La Résistance dans le département de la Moselle - Bitche et Longwy

LA RÉSISTANCE


DANS LA MOSELLE




Au milieu de nos tristesses et de nos désastres, l’honneur de la France sera du moins sauvé par les efforts individuels, par l’énergie de quelques-uns de ses enfans. Ni le dévoûment, ni le courage, n’auront manqué au pays ; partout, sur tous les points du territoire, des hommes de cœur ont su mourir autour du drapeau, même sans espérance. Si nous voulons rester justes envers nous-mêmes et ne pas trop désespérer de l’avenir, ne relevons pas seulement l’incapacité de nos politiques et les fautes de nos généraux ; pensons aussi à ces combattans obscurs, à ces soldats inconnus qui se sont sacrifiés au devoir avec une simplicité héroïque, tout en sachant que la patrie, pour laquelle ils mouraient, ne connaîtrait peut-être jamais ni leur nom ni leurs actes. Dans nos engagemens les plus malheureux, on signale parmi nos jeunes troupes des traits de bravoure individuelle qui honorent une défaite.

De toutes ces victimes volontaires du patriotisme, les moins intéressantes ne sont pas celles qui, enfermées dès le début de la campagne dans les places fortes de nos frontières, séparées absolument du reste de la France, investies et bombardées, après avoir lutté et souffert pendant de longs mois sans espoir de secours, sans nouvelles de nos armées, ont résisté jusqu’au jour où le pain et les munitions manquaient à leur courage, où il ne restait plus à personne un seul asile assuré contre le feu de l’ennemi. Un des traits les plus caractéristiques de cette guerre et les plus honorables pour nous, c’est qu’aucune de nos forteresses ne s’est rendue avant d’avoir épuisé toutes ses ressources, qu’aucune n’a été prise d’assaut, et que la famine seule ou les souffrances de la population civile en ont forcé les défenseurs à déposer les armes, après les batailles d’Iéna et d’Auerstædt, en moins d’un mois, la Prusse avait cessé toute résistance ; après Sadowa, on ne songeait guère à se défendre dans les belles forteresses de l’Autriche. Chez nous, la moindre bicoque a fermé ses portes et soutenu un siège en règle. La résistance opiniâtre de toutes les places de la Lorraine, avec la défense de Strasbourg et l’énergique attitude de la population parisienne, fournira un beau chapitre au futur historien de la campagne. Envahie dès le 6 août, occupée, traversée en tout sens, dévastée par l’ennemi, cette énergique province résiste toujours, partout où elle le peut, et, pendant que les francs-tireurs des Vosges faisaient le coup de fusil dans leurs défilés et dans leurs bois, de Saint-Dié à Belfort, deux des huit forteresses lorraines continuaient hier le combat, comme pour protester de leur attachement à la France. Et c’est le département de la Moselle, celui qui a supporté le premier le poids douloureux de la guerre, celui où se sont livrées les plus furieuses batailles, qui aujourd’hui encore atteste sa résolution de demeurer français par l’opiniâtreté de sa défense. Il a perdu Metz et Thionville ; mais il lui reste Bitche, il lui reste Longwy, et tant que ces deux forts résistent, il ne veut pas s’avouer vaincu, même après six mois de lutte.


I. modifier

On sait ce que le département de la Meurthe a fait pour la patrie commune en envoyant ses bataillons de gardes mobiles à peine organisés, à peine équipés, s’enfermer à Toul, où ils ont arrêté si longtemps la marche des convois prussiens, intercepté les communications de l’Allemagne avec l’armée qui assiège Paris, et à Phalsbourg, où, pendant plus de quatre mois, sur ce rocher isolé, perdu au milieu de la montagne, l’ennemi les bombarda sans triompher de leur résistance. La Meuse aussi a payé sa dette au pays par la belle défense de Verdun et de Montmédy ; quand on connaît la situation de la ville de Verdun, assise dans une vallée, dominée de tous côtés par des hauteurs, comme Goethe le remarquait déjà pendant la campagne de 1792[1], on s’étonne qu’elle ait pu tenir si longtemps contre une artillerie à longue portée. N’ayant pas de forts pour se couvrir, elle est aussi exposée que le serait Paris, si l’ennemi pouvait s’établir sur le mont Valérien, que le serait Metz, si le mont Saint-Quentin tombait au pouvoir de l’assiégeant ; mais là, comme à Toul, d’énergiques efforts, de vigoureuses sorties empêchèrent les batteries prussiennes de s’installer sur les points menaçans pendant la première période du siège. Puis, quand il fallut subir le feu, les habitans et la garnison le supportèrent avec le plus grand courage, comme le faisaient hier encore les Parisiens bombardés dans les quartiers de la rive gauche et les marins de nos forts. Il y avait d’ailleurs dans la place un commandant très résolu, le général Marinier, — d’excellens régimens de cavalerie d’Afrique que le maréchal Bazaine avait été obligé de distraire de son armée pour accompagner l’empereur jusqu’à Verdun, entre les deux batailles de Berny et de Gravelotte, — des officiers de toutes armes qui, venus par le chemin de fer de Châlons pour rejoindre leur corps devant Metz, trouvaient la route fermée. Au début, les vivres abondaient. Une partie des approvisionnemens destinés à l’armée du Rhin attendait nos troupes sur le chemin vers lequel celles-ci paraissaient se diriger. L’intendance militaire préparait tout pour que le maréchal Bazaine pût opérer une marche rapide de Metz sur Verdun sans de trop lourds bagages, en n’emportant des vivres que pour quelques jours, et se ravitailler dans une place forte avant de continuer sa retraite ou de reprendre l’offensive. Ces approvisionnemens que l’armée du Rhin n’atteignit jamais servirent du moins à nourrir les habitans et la garnison de la ville assiégée.

Mais tout a un terme, même les provisions les plus abondantes. L’investissement avait été si rapide et tout de suite si complet que les ressources de l’intendance durent suffire presque seules aux besoins de 15,000 habitans et de 10,000 soldats. On subit avec beaucoup de constance un bombardement prolongé, qui détruisit une partie des quartiers les plus élevés de la ville et endommagea la cathédrale, il fallut cependant se rendre pour ne pas mourir de faim, non sans avoir bien des fois harcelé l’assiégeant et prévenu ses attaques en l’assaillant lui-même. Nulle part, même contre des murailles aussi exposées que celles de Verdun, les troupes allemandes ne se décidèrent à tenter les chances d’un assaut. Il est avéré maintenant qu’elles bloquent les villes, mais qu’elles ne les emportent pas de vive force. Leur tactique générale consiste à enfermer les assiégés, à les isoler de toute communication avec le dehors, à les empêcher absolument de se ravitailler, puis à se retrancher avec beaucoup d’art et de travail dans des positions aussi fortes que des remparts, à y établir des batteries mobiles d’où elles lancent des obus à coup sûr, à y soutenir un siège aussi facilement que derrière des murailles, si on les attaque, sans jamais prendre elles-mêmes l’offensive, ce qui leur permet d’attendre pendant des mois que la faim ou le bombardement fasse son œuvre.

La guerre de sièges n’est à leurs yeux qu’une guerre de patience et d’industrie, non de courage et de coups d’audace, comme nous le croyons trop aisément. La grande erreur de la défense de Paris sera d’avoir cru qu’il suffisait de rendre Paris imprenable, de fortifier ses remparts de miner ses abords et de barricader ses avenues, comme si l’ennemi songeait à nous attaquer. Pendant que nous travaillions fort inutilement à nous mettre en garde contre une offensive à laquelle on n’a jamais pensé, l’ennemi se fortifiait de son côté, il remuait des monceaux de terre, il élevait des forteresses aussi imprenables que les nôtres, et nous condamnait à l’assiéger dans des positions formidables, chaque fois que nous essaierions de sortir. Ce n’est donc pas au dedans, c’est au dehors, aussi loin que possible, en avant de nos forts, qu’il eût fallu porter l’activité des cinq cent mille bras dont disposait la défense. C’est la pioche à la main qu’il eût été habile de combattre, en reculant la ligne d’investissement jusqu’à la rompre, en opposant à chaque ouvrage que l’ennemi tenterait d’établir un ouvrage plus fort et mieux armé, en portant au-devant de lui, au lieu de les immobiliser, nos pièces de gros calibre pour écraser son artillerie de campagne et bouleverser ses travaux. Que de résultats n’eût-on pas obtenus, si l’on eût fait hors de l’enceinte tout ce qui s’est fait sans utilité dans l’intérieur de la place ! La commission des barricades eût rendu beaucoup plus de services hors de Paris que dans Paris. Si, malgré les proclamations emphatiques et les fastueuses paroles qu’on adressait à la population en lui promettant chaque semaine la victoire et la délivrance, on n’avait eu en réalité d’autre ambition que de se tenir sur la défensive, d’attendre indéfiniment le secours de la province, pourquoi appeler à Paris avant le 19 septembre cent mille gardes mobiles et quatre-vingt mille soldats qui se fussent mieux exercés, mieux disciplinés au dehors que dans nos murs, dont nous n’avions aucun besoin pour nous défendre, et qui, joints aux troupes de Bourbaki et de Chanzy, nous eussent peut-être délivrés ? S’il ne s’agissait que de résister derrière nos forts et nos remparts, les marins, les artilleurs, les régimens de douaniers et de forestiers, les gardes républicains, les anciens sergens de ville, les nombreux corps de volontaires, les gardes nationaux, suffisaient amplement à une besogne dont la prudence bien connue de l’ennemi diminuait les difficultés et les dangers. En ce cas aussi, les vivres étant nos armes les meilleures, il fallait, du 4 au 18 septembre, annoncer à la population qu’on allait soutenir un long siège, engager sérieusement toutes les bouches inutiles à quitter la place, y accumuler par tous les chemins de fer restés libres des approvisionnemens pour une année, et dès le lendemain de l’investissement y rationner le pain comme dans une ville de guerre.

La forteresse de Montmédy, quoique beaucoup plus petite, est mieux située que celle de Verdun pour soutenir un siège. Plus élevée que les terrains environnans, elle domine le pays du haut de ses remparts et surveille de loin les opérations de ceux qui l’assiègent. Ses défenseurs, autant que le permettait leur petit nombre, profitèrent de l’avantage de la position pour inquiéter fréquemment les Prussiens et pour démonter même quelques batteries ; mais les assiégeans leur opposèrent la patience du chasseur qui guette sa proie à coup sûr. Après avoir réussi à installer non sans peine leurs pièces de siège, ils couvrirent la ville d’obus suivant leur habitude, y détruisirent beaucoup de maisons, en mutilèrent les principaux édifices, et attendirent que la garnison, étroitement investie, fût obligée de capituler. Ils comptaient sur la faim, leur auxiliaire habituelle. Cette fois ils se trompèrent dans leurs calculs. Montmédy, qui avait été désigné à l’intendance comme un des points où se rejoindraient peut-être les armées du maréchal Bazaine et du maréchal Mac-Mahon, regorgeait de vivres. Tant que la ligne des Ardennes n’avait pas été coupée, on y avait envoyé de nos places du nord et de Paris des salaisons, du riz, du café, du biscuit, de la farine, de quoi nourrir pendant quelques jours plusieurs centaines de mille hommes. La place ne capitula donc pas faute de pain. Le commandant déposa les armes sous la menace d’un danger non moins terrible que la famine, sous une pluie d’obus qui, tombant depuis plusieurs mois presque sans interruption dans l’étroite enceinte d’une forteresse à peine aussi grande que la place de la Concorde et y détruisant successivement tous les abris, avait failli à plusieurs reprises faire sauter les poudrières, quelques précautions qu’on prît pour les protéger. Il eût accepté pour lui et pour la garnison ce péril du soldat ; il était de son devoir de n’y point exposer la population civile, les femmes et les enfans, qu’une seule explosion dans un si petit espace eût nécessairement anéantis. Sans cette raison d’humanité, la place de Montmédy tiendrait encore, comme le fait aujourd’hui sa voisine, l’intrépide forteresse de Longwy.

Avec Phalsbourg et Montmédy, la résistance, qui avait duré plus de quatre mois dans les deux départemens de la Meurthe et de la Meuse, s’éteignait faute de points d’appui. Les jeunes gens néanmoins ne renonçaient point à combattre, et beaucoup s’enfuyaient de leurs maisons pour aller rejoindre dans la montagne les francs-tireurs des Vosges. D’autres essayaient de gagner le département de la Moselle, où ils savaient que la lutte de la Lorraine contre l’étranger se continuait avec énergie. Là en effet, dans cette contrée patriotique d’où sont sortis tant de soldats de la révolution et du premier empire, rien n’a pu décourager l’intrépidité de nos derniers défenseurs, ni la prétention des Prussiens de garder la rive droite de la Moselle, depuis Sierck jusqu’à Metz, ni la désastreuse capitulation du maréchal Bazaine. Que de larmes cependant ont été versées par une population si fière de ses glorieux souvenirs, si pénétrée du sentiment de l’honneur militaire, lorsqu’on apprit que le commandant en chef de l’armée du Rhin venait de livrer à l’ennemi une place réputée invincible, où jamais l’étranger n’avait pénétré, où depuis Sadowa on avait dépensé des millions pour augmenter le matériel de guerre, pour construire et armer six nouveaux forts ! La douleur qu’éprouvèrent alors les habitans de Metz, le département tout entier la partagea. Chacun se sentit atteint au plus profond de son cœur, dans son affection la plus chère et dans sa plus noble espérance. On allait donc voir entre les mains des Prussiens, sous la garde des sentinelles prussiennes, ces remparts que Charles-Quint n’avait pu prendre, ces bastions formidables, ces puissantes murailles, couvertes par deux rivières, auxquelles s’attachait l’idée d’une force inexpugnable, d’une résistance dont aucune artillerie ne viendrait jamais à bout. Qui ne comprit dans le département les scènes tumultueuses de la capitulation, le désespoir des gardes nationaux et des volontaires réduits malgré eux à l’impuissance, l’explosion de colère d’une partie des habitans sonnant le tocsin par la ville en courant à l’arsenal pour y chercher des armes ? Ils ne voulaient pas croire à la réalité de leur malheur, il ne leur était jamais venu à l’esprit que leur patrie, que Metz la Pucelle, jusque-là respectée et inviolable dans toutes nos guerres, pût succomber un jour, que l’armée sur laquelle ils comptaient pour la sauver fût précisément la cause de sa perte en épuisant ses vivres. L’irritation était si vive et si générale que le maréchal Bazaine dut quitter la ville en voiture fermée pour se dérober aux insultes de la foule, et que, dans les villages des environs, partout où il fut reconnu, les femmes l’accablèrent d’injures. Le conseil municipal de Metz, plus calme, mais non moins douloureusement ému du malheur public, exprima les sentimens qu’il éprouvait avec beaucoup de dignité dans une proclamation adressée aux habitans, où on lit ces nobles paroles, si modérées et par cela même si accablantes pour le commandant en chef de l’armée du Rhin : « Aucun de nous ne peut se reprocher d’avoir manqué à son devoir. Nous devons nous consoler avec l’idée que nos souffrances ne seront que passagères, et que, dans les faits qui viennent de s’accomplir, les habitans de Metz n’ont assumé aucune part de responsabilité, soit devant leur pays, soit devant l’histoire[2]. »

Hélas ! la population parisienne n’a-t-elle pas le droit de dire aussi au gouvernement de la défense nationale et le devoir des municipalités élues n’est-il pas de proclamer en son nom qu’aucune part de responsabilité ne revient aux habitans dans les malheurs qui nous frappent, que Paris a fait son devoir, tout son devoir, que les hommes mûrs sont allés à l’exercice et aux remparts, les jeunes gens aux régimens de marche et au feu, que les vieillards, les femmes les plus délicates, les enfans, les malades, ont supporté courageusement le froid, la faim, la menace des obus, et que, si tout ce dévoûment aboutit à une catastrophe, ceux-là seuls en sont responsables qui, ayant pris en main nos destinées, nous répétaient tous les jours qu’ils nous sauveraient, jusqu’au moment où ils nous ont révélé tout à coup que tout était perdu par leur faute ? Lorsqu’on apprit dans le département de la Moselle la reddition de Metz et la capitulation du maréchal Bazaine, la douleur fut immense, le désespoir unanime. On ne se découragea point cependant, l’énergie des combattans ne faiblit pas, les armes ne tombèrent d’aucune des mains qui les tenaient encore. La place de Thionville qui avait été investie quelques jours après Metz, qui continuait à se défendre lorsque sa puissante voisine succomba, qui savait que de nouveaux et plus vigoureux efforts allaient être tentés contre elle, se prépara d’autant plus à une énergique résistance. Les vivres n’y manquaient pas. Sans parler des approvisionnemens que l’intendance dirigeait sur Metz par la ligne des Ardennes, et qui ne purent dépasser la gare de Thionville quand les troupes prussiennes eurent coupé le chemin de fer dans la vallée de la Moselle, les habitans du grand-duché de Luxembourg témoignèrent la plus généreuse sympathie à leurs voisins de France en leur envoyant des vivres et des secours aussi longtemps qu’ils le purent. C’est même sur ce point que, grâce à l’activité d’un agent consulaire français et aux bonnes dispositions des autorités luxembourgeoises, grâce surtout au dévoûment de notre compagnie des chemins de fer de l’Est qui tient sous sa dépendance le chemin de Guillaume-Luxembourg, on avait accumulé à sept lieues du maréchal Bazaine assez de provisions pour ravitailler son armée et la place de Metz pendant plus d’un mois. Le commandant en chef de l’armée du Rhin, qui le savait, ne se justifiera pas d’en avoir point tenté, quand il en était temps encore, quand ses troupes avaient toute leur vigueur et toute leur discipline, le plus énergique effort pour mettre la main sur des ressources qui, en lui permettant de prolonger sa résistance et de retenir l’armée du prince Frédéric-Charles, eussent assuré le salut de notre pays. Qu’on ne l’oublie pas en effet, c’est l’armée du prince Frédéric-Charles qui nous a perdus en arrivant à temps pour arrêter la marche sur Paris de nos armées de la Loire. On nous sauvait en la retenant un mois de plus sur nos frontières de l’est, et il suffisait pour cela de faire faire sept lieues à 150,000 hommes sur une des deux rives de la Moselle, de couper en deux l’armée qui investissait Metz en détruisant le pont de Malroy, le seul par lequel elle pût passer dans la direction de Thionville, et de rentrer sous le canon des forts, ou mieux encore de gagner la campagne avec des vivres frais avant que les deux tronçons des forces ennemies eussent pu se rejoindre. Mais il était écrit que, dans tout le cours de cette guerre, pendant que nos ennemis ne perdaient ni une occasion ni une heure propice, nous ne saurions rien faire ni à temps ni à propos.

Les Prussiens, qui, sans tout savoir, savaient pourtant que les vivres ne manquaient pas à la garnison de Thionville, renoncèrent à l’idée de la bloquer et de la prendre par la famine. Ils se contentèrent d’installer autour de la place les énormes batteries qu’ils avaient amenées à grand’peine pour le siège de Metz, et que la capitulation du maréchal Bazaine rendait désormais inutiles. À l’abri derrière ces ouvrages en terre qu’ils élèvent si rapidement et avec tant d’art, ils ouvrirent alors sur toutes les parties de la ville le feu le plus meurtrier. C’est là qu’ils essayèrent leurs bombes nouvelles de 60 centimètres de longueur et du poids de 156 livres. Qu’on juge de l’effet produit par de tels projectiles sur une place qui occupe une superficie moins grande que celle de Saint-Denis, et où les feux convergeaient de tous les côtés à la fois ! Aucune maison ne se trouvait hors de la zone atteinte par les obus, aucun autre asile que les caves ne restait aux malheureux habitans. À Paris, on pouvait du moins se sauver, emporter à la hâte les objets les plus précieux et chercher un refuge dans les quartiers épargnés ; mais là, nuit et jour, sans trêve, sans espoir, il fallait vivre sous la menace de l’incendie et de la destruction. Toute la population s’y résigna cependant avec l’énergie que développe dans les âmes le sentiment d’un devoir à remplir envers la patrie. Il ne s’agissait pas pour ces victimes sacrifiées d’avance, abandonnées sur la frontière, éloignées de nos armées, d’espérer quelque jour la délivrance, d’attendre patiemment l’heure du salut, de se consoler des maux présens par les promesses de l’avenir. Elles savaient qu’après la capitulation de Metz toute espérance était perdue pour elles, qu’on ne viendrait pas à leur secours, qu’on ne les sauverait pas ; elles résistèrent, souffrirent et moururent pour honorer leur pays, pour attester leur dévoûment à la France, pour montrer au monde que la patrie n’est pas un vain mot, et qu’il y a quelque chose de supérieur à l’intérêt légitime de la conservation personnelle, un besoin mystérieux qui pousse les âmes généreuses à se dévouer sans récompense pour l’unique satisfaction du devoir accompli. Lorsque le commandant de Thionville rendit la place, il capitula sur des ruines, et les vainqueurs, en pénétrant dans la ville, purent reconnaître que bien peu de maisons avaient été épargnées par leurs obus.


II. modifier

Le désastre de Metz, le malheur de Thionville, ne découragèrent pas le petit nombre de défenseurs qui résistaient encore dans le département de la Moselle. À chaque extrémité de ce département, à plus de trente lieues l’une de l’autre, les deux forteresses de Bitche et de Longwy, sommées de se rendre dès le mois d’août, ne se sont pas encore rendues, et l’armistice les trouvera occupées par des soldats français. On ne peut penser sans reconnaissance à ces sentinelles isolées qui, après six mois de guerre et de défaite, tiennent encore le drapeau de la France si près de la frontière allemande. Elles ne se font assurément aucune illusion sur leurs chances de salut, elles n’attendent rien de l’avenir, elles ne résistent pas pour se sauver ; mais elles gardent un poste de combat et s’y défendent jusqu’au bout. Les officiers qui commandent ces deux places et les habitans qui y vivent ne se croient déliés d’aucun de leurs devoirs parce qu’autour d’eux tout a succombé ; ils pensent au contraire que la patrie a d’autant plus besoin de leur courage qu’elle est plus malheureuse.

Le fort de Bitche, situé à la limite de la Bavière rhénane, au point même où finissent les Vosges françaises, garde la route qui va de Wissembourg à Sarreguemines et à Forbach, en longeant notre frontière. Cette situation l’exposait à une des premières visites de l’ennemi, qui y arriva en effet dès le début de la campagne en poursuivant les débris de la division Douai, qu’il venait de surprendre et d’écraser dans la malheureuse journée du 4 août. Le général de Failly aurait pu s’y trouver encore, car c’était le poste qui avait été assigné à ses soldats pour relier les forces du maréchal Mac-Mahon à celles du général Frossard ; mais il ne s’y trouvait pas plus qu’il ne se trouvait à la bataille de Forbach et à celle de Reischofen. Il errait sur les routes, dans les défilés des montagnes, pendant qu’à sa droite et à sa gauche, à quelques lieues de lui, deux corps d’armée français étaient écrasés par des forces supérieures. De ces deux engagemens livrés si près de lui, ce général ne connut que la déroute dans laquelle il se laissa entraîner avec ses 35,000 hommes, sans pouvoir ni s’arrêter ni se reformer avant Châlons. Du même coup, il avait perdu tous ses bagages et toutes ses rations de vivres, qui heureusement furent recueillis par le commandant du fort de Bitche. C’est de ces magnifiques approvisionnemens que vit encore aujourd’hui la petite garnison de la place. Il y avait peut-être là de quoi la nourrir pendant un an. Tout danger de famine écarté, Bitche ne redoute guère une attaque de vive force. Le mamelon isolé sur lequel s’élève la ville est situé au milieu d’une plaine marécageuse où les canons s’embourberaient, et si l’on parvenait avec beaucoup de peine à installer des batteries à portée de la ville, les habitans et les soldats échapperaient facilement aux effets du feu en se réfugiant dans des casemates impénétrables. Les Prussiens paraissent penser jusqu’ici que l’entreprise présente plus de difficultés que d’avantages, et se contentent d’observer les lieux sans attaquer. On dit même que, par une sorte de convention tacite, on s’épargne des deux parts d’inutiles hostilités. Tant qu’on ne l’attaque pas, le commandant se tient sur la défensive ; mais il s’est bien promis de conserver son fort intact : il nous le garde patiemment pour nous le rendre en même temps que les munitions et les effets du corps de Failly. Ce sera un faible dédommagement de tout ce qu’éperdu de nouveau ce malheureux général à la bataille de Beaumont.

La forteresse de Longwy, quoique admirablement située, devait échapper moins facilement que Bitche aux chances d’un siège en règle. Au début de la campagne, pendant les grandes opérations qui se faisaient autour de Metz, l’éloignement du lieu de l’action la protégea d’abord. Elle se trouve en effet dans un angle de notre extrême frontière et comme protégée par la double neutralité de la Belgique et du grand-duché de Luxembourg, dont elle est la voisine immédiate. Tandis qu’en 1792 les Prussiens, venant de Luxembourg et d’Arlon, la rencontraient sur leur route en pénétrant sur le territoire de la France, cette fois il fallait la chercher, et vouloir la prendre pour s’aventurer sur le coin de terre qu’elle occupe. Aussi ne reçut-elle au commencement que la visite de quelques uhlans, qui sommèrent pour la forme le commandant de se rendre, et disparurent après une réponse négative. On n’avait pas eu besoin de cet avertissement pour se tenir sur ses gardes. Dès la fin du mois de juillet, la garde nationale s’organisait sous le commandement de M. d’Adelswærd, ancien officier d’état-major, ancien représentant du peuple ; la petite garnison préparait ses armes, et le génie faisait abattre tous les arbres sur les glacis de la place. On attendait les Prussiens, et, comme ils ne venaient pas, on alla au-devant d’eux. De petits détachemens, auxquels s’adjoignaient en volontaires quelques chasseurs du pays, excellens tireurs rompus à toutes les fatigues, fouillaient les bois dans la direction de Montmédy ou de Thionville, dont le canon s’entendait jusqu’à Longwy, et ramenaient des prisonniers ou interceptaient des convois ennemis. Pendant trois mois, cette guerre de reconnaissances et d’escarmouches se continua avec succès. Ni la reddition de Metz, ni la prise de Thionville, ni même celle de Montmédy, ne ralentirent l’ardeur belliqueuse d’une population naturellement brave et d’une garnison vigoureusement commandée. Dans la nuit du 27 décembre, le commandant de la place poussait encore une reconnaissance par Villers-la-Chèvre et Fresnoy-la-Montagne jusqu’à Tellancourt, le point le plus élevé du département de la Moselle, sur la route de Longuyon et de Montmédy.

De là en effet devait venir le danger. Les Prussiens, après avoir écrasé la place de Montmédy sous le feu de 70 ou 80 pièces de gros calibre et mutilé toutes les maisons de la ville haute, songèrent à transporter cette formidable artillerie sous les murs de Longwy. Ils ne le firent pas sans de grandes difficultés, si on en juge par le temps qu’exigea l’opération. Dès le 27 décembre, leur marche était déjà signalée, et d’après les journaux allemands c’est le 10 janvier seulement qu’ils arrivèrent devant la place. La vaillante forteresse les attendait depuis cinq mois et les a reçus vigoureusement du haut de ses remparts construits par Vauban. Peu de positions sont à la fois plus pittoresques et plus propres à la défense que celle qui a été choisie par notre plus grand ingénieur pour y bâtir une ville de guerre. À l’extrémité du plateau des Ardennes, sur un promontoire soutenu par des rochers escarpés d’où l’on domine le cours du Chiers, d’où l’on découvre le pays belge jusqu’à l’église d’Arlon et le grand-duché jusqu’aux collines derrière lesquelles se cache Luxembourg, la tour carrée de Longwy se dresse comme un phare que les voyageurs reconnaissent à plusieurs lieues de distance. De trois côtés, la forteresse s’appuie sur la roche nue au-dessus de l’abîme béant ; à l’ouest seulement elle se rattache au plateau qu’elle termine par une langue de terre où le génie a déployé toute sa science pour la couvrir par d’épaisses murailles, par des fossés profonds, par des fortins, qui en défendent les approches. À l’intérieur de la place, toutes les constructions portent leur date et comme la marque de l’art sévère qui les a créées : pont-levis, poternes, sombres voûtes, hautes murailles, rues régulières coupées à angles droits, façades uniformes en pierre de taille, semblables à des murs de rempart qu’on aurait percés de fenêtres, toits en ardoise, place carrée bordée de monumens symétriques. Au premier abord, on croirait entrer dans une caserne : magnifique caserne en effet où se logeraient facilement 8,000 soldats sans gêner les habitans ; mais si des murs grisâtres, çà et là, tachés de mousse, qui enferment la forteresse, on porte ses regards sur la campagne, rien de plus saisissant que le contraste d’une architecture si menaçante et d’une nature si aimable. Sur les flancs des collines descendent des jardins suspendus d’étage en étage comme des bouquets de verdure ramassés dans des plis de montagne ; de tous côtés s’ouvrent des vallées fraîches dont le gazon s’enfonce sous des voûtes des grands bois. À ces beautés pittoresques, de puissantes usines, qui animent le cours du Chiers, associent l’activité et la richesse de l’industrie. Aujourd’hui sans doute l’artillerie prussienne a ravagé l’œuvre des hommes et bouleversé le paysage ; mais si les arbres tombent, si les murailles s’écroulent sous le poids des obus, les courages ne se laissent point facilement abattre. Les habitans de Longwy connaissaient depuis longtemps le sort qui les attendait. L’exemple de Thionville et de Montmédy leur apprenait ce qu’ils auraient à souffrir. Ils savaient que, dans la guerre actuelle, avec la tactique nouvelle de nos ennemis, il ne s’agissait plus comme autrefois de ces luttes corps à corps où la bravoure personnelle peut décider du succès, où le plus hardi trouve son jour de gloire et d’héroïsme. Ils n’ignoraient pas qu’ils rencontreraient difficilement un ennemi insaisissable, et qu’il leur faudrait lutter non contre des hommes, mais contre du fer. On les avait prévenus que leur ville serait bombardée, que leurs toits s’effondreraient sur leurs têtes, qu’il ne resterait peut-être pas dans l’étroite enceinte de la forteresse un seul endroit qui ne fût balayé par les projectiles ennemis. On leur avait montré dans le bois du Chat la place où s’établiraient certainement les batteries allemandes pour s’élever au même niveau que les remparts de Longwy ; mais la conscience du péril certain auquel ils s’exposaient n’ébranla point leur résolution de résister jusqu’au bout, tant que les casemates pourraient les abriter. Ils ne craignaient point la famine : toutes leurs précautions étaient prises pour vivre pendant de longs mois ; d’ailleurs l’intendance avait fait entrer dans la ville par la Belgique huit cent mille rations destinées à l’armée du maréchal Bazaine. Beaucoup avaient déjà offert à la patrie le sacrifice de leur fortune détruite par la guerre ; ils étaient prêts à y ajouter le sacrifice de leur vie, sachant bien qu’ils combattaient pour une cause presque perdue, n’espérant même pas que leur courage servirait au salut de la France. Ils agissaient comme des marins qui, cernés par des forces supérieures à mille lieues de la patrie et sommés d’amener leur pavillon, n’y voudraient point consentir, et engageraient pour l’honneur du drapeau un combat désespéré, sans aucune chance d’être secourus ni même d’être vengés. C’est dans ces sentimens d’indomptable patriotisme que l’armistice les surprend aujourd’hui ; il arrache à la ruine ce que le canon prussien n’a pas encore détruit dans les murs de Longwy. Il serait assurément hors de propos de nous flatter nous-mêmes en ce moment et de nous dissimuler l’étendue de nos désastres. On nous permettra cependant, au milieu de ce naufrage momentané de notre grandeur nationale, de recueillir, comme des épaves qui porteront l’avenir, tout ce qui nous reste encore de nos anciennes vertus. Ce qui a survécu chez nous aux langueurs énervantes du régime impérial, ce qui ne s’est point éteint dans les âmes malgré l’affaissement général des caractères et le développement immodéré des appétits matériels, c’est le dévoûment au pays, c’est le point d’honneur patriotique. Que de souffrances endurées pour la patrie, depuis le bombardement de Strasbourg jusqu’au bombardement de Paris et de Longwy ! Un peuple au sein duquel tant de personnes de toute condition et de tout âge, mal préparées aux sacrifices par leur éducation et par leurs habitudes, savent souffrir tout à coup, sans espoir de salut, uniquement pour une idée, pour un sentiment, pour un principe moral, les plus dures extrémités de la guerre, n’est point, quoi qu’on dise, un peuple dégénéré. Les circonstances lui révèlent à lui-même des qualités qui sommeillaient en lui, auxquelles ne manquait que l’occasion de se produire, et que la secousse du malheur public fait jaillir du fond des âmes. N’en soyons pas néanmoins trop fiers ; ne recommençons pas à nous bercer d’illusions, à nous payer de mots sonores, comme nous l’avons fait trop souvent, en nous décernant des éloges supérieurs à notre mérite. La dure leçon que nous donnent les faits doit nous servir à mieux juger des choses, à nous défier des complaisances de l’amour-propre national, de la crédulité que nous inspire notre confiance en nous, de la facilité avec laquelle nous accueillons tout ce qui flatte nos espérances, tout ce qui répond à nos rêves de grandeur, à nous mieux connaître en un mot et à mieux connaître les autres. La longue comparaison que nous ferons désormais entre nos ennemis et nous n’aura rien qui doive nous décourager. Nous leur laisserons l’avantage des grandes conceptions militaires, d’une stratégie infiniment plus savante, plus méthodique, plus précise que la nôtre ; nous leur accorderons les plus solides qualités d’ensemble, des mérites généraux et en quelque sorte collectifs. Nous ne contesterons pas que, dans le duel engagé par notre faute, l’Allemagne, préparée depuis longtemps à la guerre et supérieurement conduite, ait presque partout vaincu la France surprise ; mais, si la France est vaincue, le génie français ne l’est point. L’énergie de la résistance, l’opiniâtreté de la lutte sur tant de points de notre territoire, la volonté et la faculté de souffrir que révèle dans toutes les classes de la population l’histoire de tous nos sièges, la tension de toutes les intelligences et de tous les courages en face du péril, montrent assez que le ressort individuel n’est pas brisé chez nous. Peut-être même sortirons nous de cette épreuve plus forts et mieux trempés pour les combats de l’avenir ; peut-être avions-nous besoin d’être secoués par le malheur pour retrouver la virilité de notre race et le don toujours français d’accomplir de grandes choses.

A. Mézières.
  1. Voyez la Revue du 1er janvier.
  2. Nous ne connaissions pas ce document lorsque nous avons essayé, dans la Revue du 1er décembre 1870, de porter un jugement sur la conduite du maréchal Bazaine. Quoique notre opinion fût faite dès lors et qu’aucun de nos lecteurs n’ait pu s’y méprendre, elle aurait été plus sévère encore, si nous avions connu tout ce qui nous a été révélé depuis, surtout si le mémoire du général Deligny eût déjà été publié.