La Révolte (Jean-Christophe)/III La Délivrance

Paul Ollendorff (Tome 4p. 213-333).

III

LA DÉLIVRANCE


Il n’avait plus personne. Tous ses amis avaient disparu. Le cher Gottfried, qui lui était venu en aide à des heures difficiles, et dont il aurait eu tant besoin en ce moment, était parti depuis des mois, et cette fois, pour toujours. Un soir de l’été dernier, une lettre, écrite d’une grosse écriture, et qui portait l’adresse d’un village lointain, avait appris à Louisa que son frère était mort, dans une de ces tournées vagabondes, que le petit colporteur s’obstinait à continuer, malgré sa mauvaise santé. On l’avait enterré là-bas, dans le cimetière du pays. La dernière amitié virile et sereine, qui eût été capable de soutenir Christophe, s’était engloutie dans le gouffre. Il restait seul, avec sa mère vieillie et indifférente à sa pensée, — qui ne pouvait que l’aimer, qui ne le comprenait pas. Autour de lui, l’immense plaine allemande, l’océan morne. À chaque effort pour en sortir, il s’enfonçait davantage. La ville ennemie le regardait se noyer…

Et comme il se débattait, dans un éclair lui apparut, au milieu de sa nuit, l’image de Hassler, le grand musicien qu’il avait tant aimé, quand il était enfant, et dont la gloire maintenant rayonnait sur tout le pays allemand. Il se souvint des promesses que Hassler lui avait faites autrefois. Et il se raccrocha aussitôt à cette épave avec une vigueur désespérée. Hassler pouvait le sauver ! Hassler devait le sauver ! Que lui demandait-il ? Ni secours, ni argent, ni aide matérielle d’aucune sorte. Rien autre, sinon qu’il le comprît. Hassler avait été persécuté comme lui. Hassler était un homme libre. Il comprendrait un homme libre, que la médiocrité allemande poursuivait de ses rancunes et tâchait d’écraser. Ils combattaient le même combat.

Aussitôt qu’il eut cette idée, il l’exécuta. Il prévint sa mère qu’il serait absent, huit jours ; et il prit, le soir même, le train pour la grande ville du nord de l’Allemagne, où Hassler était Kapellmeister. Il ne pouvait plus attendre. C’était le dernier effort pour respirer.


Hassler était célèbre. Ses ennemis n’avaient pas désarmé ; mais ses amis criaient qu’il était le plus grand musicien présent, passé, et futur. Il était entouré de partisans et de dénigrants également absurdes. Comme il n’était pas d’une forte trempe, il avait été aigri par ceux-ci, et amolli par ceux-là. Il mettait toute son énergie à faire ce qui était désagréable à ses critiques et pouvait les faire crier ; il était comme un gamin qui joue des niches. Ces niches étaient souvent du goût le plus détestable : non seulement, il employait son talent prodigieux à des excentricités musicales, qui faisaient hérisser les cheveux sur la tête des pontifes ; mais il manifestait une prédilection taquine pour des textes baroques, pour des sujets bizarres, souvent aussi pour des situations équivoques et scabreuses, en un mot, pour tout ce qui pouvait blesser le bon sens et la décence ordinaires. Il était content, quand le bourgeois hurlait ; et le bourgeois ne s’en faisait pas faute. L’empereur même, qui se mêlait d’art, comme chacun sait, avec l’insolente présomption des parvenus et des princes, regardait comme un scandale public la renommée de Hassler, et ne laissait échapper aucune occasion de manifester à ses œuvres effrontées une indifférence méprisante. Hassler, enragé et enchanté de cette auguste opposition, qui, pour les partis avancés de l’art allemand, était presque devenue une consécration, continuait de plus belle à casser les vitres. À chaque nouvelle sottise, les amis s’extasiaient, et criaient au génie.

La coterie de Hassler se composait surtout de littérateurs, de peintres, et de critiques décadents, qui avaient assurément le mérite de représenter le parti de la révolte contre la réaction — éternellement menaçante dans l’Allemagne du Nord — de l’esprit piétiste et de la morale d’État ; mais leur indépendance s’était exaspérée, dans la lutte, jusqu’au ridicule, dont ils n’avaient pas conscience ; car si beaucoup d’entre eux ne manquaient point d’un talent assez âpre, ils avaient peu d’intelligence, et moins encore de goût. Ils ne pouvaient plus sortir de l’atmosphère factice, qu’ils s’étaient fabriquée ; et, comme tous les cénacles, ils avaient fini par perdre entièrement le sens de la vie réelle. Ils faisaient loi pour eux-mêmes et pour les centaines de nigauds, qui lisaient leurs revues et acceptaient bouche bée tout ce qu’il leur plaisait d’édicter. Leur adulation avait été funeste à Hassler, en le rendant trop complaisant pour lui. Il acceptait sans examen toutes les idées musicales qui lui passaient par la tête ; et il était intimement persuadé que, quoi qu’il pût écrire d’inférieur à lui-même, c’était encore supérieur au reste des musiciens. De ce que cette pensée fût malheureusement trop vraie dans la plupart des cas, il ne s’ensuivait pas qu’elle fût très saine et propre à faire naître les grandes œuvres. Hassler avait au fond un parfait mépris pour tous, amis et ennemis ; et ce mépris amer et goguenard s’étendait à lui et à toute la vie. Il s’enfonçait d’autant plus dans son scepticisme ironique, qu’il avait cru autrefois à une quantité de choses généreuses et naïves. N’ayant pas eu la force de les défendre contre la lente destruction des jours, ni l’hypocrisie de se persuader qu’il croyait à ce qu’il ne croyait plus, il s’acharnait à en persifler le souvenir. Il avait d’ailleurs une nature d’Allemand du Sud, indolente et molle, peu faite pour résister à l’excès de la fortune ou de l’infortune, du chaud ou du froid, et qui a besoin, pour conserver son équilibre, d’une température modérée. Il s’était laissé aller, d’une façon insensible, à jouir paresseusement de la vie : il aimait la bonne chère, les lourdes boissons, les flâneries oisives, et les molles pensées. Tout son art s’en ressentait, quoiqu’il fût trop bien doué pour que des étincelles de génie n’éclatassent pas encore au milieu de sa musique lâchée, qui s’abandonnait au goût de la mode. Nul ne sentait mieux que lui sa déchéance. À vrai dire, il était le seul qui la sentît, — à de rares moments, que, naturellement, il évitait. Alors, il était misanthrope, absorbé par ses humeurs noires, ses préoccupations égoïstes, ses soucis de santé, — indifférent à tout ce qui avait excité autrefois son enthousiasme ou sa haine.


Tel était l’homme, auprès duquel Christophe venait chercher un réconfort. Avec quelle joie et quel espoir il arriva, par un matin froid et pluvieux, dans la ville où vivait celui qui symbolisait à ses yeux, dans son art, l’esprit d’indépendance ! Il attendait de lui la parole d’amitié et de vaillance, dont il avait besoin pour continuer l’ingrate et nécessaire bataille, que tout véritable artiste doit livrer au monde, jusqu’à son dernier souffle, sans désarmer un seul jour : car, comme l’a dit Schiller, « la seule relation avec le public, dont on ne se repente jamais, — c’est la guerre. »

Christophe était si impatient qu’il prit à peine le temps de déposer son sac dans le premier hôtel venu, près de la gare, avant de courir au théâtre, pour s’informer de l’adresse de Hassler. Hassler habitait assez loin du centre, dans un faubourg de la ville. Christophe prit un tram électrique, en mordant à belles dents un petit pain. Son cœur battait, en approchant du but.

Le quartier où Hassler avait élu domicile était presque tout entier bâti dans cette étrange architecture nouvelle, où la jeune Allemagne déverse une barbarie érudite et voulue, qui s’épuise en laborieux efforts pour avoir du génie. Au milieu de la ville banale, aux rues droites et sans caractère, s’élevaient brusquement des hypogées d’Égypte, des chalets norvégiens, des cloîtres, des bastions, des pavillons d’Exposition universelle, des maisons ventrues, culs-de-jatte, enfoncées dans la terre, avec une face inerte, un œil unique, énorme, des grilles de cachot, des portes écrasées de sous-marins, des cerceaux de fer, des cryptogrammes d’or dans les barreaux des fenêtres grillées, des monstres vomissants au-dessus de la porte d’entrée, des carreaux de faïence bleue, plaqués par ci, par là, partout où on ne les attendait pas, des mosaïques bariolées, représentant Adam et Ève, des toits couverts en tuiles de couleurs disparates ; des maisons-châteaux-forts, au dernier étage crénelé, avec des animaux difformes sur le faîte, pas de fenêtre d’un côté, puis tout d’un coup, l’un à côté de l’autre, des trous béants, carrés, rectangulaires, triangulaires, des sortes de blessures ; de grands pans de murs vides, d’où surgissait soudain un balcon massif à une seule fenêtre, — un balcon étayé sur des cariatides nibelungesques, et d’où dépassaient, perçant la rampe de pierre, deux têtes pointues de vieillards barbus et chevelus, des hommes-poissons de Bœcklin. Sur le fronton d’une de ces prisons, — une maison pharaonesque, à un étage bas, avec deux colosses nus à l’entrée, — l’architecte avait écrit :


« Que l’artiste montre son univers,
Qui jamais ne fut et jamais ne sera. »

« Seine Welt zeige der Künstler
Die niemals war noch jemals sein wird. »


Christophe, uniquement absorbé par l’idée de Hassler, regardait avec des yeux ahuris, et n’essayait point de comprendre. Il arriva à la maison qu’il cherchait, une des plus simples, — en style carolingien. À l’intérieur, un luxe cossu et banal ; dans l’escalier, une atmosphère lourde de calorifère surchauffé ; un ascenseur étroit, dont Christophe ne profita point, pour avoir le temps de se préparer à sa visite, en montant les quatre étages, à petits pas, les jambes fléchissantes et le cœur tremblant d’émotion. Durant ce court trajet, son ancienne entrevue avec Hassler, son enthousiasme d’enfant, l’image de grand-père, lui revinrent à l’esprit, comme si c’était hier.

Il était près de onze heures, quand il sonna à la porte. Il fut reçu par une soubrette délurée, aux façons de serva padrona, qui le dévisagea avec impertinence, et commença par déclarer que « Monsieur ne pouvait pas recevoir, parce que Monsieur était fatigué. » Puis, le naïf désappointement qui se peignit sur la figure de Christophe l’amusa sans doute ; car, après avoir terminé l’examen indiscret qu’elle faisait de toute sa personne, elle s’adoucit brusquement, fit entrer Christophe dans le cabinet de Hassler, et dit qu’elle allait faire en sorte que Monsieur le reçût. Là-dessus, elle lui décocha une petite œillade, et ferma la porte.

Il y avait aux murs quelques peintures impressionnistes et des gravures galantes du dix-huitième siècle français : car Hassler prétendait se connaître à tous les arts ; et il associait dans son goût Manet et Watteau, selon les indications qu’il avait reçues du cénacle. Le même mélange de styles se montrait dans l’ameublement, où un fort beau bureau Louis XV était encadré de fauteuils « art nouveau », et d’un divan oriental, avec une montagne de coussins multicolores. Les portes étaient ornées de glaces ; et une bibeloterie japonaise couvrait les étagères et le dessus de la cheminée, où trônait le buste de Hassler. Dans une coupe, sur un guéridon, s’étalaient une profusion de photographies de chanteuses, d’admiratrices et d’amis, avec des mots d’esprit et des exclamations enthousiastes. Un désordre incroyable régnait sur le bureau ; le piano était ouvert ; il y avait de la poussière sur les étagères, et des cigares à demi brûlés traînaient dans tous les coins.

Christophe entendit, dans la chambre voisine, une voix maussade qui grognait ; le verbe tranchant de la petite bonne lui répliquait. Il était clair que Hassler manifestait peu d’enthousiasme à se montrer. Il était clair aussi que la demoiselle avait mis sous son bonnet que Hassler se montrerait ; et elle ne se gênait pas pour lui répondre avec une extrême familiarité : sa voix aiguë perçait les murs. Christophe était mal à l’aise d’entendre certaines remarques qu’elle faisait à son maître. Mais celui-ci ne s’en affectait point. Au contraire : on eût dit que ces impertinences l’amusaient ; et, tout en continuant de grogner, il gouaillait la fille et prenait plaisir à l’exciter. Enfin Christophe entendit une porte s’ouvrir, et, toujours grognant et goguenardant, Hassler qui venait en traînant les pieds.

Il entra. Christophe eut un serrement de cœur. Il le reconnaissait. Plût à Dieu qu’il ne l’eût pas reconnu ! C’était bien Hassler, et ce n’était pas lui. Il avait toujours son grand front sans une ride, son visage sans un pli, comme celui d’un enfant ; mais il était chauve, empâté, le teint jaune, l’air endormi, la lèvre inférieure un peu pendante, la bouche ennuyée et boudeuse. Il voûtait les épaules, enfonçait ses deux mains dans les poches de son veston débraillé, et traînait des savates aux pieds ; sa chemise formait un bourrelet au-dessus de sa culotte, qu’il n’avait même pas achevé de boutonner. Il regarda Christophe de ses yeux somnolents, qui ne s’éclairèrent pas, quand le jeune homme eut balbutié son nom. Il fit un salut automatique, sans parler, indiqua de la tête un siège à Christophe, et s’affaissa, avec un soupir, sur le divan, dont il empila les coussins autour de lui. Christophe répétait :

— J’ai déjà eu l’honneur… Vous aviez eu la bonté… Je suis Christophe Krafft…

Hassler, enfoncé dans le divan, ses longues jambes croisées, ses mains maigres jointes sur son genou droit, relevé à la hauteur du menton, répliqua :

— Connais pas.

Christophe, la gorge contractée, entreprit de lui rappeler leur ancienne rencontre. En n’importe quelle circonstance, il lui eût été difficile de parler de ces souvenirs intimes ; ici, ce lui était une torture : il s’embrouillait dans ses phrases, ne trouvait pas ses mots, disait des choses absurdes, qui le faisaient rougir. Hassler le laissait patauger, sans cesser de le fixer de ses yeux vagues et indifférents. Quand Christophe fut arrivé au bout de son récit, Hassler continua un instant de balancer son genou, en silence, comme s’il attendait que Christophe continuât. Puis, il dit :

— Oui… Cela ne nous rajeunit pas…

et s’étira.

Après avoir bâillé, il ajouta :

— …Demande pardon… Pas dormi… Soupé au théâtre, cette nuit…

et bâilla de nouveau.

Christophe espérait que Hassler ferait une allusion à ce qu’il venait de lui raconter ; mais Hassler, que toute cette histoire n’avait aucunement intéressé, n’en parla plus ; et il n’adressa nulle question à Christophe sur sa vie. Quand il eut fini de bâiller, il lui demanda :

— Il y a longtemps que vous êtes à Berlin ?

— Je suis arrivé, ce matin, dit Christophe.

— Ah ! fit Hassler, sans s’étonner autrement. — Quel hôtel ?

Sans paraître écouter la réponse, il se souleva paresseusement, atteignit un bouton électrique, et sonna.

— Permettez, fit-il.

La petite bonne parut, avec son air impertinent.

— Kitty, dit-il, est-ce que tu as la prétention de me faire passer de déjeuner, aujourd’hui ?

— Vous ne pensez pourtant pas, dit-elle, que je vais vous apporter votre manger ici, pendant que vous avez quelqu’un ?

— Pourquoi donc pas ? — fit-il en désignant Christophe d’un clignement d’œil railleur. — Il me nourrit l’esprit ; je vais nourrir le corps.

— Est-ce que vous n’avez pas honte de faire assister à votre repas, comme une bête dans une ménagerie ?

Hassler, au lieu de se fâcher, se mit à rire, et corrigea :

— Comme une bête en ménage…

— Apporte toujours, continua-t-il, je mangerai la honte avec.

Elle se retira, en haussant les épaules.

Christophe, voyant que Hassler ne cherchait toujours pas à s’informer de ce qu’il faisait, tâcha de renouer l’entretien. Il parla de la difficulté de la vie en province, de la médiocrité des gens, de leur étroitesse d’esprit, de l’isolement où on était. Il s’efforçait de l’intéresser à sa détresse morale. Mais Hassler, affalé dans le divan, la tête renversée en arrière sur un coussin, et les yeux à demi fermés, le laissait parler, semblant ne pas écouter ; ou bien il soulevait un moment ses paupières, et lançait quelques mots d’une ironie froide, une saillie bouffonne sur les gens de province, qui coupait net les tentatives de Christophe pour parler plus intimement. — Kitty était revenue avec le plateau du déjeuner : café, beurre, jambon, etc. Elle le déposa, boudeuse, sur le bureau, au milieu des papiers en désordre. Christophe attendit qu’elle fût ressortie, pour reprendre son douloureux récit, qu’il avait tant de peine à suivre.

Hassler avait attiré à lui le plateau ; il se versa le café, y trempa les lèvres ; puis, familier et bonhomme, un peu méprisant, il interrompit Christophe au milieu d’une phrase pour lui offrir :

— Une tasse ?

Christophe refusa. Il s’évertuait à renouer le fil de sa phrase ; mais, de plus en plus démonté, il ne savait plus ce qu’il disait. Il était distrait par le spectacle de Hassler, qui, son assiette sous le menton, se bourrait, comme un enfant, de tartines beurrées et de tranches de jambon, qu’il tenait avec ses doigts. Il réussit pourtant à raconter qu’il composait, qu’il avait fait jouer une ouverture pour la Judith de Hebbel. Hassler écoutait distraitement :

Was ? (Quoi ?) demanda-t-il.

Christophe répéta le titre.

Ach ! so, so ! (Ah ! bon, bon !), fit Hassler, en trempant sa tartine et ses doigts dans sa tasse.

Ce fut tout.

Christophe, découragé, était sur le point de se lever et de partir ; mais il pensa à tout ce long voyage fait en vain ; et, ramassant son courage, il proposa à Hassler, en balbutiant, de lui jouer quelques-unes de ses œuvres. Aux premiers mots, Hassler l’arrêta :

— Non, non, je n’y connais rien, — dit-il avec son ironie goguenarde et un peu insultante. — Et puis, je n’ai pas le temps.

Christophe en eut les larmes aux yeux. Mais il s’était juré de ne pas sortir de là, sans avoir l’avis de Hassler sur ses compositions. Il dit, avec un mélange de confusion et de colère :

— Je vous demande pardon ; mais vous m’avez promis autrefois de m’entendre ; je suis venu uniquement pour cela, du fond de l’Allemagne : vous m’entendrez.

Hassler, qui n’était pas habitué à ces façons, regarda le jeune homme gauche, furieux, rougissant, près de pleurer : cela l’amusa ; et, haussant les épaules avec lassitude, il lui montra le piano du doigt, et dit, d’un air de résignation comique :

— Alors !… Allons-y !…

Là-dessus, il s’enfonça dans son divan, comme un homme qui va faire un somme, bourra les coussins à coups de poing, les disposa sous ses bras étendus, ferma les yeux à demi, les rouvrit un instant pour évaluer les dimensions du rouleau de musique que Christophe avait sorti d’une de ses poches, poussa un petit soupir, et se disposa à écouter avec ennui.

Christophe, intimidé et mortifié, commença à jouer. Hassler ne tarda pas à rouvrir l’œil et l’oreille, avec l’intérêt professionnel de l’artiste qui est repris, malgré lui, par une belle chose. D’abord, il ne dit rien, et resta immobile ; mais ses yeux devinrent moins vagues, et ses lèvres boudeuses remuaient. Puis, il se réveilla tout à fait, grognant son étonnement et son assentiment. C’étaient des interjections inarticulées ; mais le ton ne laissait aucun doute sur ses sentiments ; et Christophe en éprouvait un bien-être inexprimable. Hassler ne songeait plus à calculer le nombre de pages qui étaient jouées, et celles qui restaient à jouer. Quand Christophe avait fini un morceau, il disait :

— Après !… Après !…

Il commençait à faire usage du langage humain.

— Bon, cela ! Bon !… (s’exclamait-il.) Fameux !… Effroyablement fameux ! (Schrecklich famos !)… Mais que diable ! (grommelait-il, stupéfait,) qu’est-ce que c’est que ça ?

Il s’était redressé sur son siège, penchait la tête en avant, se faisait un cornet avec sa main, se parlait à lui-même, riait de contentement, et, à certaines curiosités d’harmonies, tirait légèrement la langue, comme pour se lécher les lèvres. Une modulation inattendue eut un tel effet sur lui, qu’il se leva brusquement, avec une exclamation, et vint s’asseoir au piano, à côté de Christophe. Il n’avait pas l’air de s’apercevoir que Christophe fût là. Il ne s’occupait que de la musique ; et, quand le morceau fut fini, il saisit le cahier, se mit à relire la page, puis lut les pages suivantes, continuant de monologuer son admiration et sa surprise, comme s’il eût été seul dans la chambre :

— Que le diable !… (faisait-il). Où cet animal a-t-il trouvé cela ?…

Repoussant Christophe de l’épaule, il joua lui-même certains passages. Il avait au piano de charmants doigts, très doux, caressants et légers. Christophe remarqua ses mains fines, longues, bien soignées, d’un aristocratisme un peu maladif, qui ne répondait pas au reste de la personne. Hassler s’arrêtait à certains accords, les répétait, en clignant de l’œil et faisant claquer sa langue ; il bourdonnait avec ses lèvres, imitant la sonorité des instruments, et il continuait d’entremêler à cette musique ses apostrophes, où il y avait à la fois du plaisir et du dépit : il ne pouvait se défendre d’une secrète irritation, d’une jalousie inavouée ; et, en même temps, il jouissait avidement.

Bien qu’il persistât à se parler à lui seul, comme si Christophe n’existait pas, Christophe, rouge de plaisir, ne pouvait s’empêcher de prendre pour son compte les exclamations de Hassler ; et il expliquait ce qu’il avait voulu faire. Hassler sembla d’abord ne faire aucune attention à ce que le jeune homme disait, et poursuivit ses réflexions à voix haute ; puis, certains mots de Christophe le frappèrent, et il se tut, les yeux toujours fixés sur le cahier de musique, qu’il feuilletait, en écoutant, sans vouloir avoir l’air d’écouter. Christophe, de son côté, s’animait peu à peu ; et il finit par se confier tout à fait : il parlait avec une excitation naïve de ses projets et de sa vie.

Hassler, silencieux, était repris par son ironie, en l’écoutant. Il s’était laissé retirer le cahier des mains ; le coude appuyé sur la tablette du piano et le front dans la main, il regardait Christophe qui lui commentait son œuvre avec une ardeur et un trouble juvéniles. Et il souriait amèrement, en pensant à ses propres débuts, à ses espoirs, aux espoirs de Christophe, et aux déboires qui l’attendaient.

Christophe parlait, les yeux baissés, dans la crainte de ne plus savoir ce qu’il avait à dire. Le silence de Hassler l’encourageait. Il sentait que Hassler l’observait, qu’il ne perdait pas une de ses paroles ; il lui semblait avoir brisé la glace qui les séparait, et son cœur rayonnait. Quand il eut fini, il leva la tête avec timidité, — avec confiance aussi, — et regarda Hassler. Toute sa joie naissante gela d’un coup, comme les pousses trop précoces, quand il vit les yeux mornes et railleurs sans bonté qui le fixaient. Il se tut.

Après une pause glaciale, Hassler parla, d’une voix sèche. Il avait de nouveau changé : il affectait une sorte de dureté pour le jeune homme ; il persiflait cruellement ses projets, ses espoirs de succès, comme s’il eût voulu se persifler lui-même, puisqu’il se retrouvait en lui. Il s’acharnait froidement à détruire sa foi dans la vie, sa foi dans l’art, sa foi en soi. Il se donna lui-même en exemple, avec amertume, parlant de ses œuvres d’aujourd’hui, d’une façon insultante.

— Des cochonneries ! dit-il. C’est ce qu’il faut pour ces cochons. Est-ce que vous croyez qu’il y a dix personnes au monde, qui aiment la musique ? Est-ce qu’il y en a une seule ?

— Il y a moi ! dit Christophe, avec emportement.

Hassler le regarda, haussa les épaules, et dit, d’une voix lassée :

— Vous serez comme les autres. Vous ferez comme les autres. Vous penserez à arriver, à vous amuser, comme les autres… Et vous aurez raison…

Christophe essaya de protester ; mais Hassler lui coupa la parole, et, reprenant son cahier, se mit à critiquer aigrement les œuvres qu’il louait tout à l’heure. Non seulement il relevait avec une dureté blessante les négligences réelles, les incorrections d’écriture, les fautes de goût ou d’expression, qui avaient échappé au jeune homme ; mais il lui faisait des critiques absurdes, des critiques comme en eût pu faire le plus étroit et le plus arriéré des musiciens, dont lui-même, Hassler, avait eu, toute sa vie, à souffrir. Il demandait à quoi tout cela rimait. Il ne critiquait même plus, il niait : on eût dit qu’il s’efforçait d’effacer haineusement l’impression que ces œuvres lui avaient faite, en dépit de lui-même.

Christophe, consterné, n’essayait pas de répondre. Comment répondre à des absurdités, qu’on rougit d’entendre dans la bouche de quelqu’un qu’on estimait et qu’on aimait ? Au reste, Hassler n’écoutait rien. Il restait là, butté, le cahier fermé entre les mains, les yeux sans expression, la bouche amère. À la fin, il dit, comme si de nouveau il avait oublié la présence de Christophe :

— Ah ! la pire misère, c’est qu’il n’y a pas un homme, pas un qui soit capable de vous comprendre !

Christophe se sentit transpercé d’émotion ; il se retourna brusquement, posa sa main sur la main de Hassler, et, le cœur plein d’amour, il répéta :

— Il y a moi !

Mais la main de Hassler ne bougea point ; et si quelque chose dans son cœur tressaillit, une seconde, à ce cri juvénile, aucune lueur ne brilla dans ses yeux éteints, qui regardèrent Christophe. L’ironie et l’égoïsme prirent le dessus. Il esquissa un mouvement du buste, cérémonieux et comique, pour saluer :

— Très honoré ! dit-il.

Il pensait :

— Je m’en fiche bien ! Crois-tu que ce soit pour toi que j’ai perdu ma vie ?

Il se leva, jeta le cahier sur le piano, et, de ses longues jambes qui flageolaient, s’en alla reprendre sa place sur le divan. Christophe, qui avait saisi sa pensée, et qui en avait senti l’insultante blessure, essayait fièrement de répondre que l’on n’a pas besoin d’être compris de tous : certaines âmes à elles seules valent un peuple tout entier ; elles pensent pour lui ; et, ce qu’elles ont pensé, il faudra qu’il le pense. — Mais Hassler n’écoutait plus. Il était retombé dans son apathie, causée par l’affaiblissement de la vie qui s’endormait en lui. Christophe, trop sain pour comprendre ce revirement subit, sentait vaguement que la partie était perdue ; mais il ne pouvait s’y résigner, après avoir été si près de la croire gagnée. Il faisait des efforts désespérés pour ranimer l’attention de Hassler ; il avait repris son cahier de musique, et cherchait à lui expliquer la raison des irrégularités, que Hassler avait notées. Hassler, enfoncé dans le sofa, gardait un silence morne ; il n’approuvait, ni ne contredisait : il attendait que ce fût fini.

Christophe vit qu’il n’avait plus rien à faire ici. Au milieu d’une phrase, il s’arrêta. Il roula son cahier, et se leva. Hassler se leva aussi. Christophe, honteux et intimidé, s’excusait en balbutiant. Hassler, s’inclinant légèrement, avec une certaine distinction hautaine et ennuyée, lui tendit la main, froidement, poliment, et l’accompagna jusqu’à la porte d’entrée, sans un mot pour le retenir, ou pour l’inviter à revenir.


Christophe se retrouva dans la rue, anéanti. Il allait au hasard, il ne savait où aller. Après avoir suivi machinalement deux ou trois rues, il se trouva à la station du tram, qui l’avait amené. Il le reprit, sans penser à ce qu’il faisait. Il s’affaissa sur la banquette, les bras, les jambes cassés. Impossible de réfléchir, de rassembler ses idées : il ne pensait à rien ; il voulait ne penser à rien. Il avait peur de regarder en lui. C’était le vide. Il lui semblait que ce vide était autour de lui, dans cette ville ; il ne pouvait plus y respirer : ce brouillard, ces maisons massives l’étouffaient. Il n’avait plus qu’une idée : fuir, fuir au plus vite, — comme si, en se sauvant de cette ville, il devait y laisser l’amère désillusion qu’il y avait trouvée.

Il retourna à son hôtel. Il n’était pas midi et demi. Il y avait deux heures qu’il y était entré, — avec quelle lumière au cœur ! — Maintenant, tout était éteint.

Il ne déjeuna point. Il ne monta pas dans sa chambre. À la stupéfaction des gens, il demanda sa note, paya comme s’il avait passé la nuit, et dit qu’il voulait partir. En vain, lui expliquait-on qu’il n’avait pas à se presser, que le train qu’il voulait reprendre ne partait pas avant plusieurs heures, qu’il ferait mieux d’attendre à l’hôtel. Il voulut aller tout de suite à la gare : il était comme un enfant, il voulait prendre le premier train, n’importe lequel, ne plus rester une heure dans ce pays. Après ce long voyage et toutes les dépenses qu’il avait faites pour venir, — bien qu’il se fût fait une fête non seulement de voir Hassler, mais de voir des musées, d’entendre des concerts, de faire certaines connaissances, — il n’avait plus qu’une idée en tête : partir…

Il revint à la gare. Ainsi qu’on le lui avait dit, son train ne partait pas avant trois heures. Encore ce train, qui n’était pas express, — (car Christophe était forcé de prendre la dernière classe) — s’arrêtait-il en route ; Christophe aurait eu avantage à monter dans le train suivant, qui partait deux heures plus tard, et qui rejoignait le premier. Mais c’était deux heures de plus à passer ici, et Christophe ne pouvait le supporter. Il ne voulut même plus sortir de la gare, en attendant. — Lugubre attente, dans ces salles vastes et vides, tumultueuses et funèbres, où entrent et sortent, toujours affairées, toujours courant, des ombres étrangères, toutes étrangères, toutes indifférentes, pas une qu’on connaisse, pas un visage ami. Le jour blafard s’éteignait. Les lampes électriques, enveloppées de brouillard, mouchetaient la nuit et semblaient la rendre plus sombre. Christophe, plus oppressé d’heure en heure, attendait avec angoisse le moment de partir. Il allait, dix fois par heure, revoir les affiches des trains pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé. Comme il les relisait d’un bout à l’autre, une fois de plus, pour passer le temps, un nom de pays le frappa : il se dit qu’il le connaissait ; ce ne fut qu’après un moment qu’il se rappela que c’était le pays du vieux Schulz, qui lui avait écrit de si bonnes et enthousiastes lettres. L’idée lui vint aussitôt, dans le désarroi où il était, d’aller voir cet ami inconnu. La ville n’était pas sur son chemin direct de retour, mais à une ou deux heures, par un chemin de fer local ; c’était un voyage de toute une nuit, avec deux ou trois changements de train, d’interminables attentes : Christophe ne calcula rien. Sur-le-champ, il décida d’y aller : c’était pour lui un besoin instinctif de se raccrocher à une sympathie. Sans se donner le temps de réfléchir, il rédigea une dépêche, et télégraphia à Schulz son arrivée pour le lendemain matin. Il n’avait pas envoyé ce mot, qu’il le regrettait déjà. Il se plaisantait amèrement sur ses illusions éternelles. Pourquoi aller au devant d’un nouveau chagrin ? — Mais c’était fait maintenant. Il était trop tard pour changer.

Ces pensées occupèrent sa dernière heure d’attente. — Son train était enfin formé. Il y monta, le premier ; et son enfantillage était tel, qu’il ne commença à respirer que lorsque le train s’ébranla, et que, par la portière du wagon, il vit derrière lui s’effacer dans le ciel gris, sous les tristes averses, la silhouette de la ville, sur laquelle la nuit tombait. Il lui semblait qu’il serait mort, s’il avait passé la nuit là.

À cette même heure, — vers six heures du soir, — une lettre de Hassler arrivait pour Christophe, à son hôtel. La visite de Christophe avait remué bien des choses en lui. Pendant tout l’après-midi, il y avait songé avec amertume, et non sans sympathie pour le pauvre garçon qui était venu à lui avec une telle ardeur d’affection, et qu’il avait reçu d’une façon glaciale. Il se reprochait son accueil. À vrai dire, ce n’avait été de sa part qu’un de ces accès de bouderie quinteuse, dont il était coutumier. Il pensa le réparer, en envoyant à Christophe, avec un billet pour l’Opéra, un mot qui lui donnait rendez-vous, à l’issue de la représentation. — Christophe n’en sut jamais rien. En ne le voyant pas venir, Hassler pensa :

— Il est fâché. Tant pis pour lui !

Il haussa les épaules, et n’en chercha pas plus long. Le lendemain, il ne pensait plus à lui.

Le lendemain, Christophe était loin de lui, — si loin que toute l’éternité n’eût pas suffi à les rapprocher l’un de l’autre. Et tous deux étaient seuls pour jamais.


Peter Schulz avait soixante-quinze ans. Il avait toujours eu une santé délicate, et l’âge ne l’avait pas épargné. Assez grand, mais voûté, et la tête penchée sur la poitrine, il avait les bronches faibles, et respirait avec peine. Asthme, catarrhe, bronchite, s’acharnaient après lui : et la trace des luttes qu’il lui fallait subir, — bien des nuits, assis dans son lit, le corps courbé en avant, et trempé de sueur, pour tâcher de faire entrer un souffle d’air dans sa poitrine qui étouffait, — était gravée dans les plis douloureux de sa longue figure, maigre et rasée. Le nez était long et un peu gonflé au sommet. Des rides profondes, partant du dessous des yeux, coupaient transversalement les joues creusées par les vides de la mâchoire. L’âge et les infirmités n’avaient pas été les seuls sculpteurs de ce pauvre masque délabré ; les chagrins de la vie y avaient eu part aussi. — Et malgré tout, il n’était pas triste. La grande bouche tranquille était d’une bonté sereine. Mais c’étaient surtout les yeux qui donnaient à ce vieux visage une douceur touchante : ils étaient d’un gris-clair limpide et transparent ; ils regardaient bien en face, avec calme et candeur ; ils ne cachaient rien de l’âme : on eût pu lire au fond.

Sa vie avait été pauvre en événements. Il était seul depuis des années. Sa femme était morte. Elle n’était pas très bonne, pas très intelligente, pas du tout belle. Mais il en conservait un souvenir attendri. Il y avait vingt-cinq ans qu’il l’avait perdue : et, pas un soir depuis, il ne s’était endormi, sans avoir un petit entretien mental, triste et tendre, avec elle ; il l’associait à chacune de ses journées. — Il n’avait pas eu d’enfant : c’était le grand regret de sa vie. Il avait reporté son besoin d’affection sur ses élèves, auxquels il était attaché, comme un père à ses fils. Il avait trouvé peu de retour. Un vieux cœur peut se sentir très près d’un jeune cœur, et presque du même âge : il sait combien sont brèves les années qui le séparent. Mais le jeune homme ne s’en doute point : le vieillard est pour lui un homme d’une autre époque : au reste, il est absorbé par trop de soucis immédiats, et il détourne instinctivement les yeux du but mélancolique de ses efforts. Le vieux Schulz avait rencontré parfois quelque reconnaissance chez des élèves, touchés par l’intérêt vif et frais qu’il prenait à tout ce qui leur arrivait d’heureux ou de malheureux : ils venaient le voir de temps en temps ; ils lui écrivaient, pour le remercier, quand ils quittaient l’université ; certains lui écrivaient encore, une ou deux fois, les années suivantes. Puis, le vieux Schulz n’entendait plus parler d’eux, sinon par les journaux, qui lui faisaient connaître l’avancement de tel ou tel : et il se réjouissait de leurs succès, comme si c’étaient les siens. Il ne leur en voulait pas de leur silence : il y trouvait mille excuses ; il ne doutait point de leur affection, et prêtait aux plus égoïstes les sentiments qu’il avait pour eux.

Mais ses livres étaient pour lui le meilleur des refuges : ils n’étaient point oublieux, ni trompeurs. Les âmes, qu’il chérissait en eux, étaient maintenant sorties du flot du temps : elles étaient immuables, fixées pour l’éternité dans l’amour qu’elles inspiraient et qu’elles semblaient ressentir, qu’elles rayonnaient à leur tour sur ceux qui les aimaient. Professeur d’esthétique et d’histoire de la musique, il était comme un vieux bois, vibrant de chants d’oiseaux. Certains de ces chants résonnaient très loin, ils venaient du fond des siècles : ils n’étaient pas les moins doux et les moins mystérieux. — Il en était d’autres qui lui étaient familiers et intimes : c’étaient de chers compagnons ; chacune de leurs phrases lui rappelait des joies et des douleurs de sa vie passée, consciente ou inconsciente : — (car sous chacun des jours, que la lumière du soleil éclaire, d’autres jours se déroulent, qu’éclaire une lumière inconnue.) — Il y en avait enfin qu’on n’avait jamais entendus encore, et qui disaient des choses qu’on attendait depuis longtemps, dont on avait besoin : le cœur s’ouvrait pour les recevoir, comme la terre sous la pluie. Ainsi, le vieux Schulz écoutait, dans le silence de sa vie solitaire, la forêt pleine d’oiseaux ; et, comme le moine de la légende, endormi dans l’extase du chant de l’oiseau magique, les années passaient pour lui, et le soir de la vie était venu ; mais il avait toujours son âme de vingt ans.

Il n’était pas seulement riche de musique. Il aimait les poètes, — les anciens et les nouveaux. Il avait une prédilection pour ceux de son pays, surtout pour Gœthe ; mais il aimait aussi ceux des autres pays. Il était instruit et lisait plusieurs langues. Il était, d’esprit, un contemporain de Herder et des grands Weltbürger, — des « citoyens du monde », de la fin du dix-huitième siècle. Il avait vécu les années d’âpres luttes, qui précédèrent et suivirent 70, enveloppé de leur vaste pensée. Et, quoiqu’il adorât l’Allemagne, il n’en était pas « glorieux ». Il pensait avec Herder, qu’ « entre tous les glorieux, le glorieux de sa nationalité est un sot accompli », et avec Schiller, que « c’est un bien pauvre idéal de n’écrire que pour une seule nation ». Son esprit était parfois timide ; mais son cœur était d’une largeur admirable, et prêt à accueillir avec amour tout ce qui était beau dans le monde. Peut-être était-il trop indulgent pour la médiocrité ; mais son instinct n’avait point de doute sur ce qui était le meilleur ; et s’il n’avait pas la force de condamner les faux artistes que l’opinion publique admirait, il avait toujours celle de défendre les artistes originaux et forts que l’opinion publique méconnaissait. Sa bonté l’abusait souvent : il tremblait de commettre une injustice ; et, quand il n’aimait pas ce que d’autres aimaient, il ne doutait point que ce ne fût lui qui se trompât ; et il finissait par l’aimer. Il lui était si doux d’aimer ! L’amour et l’admiration étaient encore plus nécessaires à sa vie morale, que l’air à sa misérable poitrine. Aussi, quelle reconnaissance il avait pour ceux qui lui en offraient une occasion nouvelle ! — Christophe ne pouvait se douter de ce que ses Lieder avaient été pour lui. Il était bien loin de les avoir sentis lui-même aussi vivement, quand il les avait créés. C’est que pour lui ces chants n’étaient que quelques étincelles jaillies de la forge intérieure : il en avait jailli, il en jaillirait bien d’autres. Mais pour le vieux Schulz, c’était tout un monde qui se révélait à lui, d’un seul coup, — tout un monde à aimer. Sa vie en avait été illuminée.


Depuis un an, il avait dû résigner ses fonctions à l’Université : sa santé de plus en plus précaire ne lui permettait plus de professer. Il était malade, et au lit, quand le libraire Wolf lui avait fait porter, comme il en avait l’habitude, un paquet des dernières nouveautés musicales qu’il avait reçues, et où se trouvaient, cette fois, les Lieder de Christophe. Il était seul. Nul parent auprès de lui ; le peu qu’il avait de famille était mort depuis longtemps. Il était livré aux soins d’une vieille bonne, qui abusait de sa faiblesse, pour lui imposer tout ce qu’elle voulait. Deux ou trois amis, guère moins âgés que lui, venaient le voir de temps en temps ; mais ils n’étaient pas non plus d’une très bonne santé ; et, quand le temps était mauvais, ils se tenaient clos aussi, et espaçaient leurs visites. Justement, c’était l’hiver alors, les rues étaient couvertes d’une neige qui fondait : Schulz n’avait vu personne, de tout le jour. Il faisait sombre dans la chambre : un brouillard jaune était tendu contre les vitres comme un écran, et murait les regards : la chaleur du poêle était lourde et fatigante. De l’église voisine, un vieux carillon du dix-septième siècle chantait, tous les quarts d’heure, d’une voix boiteuse et horriblement fausse, des bribes de chorals monotones, dont la jovialité paraissait un peu grimaçante, quand on n’était pas très gai, soi-même. Le vieux Schulz toussait, le dos appuyé contre une pile d’oreillers. Il essayait de relire Montaigne, qu’il aimait ; mais cette lecture ne lui faisait pas aujourd’hui autant de plaisir qu’à l’ordinaire ; il avait laissé tomber le livre, il respirait avec peine, et rêvait. Le paquet de musique était là, sur son lit : il n’avait pas le courage de l’ouvrir ; il se sentait le cœur triste. Enfin, il soupira, et, après avoir défait très soigneusement la ficelle, il remit ses lunettes, et commença à lire les morceaux de musique. Sa pensée était ailleurs : elle revenait toujours à des souvenirs qu’il voulait écarter.

Le cahier qu’il tenait était celui de Christophe. Ses yeux tombèrent sur un vieux cantique, dont Christophe avait repris les paroles à un naïf et pieux poète du dix-septième siècle, en renouvelant leur expression : le Christliches Wanderlied (chant du voyageur chrétien) de Paul Gerhardt.


Hoff, o du arme Seele,
Hoff und seiunverzagt !
.................
Erwarte nur der Zeit,
So wirst du schon erblicken
Die Sonn der schönsten Freud.

« Espère, ô toi, pauvre âme,
espère, et sois intrépide !
.................
Attends seulement, attends :
et voici que tu vas voir
le soleil de la belle Joie. »


Le vieux Schulz connaissait bien ces candides paroles ; mais jamais elles ne lui avaient parlé ainsi, ainsi… Ce n’était plus la tranquille piété, qui calme et endort l’âme par sa monotonie. C’était une âme comme la sienne, c’était son âme même, mais plus jeune et plus forte, qui souffrait, qui voulait espérer, qui voulait voir la Joie, qui la voyait. Ses mains tremblaient, de grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il continua :


Auf, auf ! gieb deinem Schmerze
Und Sorge ngute Nacht !
Lass fahren, was das Herze
Betrübt und traurig macht !
.................

« Debout, debout ! donne à ta douleur
et à tes soucis bonne nuit !
Laisse partir ce qui trouble
le cœur et le rend triste ! »
.................


Christophe communiquait à ces pensées une jeune ardeur intrépide, dont le rire héroïque s’épanouissait dans ces derniers vers confiants et naïfs :


Bist du doch nicht Regente,
Der alles führen soll,
Gott sitzt im Regimente,
Und führet alles wohl.

« Ce n’est pas toi, voyons ! qui règnes
et qui dois tout conduire.
C’est Dieu. Dieu est le roi,
et mène tout comme il faut ! »


Et lorsque venait cette strophe de superbe défi, qu’il avait, avec son insolence de jeune barbare, arrachée tranquillement de sa place primitive dans l’ensemble du poème, pour en faire la conclusion de son Lied :


Und ob gleich alle Teufel
Hier wollten widerstehn,
So wird doch ohne Zweifel
Gott nicht zurücke gehn :

Was er ihm vorgenommen,
Und was er haben will,
Das muss doch endlich kommen
Zu seinem Zweck und Ziel.

« Et quand bien même tous les diables
voudraient s’y opposer,
sois tranquille, ne doute pas !
Dieu ne reculera point.

Ce qu’il s’est proposé,
ce qu’il veut accomplir,
cela finira bien par arriver
à son but et à sa fin ! »


… alors, c’était un transport d’allégresse, l’ivresse de la bataille, un triomphe d’Imperator romain.

Le vieillard tremblait de tout son corps. Il suivait, haletant, l’impétueuse musique, comme un enfant qu’un compagnon entraîne dans sa course, en le tenant par la main. Son cœur battait. Ses larmes ruisselaient. Il bégayait :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

Il se mit à sangloter, et il riait : il était heureux. Il suffoquait. Il fut pris d’une terrible quinte de toux. Salomé, la vieille servante, accourut, et elle crut que le vieux allait y passer. Il continuait de pleurer, de tousser, et de répéter :

— Ah ! mon Dieu !… mon Dieu !…

et, dans ses courts moments de répit, entre deux accès de toux, il riait d’un petit rire aigu et doux.

Salomé pensa qu’il devenait fou. Quand elle finit par comprendre la cause de cette agitation, elle le gronda rudement :

— S’il est possible de se mettre dans un état pareil pour une sottise !… Donnez-moi cela ! Je l’emporte. Vous ne le verrez plus.

Mais le vieux tenait bon, toujours toussant ; et il criait à Salomé de le laisser tranquille. Comme elle insistait, il se mit en fureur, il jurait, et il s’étranglait dans ses jurements. Jamais elle ne l’avait vu se fâcher et oser lui tenir tête. Elle en fut ébahie, et elle lâcha prise ; mais elle ne lui ménagea pas les paroles sévères : elle le traita de vieux fou, elle dit qu’elle avait cru jusqu’à présent avoir affaire à un homme bien élevé, mais qu’elle voyait maintenant qu’elle s’était trompée, qu’il disait des blasphèmes à faire rougir un charretier, que les yeux lui sortaient de la tête, et que s’ils étaient des pistolets, ils l’auraient tuée… Elle en eût eu pour longtemps à continuer cette chanson, s’il ne s’était soulevé, furieux, sur ses oreillers, et ne lui avait crié :

— Sortez !

d’un ton si péremptoire, qu’elle était partie en faisant battre la porte, et déclarant qu’il pourrait bien l’appeler maintenant, qu’elle ne se dérangerait pas, qu’elle le laisserait claquer tout seul.

Alors, le silence retomba de nouveau dans la chambre où la nuit s’étendait. De nouveau, le carillon égrena dans la paix du soir ses sonneries placides et grotesques. Un peu honteux de sa colère, le vieux Schulz, immobile, étendu sur le dos, attendait, haletant, que le tumulte de son cœur s’apaisât : il serrait sur sa poitrine les précieux Lieder, et il riait comme un enfant.


Il passa les journées solitaires qui suivirent dans une sorte d’extase. Il ne pensait plus à son mal, à l’hiver, à la triste lumière, à sa solitude. Tout était lumineux et aimant autour de lui. Tout près de la mort, il se sentait revivre dans l’âme jeune d’un ami inconnu.

Il tâchait de se figurer Christophe. Il ne le voyait pas du tout comme il était. Il le voyait un peu à sa propre image idéalisée, et tel que lui-même eût voulu être : blond, mince, les yeux bleus, parlant d’une voix un peu faible et voilée, doux, timide et tendre. Mais quel qu’il fût, il était toujours prêt à l’idéaliser. Il idéalisait tout ce qui l’entourait : ses élèves, ses voisins, ses amis, sa vieille bonne. Sa douceur affectueuse et son manque de critique, — en partie volontaire, pour écarter toute pensée troublante, — tissaient autour de lui des images sereines et pures, comme la sienne. C’était un mensonge de bonté, dont il avait besoin pour vivre. Il n’en était pas tout à fait dupe ; et souvent, dans son lit, la nuit, il soupirait en songeant à mille petites choses, arrivées dans le jour, qui contredisaient son idéalisme. Il savait bien que la vieille Salomé se moquait de lui, derrière son dos, avec les commères du quartier, et qu’elle le volait régulièrement dans ses comptes de chaque semaine. Il savait bien que ses élèves étaient obséquieux avec lui, tant qu’ils avaient besoin de lui, puis, qu’après qu’ils avaient reçu de lui tous les services qu’ils en pouvaient attendre, ils le laissaient de côté. Il savait que ses anciens collègues de l’Université l’avaient tout à fait oublié, depuis qu’il avait pris sa retraite, et que son successeur le pillait dans ses articles, sans le nommer, ou en le nommant d’une façon perfide, pour citer de lui une phrase sans valeur, et pour relever ses erreurs : — (procédé, qui est courant dans le monde de la critique). — Il savait que son vieil ami Kunz lui avait encore fait un gros mensonge, cet après-midi, et qu’il ne reverrait jamais les livres, que son autre ami, Pottpetschmidt, lui avait empruntés pour quelques jours, — ce qui était douloureux pour quelqu’un, qui, comme lui, était attaché à ses livres ainsi qu’à des personnes vivantes. Beaucoup d’autres choses tristes, anciennes ou récentes, lui revenaient à l’esprit ; il ne voulait pas y penser ; mais elles étaient quand même en lui : il les sentait. Leur souvenir le traversait parfois, comme une douleur lancinante.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

gémissait-il, dans le silence de la nuit. — Puis, il écartait les fâcheuses pensées : il les niait ; il voulait être confiant, optimiste, croire aux hommes : et il y croyait. Combien de fois ses illusions avaient-elles été brutalement détruites ! — Mais il en renaissait d’autres, toujours, toujours… Il ne pouvait s’en passer.

Christophe inconnu devint un foyer lumineux dans sa vie. La première lettre froide et maussade, qu’il reçut de lui, eût dû lui faire de la peine ; — (peut-être, lui en fit-elle) ; — mais il n’en avait pas voulu convenir, et il en eut une joie d’enfant. Il était si modeste, et demandait si peu aux hommes, que le peu qu’il en recevait suffisait à nourrir son besoin de les aimer et de leur être reconnaissant. Voir Christophe était un bonheur qu’il n’eût jamais osé espérer : car il était maintenant trop vieux pour faire le voyage des bords du Rhin ; et, quant à solliciter sa visite, la pensée ne lui en venait même pas.

La dépêche de Christophe lui arriva, le soir, au moment où il se mettait à table. Il ne comprit pas d’abord : la signature lui semblait inconnue, il pensa qu’on s’était trompé, que la dépèche n’était pas pour lui ; il la relut trois fois ; dans son trouble, ses lunettes ne voulaient pas tenir, la lampe éclairait mal, les lettres dansaient devant ses yeux. Quand il eut compris, il fut si bouleversé qu’il oublia de dîner. Salomé eut beau crier après lui : impossible d’avaler un morceau. Il jeta sa serviette sur la table, sans la plier, comme il ne manquait jamais de le faire ; il se leva en trébuchant, alla chercher son chapeau et sa canne, et sortit. La première pensée du bon Schulz, en recevant un tel bonheur, avait été de le partager avec d’autres, et d’avertir ses amis de l’arrivée de Christophe.

Il avait deux amis, comme lui mélomanes, à qui il avait réussi à communiquer son enthousiasme pour Christophe : le juge Samuel Kunz, et le dentiste Oscar Pottpetschmidt, qui était un chanteur excellent. Les trois vieux camarades avaient souvent parlé de Christophe, ensemble ; et ils avaient joué toute la musique de lui qu’ils avaient pu trouver. Pottpetschmidt chantait, Schulz accompagnait, et Kunz écoutait. Et ils s’extasiaient ensuite pendant des heures. Combien de fois avaient-ils dit, quand ils faisaient de la musique :

— Ah ! si Krafft était là !

Schulz riait tout seul, dans la rue, de la joie qu’il avait et de celle qu’il allait faire. La nuit venait ; et Kunz habitait dans un petit village, à une demi-heure de la ville. Mais le ciel était clair : c’était un soir d’avril très doux ; les rossignols chantaient. Le vieux Schulz avait le cœur inondé de bonheur ; il respirait sans oppression, et il avait des jambes de vingt ans. Il marchait allègrement, sans prendre garde aux pierres, contre lesquelles il buttait dans l’ombre. Il se rangeait gaillardement sur le côté de la route, à l’arrivée des voitures, et il échangeait un joyeux salut avec le conducteur, qui le considérait avec étonnement, quand la lanterne éclairait en passant le vieillard grimpé sur le talus du chemin.

La nuit était complète, lorsqu’il arriva à la maison de Kunz, un peu en dehors du village, dans un petit jardin. Il tambourina à sa porte, et l’appela à tue-tête. Une fenêtre s’ouvrit, et Kunz, effaré, parut. Il essayait de voir dans l’obscurité, et demanda :

— Qui est là ? Qu’est-ce qu’on me veut ?

Schulz, essoufflé et joyeux, criait :

— Krafft… Krafft vient demain…

Kunz n’y comprenait rien ; mais il reconnut la voix :

— Schulz !… Comment ! À cette heure ? Qu’y a-t-il ?

Schulz répéta :

— Il vient demain, demain matin !…

— Quoi ? demandait toujours Kunz, ahuri.

— Krafft ! cria Schulz.

Kunz resta un moment à méditer le sens de cette parole ; puis une exclamation retentissante témoigna qu’il avait compris.

— Je descends ! cria-t-il.

La fenêtre se referma. Il parut sur le perron de l’escalier, une lampe à la main, et descendit dans le jardin. C’était un petit vieux bedonnant, avec une grosse tête grise, une barbe rouge, des taches de rousseur sur le visage et sur les mains. Il venait à petits pas, en fumant sa pipe de porcelaine. Cet homme débonnaire et un peu endormi ne s’était jamais fait grands soucis dans sa vie. La nouvelle que lui apportait Schulz n’en était pas moins capable de le faire sortir de son calme ; et il agitait ses bras courts et sa lampe, en demandant :

— Quoi ? c’est vrai ? Il vient ?

— Demain matin ! répéta Schulz, triomphant, en agitant la dépêche.

Les deux vieux amis allèrent s’asseoir sur un banc, sous la tonnelle. Schulz prit la lampe. Kunz déplia soigneusement la dépêche, lut lentement, à mi-voix : Schulz relisait tout haut, par-dessus son épaule. Kunz regarda encore le papier, les indications qui encadraient le télégramme, l’heure où il avait été envoyé, l’heure où il était arrivé, le nombre des mots. Puis, il rendit le précieux papier à Schulz, qui riait d’aise, le regarda en hochant la tête, et répétant :

— Ah ! bien !… ah ! bien !…

Après avoir réfléchi un instant, aspiré et expiré une grosse bouffée de tabac, il posa sa main sur le genou de Schulz, et dit :

— Il faut avertir Pottpetschmidt.

— J’y allais, dit Schulz.

— Je viens avec toi, dit Kunz.

Il rentra pour déposer la lampe, et revint aussitôt. Les deux vieux s’en allèrent, bras dessus bras dessous. Pottpetschmidt habitait à l’autre bout du village. Schulz et Kunz échangeaient des mots distraits, en ruminant la nouvelle. Tout à coup, Kunz s’arrêta, et tapa le sol, de sa canne :

— Ah ! tonnerre ! fit-il… Il n’est pas ici !…

Il se rappelait maintenant que Pottpetschmidt avait dû partir dans l’après-midi pour une opération dans une ville voisine, où il devait passer la nuit et séjourner un jour ou deux. Schulz était consterné. Kunz ne l’était pas moins. Ils étaient fiers de Pottpetschmidt ; ils eussent voulu s’en faire honneur. Ils restaient au milieu de la route, ne sachant que décider.

— Comment faire ? Comment faire ? demandait Kunz.

— Il faut absolument que Krafft entende Pottpetschmidt, disait Schulz.

Il réfléchit, et dit :

— Il faut lui envoyer une dépêche.

Ils allèrent au télégraphe, et composèrent ensemble une dépêche longue et émue, à laquelle il était difficile de rien comprendre. Puis, ils revinrent. Schulz calculait :

— Il pourra être encore ici demain matin, en prenant le premier train.

Mais Kunz fit remarquer qu’il était trop tard, et que la dépêche ne lui serait remise sans doute que le lendemain. Schulz hocha la tête ; et ils se répétaient :

— Quel malheur !

Ils se séparèrent à la porte de Kunz ; car, quelle que fût l’amitié de celui-ci pour Schulz, elle n’allait pas jusqu’à lui faire commettre l’imprudence d’accompagner Schulz hors du village, ne fût-ce qu’un bout de chemin, qu’il lui eût fallu refaire seul, dans la nuit. Il fut convenu que Kunz viendrait dîner, le lendemain, chez Schulz. Schulz regardait le ciel, avec anxiété :

— Pourvu qu’il fasse beau demain !

Et il eut un poids de moins sur le cœur, quand Kunz, qui passait pour se connaître admirablement en météorologie, dit, après avoir gravement examiné le ciel — (car il n’avait pas moins que Schulz le souci que Christophe vît leur petit pays dans toute sa beauté) :

— Il fera beau, demain.


Schulz reprit le chemin de la ville, où il parvint, non sans avoir trébuché plus d’une fois dans les ornières, ou contre les tas de pierres élevés le long de la route. Il ne rentra pas chez lui, avant d’être passé chez le pâtissier, pour lui commander une certaine tarte, qui était la gloire de la ville. Puis, il revint à sa maison ; mais, au moment d’y rentrer, il rebroussa chemin, pour aller s’informer à la gare de l’heure exacte de l’arrivée des trains. Enfin, il rentra, appela Salomé, et discuta longuement avec elle le dîner du lendemain. Alors seulement, il se coucha, harassé ; mais il était aussi surexcité qu’un enfant, dans la veillée de Noël, et il se retourna toute la nuit dans ses draps, sans trouver un instant de sommeil. Vers une heure du matin, il eut l’idée de se lever, pour aller dire à Salomé de faire plutôt, pour le dîner, une carpe à l’étuvée ; car elle réussissait ce plat à merveille. Il ne le lui dit pas : et il fit bien, sans doute. Il ne s’en leva pas moins pour arranger diverses choses dans la chambre qu’il destinait à Christophe ; il prenait mille précautions, pour que Salomé ne l’entendît pas : car il craignait d’être grondé. Toute la nuit, il eut peur de manquer l’heure du train, bien que Christophe ne dût pas arriver avant huit heures. Il fut debout, de grand matin. Son premier regard fut pour le ciel : Kunz ne s’était pas trompé, il faisait un temps magnifique. Sur la pointe des pieds, Schulz descendit à sa cave, où il n’allait plus depuis longtemps, de peur du froid et des escaliers raides ; il y fit un choix de ses meilleures bouteilles, se heurta rudement la tête contre la voûte, en remontant, et crut qu’il allait étouffer, quand il parvint au haut de l’escalier avec son panier chargé. Ensuite, il alla au jardin, armé de son sécateur ; il coupa impitoyablement ses plus belles roses et les premières branches de ses lilas en fleurs. Puis, il remonta dans sa chambre, fit fiévreusement sa barbe, se coupa une ou deux fois, s’habilla avec soin, et partit pour la gare. Il était sept heures. Salomé ne réussit pas à lui faire prendre une goutte de lait ; car il prétendit que Christophe n’aurait sans doute pas déjeuné non plus, quand il arriverait, et qu’ils mangeraient ensemble en revenant de la gare.

Il se trouva au chemin de fer, trois quarts d’heure en avance. Il se morfondit à attendre Christophe, et finalement le manqua. Au lieu d’avoir la patience de rester à la porte de sortie, il alla sur le quai, et perdit la tête au milieu du tourbillon des arrivées et des départs. Malgré les indications précises de la dépêche, il s’était imaginé, Dieu sait pourquoi ! que Christophe arriverait par un autre train que celui qui l’amena ; et d’ailleurs, il ne lui serait pas venu à l’idée que Christophe pût descendre d’un wagon de quatrième classe. Il resta plus d’une demi-heure encore à l’attendre à la gare, quand Christophe, arrivé depuis longtemps, était allé tout droit frapper à sa maison. Pour comble de malheur, Salomé venait d’en sortir, pour se rendre au marché : Christophe trouva porte close. La voisine, que Salomé avait simplement chargée de dire, au cas où quelqu’un sonnerait, qu’elle serait bientôt de retour, fit la commission, sans rien ajouter de plus. Christophe, qui n’était pas venu pour voir Salomé, et qui ne savait même pas qui elle était, trouva la plaisanterie mauvaise ; il demanda si le Herr Universitätsmusikdirektor Schulz n’était donc pas au pays. On lui répondit que si ; mais on ne put lui dire où il était. Furieux, il s’en alla.

Quand le vieux Schulz rentra, la figure longue d’une aune, et quand il apprit de Salomé, qui venait aussi de rentrer, ce qui s’était passé, il fut dans la désolation : il faillit pleurer. Il se mit en rage contre la sottise de la domestique, qui était sortie en son absence, et qui n’avait même pas été capable de donner des instructions pour qu’on fit attendre Christophe. Salomé lui répondit, sur le même ton, qu’elle ne pouvait non plus s’imaginer qu’il serait assez sot pour manquer celui qu’il attendait. Mais le vieux ne s’attarda pas à discuter avec elle ; sans perdre un instant, il dégringola de nouveau son escalier, et repartit à la recherche de Christophe, sur la piste très vague que les voisins lui indiquèrent.

Christophe avait été froissé de ne trouver personne, ni même un mot d’excuses. Ne sachant que faire avant le prochain train, il était allé se promener dans la ville et les champs qui lui paraissaient jolis. C’étail une petite ville tranquille, reposante, abritée entre des collines molles ; des jardins autour des maisons, des cerisiers en fleurs, des pelouses vertes, de beaux ombrages, des ruines pseudoantiques, des bustes blancs de princesses d’autrefois sur des colonnes de marbre au milieu de la verdure, des visages doux et gentils. Tout autour de la ville, des prairies, des collines. Dans les buissons fleuris, les merles sifflaient à cœur-joie, formant de petits concerts de flûtes rieuses et sonores. La mauvaise humeur de Christophe ne tarda pas à tomber : il oublia Peter Schulz.

Le vieillard parcourait en vain les rues, interrogeant les gens ; il monta jusqu’au vieux château, sur la colline, au-dessus de la ville, et il revenait, navré, quand, de ses yeux perçants qui voyaient de très loin, il aperçut à quelque distance un homme couché dans un pré, à l’ombre d’un buisson. Il ne connaissait pas Christophe : il ne pouvait savoir si c’était lui. D’ailleurs, l’homme lui tournait le dos, la tête à moitié enfouie dans l’herbe. Schulz rôdait sur la route, tournait autour du pré, le cœur battant :

— C’est lui… Non, ce n’est pas lui…

Il n’osait pas l’appeler. Une idée lui vint : il se mit à chanter la première phrase du Lied de Christophe :


« Auf ! Auf !… » (Debout ! Debout !…)


Christophe ressauta, comme un poisson hors de l’eau, et il cria la suite à tue-tête. Il se retourna tout joyeux. Il avait la figure rouge et des herbes dans les cheveux. Ils s’interpellèrent tous deux par leurs noms, et coururent l’un à l’autre. Schulz enjamba le fossé de la route, Christophe sauta par dessus la barrière. Ils se serrèrent la main avec effusion, et revinrent ensemble à la maison, riant et parlant très fort. Le vieux contait sa mésaventure. Christophe, qui, un moment avant, était bien décidé à continuer sa route sans faire une nouvelle tentative pour voir Schulz, sentit immédiatement la candide bonté de cette âme, et se prit à l’aimer. Avant d’être arrivés, ils s’étaient déjà confié une multitude de choses.

En entrant, ils trouvèrent Kunz, qui, ayant appris que Schulz était parti à la recherche de Christophe, attendait tranquillement. On servit le café au lait. Mais Christophe dit qu’il avait déjeuné dans une auberge de la ville. Le vieux fut désolé : c’était un vrai chagrin pour lui que le premier repas que Christophe avait pris dans le pays n’eût pas été chez lui ; ces petites choses avaient une importance énorme pour son cœur affectueux. Christophe, qui le comprit, s’en amusa en secret, et il l’en aima davantage. Afin de le consoler, il lui certifia qu’il avait assez bon appétit pour déjeuner deux fois : et il le lui prouva.

Tous ses ennuis lui étaient sortis de la tête : il se sentait au milieu de vrais amis, il ressuscitait. Il racontait son voyage, ses déboires, d’une façon humoristique : il avait l’air d’un écolier en vacances. Schulz rayonnant, le couvait des yeux, et il riait de tout son cœur.

L’entretien ne tarda pas à rouler sur ce qui les unissait tous trois d’un lien secret : la musique de Christophe. Schulz mourait d’envie d’entendre Christophe jouer quelques-unes de ses œuvres ; mais il n’osait le lui demander. Tout en causant, Christophe arpentait la chambre. Schulz guettait ses pas, quand il passait près du piano ouvert ; et il faisait des vœux pour qu’il s’y arrêtât. Kunz avait la même pensée. Ils eurent un battement de cœur, quand ils le virent s’asseoir machinalement sur le tabouret de piano, sans cesser de parler, puis, sans regarder l’instrument, promener ses mains au hasard sur les touches. Comme Schulz s’y attendait, à peine Christophe eut-il fait quelques arpèges, que le son s’empara de lui : il continua d’enchaîner des accords, en causant ; puis, ce furent des phrases entières ; et alors, il se tut, et commença à jouer. Les vieux échangèrent un coup d’œil d’intelligence, malicieux et heureux.

— Connaissez-vous cela ? demanda Christophe, en jouant un de ses Lieder.

— Si je le connais ! dit Schulz, ravi.

Christophe, sans s’interrompre, dit, en tournant à demi la tête :

— Hé ! Il n’est pas très bon, votre piano !

Le vieux fut très contrit. Il s’excusa :

— Il est vieux, dit-il humblement, il est comme moi.

Christophe se retourna tout à fait, regarda le vieillard qui semblait demander pardon de sa vieillesse, et lui prit les deux mains, en riant. Il contemplait ses yeux candides :

— Oh ! vous, dit-il, vous êtes plus jeune que moi.

Schulz riait d’un bon rire, et parlait de son vieux corps, de ses infirmités.

— Ta ta ta ! dit Christophe, il ne s’agit pas de cela ; je sais ce que je dis. Est-ce que ce n’est pas vrai, Kunz ?

(Il avait déjà supprimé le : « Monsieur ».)

Kunz approuvait de toutes ses forces.

Schulz essayait d’associer à sa cause celle de son vieux piano.

— Il a encore de très jolies notes, dit-il timidement.

Et il les toucha : — quatre ou cinq notes assez fraîches, une demi-octave, dans le registre moyen de l’instrument Christophe comprit que c’était un vieil ami pour lui, et il dit gentiment, — pensant aux yeux de Schulz :

— Oui, il a de jolis yeux encore.

La figure de Schulz s’éclaira. Il s’embarqua dans un éloge embrouillé de son vieux piano, mais se tut aussitôt : car Christophe s’était remis à jouer. Les Lieder succédaient aux Lieder ; Christophe chantait à mi-voix. Schulz, les yeux humides, suivait chacun de ses mouvements. Kunz, les mains croisées sur son ventre, fermait les yeux pour mieux jouir. De temps en temps, Christophe se retournait, radieux, vers les deux vieilles gens, qui étaient dans le ravissement ; et il disait, avec un enthousiasme naïf, dont ils ne pensaient pas à rire :

— Hein ! Est-ce beau !… Et cela ! Qu’est-ce que vous en dites ?… Et celui-là !… Celui-là est le plus beau de tous… — Maintenant, je vais vous jouer quelque chose, qui va vous faire dresser les cheveux sur la tête…

Comme il terminait un morceau rêveur, le coucou de la pendule se mit à sonner. Christophe bondit, et cria de colère. Kunz, réveillé en sursaut, roulait de gros yeux effarés. Schulz lui-même ne comprenait pas d’abord. Puis, quand il vit Christophe montrer le poing à l’oiseau qui saluait, et crier qu’au nom du ciel on emportât de là cet idiot, ce spectre ventriloque, il trouva aussitôt, pour la première fois de sa vie, que ce bruit était en effet intolérable ; et, prenant une chaise, il voulut grimper dessus, pour décrocher le trouble-fête. Mais il faillit tomber, et Kunz l’empêcha de remonter ; il appela Salomé. Elle arriva sans se presser, suivant son habitude, et fut stupéfaite de se voir mettre sur les bras l’horloge, que Christophe impatient avait décrochée lui-même.

— Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? demandait-elle.

— Ce que tu voudras. Emporte ! Qu’on ne le revoie plus ici ! disait Schulz, non moins impatient que Christophe.

(Il se demandait comment il avait pu supporter si longtemps cette horreur.)

Salomé pensa que décidément ils étaient tous toqués.

La musique reprit. Les heures passaient. Salomé vint annoncer que le dîner était servi. Schulz lui fit faire silence. Elle revint dix minutes après, puis, de nouveau encore, dix minutes après : cette fois, elle était hors d’elle, et, bouillant de colère, en tâchant d’avoir l’air impassible, elle se planta au milieu de la chambre, et, malgré les gestes désespérés de Schulz, elle demanda, d’une voix de trompette :

— « Si ces messieurs aimaient mieux manger leur dîner froid ou brûlé ; que, pour elle, cela lui était égal ; qu’elle attendait leurs ordres. »

Schulz, confus de l’algarade, voulut faire une scène à sa servante ; mais Christophe éclata de rire, Kunz l’imita, et Schulz finit par faire comme eux. Salomé, satisfaite de l’effet produit, tourna les talons, de l’air d’une reine qui veut bien pardonner à ses sujets repentants.

— Voilà une gaillarde ! disait Christophe, se levant du piano. Elle a raison. Il n’y a rien d’insupportable comme un public qui arrive au milieu du concert.

Ils se mirent à table. C’était un repas énorme et succulent, Schulz avait stimulé l’amour-propre de Salomé, qui ne demandait qu’un prétexte pour étaler son art. D’ailleurs, elle ne manquait pas d’occasions de le produire. Les vieux amis étaient prodigieusement gourmands. Kunz était un autre homme à table ; il s’épanouissait comme un soleil : il eût pu servir d’enseigne pour un restaurateur. Schulz n’était pas moins sensible à la bonne chère ; mais sa mauvaise santé l’obligeait à plus de retenue. Il est vrai qu’il n’en tenait pas compte, le plus souvent ; et il le payait. Dans ce cas, il ne se plaignait pas : s’il était malade, au moins, il savait pourquoi. Il avait lui-même, comme Kunz, des recettes culinaires, héritées, de père en fils, depuis des générations. Salomé avait donc l’habitude d’opérer pour des connaisseurs. Mais, cette fois, elle s’était ingéniée pour rassembler en un seul programme tous ses chefs-d’œuvre à la fois : c’était comme une exposition de cette inoubliable cuisine allemande, honnête, point frelatée, avec tous ses parfums de toutes herbes, et ses épaisses sauces, ses potages substantiels, ses pot-au-feu modèles, ses carpes monumentales, ses choucroutes, ses oies, ses gâteaux de ménage, ses pains à l’anis et au cumin. Christophe s’extasiait, la bouche pleine, et mangeait comme un ogre ; il avait la capacité formidable de son père et de son grand-père, qui eussent englouti une oie entière. D’ailleurs, il pouvait aussi bien vivre, pendant une semaine, de pain et de fromage, que manger à crever, si l’occasion s’en offrait. Schulz, cordial et cérémonieux, le considérait avec des yeux attendris, et l’arrosait de tous les vins du Rhin. Kunz, rutilant, reconnaissait en lui un frère. La large face de Salomé riait de contentement. — Au premier instant, elle avait été déçue, quand Christophe était entré. Schulz lui en avait tellement parlé, à l’avance, qu’elle se l’était figuré sous les traits d’une Excellence, chargée de titres et d’honneurs. En le voyant, elle s’était exclamée :

— Comment ! Ça n’est que cela ?

Mais, à table, Christophe conquit ses bonnes grâces ; elle n’avait vu personne qui rendît justice à ses talent avec autant d’éclat. Au lieu de retourner dans sa cuisine, elle restait sur le seuil de la porte à regarder Christophe, qui disait des folies, sans perdre un coup de dent ; et, les poings sur les hanches, elle riait aux éclats. Tous étaient dans la joie. Il n’y avait qu’un point noir dans leur bonheur : Pottpetschmidt n’était pas là. Ils y revenaient souvent :

— Ah ! s’il était ici ! C’était lui qui mangeait ! C’était lui qui buvait ! C’était lui qui chantait !

Ils ne tarissaient pas d’éloges.

— « Si Christophe pouvait l’entendre !… Mais peut-être le pourrait-il. Peut-être Pottpetschmidt serait-il revenu, ce soir, cette nuit au plus tard… »

— Oh ! cette nuit, je serai loin, dit Christophe.

La figure radieuse de Schulz s’assombrit.

— Comment, loin ! fit-il, d’une voix tremblante. Mais vous ne partez pas ?

— Mais si ! dit gaiement Christophe, je reprends le train, ce soir.

Schulz fut désolé. Il avait compté que Christophe passerait la nuit, peut-être plusieurs nuits, dans sa maison. Il balbutiait :

— Non, non, ce n’est pas possible !…

Kunz répétait :

— Et Pottpetschmidt !…

Christophe les regarda tous deux : la déception, qui se peignait sur leurs bonnes faces amies, le toucha ; il dit :

— Comme vous êtes gentils !… Je partirai demain matin. Voulez-vous ?

Schulz lui saisit la main.

— Ah ! fit-il, quel bonheur ! Merci ! Merci !

Il était comme un enfant, à qui demain semble si loin, si loin, qu’il n’y a pas à y penser. Christophe ne partait pas aujourd’hui, tout le jour leur appartenait, ils passeraient toute la soirée ensemble, il dormirait sous son toit : voilà tout ce que voyait Schulz ; il ne voulait pas regarder plus loin.

La gaieté reprit. Schulz se leva tout à coup, prit un air solennel, et porta un toast ému et emphatique à son hôte, qui lui avait fait l’immense joie et l’honneur de visiter sa petite ville et son humble maison ; il but à son heureux retour, à ses succès, à sa gloire, à tout le bonheur de la terre, qu’il lui souhaitait de toute son âme. Ensuite, il porta un autre toast à « la noble musique », — un autre à son vieil ami Kunz, — un autre au printemps ; — et il n’oublia pas non plus Pottpetschmidt. Kunz but à son tour à Schulz et à quelques autres ; et Christophe, pour mettre fin aux toasts, but à dame Salomé, qui en devint cramoisie. Après quoi, sans laisser aux orateurs le temps de riposter, il entama une chanson connue, que les deux vieux reprirent avec lui, puis après celle-là une autre, et encore une autre à trois voix, où il était question d’amitié, de musique et de vin : le tout accompagné de rires retentissants et du tintement des verres qui trinquaient constamment.

Il était trois heures et demie, quand ils se levèrent de table. Ils étaient un peu lourds. Kunz s’affala dans un fauteuil ; il eût volontiers fait un somme. Schulz avait les jambes cassées de ses émotions du matin, non moins que de ses toasts. Tous deux espéraient que Christophe se remettrait au piano et jouerait pendant des heures. Mais le terrible garçon, tout gaillard et dispos, après avoir frappé trois ou quatre accords sur le piano, le ferma brusquement, regarda à la fenêtre, et demanda si on ne pourrait pas faire un tour jusqu’au souper. La campagne l’attirait. Kunz montra peu d’enthousiasme ; mais Schulz trouva sur-le-champ que l’idée était excellente, et qu’il fallait faire voir à leur hôte la promenade des Schönbuchwälder. Kunz fit un peu la grimace ; mais il ne protesta point, et se leva avec les autres : il était aussi désireux que Schulz de montrer à Christophe les beautés du pays.

Ils sortirent. Christophe avait pris le bras de Schulz, et le faisait marcher un peu plus vite que le vieux n’eût voulu. Kunz suivait, en s’épongeant. Ils péroraient gaiement. Les gens, sur le seuil de leurs portes, les regardaient passer, et trouvaient que Herr Professor Schulz avait l’air d’un jeune homme. Au sortir de la ville, ils prirent à travers prés. Kunz se plaignait de la chaleur. Christophe, sans pitié, trouvait que l’air était exquis. Par bonheur pour les deux vieilles gens, on s’arrêtait à tout instant pour discuter, et la conversation faisait oublier la longueur du chemin. On entra dans les bois. Schulz récita des vers de Goethe et de Moerike. Christophe aimait beaucoup les vers ; mais il n’en pouvait retenir aucun : il s’abandonnait, en les écoutant, à une rêverie vague, où des musiques se substituaient aux mots et les faisaient oublier. Il admirait la mémoire de Schulz. Quelle différence entre la vivacité d’esprit de ce vieillard malade, presque impotent, enfermé dans sa chambre une partie de l’année, enfermé dans sa ville de province sa vie presque tout entière, — et Hassler, qui, jeune, célèbre, au cœur du mouvement artistique, et parcourant l’Europe pour ses tournées de concerts, ne s’intéressait à rien et ne voulait rien connaître ! Non seulement Schulz était au courant de toutes les manifestations de l’art présent, que connaissait Christophe ; mais il savait une quantité de choses sur des musiciens passés ou étrangers, dont Christophe n’avait jamais entendu parler. Sa mémoire était une citerne profonde, où toutes les belles eaux du ciel avaient été recueillies. Christophe ne se lassait pas d’y puiser ; et Schulz était heureux de l’intérêt de Christophe. Il avait rencontré parfois des auditeurs complaisants, ou des élèves dociles ; mais il lui avait toujours manqué de trouver un cœur jeune et ardent, avec qui il pût partager les enthousiasmes, dont il était gonflé parfois jusqu’à en étouffer.

Ils étaient les meilleurs amis du monde, quand le vieux eut la maladresse de dire son admiration pour Brahms. Christophe se mit dans une colère froide : il lâcha le bras de Schulz, et dit d’un ton cassant que qui aimait Brahms ne pouvait être son ami. Cela jeta une douche sur leur joie. Schulz, trop timide pour discuter, trop honnête pour mentir, balbutiait, tâchait de s’expliquer. Mais Christophe l’arrêta par un :

— Assez !

tranchant, qui n’admettait pas de réplique. Il y eut un silence glacial. Ils continuèrent de marcher. Les deux vieillards n’osaient pas se regarder. Kunz, après avoir toussoté, essaya de renouer la conversation, et de parler des bois et du beau temps ; mais Christophe, boudeur, laissait tomber l’entretien, et ne répondait que par monosyllabes. Kunz, ne trouvant pas d’écho de ce côté, tâcha, pour rompre le silence, de causer avec Schulz ; mais Schulz avait la gorge serrée, il ne pouvait parler. Christophe le regardait du coin de l’œil, et il avait envie de rire : il lui avait déjà pardonné. Il ne lui en avait jamais voulu sérieusement ; il trouvait même qu’il était un animal de contrister ce pauvre vieux ; mais il abusait de son pouvoir, et il ne voulait pas avoir l’air de revenir sur ce qu’il avait dit. Ils restèrent ainsi jusqu’à la sortie du bois : on n’entendait plus que les pas traînants des deux vieux déconfits ; Christophe sifflotait, et semblait ne pas les voir. Soudain, il n’y tint plus. Il éclata de rire, se retourna vers Schulz, et lui empoigna les bras dans ses solides mains :

— Mon bon cher vieux Schulz ! fit-il, en le regardant affectueusement, est-ce beau ! est-ce beau !…

Il parlait de la campagne et de la belle journée ; mais ses yeux qui riaient semblaient dire :

— Tu es bon. Je suis une brute. Pardonne-moi ! Je t’aime bien.

Le cœur du vieux se fondit. C’était comme si le soleil était revenu après une éclipse. Il fut, un moment encore, avant de pouvoir articuler un mot. Christophe lui avait repris le bras, et causait plus amicalement que jamais ; dans son entrain, il avait doublé le pas, sans faire attention qu’il exténuait ses deux compagnons. Schulz ne se plaignait pas ; il ne s’apercevait même pas de la fatigue, tant il était content. Il savait qu’il paierait toutes ses imprudences de la journée ; mais il se disait :

— Tant pis pour demain ! Quand il sera parti, j’aurai bien le temps de me reposer.

Mais Kunz, moins exalté, suivait à quinze pas, en faisant une mine piteuse. Christophe s’en aperçut enfin. Il s’excusa, tout confus, et il offrit de s’étendre dans une prairie, à l’ombre des peupliers. Schulz, naturellement, acquiesçait, sans se demander si sa bronchite y trouverait son compte. Heureusement, Kunz y songea pour lui ; ou, du moins, il donna ce prétexte pour ne pas s’exposer lui-même, en nage comme il était, à la fraîcheur des prés. Il proposa d’aller reprendre à une station voisine le train qui ramenait à la ville. Ainsi fut fait. Malgré leur fatigue, ils durent hâter le pas, pour n’être pas en retard, et ils arrivèrent en gare, juste au moment où le train y entrait.

À leur vue, un gros homme s’élança à la portière d’un wagon, et mugit les noms de Schulz et de Kunz, en les accompagnant de la liste de tous leurs titres et qualités, et en agitant les bras, comme un fou. Schulz et Kunz répondirent en criant, et en remuant aussi les bras ; ils se précipitèrent vers le compartiment du gros homme, qui, de son côté, accourait à leur rencontre, en bousculant ses compagnons de route. Christophe, ahuri, suivait en courant, et il demandait :

— Quoi donc ?

Et les autres, exultants, criaient :

— C’est Pottpetschmidt !

Ce nom ne lui disait pas grand chose. Il avait oublié les toasts du dîner. Pottpetschmidt sur la plateforme du wagon, Schulz et Kunz sur le marchepied, faisaient un vacarme assourdissant : ils s’émerveillaient de leur chance. Ils se hissèrent dans le train qui partait. Schulz fit les présentations. Pottpetschmidt, après avoir salué, les traits brusquement pétrifiés, et raide comme un piquet, se jeta, aussitôt après les formalités accomplies, sur la main de Christophe, qu’il secoua cinq ou six fois, comme s’il voulait la démancher, et se remit à vociférer. Christophe distingua dans ses cris qu’il remerciait Dieu et son étoile de cette extraordinaire rencontre. Cela ne l’empêcha point, un moment après, en se frappant les cuisses, d’accuser sa mauvaise chance de l’avoir fait partir de la ville, — lui qui n’en sortait jamais, — juste pour l’arrivée de Monsieur le Kapellmeister. La dépêche de Schulz ne lui avait été remise que le matin, une heure après le départ du train ; il dormait quand elle était arrivée, et on avait jugé bon de ne pas le réveiller. Il en avait tempêté, toute la matinée, contre les gens de l’hôtel. Il en tempêtait encore. Il avait envoyé promener ses clients, ses rendez-vous d’affaires, et pris le premier train, dans sa hâte de revenir ; mais ce train du diable avait manqué la correspondance de la grande ligne : Pottpetschmidt avait dû attendre trois heures, dans une gare ; il y avait épuisé toutes les exclamations de son vocabulaire, et vingt fois raconté sa mésaventure aux voyageurs, qui attendaient comme lui, et au portier de la gare. Enfin, on était reparti. Il tremblait d’arriver trop tard… Mais, Dieu soit loué ! Dieu soit loué !…

Il avait repris les mains de Christophe, et les pétrissait dans ses vastes pattes aux doigts poilus. Il était fabuleusement gros, et grand en proportion : la tête carrée, les cheveux roux, taillés ras, la figure rasée, grêlée, gros yeux, gros nez, grosses lèvres, double menton, le cou court, le dos d’une largeur monstrueuse, le ventre comme un tonneau, les bras écartés du corps, les pieds et les mains énormes, un gigantesque amas de chair, déformé par l’abus de la mangeaille et de la bière, un de ces pots-à-tabac, à face humaine, comme on en voit rouler parfois dans les rues des villes de Bavière, qui gardent le secret de cette race d’hommes, obtenue par un système de gavage analogue à celui des volailles mises dans une épinette. De joie et de chaleur, il luisait comme une motte de beurre ; et, les deux mains posées sur ses deux genoux écartés, ou sur ceux de ses voisins, il ne se lassait point de parler, faisant rouler les consonnes dans l’air, avec une vigueur de catapulte. Par instants, il était pris d’un rire, qui le secouait tout entier : il rejetait la tête en arrière, ouvrant la bouche, ronflant, râlant et s’étranglant. Son rire se communiquait à Schulz et à Kunz, qui, quand l’accès était passé, regardaient Christophe, en s’essuyant les yeux. Ils avaient l’air de lui demander :

— Hein !… Et qu’est-ce que vous en dites ?

Christophe n’en disait rien ; il pensait avec effroi :

— C’est ce monstre qui chante ma musique ?

Ils rentrèrent chez Schulz. Christophe espérait éviter le chant de Pottpetschmidt, et ne lui faisait aucune avance, malgré les allusions de Pottpetschmidt, qui grillait de se faire entendre. Mais Schulz et Kunz avaient trop à cœur de se faire honneur de leur ami : il fallut en passer par là. Christophe se mit au piano, d’assez mauvaise grâce ; il pensait :

— Mon bonhomme, mon bonhomme, tu ne sais pas ce qui t’attend : gare à toi ! Je ne te passerai rien.

Il se disait qu’il allait faire de la peine à Schulz, et il en était fâché ; mais il n’en était pas moins résolu à lui faire de la peine, plutôt que de tolérer que ce sir John Falstaff égorgeât sa musique. Le remords de chagriner son vieil ami lui fut épargné : le gros homme chanta d’une voix admirable. Dès les premières mesures, Christophe fit un mouvement de surprise. Schulz, qui ne le quittait pas des yeux, trembla : il pensa que Christophe n’était pas content ; et il ne se rassura qu’en voyant sa figure s’éclairer de plus en plus, à mesure qu’il jouait. Lui-même s’illuminait du reflet de sa joie ; et, le morceau fini, quand Christophe se retourna, en criant que jamais il n’avait entendu chanter ainsi un de ses Lieder, ce fut pour Schulz un ravissement plus doux et plus profond que celui de Christophe satisfait, et de Pottpetschmidt triomphant : car chacun des deux n’avait que son propre plaisir, et Schulz avait celui de ses deux amis. Le concert continua. Christophe s’exclamait : il ne pouvait comprendre comment cet être lourd et commun parvenait à rendre la pensée de ses Lieder. Sans doute, ce n’en étaient pas toutes les nuances exactes ; mais c’en était l’élan, la passion, qu’il n’avait jamais réussi à souffler complètement à des chanteurs de profession. Il regardait Pottpetschmidt, et il se demandait :

— Est-ce qu’il sent cela, vraiment ?

Mais il ne voyait dans ses yeux d’autre flamme que celle de la vanité satisfaite. Une force inconsciente remuait cette lourde masse. Cette force aveugle et passive était comme une armée, qui se bat, sans savoir contre qui, ni pourquoi. L’esprit des Lieder s’emparait d’elle, et elle obéissait en jubilant : car elle avait besoin d’agir ; et, livrée à elle-même, elle n’eût jamais su comment.

Christophe se disait qu’au jour de la Création, le grand sculpteur ne s’était pas donné beaucoup de peine pour mettre en ordre les membres épars de ses créatures ébauchées, et qu’il les avait ajustés, tant bien que mal, sans s’inquiéter s’ils étaient faits pour aller ensemble : ainsi, chacun se trouvait fabriqué avec des morceaux de toute provenance ; et le même homme était épars en cinq ou six hommes différents : le cerveau était chez l’un, chez un autre le cœur, chez un troisième le corps qui convenait à cette âme ; l’instrument était d’un côté, et l’instrumentiste de l’autre. Certains êtres restaient comme d’admirables violons, éternellement enfermés dans leur boîte, faute de quelqu’un qui sût en jouer. Et ceux qui étaient faits pour en jouer étaient, toute leur vie, obligés à se contenter de misérables crincrins. Il avait d’autant plus de raisons de penser ainsi, qu’il était furieux contre lui-même de n’avoir jamais été capable de chanter proprement une page de musique. Il avait la voix fausse, et ne pouvait s’écouter sans horreur.

Cependant, Pottpetschmidt, grisé par son succès, commençait à « mettre de l’expression » dans les Lieder de Christophe ; c’est-à-dire qu’il substituait la sienne à celle de Christophe. Celui-ci, naturellement, ne trouvait pas que sa musique gagnât au change ; et il s’assombrissait. Schulz s’en aperçut. Son manque de critique et l’admiration qu’il avait pour ses amis ne lui eussent pas permis de se rendre compte, par lui-même, du mauvais goût de Pottpetschmidt. Mais son affection pour Christophe lui faisait percevoir les nuances les plus furtives de la pensée du jeune homme : il n’était plus en lui, il était en Christophe ; et il souffrait aussi de l’emphase de Pottpetschmidt. Il s’ingénia à l’arrêter sur cette pente dangereuse. Il n’était pas facile de faire taire Pottpetschmidt. Schulz eut toutes les peines du monde, quand le chanteur eut épuisé le répertoire de Christophe, à l’empêcher de se faire entendre dans les élucubrations de compositeurs médiocres, au seul nom desquels Christophe se hérissait déjà en boule, comme un porc-épic.

Heureusement, l’annonce du souper vint museler Pottpetschmidt. Un autre terrain s’offrait à lui, pour déployer sa valeur : il y était sans rival ; et Christophe, que ses exploits de la matinée avaient un peu lassé, n’essaya point de lutter.

La soirée s’avançait. Assis autour de la table, les trois vieux amis contemplaient Christophe ; ils buvaient ses paroles. Il semblait bien étrange à Christophe de se trouver, en ce moment, dans cette petite ville perdue, au milieu de ces vieilles gens, qu’il n’avait jamais vus avant ce jour, et d’être plus intime avec eux, que s’ils avaient été de sa famille. Il pensait quel bienfait ce serait pour un artiste, s’il pouvait se douter des amis inconnus que sa pensée rencontre dans le monde, — combien son cœur en serait réchauffé et ses forces grandies… Mais il n’en est rien, le plus souvent : et chacun reste seul et meurt seul, craignant d’autant plus de dire ce qu’il sent, qu’il sent davantage et qu’il aurait plus besoin de le dire. Les complimenteurs vulgaires n’ont point de peine à parler. Ceux qui aiment le mieux doivent se faire violence pour desserrer les dents et pour dire qu’ils aiment. Aussi, faut-il être bien reconnaissant à ceux qui osent parler : ils sont, sans s’en douter, les collaborateurs de l’artiste. — Christophe était pénétré de gratitude pour le vieux Schulz. Il ne le confondait pas avec ses deux compagnons ; il sentait qu’il était l’âme de ce petit groupe d’amis : les autres n’étaient que les reflets de ce foyer vivant de bonté et d’amour. L’amitié, que Kunz et Pottpetschmidt avaient pour lui, était bien différente. Kunz était égoïste : la musique lui procurait une satisfaction de bien-être, comme à un gros chat qu’on caresse. Pottpetschmidt y trouvait un plaisir de vanité et d’exercice physique. Ni l’un ni l’autre ne s’inquiétaient de le comprendre. Mais Schulz s’oubliait tout entier : il aimait.

Il était tard. Les deux amis invités repartirent, dans la nuit. Christophe resta seul avec Schulz. Il lui dit :

— Maintenant, je vais jouer, pour vous seul.

Il se mit au piano et joua, — comme il savait jouer, quand il avait près de lui quelqu’un qui lui était cher. Il joua de ses œuvres nouvelles. Le vieillard était en extase. Assis auprès de Christophe, il ne le quittait pas des yeux, et retenait son souffle. Dans la bonté de son cœur, incapable de garder le moindre bonheur pour lui seul, il répétait, malgré lui :

— Ah ! quel malheur que Kunz ne soit plus là !

(ce qui impatientait un peu Christophe.)

Une heure passa : Christophe jouait toujours ; ils n’avaient pas échangé une parole. Quand Christophe eut fini, ils ne dirent mot, ni l’un ni l’autre. Tout était silencieux : la maison, la rue dormaient. Christophe se retourna, et vit le vieil homme, qui pleurait : il se leva, et alla l’embrasser. Ils causèrent tout bas, dans le calme de la nuit. Le tic-tac de l’horloge, amorti, battait dans une chambre voisine. Schulz parlait à mi-voix, les mains jointes, le corps penché en avant ; il racontait à Christophe, qui l’interrogeait, sa vie, ses tristesses ; à tout instant, il avait des scrupules de se plaindre, il éprouvait le besoin de dire :

— J’ai tort… je n’ai pas le droit de me plaindre… tout le monde a été très bon pour moi…

Et il ne se plaignait pas, en effet : c’était seulement une mélancolie involontaire qui se dégageait du sobre récit de sa vie solitaire. Il y mêlait, aux moments les plus douloureux, des professions de foi d’un idéalisme très vague et très sentimental, qui agaçaient Christophe, mais qu’il eût été cruel de contredire. Au fond, c’était, chez Schulz, bien moins une croyance ferme qu’un désir passionné de croire, — un espoir incertain, auquel il se cramponnait, comme à une bouée. Il en cherchait confirmation dans les yeux de Christophe. Christophe entendait l’appel des yeux de son ami, qui s’attachaient à lui avec une confiance touchante, qui imploraient de lui — qui lui dictaient sa réponse. Alors il dit les paroles de foi tranquille et de force sûre d’elle-même, que le vieux attendait, et qui lui firent du bien. Le vieux et le jeune avaient oublié les années qui les séparaient : ils étaient l’un près de l’autre, comme deux frères du même âge, qui s’aiment et qui s’entr’aident ; le plus faible cherchait un appui auprès du plus fort : le vieillard se réfugiait dans l’âme du jeune homme.

Ils se quittèrent, après minuit. Christophe devait se lever de bonne heure pour reprendre le même train qui l’avait amené. Aussi ne flâna-t-il point en se déshabillant. Le vieux avait préparé la chambre de son hôte, comme s’il devait y passer plusieurs mois. Il avait mis sur la table des roses dans un vase, et une branche de laurier. Il avait installé un buvard tout neuf sur le bureau. Il avait fait porter, dans la matinée, un piano droit. Il avait choisi et placé sur la planchette, au chevet du lit, quelques-uns de ses livres les plus précieux et les plus aimés. Il n’y avait pas un détail auquel il n’eût pensé avec amour. Mais ce fut peine perdue : Christophe n’en vit rien. Il se jeta sur son lit, et dormit aussitôt, à poings fermés.

Schulz ne dormit pas. Il ruminait à la fois toute la joie qu’il avait eue, et tout le chagrin qu’il avait déjà du départ de son ami. Il repassait dans sa tête les paroles qu’ils s’étaient dites. Il songeait que le cher Christophe dormait près de lui, de l’autre côté du mur, contre lequel son lit était appuyé. Il était écrasé de fatigue, courbaturé, oppressé ; il sentait qu’il s’était refroidi pendant la promenade, et qu’il allait avoir une rechute ; mais il n’avait qu’une pensée :

— Pourvu que cela dure jusqu’après son départ !

Et il tremblait d’avoir un accès de toux, qui réveillât Christophe. Il était plein de reconnaissance envers Dieu, et se mit à composer des vers sur le cantique du vieux Siméon : Nunc dimittis… Il se leva, tout en sueur, pour écrire ces vers, et il resta assis à sa table, jusqu’à ce qu’il les eût recopiés soigneusement, avec une dédicace débordante d’affection, et sa signature au bas, la date et l’heure. Puis, il se recoucha, ayant le frisson, et ne put se réchauffer, de tout le reste de la nuit.

L’aube vint. Schulz songeait, avec regret, à l’aube de la veille. Mais il se blâma de gâter par ces pensées les dernières minutes de bonheur qui lui restaient ; il savait bien que, le lendemain, il regretterait l’heure qui s’enfuyait maintenant ; il s’appliqua à n’en rien perdre. Il tendait l’oreille au moindre bruit de la chambre à côté. Mais Christophe ne bougeait point. Où il s’était couché, il se trouvait encore ; il n’avait pas fait un mouvement. Six heures et demie étaient sonnées, et il dormait toujours. Rien n’eût été plus facile que de lui laisser manquer le train ; et, sans doute, eût-il pris la chose en riant. Mais le vieux était trop scrupuleux pour disposer ainsi d’un ami, sans son consentement. Il avait beau se répéter :

— Ce ne sera point ma faute. Je n’y serai pour rien. Il suffit de ne rien dire. Et s’il ne se réveille pas à temps, j’aurai encore tout un jour à passer avec lui.

Il se répliqua :

— Non, je n’en ai pas le droit.

Et il se crut obligé d’aller le réveiller. Il frappa à sa porte. Christophe n’entendit pas tout de suite : il fallut insister. Cela faisait gros cœur au vieux, qui pensait :

— Ah ! comme il dormait bien ! Il serait resté là jusqu’à midi !…

Enfin, la voix joyeuse de Christophe répondit, de l’autre côté de la cloison. Quand il sut l’heure, il s’exclama ; et on l’entendit s’agiter dans sa chambre, faire bruyamment sa toilette, chanter des bribes d’airs, tout en interpellant amicalement Schulz à travers la muraille, et disant des drôleries, qui faisaient rire le vieux, malgré son chagrin. La porte s’ouvrit : il parut, frais, reposé, la figure heureuse ; il ne pensait pas du tout à la peine qu’il faisait. En réalité, rien ne le pressait de partir ; il ne lui en eût rien coûté de rester quelques jours de plus ; et cela eût fait tant de plaisir à Schulz ! Mais Christophe ne pouvait s’en douter exactement. D’ailleurs, quelque affection qu’il eût pour le vieux, il était bien aise de partir : il était fatigué par cette journée de conversation perpétuelle, par ces âmes qui s’accrochaient à lui, avec une affection désespérée. Et puis, il était jeune, il pensait qu’ils auraient bien le temps de se revoir : il ne partait pas pour le bout du monde ! — Le vieillard savait que lui, serait bientôt plus loin qu’au bout du monde ; et il regardait Christophe, pour toute l’éternité.

Il l’accompagna à la gare, malgré son extrême fatigue. Une petite pluie fine, froide, tombait sans bruit. À la station, Christophe s’aperçut, en ouvrant son porte-monnaie, qu’il n’avait plus assez d’argent pour prendre son billet de retour jusqu’à chez lui. Il savait que Schulz lui prêterait, avec joie ; mais il ne voulut pas le lui demander… Pourquoi ? Pourquoi refuser à celui qui vous aime l’occasion — le bonheur de vous rendre service ?… Il ne le voulut pas, par discrétion, — par amour-propre peut-être. Il prit un billet jusqu’à une station intermédiaire, se disant qu’il ferait le reste du chemin à pied.

L’heure du départ sonna. Sur le marchepied du wagon, ils s’embrassèrent. Schulz glissa dans la main de Christophe sa poésie écrite pendant la nuit. Il resta sur le quai, au pied du compartiment. Ils n’avaient plus rien à se dire, comme il arrive quand les adieux se prolongent ; mais les yeux de Schulz continuaient de parler : ils ne se détachèrent pas du visage de Christophe, jusqu’à ce que le train partît.

Le wagon disparut à un tournant de la voie. Schulz se retrouva seul. Il revint par l’avenue boueuse ; il se traînait : il sentait brusquement la fatigue, le froid, la tristesse du jour pluvieux. Il eut grand peine à regagner sa maison, et à monter l’escalier. À peine rentré dans sa chambre, il fut pris d’une crise d’étouffement et de toux. Salomé vint à son secours. Au milieu de ses gémissements involontaires, il répétait :

— Quel bonheur !… Quel bonheur que ç’ait attendu !…

Il se sentait très mal. Il se coucha. Salomé alla chercher le médecin. Dans son lit, tout son corps s’abandonnait, comme une loque. Il n’aurait pu faire un mouvement ; seule, sa poitrine haletait, comme un soufflet de forge. Sa tête était lourde et fiévreuse. Il passa la journée entière à revivre, minute par minute, toute la journée de la veille : il se torturait ainsi, et il se reprochait ensuite de se plaindre, après un tel bonheur. Les mains jointes, le cœur gonflé d’amour, il remerciait Dieu.


Rasséréné par cette journée, rendu plus confiant en soi par l’affection qu’il laissait derrière lui, Christophe revenait au pays. Arrivé au terme de son billet, il descendit gaiement, et se mit en route, à pied. Il avait une soixantaine de kilomètres à faire. Il n’était pas pressé, et flânait comme un écolier. C’était Avril. La campagne n’était pas très avancée. Les feuilles se dépliaient, comme de petites mains ridées, au bout des branches noires ; les pommiers étaient en fleurs, et les frêles églantines souriaient, le long des haies. Par dessus la forêt déplumée, où commençait à pousser un fin duvet vert-tendre, se dressait, au faîte d’une petite colline, comme un trophée au bout d’une lance, un vieux château roman. Dans le ciel bleu très doux, voguaient des nuages très noirs. Les ombres couraient sur la campagne printanière ; des giboulées passaient ; puis, le clair soleil renaissait, et les oiseaux chantaient.

Christophe s’aperçut que, depuis quelques instants, il pensait à l’oncle Gottfried. Il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus pensé au pauvre homme ; et il se demandait pourquoi son souvenir lui revenait en ce moment, avec obstination ; il en était hanté, tandis qu’il cheminait sur une avenue, bordée de peupliers, le long d’un canal miroitant ; et cette image le poursuivait de telle sorte, qu’au détour d’un grand mur, il lui sembla qu’il allait le voir venir à sa rencontre.

Le ciel s’était assombri. Une violente averse de pluie et de grêle se mit à tomber, et le tonnerre gronda au loin. Christophe était près d’un village, dont il voyait les façades roses et les toits rouges, au milieu des bouquets d’arbres. Il hâta le pas, et se mit à l’abri sous le toit avançant de la première maison. Les grêlons cinglaient dru ; ils tintaient sur les tuiles, et rebondissaient dans la rue, comme des grains de plomb. Les ornières coulaient a pleins bords. À travers les vergers en fleurs, un arc-en-ciel tendait son écharpe éclatante et barbare sur les nuées bleu-sombre.

Sur le seuil de la porte, debout, une jeune fille tricotait. Elle dit amicalement à Christophe d’entrer. Il accepta l’invitation. La salle où il entra servait à la fois de cuisine, de salle à manger, et de chambre à coucher. Au fond, une marmite était suspendue sur un grand feu. Une paysanne, qui épluchait des légumes, souhaita le bonjour à Christophe, et lui dit de s’approcher du feu, pour se sécher. La jeune fille alla chercher une bouteille, et lui servit à boire. Assise de l’autre côté de la table, elle continuait de tricoter, tout en s’occupant de deux enfants, qui jouaient à s’enfoncer dans le cou de ces épis d’herbes, qu’on nomme à la campagne des « voleurs » ou des « ramonas ». Elle lia conversation avec Christophe. Il ne s’aperçut qu’après un moment qu’elle était aveugle. Elle n’était point belle. C’était une forte fille, les joues rouges, les dents blanches, les bras solides ; mais les traits manquaient de régularité : elle avait l’air souriant et un peu inexpressif de beaucoup d’aveugles, et aussi, leur manie de parler des choses et des gens, comme si elle les voyait. Au premier moment, Christophe, interloqué, se demanda de qui on se moquait ici, quand elle lui dit qu’il avait bonne mine, et que la campagne était très jolie aujourd’hui. Mais après avoir regardé tour à tour l’aveugle et la femme qui épluchait, il vit que cela n’étonnait personne, et que personne n’avait envie de plaisanter : — (il n’y avait certes pas de quoi.) — Les deux femmes interrogèrent amicalement Christophe, s’informant d’où il venait, par où il avait passé. L’aveugle se mêlait à l’entretien, avec une animation un peu exagérée ; elle approuvait, ou commentait les observations de Christophe sur le chemin et sur les champs. Naturellement, ses remarques tombaient souvent à faux. Elle semblait vouloir se persuader qu’elle voyait aussi bien que lui.

D’autres gens de la famille étaient rentrés : un robuste paysan, d’une trentaine d’années, et sa jeune femme. Christophe causait avec les uns et avec les autres ; et, regardant le ciel qui s’éclaircissait, il attendait le moment de repartir. L’aveugle chantonnait un air, tout en faisant marcher les aiguilles de son tricot. Cet air rappelait à Christophe toutes sortes de choses anciennes.

— Comment ! vous connaissez cela, aussi ? dit-il.

(Gottfried le lui avait autrefois appris.)

Il fredonna la suite. La jeune fille se mit à rire. Elle chantait la première moitié des phrases, et il s’amusait à les terminer. Il venait de se lever, pour aller inspecter l’état du temps, et il faisait le tour de la chambre, en furetant machinalement du regard dans tous les coins, quand il aperçut, dans un angle, près du dressoir, un objet, qui le fit tressauter. C’était un long bâton recourbé, dont le manche, grossièrement sculpté, représentait un petit homme courbé qui saluait. Christophe le connaissait bien : il avait joué tout enfant avec. Il sauta sur la canne, et demanda d’une voix étranglée :

— D’où avez-vous… D’où avez-vous cela ?

L’homme regarda, et dit :

— C’est un ami qui l’a laissé ; un ancien ami, qui est mort. Christophe cria :

— Gottfried ?

Tous se retournèrent, en demandant :

— Comment savez-vous… ?

Et quand Christophe eut dit que Gottfried était son oncle, ce fut un émoi général. L’aveugle s’était levée ; son peloton de laine avait roulé à travers la chambre ; elle marchait sur son ouvrage, et avait pris les mains de Christophe, en répétant, toute saisie :

— Vous êtes son neveu ?

Tout le monde parlait à la fois. Christophe demandait, de son côté :

— Mais vous, comment… comment le connaissez-vous ?

L’homme lui répondit :

— C’est ici qu’il est mort.

On se rassit ; et quand l’agitation fut un peu calmée, la mère raconta, en reprenant son travail, que Gottfried venait à la maison, depuis des années ; toujours il s’y arrêtait, à l’aller et au retour, dans chacune de ses tournées. La dernière fois qu’il était venu — (c’était en juillet dernier), — il semblait très las ; et, son ballot déchargé, il avait été un bon moment avant de pouvoir articuler une parole ; mais on n’y avait pas pris garde, parce qu’on était habitué à le voir ainsi, quand il arrivait, et qu’on savait qu’il avait le souffle court. Il ne se plaignait pas d’ailleurs. Jamais il ne se plaignait : il trouvait toujours un sujet de contentement dans les choses désagréables. Quand il faisait un travail exténuant, il se réjouissait en pensant comme il serait bien dans son lit, le soir ; et quand il était souffrant, il disait comme cela serait bon, quand il ne souffrirait plus…

— Et c’est un tort, Monsieur, d’être toujours content, ajoutait la bonne femme ; car quand on ne se plaint pas, les autres ne vous plaignent pas. Moi, je me plains toujours…

Donc, on n’avait pas fait attention à lui. On l’avait même plaisanté sur sa bonne mine, et Modesta — (c’était le nom de la jeune fille aveugle), — qui était venue le décharger de son paquet, lui avait demandé s’il ne serait donc jamais las de courir ainsi, comme un jeune homme. Il souriait, pour toute réponse ; car il ne pouvait pas parler. Il s’assit sur le banc devant la porte. Chacun partit à son ouvrage : les hommes, aux champs ; la mère, à sa cuisine. Modesta vint près du banc : debout, adossée à la porte, son tricot à la main, elle causait avec Gottfried. Il ne lui répondait pas : elle ne lui demandait pas de réponse, elle lui racontait tout ce qui s’était passé depuis sa dernière visite. Il respirait avec peine ; et elle l’entendit faire des efforts pour parler. Au lieu de s’en inquiéter, elle lui dit :

— Ne parle pas. Repose-toi. Tu parleras tout à l’heure… S’il est possible de se fatiguer, comme cela !…

Alors, il ne parla plus, ni n’essaya de parler. Elle reprit son récit, croyant qu’il écoutait. Il soupira, et se tut. Quand la mère sortit, un peu plus tard, elle trouva Modesta, qui continuait de parler, et, sur le banc, Gottfried, immobile, la tête renversée en arrière et tournée vers le ciel : depuis quelques minutes, Modesta causait avec un mort. Elle comprit alors que le pauvre homme avait essayé de dire quelques mots, avant de mourir, mais qu’il n’avait pas pu ; alors, il s’était résigné, avec son sourire triste, et il avait fermé les yeux, dans la paix du soir d’été…

La pluie avait cessé. La bru alla à l’étable ; le fils prit sa pioche, et déblaya, devant la porte, la rigole que la boue avait obstruée. Modesta avait disparu dès le commencement du récit. Christophe restait seul dans la chambre avec la mère, et se taisait, ému. La vieille, un peu bavarde, ne pouvait supporter un silence prolongé ; et elle se mit à lui raconter toute l’histoire de sa connaissance avec Gottfried. Cela datait de très loin. Quand elle était toute jeune, Gottfried l’aimait. Il n’osait pas le lui dire ; mais on en plaisantait ; elle se moquait de lui, tous se moquaient de lui : — (c’était l’habitude, partout où il passait.) — Gottfried n’en revenait pas moins, fidèlement, chaque année. Il trouvait naturel qu’on se moquât de lui, naturel qu’elle ne l’aimât point, naturel qu’elle se fût mariée et qu’elle fût heureuse avec un autre. Elle avait été trop heureuse, elle s’était trop vantée de son bonheur : le malheur arriva. Son mari mourut subitement. Puis, sa fille, — une belle fille saine, vigoureuse, que tout le monde admirait, et qui allait se marier avec le fils du plus riche paysan de la contrée, perdit la vue, à la suite d’un accident. Un jour qu’elle était montée dans le grand poirier derrière la maison, pour cueillir les fruits, l’échelle avait glissé : en tombant, une branche cassée la heurta rudement, près de l’œil. On crut d’abord qu’elle en serait quitte pour une cicatrice ; mais depuis, elle n’avait cessé de souffrir d’élancements dans le front : un œil s’était obscurci, puis l’autre ; et tous les soins avaient été inutiles. Naturellement, le mariage avait été rompu ; le futur s’était éclipsé, sans autre explication ; et, de tous les garçons, qui, un mois avant, se seraient assommés mutuellement pour un tour de valse avec elle, pas un n’avait eu le courage — (c’est bien compréhensible) — de se mettre une infirme sur les bras. Alors, Modesta, jusque-là insouciante et rieuse, était tombée dans un tel désespoir qu’elle voulait mourir. Elle ne voulait plus manger, elle ne faisait plus que pleurer, du matin au soir ; et, la nuit, on l’entendait encore se lamenter dans son lit. On ne savait plus que faire, on ne pouvait que se désoler avec elle ; et elle n’en pleurait que de plus belle. On finissait par être excédé de ses plaintes ; alors, on la rabrouait, et elle parlait d’aller se jeter dans le canal. Le pasteur venait quelquefois : il l’entretenait du bon Dieu, des choses éternelles, et des mérites qu’elle s’acquérait pour l’autre monde, en supportant ses peines ; mais cela ne la consolait pas du tout. Un jour, Gottfried revint. Modesta n’avait jamais été bien bonne pour lui. Non pas qu’elle fût naturellement méchante ; mais elle était dédaigneuse ; et puis, elle ne réfléchissait pas, elle aimait à rire : il n’y avait pas de malices qu’elle ne lui eût dites, ou faites. Quand il apprit son malheur, il fut bouleversé, comme une personne de la famille. Pourtant, il ne lui en montra rien, la première fois qu’il la vit. Il alla s’asseoir auprès d’elle, ne fit aucune allusion à son accident, et se mit à causer tranquillement, comme il faisait, avant. Il n’eut pas un mot pour la plaindre ; il avait l’air de ne pas même s’apercevoir qu’elle était aveugle. Seulement, il ne lui parlait jamais de ce qu’elle ne pouvait voir ; il lui parlait de tout ce qu’elle pouvait entendre, ou remarquer, dans son état ; et il faisait cela, tout simplement, comme une chose naturelle : on eût dit qu’il était, lui aussi, aveugle. D’abord, elle n’écoutait pas, et continuait de pleurer. Mais le lendemain, elle écouta mieux, et même elle lui parla un peu…

— Et, continuait la mère, je ne sais pas ce qu’il a bien pu lui dire. Car il y avait les foins à faire, et je n’avais pas le temps de m’occuper d’elle. Mais, le soir, quand nous sommes revenus des champs, nous l’avons trouvée qui causait tranquillement. Et depuis, elle a toujours été mieux. Elle semblait oublier son mal. Cependant, de temps en temps, cela la reprenait encore : elle pleurait toute seule, ou bien elle essayait de parler à Gottfried de choses tristes ; mais celui-ci ne semblait pas entendre, ou il ne répondait pas sur ce ton ; il continuait de causer posément, presque gaiement, de choses qui la calmaient et qui l’intéressaient. Il la décida enfin à se promener hors de la maison, d’où elle n’avait plus voulu sortir, depuis son accident. Il lui fit faire quelques pas d’abord autour du jardin, puis des courses plus longues dans les champs. Et elle est arrivée maintenant à se reconnaître partout, et à tout distinguer, comme si elle voyait. Elle remarque même des choses, auxquelles nous ne faisons pas attention ; et elle s’intéresse à tout, elle qui ne s’intéressait, avant, à pas grand chose en dehors d’elle. Cette fois-là, Gottfried s’attarda plus longtemps que d’habitude chez nous. Nous n’osions pas lui demander de remettre son départ ; mais il resta, de lui même, jusqu’à ce qu’il l’eût vue plus tranquille. Et un jour, — elle était là, dans la cour, — je l’ai entendue rire. Je ne peux pas vous dire l’effet que cela m’a fait. Gottfried avait l’air bien content aussi. Il était assis près de moi. Nous nous sommes regardés, et je n’ai pas de honte à vous dire, Monsieur, que je l’ai embrassé, et de bien bon cœur. Alors, il m’a dit :

— Maintenant, je crois que je puis m’en aller. On n’a plus besoin de moi.

J’ai essayé de le retenir. Mais il m’a dit :

— Non. Maintenant, il faut que je m’en aille. Je ne peux plus rester.

Tout le monde savait qu’il était comme le Juif errant : il ne pouvait demeurer en place ; on n’a pas insisté. Alors, il est parti ; mais il faisait en sorte de repasser plus souvent par ici ; et c’était, à chaque fois, une grande joie pour Modesta : après chacun de ses passages, elle était toujours mieux. Elle s’est remise au ménage ; son frère s’est marié ; elle s’occupe des enfants ; et maintenant, elle ne se plaint plus jamais, elle a toujours l’air heureuse. Je me demande quelquefois si elle serait aussi heureuse, en ayant ses deux yeux. Oui, ma foi, Monsieur, il y a bien des jours où on se dit qu’il vaudrait mieux être comme elle, et ne pas voir certaines vilaines gens et certaines méchantes choses. Le monde devient bien laid ; il empire, de jour en jour… Pourtant, j’aurais grand peur que le bon Dieu me prît au mot ; et, pour moi, à vrai dire, j’aime encore mieux continuer à voir le monde, tout vilain qu’il est…


Modesta reparut, et l’entretien changea. Christophe voulait repartir, maintenant que le temps était rétabli ; mais ils n’y consentirent pas. Il fallut qu’il acceptât de rester souper et de passer la nuit avec eux. Modesta s’assit auprès de Christophe, et ne le quitta pas de toute la soirée. Il eût voulu causer intimement avec la jeune fille, dont le sort le remplissait de pitié. Mais elle ne lui en offrit aucune occasion. Elle cherchait seulement à l’interroger sur Gottfried. Quand Christophe lui en apprenait certaines choses qu’elle ignorait, elle était contente et un peu jalouse. Elle-même ne racontait rien de Gottfried qu’à regret : on sentait qu’elle ne disait pas tout ; ou, quand elle le disait, elle le regrettait ensuite : ses souvenirs étaient sa propriété, elle n’aimait pas à les partager avec un autre ; elle mettait à cette affection une âpreté de paysanne attachée à sa terre : il lui était désagréable de penser qu’un autre aimait Gottfried, aussi bien qu’elle. Il est vrai qu’elle n’en voulait rien croire ; et Christophe, qui lisait en elle, lui laissa cette satisfaction. En l’écoutant parler, il s’apercevait que, bien qu’elle eût vu Gottfried autrefois, et que même elle l’eût vu avec des yeux sans indulgence, elle s’était fait de lui, depuis qu’elle était aveugle, une image entièrement différente de la réalité ; et elle avait reporté sur ce fantôme tout le besoin d’amour qui était en elle. Rien n’était venu contrarier ce travail d’illusion. Avec l’intrépide sûreté des aveugles, qui inventent tranquillement ce qu’ils ne savent pas, elle dit à Christophe :

— Vous lui ressemblez.

Il comprit que, depuis des années, elle avait pris l’habitude de vivre dans sa maison aux volets clos, où n’entrait plus la vérité. Et maintenant qu’elle avait appris à voir dans l’ombre qui l’entourait, et même à oublier l’ombre, peut-être qu’elle aurait eu peur d’un rayon de lumière filtrant dans ces ténèbres. Elle évoquait avec Christophe une foule de petits riens un peu niais dans une conversation décousue et souriante, où Christophe ne trouvait pas son compte. Il était agacé de ce bavardage, il ne pouvait comprendre qu’un être, qui avait tant souffert, n’eût pas pris plus de sérieux dans sa souffrance, et pût se complaire à ces futilités ; il faisait de temps en temps un essai pour parler de choses plus graves ; mais elles ne trouvaient aucun écho : Modesta ne pouvait pas — ou ne voulait pas — l’y suivre.

On alla se coucher. Christophe fut longtemps avant de pouvoir dormir. Il pensait à Gottfried, dont il s’efforçait de dégager l’image des souvenirs puérils de Modesta. Il n’y parvenait pas sans peine, et il s’en irritait. Il avait le cœur serré, en songeant qu’il était mort ici, que dans ce lit, sans doute, son corps avait reposé. Il tâchait de revivre l’angoisse de ses derniers instants, lorsque, ne pouvant parler et se faire comprendre de l’aveugle, il avait fermé les yeux, pour mourir. Qu’il eût voulu lever ces paupières, et lire les pensées qui se cachaient dessous, le mystère de cette âme, qui s’en était allée, sans se faire connaître, sans se connaître peut-être ! Elle ne le cherchait point ; et toute sa sagesse était de ne pas vouloir la sagesse, de ne pas vouloir imposer sa volonté aux choses, mais de s’abandonner à leur cours, de l’accepter et de l’aimer. Ainsi, il s’assimilait leur essence mystérieuse, sans même y penser ; et s’il avait fait tant de bien à l’aveugle, à Christophe, à tant d’autres sans doute qu’on ignorerait toujours, c’est qu’au lieu d’apporter les paroles habituelles de révolte humaine contre la nature, il apportait un peu de la paix indifférente de la nature, et réconciliait l’âme soumise avec elle. Il était bienfaisant, à la façon de ces champs, de ces bois, de cette nature même, dont il était imprégné. — Christophe évoquait le souvenir des soirs passés avec Gottfried dans la campagne, de ses promenades d’enfant, des récits et des chants dans la nuit. Il se rappelait aussi la dernière promenade qu’il avait faite avec l’oncle, sur la colline, au-dessus de la ville, par un matin désespéré d’hiver ; et les larmes lui remontaient aux yeux. Il ne voulait pas dormir, pour rester avec ses souvenirs ; il ne voulait rien perdre de cette veillée sacrée, dans ce petit pays, plein de l’âme de Gottfried, où ses pas l’avaient conduit, comme poussés par une force inconnue. Mais tandis qu’il écoutait le bruit de la fontaine, qui coulait par saccades inégales, et le cri aigu des chauves-souris, la robuste fatigue de la jeunesse l’emporta sur sa volonté ; et le sommeil le prit.

Quand il se réveilla, le soleil brillait ; tout le monde à la ferme était déjà au travail. Il ne trouva dans la salle du bas que la vieille et les petits. Le jeune ménage était aux champs, et Modesta était allée traire ; on la chercha en vain, on ne la trouva nulle part. Christophe ne consentit pas à attendre son retour : au fond, il tenait peu à la revoir, et il se disait pressé. Il se remit en route, après avoir chargé la bonne femme de ses saluts pour les autres.

Il sortait du village, quand, au détour du chemin, sur un talus, au pied d’une haie d’aubépine, il vit l’aveugle assise. Elle se leva au bruit de ses pas, vint à lui, en souriant, lui prit la main, et dit :

— Venez !

Ils montèrent à travers prés, jusqu’à un petit champ ombragé et fleuri, tout parsemé de croix, qui dominait le village. Elle l’emmena près d’une tombe, et elle lui dit :

— C’est là.

Ils s’agenouillèrent tous deux. Christophe se souvenait d’une autre tombe, sur laquelle il s’était agenouillé avec Gottfried ; et il pensait :

— Bientôt ce sera mon tour.

Mais cette pensée n’avait, en ce moment, rien de triste. Une grande paix montait de la terre. Christophe, penché sur la fosse, criait tout bas à Gottfried :

— Entre en moi !…

Modesta, les doigts joints, priait, remuant les lèvres en silence. Puis elle fit le tour de la tombe, à genoux, tâtant avec ses mains la terre, les herbes et les fleurs ; elle semblait les caresser ; ses doigts intelligents voyaient : ils arrachaient doucement les tiges de lierre mortes et les violettes fanées. Pour se relever, elle appuya sa main sur la dalle ; Christophe vit ses doigts passer furtivement sur le nom de Gottfried, effleurant chaque lettre. Elle dit :

— La terre est douce, ce matin.

Elle lui tendit la main ; il donna la sienne. Elle lui fit toucher la terre humide et tiède. Il ne lâcha point sa main ; leurs doigts entrelacés s’enfonçaient dans la terre. Il embrassa Modesta. Elle l’embrassa aussi.

Ils se relevèrent tous deux. Elle lui tendit quelques violettes fraîches qu’elle avait cueillies, et garda les fanées dans son sein. Après avoir épousseté leurs genoux, ils sortirent du cimetière sans échanger un mot. Dans les champs, les alouettes chantaient. Des papillons blancs dansaient autour de leur tête. Ils s’assirent dans un pré, à quelques pas l’un de l’autre. Les fumées du village montaient toutes droites dans le ciel lavé par la pluie. Le canal immobile miroitait entre les peupliers. Une buée de lumière bleue enveloppait d’un duvet les prairies et les bois.

Après un silence, ce fut Modesta qui parla. Elle parla à mi-voix de la beauté du jour, comme si elle le voyait. Les lèvres entr’ouvertes, elle buvait l’air ; elle épiait le bruit des êtres et des choses. Christophe savait aussi le prix de cette musique. Il dit les mots qu’elle pensait, et qu’elle n’aurait pu dire. Il nomma certains des cris et des frémissements imperceptibles, qu’on entendait sous l’herbe ou dans les profondeurs de l’air. Elle lui dit :

— Ah ! vous voyez cela aussi ?

Il répondit que Gottfried lui avait appris à les distinguer.

— Vous aussi ? fit-elle, avec un peu de dépit.

Il avait envie de lui dire :

— Ne soyez pas jalouse.

Mais il vit la divine lumière qui souriait autour d’eux, il regarda ses yeux morts, et il fut pénétré de pitié.

— Ainsi, demanda-t-il, c’est Gottfried qui vous a appris ?

Elle dit que oui, qu’elle en jouissait maintenant davantage qu’avant… — (Elle ne dit pas « avant quoi » ; elle évitait de prononcer le mot d’ « yeux », ou d’ « aveugle ».)

Ils se turent, un moment. Christophe la regardait avec commisération. Elle se sentait regardée. Il eût voulu lui dire combien il la plaignait, il eût voulu qu’elle se plaignît, qu’elle se confiât à lui. Il demanda affectueusement :

— Vous avez été bien malheureuse ?

Elle resta muette et raidie. Elle arrachait des brins d’herbe, et les mâchait en silence. Après quelques instants, — (le chant de l’alouette s’enfonçait dans le ciel), — Christophe raconta que lui aussi, avait été malheureux, et que Gottfried lui avait fait du bien. Il dit tous ses chagrins, ses épreuves, comme s’il pensait tout haut, ou parlait à une sœur. Le visage de l’aveugle s’éclairait à ce récit, qu’elle suivait attentivement. Christophe, qui l’observait, la vit près de parler : elle fit un mouvement pour se rapprocher et lui tendre la main. Il s’avança aussi ; — mais déjà, elle était rentrée dans son impassibilité ; et, quand il eut fini, elle ne répondit à son récit que quelques mots banals. Derrière son front bombé, sans un pli, on sentait une obstination de paysan, dure comme un caillou. Elle dit qu’il lui fallait revenir à la maison, pour s’occuper des enfants de son frère : elle en parlait avec une tranquillité riante.

Il lui demanda :

— Vous êtes heureuse ?

Elle sembla l’être davantage de le lui entendre dire. Elle dit que oui, elle insista sur les raisons qu’elle avait d’être heureuse, elle essayait de le lui persuader, de se le persuader ; elle parlait des enfants, de la maison, de tout ce qu’elle avait à faire…

— Oh ! oui, dit-elle, je suis très heureuse !

Christophe ne répondit rien. Elle se leva pour partir ; il se leva aussi. Ils se dirent adieu, d’un ton indifférent et gai. La main de Modesta tremblait un peu dans la main de Christophe. Elle lui dit :

— Vous aurez beau temps aujourd’hui, pour marcher.

Et elle lui fit des recommandations pour un tournant de chemin, où il ne fallait pas se tromper. Il semblait que, des deux, Christophe fût l’aveugle.

Ils se quittèrent. Il descendit la colline. Quand il fut au bas, il se retourna. Elle était sur le sommet, debout, à la même place : elle agitait son mouchoir, et lui faisait des signaux, comme si elle le voyait.

Il y avait dans cette obstination à nier son mal quelque chose d’héroïque et de ridicule, qui touchait Christophe, et qui lui était pénible. Il sentait combien Modesta était digne de pitié, et même d’admiration ; et il n’aurait pu vivre deux jours avec elle. — Tout en continuant sa route, entre les haies fleuries, il songeait aussi au cher vieux Schulz, à ces yeux de vieillard, clairs et tendres, devant lesquels avaient passé tant de chagrins, et qui ne voulaient pas les voir, qui ne voyaient pas la réalité blessante.

— Comment me voit-il moi-même ? se demandait-il. Je suis si différent de l’idée qu’il a de moi ! Je suis pour lui, comme il veut que je sois. Tout est à son image, pur et noble comme lui. Il ne pourrait supporter la vie, s’il la voyait telle qu’elle est.

Et il songeait à cette fille, enveloppée de ténèbres, qui niait ses ténèbres, et voulait se persuader que ce qui était n’était pas, et que ce qui n’était pas était.

Alors il vit la grandeur de l’idéalisme allemand, qu’il avait tant de fois haï, parce qu’il est chez les âmes médiocres une source d’hypocrisie et de niaiserie. Il vit la beauté de cette foi qui se crée un monde au milieu du monde, et différent du monde, comme un îlot dans l’océan. — Mais il ne pouvait supporter cette foi pour lui-même, il refusait de se réfugier dans cette Île des Morts. La vie ! La vérité ! Il ne voulait pas être un héros qui ment. Peut-être ce mensonge optimiste, dont un empereur allemand prétendait faire une loi à tout son peuple, était-il en effet nécessaire aux êtres faibles, pour vivre ; et Christophe eût regardé comme un crime d’arracher à ces malheureux l’illusion qui les soutenait. Mais pour lui-même, il n’eût pu recourir à de tels subterfuges : il aimait mieux mourir que vivre d’illusions. — L’art n’était-il donc pas une illusion aussi ? — Non, il ne devait pas l’être. La vérité ! La vérité ! Les yeux grands ouverts, aspirer par tous les pores le souffle tout-puissant de la vie, voir les choses comme elles sont, son infortune en face, — et rire !


Plusieurs mois se passèrent. Christophe avait perdu tout espoir de sortir de sa ville. Le seul qui eût pu le sauver, Hassler, lui avait refusé son aide. Et l’amitié du vieux Schulz ne lui avait été donnée que pour lui être aussitôt retirée.

Il lui avait écrit, une fois, à son retour ; et il en avait reçu deux lettres affectueuses ; mais par un sentiment de lassitude, et surtout à cause de la difficulté qu’il avait à s’exprimer par lettre, il tarda à le remercier de ses chères paroles ; il remettait de jour en jour sa réponse. Et comme il allait enfin se décider à écrire, il reçut un mot de Kunz, lui annonçant la mort de son vieux compagnon. Schulz avait eu, disait-il, une rechute de bronchite, qui avait dégénéré en pneumonie ; il avait défendu qu’on inquiétât Christophe, dont il parlait sans cesse. En dépit de sa faiblesse extrême et de tant d’années de maladie, une longue et pénible fin ne lui avait pas été épargnée. Il avait chargé Kunz d’apprendre la nouvelle à Christophe, en lui disant que jusqu’à la dernière heure il avait pensé à lui, qu’il le remerciait de tout le bonheur qu’il lui devait, et que sa bénédiction le suivrait, tant que Christophe vivrait. — Ce que Kunz ne disait pas, c’était que la journée passée avec Christophe avait été probablement l’origine de la rechute et la cause de la mort.

Christophe pleura en silence, et il sentit alors tout le prix de l’ami qu’il avait perdu, et combien il l’aimait ; il souffrit, comme toujours, de ne le lui avoir pas mieux dit. Maintenant, il était trop tard. Et que lui restait-il ? Le bon Schulz n’avait fait que paraître, juste assez pour que le vide semblât plus vide, et la nuit plus noire, après qu’il n’était plus. — Quant à Kunz et à Pottpetschmidt, ils n’avaient d’autre prix que l’amitié qu’ils avaient eue pour Schulz, et que Schulz avait eue pour eux. Christophe les estimait à leur juste valeur. Il leur écrivit une fois ; et leurs relations en restèrent là. — Il essaya aussi d’écrire à Modesta ; mais elle lui fit répondre une lettre banale, où elle ne parlait que de choses indifférentes. Il renonça à poursuivre l’entretien. Il n’écrivit plus à personne, et personne ne lui écrivit plus.

Silence. Silence. De jour en jour, le lourd manteau du silence s’abattait sur Christophe. C’était comme une pluie de cendres qui tombait sur lui. Le soir semblait venir déjà ; et Christophe commençait à peine à vivre : il ne voulait pas se résigner déjà. — L’heure de dormir n’était pas venue. Il fallait vivre.

Et il ne pouvait plus vivre en Allemagne. La souffrance de son génie comprimé par l’étroitesse de la petite ville l’exaspérait jusqu’à l’injustice. Ses nerfs étaient à nu : tout le blessait jusqu’au sang. Il était comme une de ces misérables bêtes sauvages, qui agonisaient d’ennui dans les trous et les cages où on les avait enfermées, au Stadtgarten (jardin de la ville). Christophe allait les voir souvent, par sympathie ; il contemplait leurs admirables yeux, où brûlaient — où s’éteignaient de jour en jour — des flammes farouches et désespérées. Ah ! comme ils eussent aimé le coup de fusil brutal, qui délivre, ou le fer qui s’enfonce dans les entrailles saignantes ! Tout, plutôt que l’indifférence féroce de ces hommes qui les empêchaient de vivre et de mourir !

Ce qui était le plus oppressant de tout, pour Christophe, ce n’était pas l’hostilité des gens : c’était leur nature inconsistante, sans forme et sans fond. On ne savait où se prendre. Mieux vaut encore l’opposition têtue d’une de ces races au crâne étroit et dur, qui se refusent à comprendre toute pensée nouvelle. Contre la force, on a la force, le pic et la mine qui taillent et font sauter la roche. Mais que faire contre une masse amorphe, qui cède comme une gelée, s’enfonce sous la moindre pression, et ne garde aucune empreinte ? Toutes les pensées, toutes les énergies, tout disparaissait dans la fondrière : à peine si, quand une pierre tombait, quelques rides tressaillaient à la surface du gouffre ; la mâchoire s’ouvrait, se refermait : et de ce qui avait été, il ne restait plus aucune trace.

Ce n’étaient pas des ennemis. Plût à Dieu que ce fussent des ennemis ! C’étaient des gens qui n’avaient la force ni d’aimer, ni de haïr, ni de croire, ni de ne pas croire, — en religion, en art, en politique, dans la vie journalière : — et toute leur vigueur se dépensait à tâcher de concilier l’inconciliable. Surtout depuis les victoires allemandes, ils s’évertuaient à faire un compromis, un mic-mac écœurant de la force nouvelle et des principes anciens. Le vieil idéalisme n’avait pas été renoncé : c’eût été là un effort de franchise, dont on n’était pas capable ; on s’était contenté de le fausser, pour le faire servir à l’intérêt allemand. À l’exemple de Hegel, le Souabe, serein et double, qui avait attendu jusqu’après Leipzig et Waterloo pour assimiler la cause de sa philosophie avec l’État prussien, — l’intérêt ayant changé, les principes avaient changé. Quand on était battu, on disait que l’Allemagne avait l’humanité pour idéal. Maintenant qu’on battait les autres, on disait que l’Allemagne était l’idéal de l’humanité. Quand les autres patries étaient les plus puissantes, on disait, avec Lessing, que « l’amour de la patrie était une faiblesse héroïque, dont on se passait fort bien », et l’on s’appelait : un « citoyen du monde ». À présent qu’on l’emportait, on n’avait pas assez de mépris pour les utopies « à la française » : paix universelle, fraternité, progrès pacifique, droits de l’homme, égalité naturelle ; on disait que le peuple le plus fort avait contre les autres un droit absolu, et que les autres, étant plus faibles, étaient sans droit contre lui. Il était Dieu vivant et l’Idée incarnée, dont le progrès s’accomplit par la guerre, la violence, l’oppression. La Force était devenue sainte, maintenant qu’on l’avait avec soi. La Force était devenue tout idéalisme et toute intelligence.

À vrai dire, l’Allemagne avait tant souffert, pendant des siècles, d’avoir l’idéalisme et de n’avoir pas la force, qu’elle était bien excusable, après tant d’épreuves, de faire le triste aveu qu’avant tout, il fallait la Force, quelle qu’elle fût. Mais quelle amertume cachée dans cette confession du peuple de Herder et de Goethe ! Et combien cette victoire allemande était une abdication, une dégradation de l’idéal allemand ! — Hélas ! Il n’y avait que trop de facilités à cette abdication dans la déplorable tendance des Allemands les meilleurs à se soumettre.

— « Ce qui caractérise l’Allemand, disait Moser, il y a déjà plus d’un siècle, c’est l’obéissance. »

Et madame de Staël :

« — Ils sont vigoureusement soumis. Ils se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer ce qu’il y a de moins philosophique au monde : le respect pour la force, et l’attendrissement de la peur, qui change ce respect en admiration. »

Christophe retrouvait ce sentiment, du plus grand au plus petit en Allemagne, — depuis le Guillaume Tell de Schiller, ce petit bourgeois compassé, aux muscles de portefaix, qui, comme dit le libre Juif Bœrne, « pour concilier l’honneur et la peur, passe devant le poteau du « cher Monsieur » Gessler, les yeux baissés, afin de pouvoir alléguer qu’il n’a pas vu le chapeau pas désobéi », — jusqu’au vieux et respectable professeur Weisse, âgé de soixante-dix ans, un des savants les plus honorés de la ville, qui, lorsqu’il voyait venir un Herr Lieutenant, se hâtait de lui céder le haut du trottoir, et de descendre sur la chaussée. Le sang de Christophe bouillait, quand il était témoin d’un de ces menus actes de servilité journalière. Il en souffrait, comme si c’était lui-même qui s’était abaissé. Les manières hautaines des officiers, qu’il croisait dans la rue, leur raideur insolente, lui causaient une sourde colère : il affectait de ne point se déranger pour leur faire place : il leur rendait, en passant, l’arrogance de leurs regards. Peu s’en fallut, plus d’une fois, qu’il ne s’attirât une affaire ; on eût dit qu’il la cherchait. Cependant, il était le premier à comprendre l’inutilité dangereuse de pareilles bravades ; mais il avait des moments d’aberration : la contrainte perpétuelle qu’il s’imposait, et ses robustes forces accumulées, qui ne se dépensaient point, le rendaient enragé. Alors, il était prêt à commettre toutes les sottises ; et il avait le sentiment que, s’il restait encore un an ici, il était perdu. Il avait la haine du militarisme brutal, qu’il sentait peser sur lui, de ces sabres sonnant sur le pavé, de ces faisceaux d’armes et de ces canons postés devant les casernes, la gueule braquée contre la ville, prêts à tirer. Des romans à scandale, qui faisaient grand bruit alors, dénonçaient la corruption des garnisons petites et grandes ; les officiers y étaient représentés comme des êtres malfaisants, qui, en dehors de leur métier d’automates, ne savaient qu’être oisifs, boire, jouer, s’endetter, se faire entretenir par leur famille, médire les uns des autres, et, du haut en bas de la hiérarchie, abuser de leur autorité contre leurs inférieurs. L’idée qu’il serait un jour forcé de leur obéir serrait Christophe à la gorge. Il ne pourrait pas, non, il ne pourrait jamais le supporter, se déshonorer à ses yeux, en subissant leurs humiliations et leurs injustices… Il ne savait pas quelle grandeur morale il y avait chez certains d’entre eux, et tout ce qu’ils pouvaient souffrir eux-mêmes : leurs illusions perdues, tant de force, de jeunesse, d’honneur, de foi, de désir passionné du sacrifice, mal employés, gâchés, — le non-sens d’une carrière, qui, si elle est simplement une carrière, si elle n’a point le sacrifice pour but, n’est plus qu’une agitation morne, une inepte parade, un rituel qu’on récite, sans croire à ce qu’on dit…

La patrie ne suffisait plus à Christophe. Il sentait en lui cette force inconnue, qui s’éveille, soudaine et irrésistible, dans certaines espèces d’oiseaux, à des époques précises, comme le flux et le reflux de la mer : — l’instinct des grandes migrations. En lisant les volumes de Herder et de Fichte, que le vieux Schulz lui avait légués, il y retrouvait des âmes comme la sienne, — non « des fils de la terre », servilement attachés à la glèbe, mais « des esprits, fils du soleil », qui se tournent invinciblement vers la lumière, d’où qu’elle vienne.

Où irait-il ? Il ne savait. Mais ses yeux, d’instinct, regardaient vers le Midi latin. Et d’abord, vers la France. La France, éternel recours de l’Allemagne en désarroi. Que de fois la pensée allemande s’était servie d’elle, sans cesser d’en médire ! Même depuis 70, quelle attraction se dégageait de la Ville, qu’on avait tenue fumante et broyée sous les canons allemands ! Les formes de la pensée et de l’art les plus révolutionnaires et les plus rétrogrades y avaient trouvé tour à tour, et parfois en même temps, des exemples ou des inspirations. Christophe, comme tant d’autres grands musiciens allemands dans la détresse, se tournait, lui aussi, vers Paris… Que connaissait-il des Français ? — Deux visages féminins, et quelques lectures au hasard. Cela lui suffisait pour imaginer un pays de lumière, de gaieté, de bravoure, voire d’un peu de jactance gauloise, qui ne messied pas à la jeunesse audacieuse du cœur. Il y croyait, parce qu’il avait besoin d’y croire, parce que, de toute son âme, il eût voulu que ce fût ainsi.


Il se résolut à partir. — Mais il ne pouvait partir, à cause de sa mère.

Louisa vieillissait. Elle adorait son fils, qui était toute sa joie ; et elle était tout ce qu’il aimait le plus sur terre. Cependant, ils se faisaient souffrir mutuellement. Elle ne comprenait guère Christophe, et ne s’inquiétait pas de le comprendre : elle ne s’inquiétait que de l’aimer. Elle avait un esprit borné, timide, obscur, et un cœur admirable, un immense besoin d’aimer et d’être aimée, qui avait quelque chose de touchant et d’oppressant. Elle respectait son fils, parce qu’il lui paraissait très savant ; mais elle faisait tout ce qu’il fallait pour étouffer son génie. Elle pensait qu’il resterait, toute sa vie, auprès d’elle, dans leur petite ville. Depuis des années, ils vivaient ensemble ; et elle ne pouvait plus imaginer qu’il n’en serait pas toujours de même. Elle était heureuse, ainsi : comment ne l’eût-il pas été ? Tous ses rêves n’allaient pas plus loin pour lui, qu’à lui voir épouser la fille d’un bourgeois aisé de la ville, à l’entendre jouer à l’orgue de son église, le dimanche, et à ne jamais la quitter. Elle voyait son garçon, comme s’il avait toujours douze ans ; elle eût voulu qu’il n’eût jamais davantage. Elle torturait innocemment le malheureux homme, qui suffoquait dans cet étroit horizon.

Et pourtant, il y avait beaucoup de vrai, — une grandeur morale — dans cette philosophie inconsciente de la mère, qui ne pouvait comprendre l’ambition et mettait tout le bonheur de la vie dans les affections de famille et l’humble devoir accompli. C’était une âme, qui voulait aimer, qui ne voulait qu’aimer. Renoncer plutôt à la vie, à la raison, à la logique, au monde réel, à tout, plutôt qu’à l’amour ! Et cet amour était infini, suppliant, exigeant ; il donnait tout, et il voulait qu’on lui donnât tout ; il renonçait à vivre pour aimer, et il voulait ce renoncement des autres, des aimés. Puissance de l’amour d’une âme simple ! Elle lui fait trouver, du premier coup, ce que les raisonnements tâtonnants d’un génie incertain, comme Tolstoy, ou l’art trop raffiné d’une civilisation qui se meurt, concluent après une vie — des siècles — de luttes forcenées et d’efforts épuisants ! — Mais le monde impérieux, qui grondait dans Christophe, avait de bien autres lois et réclamait une autre sagesse.

Depuis longtemps, il voulait annoncer sa résolution à sa mère. Mais il tremblait à l’idée du chagrin qu’il lui ferait : et, au moment de parler, il était lâche, il remettait à plus tard. Deux ou trois fois pourtant, il fit de timides allusions à son départ ; mais Louisa ne les prit pas au sérieux : — peut-être, feignit-elle de ne pas les prendre au sérieux, pour lui persuader à lui-même qu’il parlait ainsi par jeu. Alors, il n’osait pas poursuivre ; mais il restait sombre, préoccupé ; et l’on sentait qu’il avait sur le cœur un secret qui lui pesait. Et la pauvre femme, qui avait l’intuition de ce que pouvait être ce secret, s’efforçait peureusement d’en retarder l’aveu. À des instants de silence, le soir, quand ils étaient l’un près de l’autre, assis, à la lumière de la lampe, brusquement elle sentait qu’il allait parler ; et alors, prise de terreur, elle se mettait à parler, très vite, et au hasard, n’importe de quoi : à peine si elle savait ce qu’elle disait ; mais à tout prix, il fallait l’empêcher de parler. D’ordinaire, son instinct lui faisait trouver le meilleur argument qui l’obligeât au silence : elle se plaignait doucement de sa santé, de ses mains et de ses pieds gonflés, de ses jambes qui s’ankylosaient : elle exagérait son mal, elle se disait une vieille impotente, qui n’est plus bonne à rien. Il n’était pas dupe de ses ruses naïves ; il la regardait tristement, avec un muet reproche ; et, après un moment, il se levait, prétextant qu’il était fatigué, qu’il allait se coucher.

Mais tous ces expédients ne pouvaient sauver Louisa longtemps. Un soir qu’elle y avait de nouveau recours, Christophe ramassa son courage, et, posant sa main sur celle de la vieille femme, il lui dit :

— Non, mère, j’ai quelque chose à te dire.

Louisa fut saisie ; mais elle tâcha de prendre un air riant, pour dire, — la gorge contractée :

— Et quoi donc, mon petit ?

Christophe annonça, en balbutiant, son intention de partir. Elle tenta bien de prendre la chose en plaisanterie, et de détourner la conversation, comme à l’ordinaire ; mais il ne se déridait pas, et continuait, cette fois, d’un air si volontaire et si sérieux qu’il n’y avait plus moyen de douter. Alors, elle se tut, tout son sang s’arrêta, et elle restait muette et glacée, à le regarder avec des yeux épouvantés. Une telle douleur montait dans ces yeux, à mesure qu’il parlait, que la parole lui manqua, à lui aussi ; et ils demeurèrent tous deux sans voix. Quand elle put enfin retrouver le souffle, elle dit, — (ses lèvres tremblaient) — :

— Ce n’est pas possible… Ce n’est pas possible…

Deux grosses larmes coulaient le long de ses joues. Il détourna la tête avec découragement, et se cacha la figure dans ses mains. Ils pleurèrent. Après quelque temps, il s’en alla dans sa chambre, et s’y enferma jusqu’au lendemain. Ils ne firent plus aucune allusion à ce qui s’était passé ; et comme il n’en parlait plus, elle voulut se convaincre qu’il avait renoncé à son projet. Mais elle vivait dans des transes.

Cependant, il vint un moment où il ne put plus se taire. Il fallait parler, dût-il lui déchirer le cœur : il souffrait trop L’égoïsme de sa peine l’emportait sur la pensée de celle qu’il ferait. Il parla. Il alla jusqu’au bout, évitant de regarder sa mère, de peur de se laisser troubler. Il fixa même le jour de son départ, pour n’avoir plus à soutenir une seconde discussion : — (il ne savait pas s’il retrouverait, une seconde fois, le triste courage qu’il avait aujourd’hui.) — Louisa criait :

— Non, non, tais-toi !…

Il se raidissait, et continuait avec une résolution implacable. Quand il eut fini, — (elle sanglotait), — il lui prit les mains, et tâcha de lui faire comprendre comment il était absolument nécessaire à son art, à sa vie, qu’il partît pour quelque temps. Elle se refusait à écouter, elle pleurait, et répétait :

— Non, non !… je ne veux pas…

Après avoir vainement tenté de raisonner avec elle, il la laissa, pensant que la nuit changerait le cours de ses idées. Mais lorsqu’ils se retrouvèrent, le lendemain, à table, il recommença sans pitié à reparler de son projet. Elle laissa retomber la bouchée de pain, qu’elle portait à ses lèvres, et dit, d’un ton de reproche douloureux :

— Tu veux donc me torturer ?

Il fut ému, mais il dit :

— Chère maman, il le faut.

— Mais non, mais non ! répétait-elle, il ne le faut pas… C’est pour me faire de la peine… C’est une folie…

Ils voulurent se convaincre l’un l’autre ; mais ils ne s’écoutaient pas. Il comprit qu’il était inutile de discuter : cela ne servait qu’à se faire souffrir davantage ; et il commença, ostensiblement, ses préparatifs de départ.

Quand elle vit qu’aucune de ses prières ne l’arrêtait, Louisa tomba dans un état de tristesse morne. Elle passait ses journées, enfermée dans sa chambre, sans lumière, quand le soir venait ; elle ne parlait plus, elle ne mangeait plus ; la nuit, il l’entendait pleurer. Il en était crucifié. Il eût crié de douleur dans son lit, où il se retournait, toute la nuit, sans dormir, en proie à ses remords. Il l’aimait tant ! Pourquoi fallait-il qu’il la fît souffrir ?… Hélas ! Elle ne serait pas la seule : il le voyait clairement… Pourquoi le destin avait-il mis en lui le désir et la force d’une mission, qui devait faire souffrir ceux qu’il aimait ?

— Ah ! pensait-il, si j’étais libre, si je n’étais pas contraint par cette force cruelle d’être ce que je dois être, ou sinon, de mourir dans la honte et le dégoût de moi-même, comme je vous rendrais heureux, vous que j’aime ! Laissez-moi vivre d’abord, agir, lutter, souffrir ; et puis, je vous reviendrai, plus aimant. Que je voudrais ne faire qu’aimer, aimer, aimer !…

Jamais il n’eût pu résister au reproche perpétuel de cette âme désolée, si ce reproche avait eu la force de rester muet. Mais Louisa, faible et un peu bavarde, ne put garder pour elle la peine qui l’étouffait. Elle la dit à ses voisines. Elle la dit à ses deux autres fils. Ils ne pouvaient perdre une si belle occasion de mettre Christophe dans son tort. Surtout Rodolphe, qui n’avait jamais cessé de jalouser son frère aîné, quoiqu’il n’en eût guère de raisons, pour le moment, — Rodolphe, que le moindre éloge de Christophe blessait au vif, et qui redoutait en secret, sans oser s’avouer cette basse pensée, ses succès à venir, — (car il était assez intelligent pour sentir la force de son frère, et pour craindre que d’autres ne la sentissent, comme lui), — Rodolphe fut trop heureux d’écraser Christophe sous le poids de sa supériorité. Il ne s’était jamais beaucoup préoccupé de sa mère, dont il savait la gêne ; bien qu’il fût largement en situation de lui venir en aide, il en laissait tout le soin à Christophe. Mais, quand il apprit le projet de Christophe, il se découvrit sur-le-champ des trésors d’affection. Il s’indigna contre cette prétention d’abandonner sa mère, et il la qualifia de monstrueux égoïsme. Il eut le front d’aller le répéter à Christophe lui-même. Il lui fit la leçon, de très haut, comme à un enfant qui mérite le fouet ; il lui rappela, d’un air rogue, ses devoirs envers sa mère, et tous les sacrifices qu’elle avait faits pour lui. Christophe faillit en crever de rage. Il flanqua Rodolphe à la porte, à coups de pied au cul, en le traitant de polisson et de chien d’hypocrite. Rodolphe se vengea, en montant la tête à sa mère. Louisa, excitée par lui, commença à se persuader que Christophe agissait en mauvais fils. Elle entendait répéter qu’il n’avait pas le droit de partir, et elle ne demandait qu’à le croire. Au lieu de s’en tenir à ses pleurs, qui étaient son arme la plus forte, elle fit à Christophe des reproches amers et injustes, qui le révoltèrent. Ils se dirent l’un à l’autre des choses pénibles ; et le résultat fut que Christophe, qui jusque-là hésitait encore, ne pensa plus qu’à presser ses préparatifs de départ. Il sut que les charitables voisins s’apitoyaient sur sa mère, et que l’opinion du quartier la représentait comme une victime, et lui comme un bourreau. Il serra les dents, et ne démordit plus de sa résolution.

Les jours passaient. Christophe et Louisa se parlaient à peine. Au lieu de jouir, jusqu’à la moindre goutte, des derniers jours passés ensemble, ces deux êtres qui s’aimaient perdaient le temps qui leur restait, — comme c’est trop souvent le cas, — en une de ces stériles bouderies, où s’engloutissent tant d’affections. Ils ne se voyaient qu’à table, où ils étaient assis l’un en face de l’autre, ne se regardant pas, ne se parlant pas, se forçant à manger quelques bouchées, moins pour manger que pour se donner une contenance. À grand peine, Christophe parvenait à extraire quelques mots de sa gorge : mais Louisa ne répondait pas ; et quand, à son tour, elle voulait parler, c’était lui qui se taisait. Cet état de choses était intolérable pour tous deux ; et plus il se prolongeait, plus il devenait difficile d’en sortir. Allaient-ils donc se séparer ainsi ? Louisa se rendait compte maintenant qu’elle avait été injuste et maladroite ; mais elle souffrait trop, pour savoir comment regagner le cœur de son fils, qu’elle pensait avoir perdu, et empêcher à tout prix ce départ, dont elle se refusait à envisager l’idée. Christophe regardait à la dérobée le visage blême et gonflé de sa mère, et il était bourrelé de remords ; mais décidé à partir, et, sachant qu’il y allait de sa vie, il souhaitait lâchement d’être déjà parti, pour s’enfuir de ses remords.

Son départ était fixé au surlendemain. Un de leurs tristes tête-à-tête venait de finir. Au sortir du souper, où ils ne s’étaient pas dit un mot, Christophe s’était retiré dans sa chambre ; et, assis devant sa table, la tête dans ses mains incapable d’aucun travail, il se rongeait l’esprit. La nuit, s’avançait ; il était près d’une heure du matin. Tout à coup, il entendit du bruit, une chaise renversée, dans la chambre voisine. La porte s’ouvrit, et sa mère, en chemise, pieds nus, se jeta à son cou, en sanglotant. Elle brûlait de fièvre, elle embrassait son fils, et elle gémissait au milieu de ses hoquets de désespoir :

— Ne pars pas ! ne pars pas ! Je t’en supplie ! Je t’en supplie ! Mon petit, ne pars pas !… J’en mourrai… Je ne peux pas, je ne peux pas le supporter !…

Bouleversé et effrayé, il l’embrassait, répétant :

— Chère maman, calme-toi, calme-toi, je t’en prie !

Mais elle continuait :

— Je ne peux pas le supporter… Je n’ai plus que toi. Si tu pars, qu’est-ce que je deviendrai ? Je mourrai si tu pars. Je ne veux pas mourir loin de toi. Je ne veux pas mourir seule. Attends que je sois morte !…

Ses paroles lui déchiraient le cœur. Il ne savait que dire pour la consoler. Quelles raisons pouvaient tenir contre ce déchaînement d’amour et de douleur ! Il la prit sur ses genoux, et tâcha de la calmer, avec des baisers et des mots affectueux. La vieille femme se taisait peu à peu, et pleurait doucement. Quand elle fut un peu apaisée, il lui dit :

— Recouche-toi : tu vas prendre froid.

Elle répéta :

— Ne pars pas !

Il dit, tout bas :

— Je ne partirai pas.

Elle tressaillit, et lui saisit la main :

— C’est vrai ? dit-elle. C’est vrai ?

Il détourna la tête, avec découragement :

— Demain, dit-il, demain, je te dirai… Laisse-moi, je t’en supplie !…

Elle se leva docilement, et regagna sa chambre.

Le lendemain matin, elle avait honte de cette crise de désespoir, qui l’avait prise, comme une folie, au milieu de la nuit ; et elle tremblait de ce que son fils allait lui dire. Elle l’attendait, assise, dans un coin de sa chambre ; elle avait pris un tricot pour s’occuper ; mais ses mains se refusaient à le tenir : elle le laissa tomber. Christophe entra. Ils se dirent bonjour à mi-voix, sans se regarder en face. Il était sombre, il alla se poster devant la fenêtre, le dos tourné à sa mère, et il resta sans parler. Un combat se livrait en lui ; il en savait trop le résultat d’avance, et il cherchait à le retarder. Louisa n’osait lui adresser la parole, et provoquer la réponse qu’elle attendait et redoutait. Elle se força à reprendre le tricot ; mais elle ne voyait pas ce qu’elle faisait, et ses mailles allaient de travers. Dehors, il pleuvait. Après un long silence, Christophe vint près d’elle. Elle ne fit pas un mouvement ; mais son cœur battait. Christophe la regardait, immobile ; puis, brusquement, il se jeta à genoux, cacha sa figure dans la robe de sa mère ; et, sans dire un mot, il pleura. Alors, elle comprit qu’il restait ; et son cœur s’allégea d’une angoisse mortelle ; — mais aussitôt, le remords y entra : car elle sentit tout ce que son fils lui sacrifiait ; et elle commença de souffrir tout ce que Christophe avait souffert, quand c’était elle qu’il sacrifiait. Elle se pencha sur lui, et couvrit de baisers son front et ses cheveux. Ils mêlèrent en silence leurs larmes et leur peine. Enfin, il releva la tête ; et Louisa, lui prenant la figure dans ses mains, le regardait, les yeux dans les yeux. Elle eût voulu lui dire :

— Pars !

Et elle ne le pouvait pas.

Il eût voulu lui dire :

— Je suis heureux de rester.

Et il ne le pouvait pas.

La situation était inextricable ; ni l’un ni l’autre n’y pouvait rien changer. Elle soupira, dans son douloureux amour :

— Ah ! si l’on pouvait être nés tous ensemble, pour mourir tous ensemble !

Ce vœu naïf le pénétra de tendresse ; il essuya ses larmes, et, s’efforçant de sourire, il dit :

— On mourra tous ensemble.

Elle insistait :

— Bien sûr ? Tu ne pars pas ?

Il se releva :

— C’est dit. N’en parlons plus. Il n’y a plus à y revenir.

Christophe tint parole : il ne parla plus de départ ; mais il ne dépendait pas de lui qu’il n’y pensât plus. Il resta ; mais il fit chèrement payer son sacrifice à sa mère, par sa tristesse et sa mauvaise humeur. Et Louisa, maladroite, — d’autant plus maladroite qu’elle savait qu’elle l’était et faisait immanquablement ce qu’il ne fallait pas faire, — Louisa, qui ne connaissait que trop la cause de son chagrin, insistait pour qu’il la lui dît. Elle le harcelait de sa chère affection, inquiète, vexante, raisonneuse, qui lui rappelait, à tout instant, qu’ils étaient différents l’un de l’autre, — ce qu’il tâchait d’oublier. Combien de fois avait-il voulu s’ouvrir à elle avec confiance ! Mais, au moment de parler, la muraille de Chine se relevait entre eux ; et il renfonçait en lui ses secrets. Elle le devinait ; mais elle n’osait pas provoquer ses confidences ; ou elle ne savait pas le faire. Quand elle essayait, elle ne réussissait qu’à refouler encore plus profondément en lui ces secrets qui lui pesaient tant et qu’il brûlait de dire.

Mille petites choses, d’innocentes manies, la séparaient aussi de lui, et irritaient Christophe. La bonne vieille radotait un peu. Elle avait un besoin de parler des choses du voisinage, ou cette tendresse de nourrice, qui s’obstine à rappeler les niaiseries des premières années, tout ce qui se rattache au berceau. On a eu tant de peine à en sortir, à devenir un homme ! Et il faut toujours que la nourrice de Juliette vienne vous étaler les langes salis, les médiocres pensées, toute cette époque néfaste, où une âme naissante se débat contre l’oppression de la vile matière et du milieu étouffant !

Et au milieu de tout cela, elle avait des élans de tendresse touchante, — comme avec un petit enfant, — qui lui prenaient le cœur, et auxquels il s’abandonnait, — comme un petit enfant.

Le pire était de vivre, du matin au soir, comme ils faisaient, ensemble, toujours ensemble, isolés du reste des gens. Lorsqu’on souffre, étant deux, et qu’on ne peut remédier à la souffrance l’un de l’autre, il est fatal qu’on l’exaspère : chacun finit par rendre l’autre responsable de ce qu’il souffre ; et chacun finit par le croire. Mieux vaudrait être seul : on est seul à souffrir.

C’était une torture de chaque jour pour tous deux. Ils n’en seraient jamais sortis, si le hasard n’était venu, comme il arrive souvent, trancher, d’une façon malheureuse en apparence, — heureuse au fond, — l’indécision cruelle, où ils se débattaient.


C’était un dimanche d’octobre. Quatre heures de l’après-midi. Le temps était radieux. Christophe était resté, tout le jour, dans sa chambre, replié sur lui-même, « suçant sa mélancolie. »

Il n’y tint plus, il eut un besoin furieux de sortir, de marcher, de dépenser sa force, de s’exténuer de fatigue, afin de ne plus penser.

Il était en froid avec sa mère, depuis la veille. Il fut sur le point de s’en aller, sans lui dire au revoir. Mais, déjà sur le palier, il pensa au chagrin qu’elle en aurait, pour toute la soirée, où elle resterait seule. Il rentra, se donnant à lui-même le prétexte qu’il avait oublié quelque chose dans sa chambre. La porte de la chambre de sa mère était entrebâillée. Il passa sa tête par l’ouverture. Il vit sa mère, quelques secondes… (Quelle place ces quelques secondes devaient tenir dans le reste de sa vie !)…

Louisa venait de rentrer des vêpres. Elle était assise à sa place favorite, dans l’angle de la fenêtre. Le mur de la maison d’en face, d’un blanc sale et crevassé, masquait la vue ; mais, de l’encoignure où elle était, on pouvait voir à droite, par delà les deux cours des maisons voisines, un petit coin de pelouse grand comme un mouchoir de poche. Sur le rebord de la fenêtre, un pot de volubilis grimpait le long de ficelles, et tendait sur l’échelle aérienne son fin réseau, qu’un rayon de soleil caressait. Louisa, assise sur une chaise basse, le dos rond, sa grosse Bible ouverte sur ses genoux, ne lisait pas. Ses deux mains posées à plat sur le livre, — ses mains aux veines gonflées, aux ongles de travailleuse, carrés et un peu recourbés, — elle couvait des yeux avec amour la petite plante et le lambeau de ciel qu’on voyait au travers. Un reflet du soleil sur les feuilles vert-dorées éclairait son visage fatigué, marbré d’un peu de couperose, ses cheveux blancs très fins et peu épais, et sa bouche entr’ouverte, qui souriait. Elle jouissait de cette heure de repos. C’était son meilleur moment de la semaine. Elle en profitait pour se plonger dans cet état très doux à ceux qui peinent, où l’on ne pense à rien, et où, dans la torpeur de l’être, rien ne parle plus que le cœur, à demi endormi.

— Maman, dit-il, j’ai envie de sortir. Je vais faire un tour du côté de Buir ; je rentrerai un peu tard.

Louisa, qui somnolait, tressaillit légèrement. Puis, elle tourna la tête vers lui, et le regarda de ses bons yeux paisibles.

— Va, mon petit, lui dit-elle : tu as raison, profite du beau temps.

Elle lui sourit. Il lui sourit aussi. Ils restèrent un instant à se regarder ; puis, ils se firent un petit bonsoir affectueux, de la tête et des yeux.

Il referma doucement la porte. Elle revint lentement à sa rêverie, où le sourire de son fils jetait un reflet lumineux, comme le rayon du soleil sur les feuilles pâles du volubilis.

Ainsi, il la laissa — pour toute sa vie.


Soir d’octobre. Un soleil tiède et pâle. La campagne languissante s’assoupit. De petites cloches de villages tintent sans se presser dans le silence des champs. Au milieu des labours, des colonnes de fumées montent lentement. Une fine brume flotte au loin. Les brouillards blancs, tapis dans la terre humide, attendent pour se lever l’approche de la nuit… Un chien de chasse, le nez rivé au sol, décrivait des circuits dans un champ de betteraves. De grandes troupes de corneilles tournaient dans le ciel gris.

Christophe, tout en rêvant, et sans s’être fixé de but, allait pourtant, d’instinct, vers un but déterminé. Depuis quelques semaines, ses promenades autour de la ville, qu’il le voulût ou non, gravitaient vers un village, où il était sûr de rencontrer une belle fille qui l’attirait. Ce n’était qu’un attrait, mais fort vif et un peu trouble. Christophe ne pouvait guère se passer d’aimer quelqu’un ; et son cœur restait rarement vide : il était toujours meublé de quelque belle image qui en était l’idole. Peu lui importait, le plus souvent, que cette idole sût qu’il l’aimait : ce dont il avait besoin, c’était d’aimer ; il fallait que le feu ne s’éteignît point, qu’il ne fît jamais nuit dans son cœur.

L’objet de la flamme nouvelle était la fille d’un paysan, qu’il avait rencontrée, comme Éliézer rencontra Rébecca, auprès d’une fontaine ; mais elle ne lui avait pas offert à boire : elle lui avait jeté de l’eau à la figure. Agenouillée au bord d’un ruisseau, dans un creux de la berge, entre deux saules dont les racines formaient autour d’elle comme un nid, elle lavait du linge avec vigueur ; et sa langue n’était pas moins active que ses bras : elle causait et riait très fort avec d’autres filles du village, qui lavaient en face d’elle, de l’autre côté du ruisseau. Christophe s’était couché sur l’herbe, à quelques pas ; et, le menton appuyé sur ses mains, il les regardait. Cela ne les intimidait guère : elles continuaient leur bavardage, en un style qui quelquefois ne manquait pas de verdeur. À peine écoutait-il : il entendait seulement le son de leurs voix riantes, mêlé au bruit des battoirs, au lointain meuglement des vaches dans les prés ; et il rêvassait, ne quittant pas des yeux la belle lavandière. Un gai visage juvénile mettait en lui de la joie pour tout un jour. — Les filles ne tardèrent pas à distinguer l’objet de ses attentions ; elles y firent entre elles des allusions malignes ; sa préférée ne lançait point à son adresse les remarques les moins mordantes. Comme il ne bougeait toujours pas, elle se leva, prit un paquet de linge lavé et tordu, et se mit à l’étendre sur les buissons, en se rapprochant de lui, afin d’avoir un prétexte pour le dévisager. En passant à côté, elle s’arrangea de façon à l’éclabousser avec ses draps mouillés, et elle le regarda effrontément, en riant. Elle était maigre et robuste, le menton fort, un peu en galoche, le nez court, les sourcils bien arqués, les yeux bleu foncé, hardis, brillants et durs, la bouche belle, aux lèvres grosses, avançant un peu, comme celles d’un masque grec, une masse de cheveux blonds tordus sur la nuque, et le teint hâlé. Elle portait la tête très droite, ricanait à chaque mot qu’elle disait, et même sans rien dire, et marchait comme un homme, en balançant ses mains ensoleillées. Elle continuait d’étendre son linge, en regardant Christophe, d’un regard provocant, — attendant qu’il parlât. Christophe la fixait aussi ; mais il ne désirait aucunement lui parler. À la fin, elle lui éclata de rire au nez, et s’en retourna vers ses compagnes. Il resta à sa place, étendu, jusqu’à ce que le soir tombât, et qu’il la vît partir, sa hotte sur le dos, et ses bras nus croisés, courbant l’échine, causant et riant toujours.

Il la retrouva, deux ou trois jours après, au marché de la ville, au milieu des montagnes de carottes, de tomates, de concombres et de choux. Il flânait, regardant la foule des marchandes, qui se tenaient debout, alignées devant leurs paniers, comme des esclaves à vendre. L’homme de la police passait devant chacune d’elles, avec son escarcelle et son rouleau de tickets, recevant une piécette, délivrant un papier. La marchande de café allait de rang en rang, avec une corbeille pleine de petites cafetières. Une vieille religieuse, joviale et rebondie, faisait le tour du marché, deux grands paniers au bras, et, sans humilité, quémandait des légumes, en parlant du bon Dieu. On criait ; les antiques balances, aux plateaux peints en vert, cliquetaient et tintaient, avec un bruit de chaînes ; les gros chiens, attelés aux petites voitures, aboyaient joyeusement, tout fiers de leur importance. Au milieu de la cohue, Christophe aperçut Rébecca. — De son vrai nom, elle s’appelait Lorchen (Éléonore). — Sur son blond chignon, elle avait mis une belle feuille de chou, blanche et verte, qui lui faisait un casque dentelé et ciselé. Assise sur un panier, devant des tas d’ognons dorés, de petites raves roses, de haricots verts, et de pommes rubicondes, elle croquait ses pommes, l’une après l’autre, sans s’occuper de les vendre. Elle ne cessait pas de manger. De temps en temps, elle s’essuyait le menton et le cou avec son tablier, relevait ses cheveux avec son bras, se frottait la joue contre son épaule, ou le nez au dos de sa main. Ou, les mains sur ses genoux, elle faisait passer indéfiniment de l’une à l’autre une poignée de petits pois. Et elle regardait à droite et à gauche, d’un air désœuvré et dilettante. Mais elle ne perdait rien de tout ce qui se faisait autour d’elle ; et, sans en avoir l’air, elle cueillait tous les regards qui lui étaient destinés. Elle vit parfaitement Christophe. Elle avait une façon, en causant avec les acheteurs, de froncer le sourcil pour observer, par-dessus leurs têtes, son admirateur. Elle était digne et grave, comme un pape ; mais en elle-même, elle se moquait de Christophe. Il le méritait bien : il resta là planté, à quelques pas, la dévorant des yeux ; et puis, il s’en alla, sans lui avoir parlé. Il n’en avait pas la moindre envie.

Il revint plus d’une fois rôder au marché et autour du village où elle habitait. Elle allait et venait dans la cour de sa ferme : il s’arrêtait sur la route, pour la regarder. Il ne s’avouait pas que c’était pour elle qu’il venait ; et, en vérité, c’était presque sans y penser. Quand il était absorbé, comme cela arrivait souvent, par la composition d’une œuvre, il se trouvait un peu dans un état de somnambule : tandis que son âme consciente suivait ses pensées musicales, le reste de son être demeurait livré à l’autre âme inconsciente, qui guette la moindre distraction de l’esprit pour prendre la clef des champs. Il était souvent tout étourdi par le bourdonnement de ses idées musicales, quand il se trouvait en face d’elle ; et il continuait de rêvasser, en la regardant. Il n’eût pu dire qu’il l’aimât, il n’y songeait même pas ; il avait plaisir à la voir : rien de plus. Il ne se rendait pas compte du désir qui le ramenait toujours vers elle.

Cette insistance faisait jaser. On s’en gaussait à la ferme, où l’on avait fini par savoir qui était Christophe. On le laissait tranquille d’ailleurs ; car il était bien inoffensif. Pour tout dire, il avait l’air assez sot : mais il ne s’en inquiétait pas.


C’était la fête au village. Des gamins écrasaient des pois fulminants entre deux cailloux, en criant : « Vive l’Empereur ! » (« Kaiser lebe ! Hoch ! »). On entendait meugler un veau, enfermé dans son étable, et les chants des buveurs au cabaret. Des cerfs-volants aux queues de comètes plongeaient et frétillaient dans l’air, au-dessus des champs. Les poules grattaient avec frénésie dans la paille et le fumier d’or : le vent s’engouffrait dans leurs plumes, comme dans les jupes d’une vieille dame. Un cochon rose dormait voluptueusement sur le flanc, au soleil.

Christophe se dirigea vers le toit rouge de l’auberge des Trois Rois, au-dessus duquel flottait un petit drapeau. Des chapelets d’ognons étaient pendus à la façade, et les fenêtres étaient garnies de fleurs de capucines rouges et jaunes. Ils entra dans la salle, pleine de fumée de tabac, où s’étalaient aux murs des chromos jaunies, et, à la place d’honneur, le portrait colorié de l’Empereur-Roi, entouré d’une guirlande de feuilles de chêne. On dansait. Christophe était bien sûr que sa belle amie serait là. Et en effet, ce fut la première figure qu’il vit. Il s’établit dans un angle de la pièce, d’où il pouvait suivre en paix les évolutions des danseurs. Mais, quelque soin qu’il eût pris pour ne pas être remarqué, Lorchen sut bien le découvrir dans son coin. Tout en tournant d’interminables valses, elle lui lançait par-dessus l’épaule de son danseur de rapides œillades, pour s’assurer qu’il la regardait toujours ; et elle se plaisait à l’exciter : elle coquetait avec les garçons du village, en riant de sa grande bouche bien fendue. Elle parlait fort et disait des niaiseries, ne différant point en cela de ces jeunes filles du monde, qui, lorsqu’on les regarde, se croient obligées de rire, de s’agiter, d’être sottes pour la galerie, au lieu de l’être pour elles seules. — En quoi elles ne sont pas si sottes : car elles savent bien que la galerie les regarde et ne les écoute pas. — Christopbe, les coudes sur la table, et le menton sur les poings, suivait le manège de la fille avec des yeux ardents et furieux : il avait l’esprit assez libre pour n’être pas dupe de ses roueries ; mais il ne l’avait pas assez pour ne pas s’y laisser prendre ; et tour à tour, il grognait de colère, ou bien il riait sous cape, et haussait les épaules, de donner dans le panneau.

Un autre que la jeune fille l’observait : c’était le père de Lorchen. Petit et trapu, la tête chauve, — une grosse tête au nez court, — le crâne rissolé par le soleil, avec une couronne de cheveux qui avaient été blonds, et frisottaient par boucles épaisses comme un Saint-Jean de Dürer, bien rasé, la figure impassible, sa longue pipe au coin de la bouche, il causait très lentement avec d’autres paysans, tout en suivant du coin de l’œil la mimique de Christophe ; et il avait un rire silencieux. À un moment, il toussota ; et, un éclair de malice brillant dans ses petits yeux gris, il vint s’asseoir de côté à la table de Christophe. Christophe, mécontent, tourna vers lui un visage renfrogné : il rencontra le regard narquois du vieux qui, sans extraire sa pipe de sa bouche, lui adressa familièrement la parole. Christophe le connaissait : il savait que c’était une vieille canaille ; mais le faible qu’il avait pour la fille le rendait indulgent pour le père, et même lui inspirait un bizarre plaisir à se trouver avec lui : le vieux malin s’en doutait bien. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, et fait une allusion goguenarde aux belles filles qui étaient là, et à ce qu’il ne dansait pas, il conclut que Christophe avait bien raison de ne pas se donner de mal, et qu’on était mieux à table, les coudes devant son pot ; et il se fit inviter sans façon à en vider un. Tout en buvant, le vieux causait, sans se presser, comme toujours. Il parlait de ses petites affaires, de la difficulté qu’on avait à vivre, des mauvais temps, de la cherté de tout. Christophe n’écoutait guère, et ne répondait que par quelques grognements : cela ne l’intéressait pas ; il regardait Lorchen. Il y avait des moments de silence : le paysan attendait un mot ; nulle réponse ne venait : il reprenait tranquillement. Christophe se demandait ce qui lui valait l’honneur de la société du vieux et de ses confidences. Il finit par comprendre. Le vieux, après avoir épuisé ses doléances, passa à un autre chapitre : il vanta l’excellence de ses produits, de ses légumes, de sa volaille, de ses œufs, de son lait ; et brusquement, il demanda si Christophe ne pourrait pas lui procurer la clientèle du château. Christophe sursauta :

— Comment diable savait-il ?… Il le connaissait donc ?

— Oui bien, disait le vieux. Tout se sait…

Il n’ajoutait pas :

— … quand on se donne la peine de faire sa petite police soi-même.

Mais Christophe l’ajoutait pour lui. Il se fit un malin plaisir de lui apprendre que, bien que « tout se sût », on ne savait pas sans doute qu’il venait de se brouiller avec la petite cour, et que, si jamais il avait pu se flatter de quelque crédit auprès de l’office et des cuisines du château, — (ce dont il doutait fort) — ce crédit, à l’heure présente, était mort et enterré. Le vieux eut un froncement imperceptible de la bouche. Il ne se découragea pourtant pas ; et, après un moment, il demanda si Christophe ne pourrait pas du moins le recommander à telle et telle famille. Et il lui nomma en effet toutes celles avec lesquelles Christophe se trouvait en relations ; car il s’était renseigné très exactement en allant au marché ; et il n’y avait pas de danger qu’il oubliât aucun détail qui pouvait lui servir. Christophe eût été furieux de cet espionnage, s’il n’avait eu plutôt envie de rire, en pensant que le vieux serait volé, malgré toute sa malice : (car il ne se doutait guère de la recommandation qu’il demandait, — une recommandation plus capable de lui faire perdre sa clientèle, que de lui en procurer de nouvelle). Il le laissait donc dévider en pure perte son écheveau de petites ruses grossières ; et il ne répondait ni oui, ni non. Mais le paysan insistait ; et, s’attaquant enfin à Christophe lui-même et à Louisa, qu’il avait gardés pour la fin, il voulut à toute force leur colloquer son lait, son beurre, et sa crème. Il ajoutait que, puisque Christophe était musicien, rien ne faisait plus de bien pour la voix qu’un œuf frais avalé cru, matin et soir : et il se faisait fort de lui en fournir de tout chauds sortis du cul de la poule. Cette idée que le vieux le prenait pour un chanteur fit éclater de rire Christophe. Le paysan en profita pour faire venir une autre bouteille. Après quoi, ayant tiré de Christophe tout ce qu’il pouvait en tirer pour l’instant, il s’en alla, sans autre cérémonie.

La nuit était venue. Les danses étaient de plus en plus animées. Lorchen ne faisait plus aucune attention à Christophe : elle avait trop à faire de tourner la tête à un jeune drôle du village, fils d’un riche fermier, que toutes les filles se disputaient. Christophe s’intéressait à la lutte : ces demoiselles se souriaient, et elles se fussent griffées avec délices. Christophe, bon enfant, s’oubliait lui-même, et faisait des vœux pour le triomphe de Lorchen. Mais quand ce triomphe fut obtenu, il se sentit un peu triste. Il se le reprocha. Il n’aimait pas Lorchen, il ne tenait pas à être aimé d’elle : il était bien naturel qu’elle aimât qui elle voulait. — Sans doute. Mais il n’était pas gai de trouver si peu de sympathie soi-même, quand on avait tant besoin d’en donner et d’en recevoir. Ici, comme à la ville, il était seul. Tous ces gens ne s’intéressaient à lui que pour se servir de lui, et se moquer de lui ensuite. Il soupira, sourit en regardant Lorchen, que la joie de faire enrager ses rivales rendait dix fois plus jolie, et il se disposa à partir. Il était près de neuf heures : il avait deux bonnes lieues à faire pour rentrer en ville.

Il se levait de table, quand la porte s’ouvrit ; et une dizaine de soldats firent irruption. Leur entrée jeta un froid dans la salle. Les gens se mirent à chuchoter. Quelques couples qui dansaient s’arrêtèrent, pour jeter des regards inquiets sur les nouveaux arrivants. Les paysans debout près de la porte affectèrent de leur tourner le dos et de causer entre eux ; mais, sans en avoir l’air, ils eurent bien soin de se ranger prudemment, pour les laisser passer. — Depuis quelque temps, tout le pays était en lutte sourde avec la garnison des forts qui entouraient la ville. Les soldats s’ennuyaient à périr, et se vengeaient sur les paysans. Ils se moquaient d’eux grossièrement, ils les malmenaient, ils traitaient les filles comme en pays conquis. La semaine d’avant, quelques-uns d’entre eux, pris de vin, avaient troublé une fête dans un village voisin, et assommé à moitié un fermier. Christophe, qui était au courant de ces choses, partageait l’état d’esprit des paysans ; et, se rasseyant à sa place, il attendit ce qui allait se passer.

Les soldats, sans s’inquiéter de la malveillance, qui accueillait leur entrée, allèrent bruyamment s’asseoir aux tables pleines, d’où ils bousculèrent les gens, pour se faire place : ce fut l’affaire d’un moment. La plupart s’écartèrent en grommelant. Un vieux, assis au bout d’un banc, ne se rangea pas assez vite : ils soulevèrent le banc, et le vieux culbuta, au milieu des éclats de rire. Christophe sentit le sang lui monter à la tête ; il se leva, indigné ; mais, comme il était sur le point d’intervenir, il vit le vieux, qui se ramassait péniblement, et, au lieu de se plaindre, se confondait en excuses. Deux des soldats vinrent à la table de Christophe : il les regardait venir, serrant les poings. Mais il n’eut pas à se défendre. C’étaient deux grands diables athlétiques et bonasses, qui suivaient, comme des moutons, un ou deux risque-tout et tâchaient de les imiter. Ils furent intimidés par l’air hautain de Christophe ; et, quand il leur dit, d’un ton sec :

— La place est prise.

ils s’excusèrent précipitamment, et se reculèrent au bout du banc, afin de ne pas le gêner. Sa voix avait eu les inflexions du maître : la servilité naturelle reprenait le dessus. Ils voyaient bien que Christophe n’était pas un paysan.

Christophe, un peu apaisé par cette attitude soumise, put observer les choses avec plus de sang-froid. Il n’eut pas de peine à voir que toute la bande était menée par un sous-officier, — un petit boule-dogue, aux yeux durs, — face de larbin hypocrite et méchant : c’était un des héros de la bagarre de l’autre dimanche. Assis à une table voisine de Christophe, et déjà ivre, il dévisageait les gens et lançait des sarcasmes injurieux, qu’ils affectaient de ne pas entendre. Il s’attaquait surtout aux couples qui dansaient, décrivant leurs avantages ou leurs défauts physiques, avec une ignominie d’expressions qui soulevait les rires de ses compagnons. Les filles rougissaient, et les larmes leur venaient aux yeux ; les garçons serraient les dents et rageaient en silence. Le regard du bourreau faisait lentement le tour de la salle, en n’épargnant personne : Christophe le vit venir vers lui. Il saisit sa chope, et, le poing sur la table, il attendit, décidé à lui jeter le verre à la tête, à la première insulte. Il se disait :

— Je suis fou. Je ferais mieux de m’en aller. Je vais me faire ouvrir le ventre ; et après, si j’en réchappe, on me mettra en prison : le jeu n’en vaut pas la chandelle. Partons, avant qu’il ne m’ait provoqué.

Mais son orgueil s’y refusait : il ne voulait pas avoir l’air de fuir devant ces oiseaux-là. — Le regard sournois et brutal se posa sur lui. Christophe, raidi, le fixa avec colère. Le sous-officier le considéra, un instant : la figure de Christophe le mit en verve ; il poussa du coude son voisin, lui désigna le jeune homme, en ricanant ; et déjà il ouvrait la bouche pour l’injurier. Christophe, ramassé sur lui-même, allait lancer son verre à toute volée. — Cette fois encore, le hasard le sauva. Au moment où l’ivrogne allait parler, un couple maladroit de danseurs vint butter contre lui, et fit tomber son verre. Il se retourna furieux, et déversa sur eux un tombereau d’injures. Son attention était détournée : il ne pensait plus à Christophe. Celui-ci attendit encore quelques minutes ; puis, voyant que son ennemi ne cherchait plus à reprendre l’entretien, il se leva, prit lentement son chapeau, et s’achemina sans se presser vers la porte. Il ne quittait pas des yeux le banc où l’autre était assis, pour bien lui faire sentir qu’il ne cédait pas devant lui. Mais le sous-officier l’avait décidément oublié : personne ne s’occupait de lui.

Il tournait la poignée de la porte : quelques secondes encore, et il était dehors. Mais il était dit qu’il n’en sortirait pas ainsi. Un brouhaha s’élevait dans le fond de la salle. Les soldats, après avoir bu, avaient décidé de danser. Et comme toutes les filles avaient leurs cavaliers, ils chassèrent les danseurs, qui se laissèrent faire. Mais Lorchen ne l’entendait pas ainsi. Ce n’était pas pour rien qu’elle avait ces yeux hardis et ce menton volontaire, qui plaisaient à Christophe. Elle valsait comme une folle, quand le sous-officier, qui avait jeté son dévolu sur elle, vint lui arracher son danseur. Elle tapa du pied, cria, et, repoussant le soldat, elle déclara que jamais elle ne danserait avec un malotru comme lui. L’autre la poursuivit. Il bourrait de coups de poing les gens derrière lesquels elle cherchait à s’abriter. Enfin, elle se réfugia derrière une table ; et là, protégée de lui pendant un moment, elle reprit du souffle pour l’injurier ; elle voyait que toute sa résistance ne servirait à rien, et elle trépignait de fureur, cherchait les mots les plus blessants à lui dire, et comparait sa tête à celle de divers animaux de sa basse-cour. Lui, penché vers elle, de l’autre côté de la table, avait un mauvais sourire, et ses yeux luisaient de colère. Brusquement, il prit son élan, et sauta par-dessus la table. Il l’empoigna. Elle se débattit, comme une vachère qu’elle était, à coups de poing et de pied. Il n’était pas trop bien d’aplomb sur ses jambes, et faillit perdre l’équilibre. Furieux, il la poussa contre le mur, et la gifla. Il n’eut pas le temps de recommencer : quelqu’un lui avait sauté sur le dos, le giflait à tour de bras, et le lançait d’un coup de pied, au milieu des buveurs. C’était Christophe, qui s’était rué sur lui, bousculant tables et gens, sans réfléchir à ce qu’il faisait. Le sous-officier se retourna, fou de rage, tirant son sabre. Avant qu’il eût pu s’en servir, Christophe l’assomma d’un coup d’escabeau. Le tout avait été si prompt qu’aucun des spectateurs n’eut l’idée d’intervenir. Mais quand on vit le soldat s’abattre sur le carreau, comme un bœuf, un tumulte épouvantable s’éleva. Les autres soldats coururent sur Christophe, le sabre hors du fourreau. Les paysans se jetèrent sur eux. La mêlée fut générale. Les chopes volaient à travers la salle, les tables étaient renversées. Les paysans se réveillaient : il y avait de vieilles rancunes à assouvir. Les gens roulaient par terre, et se mordaient avec fureur. Le danseur évincé de Lorchen, un solide valet de ferme, avait empoigné la tête d’un soldat qui l’avait insulté tout à l’heure, et la martelait férocement contre un mur. Lorchen, armée d’une trique, tapait comme une sourde. Les autres filles se sauvaient en hurlant, sauf deux ou trois gaillardes, qui s’en donnaient à cœur-joie. L’une d’elles, — une grosse petite blonde, — voyant un soldat gigantesque, — le même qui s’était assis à la table de Christophe, — défoncer à coups de genoux la poitrine de son adversaire renversé, courut au foyer, revint, et tirant en arrière la tête de la brute, elle lui appliqua dans les yeux une poignée de cendres brûlantes. L’homme poussa des mugissements. La fille jubilait, insultant l’ennemi désarmé, que les paysans maintenant assommaient à leur aise. Enfin, les soldats, trop faibles, se replièrent au dehors, laissant deux d’entre eux sur le carreau. La lutte continua dans la rue du village. Ils faisaient irruption dans les maisons, en poussant des cris de mort, et voulaient tout saccager. Les paysans les avaient suivis avec leurs fourches ; et ils lançaient sur l’ennemi leurs chiens hargneux. Un troisième soldat tomba, le ventre troué d’un coup de trident. Les autres durent s’enfuir, pourchassés jusqu’au delà du village ; et, de loin, ils criaient, en se sauvant à travers champs, qu’ils allaient chercher les camarades, et qu’ils reviendraient tout à l’heure.

Les paysans, restés maîtres du terrain, retournèrent à l’auberge : ils exultaient ; c’était la revanche, depuis longtemps attendue, des avanies qu’ils avaient subies. Ils ne pensaient pas encore aux conséquences de l’échauffourée. Ils parlaient tous à la fois, et chacun vantait ses prouesses. Ils fraternisèrent avec Christophe, tout joyeux de se sentir rapproché d’eux. Lorchen vint lui prendre la main, et resta un instant à la tenir dans sa menotte rude, en lui ricanant au nez. Elle ne le trouvait plus ridicule, à cette heure.

On s’occupa des blessés. Parmi les gens du village, il n’y avait que des dents cassées, quelques côtes enfoncées, des bosses et des bleus, sans grave conséquence. Mais il n’en était pas de même des soldats. Trois étaient sérieusement atteints : le colosse aux yeux brûlés, qui avait eu l’épaule à moitié emportée d’un coup de hache ; l’homme éventré, qui râlait, et le sous-officier, assommé par Christophe. On les avait étendus par terre, près du foyer. Le sous-officier, le moins blessé des trois, venait de rouvrir les yeux. Il regarda longuement, d’un regard chargé de haine, le cercle des paysans penchés autour de lui. À peine eut-il repris conscience de ce qui s’était passé qu’il commença à les insulter. Il jurait qu’il se vengerait, qu’il leur ferait leur affaire à tous ; il étranglait de rage ; on sentait que s’il pouvait, il les exterminerait. Ils essayèrent de rire ; mais leur rire était forcé. Un jeune paysan cria au blessé :

— Ferme ta gueule, ou je te tue !

Le sous-officier essaya de se redresser, et, fixant celui qui venait de parler, avec ses yeux injectés de sang :

— Salauds ! dit-il, tuez-moi ! On vous coupera la tête.

Il continuait à vociférer. L’homme éventré poussait des cris aigus, comme un cochon qu’on saigne. Le troisième était immobile et rigide comme un mort. Une terreur écrasante tomba sur les paysans. Lorchen et quelques femmes emportèrent les blessés dans une autre chambre. Les vociférations du sous-officier et les cris du mourant s’assourdirent au loin. Les paysans se taisaient : ils demeuraient à la même place, faisant le cercle, comme si les trois corps étaient toujours étendus à leurs pieds ; ils n’osaient pas bouger, et se regardaient, épeurés. À la fin, le père de Lorchen dit :

— Vous avez fait de bel ouvrage !

Il y eut un murmure angoissé : ils avalaient leur salive. Puis, ils se mirent à parler tous à la fois. D’abord, ils chuchotaient, comme s’ils avaient peur qu’on ne les écoutât à la porte ; mais bientôt, le ton s’éleva et devint plus âpre : ils s’accusaient l’un l’autre ; ils se reprochaient mutuellement les coups qu’ils avaient donnés. La dispute s’envenimait : ils semblaient sur le point d’en venir eux-mêmes aux mains. Le père de Lorchen les mit tous d’accord. Les bras croisés, se tournant vers Christophe, il le désigna du menton :

— Et celui-là, dit-il, qu’est-ce qu’il est venu faire ici ?

Toute la colère de la foule se retourna contre Christophe :

— C’est vrai ! C’est vrai ! criait-on, c’est lui qui a commencé ! Sans lui, rien ne serait arrivé !

Christophe, abasourdi, essaya de répondre :

— Ce que j’en ai fait, ce n’est pas pour moi, c’est pour vous, vous le savez bien.

Mais ils lui répliquaient, furieux :

— Est-ce que nous ne sommes pas capables de nous défendre seuls ? Est-ce que nous avions besoin qu’un monsieur de la ville vînt nous dire ce qu’il fallait faire ? Qui vous a demandé votre avis ? Et d’abord, qui vous a prié de venir ? Vous ne pouviez pas rester chez vous ?

Christophe haussa les épaules, et se dirigea vers la porte Mais le père de Lorchen lui barra le chemin, en glapissant

— C’est ça ! c’est ça ! criait-il, il voudrait filer maintenant, après qu’il nous a tous mis dans le pétrin. Il ne partira pas !

Les paysans hurlèrent.

— Il ne partira pas ! C’est lui qui est cause de tout. C’est lui qui doit payer pour tout !

Ils l’entouraient, en lui montrant le poing. Christophe voyait se resserrer le cercle de figures menaçantes : la peur les rendait enragés. Il ne dit pas un mot, fit une grimace de dégoût, et, jetant son chapeau sur une table, il alla s’asseoir au fond de la salle, et leur tourna le dos.

Mais Lorchen, indignée, se jeta au milieu des paysans. Sa jolie figure était toute rouge et froncée de colère. Elle repoussa rudement ceux qui entouraient Christophe :

— Tas de lâches ! Bêtes brutes ! cria-t-elle. Vous n’êtes pas honteux ? Vous voudriez faire croire que c’est lui qui a tout fait ! Comme si on ne vous avait pas vus ! Comme s’il y en avait un seul qui n’avait pas cogné de son mieux !… S’il y en avait un seul qui était resté les bras croisés, pendant que les autres se battaient, je lui cracherais à la figure, et je l’appellerais : Lâche ! Lâche !…

Les paysans, surpris par cette sortie inattendue, restèrent, un instant, silencieux ; puis, ils se remirent à crier :

— C’est lui qui a commencé ! Sans lui, il n’y aurait rien eu.

Le père de Lorchen faisait en vain des signes à sa fille. Elle reprit :

— Bien sûr que c’est lui qui a commencé ! Il n’y a pas de quoi vous vanter. Sans lui, vous vous laissiez insulter, vous vous laissiez insulter, poltrons ! froussards !

Elle apostropha son ami :

— Et toi, tu ne disais rien, tu faisais la bouche en cœur, tu tendais le derrière aux coups de botte ; pour un peu, tu aurais remercié ! Tu n’as pas honte ?… Vous n’avez pas honte, tous ? Vous n’êtes pas des hommes ! Courage de brebis, toujours le nez en terre ! Il a fallu que celui-là vous donnât l’exemple ! — Et maintenant, vous voudriez lui faire tout retomber sur le dos ?… Eh bien, cela ne sera pas, c’est moi qui vous le dis ! Il s’est battu pour nous. Ou bien vous le sauverez, ou bien vous trinquerez avec lui : je vous en donne ma parole !

Le père de Lorchen la tirait par le bras ; il était hors de lui, et criait :

— Tais-toi ! tais-toi !… Te tairas-tu, bougre de chienne !

Mais elle le repoussa, et continua, de plus belle. Les paysans vociféraient. Elle criait plus fort qu’eux, d’une voix aiguë, qui crevait le tympan :

— D’abord, toi, qu’est-ce que tu as à dire ? Tu crois que je ne t’ai pas vu tout à l’heure piler à coups de talons celui-là qui est quasi comme mort dans la chambre à côté ? Et toi, montre un peu tes mains !… Il y a encore du sang dessus. Tu crois que je ne t’ai pas vu avec ton couteau ? Je dirai tout ce que j’ai vu, tout, si vous faites la moindre chose contre lui. Je vous ferai tous condamner.

Les paysans, exaspérés, approchaient leur figure furieuse de la figure de Lorchen, et lui braillaient au nez. Un d’eux fit mine de la calotter ; mais le bon ami de Lorchen le saisit au collet, et ils se secouèrent tous deux, prêts à se rouer de coups. Un vieux dit à Lorchen :

— Si nous sommes condamnés, tu le seras aussi.

— Je le serai aussi, fit-elle. Je suis moins lâche que vous.

Et elle reprit sa musique.

Ils ne savaient plus que faire. Ils s’adressaient au père :

— Est-ce que tu ne la feras pas taire ?

Le vieux avait compris qu’il n’était pas prudent de pousser à bout Lorchen. Il leur fit signe de se calmer. Le silence tomba. Lorchen seule continua de parler ; puis, ne trouvant plus de riposte, comme un feu sans aliment, elle s’arrêta. Après un moment, son père toussota, et dit :

— Eh bien, donc, qu’est-ce que tu veux ? Tu ne veux pourtant pas nous perdre ?

Elle dit :

— Je veux qu’on le sauve.

Ils se mirent à réfléchir. Christophe n’avait pas bougé de place : raidi dans son orgueil, il semblait ne pas entendre qu’il s’agissait de lui ; mais il était ému de l’intervention de Lorchen. Lorchen ne paraissait pas davantage savoir qu’il était là : adossée à la table où il était assis, elle fixait d’un air de défi les paysans, qui fumaient, en regardant à terre. Enfin, son père, après avoir mâchonné sa pipe, dit :

— Qu’on dise ou qu’on ne dise pas quelque chose, — s’il reste, son affaire est claire. Le maréchal des logis l’a reconnu : il ne lui fera pas grâce. Il n’y a qu’un parti pour lui, c’est qu’il file tout de suite, de l’autre côté de la frontière.

Il avait réfléchi qu’après tout, il serait plus avantageux pour eux que Christophe se sauvât : il se dénonçait ainsi lui-même ; et, quand il ne serait plus là pour se défendre, on n’aurait pas de peine à se décharger sur lui de tout le gros de l’affaire. Les autres approuvèrent. Ils se comprenaient parfaitement. — Maintenant qu’ils étaient décidés, ils avaient tous hâte que Christophe fût déjà parti. Sans manifester aucune gêne de ce qu’ils avaient dit, un moment avant, ils se rapprochèrent de lui, feignant de s’intéresser vivement à son salut.

— Pas une minute à perdre, monsieur, dit le père de Lorchen. Ils vont revenir. Une demi-heure pour aller au fort. Une demi-heure pour retourner… Il n’y a que le temps de filer.

Christophe s’était levé. Lui aussi avait réfléchi. Il savait que s’il restait, il était perdu. Mais partir, partir sans revoir sa mère ?… Non, ce n’était pas possible. Il dit qu’il retournerait d’abord en ville, qu’il aurait encore le temps d’en repartir dans la nuit, et de passer la frontière. Mais ils poussèrent les hauts cris. Tout à l’heure, ils lui avaient barré la porte, pour l’empêcher de fuir : maintenant, ils s’opposaient à ce qu’il ne prît pas la fuite. Rentrer en ville, c’était se faire pincer, à coup sûr : avant qu’il fût seulement arrivé, on serait prévenu là-bas ; on l’arrêterait chez lui. — Il s’obstinait. Lorchen l’avait compris :

— C’est votre maman que vous voulez voir ?… J’irai à votre place.

— Quand ?

— Cette nuit.

— C’est vrai ? Vous feriez cela ?

— J’y vais.

Elle prit son fichu, et s’en enveloppa.

— Écrivez quelque chose, je le lui porterai. Venez par ici, je vais vous donner de l’encre.

Elle l’entraîna dans la pièce du fond. Sur le seuil, elle se retourna ; et, apostrophant son galant :

— Et toi, prépare-toi, dit-elle, c’est toi qui le conduiras. Tu ne le quitteras pas, que tu ne l’aies vu de l’autre côté de la frontière.

— C’est bon, c’est bon, fit l’autre.

Il avait aussi hâte que quiconque de savoir Christophe en France, et même plus loin, s’il était possible.

Lorchen entra avec Christophe dans l’autre pièce. Christophe hésitait encore. Il était déchiré de douleur, à la pensée qu’il n’embrasserait plus sa mère. Quand la reverrait-il ? Elle était si vieille, si fatiguée, si seule ! Ce nouveau coup l’achèverait. Que deviendrait-elle sans lui ?… Mais que deviendrait-elle, s’il restait, s’il se faisait condamner, enfermer pendant des années ? Ne serait-ce pas plus sûrement encore pour elle l’abandon, la misère ? Libre du moins, si loin qu’il fût, il pouvait lui venir en aide, elle pouvait le rejoindre. — Il n’eut pas le temps de voir clair dans ses pensées. Lorchen lui avait pris les mains ; debout, près de lui, elle le regardait ; leur figure se touchait presque ; elle lui jeta les bras autour du cou, et lui baisa la bouche :

— Vite ! vite ! dit-elle tout bas, en lui montrant la table.

Il ne chercha plus à réfléchir. Il s’assit. Elle arracha à un livre de comptes une feuille de papier quadrillé, avec des barres rouges.

Il écrivit :

« Ma chère maman. Pardon ! Je vais te faire une grande peine. Je ne pouvais agir autrement. Je n’ai rien fait d’injuste. Mais maintenant, je dois fuir, et quitter le pays. Celle qui te portera ce mot, te racontera tout. Je voulais te dire adieu. On ne veut pas. On prétend que je serais arrêté avant. Je suis si malheureux que je n’ai plus de volonté. Je vais passer la frontière, mais je resterai tout près, jusqu’à ce que tu m’aies écrit ; celle qui te remet ma lettre me rapportera ta réponse. Dis-moi ce que je dois faire. Quoi que tu me dises, je le ferai. Veux-tu que je revienne ? Dis-moi de revenir ! Je ne puis supporter l’idée de te laisser seule. Comment feras-tu pour vivre ? Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Je t’aime et je t’embrasse… »

— Dépêchons-nous, monsieur ; sans quoi il serait trop tard, dit le bon ami de Lorchen, en entr’ouvrant la porte.

Christophe signa hâtivement, et donna la lettre à Lorchen :

— Vous la remettrez vous-même ?

— J’y vais, dit-elle.

Elle était déjà prête à partir.

— Demain, continua-t-elle, je vous porterai la réponse : vous m’attendrez à Leiden, — (la première station, au sortir d’Allemagne) — sur le quai de la gare.

(La curieuse avait lu la lettre de Christophe, par-dessus son épaule, tandis qu’il écrivait.)

— Vous me direz bien tout, et comment elle aura supporté ce coup, et tout ce qu’elle aura dit ? Vous ne me cacherez rien ? disait Christophe, suppliant.

— Je vous dirai tout.

Ils n’étaient plus aussi libres de se parler : sur le seuil de la porte, l’homme les regardait.

— Et puis, monsieur Christophe, dit Lorchen, j’irai la voir quelquefois, je vous enverrai de ses nouvelles : n’ayez point d’inquiétude.

Elle lui donna une poignée de main vigoureuse, comme un homme.

— Allons ! fit le paysan.

— Allons ! dit Christophe.

Ils sortirent tous trois. Sur la route, ils se séparèrent. Lorchen alla d’un côté, et Christophe avec son guide, de l’autre. Ils ne causaient point. Le croissant de la lune, enveloppée de vapeurs, disparaissait derrière les bois. Une lumière très pâle flottait sur les champs. Dans les creux, les brouillards s’étaient levés, épais et blancs comme du lait. Les arbres grelottants baignaient dans l’air humide. — Quelques minutes à peine après la sortie du village, le paysan se rejeta brusquement en arrière, et fit signe à Christophe de s’arrêter. Ils écoutèrent. Sur la route, devant eux, s’approchait le pas cadencé d’une troupe. Le paysan enjamba la haie, et passa dans les champs. Christophe fit comme lui. Ils s’éloignèrent à travers les labours. Ils entendirent passer sur le chemin les soldats. Dans la nuit, le paysan leur montra le poing. Christophe avait le cœur serré, comme l’animal traqué, qui entend passer la meute. Ils se remirent en route, évitant les villages et les fermes isolées, où les aboiements des chiens les dénonçaient à tout le pays. Au revers d’une colline boisée, ils aperçurent dans le lointain les feux rouges de la ligne du chemin de fer. S’orientant d’après ces phares, ils décidèrent de se diriger vers la première station. Ce ne fut pas aisé. À mesure qu’ils descendaient dans la vallée, ils s’enfonçaient dans les brouillards. Ils eurent à sauter deux ou trois petits ruisseaux. Ils se trouvèrent ensuite dans d’immenses champs de betteraves et de terre labourée ; ils crurent qu’ils n’en sortiraient jamais. La plaine était bosselée : c’était une suite de renflements et de creux, où l’on risquait de tomber. Enfin, après avoir erré au hasard, noyés dans le brouillard, ils aperçurent tout à coup, à quelques pas, les fanaux de la voie ferrée sur le faîte d’un remblais. Ils grimpèrent le talus. Au risque d’être surpris, ils suivirent le long des rails, jusqu’à une centaine de mètres de la station : là, ils reprirent la route. Ils arrivèrent à la gare, vingt minutes avant le passage du train. Malgré les recommandations de Lorchen, le paysan laissa Christophe : il avait hâte d’être revenu, pour voir ce qu’on avait fait des autres et de son bien.

Christophe prit une place pour Leiden, et il attendit seul dans la salle des troisièmes déserte. Un employé, qui somnolait sur une banquette, vint regarder le billet de Christophe, et lui ouvrir la porte, à l’arrivée du train. Personne dans le wagon. Dans le train, tout dormait. Tout dormait dans les champs. Seul, Christophe ne dormait point, malgré sa fatigue. À mesure que les lourdes roues de fer le rapprochaient de la frontière, il sentait le désir trépidant d’être hors d’atteinte. Dans une heure, il serait libre. Mais d’ici là, il suffisait d’un mot pour qu’il fût arrêté… Arrêté ! À cette idée, tout son être se révoltait. Être étouffé par la force odieuse !… Il n’en respirait plus. Sa mère, son pays qu’il quittait, avaient disparu de sa pensée. Dans l’égoïsme de sa liberté menacée, il ne pensait qu’à cette liberté, à sa vie qu’il voulait sauver. À quelque prix que ce fût ! Oui, même au prix d’un crime… Il se reprochait amèrement d’avoir pris ce train, au lieu d’avoir continué sa route à pied jusqu’à la frontière. Il avait voulu gagner quelques heures. Belle avance ! Il allait se jeter dans la gueule du loup. Sûrement, on l’attendait à la gare frontière ; des ordres devaient être donnés : il serait arrêté… Il songea, un moment, à descendre du train en marche, avant la station ; il ouvrit même la portière du wagon ; mais déjà il était trop tard : on arrivait. Le train s’arrêta. Cinq minutes. Une éternité. Christophe, rejeté dans le fond de son compartiment, abrité derrière le rideau, regardait anxieusement le quai, où se tenait immobile un gendarme. Le chef de gare sortit de son bureau, une dépêche à la main, et se dirigea précipitamment du côté du gendarme. Christophe ne douta point qu’il ne s’agit de lui. Il chercha une arme. Nul autre qu’un fort couteau à deux lames. Il l’ouvrit dans sa poche. Un employé, avec une lanterne attachée sur la poitrine, avait croisé le chef, et courut le long du train. Christophe le vit venir. Le poing crispé dans sa poche, sur le manche du couteau, il pensa :

— Je suis perdu !

Il était dans un tel état de surexcitation qu’il eût été capable de plonger son couteau dans la poitrine de l’homme, si celui-ci avait eu la malencontreuse idée de venir directement à lui, et d’ouvrir son compartiment. Mais l’employé s’arrêta au wagon voisin, pour vérifier le billet d’un voyageur qui venait de monter. Le train se remit en marche. Christophe comprimait les battements de son cœur. Il ne bougeait pas. Il osait à peine se dire qu’il était sauvé. Il ne voulait pas se le dire, tant que la frontière ne serait point passée… Le jour commençait à poindre. Les silhouettes des arbres sortaient de la nuit. Une voiture passa sur la route, comme une ombre fantastique, avec un bruit de grelots et un œil clignotant… La figure collée contre la vitre, Christophe tâchait de voir le poteau aux armes impériales, qui marquait les bornes de sa servitude. Il le cherchait encore dans la lumière naissante, quand le train siffla pour annoncer l’arrivée à la première station belge.

Il se leva, il ouvrit toute grande la portière, il but l’air glacé. Libre ! Toute sa vie devant lui ! Joie de vivre !… — Et aussitôt tomba sur lui, d’un coup, toute la tristesse de ce qu’il laissait, toute la tristesse de ce qu’il allait trouver ; et la lassitude de cette nuit d’émotions le terrassa. Il s’affaissa sur la banquette. Une minute à peine le séparait de l’arrivée en gare. Quand, une minute plus tard, un employé ouvrit la portière du wagon, il trouva Christophe endormi. Secoué par le bras, Christophe s’éveilla, confus, croyant avoir dormi une heure ; il descendit lourdement, se traîna à la douane ; et, définitivement accepté sur le territoire étranger, n’ayant plus à se défendre, il se coucha tout de son long sur un banc de la salle d’attente, et se laissa tomber dans le sommeil comme une masse.


Il se réveilla vers midi. Lorchen ne pouvait guère venir avant deux ou trois heures. En attendant l’arrivée des trains, il faisait les cent pas sur le quai de la petite gare. Il continua tout droit au milieu des prairies. C’était un jour gris et sans joie, qui sentait les approches de l’hiver. La lumière était endormie. Le sifflet plaintif d’un train en manœuvre rompait seul le triste silence. Christophe s’arrêta à quelques pas de la frontière, dans la campagne déserte. Devant lui une toute petite mare, une flaque d’eau très claire, où se reflétait le ciel mélancolique. Elle était close d’une palissade, et bordée de deux arbres. À droite, un peuplier, à la cime dépouillée, qui tremblait. Derrière, un grand noyer, aux branches noires et nues, comme un polype monstrueux. Des grappes de corbeaux s’y balançaient lourdement. Les dernières feuilles exsangues se détachaient d’elles-mêmes, et tombaient une à une sur l’étang immobile…

Il lui semblait qu’il avait déjà vu cela : ces deux arbres, cet étang… — Et brusquement, il eut une de ces minutes de vertige, qui s’ouvrent de loin en loin dans la plaine de la vie. Une trouée dans le Temps. On ne sait plus où on est, qui on est, dans quel siècle l’on vit, depuis combien de siècles on est ainsi. Christophe avait le sentiment que cela avait déjà été, que ce qui était, maintenant, n’était pas, maintenant, mais dans un autre temps. Il n’était plus lui-même. Il se voyait du dehors, de très loin, comme un autre qui déjà s’était tenu debout, ici, à cette place. Il entendait en lui une ruche de souvenirs et d’êtres inconnus ; ses artères bruissaient :

Ainsi… Ainsi… Ainsi…

Le grondement des siècles passait en lui…

Bien d’autres Krafft avant lui avaient subi les épreuves qu’il subissait aujourd’hui, et goûté la détresse de cette dernière heure sur la terre natale. Race toujours errante, et de partout bannie par son indépendance et son inquiétude. Race toujours en proie à un démon intérieur, qui ne lui permettait de se fixer nulle part. Race attachée pourtant au sol, d’où on l’arrachait, et ne pouvant se passer de l’aimer.

Christophe repassait à son tour par les mêmes douloureuses étapes ; et ses pas retrouvaient sur le chemin les traces de ceux qui avaient été avant lui. Il regardait, les yeux pleins de larmes, se perdre dans la brume la terre de la patrie, à laquelle il fallait dire adieu. — N’avait-il pas désiré ardemment la quitter ? — Oui ; mais à présent qu’il la quittait vraiment, il se sentait étreint d’angoisse. Il n’y a qu’un cœur de bête qui puisse se séparer sans émotion de la terre maternelle. Heureux ou malheureux, on a vécu avec elle ; elle fut la mère et la compagne : on a dormi en elle, on a dormi sur elle, on en est imprégné ; elle garde dans son sein le trésor de nos rêves, toute notre vie passée, et la poussière sacrée de ceux que nous avons aimés. Christophe revoyait la suite de ses jours, et les chères images qu’il laissait sur cette terre, ou dessous. Ses souffrances ne lui étaient pas moins chères que ses joies. Minna, Sabine, Ada, le grand-père, l’oncle Gottfried, le vieux Schulz, — tout reparut à ses yeux, en l’espace de quelques minutes. Il ne pouvait s’arracher à ses morts — (car il comptait aussi Ada parmi les morts). — L’idée de sa mère, qu’il laissait, seule vivante, de tous ceux qu’il aimait, au milieu de ces fantômes, lui était intolérable. Il fut sur le point de repasser la frontière, tant il se trouvait lâche d’avoir cherché la fuite. Il était décidé, si la réponse, que Lorchen devait lui apporter de la part de sa mère, trahissait une douleur trop grande, à revenir coûte que coûte. Mais s’il ne recevait rien ? Si Lorchen n’avait pu arriver jusqu’à Louisa, ou rapporter la réponse ? Eh bien, il reviendrait.

Il retourna à la gare. Après une morne attente, le train parut enfin. Christophe guettait à une portière la figure hardie de Lorchen : car il était certain qu’elle tiendrait sa promesse ; mais elle ne se montra pas. Il courut, inquiet, d’un compartiment à l’autre : il se disait que, si elle avait été dans le train, elle eût été des premières à descendre. Comme il se heurtait dans sa course au flot des voyageurs qui venaient en sens inverse, il remarqua une figure, qui ne lui parut pas inconnue. C’était une petite fille de treize à quatorze ans, joufflue, courtaude, et rouge comme une pomme, avec un gros petit nez retroussé, une grande bouche, et une natte épaisse enroulée autour de la tête. En la regardant mieux, il vit qu’elle tenait à la main une vieille valise qui ressemblait à la sienne. Elle l’observait aussi, de côté, comme un moineau ; et quand elle vit qu’il la regardait, elle fit quelques pas vers lui ; mais elle resta plantée en face de Christophe, et le dévisagea de ses petits yeux de souris, sans dire un mot. Christophe la reconnut : c’était une petite vachère de la ferme de Lorchen. Montrant la valise, il dit :

— C’est à moi, n’est-ce pas ?

La petite ne bougea pas, et répondit d’un air nigaud :

— Savoir. D’où que vous venez, d’abord ?

— De Buir.

— Et qui qui vous l’envoie ?

— Lorchen. Allons, donne.

La gamine tendit la valise :

— La v’là !

Et elle ajouta :

— Oh ! je vous ai bien reconnu tout de suite !

— Alors, qu’est-ce que tu attendais ?

— J’attendais que vous me disiez que c’était vous.

— Et Lorchen ? demandait Christophe. Pourquoi n’est-elle pas venue ?

La petite ne répondait pas. Christophe comprit qu’elle ne voulait rien dire, au milieu de cette foule. Ils durent passer d’abord à la visite des bagages. Quand ce fut fini, Christophe entraîna la fillette à l’extrémité du quai :

— La police est venue, raconta la gamine, à présent très loquace. Ils sont arrivés presque tout de suite après votre départ. Ils sont entrés dans les maisons, ils ont interrogé tout le monde, ils ont arrêté le grand Sami, et Christian, et le père Kaspar. Et aussi. Mélanie et Gertrude, bien qu’elles criaient qu’elles n’avaient rien fait ; et elles pleuraient ; et Gertrude a griffé les gendarmes. On avait beau leur dire que c’était vous qui aviez tout fait.

— Comment, moi ! s’exclama Christophe.

— Bien oui, fit la petite tranquillement, ça ne faisait rien, n’est-ce pas, puisque vous étiez parti ? Alors, ils vous ont cherché partout, et on en a envoyé après vous, de tous les côtés.

— Et Lorchen ?

— Lorchen n’était pas là. Elle est revenue plus tard, après avoir été en ville.

— Est-ce qu’elle a vu ma mère ?

— Oui. Voilà la lettre. Et elle voulait venir elle-même ; mais on l’a arrêtée aussi.

— Alors, comment as-tu pu ?

— Voilà : elle est rentrée au village, sans que la police l’ait vue ; et elle allait repartir. Mais Irmina, la sœur de Gertrude, l’a dénoncée. On est venu pour la prendre. Alors, quand elle a vu venir les gendarmes, elle est montée dans sa chambre, et elle leur a crié qu’elle descendait tout de suite, qu’elle s’habillait. Moi, j’étais dans la vigne, derrière la maison ; elle m’a appelée tout bas par la fenêtre : « Lydia ! Lydia ! » Je suis venue ; elle m’a passé votre valise et la lettre, que votre mère lui avait données ; et elle m’a expliqué où je vous trouverais ; elle m’a dit de courir et de ne pas me laisser prendre. J’ai couru, et me voilà.

— Elle n’a rien dit de plus ?

— Si. Elle m’a dit de vous remettre aussi ce fichu, pour vous montrer que je venais de sa part.

Christophe reconnut le fichu blanc, à pois rouges et fleurs brodées, que Lorchen, en le quittant, la veille, avait noué autour de sa tête. L’invraisemblance naïve du prétexte, dont elle s’était servie pour lui envoyer ce souvenir amoureux, ne fit pas sourire.

— Maintenant, fit la petite, voilà l’autre train qui remonte Il faut que je rentre chez nous. Bonsoir.

— Attends donc, dit Christophe. Et l’argent pour venir comment as-tu fait ?

— Lorchen me l’a donné.

— Prends tout de même, dit Christophe, lui mettant quelques pièces dans la main.

Il retint par le bras la petite qui voulait se sauver.

— Et puis,… fit-il.

Il se pencha, et l’embrassa sur les deux joues. La fillette faisait mine de protester.

— Ne te défends donc pas, dit Christophe, en plaisantant. Ce n’est pas pour toi.

— Oh ! je sais bien, fit la gamine, railleuse, c’est pour Lorchen.

Ce n’était pas seulement Lorchen, que Christophe embrassait sur les joues rebondies de la petite vachère : c’était toute son Allemagne.

La petite s’échappa, et courut vers le train qui partait. Elle resta à la portière et lui fit des signaux avec son mouchoir, jusqu’à ce qu’elle ne le vit plus. Il suivit des yeux la rustique messagère, qui venait de lui apporter, pour la dernière fois, le souffle de son pays et de ceux qu’il aimait.

Quand elle eut disparu, il se trouva tout à fait seul, cette fois, étranger sur une terre étrangère. Il tenait à la main la lettre de sa mère et le fichu amoureux. Il serra celui-ci sur sa poitrine, et il voulut ouvrir la lettre ; mais sa main tremblait. Qu’allait-il lire ? Quelle souffrance allait-il y trouver ? — Non, il ne supporterait pas le reproche douloureux, qu’il croyait déjà entendre : il reviendrait sur ses pas.

Il déplia enfin la lettre, et lut :

« Mon pauvre enfant, ne te tourmente pas de moi. Je serai sage. Le bon Dieu m’a punie. Je ne devais pas être égoïste et te garder ici. Va à Paris. Peut-être que ce sera mieux pour toi. Ne t’occupe pas de moi. Je sais me tirer d’affaire. L’essentiel, c’est que tu sois heureux. Je t’embrasse.

« Maman.

« Écris-moi, quand tu pourras. »

Christophe s’assit sur sa valise et pleura.


Le portier de la gare appelait les voyageurs pour Paris. Le train pesant arrivait avec fracas. Christophe essuya ses larmes, se leva, et se dit :

— Il le faut.

Il regarda le ciel, du côté où devait se trouver Paris. Le ciel, sombre partout, était plus sombre là. C’était comme un gouffre d’ombre. Christophe eut le cœur serré ; mais il se répéta :

— Il le faut.

Il monta dans le train, et, penché à la fenêtre, il continuait de regarder l’horizon menaçant :

— Ô Paris ! pensait-il, Paris ! Viens à mon secours ! Sauve-moi ! Sauve mes pensées !

L’obscur brouillard s’épaississait. Derrière Christophe, au-dessus du pays qu’il quittait, un petit coin de ciel, bleu pâle, large comme deux yeux, — comme les yeux de Sabine. — sourit tristement au milieu des voiles lourds des nuées, et s’éteignit. Le train partit. La pluie tomba. La nuit tomba.