LA
RÉPUBLIQUE D’AMALFI.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

III. — HISTOIRE D’AMALFI. — LES PRÉTEURS GRECS. — LES CONSULS..

Amalfi se glorifie de son origine romaine, qui paraît prouvée. Outre ces nombreuses inscriptions, ces sarcophages et ces urnes funéraires antiques, qu’on trouve dans chaque église et dont le plus grand nombre n’a pu être apporté du dehors, les noms des anciennes familles du pays sont romains la plupart. Vous retrouvez là les Crispo, les Rustico, les Marino, les Musco, les Orso, les Lupo, etc., etc. Les chroniques contiennent d’ailleurs des détails circonstanciés au sujet de cette origine, et, ce qui nous semble la meilleure des preuves, ces chroniques sont d’accord. Vers le milieu du IVe siècle, nous racontent-elles, beaucoup de nobles familles romaines quittèrent l’Italie pour s’établir dans la métropole que Constantin venait de fonder. Le désir du changement, le besoin de la faveur, la mode enfin, décidaient ces émigrations. Dans l’année 339, cinq navires, chargés de ces émigrés volontaires, et portant toute leur fortune, avaient quitté Ravenne et voguaient vers Constantinople, quand, à la hauteur de Tarente, ils furent assaillis par une terrible tempête qui les repoussa dans la mer d’Adria et les jeta sur les côtes de la Dalmatie, aux environs de Raguse. Les habitans du pays les accueillirent d’abord avec l’humanité qu’on doit à des naufragés. Le respect que ces peuples portaient encore au nom romain les engagea même à leur offrir des terres où ils pourraient s’établir ; mais bientôt, les trouvant trop nombreux, ils les craignirent ; les voyant riches, ils les envièrent ; ils firent plus, ils conspirèrent la perte de leurs hôtes.

Les Romains, contraints de se rembarquer, furent poussés par une nouvelle tempête sur les côtes de la Lucanie, aux environs du cap Palinure, non loin de Pœstum. Là ils descendirent à l’embouchure du petit fleuve Molpha, ou Melfi[2], et fondèrent une ville à laquelle ils donnèrent le nom de ce fleuve. Leur séjour dans cette ville fut encore de courte durée. Les Barbares avaient envahi l’Italie ; les villes situées aux bords des fleuves et dans les plaines étaient exposées à leurs déprédations ; la plupart des colons de Melfi désertèrent donc leur ville ; qui ne tarda pas à être ruinée de fond en comble. On voit encore au midi du village de Molpha, construit sur l’emplacement de la ville antique, une vaste grotte, appelée la grotta delle Ossa, où sont entassés des monceaux d’ossemens humains pétrifiés. Les gens du pays racontent que ce sont les ossemens des habitans de Melfi qui ne s’étaient pas retirés à temps devant les Barbares. Orose, qui écrivait cinquante ans après la prise de Rome par Alaric, prétend que ces ossemens appartenaient aux naufragés d’une flotte romaine qui, vers la fin de la république, s’était perdue dans ces parages à son retour d’Afrique[3].

En quittant Melfi, la colonie romaine s’était réfugiée à Éboli ; mais cette ville, quoique protégée par une double chaîne de montagnes, n’était pas encore à l’abri des incursions des Barbares ; il fallait donc trouver un nouvel asile[4].

Vers le centre de l’échancrure que forme le golfe de Salerne, au fond d’une petite baie comprise entre le cap du Tombeau et le promontoire de la Conque, s’élève un énorme rocher taillé à pic sur trois de ses faces. Ce rocher, séparé de la grande chaîne du mont Saint-Angelo par de profonds ravins et isolé du reste de la côte par deux torrens qui, à sa droite et à sa gauche, coulent au fond d’étroites vallées, fait face à la mer dans laquelle sa base plonge perpendiculairement. Ce rocher offrait donc à la colonie l’inaccessible refuge qu’elle cherchait ; ses barques pouvaient s’abriter sur le rivage et à l’embouchure des deux torrens ; de vastes pâturages couvraient la cime des monts voisins, et à leur base croissaient la vigne, l’olivier, l’oranger et le figuier. Ce roc faisait partie de la montagne de Cama. Les colons débarquèrent dans l’un des deux petits ports, et, gravissant les pentes voisines, s’établirent dans la plaine inclinée qui s’étend au sommet de la montagne. Quelques pâtres, derniers débris des réfugiés picentins, habitaient seuls ces solitudes alpestres ; ils devinrent citoyens de la nouvelle ville, qui, peu à peu, vit le nombre de ses habitans s’accroître de tous ceux qui, fuyant devant les barbares, apportaient avec eux leurs richesses et leur industrie.

La roche de Cama fut donc bientôt couverte de maisons et d’édifices de tout genre ; la nouvelle ville eut un théâtre, un capitole, des bains, des temples, des palais dont on voit aujourd’hui les ruines, et, ses habitans, ne se regardant pas comme suffisamment protégés par la nature, s’entourèrent d’une forte muraille garnie de cent tours dont quelques-unes sont encore debout. Cette ville s’appela la Scala, sans doute parce que l’on ne pouvait s’y rendre du rivage de la mer que par une longue suite de degrés.

Dans le courant du VIIe siècle, la tranquillité s’étant rétablie en Italie, et le danger étant moins imminent, quelques-uns des habitans de la Scala, se trouvant à l’étroit sur la montagne, se hasardèrent à transporter leur demeure sur la plage, au bas du rocher[5]. Leur exemple fut suivi par tous ceux que fatiguait l’âpreté de la montagne, ou que l’espérance d’une prompte fortune, acquise par le commerce, attirait vers la mer. Ces dissidens donnèrent à la cité qu’ils fondèrent sur la plage le nom d’Amalfi en mémoire de la ville habitée par leurs pères ; Amalfi peut donc être considérée comme la fille de la Scala[6].

Amalfi, comme Venise et Pise, qui lui disputèrent et finirent par lui ravir l’empire de la Méditerranée, eut donc des Romains fugitifs pour fondateurs. Les uns se réfugièrent dans des îles au milieu des marais, les autres par-delà une chaîne de montagnes escarpées.

La ville naissante avait besoin d’un appui : elle le chercha auprès du pouvoir qui, à cette époque, offrait les garanties d’ordre et de sécurité les plus grandes ; elle reconnut le protectorat des empereurs d’Orient. Constantin Porphyrogenète la compte au nombre des cinq villes principales qui relevaient de l’empire grec dans le midi de l’Italie. Ces cinq villes sont Capoue, Naples, Bénévent, Gaëte et Amalfi.

La colonie, dans le principe, fut régie par des institutions municipales empruntées aux cités romaines. L’un des deux patrices de l’empereur en Italie nommait son préteur, ou epata, gouverneur militaire de la ville ; les citoyens choisissaient leurs magistrats dans des assemblées annuelles, votaient les dépenses de la cité et le subside destiné au César protecteur. Sans être parfaitement indépendant, le petit état était déjà républicain[7].

Il semble que ces villes de la Campanie et du Picentin, relevant de l’empire grec, auraient dû s’affranchir les premières de cette domination éloignée : ce ne fut cependant que vers la fin du IXe siècle qu’elles brisèrent les faibles liens qui les rattachaient au siége de l’état, et qu’elles nommèrent elles-mêmes leurs chefs militaires et civils : Naples, ses maîtres de soldats ; Gaëte, ses ducs ; Amalfi, ses consuls et ses doges. La cause la plus réelle de la longue sujétion de ces villes était leur propre faiblesse. Ne pouvant, dans le principe, résister aux nombreux ennemis qui les entouraient, elles se regardaient comme plus en sûreté en se plaçant à l’ombre d’un pouvoir encore respecté ; mais ce pouvoir s’effaçant de jour en jour, les liens de l’obéissance se relâchèrent. Obligées de se défendre avec leurs propres milices, elles se lassèrent d’un protectorat aussi onéreux qu’inutile, et le jour qu’elles voulurent être libres, elles le furent.

Ce protectorat ne fut peut-être nécessaire à Amalfi que dans une seule occasion : ce fut lors des premiers démêlés de la ville naissante avec les Lombards qui s’étaient établis à Bénévent et à Salerne, où, pendant cinq siècles, ils formèrent le corps d’état le plus considérable du midi de l’Italie.

Arichis, le duc de ces Lombards, qui ne craignit pas de se mesurer avec Charlemagne vainqueur, et qui, plus heureux que le roi Didier, vit son audace couronnée d’une sorte de succès ; Arichis avait déclaré la guerre à Amalfi, qu’il assiégeait. Malgré la force de ses murailles et le courage de ses milices, peut-être cette ville aurait-elle succombé à la double attaque d’une armée et d’une flotte, si Étienne, duc de Naples et patrice impérial, n’eût dépêché son fils César à son secours : les Lombards furent vaincus et se retirèrent en désordre (an 786)[8]. Les Amalfitains, du reste, surent bientôt se défendre seuls, et même combattre à propos pour la défense et la liberté de leurs voisins. En 813, les Sarrazins ayant menacé la Sicile, le patrice Grégoire, qui ne pouvait leur opposer que des forces insuffisantes, réclama l’appui des forces de Naples, d’Amalfi et de Gaëte. Antimo, duc de Naples, refusa de se rendre à l’appel de Grégoire. Les habitans de Gaëte et d’Amalfi, indignés de cette lâcheté et dirigés sans doute par leur intérêt personnel (les Sarrazins venaient de dévaster sous leurs yeux les îles de Ponza et de Lampeduse), armèrent leurs vaisseaux, les réunirent à la flotte sicilienne, et s’avancèrent à la rencontre des Sarrazins, sur lesquels ils remportèrent une victoire signalée, qui retarda d’un quart de siècle la conquête de cette île par les infidèles[9].

L’esprit d’indépendance, en exaltant les nobles passions d’un peuple, amène malheureusement à sa suite les divisions intestines et les factions. Les récits que nous ont laissés les chroniqueurs de ces démêlés et des désastres qui en furent la suite sont tellement sommaires, qu’il est bien difficile d’en apprécier la nature et les causes. L’ambition et la jalousie des princes lombards de Bénévent et de Salerne semblent jouer surtout un grand rôle dans ces petits drames, qui se terminent d’ordinaire par l’arrivée d’une armée et d’une flotte lombarde sous les murs de la ville qui ferme ses portes et repousse bravement les téméraires. À la longue, la ville finit même par passer pour imprenable, et les poètes du temps mettaient ces descendans des Romains bien au-dessus de leurs ancêtres, qui, eux, se sont laissés surprendre par Brennus et ses Gaulois, lorsqu’un duc de Bénévent, plus habile et plus courageux que les autres, vint les tirer d’une illusion si douce.

Ce duc lombard s’appelait Sicard. C’était, disent les historiens du temps, un homme d’une stature élevée, et dont les forces égalaient celles d’un athlète. Libéral et magnifique, si l’on en croit les Lombards, avide et débauché, si l’on s’en rapporte aux récits des Amalfitains, il était féroce comme un barbare, bigot comme un Grec, et ne reculait devant aucune action, quelque coupable qu’elle fût. Mais aussi plus les crimes qu’il venait de commettre étaient monstrueux, plus son zèle religieux s’exaltait. L’évêque de Bénévent lui refusait-il l’absolution, il volait quelque relique révérée, en faisait présent à son église, et dès-lors se croyait absous.

Cette façon de racheter ses fautes était, du reste, fort à la mode dans ce temps-là. Déjà Sicon, père de Sicard, n’avait pu obtenir la rémission de ses crimes qu’au prix des reliques de saint Janvier, enlevées aux Napolitains, et plus d’une fois Sicard, son digne fils, s’était fait pardonner les siens par quelque donation du même genre. Au mois d’août 838, les Amalfitains lui avaient même prêté leur aide dans une expédition de cette espèce. Il s’agissait d’aller enlever aux habitans des îles de Lipari le corps de l’apôtre saint Barthélemy, en grande vénération dans tout le midi de l’Italie. Les Amalfitains avaient prêté leurs galères au duc lombard, avec lequel ils étaient alors en paix. Sicard s’était donc facilement emparé de la précieuse relique, et l’avait fait transporter à Bénévent. Les Amalfitains, qui déjà trafiquaient de tout, et que Sicard avait généreusement payés, s’étaient fait peu de scrupule de l’aider dans cette expédition ; cependant, lorsqu’ils furent de retour dans leur ville, ils commencèrent à réfléchir sur leur action et sur l’audace du prince qui les avait employés. Eux aussi avaient dans l’une des bourgades dépendantes de la république une relique vénérée, que Sicard pouvait vouloir leur enlever : le corps de la bienheureuse vierge et martyre sainte Trophimène. Sainte Trophimène était d’origine sicilienne ; les habitans de Minori, où cette relique était conservée, racontent encore de nos jours que les environs de leur bourgade ont tant de charme, que le corps de sainte Trophimène décapitée s’y transporta miraculeusement du rivage de la Sicile[10]. Cette relique était conservée dans une petite église à l’entrée de la bourgade, qui, à cette époque, n’avait ni murailles ni château pour défendre ce précieux dépôt. Les citoyens d’Amalfi se transportèrent donc sans plus tarder à Minori, chargèrent le corps de la sainte sur un navire, et le déposèrent dans l’église de Sainte-Marie et Saint-Jean, aujourd’hui Saint-André, cathédrale d’Amalfi.

Il arriva sur ces entrefaites que Sicard, ayant de nouveau commis quelque gros péché, crut assurer son absolution en faisant présent à son évêque d’une relique fameuse dans le pays ; il pensa donc à sainte Trophimène, et, partant un soir de Salerne, à bord de quelques barques pleines de soldats, il pénétra dans la bourgade, força les portes de l’église, mais il chercha vainement le corps de la sainte, le reliquaire était vide. À cette vue, Sicard entra dans une violente colère, et regardant la précaution que les habitans d’Amalfi avaient prise comme une insulte, il fit serment de se venger. Sicard était aussi habile politique que soldat courageux ; il se rappela que tous ses prédécesseurs avaient échoué dans leurs entreprises contre Amalfi, et, maîtrisant son ressentiment, avant de rien entreprendre, il étudia soigneusement le terrain, résolu de n’agir que lorsqu’il pourrait frapper un coup décisif.

L’aristocratie faisait la force du petit état, qui, grace à la prudence de ses magistrats et à l’esprit industrieux de ses habitans, voyait ses relations s’étendre et son importance s’accroître. Cette prospérité remplissait même ses citoyens d’orgueil ; ils n’avaient plus pour les Napolitains et les Lombards, leurs voisins, que des paroles de mépris. Sicard eut donc recours à tous les moyens pour mettre cette aristocratie dans ses intérêts, caressant les uns, comblant les autres de riches présens ; mais le plus assuré de ces moyens, ce fut l’amour et l’espoir de riches alliances. Les nobles Lombards de Salerne et de Bénévent avaient de jolies filles ; Sicard fit briller leur beauté aux regards des jeunes patriciens d’Amalfi qu’il invitait à ses fêtes, et dota richement ceux qui les choisirent pour femmes et qui s’établirent dans ses états. Bientôt la désertion fut générale. La fleur de l’aristocratie d’Amalfi, fatiguée, il est vrai, des tracasseries du parti populaire, abandonna le sol natal, emportant avec elle ses richesses, et se soumit volontairement à la domination du prince lombard. Cette fois, ce ne furent donc pas les membres qui se révoltèrent contre l’estomac, mais l’estomac qui se révolta contre les membres[11].

Lorsque Sicard vit ses voisins affaiblis, il songea à les soumettre. L’occasion était favorable. Vers ce même temps, le duc lombard avait rassemblé un corps de troupes avec lequel il se proposait de combattre les Sarrasins débarqués à Brindes. Ceux-ci s’étant précipitamment retirés, cette petite armée devenait inutile ; au lieu de la licencier, Sicard la dirigea, le plus secrètement possible, vers les confins du territoire d’Amalfi. Les citoyens, restés dans la ville, ne se tenaient pas sur leurs gardes ; tout à coup, au milieu de la nuit du 1er  mars 838, des cris d’alarme retentirent dans le voisinage des portes ; des paysans, accourant des districts de l’est, annoncèrent qu’une troupe considérable de gens armés venait de traverser leurs montagnes, et que, se glissant par des sentiers regardés comme impraticables, ces soldats avaient déjà investi la ville. Les magistrats coururent au palais et firent sonner les cloches d’alarme ; mais, avant que les milices eussent pu prendre les armes et se rassembler, les soldats de Sicard avaient déjà pénétré dans la ville. Tout ce qui résista fut mis à mort, tout ce qui ne put s’enfuir à temps fut fait prisonnier, et plus tard conduit à Salerne. Les maisons, les palais et les temples furent pillés ; les tombeaux même furent profanés. On raconte à ce sujet que des soldats, ayant découvert dans la cathédrale la tombe encore nouvelle de l’archevêque Pierre et s’imaginant y trouver des trésors, brisèrent le marbre qui la recouvrait, s’y glissèrent, et, n’y trouvant qu’un cadavre dont la pourriture détachait les membres, s’enfuirent en l’abandonnant aux chiens.

Satisfait de s’être vengé des Amalfitains et croyant leur ville détruite parce qu’il avait ruiné ses maisons et réduit en esclavage une partie de ses habitans, Sicard négligea de s’y établir ou d’y laisser garnison. Amalfi ne perdit donc que des richesses et des citoyens ; elle ne perdit pas son indépendance. Aussi, deux années après cette catastrophe, se releva-t-elle glorieusement de ses ruines. Ceux des Amalfitains qui s’étaient dérobés par la fuite à la vengeance de Sicard, revenus dans leur ville, ne tardèrent pas à entrer en relations avec leurs concitoyens captifs et à chercher les moyens de les délivrer. La mort de Sicard, tué l’année suivante dans la cathédrale de Bénévent par des citadins dont il avait outragé les femmes, en face de cette même relique qu’il avait dérobée aux Amalfitains, leur fournit une occasion qu’ils s’empressèrent de saisir. Les citoyens que le duc lombard avait séduits, revenus de leur erreur et rapprochés de leurs concitoyens par le malheur, se disaient l’un à l’autre : « Il est mort, celui qui nous a comblés de ses largesses ! un inconnu va venir, qui nous fera endurer la plus cruelle servitude, qui prendra nos filles et les donnera à ses valets[12]. » Ils se réunirent donc à leurs compatriotes, résolus, comme eux, à redevenir libres. L’élection d’un nouveau duc avait divisé les habitans de Bénévent et de Salerne ; la saison d’automne étant venue sur ces entrefaites, les Salernitains quittèrent la ville en grand nombre, pour faire leurs vendanges et jouir des plaisirs des champs dans leurs villa. Les Amalfitains captifs dépêchèrent aussitôt des messagers à leurs concitoyens, qui, le jour même, profitant d’un vent favorable, se présentèrent devant Salerne, montés sur toutes les galères qu’ils avaient pu réunir. À peine les captifs eurent-ils aperçu leur flotte cinglant vers la ville, qu’ils s’armèrent, coururent aux palais et aux églises qu’ils pillèrent par représailles ; ayant ensuite chargé leurs vaisseaux des dépouilles de la riche Salerne (doviziosa Salerno), ils mirent le feu aux quatre coins de la ville et retournèrent en triomphe dans leur patrie, où ils arrivèrent ce même jour, 1er  septembre 840. Aussitôt arrivés dans la ville, ils la fortifièrent.

Haine éternelle aux Amalfitains ! S’écriaient les habitans de Salerne en rentrant dans leur ville en cendres. Ils y trouvèrent quelques transfuges d’Amalfi qui, retenus par leurs femmes, avaient refusé de prendre part au pillage de la ville et de suivre leurs compatriotes. Ils voulaient les massacrer ; les femmes de ces malheureux s’opposèrent à cette injuste vengeance. Ils se contentèrent donc de les reléguer à Vietri, où ils restèrent jusque sous le règne de Guaifar. Chassés alors de ce bourg par l’imminente agression des Maures, on leur donna de nouveau asile à Salerne, dans un quartier qui prit, dès-lors, le nom de Veteres, et qui s’appelle aujourd’hui les Fornacelles (Fornacelle).

Les Amalfitains avaient puisé dans leur malheur une nouvelle énergie. Nous verrons tout à l’heure que ces désastres, loin de causer leur ruine, leur donnèrent, au contraire, l’occasion d’accroître leur liberté. D’abord, rentrés dans leur ville, ils adoptèrent une meilleure politique, ils apprirent à être unis et à se servir, contre leurs adversaires, de leurs propres armes ; dans ce but, ils reportèrent chez eux la discorde.

Les Bénéventins, ayant tué Sicard, leur duc, avaient élu à sa place Radelchis, son trésorier. Ceux de Salerne, mécontens de cette élection, qui les mettait sous la dépendance de Bénévent, et dès-lors, songeant à faire de leur ville la capitale de l’état des Lombards, résolurent d’opposer Siconolfe, frère de Sicard, à Radelchis. Siconolfe avait été exilé à Tarente par son frère, qui l’avait fait tonsurer. Mais un obstacle arrêtait les Salernitains ; ils manquaient de vaisseaux. Ils recoururent donc à Amalfi, dont la flotte était restée intacte, et promirent à ses citoyens d’oublier leur dernière injure, s’ils voulaient, dans cette entreprise, les aider de leurs galères : « Nous vous pardonnerons l’incendie et le pillage de nos maisons et tous les malheurs que vous avez causés à notre ville, disaient les envoyés de Salerne, mais à une condition, c’est que vous conspiriez avec nous à rendre libre Siconolfe, le frère du prince que nous venons de perdre[13]. »

Les Amalfitains, sachant bien qu’une longue guerre entre Bénévent et Salerne suivrait la délivrance du prince, accueillirent avec empressement la demande des habitans de Salerne et arrêtèrent aussitôt avec eux les mesures propres à assurer l’enlèvement de Siconolfe. Des citoyens de Salerne déguisés en marchands montèrent à bord des galères d’Amalfi, qui les transportèrent à Tarente. Le soir de leur arrivée, ils se répandirent dans les rues de la ville, et, se réunissant aux environs du château où Siconolfe était détenu, ils demandèrent à haute voix l’hospitalité comme c’était alors l’usage. Les gardes du château, pensant que ces marchands leur donneraient une ample gratification, vinrent à eux et leur dirent : « Venez au château, nous avons de belles chambres balayées et de la paille ; vous pourrez y dormir la nuit, et si demain, au moment de nous quitter, vous vous montrez généreux, nous serons reconnaissans[14]. » Les prétendus marchands n’eurent garde de repousser ces offres d’hospitalité. Une fois introduits au château, ils s’abouchèrent avec le camérier de Siconolfe, qui fit part à son maître du projet de délivrance que l’on avait concerté. Cette nouvelle inattendue et la perspective du passage subit de la misérable condition où il se trouvait, à un avenir de puissance et de grandeur, causèrent au jeune prince une joie si excessive, qu’il pensa s’évanouir.

Siconolfe, dans sa prison, menait toutefois une vie douce et voluptueuse. Le jour, il avait le château pour prison ; le soir, son fidèle camérier introduisait dans sa demeure une jeune esclave grecque d’une merveilleuse beauté que l’on cachait sous un long voile noir. Mais ses goûts étaient belliqueux, et cette vie molle le fatiguait.

Quand la nuit fut venue, les faux marchands firent apporter, par les gardiens du château, des mets recherchés et des vins en abondance ; tout naturellement ils les invitèrent à partager leur repas, et ils eurent soin de les faire boire copieusement. Lorsqu’il les eurent enivrés, ils les garrottèrent, s’emparèrent de leurs armes, forcèrent ensuite la prison de Siconolfe, délivrèrent le jeune prince et le conduisirent à Salerne, où ils le proclamèrent duc des Lombards. L’état de Bénévent fut dès-lors divisé entre deux compétiteurs qui se combattirent avec acharnement. Cette guerre, qui dura dix ans et fut suivie d’un partage, amena, sinon la ruine, du moins l’affaiblissement de ces voisins dangereux ; ce fut l’une des principales causes de la prospérité d’Amalfi, qui n’eut plus à redouter leurs entreprises, et qui profita même de leurs divisions pour s’agrandir.

Le changement qu’au retour de la captivité de Salerne les citoyens d’Amalfi introduisirent dans leur constitution contribua singulièrement aussi à la grandeur de leur république. Le maître des soldats de Naples ne les avait pas secourus dans leur malheur ; ils déclinèrent son patronage et se déclarèrent indépendans d’un pouvoir qui ne savait pas les protéger. La forme de gouvernement qu’ils adoptèrent fut calquée sur l’ancienne constitution de la république romaine ; ils élurent d’abord un préfet ou dictateur provisoire. Ce dictateur fut remplacé par deux consuls, ou comtes nommés annuellement par tous les citoyens. Le gouvernement consulaire dura cinquante-sept ans, de 840 à 897. Les deux premiers consuls furent Lupo et Giaquinto.

IV. — GUERRE CONTRE LES SARRAZINS. — LES DOGES SUBSTITUÉS AUX CONSULS.

Ce fut sous les premiers consuls d’Amalfi que commencèrent les longues guerres de cette ville et des Sarrasins. Tantôt ses milices délivrent Gaëte que les Africains assiégeaient, tantôt elles vont secourir le duché de Rome et le pape que menaçaient leurs flottes nombreuses. Les galères d’Amalfi attendent l’ennemi, rangées en avant du port d’Ostie ; là le pape Léon IV les bénit et donne la communion à chacun des soldats, qui sont vainqueurs sans même avoir combattu[15], car au moment où l’affaire va s’engager, une affreuse tempête s’élève et brise sur la côte voisine les vaisseaux des infidèles. Tous sont ou tués, ou noyés, ou faits prisonniers ; ce sont ces captifs d’Ostie qui bâtissent la partie des murailles de Rome qui entoure le Vatican, et le quartier de Trastevere, que l’on a nommé depuis cité Léonine (849). Après avoir secouru le pape, ces républicains viennent en aide à l’empereur Louis, en guerre contre les Napolitains, et délivrent l’évêque Athanase et d’autres partisans de l’empereur que le duc de Naples Sergius tenait captifs dans l’île de Salvador (aujourd’hui château de l’Œuf). Pour prix de leur concours, ils demandent à l’empereur l’île de Caprée qu’ils convoitaient depuis long-temps ; ce prince, sans s’inquiéter des droits que les ducs de Naples ou que l’empereur grec Basile pouvaient avoir sur cette île, en cède la propriété à ses partisans intéressés. Cette île resta plus de trois siècles au pouvoir des Amalfitains.

Toujours vaincus et toujours présens, les Sarrasins, battus à Gaëte, détruits à Ostie et chassés de Naples, où Sergius les avait appelés comme auxiliaires, vinrent dans l’année 874 assiéger Salerne, la voisine d’Amalfi, où régnait Guaifar, prince courageux et libéral. Les détails de ce siége sont pleins d’intérêt.

Un jour que le duc de Salerne sortait du bain et rentrait au palais, un Arabe se prosterna devant lui, et lui montrant du doigt sa riche coiffure : « Donne-moi le bonnet que tu portes, » lui dit-il avec une sorte de fervent désir[16]. Le prince, ce jour-là, était de belle et généreuse humeur ; il prit son bonnet et le donna au Sarrasin. Peu de temps après, cet homme retourna en Afrique. En débarquant, il vit la mer couverte d’une nombreuse flotte dont on pressait l’armement ; il interrogea les matelots et apprit qu’on destinait cette flotte à la conquête de Salerne. La reconnaissance est la première vertu des Orientaux. Consterné de ce qu’il venait d’apprendre, l’Arabe n’eut pas de repos qu’il n’eût prévenu Guaifar du danger qui le menaçait. En parcourant les bazars de la ville, il rencontra un marchand d’Amalfi, nommé Fluro, qui, à l’aide d’un sauf-conduit, faisait le commerce avec les Africains. L’Arabe lui promit tout ce qu’il possédait s’il voulait donner avis au prince de Salerne du péril qu’il courait. « Cette flotte que tu vois, lui dit-il, est destinée à assiéger sa ville ; c’est du côté du port qu’on doit l’attaquer, et c’est par l’endroit le plus faible de ses murailles que l’ennemi compte pénétrer. Avertis donc Guaifar et dis-lui d’élever deux fortes tours de ce côté-là. Tu doutes peut-être de la vérité de mes paroles, mais tu me croiras quand tu sauras que ce riche bonnet que je porte est un présent du prince généreux qu’on veut dépouiller.

Le marchand ajouta foi aux avertissemens de l’Arabe. Il s’empressa de terminer ses affaires, retourna dans son pays, passa à Salerne, et instruisit Guaifar des projets des Sarrasins. Ce prince profita de l’avis et se hâta de fortifier les endroits faibles de sa ville. Ces travaux étaient à peine terminés, qu’une flotte nombreuse débarqua trente mille Sarrasins sous les murs de Salerne. Ils croyaient emporter la ville de vive force ; mais, trouvant ses habitans sur leurs gardes, ils se contentèrent de la bloquer. Ce blocus dura treize mois, pendant lesquels les assiégés, manquant de vivres, furent réduits aux plus cruelles extrémités. Amalfi était alors en paix avec les Sarrasins ; Marino, un de ses consuls, n’hésita pas à rompre une paix si fatale à ses voisins et vint avec sa flotte ravitailler la ville assiégée. Malgré ce secours, Salerne allait succomber, quand un évènement inespéré vint jeter l’épouvante dans l’ame des Sarrasins et leur ôter une partie de leur confiance.

Abdila leur général avait établi ses logemens dans une église. Du chœur de cette église il avait fait sa chambre à coucher, et de l’autel son lit. Là, chaque nuit, des jeunes filles du pays ou des religieuses des couvens voisins, enlevées par ses satellites, étaient victimes de sa lubricité. Un jour qu’on lui avait amené une jeune campagnarde, Abdila voulut la prendre dans ses bras ; mais la robuste fille opposa une si vigoureuse résistance à ses tentatives, que dans la lutte une poutre se détacha du dais de l’autel et tua l’infidèle sans la toucher. Les Sarrasins furent épouvantés de cette mort, qu’ils regardèrent comme un châtiment du ciel. Ils ne renoncèrent pourtant pas à leurs attaques, et peut-être eussent-ils fini par s’emparer de la ville aux abois, si l’empereur Louis II n’eût fait mine de venir à son secours. Les Sarrasins effrayés garrottèrent leur général Abimelech, qui s’opiniâtrait à ne pas lever le siége, et s’embarquèrent avec tant de précipitation, qu’ils laissèrent tous leurs bagages dans leur camp et des vivres en abondance[17].

L’héroïsme qui avait poussé les Amalfitains à secourir Salerne assiégée, les mit à deux doigts de leur perte. Les Sarrasins, décidés à tirer vengeance de leur mauvais succès, couvrirent la mer Tyrrhénienne de leurs vaisseaux et menacèrent le territoire de la république. Ces petits états du midi de l’Italie étaient encore trop faibles pour se mesurer contre ces hordes innombrables, et le danger qu’avait couru Salerne les effrayait. Il fallut donc transiger et conclure à de dures conditions une paix peu honorable. Par ce traité, les républiques d’Amalfi, de Naples et de Gaëte, et la principauté de Salerne, s’alliaient aux Sarrasins et devaient réunir leurs milices aux armées arabes pour conquérir les états du pape.

Cette alliance avec les Sarrasins, imposée par la nécessité, était toute politique et ne devait être que temporaire. En effet, aussitôt le danger passé, nous voyons Amalfi obéir à ses sympathies, se détacher de l’alliance, et, secondée par Guaifar, prince de Salerne, et la flotte de Gaëte, menacer Naples qui persistait[18].

Vers ce même temps, le pape Jean VIII avait remis 10,000 mancosi au consul d’Amalfi Pulcharis, sous la condition que celui-ci défendrait avec sa flotte les côtes du duché de Rome. Le consul prit les 10,000 mancosi et n’arma pas un seul navire. Ces petites républiques d’Italie ne se piquaient pas, du reste, d’une parfaite orthodoxie ; car, tandis que les consuls d’Amalfi rançonnaient ainsi le pape, nous voyons les Vénitiens faire le commerce d’esclaves chrétiens, en dépit des menaces de leurs doges, qui du moins n’étaient pas complices de cet infâme trafic ; nous voyons enfin l’évêque et duc de Naples Athanase recevoir un subside du pape et traiter avec les Sarrasins. Le pape eut recours à ses armes ordinaires contre Athanase et Pulcharis : il les excommunia. Pulcharis rendit l’argent et ne secourut pas le pape ; les Sarrasins venaient de s’emparer du port de Cetara, à six milles d’Amalfi, et il fallait les en expulser.

Ce fut peu d’années après avoir chassé les Maures de Cetara, qu’à la suite d’une guerre désastreuse contre la république de Sorrente, leur voisine, les Amalfitains, mécontens de leurs comtes ou consuls, qui, à l’exception de Pulcharis et de Sergius III, avaient, depuis la magistrature de Mauro en 872, été tous ou déposés ou chassés, essayèrent de fortifier le pouvoir en le rendant plus stable. Ils remplacèrent donc leurs consuls triennaux par des magistrats à vie, auxquels ils donnèrent le nom de doges. Quoique le peuple prît part à l’élection de ces doges, sans nul doute l’aristocratie de la république provoqua cette révolution. Ce nom de doge, donné au premier magistrat d’Amalfi, devait le distinguer des ducs feudataires ; les Amalfitains, en effet, ne s’étant jamais soumis aux Lombards, n’avaient adopté ni leurs lois ni leur système de féodalité. Leurs formes de gouvernement étaient plutôt romaines ; ils n’avaient pris des Grecs que les titres honorifiques.

Lorsqu’en 840 Amalfi s’était déclarée indépendante des gouverneurs napolitains, elle n’avait pas cependant renoncé absolument au patronage des empereurs grecs. Une sorte de contrat tacite d’affranchissement s’était établi entre la république et les Césars d’Orient, contrat tout à l’avantage des Amalfitains, qui, n’ayant ni redevance à payer ni serviles hommages à rendre à ces empereurs (leur nom n’était plus même mentionné en tête des actes de la république), se servaient dans l’occasion de leur patronage comme d’un bouclier. Du reste, ils battaient monnaie, s’imposaient eux-mêmes, votaient leurs lois, nommaient leurs magistrats, et construisaient de puissantes flottes sans avoir de comptes à rendre à qui que ce fût. Seulement, après l’élection de leurs magistrats, consuls ou doges, ils en demandaient, mais uniquement pour la forme, la confirmation à l’empereur ; celui-ci l’accordait aussitôt, joignant au titre de doge quelqu’un de ces titres honorifiques dont les Grecs étaient si prodigues, comme ceux de seniores, sebasti, protosebasti, magistri militum, antipates[19].

Ces rapports de la république d’Amalfi avec les empereurs sont singuliers ; ils donnent l’idée la plus exacte du degré de faiblesse où l’empire grec était arrivé ; car, jusqu’à sa souveraineté, tout était imaginaire.

Le pouvoir du doge était fortement aristocratique, ces magistrats ne pouvant être choisis que dans la noblesse. Si quelquefois cependant on voit le fils succéder au père, ce n’est nullement par droit d’hérédité, mais à la suite d’intrigues, ou parce que le peuple, satisfait du gouvernement du père, voulait lui prouver sa reconnaissance en nommant le fils. Il paraîtrait, du reste, que les doges partageaient le pouvoir avec d’autres magistrats secondaires, car le jurisconsulte napolitain Freccia nous apprend que leur autorité n’était sans limites que pour ce qui concernait les affaires maritimes[20]. Les insignes des doges étaient le berret ou corno ducale, et la chlamyde. Leurs actes étaient scellés de l’antique sceau de plomb emprunté aux Lombards[21].

Mansone Fusile ou Foscolo, fils de l’un des derniers consuls, fut le premier doge, et cette sorte d’hérédité vient à l’appui du caractère aristocratique que nous avons attribué à l’installation du nouveau pouvoir. Mansone fut élu par le peuple en 897, Léon VI, dit le philosophe, étant empereur à Constantinople. En 914, après un règne de dix-sept ans, lorsqu’il eut assuré l’hérédité de sa charge à son fils Mastolo, il abdiqua, et, se retirant au monastère de la Cava, échangea le berret ducal contre le capuchon du moine[22].

Sous le gouvernement des doges, le système pacifique que la république avait habituellement suivi avec les Sarrasins fut complètement changé. Aux transactions succéda une guerre sans trêve, et, plus heureuse que les villes de Naples, de Gênes, de Tarente, de Pise, de Cumes et de Pœstum, et que tant d’autres cités saccagées par les Africains, Amalfi, dont les galères couvraient la Méditerranée, inspira aux Sarrasins une si juste terreur, que leurs flottes n’osèrent pas même l’attaquer.

Dans cette longue suite de guerres, nous voyons les Amalfitains aider les princes de Capoue et les ducs de Naples à chasser du Garigliano la colonie militaire que les Sarrasins y avaient établie. Ce sont les habiles artisans de leurs galères qui imaginent de fortes et ingénieuses machines à l’aide desquelles on détruit les retranchemens des barbares. Après cette guerre, les milices d’Amalfi retournent dans leur ville chargées d’or et de butin[23]. Dans la Pouille, dans les Calabres, en Sicile même, les Amalfitains s’unissent aux Grecs et aux nationaux pour expulser cette race maudite (pessima gente), et pour les obliger à restituer les provinces conquises. Vainqueurs sur les rives du Cratis, comme au Garigliano, ils délivrent Cosenza, Squillace et Catanzaro, et s’ils ne rejettent pas les Sarrasins de l’autre côté du détroit, c’est que ceux-ci trouvent un refuge derrière les murailles de l’inexpugnable forteresse de Reggio[24].

La gloire qu’ils acquièrent dans ces diverses expéditions, ils la paient chèrement, il est vrai : la captivité d’un grand nombre de leurs concitoyens en est le prix. Baronius nous a conservé une curieuse correspondance entre le patriarche de Constantinople et le doge Mastolo au sujet du rachat de ces esclaves. Le doge avait réclamé quelques secours efficaces auprès du patriarche, dont les richesses étaient immenses ; celui-ci lui répond en formant toutes sortes de souhaits pour la délivrance des Amalfitains, en la prophétisant même, et pour toute offrande il lui envoie une livre d’or.

Le siècle qui s’écoula de l’an 913, époque de l’élection du doge Mastolo Ier, à l’an 1013, fut l’ère de la plus grande prospérité d’Amalfi. Ce fut dans l’an 1013 qu’une effroyable tempête détruisit en partie son port, ses murailles et ses tours, rasa le quartier qui s’étendait de la mer à l’archevêché, et abîma toutes les galères qui étaient à l’ancre dans ses bassins. Les chroniques nous racontent que cette invasion de la mer changea totalement l’aspect du pays et arrêta pour long-temps, pour toujours peut-être, le cours des prospérités de la république ; en détruisant son port, elle tarit la source de ses richesses et de son prodigieux ascendant. Six doges s’étaient succédés pendant le cours de ce siècle.

Tous ces premiers doges de la république s’étaient mêlés plus ou moins directement aux intrigues qui divisaient les princes de Salerne et de Capoue, et les avaient aidés dans leurs guerres. L’un d’eux, Mansone II, se signala même par un trait d’habileté politique qui eût singulièrement accru la prépondérance d’Amalfi, si ses résultats eussent été plus durables. Pandolfe Tête-de-Fer, l’un des ducs lombards, était mort en 981, en laissant un enfant en bas âge. Mansone II se présenta devant la ville de Salerne, où il avait un parti considérable, et se fit nommer prince en sa place. L’esprit de rivalité qui avait existé de tout temps entre les deux villes, s’opposa à la durée de son établissement. Pendant les quatre années que Mansone régna à Salerne, des rixes continuelles eurent lieu entre les deux peuples et aboutirent à l’expulsion des Amalfitains en 985[25].

Ce fut pendant la longue magistrature de ce même Mansone, l’un des premiers hommes de son siècle, que le commerce des Amalfitains prit sa plus grande extension. L’Italie était alors située au centre du monde civilisé, et les marchands d’Amalfi et les Vénitiens, leurs seuls rivaux, étaient les courtiers de commerce de l’Europe, comme aux temps des croisades, ils devinrent les commissaires des vivres de ses armées. Tandis que les galères et les soldats d’Amalfi luttaient contre les Sarrasins, ses navires de commerce abordaient dans tous les ports de la Méditerranée et rapportaient dans leur ville les riches étoffes, les soieries, les épices et les pierres précieuses de l’Orient, qu’ils échangeaient contre les produits bruts de contrées moins fortunées ; leurs relations s’étendaient même jusqu’à Babylone ou Bagdad. Un curieux diplôme conservé dans les archives de la Trinité de la Cava nous apprend qu’ils s’y rendaient en naviguant ; le passage du cap de Bonne-Espérance n’étant point découvert, ce ne pouvait être qu’en traversant l’isthme de Suez, en s’embarquant sur la mer Rouge et en traversant la mer Érythrée et le golfe Persique, c’est-à-dire en contournant toute l’Arabie, qu’ils abordaient à Bagdad. Le marchand dont le diplôme de la Trinité de la Cava nous fait connaître le voyage, s’appelait Léon, fils de Sergius[26].

Du IXe au XIe siècle, les Amalfitains et les Vénitiens dominaient seuls dans toute la Méditerranée et voulaient en exclure tous les autres peuples. Ce ne fut que dans le siècle suivant que les Pisans et les Génois purent lutter contre eux avec avantage. Guillaume de Pouille, le poète et l’historien des Normands de Bénévent, raconte que dans ce temps-là nulle ville au monde n’approchait d’Amalfi pour les richesses et la population ; nuls marins ne pouvaient le disputer à ceux de cette ville pour l’ardeur et l’expérience. « Ce sont eux, dit-il, qui chaque jour rapportent les précieuses marchandises d’Antioche et d’Alexandrie. Cette nation civilisée s’est mêlée à toutes les autres ; elle transporte et expédie tout ce qu’il y a de riche et de précieux au monde[27]. »

Cet éloge était mérité, car, bien différens de son peuple à demi sauvage d’aujourd’hui, les citoyens d’Amalfi s’attiraient alors la bienveillance de toutes les nations avec lesquelles ils trafiquaient, par leur droiture, leur frugalité, leur modestie, leur esprit d’ordre et de justice, et la modération de leurs prétentions. Aussi les rencontrait-on non-seulement à Antioche et dans Alexandrie, mais encore à Caffa, Ptolémaïs, Joppé, Tunis, Tripoli, et même à Bagdad, comme nous venons de le voir.

Hic Arabes, Indi, Siculi noscuntur et Afri[28].

En reconnaissance, des services rendus, et surtout des jouissances qu’ils leur procuraient, les califes d’Égypte leur permettaient de fonder à Jérusalem des hôpitaux religieux qui donnèrent naissance à l’ordre des Hospitaliers de Jérusalem. Plus tard, Bohémond III, prince d’Antioche, leur accordait trois bazars, ou estaconi, dans lesquels ils pouvaient vendre leurs marchandises avec franchise de la moitié des droits[29]. À Constantinople, en Chypre, à Palerme, à Messine, et dans toutes les villes du littoral de l’Italie, ils avaient des établissemens analogues, auxquels ils donnaient souvent leur nom, et qui s’appelaient alors amalfitania.

L’obligation où se trouvaient leurs marins et leurs commerçans de décider les nombreux cas de controverse auxquels leurs relations étendues donnaient lieu, les engagèrent à publier un code nautique, qui prit le nom de Tables amalfitaines. La célébrité qu’ils avaient acquise, leur expérience consommée, le crédit qu’ils devaient à leur habileté et aux périls soufferts, donnèrent aussitôt un étonnant empire à ces lois, qui servirent de base au droit des gens et de fondement à la jurisprudence du commerce et de la navigation dans toute l’Europe. Vers le Xe siècle, ces tables d’Amalfi, Tavole amalfitane, avaient remplacé, même à Constantinople et dans l’Archipel, les lois rhodiennes. Les Grecs regardaient ce code comme l’oracle de la jurisprudence, et lorsqu’il s’agissait de décider quelques graves difficultés, ils prenaient toujours pour arbitres les légistes amalfitains. Chose singulière ! il ne reste aujourd’hui de ce code fameux que des lambeaux épars dans les chroniques et dans les archives de Naples. Comment est-il tombé en désuétude ? comment s’est-il perdu ? On l’ignore. La suppression d’un code d’un usage si répandu a paru assez étrange pour que l’on ait été jusqu’à nier qu’il ait jamais existé ; il y a plus : on a traité de fables ce que les chroniqueurs du XIIe siècle rapportent à son sujet. Les recherches critiques de Joseph Amorosi, magistrat napolitain, ont détruit toute espèce de doute, et ont prouvé victorieusement l’existence de ce code maritime et celle d’un code civil également perdu, et qu’on nommait la Coutume d’Amalfi[30]. Les Amalfitains que j’ai consultés au sujet de l’ancienne législation de leur ville, ne doutent pas que d’un jour à l’autre ces codes ne soient découverts dans quelqu’une des poudreuses archives du royaume, et ne soient remis en lumière.

V. — LES NORMANDS DANS LE SUD DE L’ITALIE — AMALFI SOUMISE PAR LE ROI ROGER.

Depuis la division des provinces lombardes en duchés de Salerne et de Bénévent, les forces de la petite république et celles des princes lombards s’étaient équilibrées ; et, comme nous l’avons vu, une longue trêve avait succédé aux éternelles guerres du Xe siècle. Trop heureux les deux états si cet équilibre se fût maintenu et si leur faiblesse réciproque les eût toujours empêchés de se nuire ; mais l’agent qui a toujours décidé des choses humaines, et qui leur manquait à tous deux, la force, allait leur être fatalement donné ; force aveugle comme le glaive, mobile comme la volonté du mercenaire qui vend son bras au plus offrant, et qui, si son intérêt l’y convie, tourne aujourd’hui l’épée contre la poitrine qu’il couvrait hier de son bouclier.

Mansone II, en mourant après trente-six ans de magistrature, avait laissé le pouvoir aux mains de son fils Giovani Petrella (1004). À cette époque, les relations de la république commerçante avec toutes les parties du monde connu avaient acquis un immense développement, et ses galères faisaient presque à elles seules tout le commerce de l’Orient. Pendant les dernières années du Xe siècle, il avait couru dans l’Occident une prophétie qui annonçait la fin du monde pour l’an 1000 ; cette prophétie avait frappé l’imagination des peuples ; alors chacun croyait, la ferveur était grande dans toutes les classes de la société, et tous, innocens ou coupables, n’avaient plus songé qu’à une seule chose, à faire pénitence et à paraître devant Dieu. Les pèlerinages au tombeau du Christ, sur cette terre sainte où le chrétien en débarquant se trouve absous de tous ses crimes, étaient vers cette époque devenus très fréquens. Tous les esprits aventureux, tous les pécheurs énergiques, avaient pris le chemin de la Judée, et chaque année les états maritimes de l’Italie avaient conduit et ramené des légions de ces mystiques aventuriers.

Un peuple négociant applique à tout son industrie. Dès le principe, les Amalfitains s’étaient chargés du transport des pèlerins qui souvent les payaient richement. Il arriva que, dans la première année du gouvernement de Petrella, des galères d’Amalfi ramenèrent à Salerne quarante chevaliers normands qui venaient de faire le voyage de la Terre-Sainte. Dans ce siècle, où le courage était une nécessité, les Normands passaient pour le peuple le plus brave de l’Europe. Comme ces chevaliers débarquaient à Salerne, ils virent un camp dressé sous ses murailles — Quels sont ces guerriers ? demandent-ils aux Salernitains. — Des Sarrasins. — Pourquoi poussent-ils ces cris de joie et dansent-ils sur la plage ? — C’est que tout à l’heure ils ont partagé la moitié de la rançon que la ville doit leur payer. — Quoi, ces mécréans ont osé rançonner des chrétiens ? — Et, sans en demander davantage, les Normands prennent leurs masses d’armes, se mettent à la tête des milices de la ville, se précipitent sur le camp des Sarrasins et font succéder à leurs fêtes une scène de carnage et de terreur ; les uns fuient, les autres veulent résister et sont taillés en pièces ; le plus grand nombre est fait esclave ; quelques-uns seulement se rembarquent, laissant leurs tentes et leurs richesses sur la plage.

Guaimard et les Salernitains comblèrent de présens leurs libérateurs, et, après avoir vainement essayé de les retenir, les renvoyèrent sur un navire chargé de fruits et d’étoffes précieuses. Lorsque, au retour, ils eurent fait goûter ces fruits à leurs compatriotes et qu’ils leur eurent raconté leur merveilleux voyage, ces hommes du nord ne songèrent plus qu’à visiter ce pays où mûrissaient la figue et l’orange. C’est à partir de ce moment qu’apparurent ces nombreuses troupes de pèlerins armés qui, sous le prétexte de visiter les abbayes du mont Cassin et du Gargano, envahirent le midi de l’Italie et se fixèrent à la cour des souverains du pays, au service desquels ils consacraient leur forte épée. Les ducs de Bénévent et de Salerne durent naturellement les accueillir ; avec leur aide puissante, ils soumirent d’abord Sorrente et bientôt menacèrent Amalfi qu’affaiblissaient les divisions de la famille ducale. Les deux petits-fils de Giovani Petrella, soutenus chacun par un parti puissant, se disputaient l’autorité ; tour à tour doges, ou proscrits, à la tête de la république ou relégués sur l’un des rocs des Syrènes, au lieu de se tenir en garde contre un voisin ambitieux, ils ne songeaient qu’à se nuire. Ce voisin, c’était Guaimard IV, prince de Salerne ; quand il se fut assuré de l’appui des Normands, il vint mettre le siége devant Amalfi (1039). Sur le point de succomber comme les habitans de Sorrente, les Amalfitains eurent recours à la politique qui, jusqu’alors, leur avait réussi ; ils cédèrent en faisant leurs conditions, ils déclarèrent Guaimard duc d’Amalfi, mais sous condition que leurs priviléges seraient respectés, que la république garderait sa nationalité et ne serait pas annexée à la principauté de Salerne. Amalfi mettait dès-lors en pratique cette science des transactions qui fut toute la politique des Italiens et qui fit la grandeur de Venise et de Florence. Les Romains avaient pour maxime de ne jamais traiter tant que l’ennemi en armes occupait une partie du territoire de la république. Les Amalfitains, qui se disaient issus des Romains, ne montrèrent jamais cette inflexibilité de caractère ; ils s’étudiaient plutôt à céder à propos et ne craignirent pas, quand la crise l’exigeait, d’adopter le patronage d’un voisin puissant et de le mettre même à la tête de la république, de sorte que l’on eût pu dire de ce petit état, comme de Rome républicaine, qu’il n’y avait pas de prospérité dont il n’eût profité et de malheurs dont il ne se fût servi.

Du jour de l’élection de Guaimard, toutes relations cessèrent entre Amalfi et l’empire grec, qui perdit l’ombre d’autorité qu’il avait conservée sur cette ville. Le prince de Salerne en hérita.

Ces concessions de la part d’un état républicain étaient grandes, et cependant toute étincelle de liberté n’était pas éteinte au cœur de ses citoyens. Guaimard, à peine installé au pouvoir, manqua aux engagemens qu’il avait pris : sous prétexte qu’il ne pouvait s’occuper efficacement des affaires de la cité, il nomma doge en sa place Mansone III, précédemment déposé et confiné dans les îles des Syrènes, en le déclarant son feudataire et en se réservant le titre de duc d’Amalfi ; mais les Amalfitains refusèrent de se soumettre à ces humiliantes mesures. Quelques-uns même, ayant voulu recourir aux armes, Guaimard les déclara rebelles et les traita avec la dernière rigueur. Dès-lors, une conjuration se forma parmi les citoyens d’Amalfi ; des conciliabules se tenaient au milieu des rochers, dans les endroits les plus solitaires des montagnes ; les Salernitains, que Guaimard n’opprimait pas moins, se joignirent à eux, et tous, d’un commun accord, firent serment de se délivrer du tyran.

Le chemin qui conduit de Salerne à Amalfi traverse l’une des contrées les plus sauvages de l’Italie ; tracé sur l’escarpement de montagnes dont la base plonge dans la mer, tantôt il s’élève au sommet de rocs décharnés, tantôt il descend le long d’étroites et périlleuses corniches au fond d’obscures vallées. Ce fut dans l’un de ces ravins, non loin de Vietri, que les conjurés attendirent le duc Guaimard un jour qu’il se rendait d’Amalfi à Salerne. Les conjurés s’étaient cachés au fond de l’une des nombreuses grottes que longe le chemin ; aussitôt qu’ils virent Guaimard à leur portée, ils sortirent tous ensemble, l’épée, la hache et le poignard à la main. Guaimard, abandonné de ses gardes, essaya vainement de se défendre ; il tomba frappé de trente coups de poignard ; puis, les conjurés s’attelèrent à son cadavre, et le traînèrent le long des rochers jusque dans les murs de Salerne, dont le peuple se souleva au cri de liberté. Pendant ce temps, les Amalfitains qui étaient du complot rentraient dans leur ville, où leurs complices les attendaient. Le doge aveugle, Mansone, n’essaya pas de leur résister ; il prit la fuite, laissant la place à son frère Jean III, qui fut réintégré pour la troisième fois.

Les Sorrentins furent moins heureux que leurs voisins d’Amalfi. Guidone, frère de Guaimard et son lieutenant à Sorrente, ayant appelé les Normands à son aide, maintint son autorité dans cette ville, et marchant aussitôt sur Salerne, y entra de vive force cinq jours après la mort de Guaimard. Il fit sur-le-champ trancher la tête à quatre seigneurs de sa famille impliqués dans la conjuration, et à trente-six des habitans de la ville les plus compromis. Il installa ensuite Gisulfe, fils de Guaimard, comme chef de la principauté, et retourna à Sorrente sans avoir osé attaquer Amalfi. Cette petite république fut donc le seul des trois états qui profita de cette révolution ; elle était libre, mais Gisulfe lui fit payer chèrement cette liberté. Gisulfe, dont les états entouraient le territoire d’Amalfi, et qui était maître des ports voisins, se saisissait de tous les navires de la république que les hasards de la mer obligeaient à relâcher dans ces ports, emprisonnant leurs équipages, et quelquefois mettant à mort leurs commandans. Jean III, le vieux doge rétabli, manquait de l’énergie nécessaire pour tirer vengeance de ces insultes. Ce fut alors que les Amalfitains, poussés à bout, eurent recours à une puissante, mais fatale protection.

Entre tous ces pèlerins armés qui avaient envahi l’Italie, on distinguait les fils d’un gentilhomme normand qui descendait du fameux Rollon. Tancrède de Hauteville était le nom de ce gentilhomme ; il avait eu douze fils, et dix d’entre eux étaient successivement passés en Italie, Guillaume Bras-de-Fer, Drogon et Humfroi les premiers, puis Robert Guiscard, Humbert et Mauger, et, enfin, Bohémond, Roger et leurs autres frères. Par une faculté assez rare, mais qui tenait, sans doute, au génie naturel de leur nation, ces Normands étaient à la fois guerriers courageux et politiques consommés, des lions dans le combat, des anges dans le conseil, a dit Guillaume de Pouille leur historien ; s’ils savaient vaincre, ils savaient surtout profiter de la victoire, et fonder en même temps que conquérir. Robert Guiscard fut le plus habile de ces princes. Maître du midi de l’Italie, il avait le premier établi dans ces provinces un pouvoir régulier en se faisant nommer duc de la Pouille et des Calabres. Allié douteux de Gisulfe, dont il avait épousé la sœur, il convoitait ses états et n’attendait qu’une occasion favorable pour s’en emparer. Ce fut à lui que les Amalfitains s’adressèrent, réclamant son appui contre le tyran de Salerne[31].

Cette démarche des Amalfitains fut une immense faute. Robert Guiscard, dont ils invoquèrent le secours, était trop puissant et trop en veine de conquêtes pour rester désintéressé. Ce n’était donc plus un protecteur, c’était un maître qu’ils allaient se donner. Robert Guiscard saisit en effet avec empressement une occasion si favorable de se rendre maître de Salerne. Il investit cette ville du côté de la terre, se rendit avec ses soldats à Amalfi, où les partisans de Gisulfe avaient excité quelques désordres, les chassa, y éleva quatre châteaux dans lesquels il mit garnison, accepta le patronage de la ville que lui offraient les citoyens, garantit pour cette fois encore leur indépendance et leur ancienne constitution, et, traînant après lui leurs milices et leur flotte, il vint achever du côté de la mer le blocus de Salerne.

Maître de cette ville, dont le siége dura huit mois, Robert en chassa Gisulfe, qui se retira au couvent du mont Cassin. Gisulfe fut le dernier des princes de la dernière dynastie lombarde d’Italie. Cette dynastie avait gouverné pendant cinq siècles les provinces de Bénévent et de Salerne ; elle périt par sa faute, ayant la première appelé les Normands dans ses états, et entraîna dans sa ruine les républiques voisines de Naples, de Gaëte et d’Amalfi. Les citoyens de cette dernière ville avaient aidé à la conquête de Salerne, ils en furent bientôt punis. Ces Normands, dont ils avaient invoqué le patronage et le secours, ne tardèrent pas à tourner contre eux leurs armes victorieuses, et toute la fin du XIe siècle et le commencement du XIIe nous offrent le spectacle d’une lutte longue et inégale entre la petite république et les successeurs ambitieux de Robert Guiscard. Soumis un jour, le lendemain les citoyens d’Amalfi courent aux armes, réclamant sinon leur entière liberté, du moins le maintien de leurs priviléges et de leurs franchises. Une fois même, en 1096, ils parviennent à chasser les Normands des quatre châteaux que Robert Guiscard avait construits ; ils élisent doge Marino Pensabaste, qui dans une première rébellion s’était bravement mis à leur tête, proclament leur indépendance, et luttent cette fois contre l’oppression avec un véritable et trop tardif héroïsme.

Roger, indigné de la révolte des Amalfitains, avait armé contre eux son frère Bohémond et son oncle Roger de Sicile. Les trois princes, à la tête des milices de Sicile, des Calabres et de la Pouille, et secondés par une flotte imposante et vingt mille Sarrasins, assiégèrent la ville par terre et par mer. La flotte bloquait le port, leurs troupes couvraient les monts du voisinage, et en fermaient toutes les issues[32]. Les Amalfitains ne se découragèrent cependant pas, et repoussèrent avec succès les attaques des princes confédérés. Néanmoins, privés de tout recours et bloqués étroitement, peut-être eussent-ils fini par succomber, si la nouvelle de la première croisade, prêchée par Urbain II, ne fût venue rompre l’accord qui existait entre les assiégeans. Bohémond, apprenant qu’une armée française traversait Rome pour se rendre dans la Terre-Sainte, fut saisi d’une subite inspiration ; il mit en pièces deux chlamydes de pourpre et les fit découper en croix ; attachant, ensuite, l’une de ces croix sur son épaule, il distribua les autres à plus de cinq cents chevaliers, ses compagnons. Tancrède, son cousin, que le Tasse a immortalisé dans son poème, était au nombre de ces chevaliers. La fleur de l’armée de Roger imita l’exemple de Bohémond et de ses compagnons. Remplis d’enthousiasme et s’écriant : Dieu le veut ! tous firent serment de ne revenir en Europe que lorsqu’ils auraient conquis la cité sainte. Peu de jours après, l’armée de Bohémond et une partie de celle de Roger suivaient le chemin de Reggio, où ils devaient s’embarquer pour l’Orient. Cette espèce de désertion avait rempli Roger d’une violente indignation ; il fallut bien néanmoins qu’il renonçât à l’espoir de soumettre Amalfi qu’il bloquait depuis six mois. Il leva donc le siége, ramena ses soldats dans la Pouille, et attendit une occasion plus favorable[33].

Cette occasion ne se présenta que cinq ans plus tard, en 1101. Amalfi, surprise, dut se soumettre au prince normand ; mais en 1131 elle avait recouvré son indépendance, car à cette époque nous voyons le roi Roger de Sicile, héritier des ducs de Pouille, sommer ses citoyens de lui livrer leurs forteresses et de faire abandon de leurs priviléges, contraires, disait-il, à ses prérogatives royales, et sur leur refus assiéger de nouveau leur ville. Leur défense fut opiniâtre ; ils rappelèrent leurs vaisseaux, armèrent toutes les forteresses de la côte, et jurèrent de s’ensevelir sous les ruines de leur ville plutôt que de reconnaître un roi absolu. Attaqués d’un côté par l’armée normande, de l’autre par la flotte sicilienne, que commandait George d’Antioche, amiral du roi, ils tinrent bravement tête à l’orage. Les garnisons qu’ils avaient mises dans les petits châteaux de la côte ne restaient pas inactives et incommodaient fort les assiégeans ; Roger fut donc obligé d’attaquer ces châteaux et de les emporter successivement, aucune des garnisons n’ayant voulu se rendre qu’après plusieurs assauts, dans lesquels périt la fleur des milices de la république. Caprée et le fort de Guallo dans les îles des Syrènes furent soumis les premiers ; les assiégeans s’emparèrent bientôt de Ravello et de la Scala ; Majori, Tramonti, Cetara, succombèrent ensuite ; enfin, après une résistance qui avait duré une année entière, Amalfi, privée de tout secours, se vit à la merci du roi Roger ; sa liberté était donc perdue, et de plus elle avait à redouter la vengeance d’un vainqueur irrité. Cependant Roger lui laissa une ombre d’indépendance, et traita ses citoyens avec douceur. Parmi les chroniqueurs, les uns attribuent cette conduite magnanime du vainqueur à l’intercession de saint André, patron d’Amalfi ; les autres racontent une histoire moins surnaturelle, mais fort peu vraisemblable. La nuit qui précéda la soumission de la ville, le roi Roger, disent-ils, fut tiré subitement de son sommeil par une voix qui l’appelait doucement ; Roger ouvrit les yeux, et, se levant sur son séant, vit debout à son chevet un homme, armé d’une hache sanglante, et tout prêt à lui ouvrir le crâne s’il appelait. — Qui es-tu ? lui dit le roi ; un ange, ou un mauvais esprit ? — Je suis un homme comme toi, un homme qui, tu le vois, est maître de ta vie. — D’où viens-tu, et que me veux-tu ? — Je viens d’Amalfi ; cette hache m’a ouvert la porte de ta tente, et je viens te demander la liberté de mon pays. — Roger jeta un regard rapide autour de lui, et vit qu’il était seul ; il était nu et sans armes, mais d’une force herculéenne et d’un trop grand courage pour être effrayé. — Quel est ton nom, dit-il à l’inconnu, et qui t’a chargé d’une semblable mission ? — Je m’appelle Pietro Alferio ; je suis le cinquième de six frères décidés tous comme moi à rester libres ou à mourir, et qui m’ont choisi cette fois comme le plus brave. — Eh bien ! Pietro Alferio, s’écria Roger en bondissant d’une façon terrible et en saisissant son adversaire à la gorge et lui arrachant sa hache ; eh bien ! va dire à tes cinq frères et à tes concitoyens que Roger tout nu et dans son sommeil a su terrasser le plus brave des citoyens d’Almafi ; dis-leur aussi qu’ils fassent leur soumission, et ils n’auront pas plus à se repentir du passé que toi d’avoir osé réveiller le roi Roger.

Le lendemain Amalfi ouvrit ses portes. Roger reconnut, en effet, par une honorable capitulation, le droit qu’elle avait de se gouverner d’après ses lois municipales, l’incorporant toutefois à sa nouvelle monarchie, et ajoutant à ses autres titres celui de duc d’Amalfi[34].

VI. — LES PISANS SACCAGENT AMALFI ; DÉCADENCE DE CETTE VILLE.

La conquête d’Amalfi devait entraîner celle de Naples sa voisine ; elle causa un tel effroi à Sergius, son duc, qu’il s’empressa de se rendre à Salerne et de remettre entre les mains de Roger les clés de sa ville, se déclarant son vassal ; mais cet acte d’humilité ne le sauva pas. Roger voulait être roi à Naples comme il l’était à Salerne, à Sorrente et à Amalfi. Les Napolitains avaient imprudemment donné asile au prince Robert de Capoue, son compétiteur ; Roger leur reprocha cette conduite équivoque, et vint mettre le siége devant leur ville. Roger, pour soumettre Naples, avait requis la flotte et les milices d’Amalfi, qui ne le secondaient qu’en frémissant. Sergius, duc de Naples, s’il eût été plus habile, eût pu détacher les Amalfitains de la cause du roi, et trouver en eux des amis et peut-être des auxiliaires ; loin de là, il arma contre eux la rivalité des Pisans, ses alliés, et s’en fit des ennemis irréconciliables.

Depuis long-temps les Pisans nourrissaient le désir d’écraser des concurrens préférés, et qui les avaient devancés sur tous les marchés de l’Orient ; ils savaient qu’une fois les Amalfitains détruits, ils hériteraient de leur opulente et nombreuse clientelle ; leurs passions haineuses et jalouses n’avaient donc pas besoin d’être stimulées, elles n’attendaient qu’une occasion pour éclater et se satisfaire ; cette occasion se présentait enfin, et ils la saisirent avec empressement. Les consuls de Pise, Alzopardo et Cane, avaient amené au secours de Naples une flotte de cent galères. Trouvant le port de Naples bloqué par les vaisseaux d’Amalfi, et apprenant que les milices de cette ville étaient en quartier à Aversa, dans la terre de Labour, ils laissèrent la moitié de leur flotte à l’entrée du golfe pour observer l’ennemi, et firent voile vers Amalfi avec l’autre moitié. Le 19 août 1135, au point du jour, les habitans de cette ville, étonnés de voir leur rade couverte de navires, s’imaginèrent que leur flotte revenait de Naples, et ouvrirent la chaîne du port pour la recevoir. Les Pisans profitèrent de leur erreur, ne leur donnèrent pas le temps de se reconnaître, forcèrent l’entrée du port, couvrirent le rivage de leurs soldats, pénétrèrent dans la ville dépourvue de défenseurs, et la mirent au pillage[35]. Le sac dura trois jours, durant lesquels les Pisans transportèrent sur leurs navires d’immenses richesses enlevées aux temples et aux palais d’Amalfi. Le fameux exemplaire des Pandectes qu’on voit aujourd’hui à Florence à la bibliothèque Laurenzienne faisait partie de ces dépouilles.

Le double but que les Pisans se proposaient en dévastant Amalfi, était rempli ; ils avaient secouru les Napolitains leurs alliés, et détruit leurs rivaux. Les Pisans mettaient déjà en pratique cette politique des puissances maritimes, qui pensent qu’on ne peut brûler assez de vaisseaux, ni détruire assez d’arsenaux : c’est une manière comme une autre d’amortir la concurrence. Mais, enivrés par leur facile victoire, les Pisans prolongèrent imprudemment leur séjour dans la ville dévastée ; il y a plus, ils résolurent d’emporter de vive force les deux villes de Ravello et de la Scala, qui passaient pour très riches. La Scala, construite sur la roche de Cama, a donné, on le sait, naissance à Amalfi, qui de ces rocs est descendue vers la mer. Ravello est bâtie comme la Scala sur un rocher, et semble détachée de cette dernière ville par le profond ravin d’Atrani. La Scala était toujours restée soumise à Amalfi ; Ravello, fondée vers le IXe siècle par les riches patriciens de la république, dans l’une des plus admirables situations du midi de l’Italie, s’en était séparée du temps de Robert Guiscard. Sa population, chose incroyable quand on connaît le site sauvage que cette ville occupait, s’élevait à plus de quarante mille habitans, et ses citoyens étaient les plus riches et les plus fiers des habitans de la contrée. Quand les Amalfitains s’étaient soulevés contre Robert Guiscard, en 1080, l’opulente ville des montagnes lui était restée fidèle, mais plutôt pour se déclarer indépendante d’Amalfi, sa puissante voisine, que par dévouement à la nouvelle dynastie normande. Ravello, avant sa rébellion, s’appelait Toro ; depuis, les Amalfitains l’avaient appelée Rebello d’où Ravello par corruption. Ses ruines singulières, et quelquefois magnifiques, nous montrent quelle était alors sa richesse. Sa rébellion contre Amalfi lui avait du reste été profitable, Robert lui ayant donné un évêque et des franchises.

De la plate-forme élevée où est bâtie cette ville, on jouit d’un horizon admirable ; l’air qu’on y respire est pur et balsamique ; la terre, couverte de figuiers, de vignes, de mûriers et d’arbrisseaux résineux de toute espèce, y est d’une merveilleuse fertilité. Cette riche plate-forme était inaccessible comme celle de la Scala, et le château de la Fratta commandait les rudes sentiers qui y conduisaient. Les Pisans crurent néanmoins qu’ils auraient aussi bon marché de Ravello et de la Scala que d’Amalfi, ces villes étant dépourvues de leurs milices les plus braves ; mais la petite garnison du château de la Fratta repoussa héroïquement toutes les attaques des Pisans. Ils livraient un dernier et terrible assaut, quand l’armée des Amalfitains, partie en toute hâte de ses quartiers d’Aversa, parut tout à coup sur les hauteurs voisines ; le roi Roger la conduisait en personne à travers les défilés du mont Cereto, réputés jusqu’alors inaccessibles. À cette vue, les généraux pisans font cesser l’attaque et rappellent leurs soldats ; mais, avant qu’ils aient eu le temps de se reconnaître, les milices d’Amalfi se précipitent sur eux du haut des montagnes, au cri de Vengeance et saint André ! et les rejettent confusément du côté du ravin. Resserrés entre l’extrême bord du précipice et les piques des Amalfitains, la plupart furent pris ou tués. Des deux consuls de Pise, Alzopardo et Cane, l’un mit bas les armes avec un corps de quinze cents soldats, l’autre fut égorgé dans la mêlée. La défaite des Pisans fut complète ; leur flotte, ayant recueilli à la hâte un petit nombre de fuyards, appareillait en désordre, quand les galères d’Amalfi et de Sicile, échappées à la surveillance de la division pisane laissée devant Naples, apparurent, doublant le promontoire de la Conque, et fondirent sur la flotte fugitive. La plupart de ses vaisseaux qu’alourdissait un riche butin furent coulés à fond en essayant de se défendre ; les meilleurs voiliers, secondés par un vent favorable, échappèrent seuls aux confédérés[36].

Amalfi était vengée, mais cette première invasion pisane n’en avait pas moins porté un coup mortel à sa prospérité. Ses arsenaux étaient détruits, ses trésors épuisés, ses temples et ses palais dévastés, et son commerce interrompu ; de plus, elle avait désormais à redouter l’inimitié des Pisans. Ce ne fut pourtant que deux ans plus tard que ceux-ci, auxiliaires dévoués du duc Sergius et de Robert de Capoue qui se défendaient toujours dans Naples, armèrent de nouveau cent galères auxquelles se joignirent un nombre égal de vaisseaux génois. Cette flotte devait assiéger Salerne, capitale des états du roi Roger en Italie ; elle devait surtout venger Pise du désastre de la Fratta. Ce fut un jour fatal pour Amalfi que celui où cette formidable flotte se déploya sous ses murailles et la somma d’ouvrir ses portes. Cette fois elle perdit plus que des hommes et des richesses, elle perdit le prestige moral qui jusqu’alors l’avait soutenue ; ses citoyens, qui, en 1096, avaient si courageusement repoussé les assauts répétés de trois princes normands secondés de vingt mille Sarrasins, et que le roi Roger n’avait pu soumettre qu’après une longue suite de combats, ne songèrent pas même cette fois à résister aux Pisans. Il semble qu’en perdant leur indépendance, ils avaient perdu aussi tout courage et toute énergie. Ils se rendirent à merci, offrant de se racheter du pillage à prix d’or : c’était là tout ce que voulaient les Pisans. Ils exigèrent de la malheureuse ville des sommes si considérables, que sa ruine fut en quelque sorte consommée[37].

Mais c’était moins d’Amalfi que de Ravello et de la Scala que les Pisans avaient à cœur de se venger, la résistance de ces deux villes ayant été la première cause de leurs désastres. Ils sommèrent donc leurs habitans de payer également une rançon exorbitante, et sur leur refus ils les assiégèrent avec toutes leurs forces. Cette fois il n’y avait plus de secours à espérer du dehors, et néanmoins, grace à la force de leur situation et à l’appui qu’elles pouvaient mutuellement se prêter, ces villes eussent sans doute repoussé l’attaque des Pisans, si un incident singulier, en livrant l’une d’elles à l’ennemi, n’eût entraîné la perte de l’autre.

Il y avait au centre de la ville de la Scala une espèce de gouffre profond qui servait d’égout, et dans lequel les habitans jetaient leurs immondices, que les eaux pluviales entraînaient dans le torrent voisin, à travers le massif de la montagne. Un des capitaines pisans, ayant trouvé un jour, à la sortie de cet égout, le corps d’un dogue monstrueux, fit remarquer à ses compagnons que, puisque un animal d’une si grande taille avait pu passer sans difficulté par ces couloirs souterrains qui aboutissaient à la ville, un homme pourrait s’y glisser ; « et où un homme peut passer, une armée passe, » ajouta-t-il en songeant à profiter de sa découverte. Il en fit part en effet aux autres généraux, qui, le jour même, firent sonder les entrailles de la montagne par de hardis aventuriers ; ceux-ci rapportèrent que, tantôt rampant, tantôt marchant, tantôt se hissant le long de ces souterrains, ils étaient arrivés à un endroit où le gouffre s’élargissait. Cet endroit était voisin de son issue dans la ville, et présentait de tous côtés des parois perpendiculaires, dont la hauteur ne pouvait être bien grande, puisque, du fond de cette espèce de puits, ils avaient entendu les conversations des femmes de la ville et vu les toits de ses maisons. « Mais néanmoins, ajoutaient-ils, on ne pourrait escalader ces parois sans échelles ; et comment traîner des échelles assez longues dans ces tortueux labyrinthes ? » Les généraux pisans tinrent conseil, et décidèrent que, tandis qu’on attaquerait ouvertement la ville, une troupe de soldats déterminés y pénétrerait par surprise en se glissant dans le souterrain. Mais que faire pour escalader les parois du gouffre ? « Que cela ne vous cause aucun souci, dit tranquillement l’officier qui avait découvert le passage ; donnez-moi le commandement de ces braves gens, je me charge de leur procurer des échelles, et je prends saint Reynier à témoin que, fussent-ils deux mille, je les conduirai tous, jusqu’au dernier, au cœur de la ville. » Le conseil choisit sur-le-champ un homme si brave et qui paraissait tellement sûr de son fait. Le lendemain, au moment où le soleil se couchait, l’armée pisane s’ébranla et donna à la ville un terrible assaut ; tandis que tous ses habitans en état de combattre, montés sur le rempart, tenaient bravement tête aux assaillans, tout à coup des cris aigus retentirent au fond de l’égout, placé, comme nous l’avons dit, au centre de la ville : c’étaient les cris d’un jeune campagnard que le chef de la troupe qui s’était glissé sous la montagne avait amené avec lui et faisait battre de verges. « Un de nos enfans se sera laissé choir au fond du puits et se sera grièvement blessé, » s’écrient les habitans des maisons voisines ; et aussitôt vingt échelles sont établies le long des parois du gouffre, et autant d’habitans s’apprêtent à y descendre. Mais quel est leur étonnement et leur effroi, quand tout à coup, au sommet de chacune de ces échelles, apparaît un soldat couvert de fange et la hache à la main ! Avant que ces bonnes gens aient eu le temps de se reconnaître et d’appeler du secours, toute cette troupe décidée s’est précipitée hors de l’égout, et, sans s’amuser à les poursuivre, résistant même à la tentation de piller les riches palais voisins, elle court vers l’une des portes, dont elle égorge les défenseurs pris à revers. Une fois maîtres de la porte, les Pisans étaient trop nombreux pour que la Scala pût leur résister. Ses habitans furent tous ou tués ou faits esclaves ; la ville fut saccagée d’une manière horrible, puis rasée. Jamais elle ne se releva de ses ruines.

Ravello, la voisine de la Scala, essaya bien encore de résister aux Pisans victorieux ; mais elle ne tarda pas à succomber, et fut également dévastée. La perte de ces deux cités auxiliaires acheva la ruine d’Amalfi. La jalousie des Pisans fut satisfaite ; ils n’eurent plus à redouter la rivalité d’une ville qui déclina rapidement. Ses comptoirs furent successivement abandonnés, son crédit anéanti, et lorsque, en 1350, les rois de Naples lui enlevèrent ses institutions municipales, seuls restes de son ancienne constitution républicaine, qu’avait maintenues le roi Roger, ils ne frappèrent plus qu’un cadavre, car cette ville, qui en 1137, au commencement de sa décadence, comptait environ cinquante mille habitans, ne renfermait plus alors qu’une insignifiante population.

L’homme avait commencé la ruine d’Amalfi, la nature l’acheva. Déjà en 1013, une violente tempête avait, comme nous l’avons dit, détruit en partie la ville basse et changé complètement l’aspect de la cité. La chronique de Minori triomphante nous apprend qu’avant cette tempête le port occupait tout l’espace qui s’étend d’Amalfi à Majori, c’est-à-dire une étendue de près de trois milles. Chacun des petits ports d’Atrani, de Marmorata et de Minori formaient sans doute alors autant de bassins, rattachés l’un à l’autre par des ouvrages dont aujourd’hui il ne reste pas même de traces. Derrière le port s’étendaient les arsenaux, les chantiers, les marchés, un théâtre, des thermes, l’hôpital et la monnaie. La mer gagne sur ces rivages comme sur ceux des golfes de Naples et de Baïa. Lorsque le vent de sirocco souffle avec violence, les vagues, ne rencontrant aucun obstacle, acquièrent une irrésistible puissance et déferlent avec fureur sur les rochers de la côte, dont elles détachent chaque jour des fragmens considérables. Ce n’était donc qu’à force de persévérance et au prix de travaux dispendieux que les Amalfitains étaient parvenus à créer un port. Lors de la décadence de leur ville, les citoyens d’Amalfi, ayant perdu leurs richesses, que le commerce n’alimentait plus, ne purent entretenir ces travaux élevés à grands frais. Les digues furent rompues, les murs s’écroulèrent, et le 24 novembre 1343, la veille de la Sainte-Catherine, une tempête s’étant élevée, la plus terrible de toutes celles dont les annales du royaume aient conservé le souvenir, la mer, renversant ces faibles obstacles, détruisit le port, et du même coup abîma les quartiers qui l’avoisinaient et rasa tous les édifices bâtis sur la plage[38]. Le désastre fut complet et sans remède ; des bancs de galets, que la mer venait battre, s’accumulèrent à la place occupée naguère par la ville et le port. De ce jour, tout commerce cessa, et comme république, comme ville commerçante et comme port, Amalfi n’exista plus.

La ruine si rapide d’Amalfi semble justifier cette remarque de Montesquieu, que les puissances fondées par le commerce peuvent subsister long-temps dans la médiocrité, mais que leur grandeur est de peu de durée ; elles s’élèvent peu à peu et sans que personne s’en aperçoive, car elles ne font aucun acte particulier qui excite l’attention et signale leur puissance ; mais lorsque la chose est venue au point qu’on ne peut s’empêcher de la voir, chacun cherche à priver la nation commerçante d’un avantage qu’elle n’a pris, pour ainsi dire, que par surprise. Nous voyons, en effet, les Lombards, puis les Normands, puis les Pisans, aidés des Génois, commencer ou achever la ruine du petit état d’Amalfi, qui ne devait son importance qu’à ses relations et à son commerce.

La cité d’Amalfi était déjà singulièrement déchue de son opulence et de sa grandeur, lorsqu’en 1254, ressentant sans doute quelques velléités de liberté, elle suivit le parti guelfe, et, embrassant la cause du pape Innocent IV, se souleva contre Manfred. Manfred, ayant reconquis son royaume à l’aide de ses Sarrasins de Nocera, se vengea avec un certain dédain de la rébellion des Amalfitains. Il se contenta de faire occuper Atrani, qui alors faisait partie d’Amalfi, et dont l’archevêque avait été l’instigateur de la révolte, par un corps de mille Sarrasins, et de fermer l’église archiépiscopale, dont il accorda les bénéfices et les rentes au fameux Jean de Procida, son médecin, son ami et son conseil.

La garnison sarrasine occupa long-temps Atrani, exerçant toutes sortes de vexations et de rapines dans le pays, et ne respectant pas même les nombreux couvens de femmes situés aux environs de la ville. Les victimes du libertinage des Africains furent très nombreuses et choisies dans toutes les classes du peuple. De nos jours, la population d’Atrani est encore considérée par ses voisins comme à demi sarrasine. Les habitans d’Amalfi eux-mêmes n’ont point assez de moqueries contre la prétendue prononciation arabe de leurs anciens concitoyens, dont les accens gutturaux dégoûtent, disent-ils, merveilleusement les oreilles[39].

Dans les siècles qui suivirent, la bourgade d’Amalfi appartint tour à tour à des princes des maisons Colonne et Orsini, auxquels les souverains de Naples en firent don, et aux Piccolomini, alliés à la maison d’Aragon. Ces derniers princes étaient en marché pour la vente de ce duché qu’ils avaient possédé cent treize ans, avec Zénobie del Carreto, princesse de Melfi dans la Pouille, pour la somme de 212,697 ducats ; mais le prince de Stigliano ayant enchéri sur la princesse Zénobie, et offrant 216,160 ducats, le duché lui fut adjugé. Ce marché avait lieu en 1584. Qu’eussent dit les consuls, les sénateurs et les doges d’Amalfi, s’ils eussent vu leur république, maîtresse de la Méditerranée pendant deux siècles, adjugée au plus offrant pour quelques milliers de ducats ?

Les descendans de ces républicains avaient toutefois conservé assez d’amour-propre national pour s’indigner d’un tel marché. Le prince de Stigliano n’ayant pu en effectuer le paiement sur-le-champ, les habitans d’Amalfi rassemblèrent aussitôt la somme convenue, et réclamèrent auprès du domaine royal la préférence dans une pareille vente. Cette préférence leur fut accordée ; les Amalfitains purent donc se racheter, et firent, du reste, une bonne affaire, car dans l’espace de six mois au plus ils trouvèrent moyen de revendre au plus offrant les nombreux fiefs qui dépendaient de leur duché, et ils retirèrent de cette vente un bénéfice de près d’un million de ducats.

Les Amalfitains, dans cette circonstance, avaient su réunir à l’amour-propre national le génie commercial de leurs ancêtres ; on eût pu les croire d’un autre siècle.

Ce singulier marché est, en quelque sorte, la dernière page de l’histoire d’Amalfi, qui n’est plus qu’un bourg du second ordre, et qui suit la fortune du royaume de Naples, dont il fait partie. L’Europe avait depuis long-temps oublié l’existence et jusqu’au nom de la petite république, lorsqu’une éclatante et singulière catastrophe vint tout à coup le lui remettre en mémoire. Naples tout entière s’était soulevée, ses lazarroni demi-nus avaient vaincu les vieilles bandes espagnoles et frappé de terreur le duc d’Arcos, son orgueilleux vice-roi ; pendant plusieurs jours, cette formidable populace avait obéi à un des siens comme à un roi, réclamant, par son organe, avec une effrayante unanimité, le rétablissement de ses priviléges garantis par Charles-Quint, et la suppression des taxes qui l’écrasaient. Cet élu de la grande cité, qui, à son gré, apaisait ou soulevait la tempête populaire, c’était Thomas Agnello, un jeune pêcheur d’un petit port de la côte qui s’appelait Amalfi.


Frédéric Mercey.
  1. Voyez la livraison du 15 janvier.
  2. Et non à Melphi dans la Pouille, comme l’ont avancé quelques auteurs, entre autres M. de Sismondi. Melphi dans la Pouille est située à quarante milles du cap Palinure, dans l’intérieur des terres. De plus, cette ville n’a été fondée qu’en 937.
  3. P. Orose, lib. IV, cap. IX.
  4. Et quia similiter dictus locus Ebuli non erat tutus propter continua prælia… rapinas, etc. Deliberaverunt quietudinem requirere quæ tum temporis in Italiam non reperiebatur nisi in hæremis ac asperrimis locis et montaneis. (Chronic. amalphitanum.)
  5. Descenderunt de Scala ad vallem illam usque ad littus maris… et in eo loco ipsi Malphitani cœperunt ædificare urbem. (Chron. amalphitanum.)
  6. Peperit Scala ipsam Amalphiam metropolim. (Ughelli, Ital. sacra, tom. VII.)
  7. Camille Peregrin, in Trad. Benev., pag. 31, 71.
  8. Camille Peregrin, Hist. princip. Lungob.
  9. Chron. Napolit., ap. C. Peregrin., tom. III — Ce fut en 828 qu’une vengeance d’amour leur livra la Sicile, comme elle leur avait livré l’Espagne.
  10. Sainte Trophimène est encore la patronne de la côte, et l’on voit toujours ses reliques dans l’église de Minori, où elles sont renfermées dans un coffre de marbre. Sainte Trophimène était Sicilienne et de noble origine. Quand elle fut en âge d’être mariée, elle déclara à son père qu’elle avait consacré sa virginité à Jésus-Christ, et refusa tous les partis qui se présentèrent ; son père insistait ; elle s’enfuit sur le continent. Revenue plus tard en Sicile, elle subit le martyre sous Maxime et Dioclétien.
  11. Chron. amalphit., cap. III. — Anonym. Salern., cap. LXIV.
  12. Aiebant Amalfitani vicissim inter se : Ille, qui nobis opes varias tribuit abundanter extinctus est, veniet ignotus alius ; in servitutem nos deducet, filiasque nostras tollet et suis servis dabit. (Anonym. Salern., cap. LXIX.)
  13. Anonym. Salern., cap. LXIX.
  14. Anonym. Salern., cap. LXIX.
  15. Ciacconi, Vit. pontif., tom. I. — Rinaldi, Eccles., tom. II, pag. 381. — Buccelin, annal. Benedict., an 849.
  16. Da mihi, obsecro, tegumentum quod in capite tuo geris, etc. (Anonym. Salern., cap. CXVIII.)
  17. Anonym. Salern., cap. CXXI.
  18. Manu-Cusi, coniati a Mano. — V. Zaneti, Racolta delle Monete, tom. III, pag. 373.
  19. Capaccio, Hist. Neapol., tom. I, cap. xi. — Muratori, Dissert., 4.
  20. Freccia, de Offic. adm., lib. I, pag. 27.
  21. Chiocarello, Antist. Neapolit. eccles. catal., pag. 136.
  22. Manso dux Malfiæ… ipse monachus quoque factus est. (Chron. Cavens.)
  23. Ubaldi, Chronic.
  24. Chronic. Arnulphi monachi, ap. Peregrin., tom. III. — Chron. Cavens., an. 921.
  25. Pellegrin, cap. CLXX.
  26. Archives de la Cava, A, 5, no 42.
  27. Guglielmo Pugliese, Rer. norman.
  28. id., ibid., lib. III.
  29. Diplôme de Bohémond, archives d’Amalfi, no 10.
  30. Gius. Amorosi, Sulle tavole amalfitane, Nap. 1829.
  31. Gugl. Pugliese, lib. III de Rer. norman.
  32. Malaterra, Hist., lib. IV.
  33. Lupi Prostapata, chron. an. 1096.
  34. Chron. Cavens.Anonym. Cassinens. — Capecelatro, Istor. del Regno di Napoli, tom. II, pag. 5. — Falco, Chron. Benevent., an. 1130.
  35. Ab. Telesin., Rer. a Rogerio gest., lib. III, cap. IV.
  36. Ab. Telesin., lib. III, cap. IV.
  37. Chron. Benevent., an. 1137.
  38. La même tempête brisa tous les vaisseaux à l’ancre dans le port de Naples et ruina la plupart des ports des Calabres et de l’Adriatique.
  39. La cui pronunzia disgutta mirabilmente le orrechie. (Matteo Camera.)