La Résurrection de Sherlock Holmes/Texte entier


I

LA MAISON VIDE


Au printemps de l’année 1894, la population de Londres, et spécialement la haute société, fut jetée dans la consternation par le meurtre de l’honorable Ronald Adair, qui se produisit dans des conditions aussi extraordinaires qu’inexplicables. Le public connaît déjà toutes les circonstances du crime, telles qu’elles résultent des recherches de la police ; cependant, dans cette affaire, bien des détails furent omis, les charges relevées en vue de la poursuite du ou des coupables étant suffisamment fortes pour qu’il fût inutile de mettre en avant tous les témoignages. Près de dix ans se sont écoulés, et c’est aujourd’hui seulement que je puis combler ces lacunes et compléter les anneaux de cet enchaînement de faits si intéressants. En lui-même, le crime était de nature à passionner, moins cependant que les faits extraordinaires qui suivirent et me causèrent le choc le plus violent, la surprise la plus vive de ma vie aventureuse. Même maintenant, après ce long intervalle de temps, je frissonne encore à ce souvenir, et je ressens de nouveau ce flot soudain de joie, d’étonnement, d’incrédulité qui inonda mon esprit. Les lecteurs, qui ont suivi avec quelque complaisance les aperçus que je leur ai parfois soumis sur les pensées et les actions d’un homme très remarquable, ne me blâmeront pas si je ne leur ai pas fait plus tôt connaître ce que je savais : j’étais lié par la défense absolue qu’il m’avait faite et qu’il a levée seulement le 3 du mois dernier.

Vous devinez sans doute que mon intimité étroite avec Sherlock Holmes m’avait donné un goût des plus vifs pour l’étude des causes criminelles, et qu’après sa disparition, je ne manquais jamais de lire avec le plus grand soin les problèmes variés que la presse soumettait au public. Plus d’une fois, avec peu de succès, d’ailleurs, j’essayai, pour mon plaisir personnel, de me servir de ses méthodes pour aboutir à des solutions. Aucun crime cependant ne m’avait frappé autant que le meurtre de Ronald Adair. Comme je lisais les témoignages recueillis dans l’enquête, qui avait donné lieu à un verdict d’assassinat contre un auteur ou plusieurs auteurs inconnus, je compris, plus clairement que jamais, la perte que la société avait faite par la mort de Sherlock Holmes. Certains détails de ce drame étrange, auraient, j’en suis sûr, appelé tout spécialement son attention, et les efforts de la police eussent été secondés, ou plus probablement dépassés, par les observations expérimentées et l’esprit subtil de cet homme, le plus fort détective de l’Europe. Toute la journée, en faisant mes tournées de médecin, je retournais cette affaire dans mon imagination sans trouver aucune explication plausible. Au risque de répéter une histoire déjà trop commune, je vais rappeler les faits tels qu’ils ressortaient de l’enquête.

L’honorable Ronald Adair était le second fils du comte de Maynooth, à cette époque gouverneur d’une des colonies australiennes d’où sa mère était revenue en Angleterre pour y subir l’opération de la cataracte ; cette dame, son fils Ronald et sa fille Hilda, habitaient ensemble à Londres, 427, Park Lane. Le jeune homme était reçu dans la meilleure société et on ne lui connaissait ni ennemis, ni vices particuliers. Il avait été fiancé à miss Edith Woodley, de Carstairs, mais les fiançailles avaient été quelques mois auparavant rompues d’un mutuel accord ; rien ne permettait de croire que cet événement eût laissé derrière lui des regrets profonds. Au demeurant, l’existence du jeune homme se passait dans un cercle étroit et normal, car il avait des habitudes régulières et sa nature était plutôt froide. Ce fut pourtant sur la personne de ce jeune et indifférent aristocrate que la main de la mort s’appesantit, sous une forme étrange et inattendue, entre dix heures et onze heures vingt minutes, dans la nuit du 30 mars 1894.

Ronald Adair aimait les cartes et jouait continuellement, mais jamais gros jeu. Il faisait partie des cercles de Baldwin, Cavendish et de la Bagatelle. Il fut établi que le jour de sa mort, après une première partie dans l’après-midi, il avait fait un rob au whist à ce dernier club, à la suite de son dîner. Les témoignages de ceux qui avaient joué avec lui : Mr. Murray, sir John Hardy et le colonel Moran firent connaître qu’au whist, les jeux avaient été sensiblement égaux de part et d’autre. Adair avait pu perdre cinq livres sterling, mais pas davantage ; sa fortune étant considérable, une telle perte n’avait pu, en aucune façon, lui tenir au cœur. Il avait joué presque tous les jours à l’un ou l’autre de ces trois cercles ; c’était un joueur prudent et plutôt heureux. Il fut même démontré que, quelques semaines auparavant, ayant comme partenaire le colonel Moran, il avait gagné jusqu’à quatre cent vingt livres sterling dans une seule séance contre Godfrey Milner et lord Balmoral.

Le soir du crime, il était rentré du cercle à dix heures précises. Sa mère et sa sœur passaient la soirée chez une parente. La servante déclara qu’elle l’avait entendu entrer dans la pièce du deuxième étage, qui lui servait de cabinet et donnait sur la rue. Elle y avait auparavant allumé le feu ; comme la cheminée fumait, elle avait ouvert la fenêtre. On n’avait entendu aucun bruit dans l’appartement jusqu’à onze heures vingt, heure à laquelle rentrèrent lady Maynooth et sa fille. Désirant lui dire bonsoir, sa mère avait essayé de pénétrer dans la chambre, mais la porte était fermée à clef à l’intérieur, et ses appels étaient restés sans réponse. Elle appela à l’aide et fit enfoncer la porte. Le malheureux jeune homme était étendu près de la table, la tête affreusement fracassée par une balle explosive de revolver ; l’arme n’était pas dans la pièce. Sur la table, se trouvaient deux bank-notes de dix livres chacune et dix-sept livres, dix schellings en or et argent placés en piles de diverses sommes. Sur une feuille de papier, quelques chiffres étaient tracés en face de noms d’amis du cercle, ce qui pouvait faire croire qu’au moment de sa mort il était en train de faire la balance de ses comptes de jeu.

Un examen minutieux des faits ne fit que rendre l’affaire plus compliquée. Il était tout d’abord difficile d’établir le motif pour lequel le jeune homme avait ainsi fermé sa porte. On pouvait admettre que c’était l’assassin qui avait donné le tour de clef et avait ensuite disparu par la fenêtre, mais il serait tombé d’au moins vingt pieds au milieu d’un massif de crocus en pleine floraison, situé juste au-dessous ; or, ni les fleurs, ni le terrain ne semblaient foulés, pas plus qu’on ne trouvait de marques de pas sur la plate-bande de gazon qui séparait la maison de la rue. C’était donc apparemment le jeune homme qui avait lui-même fermé la porte. Comment alors avait-il trouvé la mort ?… Il était impossible de grimper jusqu’à la fenêtre sans laisser de traces. En admettant qu’on eût pu tirer par la fenêtre ouverte, il eût fallu un tireur remarquable pour l’atteindre avec un revolver, et lui faire une pareille blessure ; enfin, Park Lane est un endroit très fréquenté et, à cent mètres de la maison, se trouve une station de voitures. Personne n’avait entendu de coup de feu, et pourtant il y avait là un cadavre et une balle de revolver dont le sommet, en forme de champignon, avait produit cette horrible blessure qui avait dû causer une mort instantanée. Telles étaient les circonstances du mystère de Park Lane, que venait encore compliquer l’absence totale de mobile, puisque, ainsi que je l’ai dit, on ne connaissait à la victime aucun ennemi et que l’argent ou les valeurs se retrouvaient intacts dans l’appartement.

Durant toute la journée, j’avais retourné tous ces détails dans mon esprit, essayant de trouver une hypothèse qui pût tout concilier et de découvrir la « ligne de moindre résistance » laquelle, m’avait déclaré mon pauvre ami, devait être le point de départ de toute investigation. J’avoue que je ne pus réussir. Le soir, après avoir traversé le parc, je me trouvai, vers six heures, dans Park Lane, du côté d’Oxford Street ; sur le trottoir, un groupe de badauds contemplant une fenêtre, m’indiqua la maison que je voulais examiner. Un homme de haute taille, très maigre, portant des lunettes bleues, que je soupçonnai fort être un détective en civil, entouré d’un cercle qui se pressait pour l’écouter, était en train de discuter une hypothèse qu’il croyait être la bonne. Je m’approchai aussi près que je pus, mais ses remarques me semblèrent si absurdes que je me retirai dépité. En m’éloignant, je me heurtai contre un homme d’un certain âge paraissant difforme, qui se trouvait derrière moi, et je fis tomber plusieurs des livres qu’il portait. Je me rappelle qu’en les ramassant, je remarquai le titre de l’un d’eux : l’Origine de la religion des arbres, et je pensai que le bonhomme devait être quelque bibliophile qui, soit pour en faire le commerce, soit pour flatter une manie, collectionnait des volumes peu connus. Je voulus m’excuser de l’accident dont j’avais été la cause, mais il était évident que les livres ainsi malmenés étaient des objets précieux aux yeux de leur propriétaire, car, avec un grognement de mépris, il me tourna les talons et je vis son dos voûté et ses favoris blancs se perdre dans la foule.

Les constatations au no 427 de Park Lane n’avaient pu éclaircir le problème auquel je m’attachais si vivement. La maison était séparée de la rue par un mur peu élevé, surmonté d’un grillage ; le tout n’avait pas plus de cinq pieds de haut. Il était par conséquent très facile à n’importe quelle personne de pénétrer dans le jardin ; la fenêtre, toutefois, était absolument inaccessible : aucune gouttière, aucune saillie ne pouvait permettre à l’homme le plus agile de l’escalader. Je retournai sur mes pas vers Kensington, plus embarrassé que jamais. J’étais à peine entré dans mon cabinet, que ma femme de chambre vint me dire qu’une personne demandait à me voir. Quel ne fut pas mon étonnement de me trouver face à face avec le vieux bibliophile à l’aspect bizarre, à la face maigre et anguleuse encadrée de cheveux blancs, lequel tenait sous son bras droit une pile d’une douzaine de ses précieux volumes.

— Vous êtes étonné de me voir, monsieur ? dit-il d’une voix étrangement coassante.

Je convins de ma surprise.

— Eh bien, monsieur, je suis un honnête homme, et quand, par hasard, je vous ai vu entrer dans cette maison-ci, je vous ai suivi clopin-clopant en pensant à part moi : « Je vais entrer chez ce brave gentleman et lui dire que, si j’ai été quelque peu brusque dans mes manières, je ne voulais cependant pas être impoli envers lui ; que je le suis, au contraire, fort obligé d’avoir bien voulu me ramasser mes livres. »

— Vous faites vraiment trop de cas d’une chose sans importance, lui dis-je. Puis-je vous demander comment vous avez su qui j’étais ?

— Eh bien, monsieur, je suis, sauf votre respect, un de vos voisins ; mon petit magasin de librairie se trouve au coin de Church Street et je serais très heureux de vous y voir venir. Peut-être êtes-vous, vous-même un collectionneur, monsieur ? Voici les Oiseaux d’Angleterre, un Catulle, la Guerre sainte… Ce sont de réelles occasions. Avec cinq volumes, vous pourriez remplir cet espace vide qui se trouve au second rayon de votre bibliothèque, car, tel qu’il est, cela paraît manquer d’ordre !…

Cette observation m’amena à incliner la tête en arrière pour regarder la bibliothèque, et quand je me retournai… ô surprise inouïe, prodige inconcevable…, je vis devant mon bureau… souriant… lui-même, mon vieil ami… Sherlock Holmes !!! Je me levai, le regardai pendant quelques instants avec une stupéfaction sans bornes, et (je l’ai su depuis), pour la première et peut-être dernière fois de ma vie, je tombai sans connaissance ; je me rappelle seulement qu’un brouillard m’obscurcit les yeux. Quand je revins à moi, j’avais mon col défait et sentais encore le goût du cognac sur mes lèvres. Holmes était penché sur mon fauteuil, tenant une petite gourde à la main.

— Mon cher Watson, dit cette voix que je connaissais si bien, je vous dois mille excuses, mais je ne pouvais soupçonner que je vous produirais un tel effet.

Je lui saisis le bras.

— Holmes ! m’écriai-je, est-ce réellement vous ? Se peut-il que ce soit vous ? Est-il possible que vous ayez pu sortir vivant de cet épouvantable abîme ?

— Attendez un instant, dit-il, croyez-vous être assez remis pour parler de ces événements ? Mon apparition dramatique et inutile vous a causé une si violente impression ?

— Je suis tout à fait rétabli, mais vraiment Holmes, je puis à peine en croire mes yeux ! Bonté divine ! Penser que c’était vous, vous-même, qui vous teniez là, en personne, dans mon cabinet !

De nouveau je le pris par le bras que je sentis à travers la manche de son vêtement aussi maigre et aussi nerveux que jadis.

— Eh bien, au moins vous n’êtes pas un fantôme ! Mon cher ami, comme je suis heureux de vous revoir ! Asseyez-vous et racontez-moi comment vous avez pu sortir vivant de cet abîme.

Il s’assit en face de moi et alluma une cigarette avec sa nonchalance d’autrefois. Il était vêtu de la longue redingote du vieux libraire, mais le reste de son déguisement, consistant en une perruque blanche et son assortiment de livres, était maintenant placé sur la table. Holmes avait l’air plus maigre, l’œil était plus pénétrant que jamais, mais la pâleur de sa figure d’aigle me faisait comprendre que dans ces derniers temps sa santé avait dû être fort éprouvée.

— Je suis heureux de m’allonger, Watson. Ce n’est pas drôle pour un homme de ma taille de paraître petit pendant plusieurs heures. Maintenant, mon cher ami, en matière d’explications, nous aurons, si je puis compter sur votre concours, une nuit de travail pénible et dangereux devant nous. Peut-être vaudrait-il mieux ne vous rendre compte de la situation que lorsque le travail sera terminé.

— La curiosité me dévore, et je préférerais tout connaître dès maintenant.

— Vous viendrez avec moi cette nuit ?

— Quand vous voudrez, et où vous voudrez !

— Alors c’est comme au bon vieux temps ! Nous aurons d’ailleurs le loisir de prendre une bouchée avant de partir… Eh bien !… à propos de cet abîme, je n’ai pas eu beaucoup de difficultés à en sortir, par la bonne raison que je n’y suis jamais tombé.

— Vous n’y êtes jamais tombé ?

— Non, Watson, jamais. Le petit mot que je vous ai fait tenir était absolument véridique. Je ne doutai pas un instant que la fin de ma carrière fût arrivée, quand j’aperçus la figure sinistre du professeur Moriarty me barrant le chemin étroit qui conduisait au salut. Je lisais dans ses yeux gris une volonté inexorable. J’échangeai avec lui quelques phrases de politesse, et j’obtins la permission de vous écrire la courte lettre que vous reçûtes par la suite. Je la laissai avec mon étui à cigarettes et ma canne, puis je marchai le long du sentier avec Moriarty sur mes talons. Arrivé au bout, je m’arrêtai ; quoique sans armes, il se précipita sur moi et me jeta ses longs bras autour du corps ; il comprenait que sa dernière heure était venue, mais il tenait sa vengeance ! Nous chancelâmes ensemble sur le bord du précipice. J’ai heureusement quelque connaissance du « baritsu », autrement dit de la méthode de lutte des Japonais ; j’ai eu à m’en féliciter dans plusieurs circonstances, et cela me permit d’échapper à son étreinte. Poussant un cri terrible, il battit l’air de ses mains, mais, malgré tous ses efforts, il ne put garder son équilibre et il disparut. Penché sur le bord de l’abîme, je suivis sa chute pendant longtemps ; je le vis s’aplatir sur un rocher, rebondir et enfin tomber dans l’eau qui l’engloutit.

J’écoutais avec le plus vif étonnement ces explications que Holmes me donnait tout en lançant des bouffées de sa cigarette.

— Mais les traces ? m’écriai-je. J’ai vu de mes propres yeux, que deux personnes avaient suivi le sentier et qu’aucune d’elles n’était revenue !

— Voici ce qui est arrivé : un instant après la chute du professeur, je compris la chance extraordinaire que la Providence avait mise sur mon chemin. Je savais que Moriarty n’était pas le seul à avoir juré ma perte. Il y avait au moins trois individus désireux de se venger de moi et que la mort de leur chef devait encore surexciter ; ils étaient tous très dangereux, et l’un ou l’autre ne manquerait pas de m’atteindre. D’un autre côté, si tout le monde était convaincu de ma mort, ces hommes se démasqueraient, me donneraient l’occasion de les écraser tôt ou tard, et alors, mais alors seulement, je pourrais faire connaître que j’étais encore au nombre des vivants. Mon cerveau travaillait avec une telle rapidité que toutes ces réflexions s’y succédèrent avant même que le professeur Moriarty eût atteint le fond du précipice de Reichembach.

Je me relevai et j’examinai le mur de rocher derrière moi. Dans votre compte rendu pittoresque de cette histoire, que j’ai lu avec le plus grand intérêt quelques mois plus tard, vous avez affirmé que ce mur était à pic ; ce n’était pas absolument vrai, car il présentait quelques petites aspérités et même un léger rebord. Mais il était si élevé qu’il paraissait inaccessible et, d’autre part, il était impossible, sans y laisser de traces de pas, de revenir par le sentier humide. J’aurais pu, il est vrai, marcher en arrière, ainsi que cela m’était déjà arrivé dans certaines circonstances, mais la vue de trois empreintes dans la même direction eût sans nul doute dénoncé la supercherie. Somme toute, il valait donc mieux risquer l’ascension. Ce n’était pas chose facile, Watson. Le torrent mugissait sous mes pieds ; je ne suis pas pusillanime, mais, je vous en donne ma parole, il me semblait entendre la voix de Moriarty, m’appelant du fond du précipice. Un faux pas et j’étais perdu ! Plus d’une fois, j’arrachai des touffes d’herbes sous mes mains ; plus d’une fois, mon pied glissa sous les saillies humides du rocher. Enfin j’atteignis le sommet où je trouvai un rebord d’une largeur de plusieurs pieds, recouvert de mousse verte fort moelleuse, où je pus sans être vu, m’étendre confortablement. C’est là que je me trouvais tandis que vous, mon cher Watson, et votre suite, étiez en train de rechercher les causes de ma mort avec autant de sympathie que d’insuccès.

Enfin, quand tous vous eûtes acquis une conviction totalement erronée mais inévitable, je vous vis partir pour l’hôtel et je restai seul. J’avais bien cru être à la fin de mes aventures, mais un fait inattendu me montra que l’avenir me réservait des surprises. Un énorme bloc s’écroulant soudain, rebondit, roula auprès de moi, s’abattit sur le sentier et dans le précipice. Je crus d’abord à un accident, mais, un instant après, j’aperçus, en levant les yeux, la tête d’un homme qui se détachait sur le ciel assombri, puis un autre rocher dégringola à quelques centimètres de moi sur le rebord où j’étais étendu. Je compris sans difficulté ! Moriarty n’était pas venu seul. Un des conjurés (et un coup d’œil m’avait suffi pour me rendre compte combien celui-là était dangereux), avait dû faire le guet tandis que le professeur m’avait attaqué. De loin, sans que j’eusse pu l’apercevoir, il avait été témoin de la mort de son ami et de mon escalade. Il avait attendu, avait pu gagner le sommet du rocher et il essayait de réussir là où son compagnon avait échoué.

Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre tout cela, Watson. Je ne tardai pas à revoir ce visage grimaçant qui me guettait du haut de ce rocher, et je compris qu’une nouvelle pierre allait bientôt tomber. Je redescendis aussi vite que je pus sur le sentier, je n’aurais jamais pu le faire de sang-froid, je crois ; c’était cent fois plus difficile que de monter, mais je n’eus pas le temps de songer au danger, car un autre bloc me frôla tandis que je me tenais suspendu par les mains au rebord. À moitié chemin, je glissai… et enfin, grâce à Dieu, tout sanglant et blessé, je me retrouvai sur le sentier. Je pris mes jambes à mon cou et je fis dix milles dans les montagnes en pleine nuit. Une semaine plus tard, je me trouvais à Florence avec la conviction que personne au monde ne savait ce que j’étais devenu.

Je n’eus qu’un seul confident, mon frère Mycroft. Je vous dois bien des excuses, mon cher Watson, mais il était absolument indispensable qu’on crût à ma mort, et, il est certain que jamais vous n’eussiez fait un compte rendu aussi émouvant de ma triste fin, si vous n’aviez été sincère.

À plusieurs reprises, depuis trois ans, j’ai pris la plume pour vous écrire, mais je me suis toujours arrêté de peur que votre affection n’amenât une indiscrétion qui eût trahi mon secret. C’est encore pour ce motif que, ce soir, je me suis éloigné de vous quand vous avez renversé mes livres, car en ce moment même, je courais un danger et la moindre marque de surprise ou d’émotion de votre part, en attirant l’attention sur mon identité, eût pu avoir les résultats les plus funestes et les plus irréparables. Quant à Mycroft, j’étais bien dans l’obligation de me confier à lui afin qu’il pût m’envoyer l’argent dont j’avais besoin. Les événements qui s’étaient passés à Londres n’avaient pas donné les résultats que j’étais en droit d’espérer. Le procès de la bande de Moriarty avait laissé en liberté deux de ses membres les plus dangereux, mes ennemis les plus acharnés. Je voyageai donc pendant deux ans dans le Thibet, et eus le plaisir de visiter Lhassa et de passer quelques jours chez le Grand Lama.

Vous avez peut-être lu le récit des explorations remarquables d’un Norvégien du nom de Ligerson ; certainement, il ne vous est jamais venu à la pensée que vous lisiez les nouvelles de votre ami ! Je traversai ensuite la Perse, m’arrêtai à La Mecque, je fis au khalife de Khartoum une courte et intéressante visite, dont je communiquai le résultat au Foreign Office. Je revins par la France où je passai quelques mois à faire des recherches sur les dérivés du coaltar, et je dirigeai un laboratoire à Montpellier dans le midi de la France. Ayant terminé mes études à ma plus grande satisfaction et apprenant qu’il n’y avait plus à Londres qu’un seul de mes ennemis, j’avais l’intention d’y rentrer quand la nouvelle de l’étrange mystère de Park Lane me fit hâter mon départ. Non seulement cette affaire m’attirait par ses côtés ténébreux, mais elle me parut offrir à mon point de vue personnel certaines particularités.

Je revins immédiatement à Londres et me rendis, sans déguisement à mon logement de Baker Street, où mon apparition causa une violente attaque de nerfs à ma propriétaire, Mrs. Hudson ; je trouvai mon appartement et mes papiers conservés par Mycroft dans l’état où je les avais laissés. C’est ainsi, mon cher Watson, que cet après-midi, à deux heures, je me trouvais allongé dans le fauteuil favori de mon ancien appartement, n’ayant qu’un seul désir, celui de voir mon vieil ami Watson assis dans l’autre comme au temps passé.

Tel fut le roman étonnant qui me fut raconté ce soir d’avril, roman auquel je n’aurais pu ajouter foi s’il n’eût été confirmé par la vue de cette taille grande et mince, de cette physionomie intelligente et vive que j’avais cru ne jamais revoir. Il avait appris sans doute la perte douloureuse que j’avais éprouvée, et sa sympathie se manifestait plus dans ses manières que dans ses paroles.

— Le travail, ajouta-t-il, voyez-vous, mon cher ami, est le meilleur antidote de la douleur, et cette nuit, j’ai du travail pour nous deux ; si le succès nous favorise, il justifiera à lui seul ma présence sur cette terre.

Je le priai en vain de me parler plus clairement.

— Vous entendrez et vous verrez assez avant demain matin ! répondit-il. Nous avons trois années du passé à nous raconter ; que cela vous suffise jusqu’à neuf heures et demie, heure à laquelle il faudra nous mettre en route vers la maison vide.

Je fus bientôt, comme au bon vieux temps, assis à côté de lui dans un handsom, mon revolver dans ma poche et au cœur le frisson de l’aventure. Holmes était froid, sévère et silencieux. Comme les rayons des becs de gaz éclairaient ses traits austères, je vis son front soucieux, ses lèvres minces serrées. Je ne savais pas quelle était la bête sauvage que nous allions chasser dans la jungle noire du Londres criminel, mais j’étais bien convaincu, en voyant l’attitude de ce grand veneur, que l’expédition était très périlleuse, tandis que le sourire sardonique, qui parfois éclairait sa figure sombre, me faisait comprendre le danger couru par celui que nous allions traquer.

Je croyais que nous nous dirigions vers Baker Street, mais Holmes fit arrêter le cab au coin de Cavendish Square. Je remarquai qu’en descendant, il jeta un regard scrutateur à droite et à gauche et qu’à chaque coin de rue, il prit grand soin de s’assurer que nous n’étions pas suivis.

Notre itinéraire était vraiment singulier. La connaissance qu’avait Holmes de tous les recoins de Londres était extraordinaire ; il passa rapidement et d’un pas assuré à travers un dédale d’écuries dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Enfin nous débouchâmes dans une petite rue bordée de vieilles et tristes maisons, qui nous conduisit jusqu’à Manchester Street et de là à Blandford Street. Là, il tourna vivement dans une ruelle, poussa une barrière en bois et nous nous trouvâmes dans une cour déserte. Il ouvrit ensuite avec une clef la porte de service d’une maison, qu’il referma derrière nous.

Nous étions dans l’obscurité la plus complète ; il me parut évident que la maison était vide. Nos souliers craquèrent sur le plancher nu, et ma main tendue rencontra un mur sur lequel la tapisserie tombait en lambeaux. Les doigts osseux et glacés de Holmes me saisirent par le poignet, et je me sentis conduire à travers un long vestibule, jusqu’au moment où j’aperçus enfin les vitres poussiéreuses au-dessus de la porte donnant sur la rue. Holmes tourna à droite et nous nous trouvâmes dans une pièce carrée absolument vide, éclairée seulement, au milieu par la lueur de la rue, mais dont les coins étaient restés dans l’ombre la plus épaisse. Aucun bec de gaz ne se trouvait auprès de cette pièce, et les vitres étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière : c’est à peine si nous pouvions distinguer nos silhouettes réciproques. Mon compagnon me mit la main sur l’épaule, et ses lèvres s’approchèrent de mon oreille.

— Savez-vous où nous sommes ? murmura-t-il.

— Sûrement à Baker Street, répondis-je en regardant à travers la fenêtre obscure.

— Précisément, nous sommes dans Camden House qui se trouve exactement en face de notre appartement.

— Et pourquoi sommes-nous ici ?

— Parce que nous avons là une vue superbe sur la maison d’en face. Prenez donc la peine, mon cher Watson, de vous approcher un peu de la fenêtre avec toutes les précautions possibles pour n’être pas vu, et regardez devant vous mon appartement — le point de départ de tant de nos aventures ! Nous allons voir si mes trois années d’absence m’ont enlevé le pouvoir de vous surprendre !

Je m’approchai sans bruit et regardai la fenêtre que je connaissais si bien. Quand mes yeux l’eurent fixée, je ne pus retenir un cri d’étonnement. Le store était baissé ; une lumière intense éclairait la chambre. L’ombre d’un homme, assis à l’intérieur sur une chaise, se détachait sur l’écran lumineux de la fenêtre. Il n’y avait pas à se méprendre sur la pose de la tête, la carrure des épaules et la dureté des traits. Le visage se voyait de trois quarts et produisait l’effet d’une de ces silhouettes noires qui, encadrées, plaisaient tant à nos aïeux. C’était le portrait frappant de Holmes. Je restai tellement stupéfait que je ne pus m’empêcher d’avancer le bras pour m’assurer que l’homme lui-même se tenait toujours à côté de moi. Il était secoué par un rire silencieux.

— Eh bien ? dit-il.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, c’est merveilleux !

— Je crois bien que l’âge ne m’a pas encore affaibli, et que mes idées sont toujours aussi variées, dit-il. (Dans sa voix, je sentis l’orgueil et la joie de l’artiste qui assiste à l’une de ses créations.) N’est-ce pas, que c’est bien moi ?

— Je parierais que c’est vous-même !

— Le mérite de l’exécution en revient à M. Oscar Meunier, de Grenoble, qui a passé plusieurs jours à faire le moulage. C’est un buste en cire, que j’ai ainsi disposé cet après midi pendant ma visite à Baker Street.

— Mais pourquoi donc ?

— Parce que, mon cher Watson, j’avais les raisons les plus sérieuses de faire croire à certaines personnes que j’étais là, alors, au contraire, que j’étais ailleurs.

— Vous pensiez donc que votre appartement était surveillé ?

— Je le savais.

— Par qui ?

— Par mes vieux ennemis, Watson, par cette société charmante dont le chef est au fond du précipice de Reichembach. Vous vous rappelez que ces gens étaient les seuls à connaître mon existence ; tôt ou tard, ils pensaient que je reviendrais à mon appartement, aussi eurent-ils soin de le surveiller sans répit et ce matin ils m’ont vu arriver.

— Comment le savez-vous ?

— Parce que j’ai reconnu leur sentinelle en regardant par la fenêtre. C’est un homme qui n’est pas dangereux, lui ; c’est un nommé Parker, un étrangleur de profession et un artiste sur la harpe. Celui-là je n’avais pas à le craindre, mais il n’en était pas ainsi de l’individu redoutable qui le faisait agir et qui avait été l’ami intime de Moriarty, celui qui m’avait lancé du haut de la montagne les blocs de rocher, le criminel le plus rusé et le plus dangereux de Londres. C’est l’homme qui me cherche ce soir, Watson, et il ne soupçonne pas que de notre côté nous sommes sur sa piste.

Peu à peu, je commençais à saisir le plan de mon ami. De cette retraite commode, les guetteurs étaient eux-mêmes guettés et les traqueurs traqués.

Cette silhouette anguleuse était l’appât et nous étions les chasseurs. En silence, dans l’obscurité, nous surveillions tous ceux qui allaient et venaient sous nos yeux. Holmes était taciturne et impassible, mais je voyais bien qu’il se tenait sur le qui-vive et que ses yeux fixaient avidement la foule qui s’écoulait.

La nuit était froide, le vent soufflait avec furie et s’engouffrait dans toute la longueur de la rue. Les passants marchaient rapidement, emmitouflés dans leurs pardessus et leurs foulards. Une ou deux fois, il me sembla apercevoir une figure déjà vue, et je remarquai tout spécialement deux hommes, qui semblèrent se mettre à l’abri du vent sous la porte cochère d’une maison sise un peu plus haut dans la rue. J’essayai d’attirer sur eux l’attention de mon compagnon, mais celui-ci se borna à faire un geste d’impatience et continua d’examiner la rue. De temps en temps, il remuait les pieds et tambourinait sur le mur avec ses doigts. Il était évident pour moi, qu’il se sentait mal à l’aise et que son plan ne se réalisait pas dans les conditions qu’il avait espérées. Enfin, comme minuit approchait et que peu à peu la rue devenait déserte, il se mit à marcher de long en large dans la chambre avec une agitation qu’il ne pouvait vaincre. J’allais lui en faire l’observation quand, levant les yeux vers la fenêtre éclairée, je fus aussi surpris que la première fois ; je saisis Holmes par le bras en lui faisant un signe du doigt.

— La silhouette a bougé ! m’écriai-je.

Et, en effet, nous ne voyions plus le profil ; c’était le dos qui était tourné vers nous.

Les trois années qui venaient de s’écouler n’avaient pas émoussé les aspérités de son caractère, ni son impatience quand il rencontrait une intelligence moins active que la sienne.

— Naturellement elle a bougé, dit-il. Suis-je donc un imbécile, Watson, pour avoir placé un mannequin dont la ruse saute aux yeux, et pour croire que les malfaiteurs les plus habiles d’Europe s’y laisseraient prendre ? Nous sommes dans cette pièce depuis deux heures, et Mrs. Hudson a déjà modifié huit fois la position du mannequin, soit une fois tous les quarts d’heure ; elle le fait par devant de manière que son ombre ne se voie jamais. Ah !…

Il retint sa respiration avec un petit bruit sec. Dans la lumière vague, j’aperçus sa tête qui se pencha en avant dans l’attitude de la plus vive attention. Au dehors, la rue était absolument déserte. Les deux hommes se trouvaient peut-être encore sous la porte cochère, mais je ne les voyais plus. Tout était silencieux et sombre, excepté cet écran lumineux qui se trouvait devant nous et sur lequel se détachait la silhouette noire.

J’entendis de nouveau au milieu du silence ce sifflement qui dénotait chez mon compagnon une excitation puissante. Un instant après, il m’entraîna dans le coin le plus sombre de l’appartement et je sentis sa main sur mes lèvres. Ses doigts tremblaient. Jamais je ne lui avais vu ressentir une telle émotion et cependant la rue était toujours sombre et déserte.

Soudain, je compris ce que ses sens plus subtils avaient déjà distingué. Un bruit sourd, étouffé, me parvint aux oreilles, non pas de la direction de Baker Street, mais de la maison même où nous nous tenions cachés. Une porte s’ouvrit et se referma, puis des pas se firent entendre dans le vestibule et résonnèrent lugubrement dans la maison vide. Holmes s’aplatit contre la muraille ; je fis de même tout en saisissant la crosse de mon revolver. Dans l’obscurité je vis apparaître l’ombre d’un homme, qui se détachait vaguement en noir sur le fond sombre de la porte ouverte. Il s’arrêta un instant, s’avança avec précaution et d’un air menaçant dans la pièce. Cette figure sinistre était à trois mètres de nous, et je m’apprêtais à parer son attaque avant même de penser qu’il ne pouvait pas soupçonner notre présence. Il passa tout près de nous, se dirigea vers la fenêtre, et, doucement, sans bruit, il la souleva de quelques centimètres. Tandis qu’il s’agenouillait pour se placer à hauteur de cette ouverture, la lumière de la rue, que n’arrêtait plus la couche épaisse de poussière sur les vitres, le frappa de face. Il semblait en proie au plus grand trouble ; ses yeux brillaient comme deux étoiles et ses traits s’agitaient convulsivement. C’était un homme d’un certain âge, au nez mince, très accentué, au front haut et chauve, à la grosse moustache grisonnante. Un chapeau haut de forme était placé en arrière sur sa tête, et une chemise de soirée se faisait voir sous son pardessus entr’ouvert. Son visage était mince et halé, avec des rides profondes qui lui donnaient un aspect sauvage. Il tenait dans sa main un objet, qui paraissait une canne, mais qui rendit un son métallique quand il le posa à terre. Il tira ensuite de la poche de son pardessus quelque chose de volumineux, et parut ensuite très absorbé dans un travail qui se termina par un bruit sec, comme si un ressort ou un verrou s’était déclenché. Toujours agenouillé sur le sol, il se pencha en avant et s’appuya de toutes ses forces sur une sorte de levier ; on entendit comme un grincement, puis un bruit de déclic encore plus accentué. Il se releva et je vis alors qu’il tenait à la main une sorte de fusil d’une forme très bizarre. Il ouvrit la culasse, plaça quelque chose à l’intérieur et referma le verrou. Puis, se baissant, il posa le canon sur le rebord de la fenêtre, et je vis sa longue moustache frôler la crosse et son œil briller, tandis qu’il cherchait la ligne de mire. J’entendis un léger soupir de satisfaction, quand il serra la crosse à l’épaule, ayant au bout du canon la silhouette noire qui se détachait sur l’écran d’en face. Un instant il se tint rigide, sans un mouvement, puis son doigt appuya sur la détente ; on entendit un bruit sourd et un long sifflement suivi du son argentin d’une vitre brisée. À ce moment Holmes se précipita comme un tigre sur le tireur et le jeta la face contre terre. Celui-ci se relève en un instant et serre convulsivement Holmes à la gorge, mais je lui assène sur la tête un coup de crosse de mon revolver, et il retombe sur le sol. Je bondis sur lui et je le maintiens, pendant que mon compagnon lance un coup de sifflet. On entend aussitôt le bruit de pieds qui courent sur le trottoir et deux policemen en uniforme, précédés d’un détective en civil, entrent bientôt dans la maison et pénètrent dans la pièce.

— C’est vous, Lestrade ? dit Holmes.

— Oui monsieur Holmes, j’ai tenu à prendre l’affaire en main moi-même. Je suis bien heureux de vous revoir à Londres, monsieur.

— Je crois que vous avez besoin d’avoir un peu d’aide en dehors de votre personnel. Voilà en une année trois assassinats dont les auteurs n’ont pas été découverts ; cela ne peut continuer ainsi. Enfin, vous avez, contrairement à vos habitudes, conduit l’affaire du mystère de Molercy avec moins de… je veux dire que cela a à peu près marché…

Nous nous étions tous levés ; notre prisonnier, entouré des deux agents, avait la respiration haletante. Déjà quelques noctambules commençaient à former des groupes dans la rue. Holmes alla à la fenêtre, l’abaissa et descendit les stores.

Lestrade alluma deux bougies, les policemen découvrirent leurs lanternes et je pus contempler notre prisonnier.

C’était une physionomie mâle et sinistre que nous avions sous les yeux, un front de philosophe, une mâchoire sensuelle. Cet homme avait dû être réservé à de grandes destinées pour le bien ou pour le mal. Il était impossible de regarder ses yeux bleus bordés de cils tombants, dans lesquels brillait la cruauté cynique, de contempler ce nez farouche et agressif, ce front sombre creusé de rides profondes, sans être frappé des stigmates dangereux qu’y avait imprimés la nature. Il ne prêta aucune attention à nous ; son regard se fixa uniquement sur Holmes, avec une expression de haine et d’étonnement à la fois.

— Démon ! murmura-t-il… oui, vous êtes d’une habileté infernale !

— Ah ! colonel, dit Holmes tout en redressant son faux-col tout froissé, les voyages finissent par faire rencontrer les amoureux, comme dit l’autre. Je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous revoir, depuis que vous m’avez prodigué tant de délicates attentions lorsque j’étais couché sur le bord du précipice de Reichembach.

Le colonel continua à dévisager mon ami, comme un homme qui vit dans un rêve :

— Vous êtes d’une adresse infernale ! murmura-t-il.

C’était tout ce qu’il trouvait à dire.

— Je ne vous ai pas encore présenté, dit Holmes ; ce gentleman que vous voyez n’est autre que le colonel Sébastian Moran, qui appartenait autrefois à l’armée des Indes de Sa Majesté, et qui passait pour le meilleur tueur de fauves que notre Empire de l’Est ait jamais possédé. Je crois que j’ai raison, n’est-ce pas, colonel, en affirmant que jamais personne au monde n’a tué plus de tigres que vous ?

Le vieillard, furieux, ne répondit mot et continua à regarder fixement mon compagnon. Ses yeux sauvages et ses moustaches hérissées le faisaient lui-même ressembler étrangement à un fauve.

— Je suis étonné, continua Holmes, que mon stratagème si simple, qu’un enfant l’aurait éventé, ait pu mettre en défaut un vieux malin comme vous. N’avez-vous donc jamais attaché un jeune chevreau à un arbre sur lequel vous vous étiez mis à l’affût avec votre carabine, attendant que cet appât attirât la proie que vous convoitiez ? Vous saisissez la comparaison ?

Le colonel Moran s’élança en avant avec un hurlement de rage, mais les agents le maintinrent. La colère empreinte sur son visage était terrible à voir.

— J’avoue que vous m’avez causé une légère surprise, dit Holmes. Je ne pensais pas que vous auriez vous-même utilisé cette maison vide et cette fenêtre si commode ; je croyais, au contraire, que vous opéreriez de la rue, où mon ami Lestrade et ses braves camarades vous attendaient. À part cela, tout s’est passé comme je l’avais prévu.

Le colonel Moran se tourna vers le détective officiel.

— Vous avez ou vous n’avez pas de motifs de m’arrêter, fit-il, mais je ne vois pas pourquoi je resterais en proie aux moqueries de cet homme. Si je suis sous la main de la justice, je tiens à ce que les choses se fassent légalement.

— Ceci est très raisonnable, dit Lestrade. Vous n’avez plus rien à nous dire, monsieur Holmes, avant votre départ ?

Holmes avait ramassé par terre le terrible fusil à vent et en examinait son mécanisme.

— Voilà, dit-il, une arme unique et admirable : silencieuse et puissante ! Je connaissais von Herder, l’ingénieur allemand aveugle qui la construisit sous la direction du professeur Moriarty aujourd’hui décédé. Depuis des années, je savais son existence sans avoir eu toutefois le plaisir de l’examiner avant cette nuit. Je le recommande tout spécialement à votre attention, Lestrade, ainsi que les balles qu’il contient.

— Pour tout cela vous pouvez avoir confiance en nous, monsieur Holmes, dit Lestrade, tandis que le groupe se dirigeait vers la porte de sortie.

— Rien de plus à me dire ?

— Je veux seulement vous demander de quel crime vous allez l’inculper ?

— De quel crime, monsieur ? mais, bien entendu, de la tentative d’assassinat commise sur la personne de M. Sherlock Holmes.

— Non pas, Lestrade ; je ne veux en rien être mêlé à cette affaire. À vous, et à vous seul appartient le bénéfice de cette arrestation remarquable que vous avez opérée. Oui, Lestrade, je vous félicite : avec votre mélange habituel de ruse et d’audace vous l’aurez arrêté.

— Arrêté qui ? Oui, arrêté qui, monsieur Holmes ?

— L’homme que la police s’efforçait en vain de découvrir… le colonel Sébastian Moran, qui a tué l’honorable Ronald Adair avec une balle explosive lancée au moyen de son fusil à vent à travers la fenêtre ouverte d’une pièce du deuxième étage de la maison no 427 Park Lane, le 30 du mois dernier. Voilà le crime, Lestrade. Et maintenant, Watson, si le courant d’air d’une fenêtre brisée ne vous gêne pas, je crois que c’est le moment d’aller fumer un cigare dans mon cabinet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Notre vieil appartement n’était pas changé, grâce aux précautions de Mycroft Holmes et aux bons soins de Mrs. Hudson. En entrant, j’aperçus un ordre inaccoutumé, mais les vieux souvenirs étaient à leur place habituelle. Dans un coin, la table aux expériences chimiques, dont le bois blanc était taché par les acides ; sur la planche, une rangée formidable de cahiers ainsi que de répertoires que tant de nos concitoyens eussent désiré voir anéantis, le calendrier, la boîte à violon, le râtelier à pipes, et même la pantoufle de Perse qui contenait le tabac ; je revis tout cela en un coup d’œil circulaire. La chambre était occupée par deux personnes ; d’abord par Mrs. Hudson qui parut ravie de nous revoir, et ensuite par l’étrange mannequin qui avait joué un rôle si actif dans les aventures de notre soirée. C’était un moulage en cire de mon ami, fait avec tant d’art que la ressemblance était parfaite. Il était placé sur une colonne et drapé d’une vieille robe de chambre de Holmes, de telle façon que, de la rue, l’illusion fût complète.

— J’espère que vous avez pris toutes les précautions, mistress Hudson ? dit Holmes.

— Je me suis mise à genoux, comme vous me l’aviez dit, pour l’arranger.

— Très bien. Vous avez admirablement réussi. Avez-vous remarqué où la balle a frappé ?

— Oui, monsieur ; je crains bien que votre superbe buste n’ait été très abîmé, car la balle a traversé la tête et est allée s’aplatir contre le mur. La voici !…

Holmes la prit et me la tendit :

— C’est une balle molle de revolver, ainsi que vous pouvez le voir, Watson, dit-il. C’est un coup de génie, car qui pourrait croire qu’un pareil projectile ait pu être lancé par un fusil à vent ? Cela va bien, mistress Hudson, je vous remercie de votre aide. Et maintenant, Watson, asseyez-vous à votre place d’autrefois, car je veux vous faire connaître plusieurs détails.

Il avait ôté sa vieille redingote, endossé sa robe de chambre couleur gris souris qu’il avait enlevée au mannequin : c’était bien le Holmes de jadis !

— Les nerfs du vieux gredin n’ont pas perdu leur calme, ni son œil sa précision, dit-il en riant tout en examinant le front troué du buste. Le plomb a frappé derrière la tête et eût traversé le cerveau. C’était le meilleur fusil des Indes et je crois bien qu’il y en a peu à Londres qui le vaillent. Aviez-vous déjà entendu prononcer son nom ?

— Non, jamais.

— Eh bien, voilà donc ce qu’est la gloire ! Vous n’aviez pas non plus, si mes souvenirs sont exacts, entendu parler du professeur Moriarty, qui fut une des lumières du siècle. Passez-moi donc, s’il vous plaît, mon index biographique qui est là sur la planche.

Il tourna les pages avec nonchalance, en s’allongeant dans son fauteuil et en tirant de grosses bouffées de son cigare.

— Ma collection des M est très belle, dit-il. Moriarty suffirait à lui tout seul pour illustrer cette lettre, et voici encore Morgan l’empoisonneur, Miwidew de sinistre mémoire, Mothew qui me brisa une canine dans la salle d’attente de la gare de Charing Cross ; enfin, voici notre ami de ce soir.

Il me tendit le livre et je lus.


« Moran (Sébastian), colonel en non-activité. Appartenant au 1er pionniers du Bengalore, né à Londres, 1840, fils de sir Auguste Moran C. B., ancien chargé d’affaires en Perse. Élevé à Eton et à Oxford. A fait les campagnes du Jowaki, de l’Afghanistan, de Ghaziabah (service des dépêches), de Sherpur et de Cabul ; auteur de La Chasse aux fauves dans l’Himalaya occidental (1881), Trois Mois dans la jungle (1884).

« Clubs : Anglo-Indien, Tankerville, cercle de jeu de Bagatelle. »


En marge était écrit de l’écriture si nette de Holmes : « Le deuxième parmi les plus dangereux de Londres. »

— C’est étonnant, m’écriai-je en lui rendant le volume. La carrière de cet homme est celle d’un soldat valeureux.

— C’est vrai, dit Holmes ; jusqu’à une certaine époque, il est resté dans le droit chemin. Il avait des nerfs d’acier et on raconte encore, dans les Indes, une histoire à son sujet. Il serait descendu dans un égout à la recherche d’un tigre blessé qui y dévorait des hommes. Il y a certains arbres, voyez-vous, Watson, qui, arrivés à une certaine hauteur, laissent pousser tout à coup des protubérances horribles ; souvent aussi, on voit cela chez les humains. Ma théorie est que l’individu représente dans son développement la lignée de ses ancêtres, et que les brusques orientations vers le bien ou le mal sont dues à une influence maîtresse qui puise sa source dans l’hérédité : l’individu ne serait, somme toute, que l’abrégé de l’histoire de sa famille.

— C’est peut-être bien hasardeux !

— Aussi je n’insiste pas. Quoi qu’il en soit, le colonel Moran s’est orienté vers le mal. Sans qu’il y ait eu scandale public, il ne pouvait plus rester aux Indes. Il prit sa retraite, vint à Londres et s’y fit une triste réputation. C’est à cette époque qu’il fit la connaissance du professeur Moriarty, et, pendant un certain temps, il fut le chef de sa bande. Moriarty le paya largement et ne l’employa que dans une ou deux affaires que n’aurait jamais osé entreprendre un vulgaire criminel. Peut-être vous rappelez-vous la mort de Mrs. Stewart, de Lander, en 1887 ? Non ? Eh bien, je suis sûr que Moran a trempé dans le crime, mais on n’a rien pu prouver. Le colonel se dissimulait avec tant d’habileté que, lorsque notre coup de filet eut enveloppé toute la bande, il ne put même se trouver incriminé. Vous rappelez-vous qu’à ce moment j’allai vous voir à votre appartement et que j’eus soin de fermer tous les contrevents, par crainte des fusils à vent ? Vous m’avez sans doute considéré comme quelque peu maniaque ; je savais pourtant ce que je faisais, car je connaissais déjà l’existence de ce fusil étonnant, et j’avais appris qu’il était entre les mains d’un des meilleurs tireurs du monde. Quand nous partîmes pour la Suisse, il nous suivit en compagnie de Moriarty et ce fut, sans nul doute, lui-même qui me fit passer un si mauvais quart d’heure sur le bord du précipice de Reichembach.

Comme bien vous pensez, pendant mon séjour en France, j’ai lu les journaux avec la plus grande attention, comptant toujours sur une chance qui me le livrerait. Tant qu’il était en liberté, mon existence à Londres courait les plus grands risques. Nuit et jour, ma vie eût été menacée par cet homme, qui m’aurait, tôt ou tard, frappé. Que pouvais-je faire ? Il m’était impossible de le tuer à bout portant, car j’eusse été moi-même mis sous les verrous. Je ne pouvais avoir recours aux magistrats, ils refuseraient de rien faire sur un simple soupçon. J’étais donc impuissant, mais je suivais de près les affaires criminelles sachant bien qu’un jour viendrait où je le prendrais en flagrant délit. Survient l’assassinat de Ronald Adair. Enfin, les circonstances me servaient ! Sachant ce que je savais, n’était-il pas certain que l’assassin était le colonel Moran ? Il avait dû jouer aux cartes avec le jeune homme, le suivre depuis son club jusqu’à son domicile ; sans nul doute il avait tiré sur lui à travers la fenêtre ouverte. Les balles, à elles seules, devaient suffire pour lui faire mettre la corde au cou. Je revins de suite, son guetteur me vit et je compris qu’il allait faire connaître ma présence au colonel ; celui-ci ne pouvait manquer de faire coïncider, dans son esprit, mon retour inattendu avec le crime qu’il venait de commettre et d’en éprouver une vive anxiété. J’étais sûr qu’immédiatement il s’efforcerait de se défaire de moi et qu’il se servirait de son arme meurtrière. Je lui laissai devant la fenêtre de mon appartement une cible merveilleuse, après avoir prévenu la police que je pourrais avoir besoin de son concours. Vous n’avez, d’ailleurs, pas manqué, mon cher Watson, de remarquer la présence des agents sous la porte cochère. Je me rendis à notre poste d’observation, que j’avais trouvé fort bien disposé, sans soupçonner qu’il choisirait le même local pour son attaque. Et maintenant, mon cher Watson, me reste-t-il quelque chose à vous expliquer ?

— Oui, répondis-je. Vous ne m’avez pas encore dit le mobile qui a poussé le colonel Moran à assassiner l’honorable Ronald Adair ?

— Ah ! mon cher Watson, ici nous rentrons dans le domaine des conjectures, où la logique peut facilement être mise en défaut. Tout le monde peut former des hypothèses sur cette affaire, et les vôtres peuvent être aussi justes que les miennes.

— Vous en avez certainement formé une n’est-ce pas ?

— Je crois que les faits ne sont pas très difficiles à expliquer. Il est établi, par l’enquête, que le colonel Moran et le jeune Adair, associés au jeu, ont gagné une assez forte somme. Moran, sans aucun doute, avait triché ; je savais d’ailleurs depuis longtemps que c’était un grec. Je pense que le jour de l’assassinat, Adair avait dû découvrir la fraude ; il lui en parla sans doute, en particulier, en le menaçant de le faire afficher s’il ne donnait pas immédiatement sa démission de membre du club, en promettant de ne plus toucher une carte. Sans doute, un jeune homme comme Adair eût hésité à susciter un pareil scandale en faisant afficher un homme aussi connu et beaucoup plus âgé que lui, c’est pourquoi il dut agir comme je viens de l’indiquer. L’exclusion des clubs eût causé la ruine de Moran, qui ne vivait que du produit de son jeu frauduleux. C’est pourquoi il assassina Adair au moment où celui-ci était en train de rechercher quelle somme d’argent il avait à rendre, ne voulant pas profiter des agissements de son partenaire. Il avait sans doute fermé sa porte à clef pour éviter d’être surpris par sa mère et sa sœur, et devoir à répondre à leurs questions, tandis qu’il écrivait les noms et comptait l’argent. N’est-ce pas cela ?

— Je suis convaincu que vous avez vu absolument juste.

— Ce sera établi ou non au procès. Advienne que pourra, le colonel Moran ne nous causera plus d’inquiétudes ; le fameux fusil à vent de von Herder ira grossir la collection de Scotland Yard, et, une fois de plus, M. Sherlock Holmes pourra consacrer sa vie à l’examen de ces petits problèmes si intéressants et si nombreux dans la vie complexe de Londres !

II

L’ENTREPRENEUR DE NORWOOD


— Au point de vue criminel, disait Sherlock Holmes, Londres est devenue une ville bien dépourvue d’intérêt depuis la mort du regretté professeur Moriarty !

— Vous trouverez, sans doute, peu de vos concitoyens à partager votre opinion, répondis-je.

— C’est vrai, je ne dois pas être égoïste, dit-il en souriant et en éloignant sa chaise de la table. La collectivité y a certainement gagné et personne n’y a perdu, excepté peut-être les pauvres reporters dont le gagne-pain a disparu. Avec un bonhomme comme lui sur la brèche, les journaux du matin avaient toujours du pain sur la planche. Souvent, Watson, le plus léger détail, l’indice le plus faible suffisaient à me démontrer que ce génie du mal était dans l’affaire, de même que le plus léger tremblement d’une toile d’araignée indique que le monstre se trouve au fond de sa retraite. Des vols qui semblaient sans importance, des attaques qui paraissaient sans but, des outrages présumés inutiles constituaient pour moi, qui tenais la clef du mystère, un tout inséparable. Pour celui qui étudiait scientifiquement le monde du crime, aucune capitale d’Europe n’offrait alors les sujets que Londres possédait, mais maintenant…

Il haussa les épaules, comme s’il se plaignait en plaisantant d’un état de choses qu’il avait tout fait pour établir.

À l’époque dont je parle, Holmes était de retour depuis plusieurs mois. Sur sa demande, j’avais cédé ma clientèle de Kensington et j’étais revenu partager son vieil appartement dans Baker Street. Un jeune docteur nommé Verner l’avait achetée, sans discussion, au prix le plus élevé que j’avais cru pouvoir demander. Cet incident ne reçut, d’ailleurs, que plus tard son explication, quand j’appris que Verner était un parent éloigné de Holmes et que c’était en réalité mon ami qui lui avait fourni les fonds.

Les premiers mois de notre camaraderie n’avaient pas été si peu remplis d’événements qu’il voulait bien le dire, car, en parcourant mes notes, je me rappelle que nous avions eu à nous occuper de l’affaire des papiers de l’ex-président Murello, et de l’accident du steamer danois le Friesland, où nous avions tous les deux failli perdre la vie. Sa nature froide et fière ne cherchait nullement à s’attirer les applaudissements du public, et il m’avait ordonné de ne plus jamais parler ni de lui, ni de ses méthodes, ni de ses succès, défense qu’il vient seulement de lever.

Sherlock Holmes, après avoir protesté comme on l’a vu plus haut, s’était allongé dans son fauteuil, et il ouvrait tranquillement son journal, quand notre attention fut attirée par un violent coup de sonnette, suivi immédiatement d’un bruit sourd, comme si l’on donnait des coups de poing sur la porte d’entrée. À peine fut-elle ouverte, qu’on entendit courir sous le hall, et que des pas rapides montèrent bruyamment l’escalier. Un instant après, un jeune homme, les yeux hagards, le teint pâle, échevelé, les traits bouleversés, se précipita dans l’appartement. Son regard alla de l’un à l’autre et, voyant notre étonnement, il comprit qu’il nous devait des excuses pour son entrée sans cérémonie.

— Je suis désolé, monsieur Holmes, s’écria-t-il. Il ne faut pas m’en vouloir. Je suis à moitié fou, monsieur Holmes. Je suis le malheureux Hector Mac Farlane !

Il prononça ces mots comme si son nom seul devait nous expliquer le but de sa visite ; mais je vis bien à la figure de mon compagnon qu’il ne comprenait pas plus que moi.

— Prenez donc une cigarette, monsieur Mac Farlane, dit-il en lui offrant son étui. Je suis persuadé qu’avec les symptômes que vous présentez, mon ami le Dr  Watson vous prescrirait un sédatif. Il fait si chaud depuis quelques jours ! Maintenant, si vous vous sentez un peu remis, je serai très heureux de vous voir prendre ce fauteuil, et de vous entendre raconter, avec le plus grand calme, qui vous êtes et ce comme si j’étais censé le connaître, mais je vous assure qu’à part certains détails évidents qui permettent d’affirmer que vous êtes célibataire, solicitor, franc-maçon et asthmatique, je ne connais rien de vous.

Familier comme j’étais avec les méthodes de mon ami, il ne m’était pas difficile de suivre ses déductions et d’observer le désordre des vêtements du jeune homme, sa serviette bourrée de papier timbré, les breloques de sa chaîne de montre et sa respiration haletante. Notre client nous contempla cependant avec surprise.

— Oui, je suis bien tout cela, et de plus l’homme de Londres le plus malheureux en ce moment. Pour l’amour de Dieu, monsieur Holmes, ne m’abandonnez pas ! Si l’on vient m’arrêter avant que j’aie terminé mon histoire, faites-moi donner le temps de vous faire connaître toute la vérité. J’irai heureux en prison, si je sais que vous vous occupez de moi !

— Vous arrêter ! dit Holmes. C’est réellement très amus… très intéressant. Et sous quelle prévention vous arrêterait-on ?

— Sous prévention de l’assassinat de Mr. Jonas Oldacre, de Lower Norwood.

La figure expressive de mon ami laissa percer une sympathie qui n’était pas, je le crois bien, exempte de quelque satisfaction.

— Vraiment ! dit-il. Je disais précisément ce matin à mon ami, le Dr  Watson, que les affaires sensationnelles devenaient de plus en plus rares dans les journaux.

Notre visiteur allongea une main tremblante et ramassa le Daily Telegraph qui était posé sur les genoux de Holmes.

— Si vous l’avez lu, monsieur, vous aurez vu au premier coup d’œil le motif de ma visite de ce matin. Il me semble que mon nom et mon malheur sont sur les lèvres de tous.

Il retourna le journal et présenta la page du milieu.

— Voici, dit-il ; avec votre permission, je vais vous le lire. Écoutez, monsieur Holmes. Voici l’en-tête : « Le mystère de Lower Norwood. La disparition d’un entrepreneur bien connu. Soupçon d’assassinat et d’incendie. La piste de l’assassin. » C’est cette piste que l’on suit déjà, monsieur Holmes, et je sais qu’infailliblement elle conduit vers moi. On me suit depuis la gare de London Bridge et je suis sûr qu’on n’attend qu’un mandat pour m’arrêter. Cela va briser le cœur de ma pauvre mère ! oui, cela va lui briser le cœur !

Il joignit les mains dans une attitude de supplication tout en se balançant sur sa chaise.

Je regardai avec le plus vif intérêt cet homme sous le coup d’une accusation capitale. Il était blond, d’une beauté fade, avec des yeux bleus effarés, la face rasée, la bouche faible et timide. Il pouvait avoir vingt-sept ans ; sa tenue et son maintien étaient ceux d’un homme bien élevé. De la poche de son pardessus d’été, sortait une liasse de papiers d’affaires qui dénotaient sa profession.

— Il nous faut d’abord utiliser le temps que nous avons de libre, dit Holmes ; Watson, ayez donc la bonté de prendre ce journal et de lire l’article en question.

Sous l’en-tête en gros caractères que notre client venait d’indiquer, je lus la narration suivante :

« À la fin de la nuit dernière ou vers l’aube, un fait s’est produit à Lower Norwood, qui permet de croire à un crime très grave. M. Jonas Oldacre était une des personnalités les plus connues de ce faubourg, où il avait établi depuis de longues années ses bureaux d’entrepreneur de constructions. Célibataire, âgé de cinquante-deux ans, il habitait Deep Deen House, du côté de Sydenham, sur la route du même nom. Il passait pour avoir des habitudes fort excentriques, et être très fermé dans sa manière de vivre. Depuis quelques années il s’était pour ainsi dire retiré des affaires, où il avait, dit-on, amassé une grosse fortune. Une petite cour contenant des bois de construction se trouve derrière la maison. La nuit dernière, vers minuit, on s’aperçut qu’un tas de ces bois était en feu ; les pompiers ne tardèrent pas à arriver sur les lieux, mais le bois très sec, brûlait avec furie : l’incendie ne put être arrêté et bientôt tout le tas fut la proie des flammes. Jusqu’alors cette affaire ne semblait être qu’un simple accident, mais de nouveaux détails semblent faire croire à un crime. On a été fort surpris de l’absence du maître de la maison sur le théâtre de l’incendie, et l’enquête à laquelle il a été procédé a démontré qu’il avait disparu. L’examen de sa chambre a établi que son lit n’avait pas été défait, que le coffre-fort, qui se trouvait dans sa chambre, avait été ouvert et qu’un grand nombre de papiers importants avaient été jetés pêle-mêle dans la pièce. On a constaté également des indices de lutte ; des traces de sang ont été trouvées dans la chambre, ainsi que sur une canne en chêne dont la poignée était maculée de sang. Il n’est pas douteux que M. Jonas Oldacre a reçu, dans la soirée d’hier, une visite très tardive ; et la canne a été reconnue pour être la propriété du visiteur, qui n’est autre qu’un jeune solicitor de Londres, qui répond au nom de John Hector Mac Farlane, associé de Graham et Mac Farlane, 426, Gresham Buildings E. C. La police croit avoir en sa possession la preuve évidente de sa culpabilité, et il n’est pas douteux que des faits sensationnels vont se produire incessamment.

« Dernière heure. — Le bruit court, au moment où nous mettons sous presse, que M. John Hector Mac Farlane a été arrêté sous l’inculpation de l’assassinat de M. Jonas Oldacre ; ce qui est certain, c’est qu’un mandat a été décerné contre lui. L’enquête faite à Norwood a amené la découverte de charges particulièrement graves. En plus des signes de lutte dans la chambre à coucher du malheureux entrepreneur, on a établi que les fenêtres de cette pièce, sise au rez-de-chaussée, étaient ouvertes, et on a relevé la trace d’un objet lourd qui a dû être traîné jusqu’au tas de bois ; enfin on a, paraît-il, découvert des débris humains carbonisés au milieu des décombres. L’opinion de la police est qu’un crime sensationnel a été commis, que la victime a été assassinée dans sa chambre, ses papiers bouleversés et son cadavre traîné jusqu’au tas de bois auquel le coupable a mis le feu pour effacer toute trace de son crime. L’enquête est conduite par les soins expérimentés de l’inspecteur Lestrade, de Scotland Yard, qui suit tous les indices avec son énergie accoutumée. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sherlock Holmes écoutait, les yeux fermés les mains jointes, ce récit remarquable.

— L’affaire présente bien quelque intérêt, dit-il d’un ton nonchalant. Puis-je vous demander tout d’abord, monsieur Mac Farlane, comment vous êtes encore en liberté puisqu’il y a, paraît-il, assez de preuves pour justifier votre arrestation ?

— J’habite à Torrington Lodge, Blackheath, avec mes parents, monsieur Holmes, mais la nuit dernière, très tard, ayant des affaires à régler avec M. Jonas Oldacre, je suis descendu à un hôtel de Norwood et, de là, je suis venu à mon bureau. Je ne savais rien de l’affaire jusqu’à ce que je fusse dans le train. Quand j’ai eu lu ce que vous venez d’entendre, j’ai compris de suite l’horrible danger de ma position et je suis accouru mettre l’affaire entre vos mains. Sans aucun doute j’aurais déjà été arrêté si je m’étais présenté à mes bureaux ou à mon domicile. On me suit depuis la gare de London Bridge et, certainement… Grand Dieu ! qu’est-ce cela ?

Un violent coup de sonnette avait retenti ; il fut suivi de pas lourds qui se firent entendre dans l’escalier. Un instant après, notre vieille connaissance Lestrade fit son apparition dans l’encadrement de la porte. Par-dessus son épaule, j’aperçus des policemen en uniforme qui se tenaient sur le palier.

— Monsieur John Hector Mac Farlane ? dit Lestrade.

Notre malheureux client se leva avec la figure livide.

— Je vous arrête sous l’inculpation d’homicide volontaire sur la personne de M. Jonas Oldacre, de Lower Norwood.

Mac Farlane se tourna vers nous avec un geste de désespoir, et retomba écrasé sur son fauteuil.

— Un moment, Lestrade, dit Holmes, une demi-heure de plus ou de moins n’a pas d’importance, et ce gentleman était sur le point de nous donner sur cette affaire des détails qui pouvaient l’éclaircir.

— Elle ne sera pas difficile à éclaircir ! dit Lestrade d’un ton lugubre.

— Néanmoins, avec votre permission, je serais charmé d’entendre son récit.

— Eh bien, monsieur Holmes, vous savez bien qu’il m’est difficile de vous refuser quelque chose, car une ou deux fois vous nous avez déjà rendu des services, et nous vous devons plus d’un succès à Scotland Yard, dit Lestrade. Cependant il faut que je reste avec mon prisonnier, et je dois l’avertir que tout ce qu’il dira pourra se retourner contre lui.

— Je ne demande pas mieux, répondit notre client ; tout ce que je désire, c’est que vous puissiez entendre et reconnaître la vérité tout entière.

Lestrade regarda sa montre.

— Je vous donne une demi-heure, dit-il.

— Je dois d’abord expliquer, dit Mac Farlane, que je ne connaissais nullement M. Jonas Oldacre. Son nom m’était familier, car il y a longtemps mes parents l’avaient connu, mais ils s’étaient perdus de vue. Je fus donc très surpris quand hier, vers trois heures, il entra dans mon bureau à la Cité ; mon étonnement ne fit que s’accroître quand il m’eut indiqué le but de sa visite.

Il tenait à la main plusieurs feuilles d’un agenda, couvertes de gribouillages — les voici d’ailleurs — et il les posa sur mon bureau ; « — Voici mon testament fit-il, et je vous prierai de lui donner la forme légale. Je vais m’asseoir ici pendant ce temps-là. » Je me mis moi-même à le copier, et vous imaginerez mon étonnement quand je vis qu’à part quelques legs, il me laissait toute sa fortune. C’était un petit homme très bizarre, aux yeux de furet, aux cils blancs ; quand je le regardai je vis que ses yeux très vifs m’examinaient avec une expression particulièrement maligne. Je ne pouvais en croire mes sens en lisant les termes de son testament, mais il m’expliqua qu’il était célibataire, n’avait que des parents éloignés ; qu’il avait connu mon père et ma mère dans sa jeunesse, avait toujours entendu dire que j’étais un jeune homme très méritant, et que, dans ces conditions, il serait heureux de voir sa fortune tomber dans des mains qui en seraient dignes. Je balbutiai des remerciements. Le testament fut bientôt terminé, signé en présence de mon clerc. Le voici sur ce papier bleu, et, comme je vous l’ai expliqué, ces feuillets en sont le brouillon. M. Jonas Oldacre m’informa ensuite qu’il avait un grand nombre de documents, des baux de constructions, des titres, des obligations hypothécaires, etc., que je devais examiner avec lui pour me mettre au courant. Il ajouta qu’il n’aurait pas l’esprit tranquille jusqu’au moment où tout serait en règle, et il m’invita à venir chez lui à Norwood, cette nuit même, avec le testament sur moi, afin de tout terminer.

« — Rappelez-vous mon garçon », me dit-il, « pas un mot à vos parents jusqu’à ce que tout soit fini. C’est une surprise que je leur ménage. » Il insista beaucoup sur ce point et obtint de moi une promesse formelle.

Vous pensez bien, monsieur Holmes, que je n’étais pas en situation de lui refuser ce qu’il pouvait me demander. Il était devenu mon bienfaiteur et je n’avais qu’un désir, celui de suivre ses volontés jusque dans les plus petits détails. J’envoyai une dépêche chez moi pour dire qu’une affaire importante m’était survenue, et que je ne savais à quelle heure je rentrerais. M. Oldacre m’avait invité à souper avec lui à neuf heures, car il ne rentrerait pas sans doute avant cette heure-là. J’éprouvai quelques difficultés à trouver sa maison, et il était près de neuf heures et demie quand j’entrai.

— Un instant, dit Holmes ? Qui vous a ouvert la porte ?

— Une femme d’un certain âge, qui devait être sans doute sa femme de charge.

— Ce fut elle qui vous annonça ?

— Précisément, dit Mac Farlane.

— Continuez, je vous prie.

Mac Farlane essuya ses tempes mouillées de sueur et continua son récit :

— Je fus donc introduit par cette femme dans le parloir où un souper frugal était préparé. Plus tard M. Jonas Oldacre me conduisit dans sa chambre à coucher où se trouvait un énorme coffre-fort. Il l’ouvrit, en sortit une liasse de papiers que nous parcourûmes ensemble. Nous terminâmes entre onze heures et minuit ; il me fit remarquer alors qu’il ne fallait pas déranger sa femme de charge et me fit sortir par la porte vitrée qui était restée ouverte.

— Le store était-il baissé ? demanda Holmes.

— Je n’en suis pas sûr, mais je crois qu’il l’était à moitié… Oui, je me rappelle maintenant qu’il le fit monter pour ouvrir la porte-fenêtre toute grande. Je ne pus trouver ma canne et il me dit : « — Cela ne fait rien, mon garçon ; j’espère maintenant que je vous verrai souvent ; je la garderai jusqu’à ce que vous veniez me la réclamer. » Je le quittai, le coffre-fort ouvert et les papiers rangés en paquets sur la table. Il était si tard que je ne pouvais songer à retourner à Blackheath ; je passai donc la nuit à l’hôtel Anerly Arms et je n’ai rien su de plus jusqu’à ce matin où j’ai appris cet horrible drame.

— Avez-vous encore quelque chose à lui demander, monsieur Holmes ? dit Lestrade, dont les sourcils s’étaient plus d’une fois froncés pendant le cours de ce récit.

— Non, jusqu’à ce que je sois allé à Blackheath.

— Vous voulez dire Norwood, fit Lestrade.

— Oui, sans doute… c’est ce que je voulais dire, répondit Holmes avec un sourire énigmatique.

Lestrade avait appris, par plus d’expériences qu’il n’eût voulu l’avouer, que ce cerveau d’acier était de taille à dénouer des énigmes insolubles pour lui. Je le vis regarder mon ami avec curiosité.

— Je serais heureux de vous parler tout à l’heure, monsieur Sherlock Holmes, dit-il. Et maintenant, monsieur Mac Farlane, deux de mes agents sont à la porte et un fiacre vous attend en bas.

Le malheureux jeune homme se leva et, après avoir jeté vers nous un regard suppliant, quitta l’appartement. Les agents le conduisirent au fiacre, mais Lestrade resta.

Holmes avait ramassé les pages du brouillon du testament et les regardait avec le plus vif intérêt.

— Il y a quelque chose dans ces documents, n’est-ce pas, Lestrade ? dit-il en les lui tendant.

L’inspecteur les regarda d’un air embarrassé.

— Je puis lire les premières lignes, celles du milieu de la seconde page et quelques-unes à la fin. Elles sont nettes comme des caractères d’imprimerie, mais l’écriture des autres pages est détestable et il y a même trois endroits que je ne puis déchiffrer.

— Que dites-vous de cela ? demanda Holmes.

— Eh bien, qu’en dites-vous, vous ?

— Cela a été écrit dans un train. Les parties bien écrites l’ont été aux arrêts dans les gares, les mauvaises pendant le trajet et les très mauvaises l’ont été aux aiguilles d’embranchement. Un expert scientifique vous dirait que cela a été fait sur une ligne de banlieue, car n’importe où, excepté près d’une grande ville, on ne trouverait autant d’aiguilles se succédant aussi rapidement. Si l’on admet qu’il a passé tout son voyage à écrire le testament, le train était un express qui ne s’est arrêté qu’une fois entre Norwood et London Bridge.

Lestrade se mit à rire.

— Vous êtes trop fort pour moi, quand vous commencez vos théories, monsieur Holmes, dit-il, mais est-ce que tout cela a trait à l’affaire ?

— Cela corrobore tout simplement la déclaration du jeune homme, sur ce point que le testament a été fait par Jonas Oldacre au cours de son voyage. C’est curieux, n’est-ce pas, d’avoir confectionné un semblable document dans de pareilles conditions ? Cela vous suggère aussitôt l’idée que cet acte, dans sa pensée, n’avait pas une très grande importance. Un homme qui fait son testament de cette manière ne saurait mieux établir son intention de n’y attacher aucun effet réel.

— Et pourtant, à ce moment, il a signé son arrêt de mort ! dit Lestrade.

— Vraiment ?

— Vous ne le croyez pas, vous ?

— C’est possible, mais je ne trouve pas l’affaire élucidée en ce qui me concerne.

— Pas élucidée !… Eh bien ! quelle affaire trouveriez-vous claire, sinon celle-ci ? Voilà un jeune homme qui apprend tout à coup qu’après le décès d’un vieillard il bénéficiera d’une fortune ; que fait-il ? Sans rien révéler à personne, il donne un prétexte pour s’absenter, va le soir même rendre visite à son client, attend le moment où la seule personne qui habite la maison se soit mise au lit, et alors, dans la solitude, il assassine ce vieillard dans la chambre, brûle le cadavre sur un tas de bois, et va coucher dans un hôtel voisin. Les taches de sang dans l’appartement et sur la canne sont très légères ; il est probable qu’il avait présumé qu’il pourrait accomplir son crime sans trop d’effusion de sang, et il n’avait pas hésité à croire que, si le cadavre avait pu être consumé, le genre de mort de sa victime serait demeuré inconnu… et aurait empêché les soupçons de se porter sur lui. N’est-ce pas évident ?

— Je trouve même, mon cher Lestrade, que cela paraît trop évident, dit Holmes. Parmi vos nombreuses qualités, il vous manque l’imagination ; mais si vous pouviez par la pensée vous mettre à la place de ce jeune homme, auriez-vous choisi précisément la nuit même où le testament aurait été fait en votre faveur pour commettre le crime ? N’auriez-vous pas trouvé trop dangereux cette corrélation entre les deux faits ? De plus, auriez-vous choisi une occasion pareille, quand tout le monde pouvait savoir que vous étiez venu dans la maison, puisque c’était la domestique elle-même qui vous avait introduit ? Enfin, auriez-vous pris le soin de faire disparaître le cadavre, et de laisser votre canne en évidence pour bien établir que vous étiez l’assassin ? Avouez, Lestrade, que tout cela est bien invraisemblable.

— Quant à la canne, monsieur Holmes, vous le savez aussi bien que moi, un criminel est souvent si bouleversé, qu’il n’agit pas comme un homme qui a son sang-froid. Sans doute, il a eu peur de retourner la chercher dans la chambre. Trouvez-moi donc une hypothèse qui puisse se concilier avec les faits ?

— Je vous en indiquerais facilement une demi-douzaine, dit Holmes. En voici une, par exemple, qui est possible et même probable. Je vous en fais cadeau : Le vieillard est en train de montrer ses papiers qui ont évidemment beaucoup de valeur ; passe un vagabond qui l’aperçoit à travers la fenêtre, car le store n’est qu’à moitié baissé ; le solicitor part, et le vagabond fait son entrée, saisit la canne qu’il aperçoit, tue Oldacre, et disparaît après avoir brûlé le cadavre.

— Pourquoi le vagabond l’aurait-il fait disparaître ?

— Eh bien, et Mac Farlane, pourquoi l’aurait-il brûlé ?

— Afin de faire disparaître toute preuve.

— Un vagabond eût tout aussi bien éprouvé le besoin de cacher l’assassinat.

— Mais, comment un vagabond n’aurait-il rien volé ?

— Parce qu’il n’aurait jamais pu négocier ces valeurs.

Lestrade secoua la tête, bien qu’il me parût avoir quelque peu perdu de son assurance.

— Eh bien ! monsieur Sherlock Holmes, cherchez donc votre vagabond, et pendant que vous le chercherez, nous, nous tiendrons notre homme. L’avenir dira qui de nous deux avait raison. Mais remarquez ce détail, monsieur Holmes : aucun document à notre connaissance n’a été enlevé et seul notre prisonnier n’avait aucune raison de les prendre, puisqu’il était légataire, et que, par suite, il devait les avoir plus tard.

Mon ami sembla frappé par cette observation.

— Je vous accorde que les apparences sont tout à fait favorables à votre système, dit-il ; je veux seulement vous démontrer qu’il y en a d’autres possibles. Ainsi que vous venez de le dire, l’avenir décidera. Bonjour ! Peut-être bien, dans le courant de la journée, j’irai à Norwood voir comment vont les affaires.

Après le départ du détective, mon ami se leva et fit ses préparatifs pour le travail de la journée, avec l’air alerte d’un homme auquel convient l’œuvre qu’il va accomplir.

— Mon premier objectif, Watson, dit-il en passant sa redingote, est d’aller du côté de Blackheath.

— Pourquoi pas à Norwood ?

— Parce que, dans cette affaire, il y a un fait extraordinaire qui est comme la suite d’un autre fait aussi singulier. La police a commis la faute de concentrer toute son attention sur le second, parce que c’est le seul qui constitue le crime. Pour moi, il est évident que la logique, au début de cette affaire, exige qu’on élucide le premier point… ce testament bizarre, fait si rapidement, qui instituait un légataire si inattendu. Cela pourra simplifier la solution… Je ne pense pas, mon cher ami, que vous puissiez m’aider ; il n’y a aucune perspective de danger, sans quoi, je ne songerais pas un instant à partir sans vous. J’espère que ce soir je pourrai vous annoncer quelque découverte disculpant ce malheureux jeune homme qui s’est mis sous notre protection.

Mon ami rentra tard, et je vis de suite, à ses traits fatigués, à sa figure anxieuse, que le grand espoir qui l’avait soutenu le matin avait été déçu. Pendant une heure, il joua du violon, cherchant à calmer l’agitation de ses nerfs. Enfin, il jeta son instrument et me fit un récit détaillé de ses mésaventures.

— Tout va mal, Watson, aussi mal que possible ; j’ai fait bonne contenance devant Lestrade, mais vraiment je crois que, pour une fois, l’animal est sur la bonne piste, comme nous sur la mauvaise. Mon instinct penche d’un côté, les faits matériels de l’autre, et il est fort à craindre que les bons jurés anglais n’aient pas le degré d’intelligence qui leur permettrait de croire plutôt à mon système qu’aux faits positifs établis par Lestrade.

— Êtes-vous allé à Blackheath ?

— Oui. Watson, j’y suis allé, et je n’ai pas tardé à me rendre compte que feu Oldacre était un fameux gredin. Le père de Mac Farlane était parti à la recherche de son fils, la mère seule était à la maison : une petite femme aux cheveux frisés, aux yeux bleus, toute tremblante de crainte et d’indignation. Bien entendu, elle ne pouvait admettre même la possibilité d’un crime commis par son fils, mais elle n’exprima ni la moindre surprise, ni le moindre regret de la mort d’Oldacre. Au contraire, elle m’en parla avec tant d’amertume qu’inconsciemment son attitude venait fortifier le système de la police, car certainement si son fils l’a entendue parler de cette façon, il a dû être prédisposé à la haine et à la violence.

« — Il ressemble plus à un singe méchant et rusé qu’à un être humain, me dit-elle, et il en a toujours été ainsi, même pendant sa jeunesse.

« — Vous l’avez connu à cette époque ?

« — Oui, je l’ai bien connu. Il avait même demandé ma main. Dieu merci ! j’ai eu le bon sens de le refuser, pour épouser un homme meilleur bien que moins riche. J’étais même fiancée avec lui, monsieur Holmes, quand on me raconta sur son compte une histoire ignoble : il avait enfermé un chat dans une volière ! Je fus si épouvantée de sa cruauté que je ne voulus plus le voir. »

Elle chercha dans son bureau et trouva enfin une photographie de femme, lacérée par des coups de canif.

« — C’est ma photographie, dit-elle ; il me l’a retournée dans cet état, le jour de mon mariage, accompagnée de sa malédiction.

« — Eh bien, lui dis-je, au moins il vous a pardonné maintenant, puisqu’il a laissé toute sa fortune à votre fils ?

« — Ni mon fils, ni moi, ne voulons rien de Jonas Oldacre, qu’il soit en vie ou qu’il soit mort, s’écria-t-elle avec énergie. Il y a un Dieu au ciel, monsieur Holmes, et ce même Dieu punira ce méchant homme et démontrera, quand le moment sera venu, que les mains de mon fils ne sont pas souillées de son sang ! »

J’essayai de la sonder à plusieurs reprises, mais je n’arrivai à rien obtenir qui fût de nature à appuyer notre hypothèse que semblaient, au contraire, infirmer certains détails. J’y renonçai et partis à Norwood.

La maison appelée Deep Deen House est une importante villa moderne, construite en briques rouges, située au milieu d’une plaine et bordée de lauriers. À droite et à quelque distance de la route se trouve la cour, dans laquelle étaient placés les tas de bois où avait éclaté l’incendie. Voici, d’ailleurs, un plan sur mon carnet. Cette porte-fenêtre à gauche donne dans la chambre d’Oldacre ; de la route on peut voir à l’intérieur. C’est la seule fiche de consolation de ma journée. Lestrade n’était pas là, mais son agent en chef m’a fait les honneurs de l’immeuble. Ils venaient de découvrir une charge très grave. Après avoir passé la matinée à fouiller les cendres, ils avaient trouvé, près des restes humains carbonisés, plusieurs disques de métal décolorés. Je les examinai avec soin ; sans aucun doute c’étaient des boutons de pantalon ; j’ai pu même distinguer sur l’un d’eux le nom de Hyams, le tailleur du vieux Oldacre. J’ai fouillé avec le plus grand soin la pelouse pour m’assurer s’il existait des empreintes de pas, mais la sécheresse a rendu la terre dure comme du fer. On n’a rien pu distinguer, sauf qu’un corps ou un paquet a été traîné à travers une haie de troënes qui se trouve dans la direction du tas de bois. Tout cela concorde avec le système de l’accusation. Pendant une heure, sous le soleil brûlant d’août, je me suis traîné à plat ventre sur la pelouse sans être plus avancé.

Après ce fiasco, je suis allé dans la chambre à coucher que j’ai examinée à fond. Les taches de sang sont très légères, presque décolorées, mais sans nul doute toutes fraîches. La canne avait été mise de côté, elle portait elle aussi de légères taches de sang. Elle appartient à notre client, cela n’est pas douteux, il le reconnaît d’ailleurs. On voit les traces des pas de deux hommes sur le tapis, mais non d’une troisième personne. Sur ce point encore, nos adversaires l’emportent, leurs charges ne font que s’amonceler, tandis que nous restons dans le statu quo.

Je n’ai eu qu’un seul petit rayon d’espoir, et c’est presque insignifiant. J’ai examiné le contenu du coffre-fort ; la plupart des objets qu’il contenait étaient épars sur la table. Les papiers avaient été placés sous des enveloppes scellées, dont une ou deux ouvertes par la police. Ils n’avaient pas, autant que je pus en juger, une grande valeur et le carnet de chèques ne semblait pas indiquer une grosse fortune chez M. Oldacre. Il me sembla pourtant que tous les documents ne se trouvaient pas là. Il y avait des allusions à certains titres, ceux, sans doute, qui avaient le plus de valeur, que je ne pouvais pas trouver. Si nous pouvions le prouver, bien entendu, cela retournerait l’argument de Lestrade contre lui-même, car quel intérêt aurait eu notre client à voler des titres dont il devait hériter ?

Enfin, après avoir tout fouillé sans découvrir aucun indice, je me rabattis sur la femme de charge. Mrs. Lexington, tel est son nom, est une femme brune, très silencieuse, au regard soupçonneux et fuyant. Elle pourrait nous dire bien des choses, si elle le voulait, j’en suis convaincu, mais elle est cachetée comme la cire. Elle avait introduit a-t-elle dit, M. Mac Farlane à neuf heures et demie. Elle était allée se coucher à dix heures et demie. Sa chambre était à l’autre extrémité de la maison, de telle sorte qu’elle n’avait pu rien entendre de ce qui s’était passé dans celle de son maître. M. Mac Farlane avait, autant qu’elle pouvait s’en souvenir, laissé son chapeau et sa canne dans le vestibule. Elle n’avait été réveillée que par les cris : « Au feu. » Son pauvre maître avait certainement été assassiné. Avait-il des ennemis ? Tout homme a des ennemis, mais M. Oldacre vivait très retiré et ne voyait personne que pour ses affaires ! Elle avait vu les boutons et était sûre qu’ils avaient appartenu au vêtement qu’il portait ce soir-là. Le tas de bois était très sec, car il n’avait pas plu depuis un mois ; il flamba comme allumette et, quand elle arriva, on ne voyait que des flammes. Elle avait, ainsi que tous les pompiers, senti l’odeur de la chair brûlée. Elle ne savait rien ni des documents, ni des affaires privées de M. Oldacre.

Voilà, mon cher Watson, le rapport sur mon échec. Et pourtant !… pourtant !… dit-il, en serrant ses mains maigres dans le paroxysme de la conviction… je sens que l’accusation fait fausse route, je le sens au plus intime de moi-même. Il y a quelque chose qui n’est pas clair et que connaît sûrement la femme de charge. Il y avait dans son regard, une méfiance instinctive qui se trouve toujours chez ceux qui sont au courant d’un crime. Qu’importe ! À quoi bon parler de tout cela, Watson ! À moins qu’une chance heureuse ne vienne nous favoriser, je crains fort que la disparition mystérieuse de Norwood ne figure pas sur la liste de nos succès, qui, je le prévois, seront tôt ou tard livrés à la publicité.

— Cependant, lui dis-je, l’attitude de l’accusé impressionnera favorablement le jury.

— Il ne faut pas s’y fier, mon cher Watson ; vous rappelez-vous ce terrible assassin, Bert Stevens, qui nous pria de nous occuper de lui en 1887 ? Avez-vous jamais rencontré un jeune homme d’apparence plus douce, de manières plus onctueuses ?

— C’est vrai !

— À moins que nous ne puissions établir un autre système pouvant se justifier, notre jeune homme est perdu ! Vous ne trouverez pas un point dans l’affaire qui ne devienne une arme contre lui et l’enquête tout entière est terrible. Cependant il y a un détail à propos des papiers d’affaires, qui pourra nous servir comme point de départ des recherches. En regardant le carnet de chèques, j’ai constaté que le solde du crédit d’Oldacre était presque insignifiant et cela parce que, pendant le courant de l’année dernière, il avait souscrit des chèques très importants à un certain M. Cornelius. J’avoue que je serais très heureux de savoir quel est ce personnage avec lequel l’entrepreneur retiré des affaires a de si importantes relations. Ne serait-il pas pour quelque chose dans le drame ? Cornelius peut être un courtier, pourtant je n’ai trouvé aucune note correspondant à des paiements aussi importants. À défaut d’autres indications, il y a lieu de rechercher à la Banque quelle est la personne qui a touché ces chèques ; malgré tout, je crains bien que notre affaire n’échoue misérablement et que Lestrade n’arrive à faire pendre son client, ce qui sera un triomphe pour Scotland Yard.

Je ne sus jamais si Sherlock Holmes dormit bien cette nuit-là ; à déjeuner, je le trouvai pâle et fatigué, les yeux encore plus brillants sous leur cercle bleuâtre. Le tapis, tout autour de sa chaise, était jonché de bouts de cigarettes et de journaux du matin. Un télégramme était ouvert sur la table.

— Que pensez-vous de ceci ? dit Holmes, en me le tendant.

Il venait de Norwood et était ainsi conçu :

« Nouvelle charge accablante, culpabilité Mac Farlane définitivement établie, vous conseille abandonner affaire, Lestrade. »

— Cela paraît sérieux ! m’écriai-je.

— C’est le chant de triomphe de Lestrade, répondit Holmes avec un sourire amer. Pourtant il serait peut-être prématuré d’abandonner notre cause. Après tout, une charge nouvelle est quelquefois une arme à deux tranchants, et peut très bien démontrer toute autre chose que ce que croit Lestrade. Déjeunez donc, Watson, nous sortirons ensemble voir ce que nous pourrons faire. Je sens que j’aurai besoin aujourd’hui de votre compagnie et de votre appui moral.

Mon ami ne déjeuna pas ; c’était chez lui une règle que dans les coups de feu il ne prenait aucune nourriture, et il comptait tellement sur son tempérament d’acier que je l’avais vu tomber d’inanition dans de semblables occasions.

« En ces moments, je ne puis consacrer mon énergie et ma force nerveuse à la digestion », avait-il l’habitude de dire quand, en qualité de médecin, je lui faisais des remontrances amicales. Je ne fus donc pas surpris de le voir ce matin-là se mettre en route avec moi, vers Norwood sans avoir touché à son repas. Une foule toujours avide de spectacles malsains entourait encore Deep Deen House, cette villa du faubourg, que j’ai déjà décrite. De l’intérieur du jardin, Lestrade se dirigea vers nous, le visage rayonnant de sa victoire, exultant d’un triomphe de mauvais goût.

— Eh bien, monsieur Holmes, êtes-vous arrivé à démontrer que nous avons fait fausse route ? Avez-vous trouvé votre vagabond ? cria-t-il.

— Je n’ai encore formulé aucune conclusion, reprit mon ami.

— Nous avons formulé les nôtres hier, et nous avons la preuve absolue. Il vous faudra donc reconnaître cette fois-ci, monsieur Holmes, que nous vous avons dépassé.

— Vous avez l’air, en effet, d’avoir découvert quelque chose de peu ordinaire, dit Holmes.

Lestrade partit d’un rire bruyant.

— Vous êtes bien comme les autres, vous n’aimez pas à être battu, dit-il, mais on ne peut pas s’attendre à avoir toujours raison, n’est-ce pas, docteur Watson ? Venez par ici, messieurs, je pense bien que je vais vous convaincre, une fois pour toutes, que c’est bien John Mac Farlane qui a commis le crime.

Il nous fit traverser le corridor et nous fit pénétrer dans un vestibule obscur qui se trouvait par derrière.

— C’est ici que le jeune Mac Farlane a dû prendre son chapeau après avoir commis le crime, dit-il : voyez donc cela…

D’un geste dramatique, il fit craquer une allumette et nous pûmes apercevoir une tache de sang sur le mur blanchi à la chaux. Quand il eut approché l’allumette plus près, je pus me rendre compte que ce n’était pas une tache, mais bien l’empreinte très nette d’un pouce.

— Regardez donc avec votre loupe, monsieur Holmes.

— C’est ce que je fais.

— Vous savez, n’est-ce pas, qu’il n’existe pas deux pouces donnant la même empreinte.

— J’ai bien entendu dire quelque chose comme cela.

— Eh bien, veuillez donc comparer cette empreinte avec celle du pouce droit de Mac Farlane qu’on a prise par mon ordre, ce matin.

Il tenait l’empreinte en cire près de la tache de sang ; il n’y avait pas besoin de se servir d’une loupe pour constater que toutes les deux avaient été faites par le même pouce. Il était évident, pour moi, que notre malheureux client était perdu.

— C’est péremptoire ! dit Lestrade.

— Oui, péremptoire, dis-je, comme un écho.

— C’est péremptoire ! dit Holmes.

Il y avait, dans le ton de sa voix, une nuance qui me frappa et je me retournai pour le regarder. Sa figure était changée d’une manière extraordinaire ; ses yeux brillaient comme des étoiles, et l’on sentait qu’il faisait des efforts désespérés pour résister au fou rire.

— Vraiment ! vraiment ! dit-il enfin. Qui l’aurait pensé ? Que les apparences sont donc trompeuses ! Il semblait un si aimable jeune homme ! Ce sera une leçon pour nous de ne pas croire à notre premier mouvement, n’est-ce pas, Lestrade ?

— Oui, quelques personnes, en effet, ont la mauvaise habitude de se croire trop sûres d’elles-mêmes, monsieur Holmes.

L’insolence de l’agent était énervante, mais il était impossible d’y répondre.

— Quelle chance providentielle que ce jeune homme ait justement appuyé son pouce droit contre le mur en prenant son chapeau ! C’est un acte si naturel, au fait, quand on y pense.

Holmes était extraordinairement calme, mais on sentait toujours en lui la lutte contre le rire.

— À propos, Lestrade, qui donc a fait cette découverte remarquable ?

— Mrs. Lexington, la femme de charge qui a attiré sur ce point l’attention du constable de nuit.

— Où était le constable de nuit ?

— Il est resté de garde dans la chambre où le crime avait été commis, afin d’empêcher qu’on ne touche à rien.

— Comment se fait-il que la police n’ait pas remarqué cette empreinte hier ?

— Nous n’avions aucun motif spécial d’examiner avec soin ce vestibule… Elle se trouve, d’ailleurs, dans un endroit peu en vue.

— Non, non, bien entendu, il n’y a aucun doute, évidemment, sur le point de savoir si l’empreinte en question s’y trouvait hier !

Lestrade regarda Holmes comme s’il le croyait devenu subitement fou. Moi-même, j’étais quelque peu surpris de ses manières joyeuses et de son observation quelque peu incohérente.

— Est-ce que vous penseriez que Mac Farlane est sorti, cette nuit, de la prison dans le but de fournir lui-même une preuve nouvelle de sa culpabilité ? dit Lestrade. N’importe quel expert viendra nous affirmer que c’est bien là l’empreinte de son pouce.

— Ce point est hors de doute !

— Eh bien ! cela suffit, dit Lestrade. Je suis un homme pratique, monsieur Holmes, et quand j’établis une preuve j’en tire mes conclusions. Si vous avez quelque chose à me dire, vous me trouverez dans le parloir en train de rédiger mon rapport.

Holmes avait enfin recouvré son égalité d’humeur dans laquelle je démêlais cependant une nuance d’ironie.

— Vraiment, c’est une triste découverte, pour notre client, n’est-ce pas, Watson ? dit-il. Et cependant tout espoir pour lui n’est pas perdu.

— Je suis ravi de vous l’entendre affirmer, dis-je d’un ton joyeux, je craignais bien que tout ne fût fini pour lui.

— Je ne vais pas jusqu’à dire qu’il est sauvé, mon cher Watson, mais tout simplement qu’il y a une fuite sérieuse dans la constatation à laquelle l’ami Lestrade attache une si haute importance.

— Vraiment, Holmes ? et laquelle donc ?

— Celle-ci, tout simplement : je suis sûr que cette tache n’était pas là quand j’ai examiné hier le vestibule. Et maintenant, Watson, faisons donc maintenant un petit tour au soleil.

Les idées confuses, mais un rayon d’espoir au cœur, j’accompagnai mon ami dans sa promenade autour du jardin. Holmes examina successivement avec la plus grande attention chacune des quatre faces de la maison. Ensuite, il pénétra à l’intérieur et parcourut tout l’immeuble de la cave au grenier. La plupart des chambres étaient vides, mais cependant Holmes les inspecta très minutieusement. Enfin, dans le corridor supérieur sur lequel s’ouvraient trois chambres non meublées, il fut saisi d’un spasme de rire.

— Il y a vraiment des traits absolument uniques dans cette affaire, Watson, dit-il. Le moment est venu, je crois, de mettre notre ami Lestrade dans la confidence. Il s’est amusé à nos dépens, nous allons, sans doute, lui rendre la monnaie de sa pièce, si j’ai, comme je le crois, trouvé la clef du problème. Oui… oui, je vois comment nous allons le résoudre.

L’inspecteur de Scotland Yard écrivait dans le parloir, quand Holmes vint le déranger.

— Vous rédigez, je crois, votre rapport sur cette affaire, dit-il.

— Oui.

— Ne pensez-vous pas que c’est un peu prématuré ? Je ne puis m’empêcher de croire que votre preuve n’est pas absolue.

Lestrade connaissait trop bien mon ami pour se méprendre au ton de ses paroles. Il posa sa plume et le regarda avec curiosité.

— Que voulez-vous dire, monsieur Holmes ?

— Qu’il y a tout simplement un témoin important que vous n’avez pas vu.

— Pouvez-vous le produire ?

— Je crois que oui.

— Faites-le donc !

— Je ferai de mon mieux. Combien d’agents avez-vous ?

— J’en ai trois sous la main.

— Très bien, dit Holmes. Sont-ils solides ? Ont-ils des voix fortes ?

— Je n’en doute pas, mais je n’aperçois pas ce que leur voix peut avoir à faire en tout ceci.

— Peut-être vous aiderai-je à vous en apercevoir et d’autres choses aussi, dit Holmes. Ayez donc la bonté de les faire venir et je vais essayer.

Cinq minutes plus tard, les trois agents étaient réunis dans le vestibule.

— Dans le bûcher vous trouverez une grande quantité de paille, dit Holmes, veuillez aller m’en chercher deux bottes… elles feront apparaître le témoin que nous attendons. Je vous remercie, vous avez bien quelques allumettes dans votre poche, Watson ? Et maintenant, monsieur Lestrade, ayez donc l’amabilité de m’accompagner jusqu’en haut.

Ainsi que je l’ai dit, un large corridor desservait trois chambres à coucher vides. Sherlock Holmes nous conduisit à l’une des extrémités de ce couloir, tandis que les agents riaient, et que Lestrade le regardait fixement. L’étonnement, l’anxiété, l’ironie se succédaient sur son visage. Holmes se tenait devant nous ; on eût dit un prestidigitateur préparant un de ses tours.

— Voulez-vous être assez aimable pour faire monter deux seaux d’eau par vos constables ? Mettez la paille par terre loin du mur de chaque côté. Et maintenant, tout est prêt ?

La physionomie de Lestrade commença à s’empourprer de colère.

— Je ne sais pas si vous voulez vous payer notre tête, monsieur Sherlock Holmes, dit-il ; si vous savez réellement quelque chose, vous n’avez pas besoin de tout cet attirail.

— Je vous assure, mon brave Lestrade, que j’ai d’excellentes raisons d’agir comme je le fais. Vous vous rappelez peut-être qu’il y a quelques heures à peine, vous vous moquiez de moi quand le soleil était de votre côté ; il ne faut pas m’en vouloir si, maintenant, je vous traite en grande pompe et cérémonie. Ouvrez la fenêtre, je vous prie, Watson, et enflammez la paille.

C’est ce que je fis ; chassée par le courant d’air, une spirale de fumée grise s’éleva dans le corridor, tandis que la paille sèche flambait en pétillant.

— Nous allons voir maintenant si nous pouvons vous trouver votre témoin, Lestrade. Veuillez vous joindre à moi en criant : « Au feu ! » Allons… un, deux, trois !

— Au feu ! criâmes-nous.

— Merci ! encore une fois, je vous prie.

— Au feu !

— Une dernière fois, messieurs, et tous ensemble !

— Au feu !

Le cri dut être entendu dans tout Norwood. Il cessait à peine qu’un spectacle extraordinaire se produisit. Une porte s’ouvrit tout à coup à l’autre extrémité du corridor, dans ce qui paraissait être le mur, et un petit homme tout ratatiné en sortit comme un lapin de son terrier.

— Parfait ! dit Holmes avec calme ; Watson, un seau d’eau sur la paille ! Ça y est ! Lestrade, permettez-moi de vous présenter votre témoin principal, M. Jonas Oldacre.

Le détective dévisagea l’inconnu avec une expression d’étonnement sans bornes. Les yeux de cet homme clignotaient à la lumière crue du corridor. Il jetait des regards sur nous et sur le feu qui se mourait. Sa physionomie était odieuse, sournoise, vicieuse, méchante, avec des yeux fuyants gris pâle et des cils blancs.

— Qu’est cela ? dit enfin Lestrade. Qu’avez-vous fait tout ce temps-ci, eh ?

Oldacre eut un rire gêné et se détourna du visage rouge et furieux du détective.

— Je ne faisais pas de mal !

— Pas de mal ? Vous avez fait tout ce que vous avez pu pour faire pendre un innocent, et vous auriez même peut-être réussi, si ce gentleman que voici n’était pas intervenu.

Le misérable commença à pleurnicher.

— Je vous assure, monsieur, que ce n’était qu’une plaisanterie de ma part.

— Oh ! une plaisanterie ! Les rieurs ne seront pas de votre côté, je vous rassure ! Arrêtez-le et gardez-le à vue dans le parloir jusqu’à mon retour. Monsieur Holmes, continua-t-il après le départ de ses agents, je ne pouvais parler devant les constables, mais la présence du Dr Watson ne m’empêchera pas d’affirmer que voilà la plus belle affaire que vous ayez débrouillée, bien que la manière dont vous avez opéré reste pour moi un mystère. Vous avez sauvé la vie d’un innocent et vous avez empêché un scandale qui eût ruiné ma réputation dans notre corps.

Holmes sourit et, tapant sur l’épaule de Lestrade :

— Bien loin d’être ruinée, mon brave ami, votre réputation n’en sera que plus brillante. Vous n’avez qu’à faire quelques changements dans le rapport que vous rédigiez, et l’on verra combien il est difficile de jeter de la poudre aux yeux de l’inspecteur Lestrade.

— Vous ne voulez donc pas que votre nom paraisse ?

— Pas du tout. Le succès est ma seule récompense. Peut-être, dans des jours lointains, la gloire me viendra-t-elle, mais ce sera quand j’aurai permis à mon historiographe zélé de mettre au jour son manuscrit, n’est-ce pas, Watson ? Voyons maintenant où ce rat se cachait.

À environ six pieds de l’extrémité du corridor avait été élevé un mur de lattes et de plâtre, percé d’une porte habilement dissimulée. Ce réduit était éclairé seulement par les intervalles ménagés entre les tuiles. Quelques meubles, de l’eau, des provisions de bouche, se trouvaient à l’intérieur, ainsi qu’un grand nombre de livres et de papiers.

— Voilà l’avantage d’être entrepreneur, dit Holmes tandis que nous sortions. Il a pu se construire une cachette sans avoir eu besoin de recourir à un complice, sauf, bien entendu, cette précieuse femme de charge que je vous conseille, Lestrade, de mettre dans le même sac.

— Je suivrai certainement votre avis, mais comment avez-vous découvert ce réduit, monsieur Holmes ?

— J’avais toujours dans l’idée que mon gaillard était caché dans la maison. Je n’eus plus de doute après avoir remarqué que le corridor en question était de six pieds moins long que celui qui lui correspondait à l’étage inférieur. Je pensais bien qu’il n’aurait pas la force de rester calme en entendant les cris d’alarme.

Nous aurions pu, il est vrai, le surprendre dans sa cachette, mais cela me paraissait plus piquant de le faire se dénicher lui-même ; et puis aussi, Lestrade, je vous devais bien une petite mystification pour vos plaisanteries de ce matin.

— Certainement, monsieur, vous m’avez rendu la monnaie de ma pièce ; mais comment, diable, avez-vous soupçonné sa présence dans la maison ?

— L’empreinte du pouce, Lestrade ! Vous aviez déclaré que cette découverte était péremptoire… c’était vrai, mais dans un autre sens. Je savais que cette tache ne se trouvait pas la veille sur le mur. J’apporte, ainsi que vous avez pu vous en rendre compte, la plus grande attention à l’examen des détails ; j’avais examiné le vestibule et j’avais la certitude que le mur était absolument net. Donc l’empreinte avait été faite pendant la nuit.

— Mais comment ?

— Très simplement ! Quand les papiers d’affaires avaient été scellés. Jonas Oldacre avait dû obtenir de Mac Farlane, qu’il posât le pouce sur la cire molle pour les cacheter. Cela a dû être fait si vivement et si naturellement que sans nul doute le jeune homme ne doit même pas s’en souvenir. C’est probablement ainsi que les choses se sont passées ; sans doute même Oldacre ne soupçonnait pas à ce moment comment il s’en servirait. Au cours des réflexions qu’il a dû faire dans son réduit, il a songé quelle preuve indiscutable il pourrait établir de la culpabilité de Mac Farlane en se servant de l’empreinte de son pouce. Rien ne lui était plus facile que de reproduire cette empreinte apposée sur la cire, en la mouillant du sang produit par une piqûre d’épingle et l’apposant sur le mur soit par lui-même, soit par sa femme de charge. Si l’on examine les papiers qu’il avait cachés avec lui dans son réduit, je parie qu’on y trouvera le cachet avec l’empreinte du pouce de Mac Farlane.

— Étonnant, dit Lestrade, étonnant, c’est clair comme de l’eau de roche, grâce à vous ! Et quel était le mobile de toute cette invention, monsieur Holmes ?

La nouvelle attitude du détective était vraiment amusante à voir ; on eût dit un élève posant des questions à son précepteur.

— Eh bien, je crois qu’il n’est pas très difficile de l’expliquer ; ce gentleman qui nous attend en bas est très méchant et très vindicatif, vous savez que la mère de Mac Farlane avait jadis refusé sa main ?… Vous ne le saviez pas ? Je vous avais pourtant dit de faire une enquête d’abord à Blackheath avant d’aller à Norwood. Cette injure, qui lui tenait si fort au cœur, s’est incrustée dans son cerveau méchant et intrigant, et toute sa vie s’est passée à chercher un moyen de vengeance, sans l’avoir trouvé jusqu’à ce moment. Au cours de ces deux dernières années ses affaires ont périclité, car il spéculait secrètement, je crois, et il se trouve actuellement dans une mauvaise passe. Il a formé le dessein d’escroquer ses créanciers et, dans ce but, il a souscrit des valeurs importantes au profit d’un certain Cornelius, qui, j’imagine, n’est autre que lui-même sous un autre nom. Je n’ai pas encore suivi la trace de ces chèques, mais sans doute ils ont été escomptés dans une banque d’une ville de province, où Oldacre mène de temps en temps son existence en partie double. Il avait l’intention à la fois de changer de nom, de réaliser sa fortune et de disparaître pour recommencer ailleurs une nouvelle vie.

— C’est bien probable.

— Il a sans doute songé qu’en disparaissant ainsi, il éviterait, d’une part, des poursuites et, d’autre part, tirerait une vengeance éclatante de son ancienne fiancée, s’il pouvait faire croire qu’il avait été assassiné par son unique enfant. C’était un chef-d’œuvre de lâcheté et il a réussi comme un maître. L’idée du testament qui donnait un mobile apparent au crime, la visite secrète faite à l’insu des parents, la possession de la canne, le sang, les restes d’ossements calcinés, les boutons trouvés près des piles de bois, tout cela était admirable ! C’était un réseau de faits, qui me paraissait, il y a quelques heures, ne laisser aucune chance de salut. Mais il manquait à notre homme la suprême qualité de l’artiste, celle de savoir où il faut s’arrêter. Il voulait perfectionner ce qui était déjà parfait, serrer encore davantage la corde autour du cou de sa malheureuse victime et c’est ainsi qu’il a tout détruit… Descendons, Lestrade, je désire lui poser une ou deux questions.

L’infâme personnage était assis dans son parloir entre deux policemen.

— C’était une plaisanterie, mon bon monsieur, et rien de plus ! gémit-il sans discontinuer. Je me suis uniquement caché pour savoir l’effet que produirait ma disparition et, j’en suis persuadé, vous n’êtes pas assez injuste pour croire que j’aurais laissé aucun mal en résulter pour ce pauvre Mac Farlane.

— C’est ce que le jury décidera, dit Lestrade, nous aurons toujours une affaire de complot prémédité, si nous n’avons pas une tentative d’assassinat.

— Et sans doute vos créanciers pourront toucher à la banque les valeurs de M. Cornelius, dit Holmes.

Le petit homme sursauta et tourna ses yeux vers mon ami.

— J’ai beaucoup à vous remercier ; peut-être un jour pourrai-je m’acquitter de ma dette !

Holmes sourit avec indulgence.

— Je crois que votre temps sera très bien employé pendant quelques années, dit-il. À propos, qu’avez-vous donc mis sous le tas de bois, en sus de votre vieux pantalon ? Un chien crevé, des lapins, ou quoi ? Vous ne voulez pas me le dire ? Vraiment, ce n’est pas gentil ! Sans doute une couple de lapins ont suffi pour fournir le sang et les débris d’os nécessaires ! Si jamais vous faites un compte rendu de l’affaire, Watson, vous pourrez opter pour les lapins.

III

LES DANSEURS


Holmes était assis depuis plusieurs heures silencieusement ; son dos long et mince était courbé sur un bocal de chimie, dans lequel il mélangeait des produits d’une odeur nauséabonde toute particulière. Sa tête était penchée sur sa poitrine et il représentait, à mes yeux, l’image d’un grand oiseau maigre au plumage gris, à la houppe noire.

— Ainsi, Watson, dit-il tout à coup, vous n’avez pas l’intention de faire des placements en valeurs sud-africaines ?

Je fis un mouvement d’étonnement. Quelque habitué que je fusse aux facultés de pénétration de Holmes, cette incursion soudaine dans le domaine de mes plus secrètes pensées me parut absolument inexplicable.

— Comment avez-vous pu savoir cela ? demandai-je.

Il se retourna sur son tabouret, tout en tenant dans sa main son tube d’expérience fumant, et une lueur d’amusement s’alluma dans ses yeux caves.

— Vous ne nierez pas, maintenant, Watson, que vous êtes fort étonné ?

— C’est vrai.

— Je devrais vous en faire signer l’aveu écrit.

— Pourquoi ?

— Parce que, dans cinq minutes, vous déclarerez que c’était d’une simplicité inouïe.

— Certainement, je ne dirai rien de tel !

— Vous allez voir, mon cher Watson.

Et il posa son tube d’expérience dans son égouttoir, et commença son discours de l’air d’un professeur s’adressant à ses élèves.

— Il n’est vraiment pas difficile d’établir une série de déductions, s’appuyant les unes sur les autres, chacune d’elles étant très simple. Si, en agissant ainsi, on supprime les déductions intermédiaires et qu’on présente uniquement à son auditoire le point de départ et la conclusion, on produit un effet surprenant, bien qu’il puisse parfois être faux. Et, maintenant, il n’aura pas été réellement difficile en examinant l’intervalle qui sépare votre pouce et votre index, d’arriver à la certitude que vous n’avez pas l’intention de risquer votre petit capital dans les mines d’or.

— Je ne vois pas le rapport.

— C’est très possible, et pourtant je vous le ferai bien vite saisir. Voici les anneaux qui manquent à cette chaîne si simple : 1o vous aviez, à votre retour du cercle hier au soir, de la craie entre l’index et le pouce de votre main gauche ; 2o c’est à cet endroit qu’on met de la craie pour faire glisser la queue de billard ; 3o vous ne jouez jamais au billard qu’avec Thurston ; 4o vous m’avez dit, il y a un mois, que Thurston avait une prime sur des propriétés de l’Afrique du Sud, et que le délai pour la réponse expirant dans un mois, il vous avait demandé de partager avec lui ; 5o votre carnet de chèques est renfermé dans mon tiroir dont vous ne m’avez pas demandé la clef ; 6o vous n’avez donc pas l’intention de risquer votre argent dans ces conditions.

— Que c’est donc simple ! m’écriai-je.

— Tout à fait ! dit-il d’un ton quelque peu froissé. Tout problème paraît très simple une fois expliqué. En voici un qui ne l’est pas : voyez ce que vous en tirerez, ami Watson.

Et lançant sur la table une feuille de papier, il se remit à ses analyses chimiques.

Je regardai avec étonnement des hiéroglyphes ne présentant aucun sens.

— Mais, Holmes, c’est un dessin d’enfant, m’écriai-je.

— C’est là votre idée ?

— Quelle autre chose cela pourrait-il être ?

— Voilà ce que voudrait bien connaître M. Hilton Cubitt, de Riding Thorpe Manor (Norfolk). Cette petite énigme m’est parvenue par le premier courrier, et lui-même va m’arriver par le premier train. Voilà un coup de sonnette, Watson, je serais très étonné si ce n’était pas lui.

Un pas lourd se fit entendre sur l’escalier et, un instant plus tard, un grand monsieur au visage rouge et imberbe fit son apparition. Ses yeux clairs, ses joues colorées démontraient que sa vie s’était passée loin des brouillards de Baker Street ; il semblait apporter avec lui les effluves de la brise marine si forte, si fraîche, si vivifiante. Après nous avoir donné à chacun une poignée de main, il allait s’asseoir quand son regard tomba sur la feuille de papier aux signes bizarres que je venais d’examiner et que j’avais laissée sur la table.

— Eh bien, monsieur Holmes, qu’est-ce que vous avez pu en tirer ? s’écria-t-il. On m’a affirmé que vous aimiez les affaires mystérieuses ; je ne crois pas que vous puissiez en trouver une plus étrange que celle-ci. J’ai envoyé le papier à l’avance, afin que vous ayez le temps de l’étudier avant mon arrivée.

— C’est certainement un objet plutôt curieux, dit Holmes. Au premier aspect, on dirait le dessin d’un enfant. Il y a là un certain nombre de personnages bizarres dansant sur le papier où ils sont dessinés. Pourquoi accorderiez-vous de l’importance à une chose si grotesque ?

— Je n’y attacherais aucune importance, mais c’est ma femme qui s’en préoccupe. Elle en est effrayée à en mourir, elle ne dit rien, mais je lis la terreur dans ses yeux. Voilà pourquoi je veux aller au fond des choses.

Holmes leva la feuille pour la mettre en pleine lumière. C’était une page enlevée à un carnet. Les signes étaient faits au crayon comme suit :

Holmes l’examina pendant quelque temps avec soin et la plaça dans son portefeuille.

— Cela promet d’être une affaire très intéressante et peu ordinaire, dit-il. Vous m’avez donné quelques détails dans votre lettre, monsieur Hilton Cubitt, mais je vous serai très obligé de les répéter à mon ami le Dr Watson.

— Je ne suis pas un narrateur, dit notre visiteur en serrant et desserrant nerveusement ses mains puissantes ; vous me ferez compléter ce qui ne vous paraîtra pas clair. Je commencerai mon récit au moment de mon mariage l’année dernière ; mais je dois vous dire tout d’abord que, si je ne suis pas riche, ma famille habite Riding Thorpe depuis quelque chose comme cinq siècles, et aucune n’est mieux considérée dans le comté de Norfolk. L’année dernière, venu à Londres pour le jubilé, j’étais descendu dans une pension de famille à Russel Square, que Parker, le pasteur de notre paroisse, avait également choisie. J’y rencontrai une jeune fille américaine ; elle s’appelait Patrick — Elsie Patrick. — Nous ne tardâmes pas à devenir bons amis, et avant la fin du mois, j’étais aussi épris d’elle qu’un homme peut l’être. Nous nous mariâmes tranquillement chez un « registrar »[1] et nous rentrâmes ensuite à Norfolk. Vous pensez peut-être, monsieur Holmes, qu’un homme appartenant à une bonne et ancienne famille est fou de se marier de cette façon, sans connaître le passé de sa femme ou de sa famille ; mais, si vous l’aviez vue et connue, cela vous eût aidé à comprendre.

Elsie fut très franche, et je ne puis dire qu’elle ne m’ait pas laissé libre de me retirer, si je le voulais. « J’ai été mêlée, me dit-elle, à une société qui m’a été très pénible dans ma vie, je désire l’oublier. Je voudrais bien n’avoir jamais à revenir sur un passé très douloureux pour moi. Si vous m’acceptez, Hilton, vous pouvez être sûr que votre femme n’a personnellement à rougir de rien, mais vous devrez vous contenter de sa parole et lui permettre de garder le silence sur tout ce qui s’est passé avant qu’elle vous appartienne. Si ces conditions sont trop dures, alors retournez dans le Norfolk et abandonnez-moi à la vie triste dans laquelle vous m’avez trouvée. » Ce fut seulement la veille de notre mariage qu’elle me tint cette conversation. Je lui répondis que j’acceptais ces conditions et j’ai toujours tenu parole.

Nous voilà mariés depuis un an, et nous avons été très heureux. Il y a un mois, à la fin de juin, je vis pour la première fois des signes d’orage. Un jour, ma femme reçut une lettre d’Amérique, dont je remarquai le timbre d’origine. Elle devint pâle, la lut et la jeta au feu. Elle n’y fit depuis aucune allusion et moi pas davantage, car une promesse est une promesse. Depuis lors, elle n’a pas eu une heure de tranquillité. Son visage exprime toujours la frayeur, on dirait qu’elle craint l’avenir. Elle ferait mieux de se fier à moi, car elle verrait que je suis son meilleur ami ; mais jusqu’à ce qu’elle parle, je ne peux rien dire. C’est, croyez-le, monsieur Holmes, une femme absolument franche, et, quels qu’aient pu être les chagrins de sa vie passée, elle n’a aucune faute à se reprocher. Je suis, de mon côté, un simple gentilhomme du Norfolk, mais il n’y a pas en Angleterre un homme qui place plus haut que moi l’honneur de sa famille. Elle le sait et le savait bien avant de m’épouser. Elle n’y fera jamais une tache, j’en suis sûr !

J’arrive maintenant aux détails bizarres de mon histoire. Il y a environ une semaine — c’était mardi dernier — j’ai trouvé dessinés à la craie, sur le rebord d’une fenêtre, un grand nombre de bonshommes dansant, semblables à ceux qui sont sur ce papier. Je supposai qu’ils étaient l’œuvre du garçon d’écurie, mais il jura n’y être pour rien. Ils avaient été tracés pendant la nuit. Je les fis effacer et ce fut après cette opération seulement que j’en parlai à ma femme. À ma grande surprise, elle prit la chose très sérieusement et me supplia, si on en trouvait d’autres, de les lui laisser voir. Rien ne se passa pendant une semaine ; hier matin, je trouvai cette feuille dans le jardin, sur le cadran solaire. Je la montrai à Elsie qui s’est aussitôt évanouie. Depuis ce moment, elle a le regard d’une personne qui vit dans un rêve, à moitié inconsciente, les yeux fixes de terreur. C’est alors que je vous ai écrit et envoyé ce papier, monsieur Holmes. Je ne pouvais l’apporter à la police, qui n’eût pas manqué de me rire au nez. Vous, vous me direz ce que je dois faire ; je ne suis pas riche, mais, si quelque danger menace ma chère femme, je dépenserai jusqu’à mon dernier sou pour la protéger.

C’était une belle âme que cet homme de la vieille Angleterre, simple, franc et doux avec de grands yeux bleus, une figure large et bienveillante. Son amour pour sa femme, sa confiance en elle, brillaient sur ses traits. Holmes avait écouté son histoire avec la plus grande attention, et il resta un moment perdu dans ses réflexions.

— Ne trouvez-vous pas, monsieur Cubitt, dit-il enfin, que le meilleur plan serait de vous adresser directement à votre femme et de lui demander de partager son secret avec vous ?

Hilton Cubitt secoua sa grosse tête.

— Une promesse est une promesse, monsieur Holmes. Si Elsie avait cru devoir me le dire, elle l’eût fait ; ce n’est pas à moi de forcer sa confiance. Mais j’ai le droit de prendre mes précautions — et je le ferai.

— Et je vous y aiderai de tout mon cœur. Voyons d’abord ; a-t-on vu des étrangers dans le voisinage ?

— Non.

— Je suppose que la localité est très tranquille et que toute nouvelle figure y serait remarquée ?

— Dans le voisinage immédiat, oui, mais nous avons dans les environs plusieurs petites plages, et les fermiers y louent des chambres.

— Évidemment ces hiéroglyphes ont une signification. Si ce sont seulement des figures imaginaires, il nous sera impossible de les déchiffrer ; si, au contraire, elles reposent sur un système, je ne doute pas que nous en trouvions le sens. Mais ce dessin est si court, que je ne peux rien, et les faits que vous m’avez rapportés sont si indéfinis que je ne vois pas de base utile pour des investigations. J’estime donc que vous devez retourner à Norfolk, organiser une sérieuse surveillance et prendre un fac-similé de tout dessin qui viendrait à se produire. C’est bien dommage que vous n’ayez pas une reproduction de ceux qui ont été dessinés à la craie sur le rebord de la fenêtre. Faites une enquête discrète sur le point de savoir s’il y a des étrangers dans le voisinage, et, quand vous aurez trouvé un nouvel indice, revenez me trouver. Voilà le meilleur conseil que je puisse vous donner, monsieur Hilton Cubitt. Si vous faites une découverte urgente, je serai toujours prêt à aller vous trouver à Norfolk.

Cette entrevue laissa Sherlock Holmes tout rêveur et, plusieurs fois dans les quelques jours qui suivirent, je le vis extraire de son porte-feuille le document et étudier longuement et avec soin les figures bizarres qui y étaient inscrites. Il ne me fit cependant allusion à l’affaire que quinze jours plus tard. C’était l’après-midi ; j’allais sortir, quand il me rappela.

— Vous ferez mieux de rester, Watson.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai reçu ce matin un télégramme d’Hilton Cubitt — vous vous rappelez Hilton Cubitt et les bonshommes qui dansent ? Il va arriver à une heure vingt à Liverpool Street, et il sera ici dans un moment. D’après sa dépêche, il doit s’être produit des incidents d’une grosse importance.

Nous n’eûmes pas longtemps à attendre. Notre gentilhomme de Norfolk nous arriva de la gare aussi vite que le cab put le conduire. Il paraissait triste, découragé, les yeux fatigués, le front soucieux.

— Cette affaire me prend sur les nerfs, monsieur Holmes, dit-il en se laissant tomber dans un fauteuil comme un homme à bout de forces. Ce n’est pas agréable de se sentir entouré d’êtres inconnus et invisibles qui ont de mauvais desseins ; quand vous voyez, en outre, que tout cela tue votre femme à petit feu, alors c’est plus qu’on ne peut supporter. Elle s’use, ma femme, et fond devant mes yeux.

— Elle ne vous a encore rien dit ?

— Non, monsieur Holmes, elle ne m’a rien dit, et pourtant, à certains moments, la pauvre enfant avait bien envie de parler, mais elle n’a pas eu le courage de faire le saut. J’ai essayé de l’aider, sans doute j’ai été maladroit et je l’ai effrayée. Elle m’a parlé de l’ancienneté de ma famille, de notre réputation dans le comté, de l’orgueil que nous avions de notre honneur sans tache… je croyais toujours qu’elle allait aboutir, mais jamais nous n’avons pu aller plus loin.

— Vous avez trouvé quelque chose par vous-même ?

— Oui, et beaucoup, monsieur Holmes ! J’ai plusieurs dessins de bonshommes à soumettre à votre examen, et, ce qui est plus important, j’ai vu le personnage.

— Quoi ! celui qui les a dessinés ?

— Oui, je l’ai vu au travail… mais il faut que je vous raconte le tout avec méthode. Lorsque je suis rentré après la visite que je vous avais faite, la première chose que je vis, le lendemain, fut un nouveau groupe de bonshommes dessinés à la craie sur la porte en bois noir de la cabane à outils, qui se trouve à côté de la pelouse, juste en face de nos fenêtres. J’en ai pris une copie exacte que voici.

Et il déplia un papier qu’il posa sur la table. Voici une reproduction de ces hiéroglyphes :

— Parfait ! dit Holmes. Continuez, je vous en prie.

— Après en avoir pris copie, je les effaçai, mais, deux matins après, une nouvelle inscription apparut. En voici le fac-similé :

Holmes se frotta les mains et se mit à rire tout joyeux.

— Nos matériaux s’accumulent rapidement, dit-il.

— Trois jours plus tard un nouveau message était placé sous une pierre sur le cadran solaire. Le voici : les caractères sont, comme vous le voyez, exactement pareils au dernier. Après cela, je résolus de faire le guet, je pris mon revolver et m’installai dans mon cabinet d’où l’on voit la pelouse et le jardin. Vers deux heures du matin, j’étais assis dans l’obscurité près de la fenêtre, tandis que le clair de lune brillait au dehors, lorsque j’entendis des pas derrière moi ; j’aperçus ma femme en robe de chambre ; elle me supplia d’aller me mettre au lit. Je lui dis franchement que je désirais savoir qui nous jouait de pareils tours. Elle me répondit que c’était là une plaisanterie sans importance, dont je ne devais pas m’inquiéter.

— Si réellement tout cela vous ennuie, Hilton, nous pourrions voyager, vous et moi, et éviter ainsi tout désagrément.

— Comment ! nous laisser chasser de notre maison par quelque mauvais plaisant, lui dis-je ? Tout le pays rirait à nos dépens !

— Eh bien, allez au lit, dit-elle, nous en reparlerons demain matin.

Tout à coup, comme elle s’éloignait, je vis à la lueur de la lune, pâlir son visage et sa main se serra sur mon épaule. Quelque chose remuait dans l’ombre, près de la cabane à outils. J’aperçus une forme sombre qui se traîna dans le coin et s’assit devant la porte de cette cabane. Saisissant mon revolver, j’allais m’élancer au dehors, quand ma femme jeta ses bras autour de moi et me retint avec des efforts convulsifs. J’essayai de la repousser, mais elle s’attacha à moi désespérément. Enfin je fus libre, mais quand j’ouvris la porte, et que j’eus atteint la cabane, l’homme avait disparu ! Il avait cependant laissé une trace de sa présence, car sur cette porte se trouvait encore une série de danseurs semblable à celle qui avait déjà paru deux fois ; je les ai reproduits sur ce papier. J’ai parcouru toute la propriété sans trouver d’autres traces de l’individu ; ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que, malgré tout, il a dû rester, car le lendemain matin, lorsque j’examinai la même porte, j’y trouvai une nouvelle ligne de bonshommes sous la précédente.

— Avez-vous aussi ce nouveau dessin ?

— Oui ; il est très court, mais j’en ai pris une copie que voici.

De nouveau, il retira un papier. La nouvelle danse avait cette forme :

— Dites-moi, dit Holmes, — et je vis à sa figure combien il s’intéressait à l’affaire — était-ce une simple addition à la première inscription, ou en était-elle entièrement distincte ?

— C’était écrit sur un autre panneau de la porte.

— Parfait ! Ceci est de beaucoup le plus important ; c’est ce renseignement qui nous servira le plus, il me remplit d’espoir. Et maintenant, monsieur Hilton Cubitt, continuez votre déclaration si intéressante.

— Je n’ai rien de plus à vous dire, monsieur Holmes, excepté que j’ai été très contrarié que ma femme m’ait retenu cette nuit-là, alors qu’il m’était si facile de saisir ce gredin. Elle me dit craindre qu’il m’arrivât malheur, et le soupçon m’a traversé l’esprit qu’elle craignait plutôt ce malheur pour lui, car il m’était impossible de ne pas croire qu’elle connût cet homme et comprît ses étranges signaux. Mais il y avait dans sa voix de tels accents, et dans son regard une expression telle, monsieur Holmes, que le doute n’était pas permis et que, je le sentis, c’était bien pour moi qu’elle craignait. Voilà tout ; maintenant je désire connaître votre avis sur ce que je dois faire. Mon intention est de poster, dans la propriété, une douzaine de mes domestiques de ferme qui donneront au gredin une telle raclée quand il reviendra, qu’il nous laissera tranquille à l’avenir.

— Je pense que le remède est trop simple pour une affaire aussi grave ! dit Holmes. Combien de temps pouvez-vous rester à Londres ?

— Il faut que je rentre ce soir. Je ne voudrais pas laisser ma femme seule pendant la nuit : elle est très nerveuse et m’a prié de revenir.

— Vous avez peut-être raison, mais si vous aviez pu rester, j’aurais sans doute pu partir avec vous dans un jour ou deux. En attendant, veuillez me laisser ces papiers et j’espère que, d’ici peu, je pourrai vous faire une visite et éclaircir votre affaire.

Sherlock Holmes conserva ses manières empreintes du calme professionnel jusqu’au départ de notre visiteur, bien qu’il fût facile de voir, pour moi qui le connaissais si bien, que son intérêt était excité au plus haut degré. Le large dos de Hilton Cubitt avait à peine disparu de la porte que mon ami se précipita vers la table, y étala les papiers sur lesquels étaient dessinés les petits personnages et se plongea dans des calculs inextricables. Je le contemplai pendant deux heures, couvrant de chiffres et de lettres des feuilles blanches ; il était si absorbé dans son travail qu’il avait évidemment oublié ma présence. Parfois, quand il était sur la bonne voie, il se mettait à siffler et à chantonner tout en travaillant ; à d’autres moments, il paraissait intrigué, son front se creusait de rides, ses yeux devenaient vagues. Enfin, il bondit de sa chaise en laissant échapper un cri de triomphe et se promena dans la pièce en se frottant les mains. Puis il écrivit une longue dépêche sur un imprimé du télégraphe.

— Si la réponse est telle que je l’espère, vous aurez une jolie affaire à ajouter à votre collection, Watson, dit-il. J’espère que nous pourrons aller demain à Norfolk et apporter à notre ami des nouvelles précises au sujet de ses ennuis.

J’avoue que la curiosité me dévorait, mais comme je savais que Holmes aimait à ne faire part de ses découvertes qu’au moment opportun et à sa convenance, j’attendis que le moment fût arrivé pour lui de me mettre dans la confidence.

La réponse au télégramme se fit attendre, et deux jours s’écoulèrent pendant lesquels Holmes impatient fut sur le qui-vive à chaque coup de sonnette. Le soir du second jour arriva une lettre de Hilton Cubitt, tout était tranquille là-bas, mais, ce matin-là, il avait trouvé une longue inscription écrite sur le piédestal du cadran solaire. Il en adressait la copie ci-dessous :

Holmes se pencha quelques instants sur cette fresque bizarre et tout à coup se leva brusquement en poussant un cri de surprise et d’inquiétude. Ses traits dénotaient une angoisse poignante :

— Nous avons laissé l’affaire aller assez loin ! dit-il. Y a-t-il un train qui puisse nous amener ce soir à North-Walsham ?

Je feuilletai l’indicateur ; le dernier venait de partir.

— Alors, nous déjeunerons de bonne heure et nous prendrons le premier de demain matin. Notre présence là-bas est urgente. Ah ! voici le télégramme attendu !… Un instant, madame Hudson, il y aura peut-être une réponse. Non, tout est comme je pensais !… Ce message rend encore, plus nécessaire notre présence là-bas, car il est indispensable de faire connaître à Hilton Cubitt dans quel guêpier il est tombé.

Ce terme était absolument justifié ainsi que le démontrera le dénouement de cette histoire, dont le début m’avait paru si puéril et dont la fin me remplit encore d’horreur.

Il me serait plus agréable de présenter à mes lecteurs une conclusion moins dramatique, mais, simple chroniqueur de faits réels, je suis dans la nécessité de suivre la chaîne des événements, qui donnèrent à Riding Thorpe Manor quelques jours de célébrité dans toute l’Angleterre.

Descendus en gare de North-Walsham, nous avions à peine indiqué où nous allions que le chef de gare se précipita vers nous.

— Vous êtes sans doute les détectives de Londres ? dit-il.

Un soupçon d’inquiétude passa sur la figure de Holmes.

— Qui vous le fait croire ?

— L’inspecteur Martin, de Norwich, vient de descendre. Au fait, vous êtes peut-être les médecins ? Elle n’est pas morte ou du moins elle ne l’était pas aux dernières nouvelles ; vous arriverez peut-être à temps pour la sauver et la conserver pour l’échafaud.

Le front de Holmes se rembrunit encore.

— Nous allons à Riding Thorpe Manor, dit-il, mais nous ne connaissons rien de ce qui a pu s’y passer !

— C’est une terrible affaire ! dit le chef de gare. M. Hilton Cubitt et sa femme ont reçu chacun un coup de feu. Elle l’a tué et s’est suicidée ensuite, disent ses domestiques. Il est mort, lui, et, quant à elle, son état est désespéré. Mon Dieu ! mon Dieu ! une des plus vieilles et des plus honorables familles du comté de Norfolk !

Sans perdre son temps en paroles inutiles, Holmes sauta dans une voiture et, pendant le trajet de sept milles, il garda un silence obstiné. Je l’ai rarement vu plus préoccupé. Il avait été inquiet pendant tout le voyage, et j’avais remarqué l’attention toute particulière qu’il avait apportée à la lecture des journaux du matin, mais, devant la réalisation soudaine de ses craintes, il resta absolument affaissé. Il s’était enfoncé sur son siège et demeurait abîmé dans ses rêveries. Pourtant, le paysage que nous traversions ne manquait pas d’intérêt, car nous passions dans une contrée d’un caractère tout particulier, où des cottages, éparpillés çà et là, représentaient la population de nos jours, tandis que les tours massives des églises se dressant dans la plaine, au milieu du feuillage, évoquaient la gloire et la prospérité antique de l’est de l’Angleterre. Enfin, la raie violette de la mer du Nord se détacha sur la côte verdoyante du Norfolk, et le cocher désigna de son fouet deux vieilles lucarnes de briques qui s’élevaient au-dessus d’un bouquet d’arbres.

— Voilà le manoir de Riding Thorpe, dit-il. Comme nous approchions du portail, je remarquai, à côté de la pelouse du tennis, la sombre maisonnette servant à abriter les outils et le cadran solaire, qui avaient joué un rôle si étrange. Un petit homme tiré à quatre épingles, aux manières vives et alertes, à la moustache cirée, descendait d’un dog-cart. Il se présenta comme étant l’inspecteur Martin, de la police de Norfolk, et il parut très étonné quand il apprit le nom de mon ami.

— Le crime a été commis cette nuit à trois heures du matin, monsieur Holmes ; comment avez-vous pu l’apprendre à Londres et vous trouver ici en même temps que moi-même ?

— Je le prévoyais… et j’arrivais avec l’espoir de l’empêcher.

— Vous devez alors avoir des indices fort graves, que nous ignorons, car c’était, dit-on, un couple des plus unis.

— Je n’ai qu’une seule présomption, celle de petits bonshommes qui dansent… Je vous expliquerai cela plus tard. Maintenant, puisqu’il est trop tard pour empêcher le drame, je ne demande qu’à utiliser les connaissances que j’ai, afin d’arriver à ce que justice soit faite. Voulez-vous que nous fassions l’enquête ensemble, ou que j’agisse indépendamment de vous ?

— Je serai très fier si vous voulez bien m’associer à vous, monsieur Holmes, dit l’inspecteur avec conviction.

— Dans ce cas, il conviendrait que, sans plus tarder, je recueille les témoignages et examine la maison et toutes ses dépendances.

L’inspecteur Martin eut le bon sens de laisser mon ami agir à sa façon, et se contenta de noter avec soin les résultats de l’enquête. Le médecin de la localité, vieillard à cheveux blancs, venait précisément de quitter la chambre de Mrs Hilton Cubitt et déclara que ses blessures, tout en étant graves, n’entraîneraient pas fatalement la mort. La balle avait traversé le cerveau, et, sans doute, la victime resterait longtemps avant de reprendre connaissance ; il n’osait, d’ailleurs, se prononcer et déclarer si on avait tiré sur elle, ou si elle-même s’était blessée. Le coup avait certainement été tiré de très près. On n’avait trouvé dans la chambre qu’un seul revolver dont deux balles seulement avaient servi. Quant à Hilton Cubitt, il avait eu le cœur traversé par le projectile, il était impossible de dire lequel des deux avait fait feu sur l’autre, car le revolver gisait à égale distance du mari et de la femme.

— A-t-on dérangé le cadavre ? demanda Holmes.

— Nous n’avons touché qu’à la femme ; il était impossible, blessée comme elle l’était, de la laisser étendue sur le plancher.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici, docteur ?

— Depuis quatre heures du matin.

— Y a-t-il d’autres personnes ici ?

— Oui, le constable.

— Vous n’avez touché à rien ?

— À rien !

— Vous avez bien fait. Qui vous a envoyé chercher ?

— La femme de chambre, Mme Saunders.

— Est-ce elle qui a donné l’alarme ?

— Elle et Mrs King, la cuisinière.

— Où sont-elles ?

— Dans la cuisine, je pense.

— Nous ferons bien de recueillir de suite leur déclaration.

Le vieux hall, aux lambris de chêne, aux fenêtres démesurées, ne tarda pas à présenter l’aspect d’un cabinet d’instruction. Holmes s’assit dans un antique fauteuil, ses yeux scrutateurs brillaient au milieu de sa figure anxieuse. Je lisais dans son regard l’intention bien arrêtée de consacrer sa vie à l’éclaircissement de ce mystère, jusqu’au moment où il réussirait à venger la mort de notre client dont il n’avait pu sauvegarder l’existence. L’inspecteur Martin, le vieux médecin à cheveux blancs, moi-même et un solide policeman du village composaient ce groupe étrange.

Les deux femmes firent leur récit avec clarté ; elles avaient été réveillées au milieu de leur sommeil, par le bruit d’un coup de feu, suivi, une minute après, d’un deuxième. Elles couchaient dans deux chambres distinctes se communiquant : Mrs King s’était précipitée chez sa compagne ; toutes les deux étaient descendues ensemble. La porte du cabinet de travail était ouverte et une bougie allumée se trouvait sur la table. Leur maître était étendu au milieu de la pièce, la face contre terre : il était mort. Près de la fenêtre, était allongée sa femme la tête appuyée contre le mur ; sa blessure était horrible à voir ; tout un côté de la tête était couvert de sang ! Elle respirait péniblement et était incapable de proférer une parole. Le corridor et la pièce étaient remplis de fumée et de l’odeur de la poudre. La fenêtre était certainement fermée à l’intérieur ; sur ce point, les deux femmes étaient très énergiques. Elles avaient aussitôt fait prévenir le médecin et la police, puis, avec l’aide du groom et du garçon d’écurie, elles avaient transporté leur maîtresse dans sa chambre, où les deux époux avaient, pendant la nuit, partagé le même lit. Mrs Cubitt était vêtue de sa robe ; son mari n’avait que sa robe de chambre par-dessus ses vêtements de nuit. Rien n’avait été dérangé dans le cabinet de travail. Elles n’avaient jamais soupçonné une cause de dissentiment entre le mari et la femme et considéraient le ménage comme très uni.

Tels étaient les faits établis par les témoignages des domestiques. De plus, il résultait de leurs déclarations à l’inspecteur Martin que les portes étaient fermées à l’intérieur et que personne n’avait pu s’enfuir de la maison. Elles avaient enfin affirmé, à Holmes, qu’elles avaient senti l’odeur de la poudre dès le moment où, ayant quitté leurs chambres, elles étaient arrivées sur le palier.

— J’attire votre attention tout spécialement sur ce détail, dit Holmes en s’adressant à son collègue officiel, et maintenant, c’est le moment, à mon avis, de commencer l’examen minutieux de l’appartement.

Le cabinet de travail était une petite pièce garnie, sur trois de ses faces, d’une bibliothèque ; un bureau se trouvait en face d’une fenêtre donnant sur le jardin. Notre attention fut d’abord attirée par le cadavre du malheureux Hilton Cubitt, étendu sur le sol. Ses vêtements en désordre démontraient qu’il avait été réveillé en sursaut. Le meurtrier devait lui faire face au moment où il avait tiré, car le projectile, après avoir traversé le cœur, n’était pas sorti. La mort avait dû être instantanée ; aucune marque de poudre ne se voyait sur ses mains ou sur sa robe de chambre, tandis que, d’après l’examen médical, la femme en avait quelques traces sur la figure, mais aucune cependant sur les mains.

— Cette différence est sans importance, dit Holmes, tandis que le contraire pourrait tout expliquer. À moins d’un défaut dans la fabrication, dans la cartouche, qui ait pour effet de projeter la poudre en arrière, on peut faire feu à différentes reprises sans en porter la marque. Vous pouvez maintenant, je pense, faire enlever le cadavre. Vous n’avez pas encore extrait la balle reçue par la jeune femme, n’est-ce pas, docteur ?

— Non ; avant qu’on puisse le faire, il faudra une sérieuse opération. Voyez, il y a encore quatre cartouches dans le revolver, deux seulement ont été tirées, et comme il y a deux victimes, cela fait bien le compte.

— On le dirait tout au moins, dit Holmes, mais comment expliquerez-vous cette troisième balle qui a manifestement frappé dans cette fenêtre ?

Il s’était tout à coup détourné, et son doigt effilé désignait un trou qui avait traversé la fenêtre à quelques pouces du bas.

— Pardieu ! s’écria l’inspecteur, comment avez-vous vu cela ?

— Uniquement parce que je l’ai cherché !

— C’est merveilleux ! dit le médecin, vous êtes dans le vrai, monsieur. Si un troisième coup a été tiré, c’est qu’une troisième personne devait se trouver là. Mais laquelle ? Et comment a-t-elle pu s’enfuir ?

— Voilà le problème que nous avons à résoudre, dit Sherlock Holmes. Vous vous rappelez, inspecteur Martin, que les domestiques ont affirmé avoir senti l’odeur de la poudre en sortant de leur chambre, et que j’ai fait une remarque sur l’importance réelle de ce détail ?

— Oui, monsieur, mais j’avoue que je ne la voyais pas.

— Eh bien, je voulais dire qu’au moment où les coups de feu ont été tirés, la fenêtre et la porte de l’appartement étaient ouvertes, sans quoi l’odeur de la poudre ne se fût pas répandue aussi rapidement dans la maison ; pour cela, il fallait un courant d’air. Mais la porte et la fenêtre ne sont, à mon avis, restées ouvertes que très peu de temps.

— Comment le prouver ?

— Parce que la bougie n’a pas coulé.

— Étonnant ! s’écria l’inspecteur, étonnant !

— Étant donc certain que la fenêtre était ouverte au moment du drame, je me suis dit qu’un troisième personnage devait être mêlé à l’affaire, qu’il avait dû se tenir à l’extérieur, tirer à travers la fenêtre ouverte. Un coup de feu, dirigé de l’intérieur sur cette personne, avait donc pu faire un trou à la fenêtre. J’ai regardé et j’ai constaté que mes prévisions étaient justes.

— Mais comment, la fenêtre a-t-elle été trouvée fermée à l’intérieur ?

— La première idée de la femme aura été sans nul doute de la fermer ; mais que vois-je ?

Sur le bureau était posé un élégant sac à main en peau de crocodile avec une monture en argent. Holmes l’ouvrit et en sortit le contenu. Il y avait vingt billets de la Banque d’Angleterre de cinquante livres sterling chacun, liassés par une bande de caoutchouc.

— Il faut saisir cet objet comme pièce à conviction, dit Holmes en tendant le sac et les billets à l’inspecteur. Et, maintenant, essayons de faire la lumière sur cette troisième cartouche qui, évidemment, d’après l’aspect du bois de la fenêtre, a été tirée de l’intérieur. Je voudrais bien entendre à nouveau Mme King, la cuisinière !

— Vous avez déclaré, dit-il en s’adressant à celle-ci, que vous avez été réveillée par le bruit d’une violente détonation. Vouliez-vous dire par là que la première entendue par vous était plus forte que la seconde ?

— Il m’est difficile de préciser, car j’ai été réveillée en sursaut, mais cette détonation m’a paru très forte.

— Ne pensez-vous pas que c’était comme deux coups de feu tirés simultanément ?

— Je ne pourrais l’affirmer.

— Cela devait être pourtant… L’examen de cette pièce nous a donné tout ce que nous avions à recueillir ; si vous voulez bien, inspecteur Martin, nous allons nous rendre dans le jardin pour voir si nous pouvons y découvrir quelque indice nouveau.

Une plate-bande s’étendait sous la fenêtre du cabinet. Nous jetâmes tous une exclamation en approchant. Les fleurs avaient été piétinées, et le terreau était couvert de larges empreintes d’un pied d’homme, à l’extrémité particulièrement longue et effilée. Holmes fouilla le gazon et le feuillage comme un chien qui guette un oiseau blessé. Tout à coup, il poussa un cri de satisfaction et ramassa un petit cylindre de cuivre.

— Je le pensais bien ! dit-il. Le revolver avait un éjecteur et voici une troisième cartouche. Je crois cette fois, inspecteur Martin, que nos recherches sont complètes.

La figure de celui-ci dénotait une immense stupéfaction des découvertes successives faites de main de maître par Holmes. Au commencement, il avait montré quelques velléités de mettre en avant sa position officielle, mais il était désormais rempli d’admiration et prêt à suivre, à la lettre, toutes les instructions que Holmes voudrait bien lui donner.

— Qui soupçonnez-vous ? demanda-t-il.

— J’y viendrai tout à l’heure. Il y a quelques côtés de cette énigme que je ne vous ai pas encore expliqués. Nous sommes si avancés qu’il vaut mieux me laisser suivre mes propres plans, une fois pour toutes, afin d’éclaircir l’affaire.

— Comme vous voudrez, monsieur Holmes, pourvu que nous nous emparions de l’assassin.

— Je ne veux pas avoir l’air de faire des mystères, mais, en pleine action, ce n’est pas le moment de vous donner des explications longues et compliquées. Je tiens dans ma main tous les fils de cette affaire, et même, si cette pauvre femme ne recouvrait jamais sa connaissance, nous pourrions reconstituer les événements de la nuit passée, afin que justice soit faite. Tout d’abord, je désire savoir s’il y a dans les environs une auberge du nom d’Elrige ?

Les domestiques furent questionnés sur ce point ; aucun d’entre eux n’en avait entendu parler. Seul, le garçon d’écurie se rappela qu’un fermier de ce nom habitait à quelques milles dans la direction d’East Ruston.

— Est-ce une ferme isolée ?

— Oui, très isolée, monsieur.

— Peut-être n’y a-t-on pas encore entendu parler des événements de cette nuit ?

— C’est possible, monsieur !

Holmes réfléchit un instant, puis un sourire étrange glissa sur ses lèvres.

— Sellez un cheval, mon garçon, dit-il, vous allez porter un mot à cette ferme.

Il tira de sa poche les papiers sur lesquels étaient dessinés les bonshommes dansant, et il les plaça en face de lui sur le bureau où il se mit à écrire. Enfin, il donna au garçon d’écurie une note, en lui recommandant de la remettre en mains propres et surtout de ne répondre à aucune des questions qui pourraient lui être posées. Je vis l’enveloppe de la lettre écrite en caractères très irréguliers ne ressemblant en rien à l’écriture si précise de Holmes. Elle était adressée à M. Abe Slaney, ferme Elrige, East Ruston, Norfolk.

— Je pense, observa Holmes à M. Martin que vous ferez bien de demander une escorte par télégramme, car, si mes prévisions sont exactes, vous aurez un individu fort dangereux à conduire à la prison du comté. Le garçon qui va porter cette note pourra sans doute se charger de votre dépêche ; quant à nous, Watson, s’il y a un train pour Londres, je crois que nous pourrons le prendre ; j’ai une analyse chimique très intéressante à terminer, et cette enquête ne tardera pas à être close.

Quand le jeune homme fut parti avec la note, Sherlock Holmes donna ses instructions aux domestiques. Si quelqu’un venait à demander M. Hilton Cubitt, il était indispensable de ne pas lui faire connaître son état et de le conduire directement au salon. Il insista tout particulièrement sur ce point. Enfin, il monta lui même au salon en déclarant que sa tâche était terminée, et que nous n’avions plus qu’à nous distraire en attendant le dénouement. Le docteur était parti voir ses malades, et je restai seul avec Holmes et l’inspecteur.

— Je vais pouvoir, j’espère, vous faire passer une heure d’une manière aussi intéressante qu’instructive, dit Holmes, s’asseyant près de la table et plaçant devant lui les dessins des bonshommes. Quant à vous, ami Watson, je dois vous faire toutes mes excuses de n’avoir pas plus tôt satisfait votre légitime curiosité. Pour vous, inspecteur, mon récit vous sera d’une grande utilité au point de vue professionnel. Je dois d’abord vous faire part des circonstances toutes particulières dans lesquelles M. Hilton Cubitt est venu me rendre visite à Baker Street.

Il raconta brièvement les faits.

— J’ai ici, devant moi, continua-t-il, ces élucubrations extraordinaires qui pourraient faire sourire, si elles n’avaient pas été le prélude de cet horrible drame. Je suis très au courant de toutes les sortes d’écritures secrètes ; je suis même l’auteur d’un petit ouvrage sur ce sujet, dans lequel j’ai analysé cent cinquante systèmes d’écritures différentes, j’avoue cependant que celui-ci était entièrement nouveau pour moi. L’objectif de ceux qui ont inventé ce système était sans doute d’empêcher de croire qu’il s’appliquait à un message, et de faire plutôt supposer que ces signes étaient seulement des dessins faits par des enfants. Supposant toutefois qu’ils se rapportaient aux lettres d’un alphabet, j’appliquai les règles qui permettent de déchiffrer les écritures secrètes et la solution ne fut pas difficile. Le premier message qui me fut soumis était tellement court qu’il me fut impossible de trouver autre chose que la signification du signe :

Comme vous le savez, la lettre E est la plus fréquemment employée de l’alphabet anglais, et sa prédominance est tellement marquée qu’on la trouve dans les phrases les plus courtes ; or, sur les quinze signes qui composaient le premier message, cinq étaient semblables ; il était donc raisonnable de conclure qu’ils correspondaient à la lettre E. Il est vrai que tantôt le signe portait un drapeau, tantôt, il n’en portait pas ; mais, à la manière dont les drapeaux étaient disposés, je me doutai qu’ils n’étaient employés uniquement que pour diviser les mots dans les phrases. J’émis donc cette hypothèse que la lettre E était représentée par le signe :

C’était là la grosse difficulté. Après E, l’ordre d’emploi des lettres est peu marqué en anglais et la prédominance de certaines lettres, qui apparaît dans une page entière, peut être absolument modifiée dans une courte phrase. D’ordinaire, l’ordre d’emploi des lettres est par ordre numérique, le suivant : T.A.O.I.N.S.H.R.D et L, mais T.A.O et I peuvent être mises sur le même pied. C’eût été un travail trop long d’essayer chaque combinaison jusqu’à la solution. J’attendis donc une autre épreuve. À sa seconde visite, M. Hilton Cubitt me remit deux petites phrases, puis un message qui, ne contenant pas de drapeau, me sembla être un mot unique. Voici d’ailleurs ces signes. Dans ce mot, je trouvai deux E, qui forment la seconde et la quatrième lettre d’un mot de cinq lettres qui pouvait donc être sever[2] ou lever[3], ou never[4]. Il n’était pas douteux que le dernier de ces mots, constituant une réponse à une phrase, était le vrai, et les circonstances me firent penser que c’était une réponse faite par la jeune femme. Partant de ce principe, j’avais la certitude que les signes :

correspondaient aux lettres : N, V et R.

La difficulté n’était pas encore vaincue. Une idée heureuse me permit de découvrir d’autres lettres. Je pensai que ces demandes devaient venir de quelqu’un ayant eu autrefois des rapports d’intimité avec la jeune femme et que, par conséquent, si je découvrais un mot ayant deux E séparés par un groupe de trois lettres, ce mot pourrait correspondre au mot « Elsie », prénom de la jeune femme. Je trouvai que cette combinaison terminait la phrase dans trois espèces différentes. C’était certainement un appel adressé à Elsie. J’obtins ainsi les lettres : L, S et I. De quel appel pouvait-il être question ? Il y avait quatre lettres dans le mot qui précédait Elsie, et ce mot se terminait par un E. Ce mot devait être come[5]. J’essayai cependant toutes les autres lettres se terminant par un E, mais aucune ne formait un mot aussi approprié à la circonstance. Je connaissais donc les lettres C, O et M et je pouvais maintenant attaquer le premier message, diviser en mots et mettre des points à la place de chacun des signes restés inconnus. La phrase présentait alors l’aspect suivant :

.M .ERE ..E SL.NE

La première des lettres ne pouvait être que A ; c’était la découverte la plus importante ; car, dans ce message si bref, le signe paraissait trois fois et la lettre H était tout indiquée dans le second mot. La phrase devenait donc :

AM HERE A.E SLANE

ou en remplaçant les points :

AM HERE ABE SLANEY[6].

J’avais obtenu un tel nombre de lettres que je pouvais espérer découvrir le second message, qui, avec mes découvertes précédentes, donnait le résultat suivant :

A. ELRI.ES.

La phrase ne pouvait présenter de sens qu’avec un T et un G qui manquaient[7], et je pensai que c’était là le nom soit de l’auberge, soit de la maison où était descendu le correspondant inconnu.

L’inspecteur Martin et moi avions écouté avec le plus vif intérêt le récit des résultats surprenants obtenus par mon ami, malgré de telles difficultés.

— Et alors, que fîtes-vous ? demanda l’inspecteur.

— J’avais toute raison de croire que Abe Slaney était un Américain, puisque Abe est une contraction américaine du mot « Abel », et qu’une lettre portant le timbre de ce pays avait été le point de départ de toute l’affaire. Les allusions de la jeune femme à son passé, son manque de confiance envers son mari, tout semblait confirmer cette hypothèse. Je télégraphiai donc à mon ami Wilson Hargreave, de la police à New-York, qui s’est parfois servi de mes connaissances en matière de crimes. Je lui demandai si le nom de Abe Slaney lui était connu. Voici sa dépêche : « Le gredin le plus dangereux de Chicago. » Le soir même, où je recevais cette réponse, Hilton Cubitt m’adressa le dernier message de Slaney, qui donna ce résultat :

ELSIE. RE.ARE TO MEET THY GO.

L’addition d’un P et d’un D compléta le message[8], qui me montra que le gredin avait passé de la persuasion aux menaces et, connaissant les bandits de Chicago, je compris qu’il ne tarderait pas à les mettre à exécution. Je partis tout de suite pour Norfolk avec mon collègue et ami le Dr Watson ; mais, malheureusement, le crime avait été commis.

— C’est une bonne fortune d’être associé à vous dans une affaire, dit l’inspecteur avec chaleur, mais permettez-moi une réflexion : vous n’avez d’autres chefs que vous-même, tandis que moi, j’ai des comptes à rendre à des supérieurs. Si Abe Slaney, qui habitait Elrige, est réellement l’assassin, et qu’il prenne la fuite pendant que je suis ici bien tranquillement, j’aurai certainement de grands ennuis.

— N’ayez pas de crainte, il n’essaiera pas de s’enfuir !

— Comment le savez-vous ?

— Sa fuite démontrerait sa culpabilité.

— Alors nous n’avons qu’à aller procéder à son arrestation.

— J’attends son arrivée ici d’un instant à l’autre.

— Dans quel but viendrait-il ?

— Parce que je lui ai écrit pour le faire venir.

— C’est incroyable, monsieur Holmes ! Comment une lettre de vous pourrait-elle le faire venir ? Il me semble qu’elle ne pourrait avoir d’autre effet que d’éveiller ses soupçons et de hâter sa fuite.

— Je pense avoir trouvé le joint dans ma lettre, dit Sherlock Holmes… et, au fait, je crois bien que voilà précisément notre homme qui monte l’avenue.

Un homme, en effet, se dirigeait vivement vers la porte. Il était grand et beau ; son teint était bronzé, il était vêtu d’un complet en flanelle grise et coiffé d’un chapeau de panama, portait une barbe noire embroussaillée sous un grand nez aquilin et, tout en marchant, il faisait des moulinets avec sa canne. À le voir s’avancer ainsi, on aurait pu croire que toute la propriété lui appartenait. Il sonna énergiquement à ta porte d’entrée.

— Je crois, messieurs, dit Holmes avec le plus grand calme, que nous ferons bien de nous placer derrière la porte. Il faut prendre toutes les précautions avec un gaillard de cette espèce. Pour vous, inspecteur, apprêtez vos menottes, et laissez-moi lui parler.

Nous attendîmes en silence pendant une minute — une de celles qui font époque dans une existence. — Enfin, la porte s’ouvrit et l’homme entra. En un instant, Holmes lui appuya sur la tempe un revolver et Martin emprisonna ses poignets dans les menottes. Ce fut fait avec tant de rapidité et d’adresse que l’individu fut mis hors d’état de nuire avant même qu’il se fût rendu compte de ce qui se passait. Ses yeux noirs lançaient, sur chacun de nous, des regards furieux, puis il se mit à rire bruyamment.

— Eh bien, messieurs, vous l’emportez ! Je me suis attaqué à plus fort que moi. Je venais ici pour répondre à une lettre de Mrs Hilton Cubitt. Ce n’est pas elle, n’est-ce pas, qui m’a tendu ce piège ?

— Mrs Hilton Cubitt est gravement blessée et elle est aux portes de la mort.

L’homme laissa échapper un cri de douleur qui retentit dans toute la maison.

— Vous êtes fou ! s’écria-t-il avec colère, c’est lui qui a été touché et pas elle ! Qui aurait pu faire du mal à notre petite Elsie ? J’ai pu, Dieu me pardonne ! la menacer, mais je n’aurais jamais touché à un cheveu de sa jolie tête. Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ? Dites-moi qu’elle n’a pas été blessée !

— On l’a trouvée dangereusement blessée près du cadavre de son mari !

Il se laissa tomber sur une chaise en poussant un profond gémissement, mit sa tête entre ses mains, et garda le silence pendant cinq minutes. Enfin, il releva la tête et parla avec le calme du désespoir :

— Je ne vous cacherai rien, messieurs, dit-il. Si j’ai tiré sur son mari, il avait tiré le premier sur moi, ce n’est donc pas un assassinat. Si vous croyez que j’avais l’intention de faire du mal à sa jeune femme, c’est que vous ne me connaissez pas plus qu’elle. Jamais homme sur terre n’a aimé cette femme comme je l’ai aimée. J’en avais d’ailleurs le droit, car elle était ma fiancée depuis longtemps. Quel était cet Anglais qui est venu se jeter entre nous ? J’avais le premier des droits sur elle et je ne faisais que réclamer mon bien !

— Elle avait échappé à votre influence quand elle avait appris l’homme que vous étiez, dit Holmes sévèrement. Elle avait quitté l’Amérique pour vous fuir, et elle avait épousé un Anglais honorable. Vous l’avez pourchassée, vous lui avez rendu la vie insupportable, dans le but de l’obliger à abandonner le mari qu’elle aimait et respectait pour s’enfuir avec vous qu’elle méprisait et qu’elle haïssait. Enfin, vous avez fini par tuer cet homme de bien et par pousser sa femme au suicide. Voilà ce que vous avez fait, Abe Slaney, et vous aurez à en répondre devant la justice.

— Si Elsie vient à mourir, peu m’importe ce qu’il adviendra de moi ! dit l’Américain.

Il ouvrit une de ses mains et parcourut des yeux le billet qu’il y tenait chiffonné.

— Voyons, monsieur, dit-il avec une nuance de soupçon dans les yeux, n’êtes-vous pas en train de m’effrayer. Si cette femme est aussi grièvement blessée que vous le dites, qui donc m’a écrit ce billet ?

Et il le lança sur la table.

— Moi, dans le but de vous faire venir ici !

— Vous l’avez écrit ? Mais personne sur terre, à part la bande du Joint, ne connaît le secret des hommes qui dansent. Comment avez-vous pu l’écrire ?

— Ce qu’un homme peut inventer, un autre homme peut le découvrir, dit Holmes. Une voiture va venir vous prendre pour vous conduire à Norwich. En attendant qu’elle arrive, vous avez assez de temps pour réparer dans une faible mesure le mal que vous avez causé. Savez-vous qu’on a fortement soupçonné Mrs Hilton Cubitt de l’assassinat de son mari, et que c’est seulement ma présence ici et la connaissance que j’avais de faits antérieurs, qui a pu la sauver ? Le moins que vous lui devez, c’est d’établir, à la face de tous, qu’elle n’est en rien responsable, directement ou indirectement, de cette fin tragique.

— Je ne demande pas mieux ! dit l’Américain, et, dans mon propre intérêt, ce que j’ai de mieux à faire c’est de dire l’absolue vérité.

— Je dois vous prévenir que cela pourra se tourner contre vous, s’écria l’inspecteur avec cette loyauté superbe exigée par la loi anglaise.

Slaney haussa les épaules.

— Je risquerai cette chance, dit-il. Tout d’abord je dois vous dire que j’ai connu cette jeune femme quand elle était encore enfant.

Nous formions, à Chicago, une bande de sept malfaiteurs, et le père d’Elsie était notre chef. C’était un habile homme, le vieux Patrick ! Ce fut lui qui inventa cette écriture qui pouvait passer pour un gribouillage d’enfant si l’on n’en avait pas la clef. Elsie fut initiée à notre vie, mais ne put la supporter ; comme elle avait quelque argent gagné honnêtement, elle prit la fuite et vint à Londres. Elle m’avait accepté comme fiancé, et elle m’aurait sans doute épousé si j’avais consenti à changer de profession, car elle ne voulait avoir aucun rapport avec notre bande. Ce fut seulement après son mariage que je découvris le lieu de sa retraite, je lui écrivis et ne reçus aucune réponse. Alors je partis et, comme elle n’avait pas fait attention à mes lettres, je plaçai des messages, là où elle ne pouvait manquer de les voir.

Voilà un mois que je suis ici. J’ai vécu là-bas dans cette ferme où j’avais une chambre au rez-de-chaussée et pouvais ainsi m’absenter la nuit sans que personne le sût. J’ai fait l’impossible pour enlever Elsie. Je savais qu’elle lisait mes messages, car une fois, elle écrivit une réponse au-dessous de l’un d’eux. La colère m’emporta et je commençai à la menacer. Elle m’écrivit alors une lettre me suppliant de partir et me disant que le scandale dont je les menaçais lui briserait le cœur. Elle ajouta qu’elle descendrait à trois heures du matin pendant le sommeil de son mari, pour me parler par la fenêtre, si je consentais ensuite à partir et à la laisser en paix. Elle vint donc et apporta avec elle de l’argent, qu’elle voulut m’offrir. Je devins fou ; je lui saisis le bras et j’essayai de l’attirer à travers la fenêtre. À ce moment, son mari entra un revolver à la main. Elsie était tombée affolée sur le parquet et nous nous trouvâmes face à face, lui et moi. J’étais pris ; pour l’effrayer, je levai mon revolver, il tira et me manqua, aussitôt je tirai et il tomba. Je m’enfuis à travers le jardin, et, comme je partais, j’entendis la fenêtre qui se ferma derrière moi. Voilà la pure vérité, messieurs, toute la vérité ; je n’entendis plus parler de rien, jusqu’au moment où votre billet me fut apporté et où je vins ici, comme un imbécile, me remettre entre vos mains !

Un cab était arrivé pendant le récit de l’Américain. Deux policemen en uniforme se trouvaient à l’intérieur. L’inspecteur Martin se leva et posa la main sur l’épaule de son prisonnier.

— Il est temps de partir.

— Puis-je la voir auparavant ?

— Non ; elle est sans connaissance. Monsieur Sherlock Holmes, j’espère que, si jamais je suis saisi d’une autre affaire aussi grave, j’aurai la bonne fortune de vous avoir comme guide.

Nous restâmes à la fenêtre, Holmes et moi, regardant le cab s’éloigner. Comme il venait de disparaître, mon regard fut attiré par un bout de papier que le prisonnier avait jeté sur la table. C’était la note, grâce à laquelle Holmes l’avait fait venir.

— Voyez si vous pouvez la déchiffrer, Watson, dit-il avec un sourire.

Elle ne contenait pas un seul mot, mais cette petite ligne de danseurs :

— Si vous vous serviez du code dont je vous ai donné l’explication, dit Holmes, vous verriez que cela signifie tout simplement : « Venez ici de suite. » J’étais convaincu qu’il ne refuserait pas de répondre à une semblable invitation, car il ne pouvait penser qu’elle pût provenir d’une autre personne que de la jeune femme. Et c’est ainsi, mon cher Watson, que, pour une fois, nous avons fait servir à une bonne action ces danseurs qui, si souvent, ont été les agents du crime ; j’espère aussi que j’ai tenu ma promesse en vous donnant un récit sensationnel pour votre livre de notes. Notre train est à 3 heures 40, nous serons rendus à Baker Street pour dîner.

Un mot pour terminer. L’Américain Abe Slaney fut condamné à mort à la session des assises de l’hiver, à Norwich ; mais sa peine fut commuée en celle des travaux forcés à perpétuité, en raison des circonstances atténuantes, et de la certitude que Hilton Cubitt avait tiré le premier. En ce qui concerne Mrs Cubitt, tout ce que je sais, c’est qu’elle a recouvré la santé, qu’elle est restée veuve et a consacré sa vie aux œuvres de charité et à l’administration de la fortune de son mari.

IV

L’ÉCOLE DU PRIEURÉ


Nous avons assisté à des entrées et à des sorties bien dramatiques, dans notre petit appartement de Baker Street, mais je ne me rappelle aucune apparition plus subite et plus extraordinaire que celle du Dr Thorneycroft Huxtable, maître ès arts, docteur en philosophie, etc… Sa carte de visite, trop petite pour contenir tous ses titres académiques, l’avait précédé de quelques secondes, puis il était entré avec une attitude si majestueuse, si pompeuse et si digne, qu’il semblait la personnification du sang-froid et de l’aplomb. Et pourtant, à peine la porte s’était-elle fermée derrière lui qu’il dut s’appuyer contre la table ; puis son long corps s’affaissa sur le sol et resta allongé sans connaissance sur notre peau d’ours.

Nous nous levons précipitamment ; pendant quelques instants, nous contemplons ce naufragé qu’un orage soudain et terrible venait d’atteindre au milieu de l’océan de la vie. Holmes lui place un coussin sous la tête, tandis que je porte à ses lèvres un verre de cognac. Les soucis avaient ridé son visage pâle, ses paupières énormes étaient entourées d’un cercle noirâtre, sa bouche édentée était douloureusement contractée ; ses joues grasses portaient une barbe de plusieurs jours. Sa chemise et son col dénotaient un long voyage et ses cheveux en désordre se dressaient sur sa tête. Cet homme avait, sans nul doute, été gravement atteint.

— Qu’est ceci, Watson ? demanda Holmes.

— Une faiblesse bien caractérisée due probablement à la faim et à la fatigue, répondis-je en lui tâtant le pouls et en constatant que le cours de la vie était chez lui bien faible.

— Voilà un billet de retour pour Makleton dans le nord de l’Angleterre, fit Holmes en le retirant de la poche du visiteur. Il n’est pas encore midi, il est donc parti de bon matin.

Les paupières du malade commençaient à remuer et ses yeux gris, encore vagues, se fixaient sur nous. Un instant après, il se relevait rouge de honte.

— Pardonnez-moi ma faiblesse, monsieur Holmes. Je suis complètement bouleversé. Si vous pouviez me donner un biscuit et un verre de lait, je crois que cela me remettrait. Je suis venu moi-même, monsieur Holmes, afin d’avoir la certitude de vous ramener avec moi. Nous avions peur qu’une dépêche ne pût vous convaincre de l’urgence de notre affaire.

— Quand vous serez tout à fait remis…

— Je vais bien maintenant ; je ne puis comprendre la cause de cette faiblesse. Je vous serai reconnaissant monsieur Holmes, de vouloir bien revenir avec moi à Makleton par le prochain train.

Mon ami secoua la tête.

— Mon collègue, le Dr Watson, pourra vous dire qu’en ce moment-ci nous sommes fort occupés. Je suis pris par l’affaire des documents de Fener et, de plus, l’assassinat d’Abergavenny va être prochainement jugé. Il faudrait une circonstance très grave pour me faire quitter Londres en ce moment.

— Une circonstance très grave !

Notre visiteur leva les bras au ciel.

— N’avez-vous donc pas entendu parler de l’enlèvement du fils unique du duc d’Holdennesse ?

— Comment ! l’ancien président du Conseil !

— Précisément. Nous avons essayé de cacher l’événement aux journaux, pourtant le Globe d’hier soir en a parlé et je pouvais croire que cette nouvelle serait parvenue à vos oreilles.

Holmes étendit le bras et prit dans sa bibliothèque le volume H de son encyclopédie :

— « Holdernesse, 6e duc, K G, P C… etc… tout l’alphabet est employé pour énumérer ses titres. Baron Beverley, comte de Carlton… Mon Dieu, quelle liste !… Lord lieutenant de Hallamshire depuis 1900. Épousa Edith, fille de sir Charles Appledore en 1888. Héritier présomptif et fils unique : lord Saltire. Propriétés d’une superficie de plus de deux cent cinquante mille acres. Possède des mines dans le Lancashire et le pays de Galles. Adresses : Carlston House Terrace — Holdernesse Hall, Hallamshire. — Château de Carlston à Bangor, pays de Galles. Lord de l’Amirauté 1872. Secrétaire d’État pour… Eh bien, il peut se vanter d’être un des sujets les plus importants de Sa Majesté !

— Le plus grand et peut-être le plus riche. Je sais, monsieur Holmes, que vous avez en haute estime votre profession et que vous travaillez par amour de l’art. Je dois vous dire, cependant, que Sa Grâce lord Holdernesse a promis un chèque de cinq mille livres à celui qui pourra lui faire connaître où se trouve son fils, et un autre de mille livres à celui qui pourra lui indiquer celui ou ceux qui l’ont enlevé.

— C’est une offre princière, dit Holmes. Je crois bien, Watson, que nous allons nous décider à accompagner le Dr Huxtable dans le nord de l’Angleterre. Et maintenant, docteur, quand vous aurez pris votre lait, vous aurez la bonté de me faire connaître quand et comment tout cela est arrivé, en quoi vous êtes mêlé à cet événement et, enfin, pourquoi vous avez attendu trois jours, ce que m’indique suffisamment l’état de votre barbe, pour venir me voir et me demander mon concours.

Notre visiteur eut bientôt bu son lait et mangé ses biscuits. Ses yeux avaient repris leur lucidité, les couleurs étaient revenues à ses joues et il exposa la situation avec la plus grande netteté.

— Je dois d’abord vous dire, messieurs, que le Prieuré est une école préparatoire, dont je suis à la fois le fondateur et le directeur. Mon livre des Aperçus sur Horace vous rappellera peut-être mon nom. Le Prieuré est, sans discussion, la meilleure et la plus « select » des écoles préparatoires de toute l’Angleterre. Lord Leverstoke, le comte de Blackwater, sir Cathcart Soames, tous, m’ont confié leurs fils. Mais j’ai senti que mon établissement était arrivé à son apogée quand, il y a trois semaines, le duc d’Holdernesse envoya M. James Wilder, son secrétaire, pour me dire que le jeune lord Saltire, âgé de dix ans, son fils unique et son héritier présomptif, allait être confié à mes soins. J’étais loin de penser que cette gloire serait le prélude du plus grand malheur de ma vie.

Le jeune lord arriva le 1er  mai pour commencer le trimestre d’été. C’était un enfant charmant, qui ne tarda pas à se conformer aux habitudes de la maison. Je dois vous dire, sans vouloir être indiscret, mais uniquement parce que les demi-confidences sont hors de saison dans cette affaire, qu’il n’était pas très heureux chez lui. Tout le monde sait que, depuis son mariage, l’existence du duc a été peu tranquille, et qu’elle a abouti à une séparation par consentement mutuel entre lui et la duchesse, qui est allée habiter le midi de la France. Cet événement s’est produit il y a peu de temps, et les sympathies de l’enfant allaient plutôt vers sa mère. Après le départ de celle-ci, il fut en proie à un tel chagrin que, pour le lui faire oublier, son père se décida à me l’envoyer. Quinze jours après, notre jeune homme s’était complètement habitué et paraissait absolument heureux.

On ne l’a pas revu depuis la nuit du 13 mai, c’est-à-dire depuis lundi dernier. Sa chambre était située au second étage ; on y accède par un dortoir où couchent deux élèves. Ceux-ci n’ont rien vu ni entendu. Il est donc absolument certain que le jeune lord Saltire n’a pas pris ce chemin. Sa fenêtre était ouverte ; un énorme tronc de lierre conduit jusqu’au sol. Nous n’avons pu relever en bas aucune empreinte de pas, mais il est certain qu’il n’a pas pu s’enfuir par un autre moyen.

On a découvert son absence, mardi matin à sept heures. Son lit était défait. Il s’était entièrement habillé, avant de partir, de ses vêtements de classe : un complet noir d’uniforme avec un pantalon gris foncé. Rien n’indiquait qu’une personne se fût introduite dans la chambre, et il est certain que tout cri, tout bruit de lutte aurait été entendu, car Ganter, l’aîné des élèves qui couchent dans le dortoir voisin, a le sommeil très léger.

Quand la disparition de lord Saltire a été découverte, j’ai immédiatement, et dans tout l’établissement, fait l’appel des élèves, des professeurs et des domestiques. Alors seulement, nous avons eu la certitude que l’enfant n’était pas parti seul. Heidegger, professeur d’allemand, avait également disparu. Sa chambre était située au fond du bâtiment du deuxième étage et donnait du même côté que celle de lord Saltire. Son lit était également défait, mais il avait dû partir à demi habillé, car sa chemise et ses chaussettes étaient restées par terre. Sans nul doute, lui aussi, était descendu en glissant le long du lierre, car nous aperçûmes sur la pelouse l’empreinte de ses pieds. Sa bicyclette, qui se trouvait sous un hangar près de la pelouse, avait également disparu.

Heidegger était depuis deux ans dans mon établissement, et s’était présenté avec les meilleures références. C’était un homme silencieux, morose, peu aimé des élèves et de ses collègues. On ne put découvrir aucune trace des fugitifs, et aujourd’hui jeudi, nous n’en savons pas plus que mardi dernier. Naturellement, des recherches ont été faites aussitôt à Holdernesse Hall, qui se trouve seulement à quelques milles, car nous avions pensé qu’à la suite d’une crise de spleen il avait pu retourner chez son père ; mais on ne savait rien de ce côté.

Le duc est très inquiet, et quant à moi, vous avez pu vous rendre compte de l’état de prostration nerveuse où m’ont réduit à la fois l’attente et le sentiment de ma responsabilité. Monsieur Holmes, si jamais une énigme a pu vous passionner, je vous en supplie, déchiffrez celle-ci, car jamais vous n’aurez rencontré une cause plus digne de vous.

Sherlock Holmes avait écouté avec l’attention la plus soutenue, le récit de l’infortuné professeur. Ses sourcils froncés, séparés par une ride profonde, faisaient assez voir qu’il n’avait pas besoin qu’on insistât pour fixer son attention sur l’énigme qui, sans compter les bénéfices engagés dans sa solution, excitait au plus haut point l’intérêt qu’il portait en général aux mystères les plus complexes. Il prit son carnet et inscrivit quelques notes.

— Vous avez eu grand tort de n’être pas venu me trouver plus tôt, dit-il sévèrement. Vous me faites commencer mes recherches dans des conditions bien difficiles. Il est certain que l’examen du lierre et de la pelouse eût donné des résultats à un observateur scrupuleux.

— Ce n’est pas ma faute, monsieur Holmes. Sa Grâce tenait à éviter l’éclat d’un scandale, et ne voulait pas qu’on pût étaler aux yeux du monde ses ennuis domestiques, car elle a horreur du bruit autour de son nom.

— Cependant, il a bien dû y avoir une enquête officielle ?

— Oui, monsieur, elle nous a, d’ailleurs, complètement déçus. On avait découvert une piste ; un jeune homme, accompagné d’un enfant, était parti de la gare voisine, par un train du matin ; nous avons appris, seulement la nuit dernière, après avoir suivi le couple jusqu’à Liverpool, qu’à n’en pas douter, le fait n’avait aucun rapport avec notre affaire. Alors, en désespoir de cause, après avoir passé une nuit blanche, je suis venu vous trouver par le premier train.

— Sans doute, pendant qu’on suivait cette fausse piste, on avait abandonné les recherches sur les lieux ?

— Entièrement !

— Voilà donc trois jours de perdus. L’affaire a été déplorablement engagée.

— Je le sens bien.

— Et pourtant l’énigme doit être résolue, et je serais très heureux d’y arriver. Avez-vous pu établir quelques rapports entre l’enfant disparu et le professeur d’allemand ?

— Aucun.

— L’enfant était-il dans sa classe ?

— Non, et autant que je puis le savoir, il n’a jamais échangé une parole avec lui.

— C’est très singulier. L’enfant avait-il une bicyclette ?

— Non.

— Savez-vous s’il manque une autre bicyclette ?

— Non.

— C’est certain ?

— Absolument !

— Voyons, il est impossible d’admettre que le professeur d’allemand a pu s’enfuir à bicyclette au milieu de la nuit, emportant l’enfant dans ses bras.

— C’est évident !

— Alors, qu’en pensez-vous ?

— On a fait disparaître la bicyclette pour établir une fausse piste. Peut-être le couple l’a-t-il cachée quelque part et est-il parti à pied ?

— Évidemment, mais cela semble absurde. Y avait-il d’autres bicyclettes sous le hangar ?

— Oui, plusieurs.

— S’ils avaient voulu faire croire qu’ils étaient partis à bicyclette n’en auraient-ils pas caché deux au lieu d’une ?

— C’est à présumer.

— Naturellement, donc cette hypothèse ne tient pas. Mais il y a là le point de départ d’une enquête sérieuse. Après tout, une bicyclette n’est facile ni à cacher ni à détruire. Encore une question : ce jeune garçon a-t-il reçu une visite la veille de sa disparition ?

— Non.

— A-t-il reçu des lettres ?

— Oui, une seule.

— De qui ?

— De son père.

— Avez-vous l’habitude de décacheter les lettres de vos élèves ?

— Non.

— Comment savez-vous alors que cette lettre était de son père ?

— L’enveloppe portait ses armoiries, et l’adresse était de l’écriture du duc, qui d’ailleurs se rappelle avoir écrit à son fils.

— Avait-il reçu d’autres lettres auparavant ?

— Non, pas depuis plusieurs jours.

— En avait-il reçu de France ?

— Non, jamais.

— Bien entendu, vous voyez le but de mes questions : ou il a été enlevé de vive force, ou il est parti de bonne volonté. Dans ce dernier cas, il y avait certainement au dehors une personne pour l’encourager. S’il n’a pas eu de visite, l’encouragement n’a pu lui parvenir que par lettre. J’essaie donc de savoir qui a pu correspondre avec lui.

— Je crains bien de ne pouvoir vous aider ; à ma connaissance, il ne correspondait qu’avec son père.

— Ce dernier, dites-vous, lui a écrit le jour même de sa fuite. Les rapports entre le père et l’enfant étaient-ils bons ?

— Le duc ne témoigne guère d’affection à qui que ce soit ; il vit absorbé par la politique et semble inaccessible à tout sentiment. Cependant, il se montrait avec son fils affectueux à sa manière.

— Les sympathies de l’enfant se portaient vers sa mère ?

— Oui.

— Il vous l’a dit ?

— Non.

— Le duc ?

— Oh ! cela non !

— Comment donc le savez-vous ?

— M. James Wilder, le secrétaire du duc, que je connais un peu, m’a fait quelques confidences sur l’état d’esprit de lord Saltire.

— Je comprends. À propos, cette dernière lettre du duc, l’a-t-on trouvée dans la chambre de l’enfant après son départ ?

— Non, il l’avait emportée avec lui. Mais je crois bien, monsieur Holmes, qu’il est temps de nous mettre en route vers la gare d’Euston.

— Je vais commander une voiture. Dans un quart d’heure nous serons à votre disposition. Si vous envoyez une dépêche chez vous, laissez donc croire que les recherches marchent toujours du côté de Liverpool, où les imbéciles se sont lancés. En attendant, je travaillerai tranquillement près de chez vous, et peut-être la piste n’est-elle pas si éventée que deux vieux limiers comme Watson et moi ne puissions parvenir à la relever.

Le soir même nous respirions l’air frais du pays montagneux où était situé l’établissement du Dr  Huxtable. Il faisait déjà nuit à notre arrivée. Une carte se trouvait sur la table du hall, et le factotum dit à voix basse quelques paroles à son maître, qui se tourna vers nous fort agité.

— Le duc est ici, dit-il ; le duc et M. Wilder sont dans mon cabinet ; venez, messieurs, qui je vous présente.

J’avais déjà vu plusieurs fois les photographies de cet homme d’État, mais sa ressemblance était loin d’être parfaite. Il était grand et majestueux, vêtu avec le plus grand soin ; sa figure était maigre et allongée, son nez démesurément long et recourbé, son teint était d’une pâleur de cire, que faisait ressortir le contraste d’une longue barbe rouge vif descendant sur son gilet blanc et au travers de laquelle étincelait sa chaîne de montre. Tel était le personnage, qui nous examina des pieds à la tête avec la plus grande froideur, tout en restant debout, le dos tourné à la cheminée de l’appartement. À côté de lui, se trouvait un jeune homme, qui était évidemment son secrétaire particulier, M. Wilder ; celui-ci était petit, nerveux, avec des yeux bleus très intelligents et une physionomie très mobile. Ce fut lui qui, d’un ton assuré et incisif, ouvrit le feu de la conversation.

— Je suis venu ce matin, docteur, mais trop tard pour vous empêcher de partir pour Londres. J’ai appris que vous aviez l’intention de charger de la direction de cette affaire M. Sherlock Holmes ; Monseigneur a été très surpris de vous voir prendre une pareille détermination sans la consulter.

— Quand j’ai appris que la police avait échoué…

— Monseigneur n’est nullement convaincu que la police ait échoué.

— Mais certainement, monsieur Wilder…

— Vous savez très bien que Monseigneur tient essentiellement à éviter le scandale, et par conséquent, ne veut mettre dans la confidence que le moins de personnes possible.

— L’affaire peut sans difficultés s’arranger, dit le malheureux docteur. M. Sherlock Holmes peut retourner à Londres par le train de demain matin.

— Non pas, docteur, non pas ! dit Holmes avec sa voix la plus douce. Ce climat du Nord est si vivifiant et si agréable que je me propose de passer quelques jours dans vos montagnes, et de m’y occuper du mieux que je pourrai. Vous déciderez si je dois m’installer sous votre toit ou dans une auberge du village.

Je vis bien que le pauvre docteur était très perplexe, lorsque la voix profonde du duc à la barbe rouge se fit entendre avec la sonorité d’un gong.

— Je pense, comme M. Wilder, que vous auriez bien fait de me consulter, docteur Huxtable, mais, puisque M. Holmes est déjà dans le secret, ce serait absurde de ne pas profiter de ses services. Au lieu d’aller à l’auberge, monsieur Holmes, je serai très heureux de vous voir descendre chez moi à Holdernesse Hall.

— Je remercie Monseigneur, mais pour faciliter mes recherches je crois que je ferai mieux de rester sur les lieux mêmes.

— Comme vous voudrez, monsieur Holmes. Nous vous donnerons, M. Wilder et moi, tous les renseignements dont vous aurez besoin.

— Il sera probablement nécessaire que j’aille vous voir à votre château, dit Holmes ; dès maintenant me serait-il permis de vous demander si vous avez quelque idée particulière sur la disparition de votre fils ?

— Non, monsieur, je n’en ai aucune.

— Excusez-moi, je vous prie, si j’effleure un sujet qui peut vous être pénible, mais j’y vois une nécessité. Croyez-vous que Mme la duchesse y soit pour quelque chose ?

L’ancien ministre eut une hésitation très marquée.

— Je ne le crois pas, dit-il enfin.

— Une autre hypothèse est que l’enfant a été enlevé pour vous être rendu moyennant rançon. Avez-vous reçu une demande de cette espèce ?

— Non, monsieur.

— Une dernière question ? On m’a affirmé que vous aviez écrit à votre fils le jour même où le fait s’est produit.

— Non, la veille.

— Précisément, mais il a reçu votre lettre ce jour-là ?

— Oui.

— Y avait-il dans votre lettre un mot qui pût le pousser à une semblable détermination ?

— Certainement non.

— Avez-vous mis vous-même cette lettre à la poste ?

La réponse du noble seigneur fut interrompue par son secrétaire, qui s’écria avec quelque hauteur :

— Il n’est pas dans les habitudes de Monseigneur de mettre lui-même ses lettres à la poste. Cette lettre a été placée avec d’autres sur la table du bureau, et je les ai enfermées moi-même dans le sac des dépêches.

— Vous êtes sûr que cette lettre a été mise avec les autres ?

— Oui, je l’ai parfaitement remarqué.

— Combien Monseigneur a-t-il écrit de lettres ce jour-là ?

— Vingt ou trente. J’ai une correspondance très considérable, mais c’est en dehors de la question.

— Pas tout à fait, dit Holmes.

— Pour ma part, continua le duc, j’ai conseillé à la police de porter ses recherches vers le midi de la France. Je vous l’ai déjà dit, je considère comme impossible que la duchesse se soit livrée à un acte aussi monstrueux, mais mon fils avait, de ce côté, les idées les plus bizarres, et il est admissible qu’avec l’aide du professeur d’allemand, il soit allé retrouver sa mère. Et maintenant, docteur, nous allons nous quitter.

Je sentais que Holmes eût bien voulu poser d’autres questions, mais les manières brusques du duc me firent comprendre qu’il considérait l’entrevue comme terminée. On voyait bien que cet entretien avec un étranger, sur sa vie intime, était particulièrement désagréable à sa nature aristocratique, et qu’il craignait que de nouvelles questions ne vinssent jeter une lumière plus vive sur les dessous discrètement cachés de son existence de grand seigneur.

Lorsque le gentilhomme et son secrétaire furent partis, mon ami commença de suite ses recherches avec son ardeur habituelle. Il examina avec le plus grand soin la chambre de l’enfant et acquit ainsi la certitude qu’il s’était enfui par la fenêtre. L’appartement du professeur d’allemand et l’examen de ses vêtements ne purent fournir aucune indication. Une branche du lierre avait dû se rompre sous son poids, et, à la lueur d’une lanterne, nous pûmes apercevoir sur la pelouse l’empreinte de ses talons sur le gazon vert : c’était le seul indice de sa fuite nocturne inexplicable.

Sherlock Holmes quitta la maison seul, et rentra après onze heures. Il s’était fait remettre une carte d’état-major des environs ; il l’apporta dans ma chambre, l’étendit sur mon lit, plaça sa lampe au milieu et se mit à fumer tout en me désignant avec le bout d’ambre de sa pipe les points intéressants.

— Cette affaire m’empoigne, Watson, dit-il. Il y a décidément des côtés qui ne manquent pas d’intérêt. Il faut tout d’abord que vous vous rendiez bien compte de la topographie des lieux, cela nous servira beaucoup dans nos recherches.


Regardez cette carte, ce carré sombre est l’école du Prieuré, je vais y placer cette épingle. Cette ligne représente la grande route, qui, comme vous le voyez, se dirige de l’est à l’ouest, il n’y a aucun chemin de traverse, ni à droite ni à gauche pendant plusieurs milles. Si les deux fugitifs ont suivi une route, ce ne peut être que celle-là.

— Évidemment.

— Nous avons la chance de pouvoir encore contrôler les personnes qui sont passées sur cette route pendant la nuit en question. À l’endroit où je viens de poser ma pipe, le garde champêtre est resté de service depuis minuit jusqu’à six heures du matin. Comme vous le voyez, il était placé à la bifurcation de la route avec le chemin de traverse du côté est, il m’a affirmé n’avoir pas quitté son poste un seul instant, et être sûr que personne n’aurait pu passer, sans avoir été remarqué. Je lui ai parlé ce soir et il me semble mériter toute confiance. Ceci acquis, voyons de l’autre côté : voici l’auberge du Taureau rouge dont la propriétaire, se trouvant malade, avait envoyé à Nockleton chercher un médecin ; celui-ci était absent quand on est venu le demander et n’est arrivé que le lendemain matin. Les gens de l’auberge sont donc restés sur le qui-vive toute la nuit pour guetter son arrivée et la route a été constamment surveillée. Tous sont unanimes à affirmer que personne n’est passé. Si ces témoignages sont sincères, nous sommes également fixés sur le côté ouest et, par conséquent, nous pouvons être sûrs que les fugitifs ne se sont pas servis de la route.

— Mais la bicyclette ? fis-je remarquer.

— Nous y arriverons tout à l’heure. Continuons notre raisonnement. S’ils n’ont pas suivi la route, ils ont traversé le pays du côté du nord ou du côté sud de l’établissement ; cela est indiscutable. Examinons les deux hypothèses : au sud, comme vous le voyez, s’étendent des cultures morcelées en petits champs séparés entre eux par des murs en pierre. De ce côté, l’usage de la bicyclette est impraticable. Il faut donc abandonner cette piste et revenir au nord. Ici se trouve un bouquet d’arbres, porté sur la carte sous le nom de Dagged Shaw, et plus loin les landes de Lower Gill, qui s’étendent sur environ dix milles avec une pente douce. Dans la direction de cet espace désert se trouve Holdernesse Hall, qui par la route est distant de dix milles, mais de six seulement en coupant à travers la lande. Celle-ci est particulièrement déserte ; à peine y rencontre-t-on quelques rares fermes où l’on élève des bestiaux. Jusqu’à la route de Chesterfield il n’y a guère comme habitants que les pluviers et les courlis. Remarquez, également, ici une église entourée de quelques habitations, parmi lesquelles une auberge. Au delà les collines deviennent abruptes. C’est sûrement du côté nord que doivent être dirigées nos recherches.

— Mais la bicyclette ? demandai-je encore.

— C’est bien, c’est bien, dit Holmes avec impatience, un bon cycliste n’a pas besoin d’une grande route. La lande est sillonnée de sentiers, et d’ailleurs, il faisait pleine lune. Ah ! qu’y a-t-il ?

On frappait à la porte ; un instant après, le Dr Huxtable entrait dans l’appartement, tenant dans sa main une casquette bleue de cricket avec un chevron blanc au sommet.

— Enfin, voici un indice, cria-t-il. Dieu merci ! nous voilà sur les traces du jeune garçon ! Voici sa casquette.

— Où l’a-t-on trouvée ?

— Dans une des voitures des bohémiens qui campaient dans la lande. Ils sont partis mardi dernier. Aujourd’hui, la police les a retrouvés et a perquisitionné dans leurs roulottes, et c’est là qu’on a retrouvé la casquette.

— Quelle explication ont-ils donnée ?

— Ils se sont d’abord coupés, puis ont déclaré qu’ils l’avaient trouvée au milieu de la lande mardi matin. Ils savent où est l’enfant, les bandits ! Dieu merci, à l’heure actuelle, ils sont tous sous les verrous. La peur de la justice d’une part, l’argent du duc de l’autre arriveront à tirer d’eux tout ce qu’ils savent.

— Jusqu’à présent, cela va bien, dit Holmes, quand le docteur eut quitté la pièce. C’est encore une preuve que c’est du côté de la lande de Lower Gill que nous devons nous attendre à obtenir des résultats. La police, en somme, n’est arrivée, à rien, sauf à l’arrestation de ces bohémiens. Voyez, Watson ! à travers la lande il y a un ruisseau, il est marqué ici sur la carte. À certains endroits, c’est un véritable marécage, surtout dans la région comprise entre Holdernesse Hall et l’école. On ne trouvera ailleurs aucune trace de pas par ce temps-ci, mais là, nous avons des chances d’en rencontrer. Nous nous lèverons de bonne heure demain matin, et nous irons voir, vous et moi, si nous ne pouvons pas éclaircir ce mystère.

Le lendemain au point du jour, quand je me réveillai, j’aperçus près de mon lit la silhouette mince de Holmes. Il était complètement habillé et avait déjà dû sortir.

— J’ai visité toute la pelouse, le hangar à bicyclette, dit-il, et j’ai poussé jusqu’au bouquet d’arbres. Maintenant, Watson, une tasse de cacao vous attend dans la pièce voisine, mais, pressez-vous, nous avons de quoi occuper notre journée.

Ses yeux brillaient, ses joues étaient empourprées par l’animation du maître qui voit son œuvre bien en train. Alerte et actif ; il était alors bien différent du rêveur pâle de Baker Street. Je sentais, en contemplant cette taille énergique et prête à la lutte, qu’une journée fatigante nous attendait.

Et pourtant, elle commença par un vif désappointement. Pleins d’espoir, nous nous étions mis en route à travers la lande grise coupée de nombreux sentiers pour les troupeaux, et nous étions arrivés à une bande de terrain d’un vert cru qui nous indiquait le marécage. Certainement si le jeune homme s’était dirigé vers le château de son père, il aurait dû passer là et y laisser forcément des empreintes. Mais nous ne découvrîmes pas la moindre trace ni de lui, ni de l’Allemand. La figure assombrie, mon ami parcourut les bords observant, avec le plus grand soin, de tous les côtés. Il y avait des traces de moutons en très grand nombre ; plus loin on découvrait les empreintes des pieds de bestiaux, et rien de plus.

— Échec en plein ! dit Holmes en jetant un coup d’œil circulaire sur la lande. Il y a un autre marécage là-bas ! Mais… mais qu’est-ce que cela ?

Nous venions d’apercevoir comme un sentier, au milieu duquel on distinguait le sillon laissé par une bicyclette.

— Hurrah ! m’écriai-je. Nous le tenons !

Holmes secoua la tête et son regard me parut plus intrigué que joyeux.

Une bicyclette, certainement, mais pas la bicyclette ! dit-il. Je connais quarante-deux types d’empreintes laissées par les caoutchoucs des pneus. Celui-ci est un Dunlop, avec une pièce sur l’enveloppe extérieure. Les caoutchoucs de Heidegger étaient de la marque Palmer et laissaient des traces longitudinales. C’est ce que m’a déclaré Aveling, le professeur de mathématiques. Ce n’est donc pas la trace de l’Allemand.

— C’est peut-être celle du jeune homme ?

— C’est possible, s’il nous était démontré qu’il avait une bicyclette en sa possession ; mais ce n’est pas le cas. Cette trace a été laissée par une personne qui venait de la direction de l’école.

— Ou qui allait dans sa direction !

— Non, non, mon cher Watson. L’empreinte la plus profonde est toujours laissée par la roue arrière qui supporte tout le poids, et vous voyez à plusieurs endroits que l’empreinte de la roue avant a été effacée par celle de la roue arrière. Sans aucun doute, la bicyclette s’éloignait de l’école. Cela peut se rattacher ou non à notre enquête, mais il faut toujours la suivre avant de continuer.

C’est ce que nous fîmes et au bout de quelques centaines de mètres nous perdions la trace en quittant la partie marécageuse de la lande. Reprenant notre course en arrière, nous trouvâmes un autre endroit traversé par un ruisseau. Nous vîmes de nouveau les traces de la bicyclette ; elles étaient à demi effacées par les pieds des vaches, puis elles disparurent, et le sentier nous conduisit au bouquet d’arbres de Dagged Shaw placé derrière l’école. La bicyclette avait dû sortir de cet endroit. Holmes s’assit sur un tronc d’arbre et appuya son menton sur ses mains. J’eus le temps de fumer deux cigarettes avant qu’il n’eût bougé.

— Eh bien, eh bien, dit-il enfin, c’est possible après tout qu’un homme avisé ait changé les caoutchoucs de sa machine, de façon à laisser des traces inconnues. Un criminel qui est capable d’une telle pensée est un homme que je serais heureux de travailler. Laissons de côté cette question et retournons au marécage, que nous n’avons pas suffisamment fouillé.

Nous continuâmes l’examen minutieux de cette partie de la lande et bientôt notre persévérance fut récompensée. Dans la partie la plus basse, se trouvait un sentier embourbé. Holmes jeta un cri de joie en approchant. Une empreinte ressemblant à celle d’une ligne de fils télégraphiques en occupait le milieu. C’était celle d’un pneu Palmer !

— Voici la trace d’Heidegger, c’est sûr, dit Holmes avec enthousiasme, mon raisonnement était juste, Watson !

— Je vous en félicite.

— Mais nous ne sommes pas au bout ! Ne marchez pas, je vous prie, sur le sentier. Suivons la trace, je crois bien qu’elle ne nous conduira pas loin.

Tout en avançant nous remarquions que cette partie de la lande était encore coupée par des marécages ; nous perdions parfois de vue notre piste, mais nous la retrouvions toujours.

— Remarquez-vous, dit Holmes, que le cycliste devait pédaler ferme ? Cela n’est pas douteux ! Voyez cette empreinte où les deux caoutchoucs se détachent si nettement. L’un est aussi profond que l’autre, ce qui indique que le poids était également réparti sur le guidon et sur la selle, comme il arrive quand on presse l’allure. Pardieu, il a fait une chute !

Il venait de découvrir une marque irrégulière courant tout le sentier ; on apercevait auprès des empreintes de pas, puis les pneus réapparaissaient.

— Un dérapage, dis-je.

Holmes tenait dans sa main une branche d’ajoncs en fleur. Je constatai avec horreur qu’elles étaient tachetées de rouge. Sur le sentier au milieu de la bruyère se trouvaient des taches sombres de sang coagulé.

— Mauvais ! dit Holmes, mauvais ! Faites attention, Watson ! Pas un pas de plus ! Ce que je lis dans tout ceci ? Il est tombé blessé, s’est relevé, est remonté à bicyclette et a continué. Mais il n’y a pas d’autre trace à côté ; voici les empreintes de pieds d’animaux. Il n’a sûrement pas été éventré par un taureau ? C’est impossible ! Et pourtant je ne vois les traces de personne. Allons, continuons, Watson ! Il a dû être blessé sérieusement, la piste nous conduit, il ne saurait nous échapper.

Nos recherches ne furent pas longues. Les traces des pneus commencèrent bientôt à faire des zigzags sur le sentier humide, et tout à coup, tandis que nous regardions au loin, un reflet de métal au milieu d’un buisson d’ajoncs vint frapper nos yeux. Nous y trouvâmes une bicyclette munie de pneus Palmer dont la pédale était faussée et dont la partie ayant été inondée de sang. De l’autre côté du buisson, nous aperçûmes un soulier. Un bond, et nous vîmes étendu sur le dos le malheureux cycliste. C’était un homme de grande taille, portant toute la barbe avec des lunettes dont un verre était brisé. La cause de sa mort était un coup terrible reçu à la tête, qui lui avait défoncé le crâne. Qu’il eût pu, après avoir reçu une telle blessure, continuer sa course indiquait ce qu’avaient dû être sa vitalité et son courage. Il avait des souliers, mais pas de chaussettes, et son paletot ouvert laissait apercevoir sa chemise de nuit. Sans nul doute, c’était le professeur d’allemand.

Holmes tourna le cadavre avec respect et l’examina avec la plus grande attention. Pendant quelque temps il resta absorbé dans ses pensées et je pus voir à son front soucieux que cette lugubre découverte n’avait pas, dans sa pensée, avancé le résultat de nos recherches.

— Que faut-il faire, Watson ? dit-il enfin. Mon idée est de continuer, nous avons déjà perdu bien du temps ; il faut à tout prix nous hâter, informer la police de notre découverte et veiller à ce qu’on s’occupe de ce malheureux.

— Je puis m’en retourner avec un mot.

— Non, j’ai besoin de votre concours… attendez un peu. Voilà un bonhomme qui travaille dans la lande. Amenez-le ici, et il mettra la police au courant.

J’amenai le paysan et Holmes envoya le pauvre homme affolé avec un mot pour le Dr Huxtable.

— Maintenant, Watson, dit-il, nous avons trouvé deux pistes ce matin : l’une, la bicyclette avec le pneu Palmer, nous voyons où elle nous a conduits ; l’autre, le pneu Dunlop avec une pièce. Avant de commencer à marcher sur celle-là, résumons ce qui est acquis afin de séparer ce qui est essentiel de ce qui peut être accessoire. D’abord, mettez-vous bien dans l’idée que l’enfant est parti de son plein gré. Il est descendu par la fenêtre et il est parti soit seul, soit avec quelqu’un, c’est indiscutable.

Je fis un signe d’assentiment.

— Au tour maintenant du malheureux professeur. L’enfant était entièrement habillé quand il est parti ; il prévoyait, par conséquent, ce qu’il allait faire. Le professeur, au contraire, n’a même pas pris le temps de passer ses chaussettes ; il a donc agi brusquement.

— C’est certain.

— Pourquoi est-il parti ? Parce que, de la fenêtre de sa chambre, il a sans doute vu la fuite de l’enfant ; parce qu’il voulait le rattraper et le ramener. Il est allé alors prendre sa bicyclette, l’a poursuivi et, dans cette poursuite, a trouvé la mort.

— C’est très vraisemblable.

— J’arrive au point délicat de l’argument. L’acte naturel d’un homme qui poursuit un enfant serait de courir après lui, car il lui semble facile de le rattraper. Ce n’est pas ce que fait l’Allemand ; il a recours à la bicyclette. On m’a dit qu’il était un cycliste de première force. Il n’aurait pas pris sa machine s’il n’avait pas su que l’enfant avait à sa disposition un moyen rapide de locomotion.

— L’autre bicyclette ?

— Continuons notre reconstitution. Il est tué à cinq milles de l’école, non par un coup de feu (notez bien qu’à la rigueur un gamin aurait pu tirer), mais par un coup d’une violence extrême porté par un bras vigoureux. L’enfant avait donc un compagnon dans sa fuite, et la fuite a dû être rapide puisqu’il a fallu à un excellent cycliste parcourir une distance de cinq milles avant de les atteindre. Nous avons examiné le terrain tout autour du lieu du crime ; qu’avons-nous découvert ? Quelques empreintes de bestiaux, rien de plus. J’ai parcouru les environs, il n’y a pas de sentier à plus de cinquante mètres. L’autre cycliste n’a rien à voir avec cet assassinat : il n’y a ici aucune empreinte de pieds.

— Holmes ! m’écriai-je, ceci est impossible !

— Vous êtes étonnant ! dit-il. Quelle observation superbe ! C’est impossible, dites-vous ; mais cela est ! Vous avez vu par vous-même. Pouvez-vous expliquer les choses autrement ?

— Il n’aurait pas pu se fracturer le crâne en tombant ?

— Dans un marécage, Watson ?

— Je ne vois pas d’autre supposition possible.

— Tu ! tu !… Nous avons résolu des problèmes plus difficiles. Enfin, nous avons des données sérieuses si nous savons nous en servir. Voilà la question du Palmer épuisée, voyons ce que nous donnera le Dunlop !

Nous reprîmes cette piste et la suivîmes pendant un certain temps, puis elle disparut dans les touffes de bruyères ; de ce point, elle pouvait aussi bien se diriger vers Holdernesse Hall, dont les tours grises s’élevaient à quelques milles à notre gauche, que du côté du village, qui se trouvait devant nous et nous indiquait la position de la grande route de Chesterfield.

Quand nous approchâmes de l’auberge à l’apparence sordide, qui portait un coq pour enseigne, Holmes poussa un gémissement et me prit par l’épaule pour ne pas tomber : il venait de se fouler le pied. Avec difficulté, il boita jusqu’à la porte, devant laquelle un homme d’un certain âge, petit et gros, fumait une pipe en terre noire.

— Comment allez-vous, monsieur Reuben Hayes ? dit Holmes.

— Qui êtes-vous ? et comment savez-vous si bien mon nom ? dit le campagnard avec un éclair de soupçon dans ses yeux rusés.

— C’est écrit sur l’enseigne au-dessus de votre tête, et il est facile de reconnaître en vous le patron de l’auberge. Vous n’auriez pas une voiture dans votre remise ?

— Non, je n’en ai pas.

— Je ne puis plus poser le pied par terre.

— Alors, ne l’y posez pas,

— Mais je ne puis marcher.

— Alors, sautez.

Les manières de Reuben Hayes étaient loin d’être affables, mais Holmes n’en resta pas moins de bonne humeur.

— Allons, mon ami, dit-il, je suis dans une impasse, il faut à tout prix que j’en sorte.

— Qu’est-ce que cela me fait ? dit l’aimable hôtelier.

— J’ai une affaire très importante. Je vous donnerai un souverain si vous pouvez me louer une bicyclette.

L’hôtelier dressa l’oreille.

— Où voulez-vous aller ?

— À Holdernesse Hall.

— Vous seriez des amis du duc, supposition ? dit l’hôtelier tout en regardant nos habits tachés de boue avec des yeux ironiques.

Holmes se mit à rire de bon cœur.

— Il sera content de nous voir, toujours !

— Pourquoi ?

— Parce que nous lui apportons des nouvelles de son fils qui est disparu.

L’hôtelier sursauta visiblement.

— Quoi, vous êtes sur ses traces ?

— On l’a vu à Liverpool, et il ne tardera pas à être repris.

À ces mots, sa physionomie épaisse se modifia et ses façons changèrent tout à coup.

— Je n’ai pas de raison pour vouloir du bien au duc, dit-il, car autrefois j’ai été son premier cocher ; il m’a traité bien durement, et, sur la foi d’un sale marchand d’avoine, il m’a jeté dans la rue sans même me donner un certificat. Tout de même, je suis heureux qu’on ait entendu parler du jeune lord à Liverpool et je vous aiderai à porter des nouvelles au château.

— Je vous remercie, dit Holmes, mais nous mangerons d’abord, et vous amènerez ensuite la bicyclette.

— Je n’en ai pas.

Holmes lui tendit un souverain.

— Puisque je vous dis que je n’en ai pas ! mais je vous louerai deux chevaux pour aller au château.

— C’est bien, dit Holmes, nous repartirons quand nous aurons pris quelque chose.

Quand nous nous trouvâmes seuls dans la cuisine, je ne tardai pas à me rendre compte que l’entorse de mon compagnon était, à ma grande stupéfaction, complètement guérie. Il faisait presque nuit et nous n’avions rien mangé depuis le matin. Aussi nous restâmes assez longtemps à table. Holmes était abîmé dans ses pensées ; une ou deux fois, il alla à la fenêtre pour examiner les alentours. Elle donnait sur une cour très sale, à l’extrémité de laquelle se trouvait une forge, où un jeune homme aux traits et aux vêtements noircis était en train de travailler ; de l’autre côté, étaient des écuries. Holmes s’était rassis et se leva tout à coup en poussant une exclamation :

— Pardieu ! Watson, je crois que j’y suis, cria-t-il, oui, ce doit être cela. Vous rappelez-vous aujourd’hui que nous avons aperçu des traces de pieds de bestiaux ?

— Oui, plusieurs !

— Où donc ?

— Mais partout ; il y en avait dans le marécage, sur le sentier et près de l’endroit où ce pauvre Heidegger a trouvé la mort.

— Précisément. Eh bien, Watson, combien de bestiaux avez-vous vus dans la lande, cette après-midi ?

— Je ne me rappelle pas en avoir vu !

— C’est étrange, Watson, que nous ayons remarqué tant de marques de pieds et que nous n’ayons pas vu un seul animal, c’est très étrange, Watson, n’est-ce pas ?

— C’est vrai !

— Faites un effort de mémoire, reportez vos souvenirs en arrière Les voyez-vous, ces empreintes sur le sentier ?

— Oui, je les vois.

— Vous vous rappelez qu’elles étaient tantôt ainsi placées, Watson, et il disposa de cette manière des miettes de pain : : : : : : : d’autres fois ainsi · : · : · : · : ·: d’autres puis comme ceci . · . · . · . · . · ., vous rappelez-vous tout cela ?

— Non, cela m’est impossible.

— Moi, c’est différent, j’en jurerais, mais nous irons les revoir. Que j’ai donc été aveugle de ne pas en tirer plus tôt une conclusion !

— Laquelle ?

— Seulement celle-ci : c’est une vache remarquable que celle qui peut ainsi aller au pas, au trot et au galop. Ce n’est pas un cerveau paysan qui a pu imaginer un pareil subterfuge. Les environs ne paraissent pas surveillés, sauf par ce jeune garçon qui est dans la forge. Allons donc un peu à la découverte !

Deux chevaux mal soignés se trouvaient dans l’écurie délabrée. Holmes souleva une des jambes de derrière de l’un d’eux et se mit à rire :

— Voilà de vieux fers qui ont été placés il y a peu de temps. Les fers sont vieux, mais les clous sont neufs. Cette affaire est superbe ! Poussons jusqu’à la forge.

L’apprenti continua son travail sans nous regarder. Je vis le regard de Holmes qui fouillait dans les débris de fer et de bois éparpillés sur le sol. Tout à coup, nous entendîmes un pas derrière nous. C’était l’hôtelier ; ses épais sourcils s’étaient froncés sur ses yeux sombres, ses traits rouges semblaient convulsés par la colère. Il tenait à la main une canne à tête de métal et il avança d’une façon si menaçante que je fus heureux de sentir mon revolver dans ma poche.

— Espions du diable ! que faites-vous ici ? s’écria-t-il.

— Comment, monsieur Reuben Hayes, dit Holmes avec calme, on pourrait croire que vous avez peur de nous voir découvrir quelque chose.

L’homme fit un effort violent pour reprendre son sang-froid et il laissa échapper un rire faux, plus menaçant encore.

— Vous pouvez chercher tout ce que vous voudrez dans ma forge ; mais, comme je n’aime pas qu’on vienne mettre le nez dans mes affaires sans ma permission, le plus tôt que vous paierez votre dépense et filerez d’ici sera le mieux.

— Très bien, monsieur Hayes, nous ne voulions pas vous offenser, dit Holmes. Nous venons seulement de regarder vos chevaux. Après tout, je crois bien que je pourrai marcher, ce n’est pas loin, n’est-ce pas ?

— Il n’y a que deux milles pour arriver à la grille du château et voilà la route à gauche.

Il nous suivit des yeux jusqu’au moment où nous eûmes quitté son auberge. Nous n’allâmes pas très loin, car Holmes s’arrêta dès que la courbe de la route nous eut dissimulés aux regards de l’aubergiste.

— Nous brûlions, comme disent les enfants, reprit-il, et il me semble que je me refroidis à chaque pas qui m’éloigne d’ici. Non, il n’est pas possible de s’en aller !

— Je suis convaincu, dis-je, que ce Reuben Hayes est au courant de tout. J’ai rarement rencontré un gredin plus manifeste.

— C’est l’impression qu’il vous a faite ? Il possède des chevaux, une forge. Allons, c’est un endroit plein d’intérêt que cette auberge du Coq hardi. J’ai envie d’y retourner pour l’examiner à loisir.

Une colline de rochers crayeux s’élevait derrière nous. Nous avions quitté la grande route et nous gravissions la pente lorsqu’en regardant dans la direction d’Holdernesse Hall, j’aperçus un cycliste qui pédalait à toute vitesse.

— Baissez-vous ! s’écria Holmes en posant lourdement sa main sur mon épaule.

À peine étions-nous cachés qu’un homme passa rapidement sur la route auprès de nous. J’aperçus, dans un nuage de poussière, une figure pâle et agitée, empreinte de l’horreur la plus vive, la bouche ouverte et les yeux hagards fouillant la route. On eût dit une horrible caricature de l’élégant James Wilder que nous avions vu la veille.

— Le secrétaire du duc ! s’écria Holmes. Venez, Watson, et voyons ce qu’il va faire !

Nous sautâmes de rocher en rocher et quelques instants après nous nous trouvions sur une élévation qui nous permit de distinguer la porte de l’auberge. La bicyclette de Wilder était appuyée contre le mur. Rien ne bougeait dans la maison, aucun visage ne se montrait aux fenêtres. Le crépuscule s’éteignait lentement à mesure que le soleil se cachait derrière les hautes tours du château. Nous vîmes, dans l’obscurité, s’allumer dans la cour de l’auberge deux lanternes, puis nous entendîmes le bruit des sabots des chevaux sur la route, et une voiture fila comme une flèche dans la direction de Chesterfield.

— Que pensez-vous de cela ? murmura Holmes.

— On dirait une fuite.

— Un homme seul dans une voiture, c’est tout ce que j’ai vu. Ce n’était pas M. James Wilder, car le voici à la porte.

Un carré rouge de lumière avait brillé dans la nuit et permettait de distinguer la silhouette sombre du secrétaire. Sa tête s’était avancée pour percer les ténèbres. Il était évident qu’il attendait quelqu’un. Enfin, nous entendîmes des pas sur la route et nous aperçûmes bientôt un autre personnage. La porte se referma, l’obscurité redevint complète. Cinq minutes plus tard, une lumière parut au premier étage.

— Ils semblent mener une drôle d’existence à cette auberge ! dit Holmes.

— La salle de café se trouve de l’autre côté.

— Parfaitement, ils reçoivent de la compagnie ; que fait donc M. James Wilder dans ce débit à cette heure de la nuit, et quel peut être l’homme qui lui a donné rendez-vous ? Allons, venez, Watson, il faut se risquer à voir cela de plus près.

Nous descendîmes la côte et nous arrivâmes à la porte de l’auberge. La bicyclette était toujours appuyée au mur. Holmes fit craquer une allumette et éclaira la roue de derrière. Je l’entendis rire à voix basse quand la lumière frappa un pneu Dunlop, sur lequel était fixée une pièce. Au-dessus de nous, se trouvait la fenêtre éclairée.

— Il faut que j’y jette un coup d’œil, Watson, penchez le dos vers le mur comme point d’appui et je pourrai y parvenir.

Un instant plus tard, il avait placé ses pieds sur mes épaules : cela ne dura qu’un instant.

— Venez, mon ami, dit-il. Assez de travail pour aujourd’hui. Nous avons recueilli tout ce que nous avons pu ; il y a loin d’ici à l’école et, plus tôt nous serons de retour, mieux cela vaudra.

Il prononça à peine quelques paroles durant le trajet à travers la lande, et, au lieu d’entrer dans l’école, il se rendit à la gare de Makleton, d’où il expédia plusieurs télégrammes. Tard dans la nuit, je l’entendis prodiguer au Dr Huxtable des consolations au sujet de la mort tragique de son professeur d’allemand. Il entra ensuite dans ma chambre aussi alerte et aussi en train que je l’avais vu le matin même.

— Tout va bien, mon ami, dit-il, je vous promets qu’avant demain soir nous aurons la solution du mystère.

Le lendemain matin, mon ami et moi, montions la longue avenue d’yeuses qui conduisait à Holdernesse Hall. Après avoir traversé la porte monumentale datant du règne d’Elisabeth, nous fûmes introduits dans le cabinet de travail du duc. Nous y trouvâmes M. James Wilder, froid et compassé, mais ayant encore, dans les yeux et sur les traits, un reste de la terreur qu’il avait éprouvée la nuit précédente.

— Vous êtes venus pour voir Monseigneur ? J’en suis fâché, mais il est très fatigué. La nouvelle de cette mort l’a absolument bouleversé. Nous avons reçu hier dans l’après-midi une dépêche du Dr Huxtable, qui nous a annoncé votre découverte.

— Il faut pourtant que je sois reçu, monsieur Wilder.

— Mais Monseigneur est dans sa chambre à coucher.

— Alors, j’irai dans sa chambre à coucher !

— Je crois même qu’il est au lit.

— Alors, je le verrai au lit !

Les manières froides et inexorables de Holmes firent comprendre au secrétaire que toute insistance serait inutile.

— Très bien, monsieur Holmes, je vais lui dire que vous êtes ici.

Après une demi-heure d’attente, le noble seigneur fit son apparition. Sa figure était plus livide que jamais, son dos plus voûté ; il semblait avoir bien vieilli depuis la veille. Il nous accueillit avec une courtoisie hautaine et s’assit devant son bureau ; sa barbe rouge couvrait la table.

— Eh bien, monsieur Holmes ? dit-il.

Les yeux de mon ami restaient fixés sur le secrétaire, qui s’était placé près du siège de son maître.

— Je crois que je pourrais parler plus librement si M. Wilder n’était pas ici.

Ce dernier devint plus pâle et jeta un regard hostile vers Holmes :

— Si Monseigneur le désire…

— Oui, oui, il vaut mieux que vous ne soyez pas là. Et maintenant, monsieur Holmes, qu’avez-vous à me dire ?

Mon ami attendit que la porte eût été refermée.

— Je dois vous dire que mon collègue le Dr Watson et moi-même, avons appris, par le Dr Huxtable, qu’une récompense avait été offerte à qui découvrirait le mystère. Je serais heureux d’avoir sur ce point votre affirmation.

— C’est exact, monsieur Holmes.

— C’était, je crois, la somme de cinq mille livres sterling[9], qui devait être remise à la personne vous indiquant où se trouve votre fils.

— C’est encore exact.

— Mille livres[10] de plus devaient être données à celui qui vous ferait connaître celui ou ceux qui le tenaient prisonnier ?

— Tout à fait exact.

— Aussi bien ceux qui se sont emparés de lui que ceux qui le détiennent actuellement ?…

— Oui, oui, s’écria le duc avec impatience. Si vous réussissez, monsieur Holmes, vous n’aurez pas à vous plaindre.

Mon ami frotta l’une contre l’autre ses deux mains avec une expression d’avidité qui me surprit, car je connaissais ses goûts modestes.

— Il me semble, dit-il, que j’aperçois sur cette table le carnet de chèques de Monseigneur, et je serais très heureux s’il voulait bien me préparer un chèque de six mille livres, endossé sur la banque « Capital and Counties », Oxford Street, Londres.

Le duc conserva son calme ; très droit sur son siège, il fixa froidement mon ami.

— Est-ce une plaisanterie, monsieur Holmes ? Le sujet n’y prête pourtant guère.

— Pas du tout, je n’ai jamais été plus sérieux de ma vie.

— Que voulez-vous dire alors ?

— Je veux dire que j’ai gagné la récompense. Je sais où est votre fils et je connais, au moins, quelques-unes des personnes qui le détiennent.

Le duc pâlit encore.

— Où est-il ? fit-il dans un souffle.

— Il est, ou du moins, il était la nuit dernière à l’auberge du Coq hardi, à environ deux milles de la grille de votre parc.

Le duc se renversa dans sa chaise.

— Et qui accusez-vous ?

La réponse de Sherlock Holmes fut stupéfiante. Se levant vivement de sa chaise, il posa sa main sur l’épaule du duc.

— C’est vous que j’accuse, dit-il. Et maintenant, je prie Monseigneur de me donner le chèque.

Jamais je n’oublierai l’attitude du duc qui frappa l’air de ses mains comme un homme qui se sent tomber au fond d’un précipice. Aussitôt, par un effort inouï, il recouvra son sang-froid d’aristocrate, s’assit et cacha sa tête dans ses mains. Il garda le silence pendant quelques instants.

— Que savez-vous ? demanda-t-il enfin, sans lever la tête.

— Je vous ai vus ensemble hier soir.

— Quelqu’un le sait-il, à part votre ami ?

— Je n’en ai parlé à personne.

Le duc prit une plume dans sa main tremblante et ouvrit son carnet de chèques.

— Je n’ai qu’une parole, monsieur Holmes. Je vais vous signer votre chèque, malgré l’ennui que vous me causez. Quand j’ai fait cette promesse, j’ignorais la tournure que prendraient les événements ; mais je puis avoir foi en votre discrétion et en celle de votre ami, n’est-ce pas ?

— Je ne saisis pas bien.

— Je vais m’expliquer plus clairement, monsieur Holmes. S’il n’y a que vous deux au courant de la situation, il n’y a pas de raison de penser que ces faits seront connus. C’est, je crois, douze mille livres[11] que je vous dois, n’est-ce pas ?

Holmes sourit et secoua la tête.

— Je crains bien que les choses ne puissent s’arranger aussi facilement. Il ne faut pas oublier qu’il y aura à rendre compte de la mort de l’infortuné professeur.

— Mais James Wilder n’y est pour rien ! Il ne peut en être responsable ! C’est l’œuvre de cette misérable brute qu’il a eu le malheur d’employer !

— Je ne puis envisager les choses de la même manière : quand un homme met le pied dans le crime, il est moralement responsable de tout crime qui se rattache au premier.

— Moralement, c’est vrai ! monsieur Holmes, mais certainement pas aux yeux de la loi. Un homme ne peut être condamné pour un meurtre auquel il n’a pas participé et qu’il réprouve autant que vous-même. Dès qu’il a tout appris, James est venu me faire une confession complète, tant il éprouvait d’horreur et de remords. Il n’a pas mis une heure à rompre entièrement avec le meurtrier. Oh ! monsieur Holmes, il faut le sauver ; sauvez-le ! sauvez-le !

Le duc avait perdu toute son assurance, et il marchait à grands pas dans l’appartement, la figure bouleversée, les mains crispées. Enfin, il put se maîtriser et s’assit devant son bureau.

— J’apprécie la délicatesse qui vous a fait venir près de moi avant de parler à qui que ce soit, dit-il. Au moins, nous pourrons voir ensemble s’il n’est pas possible de limiter cet horrible scandale.

— Certainement, dit Holmes, mais nous ne pourrons réussir que si nous trouvons en vous la plus entière franchise. Je ne demande qu’à vous venir en aide dans la mesure de mes moyens, mais, pour cela, il faut que je puisse comprendre tous les détails de cette affaire. Vous parliez tout à l’heure de M. James Wilder, et vous disiez qu’il n’était pas le meurtrier ?

— Non, le meurtrier a pu s’échapper !

Sherlock Holmes sourit.

— Monseigneur ne connaît pas, sans doute, ma modeste réputation, sans quoi il eût deviné combien il était difficile de m’échapper. M. Reuben Hayes a été arrêté à Chesterfied sur ma dénonciation à onze heures hier au soir. J’ai reçu un télégramme de la police de cette ville ce matin avant de quitter l’école.

Le duc se renversa dans sa chaise et regarda mon ami avec étonnement.

— Vous paraissez avoir un pouvoir surhumain ! dit-il. Ainsi voilà Reuben Hayes arrêté ? Je suis bien heureux de l’apprendre, si cela ne doit pas retomber sur James.

— Votre secrétaire ?

— Non, monsieur, mais mon fils !

C’était au tour de Holmes de se montrer étonné.

— J’avoue que j’ignorais cela, et je vous prierai de tout m’expliquer.

— Je ne vous cacherai rien. Je crois, quelque douleur que je puisse ressentir, que la franchise est la meilleure politique dans la situation désespérée où nous ont conduits la folie et la jalousie de James. Pendant ma jeunesse, monsieur Holmes, j’ai aimé comme l’on n’aime qu’une fois dans la vie. J’ai offert à mon amie de l’épouser ; elle m’a refusé, prétendant qu’une telle alliance pourrait entraver ma carrière. Si elle avait vécu, je ne me serais certainement jamais marié avec une autre qu’elle, mais elle mourut laissant cet enfant que j’ai aimé et élevé en souvenir d’elle. À cause du monde, j’ai dû cacher ma paternité, mais j’ai donné à ce fils la meilleure éducation et, quand il a atteint l’âge d’homme, je l’ai attaché à ma personne. Il a surpris mon secret et dès lors a tiré parti du lien qui l’attachait à moi et de la possibilité de faire naître un scandale qui me serait odieux. Sa présence a été une des causes de mes ennuis dans mon ménage. Par-dessus tout, il détestait mon fils légitime depuis sa naissance. Vous vous demandez peut-être pourquoi, dans ces conditions, j’ai gardé James sous mon toit ? C’était uniquement parce que je retrouvais en lui tous les traits de sa mère, et qu’en souvenir d’elle j’étais prêt à supporter toutes les douleurs. Ses gestes, ses attitudes me rappelaient la morte ; il m’était impossible de me séparer de lui, mais je craignais tellement son hostilité contre son frère, que je résolus d’éloigner celui-ci et de le confier aux soins du Dr  Huxtable.

James s’est trouvé en contact avec Hayes, qui était un de mes fermiers et qu’il connaissait puisqu’il était mon intendant. Hayes a toujours été un gredin, mais cela n’a pas empêché James de devenir son intime, car il a toujours eu un goût prononcé pour les basses fréquentations. Quand James eut pris la détermination d’enlever lord Saltire, il requit l’aide de cet homme. Vous vous rappelez que, la veille de sa disparition, il avait reçu une lettre de moi ; James avait ouvert cette lettre et y avait ajouté un petit mot pour prier son frère de venir le retrouver dans le petit bois de Dagged Saw non loin de l’école. Il s’était servi du nom de la duchesse et, grâce à ce subterfuge, il put décider l’enfant. Le soir même, James partit à bicyclette (c’est d’ailleurs ce qu’il m’a avoué) et il déclara à Arthur, qu’il trouva au rendez-vous, que sa mère désirait vivement le voir, qu’elle l’attendait dans la lande et que, s’il consentait à revenir vers minuit dans le bois, il rencontrerait un homme chargé de le conduire. Le pauvre Arthur est tombé dans le piège, il trouva Hayes qui avait sa voiture et son cheval. Arthur monta et ils partirent ensemble. Il paraîtrait (James ne m’a appris ce fait qu’hier) qu’ils ont été poursuivis, que Hayes a frappé d’un coup de bâton celui qui le poursuivait, il l’a étendu mort. Hayes conduisit alors Arthur à l’auberge du Coq hardi, et l’enferma dans une des chambres du premier étage, confié aux soins de sa femme, une excellente personne, mais qui obéit aveuglément à son mari.

Tel était, monsieur Holmes, l’état des choses quand je vous vis il y a deux jours. Je ne soupçonnais pas plus que vous la vérité. Vous me demanderez peut-être à quel mobile James a obéi ? Je ne puis que vous répondre qu’il avait une haine injustifiée contre mon héritier. C’était lui-même, prétendait-il, qui devait hériter de moi, et il entrait en fureur contre les lois de notre pays qui s’y opposaient. Il obéissait aussi à un autre mobile bien défini : l’espoir que je pourrais tourner la loi et qu’il m’imposerait ses conditions : me rendre Arthur, si je consentais à lui laisser mes propriétés par testament. Il savait fort bien que je ne voudrais pas invoquer contre lui l’appui de la police. Il n’a pu me proposer ce marché parce que les événements se sont précipités et que le temps lui a manqué pour me développer ses plans.

La découverte du cadavre d’Heidegger est survenue tout à coup. James, à cette nouvelle, a été saisi d’horreur. Nous avons appris l’événement hier par une dépêche du Dr Huxtable. James, qui se trouvait dans mon cabinet à ce moment, fut rempli de douleur et d’indignation. Nos soupçons devinrent alors une certitude et je n’hésitai pas à l’accuser du crime. Il fit les aveux les plus complets, me suppliant de conserver son secret pendant trois jours afin de donner à son misérable complice le temps de sauver sa vie. J’ai cédé comme toujours à ses prières. Aussitôt, il s’est rendu au Coq hardi afin de prévenir Hayes et de lui donner les moyens de fuir. Il m’était impossible de me rendre pendant le jour à cette auberge sans provoquer des commentaires, mais dès que la nuit fut tombée, j’allai voir mon cher Arthur. Je le trouvai en sûreté et bien portant, mais bouleversé par l’horrible drame dont il avait été le témoin. J’ai consenti à contre-cœur à le laisser là pendant trois jours sous la garde de M. Hayes, car il était impossible de faire connaître à la police où il se trouvait sans dénoncer l’assassin, et je ne voyais pas comment cet assassin pourrait être pris sans perdre mon malheureux James. Vous m’avez conjuré d’être franc, monsieur Holmes, j’ai eu foi en votre parole, et je vous ai tout raconté sans rien dissimuler ; à votre tour, soyez franc avec moi.

— Je le serai, dit Holmes. Pour commencer, je dois vous dire que vous vous êtes placé dans une situation fort délicate au point de vue pénal. Vous vous êtes rendu complice d’une « félonie » et vous avez aidé à la fuite d’un assassin, car je ne puis douter un instant que l’argent donné à Hayes par James Wilder ne provienne de votre bourse ?

Le duc fit un signe d’assentiment.

— Ceci est réellement très grave, mais ce qui vous rend encore plus coupable, c’est votre conduite envers votre fils cadet. Vous le laissez pour trois jours dans ce repaire !

— Oui, mais avec des promesses formelles.

— Quelle est la valeur de promesses faites par de pareilles gens ? Qui vous garantit qu’on ne l’enlèvera pas à nouveau ? Pour plaire à votre fils aîné coupable, vous exposez votre fils cadet, qui, lui, est innocent, à un danger imminent et superflu. C’est là un acte injustifiable.

Le fier seigneur d’Holdernesse n’était pas habitué à être ainsi traité sous le toit de ses ancêtres. La rougeur lui monta au front, mais sa conscience le rendit muet.

— Je vous aiderai, poursuivit Holmes, mais à une seule condition, c’est que vous vous bornerez à appeler un de vos gens, auquel je donnerai tels ordres que je jugerai utiles.

Sans une parole, le duc pressa le bouton électrique et un laquais parut.

— Vous serez heureux d’apprendre, lui dit Holmes, que votre jeune maître est retrouvé, et le duc vous ordonne de faire atteler, d’envoyer chercher, à l’auberge du Coq hardi, le jeune lord Saltire et de le ramener ici. Maintenant, poursuivit-il quand le valet se fut éloigné, ayant assuré l’avenir, nous pouvons regarder le passé avec plus d’indulgence. Je n’ai pas de caractère officiel, et pourvu que la justice suive son cours, je n’ai pas de motif pour raconter ce que je sais. Quant à Hayes, je n’ai rien à dire de lui. La potence l’attend, et je ne ferai rien pour le sauver. Ce qu’il racontera, je ne puis le savoir, mais sans doute Monseigneur saura lui faire comprendre qu’il est de son intérêt de rester muet. La police croira qu’il a enlevé votre enfant dans le but d’en tirer rançon, et je ne chercherai pas à la détromper, cependant je dois vous prévenir que la présence de M. James Wilder ne peut causer que des malheurs.

— Je le comprends, monsieur Holmes, et il est déjà entendu qu’il me quittera pour toujours, et ira chercher fortune en Australie.

— Dans ce cas, puisque Monseigneur m’a dit que seule la présence de James Wilder vous avait créé une situation délicate avec la duchesse, j’exprimerai respectueusement l’avis qu’il serait bon de faire amende honorable et d’essayer de reprendre avec elle la vie commune.

— Cela est déjà arrangé ; j’ai écrit ce matin à la duchesse.

— Dans ce cas, dit Holmes en se levant, je crois que mon ami et moi n’avons qu’à nous féliciter d’avoir obtenu un si heureux résultat grâce à notre visite dans le Nord. Je serais pourtant heureux d’éclaircir un autre détail. Hayes avait ferré ses chevaux avec des fers laissant l’empreinte de fers à bestiaux. Était-ce M. Wilder qui lui avait enseigné un tel moyen ?

Le duc réfléchit pendant un instant, sa figure manifesta la plus grande surprise, puis il ouvrit une porte et nous montra une vaste salle qui ressemblait à un musée. Il nous conduisit vers une vitrine et nous fit lire l’inscription suivante :

« Ces fers ont été trouvés en déblayant les fossés du château. Ce sont des fers a chevaux qui donnent l’empreinte des sabots de vaches, afin de fournir une fausse piste. Ils ont sans doute appartenu aux barons pillards d’Holdernesse du moyen âge. »

Holmes ouvrit la vitrine et, se mouillant le doigt, il le passa sur le fer. Une très légère couche de boue récente adhéra à son doigt.

— Merci, dit-il en refermant la vitrine, ceci est la deuxième découverte intéressante que j’aie faite dans le Nord.

— Quelle est la première ?

Holmes plia son chèque et le plaça avec soin dans son portefeuille.

— C’est que je suis un homme pauvre, dit-il en le tapotant affectueusement et le faisant disparaître dans les profondeurs de sa poche.

V

PETER LE NOIR


Je n’ai jamais connu Sherlock Holmes mieux en forme au point de vue physique et moral qu’au cours de l’année 1895. Sa renommée grandissante lui avait amené une clientèle immense. Et ce serait une indiscrétion de ma part de faire connaître le nom des augustes personnes qui franchirent le seuil de notre appartement de Baker Street. Holmes cependant, comme tous les grands artistes, ne vivait que pour son art, et, sauf dans l’affaire du duc d’Holdernesse, je l’ai rarement vu réclamer une grosse récompense pour prix de ses services inestimables. Il était si peu mondain ou si capricieux que, souvent, je l’ai vu refuser son aide aux personnages riches et haut placés dont les affaires ne lui convenaient pas, pour consacrer des semaines d’études compliquées à des problèmes intéressant des clients plus humbles, mais dont les aspects dramatiques fascinaient son imagination et son intelligence.

Pendant cette année mémorable, une succession d’affaires plus étranges les unes que les autres avait occupé son attention, depuis l’enquête restée fameuse sur la mort soudaine du cardinal Torca, à laquelle il procéda sur le désir de Sa Sainteté, jusqu’à l’arrestation de Wilson, le fameux éleveur de canaris qui débarrassa Londres d’un de ses plus dangereux criminels. À la suite de ces deux fameuses affaires, survint ce drame de Woodman’s Lee, la mort du capitaine Peter Carey entourée de circonstances si mystérieuses.

L’histoire des faits et gestes de Sherlock Holmes resterait incomplète si je ne me décidais à faire le récit de cette aventure extraordinaire. Pendant la première semaine de juillet, mon ami s’était absenté de notre appartement si souvent et pendant si longtemps, que je pensais bien qu’il avait quelque chose en train. Ce fait que plusieurs individus de mauvaise mine étaient venus pendant son absence demander le capitaine Basil, me fit comprendre que Holmes était en train de travailler quelque part sous un des nombreux déguisements qui masquaient parfois son identité. Il ne me parla pas de ses préoccupations et il n’était pas dans mes habitudes de forcer ses confidences. Ma première supposition fut qu’il se livrait aux recherches les plus importantes. Il était descendu avant moi pour prendre son repas et j’avais commencé à déjeuner quand il entra dans la salle à manger, le chapeau sur la tête et portant sous le bras comme un parapluie, un énorme harpon barbelé.

— Bonté divine, Holmes ! m’écriai-je. Vous venez de vous promener dans Londres avec cet objet ?

— Je suis allé en voiture chez un boucher et j’en sors.

— Chez un boucher ?

— Je rentre avec un fameux appétit ! Rien ne vaut un bon exercice avant le déjeuner, mais je parie que vous ne devinerez jamais celui auquel je me suis livré.

— Je n’essaierai même pas.

Il se mit à rire et se versa du café.

— Si vous étiez rentré dans l’arrière-boutique d’Allardyce, vous auriez vu le cadavre d’un porc, suspendu par un clou au plafond, et un gentleman en bras de chemise qui cherchait à le traverser avec un harpon. C’était moi qui jouais ce rôle et je me suis assuré que nul individu de ma force ne pourrait le transpercer d’un seul coup. Vous n’avez pas envie d’essayer ?

— Pour rien au monde, mais dans quel but avez-vous fait cela ?

— Parce que cela me semble avoir un certain rapport avec le mystère de Woodman’s Lee… Tiens, Hopkins ! J’ai reçu votre dépêche hier au soir et je vous attendais ; entrez donc.

Notre visiteur était un homme de trente ans environ, à l’aspect énergique, vêtu d’un complet sombre, mais ayant dans son attitude ce je ne sais quoi qui dénote l’habitude de porter l’uniforme. Je le reconnus de suite pour être Stanley Hopkins, un jeune inspecteur de police, sur l’avenir duquel Holmes fondait les plus grandes espérances, et qui, de son côté, professait pour les doctrines scientifiques de Holmes un respect mêlé à la plus vive admiration. Le front d’Hopkins était soucieux et il s’assit d’un air découragé.

— Non merci, je n’ai pas faim, j’ai déjeuné avant de venir. J’ai passé la nuit à Londres, où je suis appelé pour faire mon rapport.

— Et qu’avez-vous trouvé ?

— Un échec, un échec complet !

— Vous n’avez pas fait un pas en avant ?

— Pas un.

— Vraiment ! il va falloir que je m’en mêle.

— J’en serais bien heureux, monsieur Holmes. Voilà ma première grosse affaire et je suis à bout de ressources. Je vous en supplie, donnez-moi un coup de main.

— Eh bien, j’ai déjà lu tous les témoignages, y compris le rapport du docteur qui a fait l’autopsie. À propos, que pensez-vous de cette blague à tabac trouvée sur la scène du crime ? N’y a-t-il pas là une piste à suivre ?

Hopkins le regarda étonné.

— C’est la blague à tabac de la victime, monsieur. Elle porte ses initiales. Elle est en peau de phoque et Peter Carey était, comme vous le savez, un vieux marin.

— Mais il ne fumait pas !

— Nous n’avons pas trouvé de pipe chez lui, c’est vrai, car il fumait très peu, mais il pouvait avoir chez lui du tabac pour offrir à ses amis.

— Sans doute, je vous en parle uniquement parce que, si j’avais eu à m’occuper de cette affaire, j’aurais été tenté de la prendre comme point de départ de mes recherches. Mon ami le Dr Watson n’est au courant de rien, et moi, je ne serais pas fâché de vous entendre raconter à nouveau ce drame. Rappelez-moi donc les points essentiels.

Hopkins tira un papier de sa poche :

— J’ai inscrit là quelques dates qui vous indiqueront la carrière de la victime, le capitaine Peter Carey. Il était né en 1845, il avait donc cinquante ans. Très audacieux, il avait obtenu de grands succès dans les pêches du phoque et du requin. En 1883, il commandait un vapeur de pêche, la Licorne, du port de Dundee, et il fit plusieurs voyages heureux. L’année suivante, en 1884, il prit sa retraite et y voyagea pendant plusieurs années. Enfin, il acheta une petite propriété du nom de Woodman’s Lee, près de Forest Row, dans le comté de Sussex. C’est là qu’il vécut pendant six années et c’est là qu’il est mort il y a huit jours.

Sa manière de vivre était pleine de contrastes ; à l’état normal, c’était un puritain d’un caractère triste et silencieux. Il vivait avec sa femme, sa fille âgée de vingt ans et deux bonnes. Ces dernières changeaient constamment, la place étant peu enviable, car Peter Garey s’enivrait assez souvent et, quand il se trouvait en état d’ivresse, il devenait un véritable démon. Une fois même, il mit à la porte sa femme et sa fille au milieu de la nuit et, armé d’un bâton, les poursuivit dans le parc tandis que leurs cris d’effroi réveillaient tout le village.

Il fut cité une fois en justice, pour avoir frappé avec la dernière violence le vieux vicaire de la paroisse, qui était venu lui faire des reproches sur sa conduite. En somme, monsieur Holmes, il était difficile de trouver un homme plus violent que Peter Carey, et j’ai ouï-dire que jadis, à bord de son navire, c’était tout pareil. On l’appelait Peter le Noir ; ce nom lui fut donné, non seulement à cause de son teint basané et de la couleur de sa longue barbe, mais aussi à cause de son caractère et de la terreur qu’il inspirait à tous ceux qui l’approchaient. Il était, bien entendu, détesté de tous ses voisins et tenu à l’écart par eux ; je n’ai pas entendu un mot de regret sur sa terrible fin.

Vous avez certainement lu dans le rapport sur l’autopsie la description de sa cabine, monsieur Holmes, mais peut-être votre ami n’en a-t-il pas entendu parler. Il s’était construit dans son parc, à quelque distance de sa maison, une maisonnette en bois qu’il appelait sa cabine, et c’est là qu’il couchait toutes les nuits. C’était une sorte de hutte, formant une seule pièce de seize pieds sur dix, dont il gardait toujours la clef dans sa poche, allant jusqu’à faire lui-même son lit et son ménage. Personne autre que lui n’en avait jamais passé le seuil. Cette pièce était éclairée par deux petites fenêtres garnies de rideaux qu’on n’ouvrait jamais. Une de ces fenêtres donnait vers la grande route, et les passants, en voyant briller la lumière, se demandaient, avec effroi, à quelle œuvre sombre se livrait Peter le Noir. C’est cette fenêtre, monsieur Holmes, qui nous a fourni le point de départ de notre enquête.

Vous vous rappelez qu’un maçon du nom de Slater revenait de Forest Row vers une heure du matin, deux jours avant le crime. Il s’arrêta en passant devant la propriété et regarda le carré de lumière qui brillait à travers les arbres. Il a affirmé qu’il avait vu un profil se détacher sur le store, mais que ce n’était pas celui de Peter Carey, qu’il connaissait fort bien. C’était celui d’un homme à la barbe courte et raide, bien différente de celle du capitaine. Voilà ce qu’il a déclaré, mais il venait de passer deux heures à boire à l’auberge et il y a une certaine distance de la route à la fenêtre ! En outre, ceci se serait passé le lundi et le crime n’a été commis que le mercredi.

Le mardi, Peter Carey était de fort méchante humeur, excité par l’alcool et aussi dangereux qu’une bête sauvage. Il rôda dans toute sa maison et, en l’entendant venir, les femmes prirent la fuite. Il descendit de sa cabine assez tard dans la soirée. Vers deux heures du matin, sa fille, qui couchait la fenêtre ouverte, entendit dans cette direction un hurlement épouvantable ; mais, comme il arrivait souvent à son père, quand il était ivre, de pousser des cris, on n’y fit pas attention.

Une des bonnes, en se levant vers sept heures, constata que la porte de la cabine était ouverte ; mais telle était la terreur qu’il inspirait que midi sonna avant qu’elle osât descendre pour voir ce qui était arrivé. Après avoir jeté un coup d’œil à travers la porte, elle s’enfuit épouvantée vers le village. Une heure plus tard, j’arrivais et prenais la direction de l’enquête.

J’ai les nerfs solides, vous le savez, monsieur Holmes, mais, parole d’honneur, j’ai été plutôt ému quand je suis entré dans la maisonnette ! Des mouches vertes et bleues bourdonnaient avec une telle force qu’on eût cru entendre les sons d’un harmonium. Le parquet et les murs ressemblaient à ceux d’un abattoir. Peter Garey avait appelé cette maisonnette sa cabine et il avait eu raison ; on se serait cru, en effet, à bord d’un navire. À une extrémité se trouvait un hamac et un caisson à effets, des mappemondes, des cartes, un tableau représentant la Licorne, une rangée de livres de bord, bref la cabine d’un capitaine de navire. Au milieu était étendu le cadavre méconnaissable, dont la barbe se tenait raide, la figure angoissée. Un harpon d’acier avait transpercé sa large poitrine. L’arme avait été lancée avec une telle force qu’elle s’était enfoncée dans la cloison en planches. Il était épinglé comme un papillon sur un carton. La mort avait dû suivre instantanément le cri terrible qu’il avait poussé.

Je connais vos méthodes, monsieur Holmes, et je les ai appliquées. Avant qu’on eût touché à quoi que ce fût, j’examinai avec un soin minutieux tout le terrain autour de la maisonnette ainsi que le parquet de la pièce. Il n’y avait pas la moindre empreinte de pas.

— Cela veut dire que vous n’en avez pas vu.

— Je vous affirme qu’il n’y en avait pas.

— Mon brave Hopkins, j’ai recherché bien des crimes ; mais, jusqu’ici, je n’en ai jamais découvert qui aient été commis par une créature munie d’ailes. Donc si l’assassin a des pieds, il a dû forcément laisser des traces qui doivent être retrouvées, si l’on procède scientifiquement. Il est difficile d’admettre que, dans cette pièce remplie de sang, vous n’ayez pu trouver une empreinte quelconque capable de nous guider. Il m’a semblé, à la lecture de l’enquête, que certains objets n’ont pas attiré votre attention.

Le jeune inspecteur fit la grimace à cette observation de mon ami.

— J’ai eu bien tort de ne pas vous prier de venir dès le commencement ; il est trop tard maintenant. En effet, il y avait dans la pièce plusieurs objets qui auraient dû attirer mon attention, et notamment le harpon qui avait servi au crime. On l’avait pris à un râtelier fixé au mur, où deux autres étaient encore accrochés, laissant la place vide du troisième. Sur leur manche était gravée l’inscription : « SS — la Licorne — Dundee. » Cela paraît démontrer que le crime a été commis dans un moment de colère et que l’assassin s’est servi de la première arme qui lui est tombée sous la main. Cette circonstance que l’assassinat a eu lieu à deux heures du matin et que Peter était complètement habillé, semble prouver qu’il avait un rendez-vous avec son meurtrier, d’autant plus qu’une bouteille de rhum et deux verres ayant servi se trouvaient sur la table.

— Oui, dit Holmes. C’est fort plausible. Y avait-il d’autre alcool que le rhum dans la cabine ?

— Oui, il y avait, sur le caisson, une cave à liqueurs contenant du cognac et du whisky. Mais cela n’a aucune importance, car les flacons étaient remplis, on n’y avait pas touché.

— Néanmoins, leur présence a une signification, dit Holmes ; enfin, indiquez-moi les objets qui peuvent servir de pièces à conviction.

— Il y avait sur la table cette blague à tabac.

— À quel endroit de la table ?

— Au milieu. Elle est en peau de phoque et se ferme par une lanière de cuir. Sous la patte se trouvent les initiales P. C. Elle contenait une demi-once de tabac de matelot.

— Très bien ! Rien de plus ?

Stanley Hopkins tira de sa poche un carnet à couverture grise. L’intérieur était rugueux et indiquait un long usage. Les pages en étaient décolorées. Sur la première étaient inscrites les initiales J. H. N. et la date de 1883. Holmes le posa sur la table et l’examina avec son soin habituel, tandis que Hopkins et moi, regardions par-dessus son épaule. À la seconde page, se trouvaient imprimées les lettres C. P. R., puis des pages couvertes de chiffres, puis un en-tête : « Argentin », puis un autre : « Costa-Rica », un autre : « Saint-Paul » et, sous chacun de ces titres, des pages couvertes de lettres et de chiffres.

— Que dites-vous de cela ? demanda Holmes.

— On dirait une liste de valeurs de Bourse. J’ai pensé que J. H. N. devaient être les initiales de quelque courtier, et C. P. R. celles de son client.

— Essayez donc : Canadian Pacific Railway[12] !

Stanley Hopkins jura entre ses dents et se frappa la cuisse.

— Quel imbécile je suis ! s’écria-t-il. C’est cela, j’en suis sûr. Nous n’avons donc qu’à trouver les initiales J. H. N. J’ai déjà examiné les anciennes listes du personnel de la Bourse et je ne trouve, en 1883, aucune personne dont le nom corresponde à ces initiales. Et pourtant je suis sûr que c’est là la clef du mystère. Vous admettrez que ces initiales peuvent être celles de la seconde personne qui était présente, en d’autres termes celles du meurtrier. La découverte de ce document ayant trait à des valeurs importantes peut être très utile pour déterminer le mobile du crime.

Je lus sur la physionomie de Sherlock Holmes qu’il n’avait pas prévu ce point.

— J’admets tout cela, dit-il, et ce carnet, dont il n’a jamais été question dans l’enquête écrite, modifie, je le reconnais, l’opinion que j’avais déjà formulée. J’avais émis, pour expliquer le crime, une hypothèse qui n’est plus de mise. Avez-vous trouvé une trace quelconque des valeurs en question ?

— On s’en occupe dans nos bureaux, mais je crains bien que les registres des actionnaires de ces valeurs américaines ne soient en Amérique, et que nous soyons obligés d’attendre quelques semaines avant d’arriver à en trouver la trace.

Holmes examinait à la loupe la couverture du carnet.

— Il y a là une décoloration, dit-il.

— Oui, monsieur, c’est une tache de sang. Je vous ai dit que j’avais ramassé ce livre à terre.

— La tache de sang était-elle en dessus ou en dessous ?

— En dessous.

— Ce qui prouve que le livre est tombé après le crime.

— C’est bien là ce que j’ai pensé, monsieur Holmes, et j’en ai conclu que le meurtrier l’avait laissé tomber dans sa précipitation à s’enfuir. Ce carnet était, d’ailleurs, tout près de la porte.

— Je pense qu’aucune de ces valeurs n’était la propriété de la victime ?

— Non, monsieur.

— Avez-vous un motif de croire à un vol ?

— Non, monsieur ; à mon avis, on n’a touché à rien.

— Vraiment, cette affaire est passionnante. Vous avez trouvé un couteau ?

— Oui, un couteau-poignard, enfermé dans une gaine. Je l’ai trouvé près des pieds du cadavre. Mme Carey l’a reconnu comme appartenant à son mari.

Holmes resta quelque temps pensif.

— Hé bien ! dit-il, je crois que je ferai bien d’aller jeter un coup d’œil là-bas.

Stanley Hopkins jeta un cri de joie.

— Merci, monsieur, cela m’enlèvera un grand poids.

Holmes menaça du doigt l’inspecteur.

— Ma tâche eût été plus facile il y a huit jours, dit-il, mais cependant, ma visite pourra être de quelque utilité. Si vous avez le temps, Watson, je serai très heureux de vous avoir avec moi… Prenez donc un fiacre, Hopkins, et dans un quart d’heure, nous partirons pour Forest Row.

À la sortie d’une halte de chemin de fer, nous fîmes quelques kilomètres en voiture à travers les bois, restes de ces grandes forêts, qui permirent de résister si longtemps aux invasions des Saxons et furent comme une digue qui s’opposa pendant soixante années à ce torrent impétueux. De nombreux espaces furent défrichés, car on y découvrit les premières mines de fer du pays et l’on dut se servir des arbres pour la fonte du métal. Depuis que les pays du Nord ont accaparé cette industrie, il ne reste plus dans le pays que de larges crevasses, vestiges des travaux du passé. Au milieu d’une clairière, située au sommet d’une colline verdoyante, avait été construite une maison en pierres, longue et basse. On y accédait par une avenue qui serpentait à travers champs. Plus près de la route, et entourée de trois côtés par les bosquets, se trouvait une petite construction dont la fenêtre et la porte s’offraient à nos yeux. C’était là le théâtre du crime.

Stanley Hopkins nous conduisit alors à la maison, où il nous présenta à la veuve de la victime, une femme à cheveux gris, à l’œil hagard, maigre, le visage ridé, ayant encore au fond de ses yeux rougis un regard terrifié ; elle nous raconta les mauvais traitements qu’elle avait subis pendant de longues années. Une jeune fille, mince et pâle, dont les yeux brillaient d’une sorte de défi, nous dit qu’elle était heureuse de la mort de son père et qu’elle bénissait la main qui l’avait frappé. Peter Carey pouvait se vanter de s’être fait aimer de ceux qui l’approchaient ! Nous éprouvâmes une sensation de bien-être en nous retrouvant dans le petit sentier à travers champs, qu’avaient tracé à la longue les pieds de la victime.

La maisonnette était exiguë. Elle était construite en bois avec une simple toiture horizontale. Une fenêtre était placée près de la porte d’entrée, une autre donnait de l’autre côté. Stanley Hopkins tira une clef de sa poche et se pencha vers la serrure, quand tout à coup il s’arrêta, la surprise peinte sur ses traits.

— Quelqu’un y a touché ! dit-il.

Le fait n’était pas douteux. La boiserie avait été coupée, et l’on voyait sur la peinture des éraflures toutes fraîches. Entre temps, Holmes avait examiné la fenêtre.

— On a également essayé de forcer cette fenêtre, dit-il, mais sans y parvenir. Il ne devait pas être solide, le voleur !

— Voilà qui est extraordinaire. Je jurerais que ces marques ne s’y trouvaient pas hier au soir.

— C’est peut-être quelque curieux du village, dis-je.

— C’est peu probable, on n’oserait guère entrer dans la propriété et, encore moins, essayer de pénétrer dans la cabine ; qu’en pensez-vous, monsieur Holmes ?

— Moi, je trouve que nous avons de la chance.

— Vous voulez dire que la personne reviendra ?

— C’est très probable. Celui qui est venu pensait trouver la porte ouverte. Il a essayé de l’ouvrir avec la lame d’un canif et n’a pas réussi ; que pouvait-il faire ? Revenir le lendemain avec un outil plus solide.

— C’est ce qui me semble, et ce sera de notre faute si nous ne sommes pas là pour le recevoir. Voyons l’intérieur de la cabane.

Les traces du drame avaient disparu, mais les meubles étaient restés tels qu’ils se trouvaient durant la nuit du crime. Pendant plus de deux heures, Holmes examina chaque objet à tour de rôle, mais rien qu’à le regarder on constatait qu’il n’avait rien découvert. Une fois seulement, il s’était arrêté dans ses constatations.

— Avez-vous enlevé quelque chose de cette étagère, Hopkins ?

— Non, je n’y ai pas touché.

— On y a pourtant pris quelque chose. La poussière a disparu de ce côté-ci. Il devait y avoir un livre ou une boîte à cet endroit. En tout cas, je n’y puis plus rien maintenant. Allons faire un tour dans ces grands bois, Watson, et consacrons quelques heures aux oiseaux et aux fleurs. Nous vous retrouverons ici plus tard, Hopkins, et nous verrons s’il ne nous est pas possible de faire la connaissance de celui qui est venu ici la nuit dernière.

À onze heures du soir, nous établissions notre embuscade. Hopkins voulait laisser ouverte la porte de la cabine, mais Holmes ne fut pas de cet avis et fit observer que cela éveillerait les soupçons de l’étranger. La serrure n’était pas compliquée, et une forte lame d’acier suffirait pour faire rentrer le pêne. Holmes décida que nous resterions à l’extérieur, près de la fenêtre, couchés dans le bois, d’où nous pouvions surveiller notre personnage, s’il allumait une lumière, et en même temps assister à l’arrivée du visiteur nocturne.

Ce fut une veillée longue et lugubre et nous sentions le frisson qu’éprouve le chasseur à l’affût ? Quelle serait la bête sauvage que nous allions apercevoir ? Quelque professionnel du crime, avec lequel il faudrait, pour le capturer, engager une lutte périlleuse ? Quelque timide chacal, dangereux seulement pour les faibles ?

Nous nous étendîmes sous les arbres, attendant en silence. Tout d’abord les derniers pas des passants attardés et les bruits des voix dans le village égayèrent notre veille ; peu à peu ces sons s’éteignirent et l’on n’entendit plus rien que, de temps en temps, les heures qui sonnaient à l’église lointaine et le grésillement d’une pluie fine qui tombait sur les arbres au-dessus de nos têtes.

La demie de deux heures se fit entendre ; c’était l’heure la plus sombre de la nuit avant l’aurore. Tout à coup nous sautâmes en entendant un cliquetis métallique près de la barrière. On était entré dans l’avenue ; un silence se fit et je me demandais si nous n’avions pas été victimes d’un cauchemar, lorsqu’un pas timide glissa de l’autre côté de la cabine et fut suivi, quelques instants après, d’un grincement. L’homme essayait de forcer la serrure. Cette fois-ci il fut plus adroit ou ses outils étaient meilleurs, car nous perçûmes un bruit sec et la porte tourna sur ses gonds. Il fit craquer une allumette, et, un instant après, l’intérieur de la pièce était éclairé par une bougie. À travers le rideau de mousseline nous examinions la scène.

Le visiteur nocturne était un jeune homme pâle et maigre avec une moustache noire qui accentuait la lividité de son visage. Il ne devait guère avoir plus de vingt ans ; je n’ai jamais vu une créature humaine dans un tel état de frayeur. Ses dents claquaient et il tremblait de tous ses membres. Il était convenablement vêtu d’un veston à plis, d’une culotte courte et portait une casquette de drap. Il jetait autour de lui des regards effrayés. Enfin, il posa la bougie sur la table et s’en alla dans un des coins de la pièce, qui le cacha à notre vue. Il revint portant un des livres de bord qu’il avait pris sur l’une des étagères. Penché sur la table nous le vîmes tourner rapidement les feuillets jusqu’au moment où il arriva à l’endroit qu’il cherchait. Alors, avec un geste de colère, il ferma le livre, le replaça dans le coin et souffla la lumière. Il s’était à peine retourné pour sortir de la cabine, que Holmes le saisit au collet. Il poussa un cri de terreur en se sentant pris. La bougie fut rallumée et notre prisonnier se mit à trembler sous l’étreinte du détective. Il se laissa tomber sur le caisson et nous regarda successivement avec désespoir.

— Allons, mon beau garçon, dit Stanley Hopkins, qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

L’homme essaya de recouvrer son sang-froid.

— Vous êtes, je pense, des détectives, et vous vous figurez que je suis pour quelque chose dans l’assassinat du capitaine Peter ; je vous jure que je suis innocent !

— C’est ce que nous verrons, dit Hopkins, mais tout d’abord comment vous appelez-vous ?

— John Hopley Neligan.

Je vis Holmes et Hopkins échanger un regard rapide.

— Que faites-vous ici ?

— Puis-je parler en toute confiance ?

— Non, certainement non.

— Alors pourquoi parlerais-je ?

— Si vous ne répondez pas, ce sera mauvais pour vous au procès.

Le jeune homme frémit.

— Eh bien ! je vous le dirai… pourquoi pas ?… Et pourtant je serai désolé de réveiller ce vieux scandale. Avez-vous jamais entendu parler de Dawson et Neligan ?

Je vis à la figure de Hopkins qu’il n’en avait jamais entendu parler, mais Holmes, au contraire, parut très intéressé.

— Vous voulez parler des banquiers de l’Ouest ? Ils ont fait une faillite d’un million et ont ruiné la moitié des familles de Cornouailles. Neligan a disparu ?…

— Précisément, c’était mon père !

Enfin, nous avions une piste sérieuse et pourtant il y avait du chemin à parcourir entre la faillite du banquier et l’assassinat de Peter Carey. Nous écoutions avec le plus grand intérêt le récit du jeune homme.

— Ce fut mon père, dit-il, qui fut le seul à subir cette faillite. Dawson s’était retiré. J’avais dix ans à cette époque, mais j’étais cependant assez âgé pour ressentir la honte qui s’abattait sur nous. On a toujours affirmé que mon père avait pris la fuite en emportant des valeurs ; c’est un mensonge, et il était convaincu que, si l’on avait voulu lui donner un peu de temps, il eût pu rembourser tous ses créanciers. Il partit pour la Norvège à bord de son petit yacht, quelques jours avant qu’un mandat d’amener fût lancé contre lui. Je me rappelle encore la nuit où il fit ses adieux à ma mère. Il nous laissa la liste des valeurs qu’il emportait avec lui et nous jura qu’il reviendrait quand son honneur serait rétabli, et que personne n’aurait à se plaindre de lui. Nous n’en entendîmes plus parler. Son yacht et lui-même disparurent totalement. Nous pensions, ma mère et moi, que le navire avait dû sombrer avec mon père et toutes ses valeurs. Nous avions un homme d’affaires qui était resté, dans notre malheur, un fidèle ami. C’est lui qui découvrit, il y a quelque temps, que quelques-unes des valeurs emportées par mon père, avaient été mises en circulation sur le marché de Londres. Vous devinez notre étonnement ! J’ai passé les mois à en suivre la trace et, enfin, après bien des difficultés, j’ai découvert que le premier vendeur avait été le capitaine Peter Carey, propriétaire de cette cabine.

Bien entendu, je fis une enquête sur cet homme, et je découvris qu’il avait commandé un navire armé pour la pêche de la baleine, et qu’il était revenu des mers arctiques à l’époque où mon père avait fait la traversée de Norvège.

L’automne de cette année-là avait été particulièrement orageuse, le yacht avait pu être chassé vers le Nord et rencontrer le navire du capitaine. S’il en était ainsi, qu’était donc devenu mon père ? En tout cas, Peter Carey pourrait me faire connaître dans quelles conditions ces valeurs avaient été négociées sur le marché ; cela me servirait, tout au moins, à démontrer que mon père ne les avait pas vendues et n’en avait pas tiré profit.

Je suis venu en Sussex dans le but d’avoir une entrevue avec Peter Carey, mais je suis arrivé juste au moment de sa mort. J’ai lu la description de sa cabine et j’ai remarqué qu’il y gardait ses livres de bord. Je pensai que, si j’arrivais à savoir ce qui s’était passé dans le courant du mois d’août 1883 sur la Licorne, je parviendrais à dévoiler le mystère qui entourait la disparition de mon père. J’ai essayé hier au soir de me procurer ces livres, mais je n’ai pu ouvrir la porte. Ce soir, j’ai renouvelé ma tentative, et j’ai réussi, mais j’ai constaté que les pages correspondant à cette époque avaient été arrachées du livre. C’est à ce moment que vous m’avez surpris.

— Est-ce tout ? demanda Hopkins.

— Oui, c’est tout.

Et ses yeux se détournèrent de nous.

— Vous n’avez plus rien à nous dire ?

Il hésita.

— Non, plus rien.

— Vous n’êtes pas venu ici avant la nuit dernière ?

— Non.

— Alors comment expliquez-vous ceci ? s’écria Hopkins en lui montrant le carnet à ses initiales, taché de sang sur la couverture.

Le malheureux s’effondra. Il cacha sa figure dans ses mains et se mit à trembler de tous ses membres.

— Où l’avez-vous trouvé ? murmura-t-il. Je n’y pensais plus, je croyais l’avoir perdu à l’hôtel !

— En voilà assez, fit Hopkins sévèrement. C’est devant les magistrats que vous vous expliquerez désormais. Suivez-moi maintenant au commissariat. Eh bien, monsieur Holmes, je vous suis très obligé, à vous et à votre ami, de m’avoir accompagné. Devant ce résultat, je puis dire que votre présence était inutile et que j’aurais pu me passer de votre aide, néanmoins je vous suis très reconnaissant. Je vous ai fait réserver des chambres à l’hôtel Brambletye, nous pouvons donc faire route ensemble jusqu’au village.

— Eh bien, Watson, que pensez-vous de cela ? me demanda Holmes, pendant le voyage le lendemain matin.

— Je vois que vous n’êtes pas satisfait.

— Oh ! si, mon cher Watson, je suis entièrement satisfait. Pourtant, le système de Stanley Hopkins ne me dit rien qui vaille. Je me suis mépris sur son compte. J’espérais mieux de son intelligence. Il faut toujours examiner deux hypothèses, l’une favorable, l’autre contraire. C’est une règle absolue dans une enquête criminelle.

— Quelle est la seconde dans ce cas ?

— Celle que je poursuis moi-même en ce moment. Elle ne donnera peut-être rien, je l’ignore, mais cependant je la suivrai jusqu’au bout.

Plusieurs lettres attendaient Holmes à Baker Street ; il en décacheta une, l’ouvrit et eut un rire de triomphe.

— Très bon, Watson, mon hypothèse se confirme. Avez-vous un imprimé pour télégramme ? Ayez donc la bonté d’écrire deux dépêches pour moi : « Summer, courtier maritime, Ratcliff Highway. — Envoyez trois hommes pour demain matin dix heures — Basil. » C’est là mon nom de guerre là-bas ; passons à l’autre : « Inspecteur Stanley Hopkins, 46, Lord Street Brixton. — Venez déjeuner demain neuf heures trente, télégraphiez si impossible. — Sherlock Holmes. » Voilà qui est fait, Watson ! Cette affaire me poursuit depuis dix jours ; maintenant je ne m’en préoccupe plus. Demain, j’espère, nous aurons le dernier mot.

L’inspecteur Stanley fut exact au rendez-vous et l’on commença à faire honneur à l’excellent déjeuner que Mme Hudson nous avait préparé. Le jeune détective était très fier de son succès.

— Alors, vous êtes sûr de votre solution ? demanda Holmes.

— Il me paraît difficile d’avoir une preuve plus complète.

— Elle ne me semble pourtant pas concluante.

— Vous m’étonnez, monsieur Holmes. Que peut-on demander de plus ?

— Est-ce que votre système ne présente pas quelques lacunes ?

— Certainement non. J’établis que le jeune Neligan est arrivé à l’hôtel Brambletye la nuit du crime, disant qu’il venait jouer au golf. Sa chambre était située au rez-de-chaussée et il pouvait sortir à volonté. Il descend la nuit même à Woodman’s Lee, voit Peter Carey, se prend de querelle avec lui et le tue d’un coup de harpon. Terrifié de ce qu’il avait fait, il prend la fuite après avoir laissé tomber par mégarde dans la cabine le carnet qu’il avait apporté avec lui pour poser à ce capitaine des questions sur les valeurs qu’il y avait inscrites. Vous avez pu remarquer que certaines d’entre elles, les moins nombreuses, étaient soulignées. Elles correspondaient à celles trouvées sur le marché de Londres. Les autres devaient sans doute être restées en la possession de Carey, et le jeune Neligan, si l’on en croit sa déclaration, désirait les obtenir dans le but de désintéresser les créanciers de son père. Après sa fuite il n’osa sans doute pas revenir et dut s’armer de courage pour recueillir le renseignement qui lui manquait. Est-ce assez simple, assez évident ?

Holmes sourit et secoua la tête.

— Il n’y a qu’une objection : c’est que votre hypothèse est absolument impossible. Avez-vous jamais essayé de transpercer un corps avec un harpon. Non, n’est-ce pas ? C’est pourtant un détail à ne pas négliger, mon cher ; mon ami Watson vous dira que j’ai passé toute une matinée à me livrer à cet exercice. Ce n’est pas chose aisée, croyez-le, il faut à la fois un bras solide et une grande habitude. Le coup a été donné avec une telle violence, vous vous rappelez, que la pointe barbelée s’est fichée profondément dans la cloison. Pouvez-vous croire un instant que ce jeune homme si faible ait eu la force suffisante pour accomplir un tel acte ? Est-ce là l’homme qui a bu du rhum avec Peter le Noir, pendant la nuit ? Est-ce son profil qu’on a vu se détacher sur le store deux nuits auparavant ? Non, non, Hopkins, c’est un homme autrement redoutable que nous avons à découvrir.

La figure du détective s’était allongée de plus en plus pendant le discours de Holmes. Il voyait disparaître à la fois ses espérances et ses ambitions, mais il ne voulait pas abandonner la place sans lutte.

— Vous ne pouvez pourtant pas nier que Neligan soit venu cette nuit-là, monsieur Holmes. Son carnet le démontre. Je crois bien, quoi que vous puissiez dire, que j’ai assez de charges pour convaincre le jury. Et puis, d’ailleurs, j’ai arrêté mon gaillard, et quant à l’homme redoutable dont vous parlez, dites-moi donc où il est ?

— Je crois bien, dit Holmes avec le plus grand calme, qu’il monte l’escalier ! Vous ferez même bien, Watson, de prendre votre revolver.

Holmes se leva et posa sur une table une feuille de papier écrite.

— Maintenant, nous sommes prêts, dit-il.

Des voix fortes s’étaient fait entendre sur le palier, et Mme Hudson ouvrit la porte annonçant que trois hommes demandaient à parler au capitaine Basil.

— Faites-les entrer un à un, dit Holmes.

Le premier était un petit homme aux joues rouges armées de favoris blancs. Holmes tira une lettre de sa poche.

— Comment vous appelez-vous ?

— James Lancaster.

— Je suis désolé, Lancaster, mais la place est prise. Voici un demi-souverain pour votre dérangement. Passez dans cette pièce et attendez quelques instants.

Le second était un homme grand et maigre aux cheveux longs, aux joues creuses. Il s’appelait Hugh Pattins. Il fut également refusé, reçut un demi-souverain et attendit aussi. Le troisième était un homme d’une force herculéenne, une figure de boule-dogue, encadrée par une broussaille de cheveux et de barbe. Deux yeux noirs étincelaient sous des sourcils épais. Il salua et se tint en vrai marin tournant son béret entre ses mains.

— Votre nom ? demanda Holmes.

— Patrick Cairns.

— Harponneur ?

— Oui, monsieur, vingt-six campagnes.

— Vous êtes de Dundee ?

— Oui, monsieur.

— Quels gages demandez-vous ?

— Huit livres par mois.

— Vous pouvez partir tout de suite ?

— Dès que j’aurai mon ballot.

— Avez-vous vos papiers ?

— Oui, monsieur.

Il tira de sa poche un livret graisseux. Holmes le regarda et le lui rendit.

— Vous êtes l’homme que je cherche. Le contrat est sur la table, signez et tout sera paré.

Le marin traversa la pièce et prit la plume.

— Où faut-il signer ? demanda-t-il en se penchant sur la table.

Holmes s’appuya sur son épaule et passa ses deux mains par-dessus sa tête.

— Ça y est ! dit-il.

J’entendis un cliquetis de cadenas et un mugissement de taureau en fureur. Un instant après, Holmes et le marin se roulaient par terre. Sa force était telle que, malgré les menottes que Holmes lui avait si lestement passées, il n’eût pas tardé à assommer mon ami, si Hopkins et moi n’étions venus à son secours. Ce fut seulement quand j’eus appuyé le canon de mon revolver sur sa tempe, qu’il comprit que toute résistance était inutile. Nous lui attachâmes les pieds avec une corde et nous nous relevâmes essoufflés.

— Je vous dois réellement des excuses, Hopkins, dit Sherlock Holmes, car les œufs brouillés seront sans doute froids, mais vous déjeunerez certainement de meilleur appétit en songeant que cette affaire est enfin terminée à votre honneur.

Stanley Hopkins était muet d’étonnement.

— Je ne sais que dire, fit-il enfin, il me semble que je me suis conduit depuis le commencement comme un imbécile et je saisis maintenant ce que je n’aurais jamais dû oublier, c’est que je suis l’élève et vous le maître. Même à l’heure présente, je vois ce que vous avez fait, mais je ne me rends pas compte pourquoi vous l’avez fait et ce que tout cela signifie.

— Eh bien, eh bien ! dit Holmes avec enjouement, c’est toujours l’expérience qui instruit et la leçon que je vous ai donnée vous servira. La piste du jeune Neligan vous absorbait à un tel point que vous n’avez pas eu le temps de songer à Patrick Cairns, le véritable assassin de Peter le Noir !

La voix rude du marin interrompit notre conversation.

— Voyons, monsieur, dit celui-ci, je ne me plains pas de ce que vous m’avez fait, mais je tiens à ce que vous appeliez les choses par leur nom. Vous dites que j’ai assassiné Peter Carey. Je vous affirme que je l’ai tué, voilà la différence ! Peut-être ne croyez-vous pas à mes paroles, peut-être pensez-vous que je vous en conte ?

— Pas du tout, dit Holmes, voyons seulement ce que vous avez à dire.

— Ce sera vite raconté, et vous saurez toute la vérité. Je connaissais Peter le Noir et quand je le vis s’élancer sur moi un couteau à la main, je l’ai transpercé avec le harpon, car j’ai compris que l’un de nous deux y passerait. C’est ainsi qu’il est mort. Vous pouvez appeler cela un assassinat, peu m’importe ; j’aime mieux mourir la corde au cou que le cœur percé par le couteau de Peter le Noir.

— Comment vous êtes-vous trouvés ensemble ? demanda Holmes.

— Je vais vous raconter cela d’un bout à l’autre, mais donnez-moi une chaise pour que je puisse parler plus facilement. Cela date de 1883, au mois d’août. Peter Garey était capitaine de la Licorne et moi j’étais à son bord en qualité de harponneur auxiliaire. Nous sortions des icebergs, cinglant vers l’Angleterre ; nous avions vent debout et depuis une semaine, la tempête du sud faisait rage. Nous rencontrâmes un petit navire qui avait été poussé vers le Nord. Un seul homme s’y trouvait ; ce n’était pas un marin, et l’équipage, pensant que le navire allait sombrer, s’était enfui dans le canot vers les côtes de Norvège et avait dû y périr englouti. Nous prîmes cet homme à bord et, durant la traversée, il eut avec le capitaine de longs entretiens. Tout son bagage consistait en une boîte de fer-blanc. Je n’ai jamais entendu prononcer son nom, et il disparut la seconde nuit comme s’il n’avait jamais existé. On a dit à ce moment qu’il s’était jeté ou qu’il était tombé par-dessus bord au milieu de la tempête. Un seul homme savait ce qui lui était arrivé, et c’était moi, moi qui avais vu le capitaine lui attacher les pieds et le jeter à la mer, tandis que je faisais mon quart pendant une nuit des plus noires, deux jours avant d’apercevoir les phares des Shetland. Je gardai mon secret pour moi, attendant les événements. Quand nous fûmes revenus en Écosse, il n’en était plus question et on n’en parla plus. Un étranger était mort par accident, toute enquête était inutile ! Peu de temps après, Peter Carey abandonna le navire et je passai de longues années avant de découvrir sa retraite ; j’avais compris qu’il avait commis le crime pour s’approprier le contenu de la boîte en fer-blanc et je pensai qu’il paierait cher mon silence.

Un marin, qui l’avait rencontré à Londres, me donna son adresse et aussitôt j’allai le voir pour lui tirer de l’argent. La première nuit, il fut très raisonnable et se montra décidé à me donner une somme suffisante pour me permettre de vivre désormais en repos. Nous devions tout arranger dans la nuit du surlendemain. Quand je revins au rendez-vous, il était aux trois quarts ivre et d’humeur massacrante ; nous nous assîmes, bûmes et causâmes du passé. Plus il buvait, plus son regard devenait menaçant. Je remarquai le harpon posé sur le râtelier et je pensai que le moment viendrait peut-être où je serais dans la nécessité de m’en servir. Enfin sa fureur éclata. Tout en jurant, il marcha sur moi, tenant à la main un long coutelas ; mais, avant qu’il pût le tirer de sa gaine, je l’avais transpercé d’un coup de harpon. Ciel ! quel cri il poussa ! Sa figure me poursuit depuis lors dans mon sommeil. Je restai là, cloué, tandis que son sang coulait de tous côtés. J’écoutai ; on n’entendait dehors aucun bruit. Je m’armai de courage, regardai autour de moi et aperçus la boîte en fer-blanc sur une étagère. J’y avais autant de droits que lui, je la pris et m’enfuis hors de la cabine. Comme un imbécile, j’ai laissé ma blague à tabac sur la table !

Mais voici la partie la plus étrange de mon histoire. À peine étais-je sorti que j’entendis des pas ; je me cachai dans le sous-bois. Je vis arriver un homme qui entra dans la cabine, jeta un cri comme s’il avait vu un spectre et s’enfuit à toutes jambes ! Qui il était ? Ce qu’il voulait ? Je ne saurais le dire. De mon côté, j’ai fait dix milles dans la nuit pour aller prendre le train à Tunbridge Wells et je suis rentré à Londres sans difficulté.

Lorsque j’examinai la boîte, je constatai qu’elle ne contenait pas d’argent, mais seulement des papiers que je n’aurais jamais osé vendre. J’avais perdu tout espoir de m’enrichir et je me trouvai sans un sou sur le pavé de Londres. Il ne me restait que mon métier pour vivre. Je vis ces annonces demandant des harponneurs auxquels on devait donner des gages importants, et je suis allé à l’agence qui m’a adressé ici. Voilà tout ce que je sais, et je termine en affirmant que, s’il est vrai que j’aie tué Peter le Noir, la justice devrait m’en être reconnaissante, car je lui ai fait économiser le prix de la corde.

— Voilà une déposition très claire, dit Holmes se levant et allumant sa pipe. Je crois bien, Hopkins, que vous ne ferez pas mal de faire conduire votre prisonnier dans un lieu plus sûr. Cette pièce ne peut servir de chambre de sûreté, et M. Patrick Cairns prend beaucoup de place dans l’appartement.

— Monsieur Holmes, dit Hopkins, je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance. Encore maintenant, je ne comprends pas comment vous êtes arrivé à ce résultat.

— Tout simplement parce que, dès le début, j’ai trouvé la bonne piste. Si j’avais eu connaissance de la découverte du carnet, peut-être aurais-je pu m’égarer comme vous, mais tous les détails que j’avais convergeaient vers le même point : la force herculéenne, l’adresse dans le maniement du harpon, le rhum, la blague en peau de phoque, le tabac lui-même, tout cela, dénonçait le matelot. J’étais convaincu que les initiales P. C. inscrites sur la blague, étaient une pure coïncidence et non celles de Peter Carey, puisqu’il fumait rarement et n’avait même pas une pipe dans sa cabine. Vous vous rappelez que je vous ai demandé s’il y avait du whisky et du cognac dans la cabine ? Vous avez répondu affirmativement. Il n’y a que des marins pour boire du rhum, quand il y a d’autres sortes d’alcool dans la maison. J’étais sûr que ce ne pouvait être qu’un matelot !

— Et comment l’avez-vous trouvé ?

— Le problème était très simple, mon cher Hopkins. Si c’était un matelot, il devait être un de ceux qui avaient été avec lui sur la Licorne, car il n’avait jamais commandé un autre navire. J’ai passé trois jours à télégraphier à Dundee. Au bout de ce temps, j’avais obtenu le nom de tous les hommes de l’équipage de la Licorne en 1883. Quand j’ai su que Patrick Cairns était au nombre des harponneurs, mes recherches étaient presque terminées. J’ai réfléchi que l’individu devait être à Londres, et qu’il ne demanderait pas mieux de quitter le pays pour quelque temps. J’ai passé plusieurs jours dans les taudis de Londres, comme si je voulais recruter un équipage en vue d’une expédition arctique, promettant des gages très élevés aux harponneurs qui voudraient servir sous le commandement du capitaine Basil. Vous avez vu le résultat !

— Merveilleux ! s’écria Hopkins.

— Il faut obtenir, le plus tôt possible, la mise en liberté du jeune Neligan, dit Holmes. Vous ferez même bien de lui adresser des excuses. Il conviendra aussi de lui remettre la boîte de fer blanc ; quant aux valeurs que Peter a vendues, elles sont certainement à jamais perdues… Voici le fiacre qui arrive, vous pouvez emmener votre gaillard, Hopkins. Si vous avez besoin de moi au cours du procès, je serai sans doute avec le Dr Watson quelque part en Norvège à ce moment. Je vous en reparlerai d’ailleurs.



TABLE


I. — 
 1
III. — 
 104
 160
V. — 
 227

La Résurrection

de

Sherlock Holmes

À LA MÊME LIBRAIRIE

DANS LA COLLECTION IN-18 JÉSUS


DU MÊME AUTEUR

Nouvelles aventures de Sherlock Holmes.

Souvenirs de Sherlock Holmes.

Nouveaux exploits de Sherlock Holmes.

Aventures de Sherlock Holmes.

Sherlock Holmes triomphe.

Mémoires d’un Médecin.

Le Drapeau vert.

Les Exploits du Colonel Gérard.

Le Crime du Brigadier.

La Compagnie blanche. I. Les Moines guerriers.
II. Les Épées glorieuses.

Les Réfugiés.

Le Mystère de Cloomber.

Notre-Dame de la Mort.

L’Oncle Bernac.
CONAN DOYLE




La Résurrection
de
Sherlock Holmes




PARIS
LA RENAISSANCE DU LIVRE
78, Boulevard Saint-Michel, 78
  1. Officier de l’état civil, (note du traducteur.)
  2. Sever: Diviser. (Note du traducteur.)
  3. Lever: Levier. (Note du traducteur.)
  4. Never: Jamais. (Note du traducteur.)
  5. Come : Venez. (Note du traducteur.)
  6. Abe Slaney : Suis ici. (Note du traducteur )
  7. Chez Elrige (Note du traducteur.]
  8. Elsie prépare-toi à paraître devant Dieu ! (Note du traducteur.)
  9. 125,000 francs. (Note du traducteur.)
  10. 25,000 francs. (Note du traducteur.)
  11. 300.000 francs. — On voit que le duc essaye d’obtenir le silence de Sherlock Holmes, en lui offrant une somme double de celle qui avait été primitivement fixée. (Note du traducteur.)
  12. Chemin de fer du Canada au Pacifique. (Note du traducteur.)