’abord parce que les cerveaux rhénans se plaisent aux solutions mixtes, aux solutions qui n’en sont point, et qui ont le privilège de prolonger indéfiniment une situation ambiguë ; ensuite parce qu’on espérait bien, malgré tout, finir par faire de lui ce qu’on voulait, sinon par persuasion, du moins par lassitude.

Christophe ne leur en laissa pas le temps. Quand il croyait sentir qu’un homme avait, au fond, de l’antipathie pour lui, mais qu’il n’en voulait pas convenir et qu’il cherchait à se faire illusion, afin de rester en bons termes avec lui, il n’avait pas de cesse qu’il n’eût réussi à lui prouver qu’il était son ennemi. Après une soirée au Wagner-Verein, où il s’était heurté à un mur d’hostilité hypocrite, il n’y tint plus et envoya à Lauber sa démission sans phrases. Lauber n’y comprit rien ; et Mannheim accourut chez Christophe, pour tâcher de tout arranger. Dès les premiers mots, Christophe éclata :

— Non, non, non, et non ! Ne me parle plus de ces êtres. Je ne veux plus les voir… Je ne peux plus, je ne peux plus… J’ai un dégoût effroyable des hommes ; il m’est presque impossible d’en regarder un en face.

Mannheim riait de tout son cœur. Il pensait beaucoup moins à calmer l’exaltation de Christophe qu’à s’en donner le spectacle :

— Je sais bien qu’ils ne sont pas beaux, dit-il ; mais ce n’est pas d’aujourd’hui : que s’est-il donc passé de nouveau ?

— Rien du tout. C’est moi qui en ai assez… Oui, ris, moque-toi de moi : c’est entendu, je suis fou. Les gens prudents agissent d’après les lois de la logique et de la saine raison. Je ne suis pas ainsi ; je suis un homme qui n’agit que d’après ses impulsions. Quand une certaine quantité d’électricité s’est accumulée en moi, il faut qu’elle se décharge, coûte que coûte ; et tant pis pour les autres, s’il leur en cuit ! Et tant pis pour moi ! Je ne suis pas fait pour vivre en société. Désormais, je ne veux plus appartenir qu’à moi.

— Tu n’as pourtant pas la prétention de te passer de tout le monde ? dit Mannheim. Tu ne peux pas faire jouer ta musique, à toi tout seul. Tu as besoin de chanteurs, de chanteuses, d’un orchestre, d’un chef d’orchestre, d’un public, d’une claque…

Christophe criait :

— Non ! non ! non !…

Mais le dernier mot le fit bondir :

— Une claque ! Tu n’as pas honte ?

— Ne parlons pas de claque payée, — (quoique ce soit, à vrai dire, le seul moyen qu’on ait encore trouvé pour révéler au public le mérite d’une œuvre.) — Mais il faut toujours une claque : la claque, c’est la petite coterie de l’auteur, dûment stylée par lui ; chaque auteur a la sienne : c’est à cela que les amis sont bons.

— Je ne veux pas d’amis !

— Alors, tu seras sifflé.

— Je veux être sifflé !

Mannheim était aux anges.

— Tu n’auras même pas ce plaisir longtemps. On ne te jouera pas.

— Eh bien, soit ! Crois-tu donc que je tienne à devenir un homme célèbre ?… Oui, j’étais en train de tendre à toute force à ce but… Non-sens ! Folie ! Imbécillité !… Comme si la satisfaction de l’orgueil le plus vulgaire était une compensation aux sacrifices de toute sorte — ennuis, souffrances, infamies, avanies, avilissement, concessions ignobles — qui sont le prix de la gloire ! Que dix mille diables m’emportent, si de semblables soucis me travaillent encore le cerveau ! Plus rien de tout cela ! Je ne veux rien avoir à faire avec le public et la publicité. La publicité est une infâme canaille. Je veux être un homme privé, et vivre pour moi et pour ceux que j’aime…

— C’est cela, dit Mannheim, ironique. Il faut prendre un métier. Pourquoi ne ferais-tu pas aussi des souliers ?

— Ah ! si j’étais un savetier comme l’incomparable Sachs ! s’écria Christophe. Comme ma vie s’arrangerait joyeusement ! Savetier, les jours de la semaine, — musicien, le dimanche, et seulement dans l’intimité, pour ma joie et pour celle d’une paire d’amis ! Ce serait une existence !… — Suis-je un fou, pour sacrifier mon temps et ma peine au magnifique plaisir d’être en proie aux jugements des imbéciles ? Est-ce qu’il n’est pas beaucoup mieux et plus beau d’être aimé et compris de quelques braves gens, qu’entendu, critiquaillé, ou flagorné par des milliers d’idiots ?… Le diable de l’orgueil et du désir de la gloire ne me prendra plus aux cheveux : tu peux t’en fier à moi !

— Assurément, dit Mannheim.

Il pensait :

— Dans une heure, il dira le contraire.

Il conclut tranquillement :

— Alors, n’est-ce pas, j’arrange les choses avec le Wagner-Verein ?

Christophe leva les bras :

— C’est bien la peine que je m’époumonne, depuis une heure, à te crier le contraire !… Je te dis que je n’y remettrai plus jamais les pieds ! J’ai en horreur tous ces Wagner-Vereine, tous ces Vereine, tous ces parcs à moutons, qui ont besoin de se serrer les uns contre les autres, afin de bêler ensemble. Va leur dire de ma part à ces moutons : je suis un loup, j’ai des dents, je ne suis pas fait pour paître !

— C’est bon, c’est bon, on leur dira, fit Mannheim, s’en allant, enchanté de sa matinée. Il pensait :

— Il est fou, fou, fou à lier…

Sa sœur, à qui il s’empressa de raconter l’entretien, haussa les épaules, et dit :

— Fou ? Il voudrait bien le faire croire !… Il est stupide, et d’un orgueil ridicule…


Cependant, Christophe continuait sa campagne enragée dans la revue de Waldhaus. Ce n’était pas qu’il y trouvât plaisir : la critique l’assommait, et il était sur le point d’envoyer tout au diable. Mais il s’entêtait, parce qu’on s’évertuait à lui fermer la bouche : il ne voulait pas avoir l’air de céder.

Waldhaus commençait à s’inquiéter. Aussi longtemps qu’il était resté indemne au milieu des coups, il avait assisté à la mêlée avec le flegme d’un dieu de l’Olympe. Mais, depuis quelques semaines, les autres journaux semblaient perdre conscience du caractère inviolable de sa personne ; ils s’étaient mis à l’attaquer dans son amour-propre d’auteur, avec une rare méchanceté, où Waldhaus eût pu reconnaître, s’il avait été plus fin, la griffe d’un ami. C’était en effet à l’instigation sournoise de Ehrenfeld et de Goldenring que ces attaques avaient lieu : ils ne voyaient plus que ce moyen pour le décider à mettre fin aux polémiques de Christophe. Ils voyaient juste. Waldhaus, sur-le-champ, déclara que Christophe commençait à l’agacer ; et il cessa de le soutenir. Toute la Revue s’ingénia dès lors à le faire taire. Mais allez donc museler un chien en train de dévorer sa proie ! Tout ce qu’on lui disait ne faisait que l’exciter davantage. Il les appelait capons, et il déclarait qu’il dirait tout — tout ce qu’il avait le devoir de dire. S’ils voulaient le mettre à la porte, libre à eux ! Toute la ville saurait qu’ils étaient aussi couards que les autres ; mais lui, ne s’en irait pas de lui-même.

Ils se regardaient, consternés, reprochant aigrement à Mannheim le cadeau qu’il leur avait fait, en leur amenant ce fou. Mannheim, toujours riant, se fit fort de mater Christophe, à lui tout seul ; et il paria que, dès son prochain article, Christophe mettrait de l’eau dans son vin. Ils restèrent incrédules ; mais l’événement prouva que Mannheim ne s’était pas trop vanté. L’article suivant de Christophe, sans être un modèle de courtoisie, ne contenait plus aucune remarque désobligeante pour qui que ce fût. Le moyen de Mannheim était bien simple ; tous s’étonnèrent ensuite de n’y avoir pas songé plus tôt : Christophe ne relisait jamais ce qu’il écrivait dans la Revue ; et c’était à peine s’il lisait les épreuves de ses articles, très vite et fort mal. Adolf Mai lui avait fait plus d’une fois des observations aigres-douces à ce sujet : il disait qu’une faute d’impression déshonore une Revue ; et Christophe, qui ne regardait pas la critique tout à fait comme un art, répondait que celui dont il disait du mal le comprendrait toujours assez. Mannheim profita de l’occasion : il dit que Christophe avait raison, que la correction d’épreuves était un métier de prote ; et il offrit de l’en décharger. Christophe fut près de se confondre en remerciements ; mais tous lui dirent, d’un commun accord, que cet arrangement leur rendait service, en évitant à la Revue une perte de temps. Christophe abandonna donc ses épreuves à Mannheim, en le priant de les bien corriger. Mannheim n’y manqua point : ce fut un jeu pour lui. D’abord, il ne se risqua prudemment qu’à atténuer quelques termes, à laisser tomber çà et là quelques épithètes malgracieuses. Enhardi par le succès, il poussa plus loin ses expériences : il commença à remanier les phrases et le sens ; il déployait à cet exercice une vraie virtuosité. Tout l’art consistait, en conservant le gros de la phrase et son allure caractéristique, à lui faire dire exactement le contraire de ce que Christophe avait voulu dire. Mannheim se donnait plus de mal pour défigurer les articles de Christophe, qu’il n’en aurait eu à en écrire lui-même ; jamais il n’avait tant travaillé de sa vie. Mais il jouissait du résultat : certains musiciens, que Christophe poursuivait jusque-là de ses sarcasmes, étaient stupéfaits de le voir s’adoucir peu à peu et finir par célébrer leurs louanges. La Revue était dans la joie. Mannheim lui donnait lecture de ses élucubrations. C’étaient des éclats de rire. Ehrenfeld et Goldenring disaient parfois à Mannheim :

— Attention ! tu vas trop loin !

— Il n’y a pas de danger, répondait Mannheim.

Et il continuait de plus belle.

Christophe ne s’apercevait de rien. Il venait à la Revue, déposait sa copie et ne s’en inquiétait plus. Quelquefois, il lui arrivait de prendre Mannheim à part :

— Cette fois, je leur ai dit leur fait, à ces canailles. Lis un peu…

Mannheim lisait.

— Eh bien, qu’est-ce que tu en penses ?

— Terrible ! mon cher, il n’en reste plus rien !

— Qu’est-ce que tu crois qu’ils diront ?

— Ah ! ce sera un beau vacarme !

Mais il n’y avait pas de vacarme du tout. Au contraire, les visages s’éclairaient autour de Christophe ; des gens qu’il exécrait le saluaient dans la rue. Une fois, il arriva à la Revue, inquiet et renfrogné ; et, jetant sur la table une carte de visite, il demanda :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

C’était la carte d’un musicien qu’il venait d’éreinter : « Avec tous ses remerciements. »

Mannheim répondit, en riant :

— Il fait de l’ironie.

Christophe fut soulagé :

— Ouf ! dit-il, j’avais peur que mon article ne lui eût fait plaisir.

— Il est furieux, dit Ehrenfeld ; mais il ne veut pas en avoir l’air : il fait l’homme supérieur, il raille.

— Il raille ?… Cochon ! fit Christophe, de nouveau indigné. Je vais lui faire un autre article. Rira bien qui rira le dernier !

— Non, non, dit Waldhaus, inquiet. Je ne crois point qu’il se moque. C’est de l’humilité, il est un bon chrétien : on le frappe sur une joue, il tend l’autre.

— Encore mieux ! dit Christophe. Ah ! le lâche ! Il la veut, il aura sa fessée !

Waldhaus voulait s’interposer. Mais les autres riaient.

— Laisse donc… disait Mannheim.

— Après tout… faisait Waldhaus, subitement rassuré. — Un peu plus, un peu moins !…

Christophe s’en allait. Les compères se livraient à des gambades et des rires de démence. Quand ils étaient un peu apaisés, Waldhaus disait à Mannheim :

— Tout de même, il s’en est fallu de peu… Fais attention, je te prie. Tu vas nous faire pincer.

— Bah ! disait Mannheim. Nous avons encore de beaux jours devant nous… Et puis, je lui fais des amis.