La République et les Intérêts français en Orient

La République et les Intérêts français en Orient
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 241-286).
LA RÉPUBLIQUE
ET
LES INTÉRÉTS FRANÇAIS EN ORIENT

Pendant les premières années qui ont suivi l’établissement de la république en France, les questions de politique intérieure ont presque uniquement absorbé les esprits. Les querelles des partis n’ont roulé que sur la question de savoir si le gouvernement nouveau était capable d’assurer à la France l’ordre, la sécurité, la liberté, ou s’il devait, au contraire, la ramener à la dictature à travers l’anarchie. C’est encore le sujet principal des discussions de la presse et des débats de la tribune. Néanmoins, depuis quelques mois, le pays semble avoir fait la surprenante découverte qu’une grande nation avait un rôle à jouer au dehors aussi bien qu’au dedans ; que tous ses intérêts n’étaient pas renfermés dans le cercle de ses frontières ; et que, par suite, pour juger un gouvernement, il ne suffisait pas d’apprécier sa politique intérieure, il fallait encore savoir s’il avait une politique extérieure et ce que valait cette politique. C’est à l’expédition de Tunisie et aux affaires d’Egypte qu’est due cette découverte. Il s’était passé, à la suite de nos désastres, de très gros événemens en Europe sans que la France, ou du moins sans que l’opinion publique française parût, je ne dis pas même s’en émouvoir, mais seulement s’en rendre compte. La guerre de la Russie contre la Turquie, le démembrement de l’empire ottoman, la secousse violente donnée au monde oriental par ces crises décisives nous avaient laissé froids, distraits, indifférens. Qui s’intéressait à l’Orient ? Qui se rappelait la grande mission que nous y avions remplie jadis ? Qui tenait à la continuer ? Qui croyait au mot célèbre et juste d’un écrivain spirituel disant que la question d’Orient était surtout une question d’Occident ? À part quelques personnes instruites et prévoyantes, convaincues que la défaite de la France ne devait pas lui faire oublier qu’elle était toujours une des premières puissances européennes et persuadées en outre que les malheurs du passé n’étaient point de nature à la faire renoncer à tout avenir, nul ne suivait avec attention les mouvemens dont l’Europe était agitée. Lorsque les chambres se trouvaient appelées, par hasard, à émettre un avis sur la conduite que notre gouvernement avait à tenir dans des circonstances aussi graves, elles le faisaient sans débats, sans examen, donnant toute leur confiance aux hommes compétens ou résultés tels,. Mais il en est de la politique extérieure comme de la politique intérieure : tôt ou tard il faut s’en occuper, car si on ne va pas la chercher, elle vient elle-même vous chercher. C’est ainsi qu’au moment où la France, plus occupée que jamais de ses luttes intestines, se donnait tout entière au soin d’expulser les jésuites et de préparer les élections, ont surgi tout à coup en Tunisie des complications qui lui ont brutalement rappelé qu’elle pouvait être amenée à des combats beaucoup plus sérieux que l’attaque des couvens ou l’assaut des scrutins. Au début, on n’y avait pas pris garde. Mais lorsque la nouvelle des difficultés que nous rencontrions en Afrique, nouvelle grossie, défigurée par nos ennemis, est arrivée jusqu’à Paris et jusqu’aux portes du parlement, il n’y a plus eu moyen de n’y attacher aucune importance, car les électeurs en étaient très émus et il était évident qu’on en entendrait, l’écho d)ns la prochaine campagne électorale. Plus tard a commencé la révolution d’Égypte, qui nous touchait aussi beaucoup trop directement pour qu’on la regardât comme étrangère et pour qu’on n’en tînt aucun compte. De grands débats se sont déroulés, depuis un an, dans les deux chambres, sur la question de Tunisie et sur la question d’Egypte ; tous les partis s’y sont mêlés ; tous y ont apporté leurs principes, leurs passions, leurs haines, leurs colères, leurs espérances ou leurs illusions ; tous ont compris que désormais la lutte entre la monarchie et la république ne serait plus circonscrite aux affaires intérieures, qu’elle allait être portée sur un autre terrain et que, pour continuer à triompher de ses adversaires, le nouveau régime aurait besoin de montrer qu’il était aussi apte à garantir les intérêts de la France au dehors qu’à lui assurer au dedans les bienfaits d’un bon gouvernement.

La république traverse donc une nouvelle épreuve, plus dangereuse peut-être que toutes celles qu’elle a traversées jusqu’ici. Lorsqu’elle s’est établie parmi nous, elle a trouvé la France complètement désorganisée par la défaite, mais possédant encore de tels élément de vitalité qu’il ne lui a pas été difficile de la relever, de la restaurer, de lui restituer sa prospérité d’autrefois. Ses adversaires lui ont rendu la tâche assez aisée ; leurs attaques intempestives et maladroites lui ont fait obtenir d’assez brillans succès. Peu à peu le pays est venu à elle, plein de confiance dans l’avenir qu’elle lui promettait. Les dernières élections ont été une manifestation éclatante, indéniable, de la force de la république. Presque partout l’opposition monarchique a été battue, presque partout le mouvement républicain s’est accentué avec une énergie si évidente que les plus sceptiques ont bien été forcés de reconnaître qu’il était irrésistible. Mais il ne faudrait pas, dans l’enivrement du triomphe, se faire illusion sur les retours possibles d’une opinion publique toujours mobile et changeante. Quelle qu’ait été la gravité de nos désastres en 1870 et 1871, la France, au moment de l’installation de la république, n’était pas plus au dehors qu’au dedans mortellement atteinte. Sans doute elle était isolée, sans alliés, et l’état de faiblesse où la laissait la défaite éloignait d’elle tous ceux qui aiment à s’appuyer sur les nations dont la vigueur est apparente ; sans doute aussi elle avait perdu deux provinces, sa frontière était mutilée, ses flancs déchirés. Il lui restait néanmoins des conquêtes du passé un magnifique héritage qui pouvait facilement être conservé et accru. Abattue sur le continent, elle avait conservé ses possessions et son prestige sur la Méditerranée ; l’Orient, habitué depuis des siècles à la considérer comme la première puissance de l’Europe, croyait à peine à ses malheurs ; sa belle colonie d’Algérie, un instant agitée par la révolte, était bientôt rentrée dans l’ordre ; elle n’avait besoin que d’un peu de courage et d’énergie pour compenser, comme elle l’avait fait sous la restauration et la monarchie de juillet, les échecs subis en Europe par des succès en Afrique et en Asie. Mais il fallait pour cela que la république eût toutes les qualités d’un grand, d’un vrai gouvernement ; qu’elle fût capable de prévoyance, de hardiesse et de persévérance ; qu’elle montrât de la promptitude dans ses résolutions, de la suite dans l’accomplissement de ses projets. Or en est-il ainsi ? C’est la question qui se pose aujourd’hui et que tout le monde commence à débattre avec passion. Malgré bien des fautes, la république a fait ses preuves à l’intérieur ; elle ne les a point encore faites à l’extérieur. Ses adversaires lui reprochent de n’avoir pas une conscience assez claire des grands intérêts nationaux ; d’ignorer ou de mépriser le passé ; de rompre par légèreté ou par outrecuidance avec ses meilleures traditions d’être tellement dominée par la vie journalière, par les petites ambitions et les petits soucis, qu’il ne lui est plus possible de jeter ses regards par-delà les frontières pour faire sentir au loin la main et l’action de la France. Ils ajoutent que l’extrême rapidité avec laquelle elle use les hommes, crée et renverse les ministères, ne saurait lui permettre les longs desseins et les efforts successifs sans lesquels il n’y a pas de diplomatie. À ces reproches les radicaux ont une réponse très commode : ils opposent hardiment la politique républicaine à la politique monarchique. Ce sont, à les en croire, deux choses, non-seulement différentes, mais contraires. La politique monarchique, s’appuyant sur les intérêts permanens, mais égoïstes, des nations, qu’elle cherche à faire triompher au moyen de combinaisons durables, a besoin, en effet, d’esprit de suite, puisqu’elle vit presque uniquement de traditions : il n’en est pas de même de la politique républicaine, laquelle ne croit ni aux intérêts permanens, ni aux traditions, et se fait une loi absolue du désintéressement ; son seul but étant l’émancipation des peuples, elle n’a d’autre souci que de préférer partout l’alliance des faibles, des opprimés, des sujets à celle des forts, des tyrans, des gouvernemens ; dès lors, elle est d’une simplicité telle que tout le monde peut la pratiquer avec le même succès. Que les hommes disparaissent, que les ministres changent, peu importe ! les peuples restent, et l’union des peuples subsiste sans peine à travers les chaos parlementaires, les crises ministérielles, les révolutions politiques. D’ailleurs, les radicaux repoussent comme un crime toute idée de conquête, toute velléité de domination sur les races plus faibles ou moins éclairées. Aussi n’ont-ils aucun besoin des qualités au moyen desquelles on arrive à préparer un gouvernement lointain et à le maintenir. Leur système est fondé sur une série de négations et sur une affirmation unique : la prétendue solidarité des peuples opposée à la ligue des oppresseurs.

En dehors de cette doctrine, qui compte des défenseurs très autorisés et qui fait chaque jour d’assez nombreux adeptes, il en est une autre dont les conclusions sont à peu près les mêmes, bien que les principes en soient fort différens. C’est celle que professent les partisans de l’effarement absolu de la France, de son abdication complète au dehors, de l’abandon total de sa politique extérieure. Par malheur, ces derniers sont encore plus nombreux et ont beaucoup plus d’influence que les radicaux. Il est à croire néanmoins que, si leur autorité est assez grande pour décider notre pays à laisser couler autour de lui le flot des événemens sans jamais s’y mêler, de peur que son cours ne soit troublé par des tempêtes ou, du moins, agité par des orages, elle ne le sera pas assez pour le consoler de la perte de son influence, de la destruction de son prestige et des conséquences matérielles qui en résulteraient. Elle peut sans doute le réduire à l’inaction dans des momens où il faudrait qu’il agît à tout prix pour sauver ses intérêts vitaux, mais ce qu’elle ne pourra pas, c’est l’empêcher de sentir ensuite l’abaissement et la ruine qui résulteront de cette conduite. Les effets d’une mauvaise politique extérieure ne se manifestent point en un jour. Voyez ce qui s’est passé sous l’empire. Pendant longtemps, la politique extérieure de l’empire a eu pour elle la majorité de l’opinion publique française ; elle a même été saluée par les applaudissemens enthousiastes de l’opposition libérale, qui oubliait sa haine contre un gouvernement détesté au dedans en faveur des prétendues grandes œuvres qu’il accomplissait au dehors. Pour modifier cette manière de voir, il a fallu que la guerre de 1870 vînt nous porter le coup terrible dont nous sommes encore meurtris, et que des événemens plus récens fissent éclater au grand jour le danger dont l’ambition des jeunes peuples auxquels nous avons donné naissance sur la Méditerranée menace nos intérêts personnels. La république aurait tort de croire qu’elle ne commet pas de fautes parce que le pays tarde à les lui reprocher. Si elle suit les conseils des hommes qui l’engagent à traiter la France comme une moribonde que le moindre mouvement pourrait tuer, il est possible que des années s’écoulent sans qu’on lui demande un compte sévère d’une pensée aussi malheureuse. Mais un moment viendra cependant où l’on s’apercevra qu’elle a compromis l’héritage des gouvernemens précédens, et qu’à force d’effacer la France, elle l’a fait descendre au rôle de l’Espagne ou de la Belgique. À ce moment, ceux qui auront été les plus ardens à lui imposer la politique d’abstention absolue l’accuseront avec le plus de violence d’avoir laissé se produire les conséquences fatales de cette abstention, de même que nous avons vu en ces dernières années les hommes qui avaient le plus ostensiblement approuvé la politique de l’empire condamner avec le plus de sévérité les effets inévitables de cette politique. Il nous semble donc que le moment est venu pour la république d’examiner avec soin quelle doit être sa règle de conduite dans les affaires extérieures ; elle a pu éviter jusqu’ici toute résolution, mais les événemens de Tunisie et d’Egypte ne lui permettent pas un ajournement plus long ; car elle est exposée à faire banqueroute à sa mission nationale et à préparer à notre pays des désastres moins bruyans, mais plus graves peut-être, que ceux au milieu desquels s’est effondré l’empire.


I.

On a bien souvent observé qu’à chaque période de notre histoire, le pays s’éprenait d’un mot, qui devenait pour lui la formule absolue de la politique, d’un mot auquel il croyait comme à un article de foi et en dehors duquel il n’y avait à ses yeux qu’erreur ou mensonge. Le mot qui, depuis 1870, est regardé comme la règle en même temps que la définition de notre politique extérieure est, chacun le sait : recueillement. Nous ne l’avons point inventé ; c’est un plagiat que nous avons fait à un homme d’esprit qui s’en était servi, un peu par ironie, dans une circonstance où il lui convenait de trouver une échappatoire pour se tirer poliment d’une difficulté. Tout le monde connaît l’histoire. C’était au lendemain de la guerre de Crimée et du traité de Paris : pressé d’intervenir dans les affaires intérieures du royaume de Naples et d’y proclamer des doctrines d’émancipation populaire que la diplomatie moscovite ne prêche qu’en Orient, le prince Gortchakof répondit par un refus formel, mais pour colorer ce refus d’un prétexte auquel personne ne pût trouver à redire, il ajouta malicieusement et solennellement : « La Russie ne boude pas, elle se recueille, » Le mot a fait fortune. Mille fois répété jusqu’en 1870, il a cependant reparu chez nous dès 1871 comme une nouveauté pleine de fraîcheur et d’opportunité. Écrasés par l’Allemagne, nous nous sommes repliés immédiatement sur nous-mêmes, en disant à l’instar du prince Gortchakof : « La France se recueille. » Nous avions raison de tenir ce langage, car il est de toute évidence qu’un peuple atteint dans ses forces vives et toujours menacé d’immenses dangers ne saurait trop user de prudence, de réserve, de modération. Il doit vivre quelques années de régime, garder en quelque sorte la chambre, rester soigneusement chez soi, éviter avec la plus grande attention de se mêler aux affaires des autres, du moins lorsque ces affaires ne le concernent pas., est-ce à dire cependant qu’il soit sage de sa part de se condamner à une immobilité absolue et de pousser l’abdication jusqu’au suicide ? Assurément non. Il existe deux sortes de recueillemens : celui du mystique qui ferme son esprit et ses sens aux bruits du dehors, qui perd dans la contemplation intérieure toute notion de ce qui se passe autour de lui, qui finit par se faire oublier du monde à force de l’oublier lui-même, et celui de l’homme avisé, sachant quand il le faut suspendre son action, mais cependant sans perdre de vue le mouvement des choses extérieures, ni surtout renoncer à l’empêcher de tourner contre soi, Jamais une grande nation, même après des défaites, même après les plus grands désastres, ne s’est abandonnée jusqu’ici au premier de ces recueillemens. C’est en vain qu’on soutient le contraire et qu’on invoque en faveur d’une erreur aussi grave l’attitude de M. Thiers à la suite des événemens de 1871. M. Thiers était trop avisé pour ignorer ce que peut coûter à un peuple une heure d’oubli et d’abandon de soi-même. On a beaucoup dit qu’il ne serait jamais allé au congrès de Berlin et que, ne pouvant pas y jouer les premiers rôles, il aurait trouvé plus conforme à la dignité de la France de n’y point poursuivre des succès secondaires. On n’oublie qu’une chose, c’est qu’il est allé à la conférence de Londres, où le premier coup a été porté au congrès de Paris, et cela, lorsque notre pays, encore sous le poids de l’invasion, aurait eu peut-être quelques motifs de refuser sa participation à une réunion européenne qui avait pour mandat de déchirer une convention internationale dont nous avions été les principaux auteurs.

Pour M. Thiers comme pour tous les hommes politiques dignes de ce nom, le recueillement n’était pas le suicide. Il est possible de soulever des applaudissemens à la tribune en déclarant « que, lorsque la France se retire et se tient à l’écart, elle agit à la longue dans la balance sensible des intérêts européens, plus encore par le vide qu’elle y laisse que par le poids qu’elle y pourrait apporter. » Par malheur, ce n’est là qu’une phrase de rhétorique à laquelle la réalité ne répond pas. Dans cette ardente lutte pour la vie qui fait, le fond de la politique internationale, l’abstention n’a jamais été une arme capable de donner la moindre victoire. Lorsqu’une nation se retire et se tient à l’écart, elle ne laisse pas de vide, par l’excellente raison qu’une autre s’empresse de porter dans la balance le poids qu’elle n’y met plus. Elle perd sa place, voilà tout ! et si plus tard elle veut la reprendre, ce n’est que par la force qu’elle y peut arriver. La prudence ne consiste donc point, comme on le prétend, à pousser le sentiment de sa faiblesse à un tel degré qu’on finisse par l’inspirer à ses rivaux plus encore qu’on ne l’éprouve soi-même ; elle consiste seulement à mesurer son action à ses forces, à ne travailler qu’aux œuvres utiles, à laisser de côté les autres, à les réserver pour des temps meilleurs. Ainsi la comprenait le prince Gortchakof au lendemain des échecs de son pays en Crimée. On lui demandait d’agir en Italie, de s’immiscer dans les affaires d’une nation dont les intérêts étaient complètement séparés de ceux de la Russie, et il s’enfermait aussitôt dans un recueillement qui lui permettait de repousser des sollicitations importunes. Mais dès qu’il s’agissait d’une cause russe, son langage et sa conduite étaient bien différens. Rien de plus habile, rien de plus avisé, et, en un sens, rien de plus actif que la politique du gouvernement de Saint-Pétersbourg dans les amures qui ont suivi le traité de Paris. On sait avec quelle dextérité le prince Gortchakof sut détacher la France de l’alliée avec laquelle elle venait de battre la Russie, et l’amener à faire campagne avec lui dans la défense des petites nationalités chrétiennes de la presqu’île des Balkans. C’est avec notre concours que s’accomplit la réunion de la Moldavie et de la Valachie, et les changemens dynastiques opérés en Serbie. Deux ans à peine après la prise de Sébastopol, des vaisseaux français parurent dans les eaux de l’Orient pour menacer la Turquie et assurer le bonheur du Monténégro, à la grande mortification de l’Angleterre et de l’Autriche, aux grands applaudissemens de la Russie. Deux ans plus tard, le prince Gortchakof réunissait chez lui les ambassadeurs des grandes puissances afin d’examiner avec eux la situation « douloureuse et précaire » des chrétiens de Bosnie, d’Herzégovine et de Bulgarie, et bientôt une circulaire du vice-chancelier insistait sur la réunion d’une conférence destinée à remanier les stipulations établies par le traité de Paris. « Le temps des illusions est passé, s’écriait-il fièrement ; toute hésitation, tout ajournement amènerait de graves inconvéniens. » Que de chemin parcouru depuis le jour où le prince Gortchakof proclamait le recueillement de son pays ! En quatre ans, ce recueillement avait été assez fécond pour donner à la Russie l’alliance de la France, — alliance qui, sans les événemens de Pologne, aurait duré peut-être autant que l’empire ; — pour lui permettre d’unifier la Roumanie, de garantir l’indépendance de la Serbie et du Monténégro, de dénoncer moralement devant l’Europe le traité de Paris, et de faire savoir par une démonstration éclatante à ses cliens orientaux qu’en dépit des défaites de Crimée, le tsar veillait toujours sur eux et préparait leur émancipation.

Telle est la manière dont un grand peuple se recueille, pour peu qu’il ait conscience de ses destinées historiques et qu’il soit dirigé par un gouvernement soucieux de son avenir. Mais ce n’est pas tout ; ce n’est même qu’une très faible, que la plus faible partie de l’œuvre accomplie par la Russie à la faveur de cette politique de recueillement dont on devrait emprunter au prince Gortchakof la pratique aussi bien que la théorie. Il est bien clair que, lorsqu’une nation a été vaincue et mutilée, que lorsqu’un voisin puissant s’est établi sur ses frontières, ce serait une folie de sa part de songer à se heurter de nouveau contre lui, au risque de s’attirer de plus grands désastres encore que les premiers. Partout où elle peut le rencontrer, partout où elle risque d’entrer en conflit avec lui, il est sage pour elle de s’abstenir, de refréner ses ambitions, ou du moins de ne leur donner libre cours que jusqu’au point où il serait dangereux de soulever les susceptibilités de son ennemi. Mais en politique aussi bien qu’en physiologie, un arrêt de développement dans un sens est toujours compensé par un progrès dans un autre sens. Obligée de s’arrêter en Europe, d’ajourner tout espoir de progrès sur la route de Constantinople, la Russie n’a pas laissé son activité et son génie d’expansion se rouiller faute d’emploi. Un champ immense était ouvert devant elle, où elle pouvait marcher longtemps sans rencontrer d’obstacle ; elle s’y est jetée avec décision, et en quelques années elle y a créé un empire admirable, dont l’étendue égale cinq ou six fois celle de la France, un empire qui sera peut-être un jour le plus vaste et le plus beau du monde. Sous couleur de se recueillir en Europe, où cependant je viens de montrer qu’elle était bien éloignée de rester inerte, elle est devenue avec une rapidité foudroyante la maîtresse de l’Asie centrale, montrant à l’Angleterre encore toute glorieuse de la guerre de la Crimée que, pour échapper à ses prises, il ne suffisait pas de garder le Bosphore, il fallait encore veiller sur l’Afghanistan. Faire ici le tableau des conquêtes de la Russie dans l’Asie centrale m’entraînerait trop loin. La domination russe s’était implantée dans le Turkestan par la soumission des Kirghiz sous Nicolas Ier, et la chute de leur khan Khamizof en 1844. Mais l’œuvre était à peine ébauchée, lorsque les généraux d’Alexandre II l’ont reprise avec cette hardiesse aventureuse qui leur a moins bien réussi plus tard dans la guerre européenne. Le Khokand, le khanat de Khiva, Bouthara ont été successivement soumis ; Samarcande est devenue une ville russe ; la civilisation moderne, portée par les armées moscovites, a pénétré dans ces contrées presque fabuleuses, où tant d’autres civilisations avaient jadis brillé, mais que la barbarie avait complètement envahies depuis. À l’heure qu’il est, la paix commence à régner sur des provinces dévastées et déshonorées depuis des siècles par le fanatisme musulman, par les guerres intestines entre les khans, par le brigandage, par le trafic des esclaves, par toutes les horreurs d’une épouvantable anarchie. La Russie y apporte un régime plus équitable, plus humain. Ainsi qu’on l’ajustement remarqué, en retrouvant sur les bords de l’Oxus et de l’Iaxarte les traces d’Alexandre le Grand, elle y accomplit la revanche de la race iranienne contre les peuples touraniens qui se sont emparés avec Gengis Khan de la Bactriane semi-grecque et qui y ont ruiné les antiques colonies macédoniennes. Elle colonise après avoir conquis. « Toutes ces entreprises, dit M. Cucheval-Clarigny, profiteront à la civilisation en même temps qu’elles consolideront la puissance russe ; mais la force principale de celle-ci est dans les qualités qui font du soldat russe le plus admirable instrument de conquête et de colonisation. Docile autant que brave, facile à contenter, supportant sans se plaindre toutes les fatigues et toutes les privations, prêt à tout, le soldat russe construit les routes, déblaie les canaux et rétablit les digues antiques ; il fabrique les briques dont il bâtit ensuite les murailles des forts et des casernes qu’il doit habiter ; il confectionne ses cartouches et ses projectiles ; il est maçon, fondeur ou charpentier suivant le besoin de l’heure présente, et le lendemain du jour où il sera congédié, il conduira avec bonheur la charrue. Avec de tels instrumens à sa disposition, la puissance russe ne reculera jamais ; il lui suffit de quelques années pour rendre définitive la conquête de toute terre où elle a pris pied[1]. »

Et ce n’est pas seulement dans le Turkestan que la Russie a entrepris des conquêtes qui seront définitives, comme le dit M. Cucheval-Clarigny. Elle a soumis en 1858 et 1859 tout le Caucase, qui est pour elle une position stratégique de premier ordre ; l’émigration des montagnards musulmans, encouragée par l’Angleterre dans une pensée d’hostilité malencontreuse, lui a permis au contraire de commencer dans cette contrée une colonisation slave dont les résultats sont déjà remarquables. À l’autre extrémité de l’Asie, le général Monravief a signé en 1858 avec la cour de Pékin le traite d’Aïgoun qui assure à la Russie toute la rive droite du fleuve Amour, c’est à-dire un territoire de 2 millions de kilomètres carrés, et le Japon lui a cédé la partie méridionale de l’île de Sanghalian. Les bateaux à vapeur de la Compagnie du fleuve Amour sillonnent déjà ce grand cours d’eau, menant la Russie en communication directe avec San-Francisco et les îles du Pacifique. Ainsi, sur tous les points de l’Asie, l’action russe s’est exercée à la fois, et cela avec tant de hardiesse, tant de succès, tant de bonheur, qu’on se demande si le cabinet de Saint-Pétersbourg n’a pas commis la plus grande des fautes lorsqu’il a interrompu cette magnifique œuvre asiatique pour reprendre en Europe la politique d’intervention d’où est sortie la dernière guerre turco-russe. En soulevant de nouveau la question du Bosphore, la Russie a ligué contre elle l’Autriche, l’Angleterre, l’Allemagne, et ses victoires ont été suivies de tels déboires qu’assurément des défaites n’auraient pas eu des conséquences plus malheureuses. N’eût-elle pas été mieux inspirée si, continuant à marcher dans la voie féconde où elle était engagée, elle eût développé, affermi son empire asiatique, en persistant sur le continent européen dans le recueillement salutaire qui lui avait valu ailleurs de si beaux profits ? Tant qu’elle se bornait à agir en Asie, elle n’avait à redouter que les protestations toujours un peu platoniques de l’Angleterre. Toutes les routes militaires, tous les grands postes stratégiques tombaient l’un après l’autre entre ses mains. Cependant, le temps travaillait pour elle en Europe. La Turquie se désagrégeait de plus en plus ; il n’y avait qu’à la laisser faire, sans préciser la crise décisive qui, dans la situation prépondérante de l’Allemagne, ne pouvait tourner à l’avantage exclusif de la Russie. Plus tard les choses eussent probablement changé de face. Maître de l’Asie du Nord et du centre, l’empire des tsars eut pesé sur l’Orient d’un tel poids que personne n’eût été en mesure de lutter avec lui. Le prince Gortchakof a voulu brusquer la fortune ; faute capitale, que son pays risque de payer très cher. S’il fallait définir la politique de recueillement, je dirais qu’elle consiste à faire le moins possible de politique européenne et à concentrer toutes ses forces sur 1 expansion coloniale. Pendant longtemps le prince Gortchakof l’a pratiquée avec un succès éclatant. Mais, par malheur, sur la fin de sa carrière, entraîné par je ne sais quel mirage de gloire, il a eu l’imprudence de l’abandonner, et c’est pourquoi sa réputation d’homme d’état, longtemps si grande, est aujourd’hui douteuse et restera contestée.

Si je me suis appesanti sur l’exemple de la Russie, c’est que cet exemple, incompris et faussé, est cité sans cesse par les partisans de l’abstention absolue de la France au dehors. Les mêmes personnes qui évoquent le recueillement de la Russie affirment, ainsi que je l’ai dit, que sous le gouvernement de M. Thiers et sous les différens ministères qui se sont succédé en France jusqu’au congrès de Berlin, la politique française a été complètement neutre, complètement effacée. J’ai déjà montré qu’il n’en était rien en ce qui concernait le gouvernement de M. Thiers, puisqu’au moment, même où nous subissions l’invasion étrangère, un plénipotentiaire français était allé s’asseoir à la conférence de Londres à côté des plénipotentiaires européens. Néanmoins jusqu’au 24 mai, il est certain que la France a été trop absorbée par sa réorganisation intérieure, — administrative, militaire et financière, — pour s’occuper d’une manière ostensible des affaires extérieures. Aucune grande crise n’ayant d’ailleurs éclaté durant cette période, aucune complication européenne n’ayant surgi, il aurait fallu soulever soi-même des incidens diplomatiques pour avoir l’occasion de les résoudre, ce qui eût été à coup sûr le comble de la démence. L’alliance des trois empires semblait immobiliser l’Europe ; rien n’y bougeait ; la France pouvait-elle troubler le repos général ? Mais, peu après la chute de M. Thiers, les échos d’Orient ont commencé à nous apporter la nouvelle d’insurrections des populations chrétiennes, de rixes, de massacres, de troubles de plus en plus graves, de plus en plus susceptibles d’amener d’importantes complications. La France est-elle demeurée parfaitement étrangère, parfaitement indifférente à ce qui se passait dans la presqu’île des Balkans ? Ceux qui lui prêchent aujourd’hui l’abdication ont oublié le rôle qu’ils ont joué alors. Ils étaient au pouvoir : un ministre de leur choix dirigeant la politique extérieure avec une liberté entière ; l’assemblée nationale et plus tard les chambres ne se permettant jamais d’exposer une opinion sur des questions qu’elles semblaient ne pas connaître, ou dont elles se désintéressaient totalement. Même avec les meilleures intentions de se recueillir, de ne rien faire, il est si difficile à un grand pays comme le nôtre de rester dans l’inaction absolue que l’on a vu la diplomatie française, depuis les premiers tressaillemens de l’insurrection de l’Herzégovine jusqu’à la guerre turco-russe, se faire l’auxiliaire actif, dévoué, constant de la politique moscovite, travailler pour elle avec une ardeur incessante, partager tous ses projets, soutenir toutes ses ambitions, presque se compromettre, en vue d’en assurer le triomphe. On accuse M. Waddington d’être sorti de l’attitude réservée qui convenait à la France, parce qu’il a pris en main au congrès de Berlin la cause des Grecs et des Roumains. Que faut-il donc penser de M. le duc Decazes qui a signé le mémorandum de Berlin contre la Turquie, tandis que l’Angleterre refusait sa signature, et que les autres puissances ne la donnaient que par complaisance ? Que faut-il penser surtout de M. de Chaudordy se constituant le leader de la conférence de Constantinople, préparant et défendant toutes les propositions qu’elle a adoptées, rédigeant et proclamant le fameux programme de réformes que la Turquie ne pouvait accepter à aucun prix, et qui devait conduire fatalement à la guerre ? Toutes les prétentions de la Russie ont trouvé en lui un champion tellement chaud, tellement dévoué, que le général Ignatief a pu se taire, à la conférence de Constantinople, heureux d’avoir un porte-voix aussi docile et aussi retentissant.

On méconnaît le rôle joué par la France dans les événemens qui ont précédé la guerre turco-russe, lorsqu’on parle de la prétendue inaction de la politique française jusqu’au congrès de Berlin. Le fait est que, depuis 1871, la politique de la France n’a jamais été aussi active qu’elle l’était à cette époque. La manière éclatante dont nous nous étions relevés en quelques années, dont nous avions refait nos finances, dont nous avions, sinon réorganisé notre armée, au moins restauré notre matériel militaire et couvert nos frontières d’une ligne continue de fortifications, avait excité autour de nous de grandes jalousies, de profondes méfiances. L’Allemagne, étonnée de nous voir si pleins de force et de vie, commençait à craindre de n’avoir pas assez abusé de sa victoire. Dans l’éblouissement de ce rapide redressement de la France qui se soulevait sur ses membres blessés et recommençait à marcher comme avant la lutte, chacun se demandait si le Dieu de la guerre s’était aussi nettement prononcé contre elle qu’on avait pu le croire, si les dos de fer du destin nous avaient condamnés aussi définitivement qu’on se l’était imaginé. Situation des plus graves, qui nous exposait aux plus terribles dangers ! À coup sûr, une prudence même excessive, un recueillement même exagéré se fussent compris en de pareilles circonstances. Mais les hommes d’état d’alors n’étaient pas plus que que M. Thiers, pas plus que le prince Gortchakof, convaincus que le suicide est le seul moyen d’éviter les aventures. Je n’ai point à juger la conduite qu’ils ont suivie : il me suffit de montrer qu’elle ne ressemble en rien à celle qu’on leur prête, et que, bonne ou mauvaise, elle n’inspirait pas des terreurs pusillanimes dont on voudrait faire le dernier mot de leur sagesse. Ce qu’on a appelé spirituellement la politique des Danichef triomphait en France. La Russie était étonnamment populaire ; on la louait dans les livres ; on croyait la peindre dans les romans, on l’applaudissait sur les théâtres ; on la secondait dans les négociations diplomatiques. À la conférence de Constantinople, on se chargeait de parler pour elle, de faire ses affaires avec plus de zèle qu’elle n’aurait pu en déployer elle-même. Pendant ce temps, l’Allemagne grondait. Chaque été ramenait des menaces de guerre ; une fois même ces menaces furent si directes, si pressantes que l’Angleterre et la Russie durent intervenir rapidement et énergiquement. On a dit au sénat que, grâce au système d’anéantissement politique pratiqué par les cabinets de droite, nous avions traversé sans trouble la crise d’agitations très grave causée dans toute l’Europe par la lutte engagée entre la Russie et la Porte ottomane. Rien n’est moins exact. Il suffit d’avoir quelque mémoire pour se rappeler combien de fois nous avons été à la veille de la guerre, et par quels secours nous y avons échappé. Ces secours seraient-ils allés jusqu’à une alliance ? La Russie, en cas de lutte, aurait-elle fait cause commune avec nous ? Encore une fois, je n’ai pas à le rechercher, car ce serait en dehors de mon sujet. Je me borne à constater que, depuis le congrès de Berlin, c’est-à-dire depuis l’époque où nous avons renoncé à faire à la Russie des coquetteries plus ou moins utiles, où nous nous sommes unis à l’Angleterre, où nous avons marché d’accord avec elle, nous n’avons pas eu une seule alerte, la paix n’a pas risqué une seule fois d’être ébranlée. La raison de ce changement est facile à expliquer. Malgré nos protestations de recueillement, la force intérieure dont nous avions fait preuve en nous relevant si vite de nos désastres, ne pouvait manquer de faire autour de nous et sur nous une vive impression. Un peuple a toujours besoin de dépenser son énergie et sa fortune. Il s’agissait donc de savoir si nous essaierions de les dépenser sur le continent, c’est-à-dire si nous les consacrerions à reprendre les positions que la guerre allemande nous avait fait perdre, ou si, à l’exemple de la Russie, après 1856, nous en ferions usage dans des entreprises maritimes et colonisatrices, qui ne risqueraient pas de nous mettre de nouveau en lutte avec la nation dont nous venions d’apprendre si durement à apprécier la formidable puissance militaire. Personne n’admettait que nous pussions les laisser perdre, parce que personne, après les preuves de vitalité que nous avions données, n’admettait que nous fussions morts. On nous observait donc de toutes parts avec une grande attention. Suivant l’attitude que nous allions prendre, on allait juger de nos projets. À tort ou à raison, nous nous sommes rapprochés ostensiblement de la Russie. Il n’en fallait pas davantage pour décider l’opinion de l’Allemagne. La Russie ne saurait être pour nous qu’une alliée de guerre, par l’excellente raison que nous avons peut-être des ennemis, mais que nous n’ayons pas d’intérêts communs. Si nous nous unissions avec elle, ce ne serait que pour menacer quoiqu’un, ou pour repousser la menace de quelqu’un. De là les appréhensions et les colères qui se sont manifestées à Berlin chaque fois que depuis 1870, il nous est arrivé de faire des avances à la Russie ou d’en recevoir d’elle. Il était impossible qu’on ne nous prêtât pas des intentions hostiles et qu’on ne cherchât pas à les prévenir. Ce qui nous est arrivé avec la Russie nous serait arrivé d’ailleurs avec toute autre puissance. Dans l’état actuel de l’Europe, nous ne pouvions entretenir des relations d’entente intime qu’avec une seule nation : l’Angleterre. L’Autriche est tellement inféodée à l’Allemagne que, si nous tentions de nous rapprocher d’elle, nous inspirerions à Berlin Is plus graves soupçons. L’Italie est notre rivale sur lui Méditerranée. S’allier à l’une ou à l’autre eût été montrer que nous étions prêts à faire les plus grands sacrifices ou à courir les plus grosses aventures en vue d’une action qui aurait été nécessairement belliqueuse.

Le congrès de Berlin a mis un terme à toutes les démarches qui nous donnaient l’apparence de préparer une alliance en Europe pour une politique assurément défensive, mais qu’on se plaisait à regarder comme offensive. Imitant avec habileté l’exemple de la Russie après la guerre de Crimée, M. Waddington chercha les moyens de compenser les pertes que nous avions faites sur nos frontières, et que nous ne pouvions pas réparer directement. Ce moyen était facile à trouver. Sans doute nous n’avions pas une Asie à conquérir, mais la France a présenté toujours un double caractère : celui de nation continentale et celui de nation méditerranéenne. Vaincue sur le continent, la Méditerranée lui restait. En tournant de ce côté sa politique, elle rassurait ceux qui craignaient de lui voir poursuivre en Europe des projets de revanche immédiate ou de vengeance prématurée. Elle montrait qu’elle était sincèrement résolue à se recueillir, puisqu’elle employait ses forces à des entreprises où il était difficile qu’elle rencontrât l’Allemagne non-seulement comme ennemie, mais même comme rivale. L’Allemagne, en effet, n’a pas d’intérêts directs sur la Méditerranée, et si son alliée, l’Autriche, nourrit de grandes ambitions orientales, c’est dans la presqu’île des Balkans, non en Asie et en Afrique, que se portent ses vues. L’Asie et l’Afrique étaient donc ouvertes devant nous ; nous n’avions à y compter réellement qu’avec l’Angleterre. Or, quoi qu’on en ait dit, quoi qu’en disent encore tant de personnes des deux côtés de la Manche, nos intérêts et ceux de l’Angleterre, dans l’Orient asiatique et africain, loin d’être opposés, sont absolument identiques. Pour des causes diverses et à des degrés différens, nous exerçons, les Anglais et nous, en Asie-Mineure, en Syrie, en Égypte, une influence considérable et qui ne saurait que s’accroître chaque jour. Mais comme nous n’avons, ou du moins comme nous ne devrions avoir ni les uns ni les autres des vues de conquêtes particulières, comme l’Orient est assez vaste pour nous contenir tous, comme sur aucun point la nature des choses ne nous y met en antagonisme, rien ne nous est plus facile que d’y rester d’accord, à la condition de comprendre naturellement les avantages de cet accord. Lord Beaconsfield et M. Waddington les avaient compris à Berlin. Ce dernier avait eu, il faut en convenir, quelque mérite à le faire. Le congrès de Berlin s’était terminé, on se le rappelle, par le feu d’artifice de la prise de Chypre. Tout le monde en était quelque peu abasourdi et scandalisé. M. Waddington eût pu perdre la tête et se brouiller avec l’Angleterre, mais il connaissait Chypre ainsi que le reste de l’Orient. Aussi, sans se scandaliser outre mesure de l’occupation d’une île dépourvue de ports, et qui n’avait joué un grand rôle qu’à l’époque où de simples galères remplaçaient les cuirassés d’aujourd’hui, profita-i-il précisément de cette prise de Chypre, qui risquait de créer entre l’Angleterre et nous une inimitié éternelle, pour imposer à l’Angleterre sinon une alliance, au moins une amitié dont nous devions tuer les meilleurs fruits. Il n’adressa aucune remontrance à lord Beaconsfield sur son ambition envahissante, mais il lui demanda, en échange de Chypre, de reconnaître tous nos droits sur la Méditerranée. Faisant en quelque sorte le tour de cette mer qu’on a appelée quelquefois française, il exigea et obtint que noue protectorat religieux sur les lieux saints, c’est-à-dire noire ingérence constante dans les allaires de Syrie, fût proclamé par un article du traité de Berlin, et qu’un texte diplomatique consacrât des traditions qui ne reposaient sur aucune loi, sur aucun traité. Passant de là en cette Égypte que les Anglais gouvernaient, seuls à cette époque, il nous fit donner une part égale à la leur et établit un condominium, aujourd’hui détruit, qui nous aurait permis, si nous l’avions voulu, de garantir le pays contre toute conquête ; enfin, arrivant en Tunisie, où les Anglais avaient été constamment nos rivaux. il reçut la promesse écrite qu’ils ne se mêleraient plus des affaires tunisiennes et qu’ils nous les laisseraient régler, à l’occasion, comme nous l’entendrions, C’étaient là, sans aucun doute, de grands avantages. Et ce qu’il y avait d’heureux, c’est qu’ils étaient obtenus sans concessions compromettantes de notre part, c’est qu’ils n’effrayaient personne, c’est qu’au contraire ils paraissaient être une garantie de notre sagesse et de notre modération. L’Allemagne, qui avait longtemps redouté notre liaison avec la Russie, nous vit avec plaisir entrer en relations cordiales avec l’Angleterre. C’était une preuve que les mauvais desseins qu’elle nous avait prêtés n’existaient pas ou n’existaient plus. Nos rapports avec le gouvernement de Berlin jusque-là assez tendus, devinrent aussitôt plus faciles ; et, chose remarquable ! En devenant plus faciles, ils devinrent aussi plus dignes. Nous avions été obligés de faire des démonstrations de bonne volonté assez humiliantes du temps où l’on nous soupçonnait des pensées hostiles. Du moment que ces soupçons étaient effacés, rien ne nous empêchait de reprendre une attitude plus fière. Depuis le congrès de Berlin, il n’y a pas eu un seul froissement entre l’Allemagne et nous, quoique jamais nous n’ayons évité un conflit par une faiblesse. Cela tient certainement à la correction de notre politique qui, tout occupée en Orient, n’a commis aucune imprudence sur le continent ; mais cela tient aussi à notre union avec l’Angleterre. Cette union nous donnait une force incontestable. Isolés, nous ne pouvons qu’entrer en hostilité avec l’Allemagne ou qu’être à sa merci, comme les puissances qui gravitent autour de l’alliance des trois empires ; appuyés sur l’Angleterre, notre situation devenait différente, elle nous permettait d’être bien vus à Berlin sans nous y abaisser au rôle de subordonnés. Depuis le congrès de Berlin jusqu’à ces derniers temps, je le répète, aucune menace de guerre n’est venue nous troubler. Nous avons maintenu la paix avec dignité, nous l’aurions maintenue peut-être sans l’Angleterre ; mais, sans elle, l’aurions-nous maintenue avec dignité ?

On a beaucoup disserté sur le caractère de notre entente avec l’Angleterre, on a contesté que ce fût une alliance formelle : on a eu raison. Néanmoins, s’il n’y avait pas alliance, il y avait quelque chose, qu’on me passe le mot, qui y ressemblait de très près. On a dit au sénat : « L’alliance entre deux grands peuples, c’est un ensemble d’engagemens réciproques par lesquels ils s’obligent à consacrer toutes leurs forces sociales, politiques, militaires à la poursuite d’un grand but et d’un but déterminé. » On a rappelé ensuite qu’il y avait eu une alliance entre la France et l’Angleterre en 1831 pour la défense des principes constitutionnels menacés par la ligue des puissances du Nord ; qu’il y en avait eu une autre en Crimée pour la résistance aux ambitions de la Russie ; puis l’on a ajouté : « Dans l’état actuel de l’Europe, où est le grand but, le but déterminé que nous pouvons poursuivre avec l’Angleterre ? » La réponse est facile : ce but est en Orient ; il est tout aussi précis, tout aussi net que celui qui nous a fait entreprendre la guerre de Crimée. Pendant que d’autres puissances s’avançaient en Orient par la guerre et par la conquête, la France et l’Angleterre s’étaient unies pour y répandre, dans la mesure du possible, la paix et la liberté. En soutenant, comme elles s’y sont appliquées tout d’abord, les petites nationalités libérales, la Roumanie et la Grèce, elles faisaient contrepoids à l’envahissement des nationalités slaves, qui ne sont que les instrumens dociles d’un despotisme mal déguisé. Elles accomplissaient une œuvre du même genre en Égypte, où elles avaient détruit la tyrannie et où elles un piaulaient, avec un gouvernement régulier, avec une bonne administration, une civilisation libérale et émancipatrice, lorsqu’une révolte militaire impossible à prévoir est venue remettre en question tout le bien qu’elles y avaient réalisé. En servant la cause de la liberté en Orient, elles y défendaient leurs propres intérêts ; elles veillaient sur l’Asie-Mineure, sur la Syrie, sur l’Égypte, sur toutes les provinces où il leur est nécessaire de maintenir leur influence. Si la régénération administrative qu’elles avaient tentée en Égypte avait réussi, qui sait ? l’exemple aurait peut-être exercé une action décisive sur la solution de la question d’Orient, et dans bien des parties de l’empire ottoman, l’action civilisatrice aurait rendu l’action militaire inutile. Cet espoir n’existe plus ; mais il était naturel de le concevoir.

Et ce n’était point seulement en Orient, après tout, que l’union de la France et de l’Angleterre était utile au triomphe ou, du moins, au maintien de la liberté. Non, sans doute, il n’y a pas de sainte-alliance, il n’y a pas de ligue des puissances du Nord contre les principes constitutionnels : est-on bien sûr cependant qu’il n’y ait pas, qu’il ne puisse pas y avoir, sinon pour les principes constitutionnels, au moins pour certaines libertés, des heures de crise menaçante ? N’a-t-on pas entendu parler quelquefois de lois internationales, de garanties cosmopolites dont la mise en pratique imposerait à toutes les nations européennes un régime qui ne serait pas absolument libéral ? Unie à l’Angleterre, la France a pu et pourrait encore refuser de prendre chez elle des mesures contraires aux principes de ses institutions ; seule, en sera-t-il de même ? L’Europe entière a des assemblées, le mécanisme des gouvernemens libéraux a été transporté partout ; cependant il n’y a que l’Angleterre, la France, et peut-être l’Italie, qui soient des nations tout à fait parlementaires, des nations où les chambres gouvernent, où le pays, qui nomme les chambres, possède réellement la souveraineté. On sait quelles théories l’Allemagne professe sur le gouvernement des chambres ; on sait ce qui se dit à Berlin sur l’union nécessaire de toutes les monarchies contre l’envahissement des assemblées. Je ne veux point insister ; mais, bien que nous soyons très loin de 1831, il ne me semble pas que l’accord des deux plus grandes nations libérales de l’Europe, marchant la main dans la main en Orient et en Occident, fût un fait aussi inopportun qu’on semble le croire, ni qu’il se fût maintenu longtemps sans exercer sur la politique générale une grande et féconde influence.


II.

Pour se rendre compte de la valeur, pour apprécier la portée de la politique inaugurée au congrès de Berlin. et si malheureusement abandonnée dans ces derniers mois, on ne doit pas perdre de vue le double rôle de la France dont je parlais tout à l’heure, comme puissance continentale et comme puissance colonisatrice. C’est un préjugé presque universel parmi nous que d’attribuer à la France un défaut absolu d’aptitudes pour la colonisation. L’histoire en démontre la parfaite fausseté. À la fin du XVIIe et au commencement du XVIIIe siècle, notre pays possédait un magnifique empire colonial : il avait le Canada, la Louisiane, Saint-Domingue, les Indes, et tout semblait faire supposer que ces admirables possessions prendraient entre ses mains le plus grand essor. Elles ont été perdues cependant ; mais pourquoi ? mais comment ? Si l’on étudie l’histoire avec quelque attention, on reconnaîtra que nos colonies, comme l’a dit fort justement M. Paul Leroy-Beaulieu, ont été la rançon de nos échecs continentaux. Après avoir, vers la fin du XVIIe siècle, conquis en Europe des frontières solides qui suffisaient à sa puissance comme à sa sécurité, la France aurait dû n’exercer son influence sur le continent que pour le maintien de la paix et de l’équilibre général, consacrant toutes ses forces, employant toute son énergie à la mise en valeur des superbes territoires qu’elle occupait dans les deux mondes. Si die avait ainsi compris ; sa mission historique, elle tiendrait aujourd’hui sur toutes les mers la place qu’y tient l’Angleterre et, comme elle a été plus favorisée que celle-ci par la nature, ses richesses seraient encore plus grandes, sa prospérité plus éblouissante que les siennes. Par malheur, elle s’est engagée dans une voie bien différente. La politique continentale a prévalu ; pendant deux cents ans, elle nous a tellement absorbés que nous n’avons presque pas fait attention à la perte de notre domination coloniale. En avons-nous du moins tiré quelque profit ? Non ! Deux siècles de luttes glorieuses, entremêlées de victoires comme aucune autre nation moderne n’en a remporté, ont laissé, en fin de compte, la France diminuée dans ses frontières, compromise dans son prestige, presque atteinte dans sa vitalité. Il y a là, ce semble, une leçon dont il serait insensé de ne pas profiter. Nos récentes délaites nous condamnent à ne pratiquer sur le continent qu’une politique défensive : n’est-ce pas l’occasion de se rappeler que nous avons été. que nous pouvons toujours être un grand peuple colonisateur et de réparer la faute impardonnable que nous avons commise durant les deux derniers siècles ? Il faut le dire à l’honneur de la restauration et du gouvernement de juillet : placés dans des circonstances à peu près semblables à celles où nous nous trouvons aujourd’hui, ils ont senti que la paix devait être leur seul but en Europe, et ils ont profité de cette paix pour s’emparer en Afrique d’une colonie qui, a bien des égards, vaut celles-que nous avons perdues en Amérique et en Asie, grâce à cette sage conduite, ils nous ont assuré sur la Méditerranée une situation exceptionnelle en même temps qu’ils lassaient s’user sur le continent les coalitions dirigées contre nous ; de sorte que l’empire, à son début, héritant des avantages de leur politique, a pu, avec le concours de l’Angleterre, donner le coup de grâce à la sainte-alliance dans cette campagne de Crimée qui avait rendu la France maîtresse de l’Europe et qui lui aurait valu d’immenses avantages si elle avait su poursuivre la politique à laquelle elle devait un premier succès aussi éclatant. C’est cet exemple que devrait suivre la république pour se montrer digne d’être regardée comme un grand gouvernement. En présence du mouvement général qui entraîne le monde, la France ne saurait demeurer stationnaire sans se préparer un avenir d’abaissement qui la réduirait au rôle des puissances secondaires de l’Europe. Au commencement du XXe siècle, la Russie comptera cent vingt millions d’habitans occupant en Europe et en Asie des espaces presque sans bornes ; près de soixante millions d’Allemands, appuyés sur trente millions d’Autrichiens, domineront le centre de l’Europe ; cent vingt millions. d’Anglo-Saxons, établis sur les plus belles parties de la terre, y répandront leur langue, leurs mœurs, leur civilisation. Est-il possible que la France seule renonce à ses glorieuses destinées ? Est-il possible qu’elle laisse à l’Italie, dont les ambitions juvéniles ont peine à se contenir, à l’Espagne, qui semble sur le point de retrouver son vieux génie colonial, le soin de représenter les races latines dans la grande lutte pour la conquête du globe ? Est-il possible qu’enfermée dans ses frontières diminuées, satisfaite de sa médiocre fortune, elle abdique toute pensée d’expansion, tout désir d’influence au dehors ?

Peut-être devrait-elle, en effet, prendre ce parti, s’il était vrai qu’elle n’eût aucune aptitude pour la colonisation. Mais son passé contredit cette affirmation téméraire. Un pays qui avait fait le Canada la Louisiane, Saint-Domingue, qui avait inventé le système d’administration et de gouvernement que les Anglais suivent encore aux Indes, est, quoi qu’on en dise, un pays colonisateur. L’Algérie conquise et organisée en un demi-siècle prouve que nous ne sommes pas inférieurs à nos pères, que nous pouvons les égaler et les surpasser. La France a plus que jamais des esprits entreprenans, des aventuriers hardis qui lui ouvrent la voie pour des expéditions lointaines : des hommes comme Francis Garnier, comme Dupuis, comme Savorgnan de Brazza n’ont ni moins d’audace, ni moins de bonheur que Cavelier de la Salle. À la vérité, il ne suffit pas de découvrir des pays inconnus, il faut encore les peupler ; or il est certain que notre population croît avec une lenteur désespérante. Mais n’est-ce pas le manque de débouchés qui l’empêche de se développer ? La production d’hommes est faible, parce que la demande d’hommes l’est aussi ; elle deviendrait plus active si de grandes colonies réclamaient sans cesse des bras pour la culture, pour le commerce, pour l’industrie. Le véritable nerf de la colonisation moderne, ce ne sont point d’ailleurs les émigrans, ce sont les capitaux, et la France en possède tellement qu’elle les compromet sans cesse dans les entreprises les plus aventureuses. On peut estimer à 20 ou 25 milliards les sommes qu’elle a disséminées dans l’univers ; chaque année, ce chiffre s’accroît d’un milliard au moins. Il y a là un merveilleux, un incomparable élément d’influence extérieure. De plus, la France est peut-être le pays du monde qui possède le plus grand nombre d’administrateurs habiles, d’ingénieurs hardis, d’organisateurs émérites, qui ne demandent qu’à porter au loin leurs capacités, dont la métropole n’a plus besoin. N’est-ce pas elle, en effet, qui a accompli les plus grands travaux publics extra-européens de ce siècle ? n’est-ce pas elle qui a percé l’isthme de Suez, qui perce l’isthme de Panama ? n’est-ce pas à elle que toutes les petites nations orientales demandent des instructeurs financiers, administratifs, politiques ? n’est-ce pas elle qui fait ou qui a fait surtout leur instruction matérielle et morale ?

Rêver pour la France, au nord de l’Afrique, un rôle semblable à celui que l’Angleterre joue aux Indes et la Russie dans le centre de l’Asie, n’est donc point une utopie. Mais pour que ce rôle puisse être rempli, ce n’est pas seulement en Algérie et en Tunisie que notre action doit s’exercer. Nos colonies d’Afrique sont arabes et musulmanes ; or, l’Orient est l’origine et le centre de tous les mouvemens qui agitent l’islamisme. Au reste, nous possédons en Orient, sinon des colonies au sens propre du mot, au moins des établissemens politiques, commerciaux, industriels, qui valent bien des colonies. Il serait absurde de songer à faire des conquêtes nouvelles si nous ne savions pas préserver celles que nous avons déjà faites. Une des preuves les plus indéniables du génie d’expansion de la France, c’est l’œuvre d’assimilation que nos ancêtres ont accomplie en Orient. On peut dire sans rien exagérer que la moitié de l’Orient est française par les idées, par les mœurs, par les sentimens, par le langage. « On oublie, s’écriait récemment M. Waddington au sénat, qu’en dehors de la France continentale il y a ce prolongement de la France que nous trouvons sur toutes les plages de l’Orient, dans toutes les échelles de la Méditerranée. Je rappellerai que le patriotisme qui consiste simplement à voir ce qui est autour de nous, ce qui est en France, est un patriotisme incomplet ; je rappellerai qu’il faut quelquefois être sorti de son pays, avoir voyagé à l’étranger, avoir été longtemps loin des rives de la France, s’être abrité avec bonheur sous le pavillon d’un consul dans quelque ville de l’Orient, ou avoir salué avec fierté la flamme flottant au mât d’un navire sur une mer lointaine. » On ne saurait mieux dire, mais il convient d’ajouter que sur toutes ces plages, que dans toutes ces échelles où l’on rencontre un prolongement de la France, où l’on s’abrite avec bonheur sous le pavillon des consuls, où l’on salue avec émotion la flamme tricolore des navires, on se sent tellement chez soi qu’on a peine à croire qu’on ait quitté la patrie. Tout est imprégné du génie de cette vieille France que les démagogues peuvent bien calomnier, mais qui a fait des choses assez belles, assez nobles, assez durables pour braver devant l’histoire leurs ignorans dédains. Elle avait conquis moralement l’Orient, elle l’avait conquis si fortement qu’elle nous a laissé dans les contrées qui sont la clé du commerce asiatique, dans le beau pays où le canal de Suez mêle les eaux de la Mer-Rouge à celles de la Méditerranée, dans les régions fertiles où l’Euphrate coule vers le Golfe-Persique et les mers asiatiques, en Égypte, en Syrie, et plus haut, en Asie-Mineure, une influence prépondérante dont nous aurions pu, dont nous pourrions encore nous servir pour nous placer au premier rang des peuples auxquels l’avenir de l’Asie appartient. Sur toutes les grandes routes du commerce, sur toutes les grandes voies politiques, elle avait planté notre drapeau. Par son action bienfaisante et civilisatrice, elle avait acquis l’amitié, le dévoûment des populations, — aussi bien des populations musulmanes que des populations chrétiennes. Et c’était là l’immense utilité de cette œuvre de l’assimilation morale de l’Orient, considérée comme le prélude nécessaire de nos entreprises africaines. Pour nous assurer en Algérie, en Tunisie, une domination pacifique, croit-on qu’il fût indifférent que l’Orient subît noire influence, et surtout qu’il fût heureux de la subir ? On tait quelles ramifications profondes, quels liens étroits unissent les sociétés multiples qui, dans le monde musulman, relient entre elles des populations vivant sous des régimes divers, sous des gouvernemens différens. Tous les mots d’ordre qu’on entend retenir dans le monde arabe partent du Caire et de Damas, ou du moins y passent. C’est pourquoi, si nous voulons que l’Algérie et la Tunisie soient calmes, il faut que la France soit crainte, soit respectée, soit aimée à Damas et au Caire, comme elle l’était hier, comme je l’espère, elle le sera demain, — mais comme, hélas ! elle ne l’est pas aujourd’hui.

Si tels sont les caractères, si tel est le but de notre action, en Orient, on s’explique sans peine qu’elle s’accordât parfaitement avec l’action de l’Angleterre. Ni l’Angleterre ni nous n’avions de pensée de conquête. Nous avions, l’une et l’autre, un besoin d’influence, nous pour diriger le mouvement musulman dans le monde arabe, l’Angleterre pour le diriger dans les Indes, et en même temps pour garder les points stratégiques qui, depuis le canal de Suez et la vallée de l’Euphrate, conduisent directement dans l’Océan-Pacifique et dans la mer des Indes. Quelle que soit l’infériorité de notre colonie de Cochinchine comparée à l’empire indien, elle nous donnait sous ce dernier rapport un intérêt de même ordre, quoique d’un moindre degré que celui de l’Angleterre. De là la possibilité d’un accord, d’une entente intime qui ne s’est point démentie pendant trois ans, et que seuls, il faut bien le reconnaître, nous venons de dénoncer. Une raison supérieure, comme disent les philosophes déterministes, nécessitait l’union de la France avec l’Angleterre. Si les deux pays s’engagent en Orient dans une voie contraire, un jour ou l’autre un choc éclatera inévitablement entre eux. Or se figure-t-ou ce que serait ce choc, quels désastres il pourrait amener ? La France et l’Angleterre sont les deux plus grandes puissances financières, maritimes et commerciales du monde ; toute la fortune de l’Europe est en quelque sorte entre leurs mains. Supposons qu’elles viennent à se connaître, jamais catastrophes matérielles n’auront été plus grandes ; il n’est pas une seule puissance européenne qui n’en sentît le contre-coup et qui n’en fût en partie ruinée. Il pourrait en résulter la destruction de presque tout le matériel commercial de notre continent. De là pour la France et pour l’Angleterre l’obligation de ne jamais entrer en lutte. Dans leur accord en Égypte, l’intérêt financier avait fait taire les rivalités politiques, et quelque mépris qu’on affecte aujourd’hui pour l’intérêt financier, c’était assurément un grand service qu’il avait rendu à la civilisation, Les forces économiques ont leur noblesse, elles peuvent avoir leur moralité. La richesse qu’on prétend dédaigner mérite pourtant quelque estime lorsqu’elle fait taire la jalousie, lorsqu’elle inspire la paix, la concorde, l’esprit de conciliation. Nous venons de nous donner les torts les plus graves envers l’Angleterre en Égypte nous l’avons délaissée au moment du péril, à l’approche de l’ennemi, nous avons déserté notre place auprès d’elle. Qu’en résultera-t-il ? Ayant été seule à la peine, voudra-t-elle être seule au triomphe ? notre alliance sera-t-elle rompue ? faut-il désormais y renoncer ? Tout est possible. Néanmoins l’Angleterre fera bien de réfléchir avant de céder à un mouvement de dépit ou à une pensée d’orgueil qui pourrait lui être plus tard aussi funeste qu’à nous. S’emparer du canal de Suez serait de sa part une grande imprudence. Si prépondérante que soit sa part dans le trafic du canal, celle de plusieurs autres grandes puissances est trop considérable, elle peut s’accroître trop rapidement pour que la possession de l’isthme par la Grande-Bretagne seule soit jamais acceptée sans opposition, ou du moins sans arrière-pensée. De plus, le canal est une voie militaire qu’il est par conséquent impossible de neutraliser. Il doit rester ouvert à tout le monde, sauf en cas de guerre où chacun est évidemment maître d’essayer de s’en réserver le mon( »pole. Sans doute, la tentation est forte pour l’Angleterre de s’y établir tout de suite et à tout jamais en maîtresse unique et absolue. Mais qu’elle y prenne garde ! elle s’exposera à des représailles singulièrement dangereuses. L’isthme de Suez n’est point unique ; il y en a cinq ou six qui, s’ils ne sont pas percés, le seront, dans quelques années : l’isthme de Panama, l’isthme de Corinthe, l’isthme de Kraa dans la presqu’île de Malacca. Le régime auquel on soumettra le canal de Suez servira de précédent pour tous ces canaux futurs. « Si, a dit avec raison M. Paul Leroy-Beaulieu, si sous le prétexte qu’elle est la puissance dont le pavillon tient le plus de place dans le trafic du canal de Suez, l’Angleterre veut mettre la main sur l’isthme égyptien et s’en constituer la propriétaire, on peut être assuré qu’un an ne se passera pas avant que le cabinet de Washington émette la même prétention au canal de Panama. Il est donc de l’intérêt de l’Angleterre de se montrer prudente et modérée à Suez, afin de ne pas constituer aux États-Unis des droits exclusifs sur le canal de Colombie. Le canal de Panama aura en effet un jour une importance à peu près égale, certains disent supérieure, à celle de Suez. Il mettra en communication les deux rives de l’Amérique britannique ; il reliera l’Angleterre à la Nouvelle-Zélande et à la partie orientale de l’Australie. Cela vaut bien la peine qu’on y pense d’avance. »

Prêcher la modération aux forts est toujours une entreprise délicate. Il semble pourtant que l’Angleterre ait de bonnes raisons pour ne pas abuser de sa victoire à Suez. Quant au Caire, pourquoi voudrait-elle y dominer seule ? Elle n’y a qu’un intérêt indirect, celui de l’action musulmane ; or cet intérêt est très inférieur au nôtre, car c’est surtout dans le monde arabe que la mosquée d’EI-Azar étend son influence. Elle y a aussi un intérêt de civilisation et de progrès ; mais l’exemple du contrôle franco-anglais n’a-t-il pas prouvé que c’était avec nous qu’elle était en mesure d’assurer à l’Égypte un régime de liberté ? Au reste, quoi qu’il arrive, nous nous sommes enlevé le droit de lui adresser des reproches. En rompant notre accord avec elle à l’heure même où il aurait dû devenir efficace, en refusant d’envoyer quelques milliers d’hommes combattre à ses côtés, nous avons mérité qu’elle perdît toute confiance en nous. Dieu nous préserve de l’accuser de trahison, de reprendre maladroitement le refrain démodé sur la perfide Albion ! Il n’a que trop retenti chez nous depuis quelques mois. Pour excuser notre inexcusable faiblesse, on a soutenu que l’Angleterre nous avait toujours trompés. Ou est remonté jusqu’au Mexique, jusqu’à l’affaire des duchés danois. Il paraît qu’au Mexique, les Anglais ont manqué à tous leurs engagemens envers nous, parce qu’ils ont refusé de nous accompagner dans la folle équipée d’où nous sommes sortis humiliés et moralement vaincus. Rien n’est moins exact. Les Anglais étaient partis avec nous pour le Mexique, mais en déclarant hautement, en inscrivant en termes formels dans les conventions, qu’ils n’y allaient que pour assurer la reconnaissance des intérêts de leurs nationaux, que pour s’emparer, en guise de garanties, des ports et des lignes de douane. Faut-il s’étonner qu’ils nous aient quittés, lorsque brusquement, avec la plus outrecuidante légèreté, nous avons en quelque sorte tiré un empereur de nos bagages et annoncé que nous allions créer un empire dans un pays où, suivant la belle expression de Berryer, nous ne possédions d’autre terrain que celui qui était compris entre les roues de nos canons ? Les Espagnols étaient aussi venus au Mexique avec nous ; ils ne passent pas pour un peuple perfide, et pourtant ils ont fait comme les Anglais : en quoi du reste ils étaient moins sincères qu’eux, car ils s’étaient mis en campagne avec le vague espoir de donner également un empereur au Mexique, et c’est le choix du nôtre seul qui leur a déplu. Quant à la question des duchés danois, on ne saurait la traiter en quelques mots. Mais il suffit de se rappeler notre politique après le traité de Paris pour comprendre comment l’Angleterre en est venue peu à peu à se détacher de nous, à perdre toute confiance en notre alliance. J’ai parlé tout à l’heure de la manière dont, au moment même de la signature du traité, nous étions devenus les amis de la Russie. C’est avec elle et contre l’Angleterre que nous avons prétendu émanciper les petites nationalités de la péninsule des Balkans. On sait ce qui en est advenu. « Combien autre eût été le résultat, a dit avec raison M. Klaczko, si cette œuvre se fût accomplie de concert avec l’Autriche et l’Angleterre, si cette dernière puissance y était entrée avec ses capitaux, son esprit d’entreprise et sa volonté tenace ! Car, disons-le franchement, ce n’est qu’avec l’accord de l’Autriche, et surtout de l’Angleterre, que la France parviendra à créer en Orient des choses sérieuses et durables ; avec l’aide de la Russie, elle n’y établira jamais que des constructions éphémères, pompeuses, il est vrai, pour un moment, mais qui n’auront aucun fondement solide et finiront tôt ou tard par s’écrouler et aplanir seulement la voie à la conquête moscovite[2]. » L’alliance anglaise, rompue par nous en Orient, ne s’est plus retrouvée en Occident lorsqu’ont surgi les affaires de Pologne et plus tard la crise des duchés danois. À coup sûr, dans ces graves circonstances, l’Angleterre n’a point été sans reproches ; mais la première faute n’a-t-elle pas été commise par ceux qui, le lendemain de la guerre de Crimée, ont abandonné l’allié avec lequel ils avaient été victorieux pour tâcher de s’entendre avec le vaincu ? Il est impossible de n’être pas frappé de la puissance qu’aurait acquise la France si elle était restée unie à l’Angleterre après le traité de Paris. La Russie était abattue pour longtemps, l’Italie n’existait point encore, l’unité de l’Allemagne ne paraissait être qu’une utopie irréalisable flottant dans les rêveries germaniques de quelques professeurs et de quelques poètes. Les deux grandes puissances libérales de l’Occident étaient maîtresses de l’Europe. Leur division a tout perdu. Aujourd’hui la situation n’est plus aussi belle, à beaucoup près. Même intimement liées, l’Angleterre et la France auront toujours à compter avec les grandes puissances militaires qui se sont formées depuis 1856. Néanmoins leur accord serait encore une garantie inappréciable de paix et de liberté. Aussi ne peut-on s’empêcher d’éprouver une douloureuse émotion à la pensée qu’il peut être rompu par les événemens d’Égypte. Je ne sais si l’Angleterre n’y perdrait pas autant que nous. La manière lente dont elle procède en Égypte, le temps énorme qu’il lui a fallu pour achever ses préparatifs belliqueux ont trahi les faiblesses de son organisation militaire. À quels dangers ne serait-elle pas exposée si elle avait à défendre seule dans la Méditerranée, non plus une citadelle imprenable comme Gibraltar, non plus une île inaccessible comme Malte, mais une grande province ouverte de tous côtés comme l’Égypte ? Quant à nous, notre perte serait grande. Désormais isolés en Europe, condamnés à ne pas essayer de sortir de cet isolement sous peine de réveiller tous les soupçons que nos coquetteries envers la Russie avaient soulevés autrefois, ou sous peine de nous mettre à la remorque de nos vainqueurs, nous serions à la merci d’un incident sur le continent, et, non moins malheureux sur la Méditerranée, nous n’aurions aucun appui pour poursuivre en Orient et en Afrique les essais d’expansion qui devaient être la compensation de nos désastres.


III.

Si j’ai réussi à mettre en lumière les avantages de ce que j’appellerai la politique méditerranéenne opposée à la politique continentale, et les bienfaits de l’alliance franco-anglaise, il me reste à expliquer comment ces avantages ont été méconnues par le gouvernement français, comment ces bienfaits ont été repoussés par lui. C’est ici que se pose la question de savoir si la république est capable d’avoir une politique extérieure, ou si elle est condamnée à dépenser tous ses forces à l’intérieur en des œuvres démocratiques plus ou moins utiles, plus ou moins fécondes, mais qui ne lui laissent aucune énergie pour les entreprises du dehors. Si l’on s’en tenait à la démonstration d’impuissance et de faiblesse qui vient de se faire sous nos yeux, certainement la réponse serait négative. Les deux parlemens de France et d’Angleterre se sont séparés presque à la même date, il y a quelques semaines, mais dans des conditions très dissemblables. En Angleterre, le gouvernement, investi de la confiance des chambres et du pays, est resté en possession de pleins pouvoirs pour assurer, au prix d’une action ferme et d’une guerre courageusement acceptée, les intérêts vitaux de la nation. Nos voisins ont mis longtemps à se rendre compte de la gravité des événemens d’Egypte et à prendre la résolution d’y porter remède ; ils sont partis tard, mais ils sont bien partis. Le jour où ils ont été convaincus de la nécessité d’une action vigoureuse, il s’est produit chez eux un fait remarquable : le ministère Gladstone, fortement ébranlé par la crise irlandaise, affaibli par la perte de quelques-uns de ses membres les plus populaires, a été subitement consolidé ; les conservateurs ont cessé de lui faire opposition ; lord Salisbury n’a pu les décider à la lutte ; en présence d’une complication extérieure, tous les partis se sont unis pour donner au gouvernement l’autorité morale et la force matérielle dont la cause nationale avait besoin. Au même moment, un phénomène inverse se produisait chez nous : un ministère qui jusque-là avait eu l’appui de la chambre, qui par ses faiblesses mêmes avait mérité l’estime de la majorité, a été abandonné de ses amis les plus fidèles. C’est sur la question extérieure que les divisions parlementaires se sont produites avec le plus d’éclat et ont porté leurs plus tristes fruits. Au lieu de fortifier le gouvernement, chacun s’est appliqué à le miner, à le détruire, ce qui s’est trouvé d’autant plus facile à faire qu’il n’avait rien épargné lui-même pour s’enlever tout prestige au dedans, tout crédit au dehors. Les chambres sont parties sur une crise ministérielle où un cabinet impuissant a été renversé et remplacé par un cabinet plus impuissant encore. Sans aucun souci de ce qui se passait en Orient, des conflits terribles qui pouvaient éclater, des pertes irréparables que nous risquions d’y taire, les députés sont allés jouir des délices des vacances, avec la satisfaction du devoir accompli. Ils ont le droit de se reposer en effet ; ils ont fait de bonne besogne. Il n’y a plus de gouvernement en France au sens vrai du mot : le pouvoir y est tellement abaissé qu’il n’existe plus qu’à la condition de demeurer dans l’immobilité absolue. Il a reçu la consigne de l’abstention, de l’effacement, de l’anéantissement ; il est réduit au nirvana bouddhique : il ne peut vivre qu’à la condition de faire le mort. Débile et exsangue, on ne lui permet qu’une politique débile et sans nerf. Qu’il se garde bien d’entendre les bruits qui résonnent autour de lui ! L’écroulement de l’œuvre séculaire de la France en Orient ne doit pas le réveiller de sa torpeur. La chambre l’a endormi au départ, elle veut le retrouver endormi au retour. Peut-être ce rôle de sourd et muet imposé au pouvoir exécutif réalise-t-il l’idéal de nos doctrinaires démocratiques ; mais il reste à savoir s’il est compatible avec la sécurité d’un grand pays dont les intérêts sont entremêlés avec ceux du monde entier. Dans tous les cas, le moment est bien mal choisi pour faire l’expérience d’un gouvernement de Belle au bois dormant. Il est difficile que quelques esprits chagrins, établissant une comparaison entre ce qui se passe en France et ce qui se passe en Angleterre, entre la conduite d’un pays républicain et celle d’un pays monarchique, ne se demandent pas si les pays républicains sont incapables avoir une politique extérieure et si, en ce point du moins, la république n’est pas une forme politique inférieure à la monarchie.

On ne saurait nier, en effet, les terribles inconvéniens du régime parlementaire tel qu’il est compris et pratiqué depuis quelques années chez nous, tel que les radicaux soutiennent qu’il doit être constamment compris et pratiqué sous une république. Nous avons deux chambres, à la vérité ; mais on a pu voir tout récemment de quel faible poids l’opinion du sénat sur les affaires extérieures pesait dans la balance des résolutions gouvernementales. Et pourtant le sénat, c’est incontestable, contient un bien plus grand nombre d’hommes connaissant les affaires extérieures que la chambre des députés. Il est peuplé d’ambassadeurs, de diplomates, d’anciens ministres. Son avis presque unanime n’a compté pour rien. Ce sont les caprices changeans de la chambre des députés qui ont décidé de l’attitude de la France. Une majorité mobile, profondément ignorante en matière diplomatique, n’ayant que des notions confuses sur les grands intérêts du pays, et préférant de beaucoup à ces intérêts le triomphe de petites haines, de médiocres rancunes, a proclamé, sans trop savoir ce qu’elle faisait, l’abdication de la France en Europe et sur la Méditerranée. Peu de jours auparavant, elle avait paru entrevoir la nécessité de garantir l’honneur, de sauver le prestige de la France. Ce n’était qu’une apparence. Dans le redoutable problème qui se posait devant elle, on a dû s’avouer plus tard qu’elle n’avait vu qu’une occasion nouvelle de manifester ses sympathies ou ses antipathies pour telle ou telle personne. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle ne s’est rendu pas compte de la portée de son vote. Il a frappé le ministère de Freycinet, qui n’avait que trop mérité cet échec ; mais en même temps il a rendu impossible l’organisation de tout ministère de gouvernement. Aucun des chefs de la majorité n’a consenti à prendre le pouvoir tombé trop bas pour qu’il valût la peine d’être ramassé. Qu’en aurait-il fait ? Sous prétexte que la république est un régime de contrôle, on condamne les ministres à n’être que les commis de la chambre ; ils ne sauraient prendre la plus simple résolution sans son approbation immédiate ; l’initiative vient des députés, qui ont en outre la surveillance de l’exécution ; les ministres sont d’inertes instrumens dans la main qui les dirige. Dès lors, il n’y a plus de politique possible. Il faut être sans nul doute partisan du contrôle parlementaire, constitutionnel, exercé sur le pouvoir exécutif par les mandataires du pays, par les représentans du suffrage universel ; mais la délégation que le pays donne à ses représentans, ceux-ci la donnent à leur tour au pouvoir exécutif. Tout se réduit à une question de confiance et de responsabilité. Le parlement doit avoir confiance dans le ministère ; mais dès qu’il a confiance en lui, il doit aussi le laisser agir sous sa responsabilité. Sans quoi, comment veut-on qu’une puissance étrangère quelconque consente à négocier avec lui ? Comment veut-on qu’il y ait des alliances, des engagemens internationaux ? Ce n’est point à la tribune, ce n’est point au milieu des orages et des fluctuations parlementaires qu’on peut conduire une négociation diplomatique, profiter avec habileté des circonstances heureuses, écarter les dangers menaçans, montrer la persévérance nécessaire pour atteindre un but déterminé. Ces choses-là se font dans le cabinet d’un ministre, non au sein d’une assemblée turbulente.

Aux conditions que la chambre des députés met à l’exercice du pouvoir, aucun homme politique digne de ce nom ne consentira bientôt plus à s’en charger. Si, dès ses premiers pas, la chambre n’avait rencontré que des ministres tout disposés à obéir à ses caprices et à se soumettre aux variations de son humeur changeante, peut-être eût-elle compris que la fonction d’un gouvernement est la même sous n’importe quel régime et qu’on ne saurait l’abaisser outre mesure sans briser les ressorts essentiels de l’état. Peut-être aussi se fût-elle avisée de cette idée très simple qu’en abattant les uns sur les autres les ministères comme des capucins de cartes, on voue la politique de son pays à des soubresauts incompatibles avec toute entreprise tant soit peu sérieuse. Sa conception du pouvoir exécutif est radicalement fausse. Les intérêts des nations, ne se modifiant pas tous les jours, ne peuvent être garantis que par une autorité stable, ayant des traditions, respectant le lendemain ce qui s’est fait la veille, possédant assez de liberté pour parer immédiatement à toutes les difficultés qui se présentent et pour prévenir celles qui menacent de se présenter. Or l’esprit de suite est absolument impossible si les portefeuilles passent sans cesse de mains en mains, au gré des plus légères secousses qui se produisent dans les chambres ; et l’initiative l’est encore plus si, avant de mettre un pied devant l’autre, un ministère est obligé de convoquer tous les matins les chambres et de faire mouvoir tous les rouages constitutionnels. Il serait plus simple de se déclarer en permanence et de supprimer le gouvernement. La logique des choses nous poussera, si l’on n’y prend garde, vers cette extrémité. Mais alors il faudra bien renoncer à nouer des relations avec les puissances étrangères ; car, étant donnée l’instabilité parlementaire, il n’en est pas une qui pût compter sur nous deux jours de suite. Ce qui s’est passé à propos des affaires d’Egypte est à cet égard fort instructif. M. le duc de Broglie s’est moqué très aisément au sénat des variations de notre politique, changeant non-seulement de ministère à ministère, mais encore, dans un même ministère, chaque fois que les dispositions de la majorité semblaient changer. On a vu M. de Freycinet exprimer trois avis différens dans une seule séance sur la politique de la France ? Quoi de plus naturel ? M. de Freycinet était le modèle et le type du ministre suivant le cœur des doctrinaires démocratiques. Il ne se piquait point d’opinions personnelles ; il se serait fait scrupule d’avoir la moindre initiative, et quant à l’esprit de suite, à Dieu ne plaise qu’il cherchât à en posséder, puisqu’il était l’humble instrument d’une chambre plus mobile que les flots de l’océan ! L’œil fixé sur les vents parlementaires, il tournait sa voile vers tous ceux qui soufflaient, de quelque côté qu’ils vinssent. Nord, sud, est et ouest, peu lui importait, pourvu qu’il flottât ! Grâce à cette manœuvre, il s’est longtemps maintenu au milieu des tempêtes ; un jour pourtant il a chaviré. Ce n’est pas qu’il eût changé de tactique, c’est qu’il s’était trompé sur la direction du vent. Un malheur est si vite fait ! Mais l’Angleterre, qui avait cherché à naviguer de concert avec lui, ne pouvait pas s’accommoder de mouvemens aussi disparates. Il faut lui rendre cette justice qu’elle s’y est appliquée de son mieux. qu’elle y a mis une bonne volonté, une patience étonnantes. En fin de compte, pourtant, lorsque M. de Freycinet a été submergé, il a bien fallu se séparer. La chambre et M. de Freycinet ont rompu l’alliance anglaise. À dire le vrai, ils n’y tenaient pas beaucoup ni l’un ni l’autre, n’en ayant jamais compris l’importance. Il suffisait que l’alliance anglaise fût l’œuvre de deux hommes antipathiques pour que cette alliance le devînt également. Mais on voit à quelles conséquences conduit une pareille manière de faire. Si chaque ministère modifie la politique du pays uniquement pour marquer son hostilité envers les ministères précédens, est-il possible d’entreprendre une œuvre quelconque de longue baleine ? Or les nations ne grandissent que par les œuvres de longue haleine, car leur vie est heureusement moins courte que celle des ministères ; et c’est pourquoi sans quelque fixité dans le gouvernement, sans une solidarité intime entre les pouvoirs successifs, il n’y a pour un pays que décadence certaine, qu’inévitable abaissement.

On s’étonne de l’ignorance profonde, non-seulement du public, mais des hommes d’état en ce qui concerne les questions extérieures. J’ai dit que, pendant sept ou huit ans, personne dans les chambres ne s’en était occupé, qu’on s’en fiait purement et simplement à des spécialistes plus ou moins inspirés. Depuis qu’on les discute, on n’est point encore arrivé, à beaucoup près, à faire l’éducation du pays. Y arrivera-t-on jamais ? Il est permis de craindre que non. Un des plus mauvais, mais par malheur un des plus constans travers des démocraties, est le dédain du passé, l’oubli de ses leçons, le mépris de ses exemples. Chez nous, ce travers devient très alarmant. Jadis le parti libéral se faisait un honneur de respecter l’intégrité de notre histoire, d’en montrer l’harmonie générale à travers les agitations profondes qui, dans les temps modernes, en ont précipité le cours sans le changer. C’était une théorie généralement admise, professée avec un incomparable éclat par les grands historiens de la révolution, par M. Thiers, par M. Mignet, que cette glorieuse révolution, en affermissant l’unité de la France, avait achevé, confirmé et non détruit l’œuvre de nos rois. On ne méprisait pas la vieille monarchie. On savait et on avouait qu’elle avait fait notre pays ; qu’elle avait peu à peu formé la classe moyenne, celle qui devait en 1789 s’emparer du pouvoir et fonder les libertés publiques, qu’elle avait fixé nos frontières, étendues un instant par les conquêtes de la révolution et de l’empire, mais où nous avions été ramenés, et où plut au ciel que nous fussions restés ! qu’elle avait créé au dehors l’immense puissance dont l’héritage, bien que diminué, est encore une des causes principales de notre puissance et de notre fortune. Dans la conviction que, malgré les plus grandes secousses, les nations restent les mêmes à travers les siècles, conservent le même génie, gardent les mêmes intérêts, on aimait à regarder la révolution française, non comme le commencement d’une histoire nouvelle, mais comme le développement et, en quelque sorte, l’épanouissement de toute notre histoire. De nobles écrivains, d’admirables érudits, mettant leur science et leur génie au service de cette thèse patriotique, allaient rechercher jusque dans les premières assemblées des Francs les origines de nos institutions modernes. Qu’ils eussent tort ou raison, il n’en est pas moins vrai que cette manière de penser avait l’immense avantage de nous apprendre va connaître les élémens permanens de notre puissance nationale et de nous habituer à les respecter. Pour continuer, pour achever l’œuvre de la vieille monarchie, on l’étudiait avec soin : on se rendait compte de ce qu’elle avait fait, de ce qu’elle nous avait laissé à faire ; en remontant aux racines de la France, ou voyait sur quel terrain elles avaient poussé et, par conséquent, sur quel terrain elles pouvaient encore s’enfoncer plus profondément. On a changé tout cela. Des doctrines nouvelles, propagées partout à la faveur des progrès de l’enseignement primaire, apprennent à la jeunesse que la France est née en 1789, — d’autres disent en 1793, — que son histoire avant cette époque n’est qu’un tissu de crimes et d’abominations ; que, tout ce qui s’est fait jusque-là doit être défait ; que, plus la différence entre le passé et le présent sera grande, plus ce dernier sera glorieux. Ce n’est point sans danger qu’une nation antique s’imagine qu’elle vient à peine devoir le jour. Une pareille illusion lui fait perdre rapidement tout ce que les siècles lui ont légué de force et de puissance. Cette rupture violente de ses traditions enlève toute suite à sa politique. Ce dédain de l’expérience la rend légère, inconsidérée, incapable. Elle tombe alors dans toutes les faiblesses et dans toutes les ignorances d’un parvenu. Ce qu’elle gagne au jour le jour ne compense pas l’héritage qu’elle néglige, faute de le connaître. On se propose de donner à nos enfans une éducation civique et, pour commencer, on leur apprend à manier des fusils. Mais à quoi cela servira-t-il si on leur inculque du même coup des idées fausses qui ne leur permettront même pas de savoir, par le rôle qu’a joué leur pays, celui qu’il peut jouer encore ? qu’on leur enseigne ce que c’est que la France, d’où lui est venue sa place dans le monde, quels sont les droits que son histoire lui a assurés, si l’on veut qu’ils fassent un usage utile des armes dont on charge leurs mains.

Pour ne citer qu’un exemple, mais qui se rattache intimement à mon sujet, des dangers de cette ignorance, ou plutôt de ce dédain des œuvres du passé, n’a-t-on pas vu récemment encore, dans une commission de la chambre, un ministre annoncer qu’il travaillerait de son mieux à laïciser notre influence en Orient, c’est-à-dire à y détruire des siècles de politique habile et persévérante ? Pour un parti déjà nombreux, mais qui de jour en jour le devient davantage, c’est une duperie de notre part de maintenir le protectorat catholique que nous exerçons dans les contrées orientales. En faisant consacrer ce protectorat par un article du traité de Berlin, le représentant de la France a commis un acte anti républicain. Protéger des jésuites et des capucins était bon pour la monarchie ; la république, qui les expulse de France, a mieux à faire que de les soutenir au-delà de la Méditerranée. Les libres penseurs de la chambre ne peuvent se consoler que le monde entier ne soit pas fait à leur image ; ils voudraient du moins se faire partout les champions de l’incrédulité. S’ils pouvaient séculariser le Grand Turc, ils en seraient fort aises ; en attendant mieux, ils proposent de ne tenir aucun compte du fanatisme musulman, et plusieurs d’entre eux ont manifesté une confiance absolue dans l’esprit éclairé d’Arabi-Pacha. Mais s’ils admettent dans une certaine mesure l’islamisme, les croyances chrétiennes leur paraissent trop ridicules pour qu’un gouvernement émancipateur comme la république leur donne où que ce soit le moindre appui. Ils exigent donc l’abolition de notre protectorat catholique en Orient, et M. de Freycinet, fidèle agent de leurs prétentions, leur avait promis d’y travailler avec tout le zèle dont il était capable. Qu’à cela ne tienne ! Le jour où nous renoncerons au protectorat catholique en Orient, sous prétexte que c’est une institution de la vieille France incompatible avec les principes de 89, il se trouvera assez de puissances pour recueillir notre héritage. Déjà l’Italie, déjà l’Autriche font à Rome les démarches les plus actives en vue d’obtenir du pape qu’il leur confie les droits dont jusqu’ici nous avons eu le monopole. Elles font valoir d’excellens motifs : elles rappellent la manière dont nous traitons chez nous les moines et les couvens ; elles montrent notre acharnement à poursuivre contre le cléricalisme une lutte qui n’a ni excuse ni prétexte ; elles insinuent d’ailleurs que nous sommes désormais sans force, sans prestige en Orient ; que, ne sachant pas y défendre la vie de nos nationaux, à plus forte raison ne saurions-nous y défendre des congrégations ; qu’après ce qui vient de se passer en Égypte et l’humiliation de notre drapeau en présence du massacre d’Alexandrie, notre protectorat n’est plus qu’un vain mot. Le pape résiste, parce que, doué d’un esprit politique remarquable, il comprend que, plus nous nous détachons du catholicisme, moins le catholicisme doit se détacher de nous. Il a fait trop de pertes pour avouer encore celle-là ! Pourtant il ne faudrait point pousser Léon XIII à bout. Si, pour complaire aux libres penseurs de la chambre, nous retirons l’ambassadeur accrédité auprès de la cour pontificale ; si nous travaillons de plus trop activement, suivant le mot de M. de Freycinet, à laïciser notre influence en Orient, le pape sera peut-être un jour tenté de se rappeler qu’après tout il est Italien et d’accepter les propositions de l’Italie. Qu’importe ! dira-t-on ; la plupart des moines d’Orient sont, eux aussi, Italiens ; c’est donc une sottise de notre part de les protéger ; laissons-les à leur protecteur naturel. Mais comment ne voit-on pas que c’est précisément parce que les congrégations et les clergés d’Orient sont peuplés d’Italiens qu’il importe de les garder sous notre autorité ? En les protégeant, nous les absorbons, nous les empêchons de faire campagne pour leur pays, dont, sans cela, ils favoriseraient très efficacement les visées entreprenantes ; comme ils ne peuvent rien sans nous, comme dans toutes leurs relations avec les autorités indigènes ils sont obligés de passer par notre intermédiaire, il est impossible qu’ils abusent de leur influence, qui est immense, au profit de leur patrie. En réalité, notre protectorat est une tutelle, un frein. On ne saurait croire d’ailleurs le prestige que nous en retirons auprès des populations. C’est peut-être un grand malheur, mais dans presque toutes les échelles du Levant les populations sont très catholiques ; elles sont si retardataires, hélas ! qu’elles vont à la messe, et que même elles y vont avec un sentiment de piété poussé jusqu’à la superstition la plus complète. Ceux qui ont visité la Syrie le savent bien. Mais j’en ai eu un exemple récent qui m’a beaucoup frappé en Tunisie et en Tripolitaine. Toute la classe populaire maltaise et même italienne de la Tunisie est aujourd’hui complètement dans la main de M. Lavigerie ; il ne peut paraître dans une ville sans y être aussitôt porté en triomphe. À Tripoli, j’ai vu de même, au plus fort de la dernière crise, les Maltais et les Italiens se serrer autour de notre consul : pourquoi ? Mon Dieu ! c’est triste à dire, et j’en suis désolé pour les radicaux de la chambre, mais cette grande autorité de notre consul sur les populations chrétiennes vient uniquement de ce qu’il trône aux offices et de ce que le délégué apostolique l’encense pendant la messe en présence de tous les fidèles éblouis.

Il faut ignorer absolument l’histoire et ne rien savoir de l’Orient pour se méprendre sur le caractère de notre protectorat catholique. On se demande, en vérité, par quoi les partisans de la laïcisation de notre influence orientale prétendent remplacer les centaines d’écoles confessionnelles qui, sur tous les points de la Méditerranée, enseignent notre langue et répandent l’amour de notre pays. J’ai été stupéfait, j’en conviens, au moment où les journaux italiens nous accablaient des plus grandes invectives, d’entendre à Tripoli, dans une école congréganiste, une cinquantaine de jeunes Maltais et de jeunes Italiens chanter à pleine voix des chansons en l’honneur de la France. On a beau être éloigné du cléricalisme, il est impossible, sur ces plages lointaines où l’on sent si cruellement le poids de l’exil, de ne pas être ému par des scènes pareilles. À coup sûr, M. Waddington, qui est protestant, ne saurait être soupçonné de tendresses exagérées pour le catholicisme, et, néanmoins, c’est lui qui a le plus énergiquement poussé au développement des écoles catholiques dans toutes les échelles du Levant. S’il avait placé, comme le font les libres penseurs de la chambre, ses convictions personnelles au-dessus de l’intérêt de son pays, s’il avait eu une intolérance égale à la leur, il n’eût point agi ainsi ; car le protestantisme fait en Orient depuis quelques années une concurrence des plus heureuses au catholicisme. Plusieurs millions sont dépensés chaque année en Syrie par les sociétés bibliques, et, chose remarquable ! c’est surtout dans les positions stratégiques, dans les villes, dans les villages situés sur les grandes routes militaires ou commerciales que le zèle religieux de ces sociétés se manifeste par des créations d’écoles. C’est qu’avec le protestantisme se répandent la langue et l’influence anglaise ou allemande. L’Orient est religieux ; c’est un fait dont il faut bien tenir compte, du moins jusqu’au jour où, par l’influence de M. de Freycinet, il aura été laïcisé. En attendant, dénoncer le protectorat catholique serait une folie. Nous dépensons en France de trop grandes sommes à créer des écoles laïques pour qu’il nous en reste à employer au même usage en Orient. Nous devons donc, ou renoncer à voir notre langue dominer, comme elle le fait, sur la Méditerranée, ou accepter cette triste nécessité qu’elle y soit enseignée par des jésuites et des capucins.

Mais, à côté de l’influence morale que nous exerçons en Orient par le protectorat catholique, il en est une autre qui tend de plus en plus à prendre une importance capitale et qui cependant n’a pas été moins attaquée que la première dans les récentes discussions des chambres. Il faut avoir quelque courage pour oser dire aujourd’hui que la France a le droit, voire même le devoir de protéger les intérêts matériels de ses nationaux à l’étranger, car on s’expose, en le faisant, aux accusations les plus odieuses, lorsqu’elles ne sont pas les plus ridicules. Le parti radical, en particulier, semble s’être donné la tâche de démontrer que tous les Français qui font des affaires ou qui placent des capitaux au dehors sont des aventuriers, des exploiteurs, des usuriers dignes de mépris ; à plus forte raison poursuit-il de ses attaques injurieuses les agens qui soutiennent leurs entreprises et qui tentent de les faire réussir. L’écho des violentes diatribes soulevées par la question de Tunisie et par celle du contrôle égyptien n’est point encore dissipé. La république française tend de plus en plus à devenir semblable aux républiques antiques, dans lesquelles l’accusation de péculat et de concussion pesait sans cesse sur les détenteurs de l’autorité. Par malheur, les hommes injustement soupçonnés, s’ils ont une conscience trop délicate, ne sauraient que se vouer à la retraite, et, s’ils sont moins bien trempés pour la vertu, leur unique ressource, ne pouvant sauver leur réputation, est d’abandonner aussi leur honneur. Partout où les fonctions publiques sont avilies, les fonctionnaires deviennent tôt ou tard médiocrement honnêtes. Dieu nous préserve de ce danger ! Quant à la question même de la protection des intérêts matériels au dehors, il faudrait pourtant se rendre compte des conditions économiques dans lesquelles la France est placée et comprendre que si on lui interdit de faire usage de ses immenses richesses à l’extérieur, on lui enlève un élément d’influence, un instrument de puissance admirable, le plus efficace peut-être des temps modernes. En créant de grandes industries, de vastes mouvement commerciaux dans les pays lointains, nous y créons des milliers d’intérêts qui sont si intimement unis aux nôtres que rien ne saurait les en détacher. Nous faisons par conséquent de bonne, d’excellente politique. Quelque mal qu’on ait dit de « la conquête économique, » l’avenir lui est réservé. Le peuple qui saura s’en servir avec le plus de hardiesse et d’habileté deviendra le premier peuple du monde. Mais il est clair que la condition première de cette conquête, c’est que la nation qui l’entreprend n’ait pas honte de son œuvre. Pour que les forces matérielles, pour que les capitaux nous assurent des succès pareils à ceux que nous obtenions autrefois au moyen des forces morales, il est de toute nécessité que nous les dirigions et que nous les soutenions énergiquement. Nous avons établi notre protectorat sur certains pays, sur le Liban, par exemple, au nom de la religion. À notre époque moins idéaliste, c’est au nom de la fortune publique que nous pourrons obtenir des avantages semblables. Et rien ne sera plus légitime, plus démocratique, quoi qu’en pensent les moralistes radicaux. En portant nos capitaux au dehors, nous donnerons à des millions d’hommes, aujourd’hui dans la misère, des moyens d’existence. En surveillant ces capitaux, nous leur apprendrons l’ordre, l’économie, le respect des conventions. Le contrôle égyptien, fondé pour protéger les créanciers, avait assuré à l’Egypte une liberté et une prospérité qu’elle n’avait pas connues depuis les pharaons. Jamais les fellahs n’avaient été aussi heureux ; jamais le gouvernement égyptien n’avait été aussi honnête. Sans doute, le protectorat financier est une chose délicate, qui demande beaucoup de tact, de scrupule, de modération ; il a donné lieu en Orient à d’odieux abus ; mais ce n’est pas par ses abus qu’il faut juger une institution ; sans cela, les œuvres humaines mériteraient toutes d’être flétries.

Il n’y a pas de question plus grave que celle dont je m’occupe en ce moment. On a déclaré à la tribune de la chambre, en termes à peu près formels, que tous les créanciers étrangers de la France pouvaient en prendre à leur aise ; qu’ils n’avaient qu’à annuler les créances de nos nationaux, qu’à confisquer leurs biens ; que la France ne protesterait pas ; que l’extrême gauche même applaudirait, jugeant qu’on ne saurait traiter plus justement les capitalistes français, qui ne sont que d’abominables spéculateurs : « En vérité, a dit avec raison M. Paul Leroy-Beaulieu, dont j’aime à invoquer ici l’autorité, le langage qui se tient soit à la tribune, soit dans les journaux, nous paraît émaner d’un patriotisme tout nouveau. Les Égyptiens sont nos débiteurs, les Espagnols le sont aussi, puis les Italiens, et les Autrichiens, et les Grecs, et les Roumains ; là, nous possédons des titres de la dette publique, ailleurs, des titres de chemins de fer, autre part encore, des titres de sociétés industrielles. Les journaux et les députés de l’extrême gauche semblent convier et les Égyptiens et les Turcs, et les Grecs, et les Roumains et les Italiens, et les Autrichiens et les Russes à piller nos capitalistes nationaux ; le profit que la France y trouvera, nous l’ignorons. Nous avons ainsi de par le monde une créance de 20 à 25 milliards de francs, représentant une annuité de 1 milliard l/4 à 1 milliard 1/2, sorte de tribut que nous paie régulièrement l’étranger pour les services que nous lui avons rendus et que nous lui rendons encore. Cette créance représente le sixième ou le septième de l’ensemble de la richesse de la France ; c’est grâce à elle que nous avons pu payer facilement et promptement notre indemnité de guerre ; il n’y a aucun doute pour un esprit versé en ces matières que, si la France n’avait pas ainsi été créancière du reste du monde en 1871, le paiement de notre indemnité de guerre eût été singulièrement plus laborieux et plus lent ; les Prussiens fussent peut-être restés deux ou trois ans de plus sur le sol français. C’est cette créance également, ou plutôt cet ensemble de créances que nous avons à l’étranger, qui nous permet d’avoir des importations supérieures d’un milliard et demi à nos exportations. C’est avec les revenus de cet ensemble de créances que nous payons les blés et les vins que, dans les années de disette et de phylloxéra, nous faisons venir du dehors pour que la nourriture de l’ouvrier ne soit pas trop pauvre et trop affaiblissante. » Convier les peuples qui sont nos débiteurs à s’emparer des 20 ou 25 milliards que nous leur avons prêtés, n’est-ce donc pas une faute démocratique aussi bien qu’une absurdité politique ? « Une nation, a dit encore avec raison M. Paul Leroy-Beaulieu, ne peut avoir à l’étranger que deux sortes d’intérêts : ou bien les intérêts religieux, moraux, historiques, ce que les Anglais appellent les intérêts sentimentaux ; ou bien les intérêts matériels, qui sont des intérêts d’affaires, de commerce, d’industrie, de finance, car la finance est la forme nouvelle que, sous le régime démocratique des fortunes morcelées et des sociétés anonymes, revêtent la plupart des entreprises industrielles et commerciales. Quand on a dit : « Il y a dans cette question des intérêts financiers, » cela ne veut pas dire le moins du monde des intérêts inavouables ; car les intérêts financiers sont absolument de même nature que les intérêts commerciaux, et, en dehors de ceux-ci, il n’y a plus à l’étranger que des intérêts sentimentaux. »

Qu’on ne croie pas que ce soit par vertu républicaine, par excès d’humeur Spartiate, que les radicaux prêchent ainsi l’abandon de la fortune de la France au dehors. Non ! c’est la jalousie démocratique, la haine de la richesse qui les inspirent ; il faut voir dans les théories qu’ils émettent sur les affaires à l’extérieur une nouvelle forme de cette guerre au capital qui, à l’intérieur, conduit au socialisme et produit les effets que l’on connaît. Ainsi, d’une part, l’ignorance de l’histoire, le dédain du passé, les portent à méconnaître les intérêts sentimentaux dont on peut bien médire, mais qui n’en sont pas moins un puissant ressort politique, puisqu’ils constituent une force morale immense ; et, d’autre part, les passions démagogiques, l’envie, la lutte contre les avantages sociaux les convient à compromettre les intérêts matériels qui, eux aussi, malgré toutes les médisances, sont un puissant ressort politique et peuvent devenir un admirable instrument de civilisation. Ajoutez à cela le manque d’énergie ou, pour appeler les choses par leur nom, la peur, qui enlève à une nation vouée aux idées et aux sentimens ultra-démocratiques le courage nécessaire à l’accomplissement des grandes œuvres. L’amour des jouissances matérielles, l’incapacité de supporter le moindre effort susceptible de blesser, de se prêter à aucun sacrifice en vue d’atteindre un but élevé, le dégoût de tout ce qui demande une résolution soutenue, le désir de ne travailler que pour soi, de ne pas compromettre ses commodités personnelles dans l’espoir de profits lointains dont d’autres profiteront, le manque de solidarité entre les générations, l’égoïsme du bien-être immédiat uni à la faiblesse du cœur sont les défauts les plus graves, les plus dangereux des sociétés chez lesquelles la démocratie mal comprise et poussée à ses extrêmes limites devient l’idéal du gouvernement. Mais une nation qui a vécu d’un autre régime, qui s’est fait ainsi des ennemis et des rivaux, qui a exercé dans le monde entier une action immense dont le contre-coup est toujours sensible, qui possède partout des intérêts, des droits et des devoirs, n’est pas libre de se condamner à la vie étroite et pusillanime des nations sans passé et sans avenir.

C’est en vain qu’elle essaie de s’isoler, qu’elle se replie sur elle-même pour laisser passer les orages sans les sentir ; chaque mouvement qui se produit sur un point du globe lui donne une secousse qu’elle est obligée de subir si elle n’a pas su la prévenir. La peur et l’égoïsme sont en politique de très mauvais conseillers. Les dangers n’éclatent pas à l’improviste dans les relations internationales, comme ces bourrasques des pays chaud, qui tombent brusquement d’un ciel serein et renversent tout sur leur passage : ils naissent lentement, ils se développent graduellement ; avec un peu de prévoyance et de décision, on peut les arrêter dès le début et les empêcher de produire leurs funestes effets. Mais si on les laisse grandir par un sentiment de crainte malencontreuse, le moment arrive où on ne saurait plus les éviter. En Orient surtout, ce qu’on appelle la prudence est le plus souvent le comble de l’imprudence. Toutes les complications y sortent d’incidens minuscules, très aisés à maîtriser à l’origine. Ou connaît le mot de M. de Bismarck sur l’insurrection qui a amené la dernière guerre turco-russe : « Un petit brin d’Herzégovine, » disait-il. Le petit brin a tellement grossi qu’en quelques mois il a couvert la presqu’île des Balkans et l’Asie-Mineure d’épouvantables désastres. Ce n’était pourtant bien réellement qu’un petit brin, et M. de Bismarck avait raison. Mais, comme personne n’a osé le détruire à temps, il est devenu ce qu’on a vu plus tard. Il en a été de même de la question égyptienne ou plutôt de la question musulmane, dont la question égyptienne n’est qu’une faible partie. Quelques soldats auraient suffi, il y a peu de mois, pour arrêter Arabi et pour comprimer un mouvement dont l’écho retentit et retentira longtemps dans le monde islamique. On a hésité, on a reculé devant une aventure. On a eu une catastrophe. Manquer de courage pour éteindre les allumettes, c’est se préparer l’obligation d’éteindre les incendies. Ce qui se passe en ce moment dans tout l’Orient est d’une gravité exceptionnelle. Une commotion violente a été donnée par les événemens de Tunisie et d’Egypte ; on doit s’attendre à une série d’explosions du fanatisme. Grâce à l’inaction ou à la duplicité de la diplomatie européenne dirigée par l’Allemagne ou paralysée par elle, nous risquons d’assister peu à peu à l’exode de tous les Européens établis depuis deux siècles dans l’empire ottoman. Ils y avaient apporté la richesse et la civilisation, et ils y vivaient en sécurité sous la protection des puissances occidentales, sous le bénéfice de la terreur salutaire qu’elles inspiraient aux musulmans. Aujourd’hui, on a dit aux Turcs qu’ils n’avaient désormais rien à craindre ; que la Russie ne pouvait plus bouger, car le prince de Bismarck lui imposait silence ; que la France était également tenue en respect par l’Allemagne ; que l’Angleterre isolée serait réduite à l’impuissance. Sur ce dernier point des doutes doivent commencer à leur venir. L’Angleterre a montré qu’elle ne se laissait arrêter par personne quand il s’agissait de son honneur et de ses droits. Mais quant à la France, on n’y croit plus. De deux choses l’une : ou l’Angleterre, continuant son œuvre, jouera seule en Orient le rôle qu’y jouaient jadis avec elle la Russie et la France, et inspirera assez de respect aux musulmans pour sauver tous les Européens sans distinction de nationalité, ou elle ne songera qu’à elle-même, à ses intérêts propres, et dans ce cas, comme je le disais à l’instant, c’en est fait des grands établissemens orientaux dont depuis deux cents ans les nations occidentales avaient couvert les côtes de la Méditerranée !

En admettant la première hypothèse, la plus favorable des deux, la mission protectrice accomplie par l’Angleterre dans les contrées orientales n’y relèvera pas le prestige détruit de la France. C’est donc contre nous que se tourneront les efforts et la haine du monde musulman qui, ayant cessé de nous croire forts, n’aura plus pour nous ni crainte ni sympathie, car les Orientaux, on le sait, n’aiment que ceux qu’ils redoutent. Plaise à Dieu que nous n’ayons pas besoin un jour de deux fois plus de forces en Algérie et en Tunisie pour maintenir le fanatisme musulman qu’il ne nous en aurait fallu pour l’étouffer dans son germe en Égypte autour de la mosquée d’El-Azar ! La déplorable politique que nous avons suivie nous a enlevé tous les moyens d’action que nous possédions autrefois en Orient. L’échec pitoyable de la démonstration navale franco-anglaise dans les eaux d’Alexandrie est une preuve nouvelle de cette grande vérité que lorsqu’on ne sait pas se résigner à temps à un léger effort, on est condamné plus tard à un effort considérable. Jadis la vue d’un seul vaisseau européen faisait trembler les Orientaux. En 1860, après les massacres de Damas, de Hasbaya, de Rachaya et de Deïr-al-Kamar, tous les musulmans s’étaient armés à Beyrouth et se préparaient à égorger les chrétiens. Heureusement, une corvette russe arriva par hasard dans le port et salua la ville de vingt et un coups de canon. Beyrouth était sauvé ! Il ne fallut pas autre chose pour arrêter les assassins. Aujourd’hui on a tant exécuté de démonstrations navales platoniques à Dulcigno, et ailleurs, que ce moyen-là est usé auprès des musulmans. Arabi n’a fait que rire de la démonstration de la France et de l’Angleterre. Des mesures plus énergiques ont dû être employées pour le convaincre que le christianisme pouvait encore se défendre contre l’islamisme. Mais cette conviction rétablie par l’Angleterre ne sauvera ni nos nationaux ni nos intérêts particuliers. Notre prestige est détruit en Syrie, et tout fait supposer que notre colonie égyptienne, si cruellement atteinte, ne se reformera pas sous le pavillon anglais, du moins telle qu’elle était, et surtout telle qu’elle aurait été bientôt. Oh ! sans doute, il y a des personnes qui s’en consolent. Qu’est-ce donc que la perte de nos grands établissemens orientaux pour des gens uniquement absorbés par la question de la mairie centrale ou de l’épuration de la magistrature ? Ayons un maire à Paris, cela vaut mieux que d’avoir des colons en Égypte et en Syrie. Soit ! pourtant ces colons qui allaient par milliers exploiter les plus riches contrées de la Méditerranée, qui y établissaient de florissantes industries, qui créaient entre elles et la France un immense mouvement de commerce, méritaient peut-être un peu moins de dédain qu’on n’en professe pour eux. Ils représentaient non-seulement notre influence politique établie et consolidée au cœur du vieux monde, au point de jonction de trois continens, mais une part considérable de notre fortune publique. Qu’on se résigne à notre abaissement national, c’est peut-être conforme à la modestie nouvelle de nos ambitions ; mais qu’on n’ait que de l’indifférence pour la destruction d’une source de richesses qui contribuait au bien-être démocratique, c’est ce que rien n’explique et rien ne justifie.

Ce n’est pas tout encore, car il faut bien prévoir l’avenir. On refuse de sentir aujourd’hui les pertes que nous faisons ; on les accepte avec philosophie ; on n’y pense même pas. Mais qui sait ? un jour peut venir où il ne sera plus possible de conserver cette insensibilité. La place que nous laissons libre en Orient ne restera point vacante. D’autres brûlent de s’en emparer. Quand tous nos nationaux, abandonnés par le gouvernement métropolitain, auront quitté leur industrie, leur commerce et seront revenus en France ; quand le protectorat catholique, déserté par nous, sera passé aux Italiens ou aux Autrichiens ; quand nous aurons laissé le champ libre à l’Angleterre ; quand l’Allemagne, grâce à son alliance avec la Turquie, se sera peu à peu infiltrée dans les pays où nous aurons renoncé à continuer notre œuvre historique, croit-on que notre sécurité intérieure, cette sécurité pour laquelle nous aurons accepté tant de pertes, sera mieux assurée ? La France a de singuliers retours d’opinion ; plus tard peut-être, humiliée, fatiguée, ruinée, sentant enfin combien elle s’est diminuée elle-même, sera-t-elle tentée, pour compenser ses échecs sur la Méditerranée, de reprendre sur le continent une politique plus active. Elle sacrifie aisément aujourd’hui ses traditions à sa quiétude présente, oubliant qu’elle risque en même temps de lui sacrifier son avenir. Mais cela durera-t-il toujours ? Je ne sais quel philosophe du siècle dernier disait que l’athéisme d’Helvétius le rendrait dévot ; il pourrait se faire que les doctrinaires de la paix à tout prix, que les théoriciens de l’abstention absolue finissent par rendre la France belliqueuse. On en vient à craindre parfois que ce phénomène très naturel ne se produise chez nous d’une manière générale, et que, de même qu’en 1840, l’idée césarienne n’en profite. À quelles aventures alors notre pays ne doit-il pas s’attendre ? On le poussera certainement à commettre la grande faute de chercher sur le continent une compensation à ses pertes sur la Méditerranée. Les ennemis qui l’auront isolé en Europe, qui se seront emparés de ses dépouilles en Orient, n’épargneront rien pour abuser des avantages qu’il leur aura laissé prendre. Mais rn admettant que ces craintes soient chimériques, que l’amour de la paix, toujours et quand même, soit devenu tellement irrésistible chez nous qu’il doive faire à l’avenir comme aujourd’hui le fond de notre tempérament national, ce ne serait point une raison pour se rassurer, ce serait au contraire une raison de craindre plus que jamais. Combien de nations ont péri parce qu’elles étaient imbues des idées politiques qui semblent devenir les nôtres ! parce qu’elles déclaraient sans cesse qu’elles n’avaient plus aucune ambition extérieure, qu’elles ne songeaient qu’à rester le centre privilégié des arts, du luxe et de la richesse ! L’Écriture a dit que ce monde était livré a la dispute ; aussi n’y respecte-t-on que ceux qui savent s’y faire respecter. Les forts et les brutaux y sont les maîtres ; les faibles et les délicats finissent toujours par y être écrasés. Le meilleur moyen d’allumer les convoitises est de crier bien haut qu’on est trop heureux pour songer à la moindre action belliqueuse, qu’on ne veut d’autres biens que ceux que procure la paix, d’autre défense que sa bonne conscience et sa résolution de n’entrer en lutte avec personne. entre deux torts, il vaut encore mieux chercher la guerre sans raison quand on est prêt à la faire, que de la subir un jour comme une nécessité inéluctable lorsqu’un n’est pas capable de la soutenir. Les peuples qui se disent amis de tout le monde, qui ont une peur horrible de se brouiller avec une république ou un empire quelconque, finissent toujours par recevoir des coups ou par perdre la tranquille indépendance pour laquelle ils ont renoncé à leur dignité. Plus ils sont pacifiques, plus on juge facile de les dompter. Plus leur richesse les rend timides, plus cette richesse inspire d’envie. À moins de se mutiler de ses propres mains, la France aura longtemps encore des possessions bien tentantes pour ses rivaux et ses adversaires. C’est là qu’on cherchera à la surprendre, puisque c’est là qu’elle aura montré le plus de faiblesse. On sait que la tactique constante de l’Allemagne a été de placer ses ennemis entre deux feux : en 1870, elle ne nous a pas attaqués directement ; elle est allée nous provoquer en Espagne. Peut-être un jour lui sera-t-il plus facile encore de nous provoquer en Afrique, avec le concours de toutes les nations qui nous jalousant et avec le fanatisme musulman pour arme de guerre. N’ayant pas su maintenir notre influence aux lieux où ce fanatisme naît et s’alimente, devrons-nous nous étonner que de plus habiles et de plus prévoyans s’en servent contre nous ? la crainte que les Vosges ne fussent menacées a fait abandonner l’Orient. Dieu veuille qu’un jour nous ne soyons forcés de défendre sur les Vosges, non plus l’Orient, mais l’Algérie ! Il semble que la fatalité de notre histoire nous condamne à perdre toujours nos colonies sur le continent. C’est ainsi que nous avons perdu au XVIIIe siècle et au commencement de celui-ci l’admirable empire colonial dont j’ai parlé ; c’est ainsi que nous risquons encore de perdre les possessions nouvelles qui nous promettraient un empire non moins beau, si nous savions le conserver après l’avoir créé.


IV.

J’aurais fini si je ne croyais pas devoir dire quelques mots des théories radicales auxquelles je faisais allusion en commençant sur la politique républicaine et sur la politique monarchique. Est-il vrai, comme on l’affirme, qu’il y ait à l’extérieur une politique différente pour les monarchies et pour les républiques ? Ceux qui l’affirment avec le plus de vigueur n’en donnent aucune preuve. Ils se contentent de phrases banales, parfaitement creuses, qu’ils n’ont garde d’expliquer, et pour cause ! À leur avis, les républiques n’ont à se préoccuper ni de l’honneur national, qui n’est qu’une illusion monarchique, ni du prestige diplomatique, qui n’est qu’un mirage grossier, ni des intérêts personnels, toujours peu respectables. Leur seul but est l’émancipation des peuples et l’expansion des idées libérales. D’ailleurs elles doivent se méfier de tout esprit de conquête ; car la conquête matérielle est un crime qu’aucune circonstance ne justifie. Pour elles, le monde se divise nettement en deux parties : d’un côté sont les gouvernemens, tous plus ou moins oppresseurs, avec lesquels il n’y a pas d’accord possible ; de l’autre les peuples, tous plus ou moins opprimées, qu’elles ont pour mission de secourir et de protéger. Les radicaux sourient lorsqu’on leur parle d’alliances. La France, d’après eux, ne saurait s’allier à aucune autre nation européenne ; car toutes ces nations, sauf la Suisse et la république d’Andorre, sont des monarchies ; or il n’y a d’alliance possible qu’en vertu de la communauté des idées, de la similitude des sentimens. Les peuples sont les vrais alliés, les seuls alliés de la république française. Attachons-nous les peuples en défendant leur cause contre celle de leurs maîtres, en favorisant leurs entreprises d’indépendance. De cette manière nous pourrons avoir tous les gouvernemens contre nous ; mais qu’importe ! puisque nous aurons pour nous tous les sujets. Et comme il nous faut l’affection de tous les peuples indistinctement, défendons-nous du désir d’en dominer aucun ! On dit qu’il existe des races inférieures qui ont besoin d’être dirigées et conduites ; c’est une erreur ; toutes les races, si arriérées qu’elles soient, sont capables de supporter la liberté ; les principes de 89 ont la valeur d’un dogme ; ils s’appliquent aussi bien aux Arabes, aux Indiens ou aux Zoulous qu’aux Français et aux Anglais. La force et la vertu de ces principes sont absolues. Et s’il était vrai d’ailleurs que quelques races ne fussent pas capables de les comprendre et de les pratiquer, ce ne serait point une raison pour justifier Sa prétention de gouverner ces races. Il y a dans la domination quelque chose d’avilissant pour ceux qui l’exercent encore plus que pour ceux qui la subissent. Une nation républicaine ne peut que laisser aux monarchies ces ambitions de pouvoir et de puissance pour lesquelles elle n’est point faite.

Énoncer de pareilles doctrines, c’est les réfuter. Les radicaux d’aujourd’hui ne les ont point inventées ; la révolution française les avait proclamées avant eux. La constituante n’avait-elle pas solennellement déclaré que la France ne sortirait jamais de ses frontières ? En exécution de cette promesse, la France révolutionnaire s’est emparée de la ligne du Rhin et a couvert l’Europe de ses conquêtes. Il y a loin, on le voit, de la théorie à la pratique. C’est que la force des choses prévaut toujours contre les faux systèmes. Il n’est point vrai que les peuples soient tous des frères et les tyrans des ennemis. Dans la lutte pour la vie que se livrent les nations connue les individus, les intérêts sont souvent opposés, et c’est ce qui fait que les gouvernemens populaires ne se sont jamais montrés moins belliqueux que les gouvernemens absolus. Notre globe renferme un certain nombre de contrées particulièrement favorisées du ciel, des sources de puissance et de fortune que tout le n)onde désire posséder ; et comme tout le monde ne peut pas les posséder à la fois, de là vient le conflit incessant des prétentions et des convoitises qui a commencé avec l’humanité, qui ne finira qu’avec elle. C’est une dure loi, mais elle est inéluctable. Aucun évangile politique, aucune utopie d’union et de fraternité ne sauraient la détruire. Au milieu de la continuelle mobilité des idées, des mœurs, des croyances, des institutions nationales, plusieurs choses demeurent permanentes. La géographie ne varie pas ; les fleuves, les mers, les grandes routes du commerce restent constamment à la même place. Il en résulte que les nations peuvent changer de régime politique, mais que leurs intérêts ne changent pas. Il en résulte aussi, — il faut avoir le courage de l’avouer, — que les intérêts d’une nation sont quelquefois opposés à l’émancipation d’un peuple qui puiserait dans la liberté une trop grande force d’expansion, et qu’en cela ils s’accordent avec ceux d’un gouvernement même oppresseur. Cela s’est vu. Il ne faudrait pas chercher bien loin des exemples pour montrer que des peuples émancipés ont tourné immédiatement leur ambition et leur activité contre ceux qui les avaient délivrés. Mais à quoi bon ? En supposant que les illusions radicales eussent quelque réalité, que la solidarité des peuples dans la liberté fut une vérité théorique indéniable, il s’agirait encore de savoir s’il est prudent pour la France de proclamer cette vérité, de s’en faire le champion. Le gouvernement de la France étant le seul qui se proposât pour but la libération des races humaines aurait immédiatement contre lui tous les autres. Or les gouvernemens, c’est la force, si la liberté des peuples est le droit ; et nous avons appris trop cruellement que la force primait le droit pour l’avoir déjà oublié.

Quant à la question des races inférieures, il est étrange qu’elle puisse même être discutée. Sans doute les races inférieures sont susceptibles d’éducation ; le jour viendra où, assez avancées pour se gouverner elles-mêmes, elles n’auront plus besoin de maîtres et de tuteurs. Mais nous sommes bien loin de ce jour, dont l’aurore ne blanchit pas encore l’horizon. Jusque-là, il faut les dominer, non pour les opprimer, non pour les exploiter surtout, mais pour les élever et pour les empêcher d’abuser contre nous de leur puissance matérielle, qui, parfois, est formidable. Qu’on consulte l’histoire, on verra que la civilisation est toujours venue d’en haut ; à l’origine du monde, elle est l’œuvre des dieux et des héros, plus tard, elle est développée par les grands gouvernemens et par les grands hommes. Jamais elle ne sort d’en bas ; jamais elle ne naît parmi les masses comme une génération spontanée ; jamais elle n’est la création inconsciente des peuples. Elle s’impose par la conviction aux nations déjà éclairées ; elle s’impose aux autres par la force. Les barbares la méprisent, les musulmans la repoussent comme un sacrilège, elle effraie les sauvages, qui n’y voient qu’une puissance magique devant laquelle ils sont tentés de trembler. Néanmoins elle ne saurait reculer ; il faut qu’elle marche, quelle fasse le tour du globe, qu’elle le conquière tout entier. Nous avons eu la gloire, pour notre compte, d’en porter le flambeau dans les contrées les plus lointaines et les plus inaccessibles. En avons-nous pour cela, comme on ose le prétendre, été avilis ? Les radicaux se trompent lorsqu’ils soutiennent que la domination produit sur ceux qui l’exercent un effet délétère ; elle est, au contraire, pour une grande nation qui a des forces immenses à dépenser, des idées généreuses à répandre, des germes de progrès à semer, le plus incontestable des droits, le plus noble des devoirs. Si la France parvenait à s’établir définitivement au nord de l’Afrique, à pénétrer jusqu’au centre, à faire sentir son influence dans tout le Sahara et à gagner le Soudan ; si dans ces immenses régions où ne règnent aujourd’hui que le fanatisme et le brigandage, elle apportait, fût-ce au prix de beaucoup de sang versé, la paix, le commerce, la tolérance, qui pourrait dire qu’elle a fait un mauvais usage de sa force ? Bien loin d’être affaiblie ou corrompue par le succès de cette mission glorieuse, elle y acquerrait une nouvelle énergie morale. Le sentiment d’une œuvre aussi belle relèverait à ses propres yeux ; ce qu’elle aurait fait au dehors, elle en profiterait au dedans. Avoir appris à des millions d’hommes la civilisation et la liberté la remplirait de cette fierté qui fait les grands peuples et qui ne disparaît qu’aux jours de décadence.

Ces jours ont-ils commencé pour nous ? À Dieu ne plaise que je le pense ! malgré les signes mauvais qui apparaissent chaque jour et que j’ai signalés sans hésiter, car la république et la démocratie ont besoin qu’on leur montre avec franchise la vérité tout entière. M. Waddington n’a pas craint de dire au sénat : « L’empire nous a fait perdre l’Alsace et la Lorraine ; la république est en train de nous faire perdre la Méditerranée. « Il faut y prendre bien garde, car cette seconde perte ne serait pas moins grave, elle serait plus grave même que la première. Elle aurait, en outre, l’inconvénient qu’on ne la sentirait pas tout de suite et que peut-être ne s’en apercevrait-on que lorsqu’elle serait irréparable. L’Alsace et la Lorraine étant comprises dans le cercle de nos frontières, leur disparition y a laissé un vide toujours béant. La plaie peut se cicatriser, qu’importe ! le membre n’y est plus ; chaque mouvement du grand corps de la France nous rappelle qu’il a été enlevé. Il n’en serait point de même de la Méditerranée. Le prolongement de la France, qui couvre de ses ramifications l’Orient et l’Afrique, pourrait supporter des amputations nombreuses et cruelles sans qu’aussitôt nous eussions la sensation d’un lambeau de chair qui nous serait arraché. Mais peu à peu la triste, la douloureuse réalité apparaîtrait avec ses funestes conséquences. Nous sommes très fiers de notre richesse, c’est la consolation qui nous a soulagés au lendemain de nos désastres. Mais qu’en resterait-il si tout le commerce oriental nous échappait et surtout si les grandes voies du commerce de l’Asie pouvaient nous être fermées ? Qu’en resterait-il si notre fortune extérieure, dont j’ai montré l’importance, était dilapidée par des créanciers convaincus de notre impuissance à faire valoir contre eux nos droits dédaignés ? Qu’en resterait-il si nos nationaux, dégoûtés des grandes entreprises qui se termineraient toujours pour eux par des déboires, renonçaient à porter au loin l’activité du génie français ? Enfermés dans nos frontières réduites, à l’humiliation de l’abaissement se joindrait pour nous la ruine. Est-ce là l’avenir que nous a promis la république ? Est-ce là ce qu’elle s’est engagée à faire de la France ? Assurément, il n’y a pas à l’extérieur de politique monarchique et de politique républicaine ; mais il est à craindre, hélas ! qu’il n’y ait des mœurs républicaines tellement débiles et tellement médiocres qu’elles rendent impossible la vraie, l’unique politique qui s’impose à l’extérieur aux gouvernemens, quels qu’ils soient. La chambre des députés assumerait une grande responsabilité en continuant à sacrifier les intérêts vitaux du pays aux plus tristes caprices ; elle ne perdrait pas seulement la Méditerranée, elle perdrait la république, qui ne saurait résister longtemps aux fautes qu’on commettrait eu son nom. Mais cette chambre n’est pas seule coupable du mal déjà fait. Les hommes qui devraient être ses chefs et ses guides n’ont-ils pas flatté toutes ses passions, obéi à toutes ses fantaisies, suivi docilement toutes ses fluctuations ? Il est à souhaiter qu’ils comprennent enfin que l’heure est venue de renoncer aux luttes, aux divisions de personnes pour travailler en commun au salut du pays. Ne laissons pas diminuer la France, ne la laissons pas tomber au rang de puissance secondaire. Elle a subi bien des malheurs ; il lui reste pourtant encore assez d’énergie et assez de gloire pour ne pas abdiquer. La réduire graduellement au rôle d’une Belgique ou d’une Suisse ayant un territoire plus étendu, une population plus considérable, mais n’exerçant guère plus d’action sur les destinées du monde, serait impardonnable. Le gouvernement qui prendrait la responsabilité d’une pareille banqueroute nationale mériterait le mépris de la postérité. Si la grande histoire de France, cette histoire trop calomniée, mais qui, à travers les péripéties les plus diverses, a toujours été signalée par des œuvres éclatantes, devait aboutir, sous la république, à un tel désastre, tous ceux qui avaient mis leur foi et leur espérance dans le gouvernement nouveau pourraient-ils se consoler, en présence de l’humiliation de la patrie, d’avoir été si cruellement trompés ?


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1877, la remarquable étude de M. Cucheval-Clarigny sur la Politique russe en Asie.
  2. Julian Klaczko, Études de diplomatie contemporaine, chap. Ier.