La Résurrection d’un État africain/02

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LA RÉSURRECTION
D’UN
ÉTAT AFRICAIN

II[1]
L’ETHIOPIE D’AUJOURD’HUI


IV

Du haut de ses montagnes, qui ont tant de fois sauvé l’indépendance de l’Éthiopie, Ménélik observe avec une inquiétude prévoyante les possessions européennes qui, peu à peu, s’étendent autour de son empire, lui coupent toute communication avec l’extérieur et semblent vouloir l’étouffer. Pour parer à ces périls nouveaux, il faut que le Négus pénètre les intrigues et les ambitions étrangères et sache découvrir, sous le masque de la civilisation qui, trop souvent, les dissimule, les appétits impitoyables des marchands et les âpres convoitises des conquérans. Très bien informé des agissemens de ses nouveaux voisins, Ménélik s’applique à discerner quels États européens ont des intérêts en harmonie avec ceux de l’Éthiopie elle-même, quels autres au contraire pourraient être entraînés par les nécessités de leur expansion à une politique de conquête et d’asservissement. Le Négus n’oublie pas un passé encore très récent : son propre empire partagé par une diplomatie trop hâtive, l’invasion qu’il fallut repousser par la force au prix de tant de vies humaines, la conjonction étroite des menées italiennes en Erythrée et anglaises sur le Nil. Le passé éclaire pour lui l’avenir et, comme le passé fut plein de périls et de pièges, l’avenir lui apparaît gros de menaces.

Que les inquiétudes patriotiques du Négus soient justifiées, la rapide revue que nous avons faite des dernières années de l’histoire éthiopienne suffirait à le prouver. Les signes précurseurs des tempêtes futures peuvent aisément s’apercevoir et, au risque de nous répéter, il est nécessaire de nous arrêter encore à discerner et à coordonner ces indices. — En Afrique Orientale, comme sur tous les rivages du globe, l’impérialisme britannique menace la paix du monde : conquérant par nécessité économique, par le besoin incoercible et vital de débouchés nouveaux pour les produits d’une industrie, toujours grandissante, ce n’est qu’en Afrique qu’il peut trouver à satisfaire ses appétits. Il n’est plus aujourd’hui nécessaire de démontrer quel intérêt, primordial pour l’avenir de l’Angleterre, exige que le continent noir soit à elle « du Cap au Caire ; » l’explosion de « jingoïsme » qui a suivi en Angleterre l’apparition d’une troupe française à Fachoda, l’âpre acharnement qui déchaîne toutes les forces de la Grande-Bretagne pour supprimer de la carte du monde les deux petites républiques sud-africaines, ont dessillé les yeux de ceux-là-mêmes qui s’obstinaient à croire ; au « libéralisme » de cette immense maison de commerce qu’est l’Angleterre moderne. La conquête des Indes africaines est depuis longtemps décidée dans les conseils des hommes d’Etat de tous les partis. Qu’on ne le perde pas de vue, en effet, ce n’est pas seulement la domination de l’Afrique Orientale qui est en jeu, c’est le maintien même et la durée de l’empire britannique ; ce n’est pas seulement pour remplacer l’Inde, si quelque catastrophe politique, ou même son propre développement économique, achevaient de lui en rendre le marché moins accessible, que les Anglais ne peuvent se plisser de l’Afrique, c’est encore et peut-être surtout pour conserver l’Inde elle-même. Que l’Océan Indien achève de devenir un lac britannique, et il sera facile, en cas de danger sur un point quelconque de ses rivages, d’y transporter rapidement l’une des armées aguerries et bien équipées qui ne quitteront plus désormais l’Afrique du Sud et le Soudan et dont l’organisation va s’achever et se compléter après la guerre actuelle. Dégageons-nous pour un moment de nos vieilles et absurdes conceptions qui divisent le monde en « parties » et font des océans des barrières alors qu’ils sont des liens ; nous comprendrons que ce grand bassin de l’Océan Indien sert de trait d’union entre les principales provinces de l’empire britannique : Australie, Inde, Afrique ; il est le centre d’où rayonnera sur le monde, d’un éclat renouvelé, la suprématie anglaise.

L’Ethiopie indépendante est un obstacle à la réalisation de ces grands desseins : son année, nombreuse et aguerrie, retranchée dans une citadelle naturelle, domine et commande cette route du Cap au Caire où doit passer à toute vapeur la « civilisation » britannique. L’Ethiopie, d’ailleurs, est une partie du bassin du Nil ; nulle domination n’est en sécurité en Égypte, si elle ne tient le massif abyssin, d’où descendent deux des affluens principaux du grand fleuve. Dominer l’Abyssinie, ou tout au moins la tourner, l’enclaver, la réduire à l’impuissance, la morceler, la couper de la mer et l’empêcher de s’allier, le cas échéant, à une puissance ; européenne, c’est le plan obligé de la politique impérialiste. Les tentatives passées, les opérations d’approche déjà ébauchées, ont jeté une lumière trop vive sur ces projets pour que l’on puisse douter de leur réalité ; leur exécution définitive n’est que suspendue aujourd’hui, le temps de supprimer, dans le Sud-Afrique, un autre obstacle, un autre État libre, de maîtriser un autre massif de montagnes. L’héroïsme et l’obstination inattendue des Boers, l’apparition subite du spectre chinois, ont éloigné des frontières de Ménélik tout péril immédiat ; mais « l’impérialisme » n’abandonnera pas de bon gré des plans depuis si longtemps préparés et dont le succès lui semble indispensable à la vie même de la « plus grande Bretagne. »

Ce que l’Angleterre a osé contre les Boers, quel scrupule l’empêcherait, si elle réussit, de le tenter contre les Ethiopiens ? Depuis longtemps, le grand mouvement tournant qui doit isoler l’empire du Négus se dessine : aujourd’hui, il est achevé. Sauf sur un petit point, — d’importance capitale, il est vrai, — où la France, par Djibouti et Obok, touche à l’Ethiopie et lui offre une porte de sortie sur la mer, l’Angleterre et l’Italie étreignent de toutes parts les États de Ménélik. Tout le long de la Mer-Rouge l’Italie étend sa colonie de l’Erythrée et même elle prend pied sur le plateau et possède une partie de l’ancien empire axoumite. Au nord, la forte place de Kassala commande toute la vallée de l’Atbara : conquise, puis défendue contre les derviches par les Italiens, cédée ensuite par eux à leurs alliés, elle est, aux mains des Anglais, une base d’opérations excellente contre le Tigré. La défaite du khalifat, la marche des Anglais remontant le Nil, l’expulsion brutale des Français du commandant Marchand, l’abandon par la France de tout le Bahr-et-Ghazal, ont, enfin permis aux Anglais de relier la Basse-Egypte aux Grands-Lacs ; des missions parties de la côte de l’Océan Indien, à l’exemple de l’expédition Mac Donald, sont parvenues, elles aussi, dans l’ancienne province équatoriale : toute la vallée du Nil est anglaise. Ainsi l’invasion mahdiste aura finalement servi à faire, de l’ancien Soudan égyptien, un Soudan britannique. Les possessions italiennes de la côte des Somalis et la colonie anglaise de Zeïla complètent l’investissement des plateaux et permettent de menacer le Harrar.

L’Italie, vaincue à Adoua, n’a pas gardé rancune à l’Angleterre, qui l’a poussée dans l’aventure africaine ; si elle n’espère plus gagner un empire en Afrique, du moins reste-t-il vraisemblable que, le cas échéant, elle aurait encore son rôle dans la conquête et sa part dans les profits. Le général Baratieri, lui-même, a tracé d’avance le plan de cette campagne vengeresse dans ses Mémoires d’Afrique, et l’on se rappelle qu’il en adonné ici[2] une sorte de résumé saisissant et singulièrement, instructif. Il annonçait comme prochaine l’échéance de « la question du Harrar, » comme s’il existait une « question du Harrar, » et comme si l’Angleterre et la France ne s’étaient pas promis réciproquement de ne point attenter à l’indépendance de cette région. De graves événemens semblaient, proches en Ethiopie ; « la solution ne peut être éloignée, » écrivait le général Baralieri. Le chemin de fer anglais s’avançait le long du Nil, et le Sirdar procédait à l’enrôlement méthodique des vaincus d’Omdurman et à l’organisation des bataillons soudanais, qui, animés d’une vieille haine contre l’Abyssinie chrétienne, sont destinés à devenir les meilleurs auxiliaires de la politique britannique. Les guerres du Transvaal et de Chine sont venues suspendre les destins, sans interrompre complètement les préparatifs. L’Angleterre, empêtrée dans l’Afrique du Sud, se montre pour l’instant conciliante dans tout le reste du monde : l’été dernier, des journaux ont annoncé que, pour obtenir du Négus le passage du chemin de fer au pied des plateaux abyssins, le cabinet de Londres reconnaîtrait ce fleuve comme frontière occidentale de l’Ethiopie ; on parlait même d’une cession de Kassala ! Tant de longanimité et des dispositions si bienveillantes ne sont, il faut le craindre, qu’un trompe-l’œil ; céder quoi que ce soit, sans y être contrainte,. n’est guère dans les habitudes de la politique anglaise : si, réellement, le cabinet de Londres reconnaissait aujourd’hui la frontière du Nil à l’empire d’Ethiopie, peut-être ne serait-il pas téméraire d’en induire son intention de tout reconquérir en bloc demain. Pendant que le drame s’accomplit ailleurs, ici nous assistons à l’entr’acte ; mais, quand l’heure sera venue, attendons-nous à ce que la toile se lève sur ce nouvel acte tragique dont le général Baratieri, anticipant sur sa vengeance, a savouré d’avance le dénouement. En tout cas, l’Ethiopie et ses amis seraient sages de profiter du répit que les circonstances actuelles leur apportent, pour se préparer aux éventualités de l’avenir. En politique, il suffit souvent de prévoir pour empêcher.


V

Si, dans un avenir plus ou moins proche, les événemens, qu’un passé déjà long a peu à peu préparés, s’accomplissent, si l’indépendance de l’Ethiopie est un jour menacée, la France ne saurait sans mentir à ses traditions, sans trahir ses intérêts les plus immédiats, en rester la spectatrice indifférente. L’autonomie de l’Ethiopie est l’une des maximes essentielles de notre politique africaine. Nos intérêts généraux dans le monde, nos intérêts particuliers sur la côte orientale de l’Afrique, nous feraient une nécessité de sauvegarder l’intégrité de l’empire du Négus, si le respect que nous tenons à honneur de professer pour la vie des peuples civilisés ne nous en faisait un devoir ; et, déjà en 1865, Guillaume Lejean écrivait : « La chute de l’Abyssinie serait la ruine complète de notre influence dans l’Est-Afrique[3]. » A mesure que les événemens se sont précipités et que les nations européennes ont partagé les territoires africains, l’opinion de Lejean s’est imposée avec plus de force à nos différens gouvernemens comme la règle directrice de nos relations avec le Négus. Jamais une pensée de conquête, un désir de domination ne s’est mêlé à la cordialité de nos rapports d’amitié et d’échanges avec l’Ethiopie. C’est grâce à ce désintéressement manifeste, joint à l’accord évident des besoins économiques des deux pays, que nous avons obtenu quelque crédit auprès de Ménélik, qui a tant de raisons de tenir en suspicion les Européens.

Des liens très anciens unissaient la France à l’Ethiopie et spécialement à la famille du négus régnant. Dès 1842 Rochet d’Héricourt, envoyé spécialement par Louis-Philippe, concluait avec Sahlé-Sahlassi, roi du Choa et grand-père de Ménélik, un Irai té garantissant une protection réciproque aux trafiquans des deux nations. Cette convention, dont l’empereur aime à rappeler le souvenir, resta pratiquement sans effet, tant il était alors difficile de parvenir jusqu’aux plateaux abyssins. Mais, de ce moment, l’attention de la diplomatie française ne se désintéressa plus de ce qui se passait dans les parages de la Mer-Rouge et dans le voisinage de l’Ethiopie. A plusieurs reprises, le gouvernement, ou des sociétés privées, obtinrent la concession de points de relâche ou de comptoirs sur la côte de la Mer-Rouge et du golfe de Tadjoura ; c’est ainsi qu’en 1858, notre vice-consul à Aden, M. Lambert, négocia avec le chef Abou-Bekr l’acquisition du port d’Obok. L’assassinat de M. Lambert n’empêcha pas l’Arabe de tenir-sa promesse et de signer, en 1862, malgré les intrigues des agens britanniques, un traité qui cédait Ohok à la France moyennant 55 000 francs. Mais nos droits, formellement établis, continuèrent de dormir jusqu’à ce que le hasard des événemens vînt attirer l’attention sur ces côtes peu fréquentées. Des négocians français, qui trafiquaient sur la côte d’Obok, furent un jour, vers la fin de 1881, attaqués par des indigènes : bloqués dans une vieille bâtisse au bord-de la mer, ils réussirent, dans leur détresse, à faire passer à un navire, en route pour l’Europe, une lettre qui parvint au quai d’Orsay. C’était pendant l’éphémère éclat du « grand ministère. » Nos affaires étrangères étaient aux mains de Gambetta : on sait quelle haute et grande idée il avait de sa patrie, des devoirs que son passé et sa gloire lui imposent et de la place qu’elle doit tenir dans le monde ; il lui parut que la France, pour l’honneur de son nom. ne pouvait marchander à des Français, quels qu’ils fussent, en péril sur une terre étrangère, sa protection et sa sauvegarde ; un aviso, l’Ardent, qui croisait dans ces parages, reçut l’ordre de s’enquérir du sort de ces aventuriers et, s’il se pouvait, de les secourir. L’incident eut des suites, provoqua des négociations avec les chefs du voisinage, si bien que le pavillon français ne cessa plus d’apparaître de temps à autre sur la côte d’Obok et qu’en 1883, quand l’expédition du Tonkin nous fit enfin comprendre la nécessité d’établir des stations françaises sur la route de l’Extrême-Orient, Obok fut définitivement occupé ; un dépôt de charbon y fut installé, un gouverneur y résida. L’annexion de Sagallo et de Tadjoura en 1884, des îles Moscha en 1887, et enfin, en 1888, de Djibouti, qui, sur la côte sud fait pendant à Obok, complétèrent la prise de possession de tout le pourtour du golfe de Tadjoura et des côtes qui forment aujourd’hui le Protectorat français de la côte des Somalis.

Un dépôt de charbon, un port de relâche sur la route d’Extrême-Orient, c’est tout l’avenir que l’on prédit d’abord à l’établissement d’Obok. Un gouverneur et quelques blancs qui s’astreignaient, six mois par an, à braver les ardeurs d’un soleil brûlant « figuraient » la colonie. Mais bientôt, toute la valeur de notre acquisition se révéla : les plus graves inconvéniens disparurent quand on s’avisa d’installer le chef-lieu de notre nouvelle possession non plus à Obok, sur la côte nord du golfe, desséchée par le Khamsin, mais sur la côte sud, au fond de l’excellente rade de Djibouti, dans une petite ville facile à pourvoir d’une eau abondante et très bien placée pour attirer vers son port les caravanes du Harrar. Puis, à mesure que se découvrit le jeu de la politique « anglaise et italienne dans la Mer-Rouge et sur le Nil, on aperçut mieux tout l’avantage de garder une porte ouverte sur les plateaux éthiopiens et un poste d’observation sur le golfe d’Aden. Le patriotisme éclairé de plusieurs hommes d’État français favorisait les progrès de la colonie naissante et surveillait avec une curiosité anxieuse la genèse des événemens qui allaient bientôt retentir avec tant d’éclat jusqu’en Europe ; parmi ces clairvoyans, il est juste de citer, pour ne parler que des morts, le président Carnot et le ministre de la Marine Félix Faure. Cependant l’essor de la colonie ne sembla pas tout d’abord répondre à de si hauts patronages : un budget d’un demi-million de francs n’autorisait guère les vastes entreprises ; mais cette inertie apparente trouvait peut-être son excuse dans une nécessité politique. Au moment où les Italiens, d’accord avec les Anglais, menaçaient Ménélik et partageaient sur le papier ses Etats, il était convenable et utile de séparer notre cause de celle des puissances conquérantes ; il importait de montrer au Négus, par notre attitude même, que nous ne prétendions à aucune part de ses domaines, que nous ne serions jamais des envahisseurs ; qu’au contraire, nous ne souhaitions « qu’une étroite entente et le développement de nos relations d’amitié et de commerce[4]. » Ménélik avait de bonnes raisons de se défier des paroles et des promesses des Européens : il fallait, par nos actes, lui inspirer confiance et nous garder de lui donner de nouveaux sujets d’inquiétude. Il était évident, d’ailleurs, que notre colonie ne pouvait espérer de prospérité que par ses échanges avec les hauts plateaux. Nous restâmes donc confinés sur la côte, satisfaits de resserrer, avec le négus, les liens d’une amitié déjà ancienne et que fortifiait la communauté des sympathies et des intérêts.

A vrai dire, chez nous, malgré les avertissemens des Français qui connaissaient à fond l’Ethiopie pour y avoir longtemps séjourné et qui jouissaient de la confiance du négus, on ne faisait que commencer à apercevoir le rôle que sa situation géographique et l’énergie de ses ha bilans destine à l’empire abyssin dans l’Afrique de l’Est. Vers le temps où fut conclue la paix entre le roi Humbert et Ménélik, alors que les Anglais n’étaient pas prêts à la conquête du Soudan, il n’eût sans doute pas été difficile d’obtenir du Négus le libre passage vers le Nil d’une expédition française partie de Djibouti ; elle eût suivi une route bien comme des négocians du Harrar et du Choa et que, plus tard, le commandant Marchand parcourut, en sens inverse, en deux mois et demi ; elle eut réussi à porter le drapeau français sur les rives du Nil très longtemps avant que les canonnières du Sirdar pussent venir contester notre droit à nous établir dans une contrée abandonnée et sans maître. Dans la pensée qui présida à la préparation de la mission Marchand, l’Ethiopie n’était qu’un facteur secondaire. Le chef de la mission emportait la promesse qu’il trouverait sur le Nil une expédition franco-abyssine, venue d’Ethiopie à sa rencontre et prête à coopérer avec lui, mais l’effort principal devait se faire par la route longue, difficile, et mal comme du Haut-Oubanghi et du Bahr-el-Ghazal.

Néanmoins, la conception et l’organisation de la mission Marchand, vers la fin de 1895 et les premiers mois de 1896, révélaient qu’enfin les problèmes africains apparaissaient bien sous leur vrai jour et avec toute leur importance et leur répercussion « mondiale. » Ce n’était point la conquête de quelques territoires, ni l’extension, sur les cartes, de la couleur indicatrice des possessions françaises qui, cette fois, était en jeu, mais la domination du Nil et l’empire de l’Afrique. Une Afrique française étendant, la ligne de ses postes du golfe de Guinée et du Sénégal jusqu’au Nil, fortement appuyée sur la position capitale de Fachoda, donnant la main, sur l’autre rive du grand fleuve, à une Ethiopie libre et bien armée, et aboutissant enfin, sur l’Océan Indien, au grand port de Djibouti, tel était le plan, admirablement conçu, qui eût assuré à la France la prépondérance dans tout le Nord du continent noir. Une voie franco-éthiopienne de communications terrestres se serait allongée à travers le Soudan, d’un Océan à l’autre ; elle se serait liée, peut-être, par Mascate, Bender-Abbas et lierai, à l’empire russe d’Asie, brisant le cercle de fer qui entoure l’Océan Indien, enserre l’Ethiopie, menace Djibouti et Madagascar. C’en eut été fait du rêve de l’impérialisme britannique ; le Nil, par la force des choses, serait devenu ce qu’il sera fatalement un jour, à moins que le monde n’abdique devant l’Angleterre : la grande voie internationale de pénétration africaine.

M. André Lebon a récemment montré[5] comment l’instabilité de notre régime parlementaire ruina ces grandes espérances. Nous n’avons pas à reprendre après lui l’exposé lumineux qu’il a fait. Mais il n’est pas inutile d’insister sur le rôle de Ménélik dans les événemens qui se sont accomplis, dans le bassin du Nil, de 1896 à 1899.

C’est le bonheur de la France qu’à côté de l’action trop souvent, changeante et parfois insuffisante de son gouvernement et de ses représentais officiels, l’initiative ; hardie de ses enfans réussisse encore à faire briller sa gloire et à fonder son renom parmi les nations étrangères. En Ethiopie, des Français, parmi lesquels il serait injuste de ne pas citer MM. Chefneux et Mondon, avaient depuis longtemps su gagner les sympathies personnelles de Ménélik et faire servir l’estime où les tenait le souverain au mieux des intérêts de leur patrie. Dès 1894, M. Chefneux obtint du Négus la signature d’un traité de commerce et d’amitié qui fut amendé et modifié en 1895, mais que le gouvernement français négligea de ratifier. Survint Adoua qui ouvrit enfin tous les yeux et décida le gouvernement à envoyer, en mission officielle, auprès de Ménélik, M. Lagarde, gouverneur de nos établissemens de la côte des Somalis. Le 23 janvier 1897, M. Lagarde arriva à Harrar, y rencontra le ras Makonnen et signa avec lui, le 27, une convention pour la délimitation de la côte des Somalis ; puis, le 20 mars, il échangea enfin, à Addis-Ababa, avec Ménélik lui-même, les ratifications du traité de 1894-1895, dont les clauses sont restées secrètes.

Le voyage de M. Lagarde avait encore un autre objet : obtenir le libre passage et l’assistance du Négus pour deux missions françaises envoyées vers le Sobat et le Nil. Nous ne. saurions ici retracer en détail la marche de ces missions et leur échec final. Mais nous touchons à un point culminant de l’histoire de l’Afrique française et de nos rapports avec l’empire d’Ethiopie. Si les forces abyssines, secondant les missions françaises et convergeant avec elles vers le Nil, étaient parvenues à donner la main, par-dessus le grand fleuve, à la troupe héroïque du commandant Marchand, le cours des événemens en eût, sans doute, été modifié. Ménélik comprenait que sur le Nil se déciderait la question de savoir si, oui ou non, son empire deviendrait une enclave au milieu des possessions britanniques : il fit un grand effort pour atteindre les rives du fleuve et y établir son autorité. Son rôle, dans ces circonstances critiques, a été l’objet d’attaques peu justifiées ; il est nécessaire de montrer que ce n’est pas. un défaut de concours de sa part qui a décidé le gouvernement français à prescrire l’évacuation de Fachoda ; c’est le manque d’ensemble et de direction qui a paralysé l’effort des deux missions françaises envoyées de Djibouti vers le Nil.

Dès la fin de 1895, quand s’organisa la mission Marchand, le lieutenant de vaisseau Mizon s’offrit à conduire une expédition au-devant de lui, jusqu’au Nil, par Djibouti et les plateaux abyssins ; le gouvernement, d’après l’avis de M. Lagarde, s’adressa au capitaine Clochette, ancien officier de l’armée française, qui connaissait l’Ethiopie pour y avoir résidé depuis plusieurs années ; il fut chargé de se rendre à Addis-Ababa pour, ensuite, étudier les routes qui conduisent au Nil ; mais, laissé sans instructions et sans ressources. Clochette ne put ni marcher vers l’ouest, ni prendre sur lui d’accepter les offres de Ménélik qui proposait de lui donner les moyens d’atteindre le Nil ; il dut se contenter d’assister, de loin et en curieux, à la bataille d’Adoua ; puis il revint, fatigué et malade, à Djibouti. C’est là qu’en janvier 1897, il reçut brusquement de France l’ordre de partir sans délai pour le-Nil : on s’avisait enfin à Paris que le commandant Marchand allait peut-être arriver à Fachoda et qu’il était grand temps de marcher, par l’est, à sa rencontre ! Clochette partit en hâte, sans le matériel et les ressources qui eussent été nécessaires au succès de son entreprise ; malade d’une albuminurie qu’un coup de pied de mule avait subitement aggravée, fatigué des retards que l’insuffisance de ses bagages et la difficulté de rassembler des hommes et des vivres lui firent subir, il mourut à mi-chemin du Nil. Derrière lui, une autre mission venue de France, celle de MM. Bonvalot et de Bonchamps, suivait la même direction et rencontrait les mêmes obstacles. Mal équipés pour une expédition longue et difficile, gênés par la tiédeur de certains concours, sans bateau pour traverser la rivière ou en descendre le cours, sans escorte sénégalaise, M. de Bonchamps, devenu chef de mission après le départ de M. Bonvalot, et ses compagnons ne pouvaient attendre le succès que du concours et de la bonne volonté du Négus. Malheureusement, l’ignorance ou le mauvais vouloir des chefs vassaux ou des officiers subalternes du Négus provoquèrent des difficultés, des dissentimens que l’on ne put apaiser qu’en recourant à Ménélik lui-même et qui retardèrent la marche. Malgré tous ses efforts, la mission de M. de Bonchamps ne put parvenir, en descendant la rive gauche du Baro, que jusqu’au point où cette rivière et la Djoubba, en se réunissant, forment le Sobat (30 décembre 1897). Là, exténuée, anémiée par le séjour malsain de ces rives marécageuses, après de vains efforts pour radouber une vieille pirogue et pour construire un radeau, elle ne put que contempler impuissante ces eaux qui fuyaient devant elle et qui auraient pu la porter rapidement jusqu’au Nil, et elle dut reprendre le chemin de la mer[6].

Ménélik, cependant, ne restait pas inactif. Il avait à cœur de planter son drapeau sur celle rive droite du Nil qu’il avait toujours revendiquée comme la frontière de ses Etats. Il devinait, en outre, que, pour employer une expression du général Baratieri, « celui qui possède Fachoda influe sur l’avenir de l’Abyssinie, » et il ne lui était pas indifférent que ce fussent les Français, ses amis, plutôt que les Anglais, en qui son bon sens lui faisait pressentir des adversaires, qui s’y établissent. Malheureusement, il s’en fallut de quelques jours que la trop courte apparition des guerriers du Négus sur le Nil coïncidât avec le passage de la mission Marchand. Sur l’ordre de Ménélik, le dedjaz Thessama, cousin et officier de confiance de l’empereur, s’avança avec 8000 hommes sur les plateaux au sud de Goré. Deux Français, M. Faivre, et un artiste, M. Maurice Potier, qui avaient fait partie de la mission de Bonchamps, et le colonel russe d’Artamanoff s’étaient joints à l’armée abyssine. Ce furent eux qui, avec une avant-garde, contournèrent par le sud les marais du Haro et de la Djoubba, qui avaient arrêté M. de Bonchamps et parvinrent, en descendant la rive gauche du Sobat, jusqu’à son confluent avec le Nil. Sur leur route, ils avaient pris soin de passer avec les chefs Noüers et Dinkés des traités au nom de Ménélik et de planter des pavillons abyssins sur les cases des chefs. Mais le manque de bateaux les arrêta en présence du grand fleuve ; en vain le colonel d’Artamanoff traversa-t-il, au péril de sa vie, un large bras du Nil et réussit-il à faire flotter un drapeau français dans une île en face de l’embouchure du Sobat, il fallut rebrousser chemin. C’est le 27 juin 1898 que la petite troupe avait atteint le Nil ; elle en quitta les bonis le même jour, et, douze jours après, le 8 juillet, le commandant Marchand et son avant-garde, descendant vers Fachoda, passaient au même point ! Mais déjà les Abyssins étaient repartis vers les montagnes de la haute Djoubba ; il fut impossible de les rejoindre.

L’expédition de Thessama se liait à tout un plan de reconnaissance et d’occupation des rives du Nil Blanc : plus au nord, le ras Makonnen descendait, avec son corps d’armée de 30 000 hommes, des hauteurs du pays des Beni-Chongoul, dont le chef Abd-er-Rhaman venait de reconnaître la suzeraineté de Ménélik, s’avançait vers l’ouest et atteignait le Nil entre les 11° et 15° de latitude nord ; puis, après avoir razzié quelques troupeaux de bœufs, il reprenait le chemin des plateaux. En même temps, le ras Ouoldegorgis, accompagné du lieutenant Boulalovitch, attaché à la légation russe d’Addis-Ababa, s’avançait. vers le sud pour surveiller. les mouvemens de la mission anglaise du major Mac-Donald, occupait le bas Omo au nom du roi des rois, et atteignait la pointe septentrionale du lac Rodolphe. Ainsi Ménélik fit, à l’époque même de l’arrivée de la mission Marchand à Fachoda, un grand effort militaire, et, même après le retour de ces expéditions, les Ethiopiens restèrent en force sur les premières pentes de leurs plateaux, à quelques marches du Nil : en novembre 1898, le capitaine. Mangin, envoyé par son chef en reconnaissance sur la rive droite du fleuve, rencontrait, vers le nord-est, sur les plateaux au sud du Nil Bleu, le dedjaz Domici, établi, avec une force de 15 000 hommes, dans une forte position sur le Yabous ; et il était en route, avec lui, vers Fachoda, quand lui parvint la nouvelle de la retraite définitive. Il est donc certain qu’au moment où fut décidé l’abandon de Fachoda, des forces éthiopiennes imposantes étaient en mesure et à portée de donner la main aux Français solidement établis sur le Nil.

Quand l’ordre d’évacuation fut venu et qu’il n’y eut plus d’espérance, le commandant Marchand et ses compagnons, remontant le cours presque inconnu du Sobat, tirent route, par Goré et Addis-Ababa, à travers les États de Ménélik. Par ordre du Négus, un accueil triomphal attendait les Français ; à la cour, ils furent comblés d’attentions et d’honneurs. Le sens politique très fin de l’empereur et son esprit ouvert aux grandes choses furent saisis d’admiration pour l’homme dont la pensée avait conçu et dont l’énergie avait exécuté ! une pareille entreprise. Jamais Européens n’avaient pénétré dans ses montagnes venant du mystérieux « pays des noirs » et des lointains rivages d’un océan inconnu, jamais hommes n’avaient triomphé de tant de fatigues et de périls pour parvenir jusqu’à lui. Ainsi le passage à travers l’Ethiopie, sur cette route dont ils avaient, d’un océan à l’autre, jalonné toutes les étapes, de ces vaincus d’une politique qu’ils n’avaient comme que dans la mesure où ils en étaient les victimes, accrut l’influence et le bon renom de la France.

Nos possessions africaines ne seront pas, sur le Nil, les voisines de l’Ethiopie ; à travers le continent noir, la grande voie franco-abyssine par Fachoda et Djibouti ne sera pas tracée : ainsi en a décidé le traité du 21 mars 1899. Cette convention ne délimite pas seulement deux domaines coloniaux ; en réalité, elle décide de l’empire de l’Afrique et elle en décide contre nous ; elle est désastreuse pour l’avenir de la France dans le continent noir : non pas qu’elle ne nous laisse d’assez vastes territoires, mais elle nous prive précisément des plus riches et des plus peuplés, ceux du Bahr-et-Ghazal, que les Anglais, depuis qu’ils nous en ont évincés, n’ont pas même pu occuper et qu’ils semblent abandonner aux Belges, de l’Etat libre ; elle laisse nos possessions sans frontière naturelle, puisqu’elles s’arrêtent à une « ligne de partage des eaux » absolument indécise, purement imaginaire ; surtout, elle est néfaste, parce qu’elle éloigne du Nil et prive d’un débouché indispensable nos colonies du Congo et de l’Oubanghi, parce qu’elle nous exclut du Soudan nilotique et nous écarte de l’Ethiopie d’où l’on domine toute l’Afrique centrale. Or, en Afrique, ce, n’est point l’étendue des territoires qui importe surtout, c’est le moyen d’y pénétrer, de les mettre en valeur, d’en faire sortir des marchandises ; ce ne sont point les immensités stériles, mais les cantons fertiles et salubres, trop rares dans le continent noir ; ce n’est point le nombre des royaumes vassaux, c’est la mainmise sur quelques points essentiels, d’où l’on commande toute une contrée, c’est la possession de quelques débouchés indispensables, de quelques carrefours de routes où converge tout le commerce d’une région. Fachoda est un de ces Gibraltars continentaux.


VI

Jusqu’à ces dernières années, l’Europe, et particulièrement la France, ignorait ou méconnaissait l’Ethiopie et la place qu’elle tient dans le monde : Adoua et Fachoda ont dissipé tous les préjugés, détruit toutes les illusions. L’importance de l’empire de Ménélik ne peut échapper aujourd’hui à aucun homme d’Etat informé ; il ne lui manque plus, pour participer au grand courant de la vie « civilisée » et devenir l’un des principaux marchés de l’Afrique que de communiquer librement et rapidement avec la mer et avec l’intérieur. Le chemin de fer qui s’ouvrira très prochainement de Djibouti à Harrar va lui en donner le moyen ; l’inauguration, déjà partiellement faite, de cette ligne nouvelle est pour l’Abyssinie un événement capital, qui modifiera le cours de son histoire et aura une profonde influence sur ses destinées. Pour la France aussi, la nouvelle voie ferrée doit devenir la source d’avantagés politiques et économiques considérables, car elle part d’un port français, Djibouti, et ne quitte pas ce territoire français avant de pénétrer sur les terres de Ménélik. C’est donc la France qui ouvre enfin à l’empire des négus cette fenêtre sur le monde que lui avait fermée, voilà tant de siècles, l’invasion musulmane.

Nous avons perdu l’occasion de souder en un seul bloc notre domaine africain ; mais il nous reste l’espoir d’en utiliser les fragmens épars. Le « Protectorat français de la côte des Somalis » est l’un de ces fragmens. Il nous est surtout précieux à cause de son port, Djibouti, qui est le débouché maritime naturel de l’Ethiopie et du Harrar et qui nous ouvre un chemin pour pénétrer sur les hauts plateaux.

Djibouti n’était, il y a quelques années, qu’une bourgade arabe ; aujourd’hui, plus de 250 maisons de pierre s’y élèvent et 1 500 Européens y séjournent habituellement. Cette fortune rapide, Djibouti la doit à son climat, à ses eaux, et surtout à son port, à sa rade profonde, d’accès facile, protégée par plusieurs îles contre la violence des vents du large. L’anglaise Aden, si prospère, si commerçante, ne jouit pas, à beaucoup près, d’une situation aussi favorisée que notre Djibouti ; l’une et l’autre s’échelonnent sur la grande route des Indes et de l’Extrême-Orient, mais tandis que l’une, isolée parmi des rochers sur une côte torride, n’a derrière elle que l’immensité stérile du désert, l’autre a, comme « arrière-pays, » l’Ethiopie, fertile, bien arrosée, véritable jardin de l’Afrique. Que, par-dessus cette zone de steppes infertiles, qui isole du reste du monde les hauts plateaux abyssins, un pont, soit jeté, l’essor de Djibouti sera assuré. Le chemin de fer actuellement en construction sera, si l’on ose dire, ce pont.

Des routes de caravanes qui traversent le désert, celles qui aboutissent à Zeila et à Djibouti sont les plus courtes et les plus fréquentées ; . presque parallèles entres elles, elles se confondent même dans une partie de leur parcours ; la première, un-peu plus courte, mais traversant un désert très dangereux, est la voie traditionnelle des caravanes qui descendent du Harrar : conduits par une habitude séculaire, les chameliers continuent de suivre la piste que, de temps immémorial, trace, à travers la solitude, le large pied de leurs bêtes ; aussi, malgré les avantages de notre port, à peine avions-nous pu y attirer quelques trafiquans : mais, dès l’ouverture d’un chemin de fer, les conditions du trafic changeront, et ont déjà changé, du tout au tout. Il fallait vingt-cinq jours d’un voyage pénible et périlleux pour aller de Djibouti à Harrar ; bientôt, ou moins de vingt-cinq heures, voyageurs et marchandises y parviendront sans fatigues, sans risque d’avaries, et à bien moindres frais.

Amis, dévoués et conseillers écoutés de l’empereur Ménélik, MM. Chefneux et Ilg ont obtenu de lui, le 26 octobre 1896, la concession pour quatre-vingt-dix-neuf ans d’une ligne de chemin de fer de Djibouti à Addis-Ababa et au Nil par Harrar, et l’autorisation de transférer leur privilège à une compagnie française, la Compagnie impériale des chemins de fer éthiopiens. La Compagnie jouit d’un véritable monopole et ne redoute pas de concurrence, car l’empereur s’est engagé à n’autoriser la construction d’aucune ligne rivale et à faire tout ce qui dépendra de lui pour que toutes les marchandises, sortant d’Ethiopie ou y entrant, soient transportées par le chemin de fer[7]. Ainsi, dès qu’elle sera ouverte de Djibouti au Harrar, la voie ferrée nouvelle servira nécessairement de débouché au commerce des hauts plateaux ; elle deviendra très vite, comme celle du Congo belge, l’émissaire de toute une région.

La première section, de Djibouti au Harrar, est seule en ce moment mise en œuvre : elle a été inaugurée l’été dernier jusqu’au 109e kilomètre, où se trouve un point d’eau important, elle va l’être jusqu’au 140e ; à partir de là, il suffira, pour ainsi dire, de poser les traverses sur un terrain plat et solide, et l’on compte qu’au mois d’août 1901, la locomotive atteindra El-Bah, dans le Harrar, à 270 kilomètres de Djibouti. Là finit la steppe volcanique, sans eau, à peine parsemée de quelques maigres bouquets de mimosas et tachetée au printemps de rares touffes d’herbe ; le voyageur pénètre avec joie dans la région bien arrosée, verdoyante et riche de Harrar : El-Bah est au pied des plateaux, à une quarantaine de kilomètres de cette ville. Le rail, pour le moment, s’arrêtera là ; plus tard, il bifurquera : la ligne principale se dirigera vers Addis-Ababa, tandis qu’un embranchement atteindra Harrar. Mais ce tronçon, de 40 kilomètres, devrait franchir un col de 2 030 mètres pour redescendre ensuite à 1 800, et coûterait au moins cinq millions de francs. El-Bah, reliée à la ville de Harrar par un service régulier de chameaux, continuera donc provisoirement d’être tête de ligne et deviendra l’entrepôt commercial et le centre du trafic de cette région si riche, tandis que l’antique Harrar restera la cité militaire et féodale, la capitale intellectuelle et religieuse[8].

D’El-Bah, le chemin de fer sera poussé, sans retard, vers Addis-Ababa. Ménélik, avide de progrès et curieux de nouveautés, conscient aussi des grands intérêts de son pays, attend impatiemment l’heure où la locomotive pénétrera jusqu’à sa capitale, comme y arrive déjà le téléphone. La ligne, sur près de 350 kilomètres, longera le pied des plateaux du Harrar et ne rencontrera pas de difficultés sérieuses avant le grand pont qu’il faudra jeter sur l’Aouache, rivière torrentueuse aux crues redoutables ; cet obstacle franchi, la ligne montera en pente douce et suivra, pendant une centaine de kilomètres, la rive gauche de l’Aouache ; encore vingt kilomètres sur le plateau même, et l’on aura atteint Addis-Ababa, le séjour préféré de Ménélik et la capitale actuelle de l’empire d’Ethiopie.

Quant à la troisième section du chemin de fer, qui doit plus tard rejoindre le Nil, le temps n’est pas venu encore de l’exécuter, mais qui n’en apercevrait d’un coup d’œil toute l’importance ? La ligne aboutirait sans doute aux environs de Lado ou de Bor, c’est-à-dire dans la partie la plus riche et la plus salubre du Soudan nilotique, non loin de ce plateau très fertile de Fatiko, qui, au dire des voyageurs, jouit du plus délicieux climat de toute l’Afrique, dans la région même où Samuel Baker plaçait, non loin de Doufilé, la future capitale économique du Soudan. La ligne projetée tracerait la voie la plus directe des pays du Haut-Nil, du Bahr-et-Ghazal, et peut-être même de la partie orientale du Congo belge et du Congo français, vers la mer et vers l’Europe. Mais, sans anticiper sur un avenir encore lointain, il est dès maintenant permis d’augurer favorablement du succès de la voie ferrée nouvelle. L’exemple du chemin de fer du Congo belge montre combien la réalité peut dépasser les prévisions les plus optimistes, et le commerce grandir avec les facilités qui lui sont offertes. Les ressources minières de l’Ethiopie sont encore mal connues, mais toute la région des plateaux, fertile et bien arrosée, peut donner en abondance les produits de l’agriculture et de l’élevage. Le Kaffa est la patrie d’origine du café ; il y pousse à l’état sauvage ; au Harrar, il est cultivé et peut rivaliser avec les meilleurs « mokas » d’Arabie. On compte que, dès l’ouverture du chemin de fer, 10 à 15 000 tonnes de café descendront annuellement vers Djibouti[9]. La cire, abondante dans un pays dont la boisson nationale est l’hydromel, les peaux, dépouilles des bœufs, chèvres et moutons que nourrissent en grande quantité les gras pâturages des plateaux et de la montagne, sont deux articles importons de l’exportation éthiopienne[10]. Les légumes frais et les fruits du Harrar, la viande des troupeaux du Choa ne sauraient manquer, quand le chemin de fer les transport (ira rapidement vers la mer, de trouver, sur la côte brûlée d’Aden, sur les paquebots de passage et à Djibouti même, une vente toujours assurée. De même pour le blé : il rencontre sur les plateaux des conditions favorables à sa végétation, mais il y est à peine cultivé et ne se vend que 3 francs les 100 kilogrammes sur les marchés du centre ; tout changera sans doute avec la possibilité de l’exportation. Ajoutons enfin l’ivoire, dont Harrar expédie vers la côte environ 800 tonnes par an. De tous ces produits, le chemin de fer transportera, on a le droit de l’espérer, 13 000 tonnes dès sa première année.

L’importation est encore paralysée par l’extrême cherté des moyens de transport : elle consiste surtout en sel[11] et en objets fabriqués venus d’Europe ; elle atteint, en moyenne, 4 000 tonnes par an. L’industrie indigène est aussi rudimentaire que possible, mais la population a le goût du luxe, des riches vêtemens, des belles armes, des parfums. Des besoins nouveaux naîtront de la facilité même de les satisfaire ; les Ethiopiens demanderont, de plus en plus, les produits manufacturés européens. Il y aura là, pour la France, un marché à conquérir et, pour le chemin de fer, un bénéfice assuré. L’ouverture de la ligne du Harrar sera pour Djibouti le signal d’un brillant essor, pour peu que l’on facilite, à toutes les grandes compagnies de navigation, les moyens d’y faire faire escale à leurs bateaux, et que l’on n’y molle pas obstacle par des barrières douanières. Jusqu’à présent, les droits de douane ont été ou nuls on très modérés, et il est à souhaiter que le gouvernement français persiste dans une politique de libre franchise qui fera de Djibouti la rivale d’Aden, le débouché de tout le commerce de l’Ethiopie, l’intermédiaire obligé entre l’Europe et les États de Ménélik. Un port aussi précieux serait, en cas de guerre, ardemment disputé et dangereusement exposé : à l’Etat français incombe la tâche d’en préparer la défense. Djibouti, avec le chapelet d’îles qui défend ses approches, est facile à protéger : quelques canons commandant les passes, quelques torpilleurs dans le port, suffiraient à la rigueur à en rendre l’attaque malaisée ; et, si l’on voulait créer, dans notre colonie, un réduit imprenable de vive force, il faudrait choisir le Goubet-Kharab, qui, tout au fond du golfe de Tadjoura, dessine une sorte d’étang de lierre profond, dominé par des hauteurs favorables à la défense. En tout cas, il faut parer très vite aux nécessités les plus urgentes, mettre Djibouti en état de résister, car, malheureusement, l’hypothèse d’une guerre où nos colonies seraient menacées n’a rien aujourd’hui d’invraisemblable.

On nous accuse volontiers de manquer d’initiative ; la vérité est que nous ignorons trop souvent les merveilles accomplies dans le monde par nos compatriotes ou, quand nous les connaissons, il arrive que notre bonne volonté maladroite ou l’imprévoyance de nos gouvernemens les entrave ou les compromet : témoin, cette belle entreprise du chemin de fer de Djibouti à Harrar et au Nil, conçue et en partit ; réalisée par des Français, sans le secours de l’Etat, sans l’appui des grandes banques. La tâche était ardue : d’abord il s’agissait, à force de loyale franchise et de services rendus, d’inspirer à Ménélik une confiance inébranlable, il fallait prévenir les démarches des Anglais et écarter leur concurrence, secouer enfin l’apathie du public français et triompher aussi, sans doute, du mauvais vouloir, tout au moins de l’inertie ordinaire aux fonctionnaires, naturellement enclins à la défiance envers tout projet qui ne porte pas le cachet d’une origine officielle. Toutes les difficultés ont été surmontées sans bruit, sans heurts diplomatiques, mais la Compagnie, dont les administrateurs sont encore tous Français, a dû accepter d’importans concours financiers de sociétés anglaises ou anglo-égyptiennes ; chez nous, les capitaux vont volontiers aux entreprises étrangères, même les plus hasardeuses ; s’agit-il d’une œuvre française, ils deviennent timides et se cachent. Que la Compagnie des chemins de fer éthiopiens ait des actionnaires de tous pays, peu nous importe ; mais le gouvernement français a le devoir strict de veiller à ce qu’un chemin de fer construit en partie en terre française et aboutissant à un port français n’échappe pas à son contrôle ; il serait désastreux pour nous que la ligne de Djibouti à Harrar passe en des mains anglaises ou qu’un embranchement soit construit pour détourner sur Zeila tout le commerce des hauts plateaux. Pour acquérir le droit de s’y opposer, la France n’a qu’à accorder soit une subvention, soit une garantie d’intérêt à une entreprise exécutée par des Français en territoire français. Il y a là, pour nous, un intérêt de premier ordre. Précieux, en effet, au point de vue économique, Djibouti et son chemin de fer ne le sont pas moins pour notre politique, africaine. Tant que l’Ethiopie reste indépendante, et résiste, comme une digue, à la pression violente ; des Européens conquérans aussi bien qu’aux progrès menaçans de l’Islam, ses intérêts et la nécessité de conserver son débouché maritime en font l’auxiliaire naturel de notre politique africaine ; tant que ses montagnes resteront inviolées, la « question du Nil » ne sera pas définitivement résolue ou pourra être rouverte.


VII

Les grandes questions politiques, vues sous un certain angle, présentent toujours un aspect religieux, car la religion est l’un des facteurs essentiels de la nationalité et les affinités religieuses sont souvent, entre les peuples, un lien plus fort que la parenté même des races.

Convertie au IVe siècle par des missionnaires d’Alexandrie, l’Ethiopie n’a jamais cessé de reconnaître, dans la capitale de l’Egypte, sa métropole religieuse : encore aujourd’hui l’abonna, chef de l’Eglise abyssine, reçoit du patriarche copte du Caire l’onction épiscopale. C’est ainsi qu’un jour l’Ethiopie, fervente dans son zèle religieux, mais peu versée dans les subtilités de la théologie alexandrine, suivit le schisme monophysite et se trouva séparée de l’Eglise romaine. Bientôt, l’invasion musulmane étant venue isoler l’Ethiopie du reste du monde, détourner d’elle le grand courant de la civilisation chrétienne, elle s’endormit dans son hérésie, qui, insensiblement, dégénéra en une religion diktat, en un culte surtout national, où les principes de vie et d’action allaient peu à peu s’éteignant dans le formalisme oriental. On a vu comment, au temps de l’apostolat conquérant de la Compagnie de Jésus, la jonction s’opéra, pour un instant, entre l’Abyssinie et l’Occident catholique et comment, de nouveau, les vieilles coutumes et les rites traditionnels l’emportèrent sur les nouveautés étrangères trop hâtivement introduites. Il faut franchir les temps et arriver jusqu’au milieu de notre siècle pour voir de nouveau les chrétientés européennes reprendre le contact avec l’église d’Ethiopie. Nous ne saurions même résumer ici ce chapitre de l’histoire de l’apostolat catholique où brillent les noms de Mgr de Jacobis et de Mgr Thaurin. Malgré les efforts des missionnaires et leurs succès partiels, et bien que la liberté des cultes ait été proclamée par l’empereur Ménélik, le monophysisme copie reste la religion du souverain et de la majorité des habitans ; mais, bien plus qu’à des formules doctrinales qu’il ne comprend guère, le peuple demeure attaché aux formes traditionnelles du culte national.

L’orthodoxie russe, héritière de l’église byzantine, et émancipatrice des chrétientés grecques de l’Orient, semble, par ses rites et son organisation, voisine de l’Eglise éthiopienne. Au premier abord, il devait paraître tentant de se servir d’affinités religieuses réelles pour resserrer, entre l’empire des tsars et celui des négus, les liens d’une amitié féconde et pour attirer peu à peu l’Ethiopie dans le cycle politique de la Russie. Des missions religieuses moscovites furent envoyées vers les hauts plateaux ; mais le succès ne semble pas avoir répondu à leurs efforts. L’empereur Ménélik et ses sujets, schismatiques malgré eux, hérétiques sans le savoir, ne nourrissent aucune passion hostile aux autres confessions chrétiennes ; au contraire, ils sont fiers de se sentir membres de la grande famille religieuse descendue du Golgotha et, s’ils vénèrent le patriarche copte, héritier de ceux d’Alexandrie, ils respectent aussi les chefs des autres églises apostoliques. Mais, tandis que le Pape » leur apparaît, au-dessus des querelles et des ambitions nationales, comme la plus haute incarnation de l’autorité religieuse, ils s’inquiètent de voir briller, dans les mains du chef de l’église orthodoxe, le globe et l’épée du tsar de toutes les Russies. Si, un jour, le Négus redoute de continuer à remettre le choix du chef spirituel de son peuple à un patriarche résidant, en Égypte, et. par conséquent, soumis à des influences britanniques, c’est vers le catholicisme supra-national et vers son chef respecté, que, sans doute, il portera son hommage.

Appelant vers la commune bergerie, avec les accens d’un tendre pasteur, les chrétientés séparées et poursuivant cette œuvre grandiose de l’ « union des églises, » qui a été l’un des espoirs de sa vie, Léon XIII, naturellement, tourna ses regards vers ce troupeau isolé et comme oublié qui, si longtemps, avait bravé dans ses montagnes l’effort des Infidèles. Le moment parut bien choisi pour envoyer vers le Négus victorieux une mission apostolique qui entrerait en relations avec lui, étudierait les moyens de préparer l’union des églises et, du même coup, travaillerait à la sainte tâche de la pacification et tenterait d’obtenir, de la générosité de Ménélik, le retour des prisonniers dans leur patrie.

Comme l’Église éthiopienne reconnaît la suprématie du patriarche copte schismatique d’Alexandrie, l’on se laissa facilement persuader à Home, sur la foi de Mgr Sogaro, vicaire apostolique du Soudan, et sur la recommandation instante de la diplomatie autrichienne[12], que le choix du patriarche copte catholique, Mgr Macaire, serai ! de nature à favoriser le succès de la mission confiée au représentant du Saint-Siège. Les circonstances, au contraire, tirent une cause d’échec de ce qui apparaissait, de loin, comme un élément de succès. L’Ethiopien a, pour le Copte, le plus profond mépris : il le qualifie de « bâtard d’Arabe, » il le regarde comme le descendant d’une race inférieure, émasculée par une longue servitude. Ce préjugé traditionnel étail capable, à lui seul, d’amoindrir, dans l’esprit prévenu du souverain et des populations, le prestige de l’envoyé du Souverain Pontife. La venue d’un légat, voyageant dans un équipage convenable à son rang et à la haute autorité qu’il représente, eût été considérée comme un honneur et n’eût, pas manqué de produire une profonde impression sur un peuple à l’imagination vive que séduisent les spectacles pompeux, les vêtemens splendides, et qu’émeut l’appareil de la puissance. Au contraire, l’arrivée, dans l’accoutrement d’un pèlerin mendiant, de cet évêque quasi nègre, mal velu, chiche de cadeaux et avare d’argent, passa presque inaperçue, quand elle ne provoqua pas les railleries. En outre, le séjour dans son pays d’un protégé de l’Autriche qu’il savait alliée de l’Italie, inspirait au Négus la crainte qu’une intrigue politique ne se cachât sous les apparences d’une mission religieuse.

Malgré tout, Ménélik reçut Mgr Macaire avec les honneurs dus à un évêque, lui fit don d’une belle croix en échange de la pauvre image que, pour tout présent, il avait reçue de lui et, désireux de témoigner de son respect pour le Souverain Pontife, il consentit à délivrer à son envoyé un certain nombre de prisonniers italiens ; mais cet étrange diplomate répondit aux bonnes intentions du Négus en alléguant la pénurie de ses ressources et en demandant que le trésor éthiopien pourvût aux frais de voyage et la nourriture des prisonniers rapatriés, si bien que Ménélik dut garder ses captifs et les rendre, plus tard, directement au roi d’Italie ; un seul d’entre eux accompagna Mgr Macaire, un Italien dont la mère avait écrit à Ménélik pour le conjurer, au nom de la Madone, de lui rendre son fils ; encore l’empereur, heureux d’accéder à cette touchante prière, dut-il consentira subvenir aux dépenses de route du prisonnier libéré.

L’échec de la mission de Mgr Macaire n’est qu’un accident réparable dans l’histoire des relations de l’Ethiopie chrétienne avec l’Eglise catholique ; il a montré de quelles erreurs il est nécessaire de se garder, si l’on veut éviter de pénibles mécomptes dans ces négociations délicates où l’on risque à chaque instant d’émouvoir les susceptibilités les plus légitimes d’un souverain ou d’un peuple. Le catholicisme compte de hautes sympathies parmi les importans personnages de l’entourage de Ménélik ; l’empereur lui-même, jaloux avant toute chose de son indépendance absolue, n’est pas sans pressentir que le fait de rat tacher sa petite église nationale à l’édifice grandiose de l’Eglise catholique serait de nature à procurer à son peuple des sympathies précieuses et à lui donner définitivement droit de cité parmi les nations civilisées. Mais une telle métamorphose, qui engage tout l’avenir d’une race, ne saurait être que l’effet du temps et d’efforts patiemment renouvelés et prudemment conduits. Les missionnaires français, lazaristes en Ethiopie, et capucins au Harrar, travaillent là-bas à ajouter une page nouvelle à l’histoire déjà longue des batailles livrées pour la foi sous l’égide de la croix et sous la tutelle de la France. Grâce à eux, le renom de notre patrie apparaît rehaussé du prestige de l’Eglise catholique, et il est permis de croire que, réciproquement, une mission comme celle de Mgr Macaire, si elle eût été patronnée, non par l’Autriche, mais par la France, aurait abouti à un résultat tout différent. Le Souverain Pontife, pour nouer des rapports suivis avec l’empereur abyssin, souverain chrétien et autonome, n’a pas besoin de recourir aux bons offices d’une puissance protectrice, comme cela se passe pour les chrétientés vassales du Sultan ; mais l’amitié réciproque, fondée sur la communauté des intérêts et sur le souvenir des services rendus, qui unit la France à l’Ethiopie, pourrait permettre à notre pays de continuer, sur cette terre lointaine, la longue tradition de sa collaboration féconde avec le Saint-Siège. Et ainsi le retour du peuple abyssin dans le bercail du catholicisme deviendrait, pour l’Ethiopie elle-même, une garantie nouvelle de son indépendance et serait, du même coup, un succès pour la politique française.


VIII

En quête de marchés nouveaux et de terres vierges, où leur civilisation mercantile et utilitaire pût s’épandre et leurs capitaux’ trouver des placemens avantageux, les ludions européennes ont d’abord mis la main sur les pays qu’aucun, peuple civilisé, ou du moins aucun peuple de civilisation parente de la nôtre, n’occupait ; elles pouvaient ainsi colorer la brutalité de leurs appétits d’un reflet d’idéal, invoquer leur dévouement à « la cause de la civilisation, » s’autoriser même d’un souvenir lointain des croisades. Mais voici venue l’heure où manquent les terres vacantes, où le « partage du monde » s’achève. Les « barbares » authentiques se faisant rares, il fallut en découvrir d’imaginaires, et les Anglo-Saxons, les premiers, se distinguèrent à ce jeu : « barbares » étaient hier les Espagnols possesseurs de Cuba et des Philippines ; « barbares » sont aujourd’hui les Boers ; « barbares » peuvent être demain les Ethiopiens. Il serait temps, en vérité, de mettre fin à cette hypocrisie et de respecter la vie des nations constituées, capables d’un développement autonome et d’une civilisation originale. Mais peut-être aussi est-ce naïveté de faire appel à un sentiment de justice internationale dans notre civilisation désemparée de ses principes directeurs et toujours poussée en avant par l’urgence implacable de ses besoins économiques : c’est donc les intérêts seulement, qu’en terminant, il convient d’invoquer.

Nous avons démontré, croyons-nous, que l’indépendance de l’Ethiopie est nécessaire à la sûreté de nos colonies et au maintien de notre position en Afrique ; mais il faut redire que les plateaux abyssins, comme un château gigantesque, commandent la vallée du Nil ; or, il y a une « question du Nil, » qui n’est pas seulement africaine et, comme l’on dit, coloniale, mais qui intéresse l’équilibre de la Méditerranée et la liberté du commerce du monde. La Grande-Bretagne, dominatrice de toute l’Afrique orientale, pourrait envelopper d’une étreinte étouffante le bassin tout entier de l’Océan Indien et peser sur les destinées de l’Orient méditerranéen. C’est ce que la diplomatie russe a depuis longtemps compris, elle dont les intérêts les plus importons seraient dangereusement menacés, si l’Angleterre devenait la maîtresse unique de toute la vallée du Nil ; fortement établie là, en effet, la puissance britannique exercerait une influence décisive sur l’avenir de tout l’empire ottoman et de la Perse elle-même.

Aussi, depuis longtemps, le gouvernement russe entretient-il les meilleures relations avec le Négus. La religion peut créer un lien entre les deux empires : l’Ethiopie, on l’a vu, est l’une de ces chrétientés orientales que le tsar aimerait, à placer sous sa suprématie religieuse et, par la suite, dans sa clientèle politique. La communauté d’une lutte séculaire contre l’Islam est aussi de nature à engendrer une sympathie active entre deux peuples dont la tradition de la croisade contre l’Infidèle a, en partie, déterminé le caractère et orienté l’histoire. Le souhait que Théodoros exprimait un jour dans une lettre à « son frère de Moscou, » de marcher avec lui à la conquête du Saint-Sépulcre et de partager la domination de l’Islam, est, à ce sujet, un indice révélateur. Le gouvernement de Pétersbourg a un représentant auprès de Ménélik[13] ; il a envoyé à plusieurs reprises en Ethiopie des missions religieuses, des officiers et des médecins qui ont su faire apprécier leurs excellens services ; des sujets du tsar, comme M. de Léontieff, sont devenus les auxiliaires du Négus.

Ainsi apparaît, une fois de plus, la conformité frappante des besoins de la politique russe et de la nôtre : le maintien de l’indépendance éthiopienne importe aux deux gouvernemens. Enfin, il n’est pas besoin de démontrer que l’Allemagne, depuis qu’elle est devenue une grande puissance commerciale et coloniale, est, autant que la Russie et la France, intéressée à l’indépendance de l’Ethiopie, à la neutralité du Nil et à la liberté de la Mer-Rouge. En sorte que la politique qui a réussi en Extrême-Orient, lors de la guerre sino-japonaise, et dont l’abandon a provoqué les catastrophes récentes, pourrait avec avantage être appliquée dans les affaires de l’Ethiopie.

« L’Ethiopie ne tend la main qu’à Dieu, » c’est la fière devise que portent en exergue les nouvelles monnaies d’or de l’empereur Ménélik. Et de fait, isolé pendant des siècles au milieu de l’Islam, le peuple abyssin ne pouvait attendre que de Dieu et de lui-même le secours libérateur. Mais le moyen âge, pour l’Ethiopie, comme jadis pour les « Francs, » est fini : puisse-t-elle, au moment où elle se trouve mêlée à la vie politique générale, garder, de ce passé qui s’en va, la foi qui fait vivre et l’énergie qui affranchit ! Mais elle ne saurait plus, sans péril, se complaire encore dans le morcellement et dans l’isolement féodal. Entourée par des colonies européennes et par des tribus musulmanes, il ne lui est plus loisible de ne pas adopter, de la civilisation occidentale, ce qui n’est pas incompatible avec son génie national. Elle entre dans une période de centralisation administrative et, si l’on peut dire, de relations extérieures, qui l’amèneront tôt ou tard, pour garder son indépendance entière, à renoncer à son particularisme politique et peut-être même religieux.

Il est certain qu’en Ethiopie, la défiance de l’étranger est très grande et d’ailleurs légitime ; mais les hommes sages qui dirigent les destinées de l’empire savent que, si des Européens ont fait saigner son liane, si d’autres peut-être le menacent encore, il doit aussi à quelques-uns de très utiles secours, des conseils éclairés et désintéressés. Ménélik, le ras Makonnen et quelques personnages distingués de l’entourage du Négus, comprennent, comme l’ont compris naguère les Japonais, que les nations européennes disposent d’outils, de machines, de procédés, sans lesquels un peuple ne peut plus vivre indépendant : qui ne sait s’en servir risque d’être classé parmi les « barbares ; » et il est dangereux parfois d’encourir celle réputation.

Ménélik incarne bien l’esprit national éthiopien, avec sa fierté et son amour de l’indépendance, mais il ne craint pas d’admettre dans son entourage des étrangers dont il sait apprécier les lumières et dont il utilise volontiers les machines et les inventions. Si le Négus était pleinement rassuré sur l’indépendance future de ses Etats, s’il ne sentait pas peser sur son peuple la menace d’un danger encore vague, mais toujours redouté, nul doute qu’il ouvrirait toutes grandes, aux voyageurs et au commerce, les portes de son empire. Les Français et les Russes qui ont pu démontrera l’empereur que leurs intérêts sont les siens ont gagné sa confiance, et nos compatriotes construisent en ce moment le chemin de fer qui aidera l’Ethiopie à se transformer rapidement en une nation pourvue des outils et des moyens d’action de la civilisation occidentale. C’est là tout le « problème éthiopien, » ou plutôt il n’y a pas de « problème éthiopien : » il y a une nation éthiopienne qui, sous l’impulsion d’un souverain énergique, achève d’agréger ses élémens longtemps épars et de se préparer à tenir, dans la vie générale de l’Afrique et du monde, la grande et glorieuse place que son courage et sa constance lui méritent.


RENE PINON.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Voyez la Revue du 15 janvier 1899.
  3. Lejean, Ouvrage cité, p. 230.
  4. Lettre du Président de la République à l’empereur Ménélik, 3 juin 1896.
  5. La Mission Marchand et le Cabinet Méline (Revue du 15 mars 1900).
  6. Voyez le rapport de M. de Bonchamps dans la Revue coloniale de février et de mars 1899. — Voyez aussi le livre de M. Charles Michel, second de la mission de Bonchamps : Vers Fachoda, Paris, Plon, 1901, 1 vol. in-8o (avec des dessins de Maurice Potier).
  7. Cette concession ne pouvait naturellement manquer de soulever des protestations et des réclamations. On en trouvera l’expression souvent très vive dans deux ouvrages anglais tout récens, l’un de M. Herbert Vivian et l’autre de M. Auguste Wylde.
  8. Harrar compte 40 000 habitans, en majorité Gallas ; des plateaux qui l’entourent sont parmi les plus riches pays de l’Afrique. Le café, le coton, les légumes, les arbres fruitiers y poussent en abondance. De tous côtés les caravanes apportent les cafés du Kaffa, les peaux, la cire et l’ivoire d’Ethiopie, etc.
  9. Pour les chiffres de l’importation et de l’exportation de l’Ethiopie, voyez le dernier Rapport de M. Rennel Rodd, Animal series, no 1978 (1897), et le Rapport de M. Ries, conseiller du commerce extérieur à Aden (Moniteur officiel du Commerce, février 1899).
  10. Exportation de 1895 : 575 000 peaux de chèvres ou de moutons, 72 000 peaux de bœufs, soit 500 tonnes.
  11. La Compagnie impériale des chemins de fer éthiopiens a obtenu la concession de l’exploitation des sels du lac Assal, près de Djibouti ; elle aura dans ce produit un article d’importation toujours recherché en Ethiopie ; on estime que ce seul produit donne lieu à un mouvement d’affaires annuel de 9 millions de francs.
  12. On sait que l’Autriche a hérité de Venise le protectorat des coptes catholiques.
  13. La diplomatie russe songea un moment à prendre possession de Raheïta, point situé sur la côte de la Mer-Rouge, entre notre protectorat et l’Erythrée italienne. Depuis, une convention entre la France et l’Italie a laissé à celle-ci la possession de ce petit port et a fixé, au nord de ce point, la limite des deux colonies.