La République constitutionnelle et parlementaire

La République constitutionnelle et parlementaire
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 36 (p. 241-272).
LA
REPUBLIQUE CONSTITUTIONNELLE
ET PARLEMENTAIRE

Après cette révolution de 1848 qui surprit presque également les vainqueurs et les vaincus, M. Thiers disait, dans une séance mémorable du parlement : « La république est le gouvernement qui nous divise le moins. » Si cela était vrai alors d’un gouvernement venu par un coup de force et emporté par un coup d’état, combien il a eu raison de le répéter à propos d’une république sortie bien moins d’une insurrection que d’une acclamation populaire, après l’effondrement de l’empire, et qui eut pour véritable origine le vote libre d’une assemblée librement élue, sous la nécessité patriotique, tristement peut-être, mais noblement acceptée, de donner enfin un gouvernement au pays ! Tant que cette république n’a eu qu’une existence provisoire, attendant le jugement définitif du parlement et du pays, on comprend que les compétitions et les luttes des partis en aient fait un gouvernement de combat, et qu’elle n’ait pu justifier le mot de M. Thiers. Mais, depuis que la question a été résolue par le vote d’une assemblée nationale, avec la sanction des élections populaires, il semble que rien ne s’oppose plus à ce que ce mot devienne une vérité. Nous avons enfin une république légale, avec une constitution républicaine qui a sagement partagé la représentation de la souveraineté nationale en trois pouvoirs. Nous avons deux chambres républicaines, et un président républicain de principe et non d’occasion. Si les partis hostiles à la république n’ont pas tous désarmé devant le gouvernement acclamé par le pays, ils ont tous, quoi qu’ils puissent dire, le profond sentiment de leur impuissance. Si l’un d’eux n’est pas tout à fait mort avec le jeune prince qui vient de finir si tragiquement, son futur césar lui a donné pour mot d’ordre de faire le mort. L’autre attend de la Providence le retour de son roi. Un troisième ne réclame pour ses princes que l’honneur de servir leur pays. L’immense majorité des fonctionnaires de tout ordre et de tout rang ne demande, maintenant comme toujours, qu’à faire son devoir, qui est de servir l’état avec zèle et loyauté, sans passion pour aucun des régimes qu’elle voit tour à tour paraître et disparaître. L’ordre matériel n’a jamais été plus assuré ; il n’y a ni émeute à réprimer ni même d’émotion populaire à calmer. La France n’a jamais été moins qu’aujourd’hui un pays de conspiration, son armée n’ayant d’autre passion que l’amour de la patrie, ni d’autre ambition que d’en défendre l’indépendance et l’honneur. Jusqu’ici elle n’a connu que son drapeau, et tout gouvernement serait bien imprudent de vouloir qu’elle se passionnât pour une cause ou un parti politique, car alors elle se diviserait, et ses régimens en viendraient aux mains, comme dans un pays voisin. La paix au dehors est assurée, puisqu’elle est un besoin pour l’Europe comme pour la France. Si les petites campagnes de notre diplomatie, où nous avons la chance de rencontrer le concours de M. de Bismarck, ne nous promettent point de ces grandes victoires qui relèvent un peuple, elles n’ont pas du moins le danger de ces aventureuses entreprises où peut sombrer la fortune d’un pays.

Voilà donc un état de choses qu’aucun péril ne menace, qu’aucune inquiétude sérieuse ne trouble, qu’aucun obstacle n’arrête. Dans notre ciel politique, on ne découvre encore ni ces gros nuages qui recèlent les orages, ni ces terribles courans qui apportent les furieuses tempêtes ; quelques incidens, comme l’élection de Javel et l’accueil fait aux exilés de la commune, ne suffisent point à les annoncer. Néanmoins, pourquoi ne peut-on pas dire, sans un optimisme excessif, que la situation est parfaitement bonne et sûre ? Quoi qu’en pensent la plupart des feuilles républicaines, ce ciel n’est ni pur ni radieux ; s’il n’est pas sombre, il est tout au moins gris, et plus d’un œil exercé y aperçoit des signes qui ne sont pas tout à fait rassurans. Une société démocratique comme la nôtre ne peut sans doute se mouvoir sans faire du bruit ; mais l’activité n’est pas l’agitation. Or l’agitation est réelle en ce moment, Elle n’est pas seulement à la surface, elle pénètre jusqu’aux entrailles du pays. Chaque nation, même celles qui, comme l’Angleterre, procèdent par évolution, et non par révolution, a ses jours d’épreuve, de crise et d’enfantement, quand la nécessité d’une grave réforme ou d’une grande entreprise s’impose à elle ; toutefois on ne voit pas que notre pays en soit là. Après tant de désastres, de luttes et de fatigues, il ne demande qu’à se reposer dans le lent et fécond travail de sa réorganisation militaire, financière, industrielle, et de sa régénération morale. C’est dans ce besoin de paix intérieure et extérieure, d’ordre et de sécurité, qu’une vague, mais réelle inquiétude commence à s’emparer des esprits. Aux questions qu’on voit tout à coup mettre à l’ordre du jour, aux difficultés que ces questions inattendues suscitent au gouvernement, au trouble profond qu’elles répandent dans une société paisible et laborieuse, on sent moins la main qui gouverne que la force occulte qui pousse et entraîne ; on reconnaît la pression d’un parti plutôt que la direction d’un gouvernement. On se demande ce que devient la constitution, ce que devient le gouvernement parlementaire dans ces manœuvres dont le public n’a point le secret, dans ces influences cachées, dans cette impulsion obscure, puissante, qui semble tout mettre en mouvement. Si l’on ne se croit pas revenu au régime du silence et de l’obéissance passive des vieilles monarchies, il est certain qu’on ne se retrouve point en pleine lumière du gouvernement de la parole et de la discussion publique. Le public, qui ne voit en tout que des questions de personnes, se dit : « Ah ! si M. Thiers vivait encore ! si l’on pouvait retrouver un Casimir Perier ! » Des publicistes sérieux posent ce grave problème : Une constitution est-elle faite pour le tempérament de la démocratie ? Un gouvernement parlementaire est-il possible avec le suffrage universel ? C’est parce que nous ne partageons pas ces doutes que nous avons entrepris ce travail.


I

Que devient la constitution ? C’est la question qu’on se fait, pour peu qu’on ait suivi la marche des affaires depuis qu’elle a été mise à exécution. Sans remonter jusqu’aux discussions parlementaires qui en ont expliqué le caractère et l’esprit, il suffit de rappeler que, dans la pensée des hommes sensés et pratiques de gauche et de droite qui l’ont votée, cette constitution, plus politique que logique, devait avoir pour effet de régler et de tempérer les mouvemens d’une démocratie qui n’a pas son égale en Europe pour la vivacité de ses allures et l’intempérance de ses instincts. C’est pour cela que les législateurs de l’assemblée nationale ont divisé la souveraineté en trois pouvoirs, qu’ils ont établi deux chambres d’attributions à peu près égales, qu’ils ont armé le chef du pouvoir exécutif du droit de dissoudre la chambre des députés avec le consentement du sénat, qu’ils ont donné à ce sénat, par un mode d’élection spécial, une origine plus conforme à son rôle de pouvoir conservateur et modérateur, au besoin même résistant, qu’enfin ils ont voulu assurer la sécurité et l’indépendance du parlement et du gouvernement tout entier, en le tenant à distance de l’éternel foyer parfois refroidi, mais jamais éteint, de la flamme révolutionnaire.

Qu’a-t-on fait de ces garanties, depuis que la constitution fonctionne ? Nous ne sommes pas de ceux qui ont voté la précaution prise contre Paris ; nous n’avons donc pas été très ému de cette révision partielle qui touche au déplacement du siège du gouvernement, tout en reconnaissant qu’aucune mesure efficace n’a été prise pour en prévenir les conséquences possibles, sinon probables. Avec un gouvernement fort et résolu, nulle insurrection n’est à craindre, même à Paris, et il est juste d’ailleurs de reconnaître que la démocratie, pouvant obtenir désormais toute satisfaction par le suffrage universel, commence à comprendre que les temps héroïques sont passés pour elle. Il n’en est pas moins vrai qu’avec le tempérament de la démocratie parisienne, il faut compter sur l’imprévu, et que le droit de réquisition directe de la force armée par les présidens des chambres n’a rien de bien rassurant pour l’ordre et la paix publique. Nous attendons la sagesse du peuple de Paris à l’épreuve d’un conflit possible entre les trois pouvoirs ; s’il n’est point tenté de se mettre de la partie, la. confiance du gouvernement qui a répondu de l’ordre sera justifiée. En tout cas, c’est déjà une garantie de moins dans une constitution que les législateurs avaient voulu rendre aussi conservatrice que possible.

Mais il s’est fait, sans qu’on ait pris la peine de le voter, un bien autre changement dans la constitution. En principe, le sénat a le même pouvoir que la chambre des députés sur toutes les œuvres législatives, et si l’une a l’initiative de discuter et de voter le budget, l’autre conserve le droit de soumettre le projet voté à une discussion sérieuse, et d’y introduire tels amendemens qu’il juge utiles ou nécessaires. Que se passe-t-il en réalité ? Depuis que la constitution a été mise en pratique, les divers budgets qui ont été présentés par le gouvernement et votés par la chambre des députés, après longue discussion, et avec d’import an s amendemens, n’ont pu être, faute de temps, véritablement discutés par le sénat, dont le vote sommaire n’a guère été autre chose qu’un simple enregistrement. Cet usage, il est vrai, n’a pas encore passé en droit, malgré les prétentions d’une fraction considérable de la chambre des députés dont l’éloquence de M. Jules Simon a eu raison un jour ; mais il faudra une grande énergie au sénat et au président de la république, dont c’est le devoir, pour ramener l’autre chambre au respect de la constitution sur ce point. Toujours en principe, un ministère, pour se former et pour durer, ne peut pas se passer de l’agrément de la majorité des deux chambres. Assurément les ministres sénateurs n’ont pas manqué jusqu’ici aux cabinets qui se sont succédé. Est-ce par égard pour le sénat que la chambre des députés en a agi ainsi, ou est-ce parce que le gouvernement avait besoin de l’expérience, de l’autorité ou du talent de ces ministres sénateurs ? C’est sans doute pour les deux raisons, la seconde chambre étant d’autant moins avare d’hommages au sénat qu’elle est plus jalouse de ses prérogatives. En fait, c’est ailleurs qu’au sénat que se produit l’initiative parlementaire, que s’élaborent les projets de loi, que couvent les articles 7, que se préparent les changemens de ministère. Combien de lois votées à contre-cœur par la majorité républicaine du sénat, sous la menace d’une crise ministérielle ou d’un conflit parlementaire ! Le transfert à Paris du siège du gouvernement n’était pas de son goût, surtout sans les garanties qu’elle avait d’abord dû exiger pour condition de son vote. Elle n’en a pas moins voté cette loi avec une pénible résignation, devant la perspective d’un conflit. Il a fallu de pressantes instances auprès des sénateurs hésitans pour rallier une majorité à un projet de loi sur l’amnistie, pour laquelle le sénat, même républicain, avait de vives répugnances. On y voulait bien gracier, mais non amnistier les gens de la commune pour un fait inouï de guerre civile. On se souvient que la loi communale, qui a enlevé au pouvoir central toute action sur les communes, en leur abandonnant la nomination des municipalités, n’a pas été votée par le sénat avec la ferme conviction qu’il votait une loi de bonne administration. Quant aux projets de loi sur les travaux publics, qui l’engagent notre avenir financier au point de nous lier peut-être les mains, lorsque l’intérêt évident du pays est qu’elles restent libres pour tous les événemens heureux ou malheureux qui peuvent survenir, il est douteux que la prévoyante sagesse de M. Léon Say en eût pris l’initiative, et il n’a pas dû entendre sans quelque embarras la critique si forte et si concluante qu’en ont faite les meilleurs financiers du sénat, M. Bocher en tête. Enfin il est une question qui agite depuis quelque temps le monde parlementaire et trouble le pays tout entier : c’est l’article 7 de la loi Ferry. Si le sénat actuel le vote, ce que nous avons peine à croire, il n’aura jamais obéi plus à contrecœur à une consigne contraire à toutes ses idées libérales et à tous ses sentimens conservateurs.

Voilà la situation faite par la chambre prépondérante à un sénat devenu républicain par les dernières élections. Quant au sénat conservateur, suspect de regrets plutôt que d’espérances monarchiques, on s’est indigné qu’il ait relevé la tête, à l’appel du maréchal Mac Mahon, et on lui a prêté les plus noirs desseins, parce qu’il n’a pas cru pouvoir refuser une dissolution qui lui était demandée comme la suprême ressource du parti conservateur. Il faut bien convenir pourtant que la chambre des députés n’a rien fait pour éviter cette mesure extrême, ni vis-à-vis du président, ni surtout vis-à-vis du sénat, dont elle a méconnu les droits en toute occasion. Le 16 mai, fait sans nécessité et sans à-propos par des conservateurs qui n’avaient pas de vives sympathies républicaines, avec des alliés compromettans, était une entreprise parfaitement légale, ayant pour but, la loyauté du président de la république ne permet pas d’en douter, de prévenir un danger que le pays ne voyait point encore. C’est ce qui la fit échouer. Quand il sera possible de la juger de sang-froid, on reconnaîtra que ce fut une calomnie de la signaler au pays comme une conspiration monarchique ; que ce fut une odieuse manœuvre d’en dénoncer les auteurs aux électeurs comme des fauteurs de guerre civile et de guerre étrangère, et d’assimiler enfin cette campagne toute constitutionnelle de conservateurs ; impatiens à l’abominable insurrection de la commune, à laquelle seule les partis ardens accordaient des circonstances atténuantes. La lettre du maréchal à M. Jules Simon a été moins l’acte réfléchi d’un politique que le geste un peu brusque d’un soldat qui croise la baïonnette contre l’ennemi qu’il a pour consigne de ne pas laisser passer. Quoi qu’il en soit, le sénat, même avant que les récentes élections en eussent déplacé la majorité, avait pris au sérieux la constitution, sauf quelques intransigeans d’extrême droite, ultra-légitimistes ou bonapartistes, dont la défection avait fait passer toute la liste de gauche dans l’élection des sénateurs à vie par l’assemblée nationale. On ne peut lui reprocher ni d’avoir créé des difficultés au gouvernement de la république, ni d’avoir provoqué une seule crise ministérielle, ni d’avoir pris, sur quelque question que ce soit, une initiative quelconque, embarrassante pour les ministères républicains, comme l’a fait trop souvent la chambre des députés. La vérité est que la patience du sénat a été singulièrement mise à l’épreuve, et qu’au train dont allaient les choses, le désaccord entre la chambre des députés et les autres pouvoirs de l’état ne pouvait manquer d’aboutir à un conflit et à une dissolution dont le maréchal eût dû laisser l’initiative et la responsabilité à un ministère républicain.

Le mot de dissolution réveille des souvenirs qui ont eu sur la politique du parti républicain une influence fatale. Il faut pourtant en parler. Si c’est toujours chose grave et parfois dangereuse d’user de ce droit, il n’en faut pas moins l’inscrire dans toute constitution qui reconnaît trois pouvoirs, et particulièrement dans une constitution républicaine. Ce qui en fait la vertu, c’est bien moins l’usage qu’on en fait que l’effet préventif qu’il produit sur la seconde chambre. Rien n’est plus facile que l’entente des pouvoirs publics, tant que le bon sens et l’esprit politique dominent la passion ; mais rien n’est plus difficile dans le cas contraire. La dissolution ne doit être qu’un remède extrême à un mal profond, et visible pour le pays qui en a compris la gravité. Les promoteurs du 16 mai ont appris à leurs dépens qu’on ne risque pas un appel au suffrage universel comme au suffrage restreint. Celui-ci eût peut-être compris (et encore) qu’il s’agissait de choisir entre la politique conservatrice et la politique radicale. Le suffrage universel, inhabile à saisir les questions complexes ou abstraites, n’a vu, dans la campagne électorale, qu’une lutte entre monarchistes et républicains. Ce qu’il y a de plus grave peut-être dans les résultats de cette lutte, ce n’est pas la défaite et la déroute du parti conservateur trop profondément divisé pour résister à ses adversaires, c’est le droit de dissolution réduit à peu près à l’état de lettre morte. Si une seconde dissolution devenait d’une absolue et urgente nécessité, ce qu’à Dieu ne plaise, il est plus que douteux que le président actuel prît la responsabilité de la provoquer, à moins que le pays ne la réclamât à grands cris.

On voit que, si la constitution est restée à peu près intacte en principe, en fait, elle a été faussée dans son esprit et dans ses dispositions les plus essentielles par la constante pratique de la majorité républicaine de la seconde chambre. S’il ne se forme bientôt une majorité constitutionnelle qui s’efforce de lui rendre sa vertu conservatrice, ce ne sera plus qu’une loi sur le papier, sans application réelle et sans utilité, comme tant d’autres qui sont allées dormir dans les archives de notre littérature politique.


II

Voilà comment fonctionne le gouvernement constitutionnel. Le gouvernement parlementaire fonctionne-t-il mieux ? Si le gouvernement qu’on appelle de ce nom était celui où l’on fait le plus de discours, nous pourrions nous flatter de jouir du régime parlementaire dans toute sa plénitude. Nous avons des ministres qui profitent de toutes les occasions de produire leur éloquence en public. Ils parlent partout, à Nancy, à Montbéliard, à Perpignan, à Laon, à Bordeaux, tantôt devant des foules en plein air, tantôt dans des banquets, tantôt au sein des conseils généraux. Mais ils parlent pour dire seulement ce qu’ils veulent, devant des auditeurs qui viennent pour les admirer ou les applaudir. C’est là une très bonne habitude dont l’Angleterre n’avait point à nous donner l’exemple, le goût de l’éloquence étant naturel au génie de notre race. Mais cela n’a rien de commun avec le gouvernement parlementaire proprement dit. Ce qui fait le caractère propre de ce gouvernement, ce n’est ni tel discours plus ou moins éloquent, ni telle déclaration de principes devant le public, et même devant le parlement ; c’est un programme net et précis des idées, des vues, des résolutions surtout du ministère, sur toutes les importantes questions à l’ordre du jour ; c’est l’explication et la défense de ce programme devant les interrogations, les objections, les contradictions des amis et des adversaires. C’est ainsi qu’on l’entend dans tous les pays où l’on pratique réellement le gouvernement représentatif, en Angleterre, en Allemagne, en Italie, en Autriche, en Belgique, même en Espagne, où la politique ne va guère chercher de leçons de régime parlementaire. Nous l’avons vu, en France, dans tout son éclat, de 1814 à 1851. Le goût des grands discours nous avait même fait adopter la coutume anglaise des adresses à la couronne, et nous en abusions au point de perdre quinze ou vingt grands jours à ces brillans tournois parlementaires, dont le sens pratique des Anglais avait su se refuser le spectacle. La république de 1848 les supprima naturellement, et l’empire, qui fît enlever la tribune, n’était pas d’humeur à les rétablir de sitôt. En laissant à l’histoire du passé ces beaux exemples d’éloquence parlementaire, il est une chose que notre pays serait heureux de voir revivre, c’est la tradition des franches et claires explications qui semble perdue dans les mystérieuses complications de la politique actuelle. A voir ce qui se passe depuis l’établissement de la république, les amis du régime parlementaire seraient tentés de le croire incompatible avec la république gouvernée par des républicains. Tous les cabinets qui ont précédé les ministères vraiment républicains ont tenu à exposer, à expliquer, à défendre devant le parlement, à pratiquer dans leur administration un programme de gouvernement. Le premier président de la république, M. Thiers, avait sur ses ministres une autorité absolue, que sa grande personnalité rendait bien naturelle, et qui lui était d’ailleurs nécessaire pour gouverner le pays, dans les circonstances exceptionnelles où il avait accepté le pouvoir. Jamais chef d’état n’a possédé un pouvoir pareil pour le choix de ses ministres, la direction de la politique générale, et l’action personnelle sur toutes les branches de l’administration publique. Mais son gouvernement a toujours satisfait à la condition essentielle du régime parlementaire. Ce n’est pas qu’il perdît beaucoup de temps à exposer, discuter et défendre son programme politique. On ne le lui demandait jamais, tant on connaissait ses idées, ses résolutions, ses instincts et ses sentimens conservateurs sur toutes choses. M. Thiers n’avait pas besoin de programme ; il était lui-même un programme vivant, le plus clair, le plus précis, le plus facile à saisir. Pour comprendre et juger sa manière de pratiquer le gouvernement, on avait ses écrits, ses discours, tous les actes de sa longue et glorieuse carrière. Un mot résumait sa manière d’entendre le gouvernement parlementaire : la responsabilité du chef du cabinet devant le parlement ; la responsabilité des ministres devant le chef du cabinet. Quoiqu’on ait pu tenter pour le faire rentrer dans les attributions de président constitutionnel, il n’a jamais consenti au rôle d’un président irresponsable qui préside et ne gouverne pas. C’était bon pour un prince ou tout autre président. M. Thiers voulait gouverner, quel que fût le titre que l’assemblée lui eût conféré. Voilà pourquoi il n’est pas mort président d’une république constitutionnelle. Ce tout-puissant chef d’état avait un sentiment aussi vif de sa responsabilité que de sa dignité personnelle, et s’il s’est montré jaloux jusqu’à l’excès de sa liberté d’action et d’initiative, il s’est toujours incliné devant la volonté d’une assemblée qui regretterait bien de s’être privée de ses services, si elle vivait encore. Les partis peuvent juger diversement les ministères conservateurs qui se sont succédé sous la présidence du maréchal Mac Mahon. Ce qu’aucun ne peut nier, c’est qu’ils ont tous eu un programme de résistance, nettement affirmé, et résolument appliqué.

Ce n’est qu’à partir des ministères vraiment républicains que les discours en public et les vagues déclarations de principes ont remplacé les programmes précis de questions et de solutions. S’il est un homme respecté pour son caractère, admiré pour son éloquence, connu pour ses sentimens conservateurs, fait, en un mot, pour honorer et servir le gouvernement parlementaire, c’est M. Dufaure. On ne peut lui reprocher d’avoir enveloppé son programme de résistance dans des phrases équivoques applaudies à gauche et à droite. C’est même pour la netteté et la fermeté de son langage qu’il a perdu les sympathies de la chambre républicaine élue après le vote de la constitution. Pourquoi, avec la force de résistance, n’a-t-il pas eu la vigueur d’initiative ? Pourquoi n’a-t-il pas même essayé de diriger la politique du cabinet dont il était le chef, de prévoir, de prévenir les incidens de nature à le pousser dans une voie qui n’était pas la sienne ? C’est qu’il n’avait pas nettement tracé cette voie d’avance, affirmé chaque fois qu’il en était besoin jusqu’où il pourrait aller pour satisfaire les vœux légitimes du parlement, et la limite précise où son devoir de ministre républicain conservateur était de s’arrêter. S’il l’eût tenté, il n’eût peut-être pas été impossible de former dans cette chambre, qui avait plus de bonne volonté que d’expérience, une majorité de gouvernement qu’il eût pu diriger, au lieu d’être forcé de suivre une majorité confuse et incohérente dans le désordre de son activité passionnée et fiévreuse. S’il est un esprit fin, vif et sagace, fait pour une politique de prévision et d’initiative que nul talent de tribune n’est plus apte à faire prévaloir au sein des assemblées, c’est M. Jules Simon. Mais a-t-il cru faire un véritable programme de gouvernement, quand il s’est déclaré profondément républicain et profondément conservateur ? Non, assurément. Il fallait dire, en outre, comment il entendait accorder sa politique républicaine avec sa politique conservatrice. Il aura trouvé sans doute que c’était aborder un point délicat sur lequel il risquait de n’être pas d’accord avec tous ses amis. Il a cru habile de réserver ces explications nécessaires pour un moment plus opportun, et il est arrivé qu’il a perdu le pouvoir avant d’avoir eu le temps de s’expliquer. Comme M. Dufaure, il s’est laissé prévenir par l’impatiente initiative de ses adversaires et de ses amis. Voilà comment, par une politique de temporisation et d’atermoiement, qui ne peut avoir sa raison d’être que dans une impérieuse nécessité, on laisse les questions se poser, les difficultés s’aggraver, les engagemens se prendre dans les groupes parlementaires, surtout les passions s’exalter, et qu’on envient, par exemple, après une discussion où l’on a eu pour soi le bon sens, la raison politique et le talent, à subir, sous le coup d’un discours encore plus retentissant qu’éloquent, un ordre du jour dont les conséquences ont été d’une extrême gravité. Quand la politique de modération et de paix rentrera au gouvernement avec M. Jules Simon, il n’oubliera pas que, si un ministre a besoin de beaucoup d’amis qui le secondent dans sa tâche, il faut qu’il se résigne à compter quelques adversaires. Ce jour-là, qui n’est pas demain, nous sommes sûr qu’il apportera à la tribune un vrai programme de gouvernement.

Ce que ni M. Dufaure, ni M. Jules Simon n’ont cru pouvoir faire, il ne fallait pas l’attendre des honnêtes ministres qui ont accepté le pouvoir dans des circonstances où ils ne pouvaient l’exercer librement. M. Waddington est assurément un esprit sensé et modéré, de tempérament conservateur, aussi révolté que qui que ce soit des horreurs de la commune, aussi pénétré de respect et de sympathie pour toute croyance religieuse, aussi ennemi des réactions politiques qui troublent et désorganisent nos administrations publiques, aussi convaincu de la nécessité d’une police vigilante, en un mot, un homme du centre gauche, s’il en fut. Pourquoi donc a-t-il accepté l’amnistie des gens de la commune, quand les grâces suffisaient à la justice et à l’humanité ? Pourquoi a-t-il accepté une enquête sur les agens de la préfecture de police, qui ne pouvait que décourager ses agens fidèles, en provoquant de basses dénonciations, et devait aboutir à la démission d’un ministre abandonné de ses collègues ? Pourquoi a-t-il accepté un système d’épuration qui tend à faire prévaloir les opinions sur les services et la capacité dans le choix des fonctionnaires, et souffert cette espèce de dissolution d’un conseil d’état que M. Dufaure avait couvert de son autorité contre d’incessantes entreprises, et qu’un honnête et loyal garde des sceaux que nous n’avons jamais connu jacobin, a voulu défendre jusqu’à la dernière heure ? Pourquoi enfin a-t-il accepté cet article 7 d’une loi sur la liberté d’enseignement, qui est une violation manifeste de cette liberté, et qui porte le trouble dans les consciences ? Nous ne pouvons croire, par parenthèse, qu’il ait pris au sérieux, malgré ses déclarations, cet étrange argument de l’unité nationale menacée par l’enseignement des jésuites. Il a trop de bon sens pour ne pas voir que cette crainte, si elle est sincère, est imaginaire, et que c’est le remède qu’on propose qui menace bien autrement l’unité nationale et la paix intérieure. C’était bien le cas de rire des terreurs des conservateurs devant le fantôme trop souvent évoqué du péril social, quand on devait s’en servir avec moins de bonne foi pour effrayer les bonnes gens qui se souviennent encore des chansons de Béranger. Il n’y a qu’une manière d’expliquer la politique de M. Waddington et des politiques sensés qui s’y résignent, c’est qu’il garde le pouvoir pour ne pas le livrer à des ministres moins modérés, et qu’il a tout subi, parce qu’il fallait faire la part du feu. Le public, qui n’est pas dans le secret des négociations parlementaires, serait bien étonné d’apprendre que le ministère actuel a concédé l’article 7, en échange du procès des ministres du 16 mai, que réclamait la majorité de la chambre des députés. Et voilà à quoi tient la liberté religieuse dans notre malheureux pays. A un bien moindre prix, gouvernement eût pu épargner à M. de Broglie et à ses complices (style de réquisitoire) une accusation qu’il leur eût été si facile de réduire à néant, même devant un sénat républicain. Il lui suffisait d’avoir le courage d’en dire nettement son avis.


III

Rien ne ressemble moins au gouvernement parlementaire que cette façon de gouverner. Ce fut un grand spectacle, dans notre pays, que ce beau et noble régime, en son plein exercice, sous lequel nous admirions tous les genres d’éloquence, la force et la flamme d’un de Serre, la souplesse d’un Villèle, la grâce d’un Martignac, l’esprit d’un Benjamin Constant, l’éclat d’un Chateaubriand, l’autorité d’un Royer-Collard, la fierté d’un Casimir Perier, la dignité d’un de Broglie, la gravité d’un Guizot, la verve d’un Dupin, la passion d’un Montalembert, la poésie d’un Lamartine, la puissance d’un Berryer, et cette intelligence d’un Thiers qui éclairait encore naguère de sa vive lumière nos débats de l’assemblée nationale. Alors les ministres gouvernaient réellement ; ils dirigeaient leur parti, au lieu de le suivre ; ils résistaient à la volonté royale, moins puissante et moins active que celle de nos comités actuels de direction. Ils allaient droit à un but marqué d’avance dans un programme clairement énoncé et expliqué devant le parlement. Quand ils tombaient du pouvoir, c’était dans l’arène parlementaire, les armes à la main, comme de vrais athlètes. L’empire a supprimé ce gouvernement avec la liberté. Pourquoi la république, qui nous a rendu la liberté, ne nous rend-elle pas le régime qui en est la plus solide garantie ? Pourquoi nos ministres républicains se laissent-ils diriger, allant au hasard et à la merci d’événemens qu’ils ne savent ni prévoir ni prévenir, glissant sur une pente plus ou moins rapide, et disparaissant sans bruit dans l’ombre des intrigues parlementaires, sans que le pays sache le plus souvent comment et pourquoi ils ont quitté le pouvoir ? Autre temps, autres mœurs, dira-t-on. Le gouvernement constitutionnel et parlementaire convient à certaines monarchies de l’Europe. Est-il possible, dans une société démocratique comme la nôtre, quel qu’en soit le régime, républicain ou monarchique ? Au lieu d’accuser la volonté des hommes, n’est-il pas plus juste de reconnaître la force des choses ? Grave problème sur lequel de sérieux esprits hésitent encore. Nous croyons fermement à la possibilité, à la nécessité du gouvernement parlementaire, sous toute espèce de régime libre, et particulièrement sous le régime républicain. Nous pensons qu’il n’est pas difficile de le démontrer, en reprenant le problème dans la condition nouvelle où l’a placé notre république démocratique. Cette condition, c’est le suffrage universel, dont il importe de définir le tempérament et le rôle dans la politique actuelle de notre pays, si l’on ne veut pas se heurter à des difficultés que n’ont pas éprouvées les régimes constitutionnels et parlementaires par lesquels la France a passé.

Le tempérament du suffrage universel est connu : tel que l’a fait une éducation plus qu’insuffisante, c’est une force irrésistible, toute d’instinct, d’habitude, de passion, plutôt qu’une personnalité douée de conscience, de réflexion et de volonté, capable de se diriger d’après des idées nettes et précises, dans les choses si délicates et si complexes de la politique. Quand il est mis en demeure de décider des destinées du pays par le choix de ses mandataires, il n’obéit point à une opinion raisonnée, mais à un mot d’ordre conforme à ses sentimens, à ses besoins, et aussi parfois malheureusement à ses instincts aveugles et à ses tenaces préjugés. Si le mot d’ordre, toujours donné par les partis, qui savent seuls le formuler, est contraire à ses sentimens, le peuple souverain ne le suit pas. On l’a bien vu dans les élections de 1871, où le mot d’ordre suivi, la paix et la fin de la dictature, n’était pas celui du parti qui gouvernait alors, du moins en province. C’est donc une grande erreur de croire, comme le voudraient les flatteurs du peuple et les partisans de son gouvernement plus ou moins direct, que ses mandataires ne sont que de simples commis chargés d’exécuter ses volontés. Le suffrage universel n’a ni desseins arrêtés ni volontés réfléchies sur la manière de gouverner ; il n’a que des besoins et des sentimens qui le guident dans le choix des hommes qu’il met à la tête des affaires. Ce choix est plutôt déterminé par la connaissance plus ou moins directe des personnes que par le discernement des idées. C’est là, par parenthèse, ce qui fait que le scrutin uninominal est beaucoup plus conforme que le scrutin de liste au tempérament du suffrage universel, et que, si l’on veut que la masse ne finisse pas par abandonner les comices, il faut maintenir la loi électorale actuelle. Non, le peuple ne prend pas ses mandataires pour des commis ; il les prend pour des tuteurs qui ont la tâche de tout faire, de tout diriger, de tout surveiller dans la gestion des affaires de ce maître incapable de les faire lui-même, et le plus souvent de les bien comprendre ; parfois même, dans les grands périls, il les prend pour des sauveurs qu’il est trop heureux de rencontrer. À eux donc, et à eux seuls, de faire la besogne, toute la besogne ; si le peuple se trouve bien de leur tutelle, il les réélit ; s’il s’en trouve mal, il en choisit d’autres. Quand parfois, trop souvent même, il se laisse égarer par des préjugés qu’il prend pour des vérités, ou par des promesses qu’il prend pour des réalités, il ne manque jamais, après une plus ou moins longue expérience, de rentrer dans la voie de salut d’où les partis l’ont fait dévier. C’est donc une injure à faire au suffrage universel que de dire qu’il vote toujours bien ou mal sans savoir ce qu’il fait. Il n’est pas sourd et aveugle à ce point. Ce qui est vrai, c’est que, s’il a le sentiment de ses intérêts, de ses besoins, et même de grandes et nobles fins qui dépassent la sphère de ses besoins et de ses intérêts, il est tout à fait ignorant des moyens de réaliser le programme de ses vagues aspirations.

S’il en est ainsi, il ne faut parler ni de gouvernement direct ou indirect du peuple, ni de mandat impératif, ni de ratification populaire des décisions du parlement ou des actes du pouvoir exécutif, ni d’appel au peuple, ni de plébiscite, ni de rien qui y ressemble, sur des questions de politique proprement dite, dans une démocratie républicaine. Le gouvernement direct ne pouvait convenir qu’aux petits états de l’antiquité ; et encore quel désordre et quelle anarchie ! La plus petite commune, dans nos sociétés modernes, ne pourrait le supporter, et ce serait déjà beaucoup trop que de laisser assister le public aux délibérations d’un conseil municipal. Le système représentatif est une nécessité des grands états modernes qui veulent un gouvernement libre. La ratification populaire n’est qu’une consécration dérisoire, le suffrage universel ne pouvant comprendre les questions de principes ou d’affaires qu’on voudrait soumettre à son approbation. Le mandat impératif, fût-il l’expression directe de la volonté populaire, et non de l’initiative de comités électoraux qui l’interprètent à leur façon, réduirait les mandataires du peuple à n’être plus que les serviteurs très embarrassés d’un maître qui ne par le point. L’appel au peuple n’est qu’une machine de guerre entre les mains d’une minorité factieuse qui ne veut pas attendre l’heure légale de la justice du pays. Il n’y a, dans un véritable gouvernement constitutionnel, d’autre appel au peuple que les élections générales, selon les formes prescrites, et dans le temps fixé par la constitution. Quant au plébiscite, on le comprend dans une démocratie césarienne, où un maître gouverne avec des chambres sans pouvoir réel. Il faut bien que le despote, qui use et abuse du pouvoir, s’adresse de temps en temps au peuple qui a ratifié son usurpation par une première acclamation, soit pour retrouver dans une acclamation nouvelle la force et le prestige que lui enlèvent peu à peu les progrès de la véritable opinion publique, soit pour se décharger en partie sur la multitude ignorante et crédule d’une responsabilité qui lui pèse, à l’une de ces heures où cette opinion lui crie : « Qu’as-tu fait de la fortune du pays ? » Mais s’il s’agit d’une démocratie qui ne reconnaît d’autre souverain que le peuple réuni dans ses comices, qui peut la gouverner, sinon l’assemblée des mandataires élus qu’on nomme le parlement ?

Toute démocratie, si elle ne préfère un maître, doit donc vouloir un parlement et une constitution, un parlement qui gouverne pour elle, une constitution qui serve de règle tout à la fois à l’initiative parlementaire et à la volonté populaire. S’il est un régime politique qui ne puisse se passer d’une constitution, c’est notre démocratie républicaine. Quand un pays n’a plus ni monarchie, ni aristocratie, ni aucune institution héréditaire, où veut-on que son gouvernement trouve son assiette, sinon dans une constitution ? L’état démocratique est un navire qui vogue sur l’Océan. S’il n’a pas de constitution, il manque tout à la fois de gouvernail pour assurer la direction de ses mouvemens, et de lest pour résister à l’entraînement des vagues. Avec la mobilité du suffrage universel, quel est le gouvernement qui serait assuré du lendemain ? C’est aujourd’hui : Vive la république ! ce sera demain : Vive l’empire ! après demain : Vive la royauté ! selon les impressions "diverses de la démocratie la plus mobile qui existe, la plus facile à séduire et à entraîner. À cette démocratie il faut donc une loi qu’elle soit tenue de respecter, tant que ses mandataires, plus réfléchis et mieux instruits de ses véritables intérêts, n’auront pas reconnu la nécessité de changer cette loi sous laquelle le pays vit dans l’ordre et dans la paix. Seulement, si les pouvoirs publics veulent que la constitution soit respectée de tous, il est nécessaire qu’ils la prennent eux-mêmes au sérieux. Rien n’amène plus vite le discrédit et la ruine d’une institution que la fausse application qui en est faite. On a vu plus haut comment fonctionne cette constitution depuis 1876. Le moment nous semble venu pour le parti républicain, que le pays a mis en pleine et sûre possession du pouvoir, de se recueillie et de se demander si ce qu’il y a de mieux à faire pour la paix et la sécurité du pays, ainsi que pour le salut de la république, n’est pas de conserver la constitution votée par l’assemblée nationale. Si, après mûr examen, il la regarde comme une œuvre réactionnaire, qui n’est bonne qu’à entraver la marche et les progrès de la démocratie, nous estimons qu’il se trompe gravement, et qu’il voit l’obstacle là où est le salut pour la démocratie, telle que nous l’entendons. La constitution actuelle, prise dans sa lettre et dans son esprit, est toujours la démocratie, puisque tous les pouvoirs qu’elle a institués, chambre des députés, sénat, présidence, ont pour origine commune le suffrage universel, direct ou indirect ; mais c’est la démocratie tempérée par des institutions qui en règlent et en modèrent l’essor. La division des pouvoirs, l’élection sénatoriale par des conseillers du département et de l’arrondissement avec l’adjonction des délégués communaux, le droit de dissolution accordé au président sur l’avis du sénat ; toutes ces dispositions sont autant de garanties contre les entraînemens d’une démocratie à outrance. Le parti républicain juge-t-il que les choses iront mieux pour la république et le pays, une fois que ces garanties et d’autres encore auront disparu, ainsi que le pensent M. Louis Blanc et ses amis ? Alors qu’il avise et procède le plus tôt possible à une réforme radicale de la constitution. C’est une grave expérience qu’il tentera, et qui pourrait bien ne pas tourner à l’avantage de la république. Mais cela vaudrait encore mieux que de conserver la constitution en la faussant. Nous aurions au moins une constitution et un gouvernement. Sera-ce une nouvelle convention de 1793, ou bien une autre édition de l’assemblée nationale de 1871 ? Cela dépendra du rôle prépondérant de la démocratie urbaine, ou de la démocratie rurale, et peut-être aussi de l’attitude de la démocratie parisienne, qui pourrait bien n’avoir pas dit son dernier mot ? Si le parti républicain tient au contraire au maintien à peu près intégral de la constitution, comme nous l’espérons, il est temps qu’il l’affirme, non pas seulement dans ses paroles, mais surtout dans ses actes. Il faut qu’il la pratique sérieusement, qu’il la respecte et l’observe dans toutes ses parties, sans encourager l’initiative révolutionnaire de ses ardens amis, ni laisser suspendre sur la tête de cette pauvre victime la menace d’une révision plus ou moins prochaine. Il est temps aussi que le parti républicain comprenne et pratique le gouvernement parlementaire dans toute sa vérité. Ce n’est point assez de dire que ce gouvernement est aussi nécessaire à la république qu’à la monarchie constitutionnelle, il l’est encore plus, par la raison que la démocratie a bien plus besoin que tout autre régime de la tutelle d’un parlement. La souveraineté du peuple, dans une démocratie bien entendue, consiste, non à se gouverner lui-même, mais à choisir ses gouvernans. Un corps électoral restreint, sans être tout à fait l’élite d’une nation, en forme la portion la plus généralement intelligente, et il s’y produit toujours une opinion qui agit et réagit sans cesse sur la direction de la politique parlementaire, non pas pour la gêner, mais pour l’éclairer, l’encourager ou l’avertir. C’est un conseiller assez sûr qui ne manquent pas de consulter les élus du pays légal, ministres, sénateurs ou députés. La politique des cabinets et des parlemens ne peut attendre de telles communications du suffrage universel, qui lui laisse une parfaite liberté d’action et une entière initiative. On peut y apercevoir sans doute des signes précurseurs d’un changement général et profond. Mais ces symptômes n’ont point la clarté des manifestations de l’opinion des classes éclairées, ce qui fait que la tempête surprend plus souvent les gouvernemens démocratiques que les autres. A la réaction du sentiment populaire il n’y a pas de gouvernement qui puisse résister. Il n’en reste pas moins vrai que le gouvernement d’une démocratie est le plus libre de tous, par la raison que le souverain le laisse à peu près tout faire, jusqu’à ce qu’il lui enlève brusquement et parfois violemment le pouvoir. Et puisque ce gouvernement n’a pas de conseiller au dehors, il a besoin d’en trouver dans le sein du parlement. C’est ce qui fait que le gouvernement parlementaire est plus nécessaire à la démocratie républicaine qu’à tout autre régime.

C’est encore le plus facile à pratiquer sous un tel régime, quoi qu’on ait pu dire. Dans un corps électoral restreint, les influences électorales se font bien plus sentir que dans le grand corps qui comprend le pays tout entier. Les électeurs de l’un sont bien moins gênans, bien moins puissans que les électeurs de l’autre. Les gouvernemens ont bien moins à compter avec les aspirations vagues des masses qu’avec les prétentions intéressées, nettement définies des corps privilégiés. On l’a vu sous la monarchie parlementaire, où des réformes réclamées par l’intérêt général étaient repoussées trop souvent par les intérêts privés, comme la conversion des rentes, le service obligatoire, le libre échange, etc. Si ces résistances se produisent encore aujourd’hui, il est certain qu’au moment opportun le gouvernement et le parlement auront moins de peine à les vaincre, devant l’attitude indifférente ou passive du suffrage universel. La grande voix des masses populaires n’a-t-elle pas répondu sans hésitation à l’appel patriotique de ses représentans pour le service obligatoire, qu’un parlement de suffrage restreint n’eût jamais osé voter ? Et qui réclame aujourd’hui l’entière application de ce principe et la suppression du volontariat, sinon le suffrage universel ?

On a souvent reproché au gouvernement parlementaire de sacrifier les questions d’affaires aux questions politiques. On a eu raison, s’il ne s’agit que de vains tournois de parole où l’on ne cherche que le bruit et l’effet, comme sur la scène d’un théâtre. Mais une institution se juge sur l’usage qu’on en fait et non sur l’abus qu’on en peut faire. Nulle part les questions d’intérêt n’ont été mieux discutées et mieux comprises que dans les pays et les temps où l’on pratique ce régime de parole et de discussion publique. En ce moment, où l’on ne peut accuser nos ministres et nos députés d’abuser de la parole parlementaire, s’aperçoit-on que la politique cède le pas aux affaires ? Les questions les plus graves, les plus urgentes, qui touchent à nos finances, à notre industrie, à notre commerce, à notre organisation militaire, attendent toujours une solution qui assure au pays sa sécurité et rende leur activité aux affaires. Est-ce aux grands débats politiques du parlement qu’il faut attribuer cette inertie et cette impuissance qui paralysent toute initiative ? Ne serait-ce pas plutôt à ce gouvernement sans bruit, sans éclat, mais aussi sans lumière, où s’agitent tant de petites intrigues et de mesquines ambitions ? Et puis ces grandes questions de politique intérieure ou extérieure ne sont-elles pas les plus graves questions d’affaires qui puissent se discuter ? L’ordre et la liberté, la paix et la guerre, le droit des citoyens et le droit de l’état, sont-ce là des problèmes indifférens aux intérêts publics ou privés ? Le régime de la discussion a ses inconvéniens, surtout chez un peuple prompt à en abuser. Nous savons par expérience qu’il ne nous coûtera jamais aussi cher que le gouvernement du silence. Un peuple peut être tranquille, tant que ses destinées se discutent en plein parlement. Là il n’y a place ni pour la fantaisie ni pour l’aventure, parce que la lumière qui finit par jaillir de la discussion dissipe les chimères et les fantômes. C’est quand elles se jouent dans le cabinet d’un maître, quel qu’il soit, césar de caserne ou dictateur de parti, que le pays doit trembler.

Tout cela, dira-t-on encore, peut être excellent en théorie et même en pratique. Mais les amis du régime parlementaire oublient une chose, l’intérêt du parti républicain. Avec ce gouvernement de parole et de discussion, où il faut s’expliquer sur tout, où l’on ne peut s’expliquer sans se contredire, se distinguer et parfois se séparer, que devient l’unité si nécessaire de ce parti ? N’est-ce pas en provoquer la division et la dissolution ? C’est précisément où nous voulions en venir. Il est certain que la préoccupation de cette unité a été la règle constante de la politique républicaine depuis les premiers jours de la restauration de la république jusqu’à ce moment. Tout ce qu’elle a fait de bon et de mauvais a été inspiré par cette suprême considération. C’est à l’union de ses divers groupes que le parti républicain doit sa force et son triomphe devant la coalition toujours mal unie des partis monarchiques. Mais c’est aussi à la persistance de cette union, sans programme arrêté, qu’il faut attribuer ses contradictions, ses faiblesses, toutes ses erreurs et ses fautes de gouvernement. Il a cru qu’il ne pouvait garder le pouvoir que par la même conduite qui l’y avait fait arriver. C’est en quoi il nous paraît s’être gravement trompé. Tant qu’il ne s’agit que de conquérir le pouvoir, tous les moyens sont bons, tous les partis sont des auxiliaires utiles. Comme il n’est besoin que de s’entendre contre l’ennemi commun, le mieux est de ne pas s’expliquer. Tout programme clair, précis, complet, est inopportun, parce qu’il deviendrait une cause de scission entre des alliés ou des amis qui sont loin de s’entendre sur toute question. Quand on tient le pouvoir, c’est autre chose. Il faut gouverner, et l’on ne gouverne pas sans une politique bien définie et nettement pratiquée. C’est alors qu’il devient difficile de concilier l’union des groupes avec la direction des affaires. C’est alors qu’on se trouve dans la nécessité de mécontenter certains amis, si l’on veut gouverner de manière à satisfaire le pays, ou de mécontenter le pays, si l’on tient à ne pas faire de mécontens dans son parti. Et pourtant il faut choisir, et c’est parce qu’aucun ministère républicain n’a eu la volonté de le faire que nous n’avons pas eu de gouvernement parlementaire proprement dit, depuis que le parti républicain possède réellement le pouvoir. On ne parle pas, on ne s’explique pas, on ne se contredit pas, pour ne pas se diviser. Au lieu d’une discussion, c’est une consigne ; au lieu d’une véritable entente, c’est un mot d’ordre. Mais si un parti peut se dispenser de parler pour conserver son unité, un ministère est tenu d’agir pour gouverner et administrer. Il y a donc, à défaut de discussions publiques sur un programme de gouvernement, des conférences plus ou moins secrètes, des négociations continuelles des groupes entre eux, des groupes et des ministres pour s’entendre, et c’est de là que sortent des mots d’ordre que nos ministères républicains reçoivent plus souvent qu’ils ne les donnent. C’est l’inspiration et l’impulsion du dehors qui les fait agir ; ce n’est pas une pensée propre et une initiative de direction. Est-ce là gouverner ? Et l’unité absolue du parti républicain vaut-elle cette défaillance fatale du pouvoir, cette véritable anarchie du gouvernement ? Certes l’union est chose désirable entre les fractions d’un grand parti. Et c’est pour cela qu’une politique habile n’est jamais une politique de calcul étroit, de défiance et d’exclusion. Elle a toujours un programme aussi large que précis à offrir à ses amis ; mais elle a la ferme volonté de n’en pas pratiquer d’autre, quoi qu’il puisse lui en coûter de ne pas être suivie par tous. La politique des programmes, qui est tout le gouvernement parlementaire, n’exclut personne. Si elle dit non à certaines doctrines, elle dit oui à toutes les bonnes volontés et à tous les dévoûmens.


II

Il ne faut pas se faire d’illusion sur la situation politique actuelle. Le plus difficile n’est pas de démontrer la nécessité et la possibilité du gouvernement constitutionnel et parlementaire dans une démocratie républicaine ; c’est d’expliquer, en tenant compte des faits, comment on pourra rentrer dans les conditions de ce régime. On sait dans quelles complications l’initiative de la chambre des députés, subie, sinon acceptée par le ministère actuel, a engagé la politique du gouvernement. Ce n’est pas chose aisée de l’en dégager. Un article d’exception glissé dans une loi de liberté menace de créer un conflit entre les deux chambres. S’il est voté, c’est la paix des consciences profondément troublée pour un temps dont on ne saurait mesurer la durée. S’il est rejeté, c’est l’entente entre les pouvoirs de l’état compromise, et malheureusement on ne voit pas de transaction possible entre deux solutions aussi contradictoires. Il y a, dans la politique, des difficultés qui se dénouent par un compromis : tant mieux ! Il y en a d’autres qui ne peuvent se trancher que par un oui ou un noir : tant pis ! Mais qu’y faire ? Toute transaction entre ce qui est et ce qui n’est pas la liberté semble impossible, à moins qu’on ne se laisse prendre à une équivoque. Il faut donc qu’on en vienne au vote sur l’article 7 déjà voté par la chambre des députés. Si cet article passe au sénat, la majorité du parti républicain chantera victoire. Mais encore quelques victoires comme celle-là, et le parti qui mène la campagne compte bien n’en pas rester là, les sages amis de la république pourront redire le mot de Pyrrhus. D’ailleurs la loi Ferry ne fera pas fermer une seule des maisons qu’elle vise. Elles ne feront que passer en d’autres mains. Quand l’autorité qui devra leur signifier leur congé se présentera à leurs directeurs la loi à la main, il leur sera répondu aussitôt au nom de cette même loi qui autorise tous les congréganistes, tous les prêtres, tous les laïques mis à la place des pères non autorisés. Et comme les nouveaux venus apporteront exactement le même esprit que leurs prédécesseurs dans la direction, l’enseignement et l’éducation de la jeunesse qui leur sera confiée, les esprits politiques se demandent si c’était bien la peine d’alarmer les consciences et de troubler le pays pour ce beau résultat. Il n’est même pas impossible qu’un directeur, homme d’esprit, ne se donne le plaisir de présenter à l’inspecteur de l’Université chargé de faire exécuter la loi quelques-uns de ses anciens collègues qui auront émigré dans les écoles libres pour y enseigner toutes ces vieilleries classiques que nos réformateurs veulent supprimer. La petite satisfaction de faire déménager quelques bons pères, ou quelques pauvres frères, jésuites, dominicains, maristes, etc. : voilà ce qu’on gagne à n’écouter que la passion de secte, ou la mauvaise humeur de parti, dans la conduite des affaires du pays. Quant à la popularité qu’on peut en recueillir, est-on bien sûr que c’est le pays et non un parti qui acclame l’article 7 ?

Ce qui serait plus sérieux dans le succès de cette inique et inutile loi, c’est que d’abord elle affligera tous les vrais amis de la liberté, et tôt ou tard provoquera dans le parti républicain une de ces scissions bien autrement graves que celle qu’on redoute, dans le cas où l’article 7 ne passerait point au sénat. Si ce grand parti perd les sympathies des libéraux et des conservateurs qu’il compte dans ses rangs, est-il bien sûr de conserver longtemps la confiance du pays, surtout avec la direction que la prépondérance des fractions radicales ne peut manquer d’imprimer à sa politique ? Et, en dehors du parti républicain, la république n’a-t-elle pas à compter avec tout un monde où elle n’avait pas jusqu’ici d’adversaires, si elle n’y trouvait pas des amis bien chauds, avec le clergé qui a pris tout entier fait et cause pour les ordres suspects, avec les catholiques croyans et pratiquans qui suivent leurs prêtres dans la résistance, avec cette classe très nombreuse de catholiques de tradition et d’habitude, qui, sans trop savoir au fond ce qu’elle croit, n’aime pas qu’on ravive des querelles religieuses en pleine liberté moderne, comme l’a si bien expliqué un libre penseur qui est aussi un sage politique ?

Si l’article 7 est rejeté, il y aura sans doute une menace de conflit tout d’abord, une menace plutôt qu’une réalité. Après un premier moment d’irritation, la chambre des députés se calmera en réfléchissant. Elle regardera, si elle ne l’a déjà fait, un peu plus du côté du pays, qui s’empresse moins qu’on ne dit de répéter le mot d’ordre donné. Elle comptera les conseils généraux favorables ou contraires à la loi Ferry, en tenant compte de la réserve significative de ceux qui se sont abstenus, malgré les encouragemens officiels. Elle comptera aussi le chiffre des pétitions contre cet article 7, moins populaire qu’on ne prétend. Elle se dira qu’en fin de compte, elle aura eu gain de cause sur tout le reste, le sénat ayant voté toute la loi Ferry, sauf l’article 7. Nous ne serions donc pas surpris qu’après avoir mûrement réfléchi, la majorité républicaine, son chef en tête, ne finît par comprendre que ce malheureux article manquait réellement d’opportunité et donnait aux passions anticléricales une satisfaction qui pourrait coûter cher à la république. Le grand opportuniste de notre temps, M. de Bismarck, n’est-il pas en train de faire en ce moment sa paix avec le saint-siège ?

Voilà ce que fera sans doute le parti républicain, s’il se garde de cette sorte d’infatuation que donne le succès. Les partis, il est vrai, ne s’en défendent pas mieux que les princes : mais l’histoire nous apprend que les uns et les autres la paient souvent fort cher. Cet heureux échec serait un avertissement dont le pays ne saura pas aussi mauvais gré au sénat qu’on veut bien le dire. Il arrêtera toute une campagne que le gouvernement du président de la république n’a pas dû voir commencer sans inquiétude, et qui, sous le nom des jésuites, est dirigée contre l’enseignement religieux tout entier. Quoi qu’il advienne de l’article 7, il est certain que la question religieuse sera prochainement l’objet d’un grand débat. La question politique sera également soulevée à propos de l’amnistie plénière. Ces deux questions en amèneront bien d’autres, et la bataille s’engagera sur toute la ligne. Alors le moment sera venu pour les partis et pour le ministère lui-même de s’expliquer et de formuler un programme. Nous rentrons ainsi dans les conditions du vrai gouvernement parlementaire. Que deviendra le cabinet actuel au milieu de ces graves discussions ? Il n’est pas sûr d’y survivre. Ce qui importe le plus, c’est un débat solennel sur toute la politique intérieure du pays. Que le cabinet Waddington en sorte vainqueur ou vaincu, que le nouveau cabinet soit conservateur ou radical, libéral ou jacobin, cela n’est sans doute point indifférent pour l’intérêt du pays. L’essentiel est que le cabinet, quel qu’il soit, sorte tout entier du grand débat parlementaire avec un programme bien défini, avec une entière liberté d’action, avec un chef qui le dirige réellement, sans engagement pris d’avance, sans patronage embarrassant.

Il y aurait bien un moyen de sauver un ministère qui n’a guère vécu jusqu’ici que de transactions : ce serait de transiger encore sur l’amnistie et l’article 7, comme le conseille la politique d’expédients. « N’insistez pas sur l’amnistie plénière, dirait-on à la majorité de la chambre des députés, et nous enlèverons l’article 7 au sénat ; ne nous refusez pas cet article, dirait-on au sénat, et nous obtiendrons de la majorité de la seconde chambre qu’elle renonce à l’amnistie plénière. » Nous ne croyons pas au succès de cette combinaison, et, à vrai dire, nous doutons beaucoup que le chef de la majorité de la seconde chambre se soit prêté à ce jeu des officieux, en faisant annoncer l’amnistie plénière à grand fracas. Il connaît trop le parti et surtout le peuple qui l’acclame encore pour avoir imaginé cette sorte d’épouvantail qu’on montrerait au sénat uniquement pour arracher l’article 7 à son effarement. Il sait qu’on ne joue point avec le feu, qu’on ne jette pas impunément de telles promesses aux partis ardens, si l’on n’a pas la volonté de les tenir. D’ailleurs, nous ne voyons point ce que la politique conservatrice et libérale pourrait gagner à ce jeu. La question de l’amnistie plénière, selon nous, a beaucoup moins de gravité que la question soulevée par l’article 7. Ce serait une cruelle épreuve pour cette politique d’avoir à se résigner à une amnistie de gens qui se vantent de leur crime et se déclarent prêts à recommencer. Mais cette épreuve est déjà subie aux trois quarts par l’acceptation d’une amnistie partielle qui a eu pour résultat l’élection de Javel. Ce n’est pas la rentrée dans leur pays incendié de quelques chefs de la commune, la plupart sans crédit et sans nom, qui fait la gravité de cette mesure ; c’est le mot même d’amnistie qui permet une sorte de réhabilitation. La grâce à tous n’était pas aussi dangereuse que l’amnistie à quelques-uns. L’amnistie plénière nous renverra quelques communards endurcis qui feront peut-être moins parler d’eux qu’on ne le craint. Mais l’article 7 a une tout autre gravité, en ce qu’il vise une de ces libertés nécessaires que l’on croyait définitivement acquises. Le trouble et l’amertume qu’il répandra dans une partie considérable de la société française ne passeront pas demain, On en parlera longtemps ; on en parlera toujours, jusqu’à ce que le droit enlevé à des citoyens français leur soit rendu par une politique réparatrice. Le ministère ferait un faux calcul s’il espérait retrouver, par sa résistance à l’amnistie plénière, les sympathies des conservateurs, que lui ferait perdre le vote de l’article 7. Entre cette amnistie qui n’est que la conséquence déplorable d’une fâcheuse concession, et l’article 7 qui est le premier acte d’une politique d’intolérance et de persécution, tous les conservateurs et bien des libéraux n’hésiteraient pas, s’il fallait choisir. Il ne suffit donc point que le ministère repousse l’amnistie plénière. Puisqu’il ne peut retirer une loi déjà votée par l’une des deux chambres, qu’il laisse amender par le sénat les lois Ferry sur l’enseignement supérieur et sur la réorganisation du grand conseil de l’instruction publique, sans faire d’aucun de ces amendements nécessaires une question de cabinet. S’il ne peut réparer le mal déjà fait, dans nos administrations publiques, par un système d’épurations arbitraires, qu’il ne les livre plus aux passions et aux ambitions politiques. Qu’il résiste non-seulement à l’esprit de désordre, mais encore à l’esprit de parti, qu’il soit ferme contre toutes les factions, libéral envers toutes les opinions, juste pour tous les services, qu’il gouverne, en un mot, de façon à intéresser à la république tous ceux qui ne veulent : que le bien’ du pays. Pour cette politique qui n’est point contraire à ses principes, il aura l’appui du sénat, l’approbation du président, et l’assentiment du pays. S’il ne veut ou ne peut rien faire de tout cela, il est temps qu’il cède la place à d’autres. Se résigner au mal pour éviter le pire, ce n’est pas gouverner.

Au point où sa faiblesse a laissé en venir les choses, il est douteux que la majorité républicaine de la chambre des députés accepte un tel programme de gouvernement. Va-t-elle nous revenir avec des sentimens plus modérés et des pensées plus sages, sous l’impression des inquiétudes du pays agité par l’évocation de la commune glorifiée, par la propagande révolutionnaire, par les lois qui touchent à la liberté de conscience ? C’est ce que l’on verra bientôt. En ce cas, il ne serait pas encore trop tard pour espérer que le gouvernement de la république rentrera dans la voie de modération, de justice et de paix dont il n’eût pas dû s’écarter. Alors le cabinet actuel pourrait encore, en gardant le pouvoir, rendre au pays le service de faire agréer à cette majorité une politique pratiquée par des ministres qui lui sont sympathiques. Mais si la chambre des députés nous revient avec ses préjugés, ses passions et ses rancunes, mieux vaut que le ministère se retire devant une situation qui ne lui permettrait de conserver le pouvoir que pour servir une politique imposée à sa faiblesse. Il n’y a guère lieu d’espérer que sa succession appartienne au parti républicain, libéral et conservateur, que les prochains débats parlementaires auront pour effet de reconstituer. La rentrée aux affaires d’un ministère Dufaure ou Jules Simon n’est pas possible en ce moment où la majorité qu’inspire et dirige le président de la chambre des députés est maîtresse du terrain. Cette majorité entrera-t-elle enfin au pouvoir son drapeau à la main, et son chef en tête, ou bien se bornera-t-elle à gouverner encore sous le nom d’un ministère plus ou moins renouvelé qui continuera à recevoir son mot d’ordre ? Toute la question du gouvernement parlementaire est là. Si un ministère de résistance est impossible, mieux vaut un cabinet radical pour le présent qu’un cabinet conservateur dont les actes contredisent les intentions. Il n’y a point à s’inquiéter outre mesure d’une politique plus ou moins radicale, pourvu qu’elle joue cartes sur table. Ce qui est le plus à craindre, c’est une politique qui cache son jeu. Car alors en trompant le pays, elle pourrait le mener plus loin qu’il ne veut aller. En France, comme ailleurs, un parti si puissant, si maître qu’il soit des élections, ne garde pas longtemps le pouvoir, s’il gouverne contre les vrais intérêts et les vrais sentimens du pays. Ce sera le rôle d’une opposition franchement républicaine d’avertir le suffrage universel, si le gouvernement persiste dans la voie d’intolérance et d’exclusion où un parti le pousse. On a vu où nous conduisent les gouvernemens qui ne laissent point parler. Il ne faut pas qu’on nous fasse voir où nous mènent un gouvernement et un parlement qui ne veulent pas s’expliquer. La lumière avant tout dans le parlement, l’indépendance dans le gouvernement, la paix dans le pays : voilà ce que la pratique du gouvernement parlementaire peut seule nous donner. Sous ce régime de la parole libre, il faut que la politique qui est au pouvoir s’amende ou qu’elle cède la place à une autre.

Il n’y aurait qu’un danger, mais grave, dans l’existence et la durée d’un ministère de parti qui aurait mal compris son rôle de gouvernement républicain, c’est le cas où le pays ne serait pas averti à temps, afin de pouvoir aviser à propos. Le suffrage universel est plein de patience pour ses élus. Il est lent à comprendre que les choses vont mal. L’opinion du public qui sait et qui pense est depuis longtemps en campagne, quand le sentiment populaire n’est pas encore éveillé sur le péril d’une situation. Il a pourtant une manière de faire comprendre d’abord au gouvernement qu’il n’est pas satisfait, c’est une indifférence apparente marquée par l’abstention. Peut-être le jour n’est-il pas éloigné où, grâce au scrutin de liste, c’est une minorité active et disciplinée qui élira le plus grand nombre de nos députés. Si le parti républicain voyait dans cette situation électorale une raison de sécurité, il se tromperait bien. Ce serait, au contraire, le moment de trembler pour l’avenir de la république. D’abord l’indifférence du suffrage universel n’est pas propre à donner du prestige et de la force au gouvernement qui sort de telles élections. Et puis, cette indifférence n’est que le signe avant-coureur des grands mouvemens populaires. Pendant que le parti victorieux se complaît et se repose dans les douces satisfactions du pouvoir, l’heure sonne où le sentiment des masses éclate, et sur un mot d’ordre qui l’exalte et l’entraîne, emporte dans une réaction violente les ministères, et parfois les républiques comme les monarchies. Trop heureux alors le pays, si la minorité sage et libérale qui avait déjà conquis la véritable opinion publique, trouve grâce devant le suffrage universel, et si la réaction conservatrice s’arrête à un ministère de centre gauche ou de gauche modérée. Nous comptons sur le gouvernement parlementaire pour prévoir et prévenir un pareil dénouement. Nous espérons encore dans la sagesse de la majorité républicaine éclairée par l’expérience. Nous espérons surtout dans la salutaire influence d’une opposition plus désireuse d’arrêter le gouvernement sur une pente dangereuse que de le remplacer. Il faudrait vraiment désespérer de la fortune de notre grand et malheureux pays, si la politique du bon sens et du patriotisme ne finissait par prévaloir sur la politique des rancunes et des passions de parti.

Ici le lecteur nous permettra d’ouvrir une parenthèse. Dans cette lutte plus ou moins prochaine entre deux politiques que nous avons dû qualifier comme chacun le fait dans le monde parlementaire, nous ne voudrions point qu’on pût se méprendre sur nos idées et nos doctrines. Nous n’aimons pas ces mots vagues qu’on se jette à la tête à propos des discussions philosophiques ou politiques, et qui ont toujours besoin d’explication. Une politique n’est point jugée quand on a dit qu’elle est radicale ou conservatrice, pas plus qu’une philosophie, si on la qualifie de spiritualiste ou de panthéiste. Une politique radicale ne nous répugnerait point, pourvu qu’elle fût sensée, libérale, opportune, et que la pratique en fût possible. Si nos radicaux restaient libéraux, nous pourrions nous entendre avec eux sur quelques points, car nous ne cachons pas que nous avons avec eux certaines idées communes. Ainsi, sur la question religieuse, nous tenons encore moins qu’eux au concordat. Ce n’est peut-être pas une réforme qu’il soit opportun d’aborder brusquement ; mais nous ne sommes pas éloigné de croire qu’un jour, vu la difficulté toujours croissante des rapports de l’église et de l’état, les deux parties contractantes s’entendront pour une séparation à l’amiable. C’était le rêve de Lamennais, de Lacordaire et de Montalembert. Seulement, nous regarderions comme une criante injustice de ne pas assurer à ce clergé, dont la révolution a confisqué les biens, une indemnité préalable fixée au chiffre nécessaire à ses besoins. Voilà le radicalisme libéral. Il est des radicaux qui entendent supprimer le concordat et le budget des cultes sans aucune indemnité pour le clergé. C’est le radicalisme jacobin. A vrai dire, le pur jacobin ne veut à aucun prix de l’indépendance de l’église ; avec ou sans concordat, il ne lui permet de vivre que sous la domination de l’état. Nous sommes encore de ceux qui pensent que la liberté de conscience veut que l’enseignement de l’état et de la commune soit laïque à tous les degrés, en ce sens que l’enseignement religieux proprement dit, le catéchisme, ne soit imposé, dans l’école, à aucune famille qui n’en veut pas pour ses enfans. Cet enseignement se donnerait à l’église, à l’école même, si les parens le désirent ; mais il serait donné par le prêtre ou le ministre, et non par l’instituteur, ainsi que cela se fait aux États-Unis. Il y a des radicaux qui veulent encore autre chose : c’est que nul prêtre, nul congréganiste ne puisse enseigner, à cause de sa robe, remplît-il toutes les conditions exigées par la loi. C’est ainsi qu’ils privent d’honnêtes gens de leur droit de citoyens, pour mieux assurer la liberté de penser. Voilà encore la différence du radicalisme libéral et du radicalisme jacobin. On parle beaucoup, à propos des lois Ferry, de la nécessité de rétablir par l’école l’unité nationale mise en péril par l’esprit contraire de l’enseignement laïque et de l’enseignement religieux. Le philosophe, lui aussi, se préoccupe de cette question, et il en prépare une solution radicale par l’introduction, dans nos écoles universitaires de tous les degrés, d’un enseignement moral, indépendant de tout dogme religieux, qui commence à l’école primaire et continué pour tous les âges où l’on fréquente l’école. Mais en proposant cette radicale réforme, le philosophe se garde bien de toucher à la liberté des consciences ; il laisse le prêtre ou le frère enseigner la jeunesse et l’enfance dans le collège libre et dans l’école communale sous la seule condition de prendre les diplômes prescrits par la loi. Le jacobin ne l’entend pas ainsi. Il trouve bien plus simple et plus expéditif de fermer la bouche au prêtre, congréganiste ou non, qui veut enseigner en se conformant aux lois de l’état. Ici encore le radicalisme libéral et le radicalisme jacobin visent, par des moyens bien différens, le grand but de l’unité morale de notre société moderne. L’un veut y arriver en supprimant des écoles libres, et l’autre en réformant et en complétant l’enseignement des écoles de l’état. Même divergence de méthode dans la solution des questions sociales. Pour n’en citer qu’une, le philosophe ne cache pas son goût pour une révolution économique qui consisterait à substituer l’association au salaire, dans toutes les œuvres du travail qui la comportent ; mais il entend laisser à la liberté individuelle l’initiative de cette transformation. Ce sera l’œuvre, si elle est possible, de l’éducation, de la morale, et surtout du temps. D’autres veulent qu’elle soit faite d’un seul coup par l’état, au moyen de décrets parlementaires. C’est encore la différence du radicalisme libéral et du radicalisme jacobin.

Il en est ainsi de toutes les questions que la politique radicale embrasse dans son programme. C’est toujours par la liberté et avec le temps que procède le radicalisme libéral ; c’est toujours à l’état opérant à coups de décrets que le radicalisme jacobin demande les réformes qu’il a rêvées. L’un ne veut la liberté nulle part, l’autre la veut partout. Ces deux espèces de radicaux ne diffèrent pas moins de tempérament que de doctrine. Autant le radical libéral est tolérant, sympathique, généreux et confiant dans les relations de la vie politique, autant le radical jacobin est exclusif, inquiet, ombrageux, défiant, aimant à pratiquer cette politique de suspicion, d’inquisition et d’épuration qui ne laisse jamais trêve ni repos aux honnêtes serviteurs de l’état. Robespierre, auquel Dieu nous garde de comparer les jacobins de notre temps ! était le type parfait de cette race de politiques qui, à force de tout épurer, l’administration, le gouvernement, et leur propre parti, ne laissent plus autour d’eux que le vide, la peur et la haine. Seulement les jacobins du vieux temps ne se bornaient point à épurer ; ils supprimaient ou proscrivaient leurs adversaires. Les nôtres se contentent de leur ôter la parole en attendant que des successeurs plus violens reprennent la sanglante tradition de la convention de 1793 et de la commune de 1871. C’est l’esprit jacobin qui souffle au gouvernement la pensée de soumettre la magistrature à une investiture nouvelle, et toutes les administrations publiques, particulièrement l’armée, à cette formule toute monarchique du serment, dont la république libérale de 1848 avait délivré la conscience de nos fonctionnaires. On voit comment il est possible d’être radical sans être jacobin, le premier étant un homme de principe, tandis que le second n’est qu’un homme de parti. La politique radicale a le défaut d’être une application trop absolue ou trop hâtive des théories. Elle n’est vraiment à sa place que dans ces crises suprêmes de la vie d’un peuple où les grands maux appellent les grands remèdes. La politique jacobine est la perpétuelle violation des principes. Il est bien difficile aux philosophes qui pensent à la politique de ne pas éprouver quelque impatience des lenteurs du progrès social, et de ne pas chercher à l’accélérer. Il y a donc des radicaux parmi eux ; mais ce qu’on n’y rencontrera jamais, c’est un philosophe jacobin. Cette espèce de politique naît et se forme ailleurs qu’à l’école de la philosophie, où l’on enseigne avant tout la liberté, et voilà comment on peut écrire un livre sur la Politique radicale et même sur la Démocratie, sans approuver l’article 7.


V

Nous fermons cette parenthèse que le lecteur trouvera un peu longue, et nous arrivons à notre conclusion. Il est urgent d’en finir d’abord avec ce régime du silence, des petites intrigues et des négociations secrètes, où l’on ne s’explique clairement sur rien, où l’on parle plutôt pour cacher sa pensée que pour la montrer, où il n’y a plus, pour voter, que le mot d’ordre et la consigne. Sous un tel régime, les séances du parlement perdent leur intérêt. Le parlement n’est plus qu’une mécanique à voter, dans laquelle les individus ne servent qu’à faire un chiffre de majorité ou de minorité fixé à l’avance par des chefs qu’une popularité plus ou moins bien acquise rend tout-puissans. Que dire de ces discours d’apparat qui retentissent dans le vide, ou de ces discussions oiseuses qui se traînent péniblement, devant les auditeurs distraits ou indifférens qui ont leur parti pris et leur bulletin prêt sur toute question ? On nous dit que les choses se passent ainsi dans le parlement anglais. Oui, mais avec cette différence que les chefs du gouvernement sont en même temps les grands orateurs du parlement, et que ceux-là, on les écoute toujours avec d’autant plus d’intérêt qu’ils s’expliquent avec une parfaite clarté. Ce n’est pas dans ce pays parlementaire par excellence qu’un cabinet attend, pour parler et pour agir, le mot d’ordre d’un conseiller officieux et puissant qui se dérobe à la responsabilité de la politique qu’il inspire.

La discipline ! voilà un mot dont abusent les partis, et qu’il serait bien temps de ramener à sa juste et digne acception. Il est certain que, sans discipline, il n’y a ni partis, ni groupes, ni majorité, ni minorité ; il n’y a qu’une multitude sans classement, sans ordre, une masse confuse, qui donne assez l’idée du chaos. L’individualisme parlementaire rendrait tout gouvernement impossible, en réduisant en poussière ce grand corps qui n’a de force et de vertu que par l’unité d’initiative et l’action d’ensemble. Il faut donc de la discipline dans toute société, toute réunion politique, au dedans comme au dehors du parlement. Mais cette discipline a-t-elle rien de commun avec la discipline militaire, qui veut impérieusement l’obéissance passive et se fait sentir par le mot d’ordre et la consigne ? En aucune façon. Rien ne serait plus contraire, non-seulement à la dignité de l’homme politique, mais encore à la mission que lui ont confiée ses électeurs. Que demande le pays a ses mandataires ? Qu’ils aillent débattre ses intérêts en tout honneur et en toute conscience, ne soumettant leur volonté qu’à leur raison, et leur raison qu’à la vérité qu’on fait briller à leurs yeux. C’est alors que l’accord des intelligences et des volontés s’établit au grand jour de la discussion publique. Un mandataire qui ne serait pas capable de comprendre où est la vérité et l’erreur, où est le juste et l’injuste, où est la raison et la folie, serait indigne de l’honneur qu’on lui a fait en le choisissant. Cette espèce de députés, nous le savons, est toujours prête à l’obéissance passive ; mais les partis ou les cabinets qui les préfèrent et qui les recherchent sont les plus grands ennemis du gouvernement parlementaire. Il n’y a de mandataires sérieux et vraiment utiles que les hommes libres, qui n’acceptent qu’une discipline intelligente et volontaire, avec les réserves que commandent leur conscience et leur dignité. Ils sentent que, s’ils doivent beaucoup à leur parti, ils doivent encore plus à leur pays, dont parfois l’esprit et la passion de parti font oublier les grands intérêts. C’est pour cette classe d’hommes que le gouvernement parlementaire est fait, avec ses grandes discussions, ses triomphes de la parole publique, parfois mise au service de la passion, mais le plus souvent l’organe éclatant de la raison et du patriotisme. Alors les intelligences s’éclairent à la lumière des hautes vérités, les cœurs s’échauffent à la flamme des généreux sentimens, les mesquines ambitions, les petites passions des individus vont se perdre et se fondre dans le grand foyer des idées et des sentimens communs. Qu’on nous par le de cette discipline de la parole publique, et non de la discipline du mot d’ordre donné et reçu dans l’ombre et le silence. Et si l’on nous demande comment cette union pourra se maintenir, nous répondrons : par les mêmes moyens qui auront servi à l’établir. La parole publique suffit à resserrer les liens que la parole publique a réussi à former. Et qu’on ne vienne pas nous dire que nul parti ne résiste à une pareille épreuve. Quand les dissidences touchent aux principes de conduite et au fond des choses, il faut s’expliquer, et, si l’on ne parvient pas à s’entendre, se séparer. Il le faut pour l’honneur des principes, la dignité des personnes, l’intérêt du pays. Que si ces dissidences ne tiennent qu’à des questions d’ordre secondaire, chacun doit se souvenir alors qu’il est membre d’un parti dont l’union importe au gouvernement parlementaire. En cela, comme en toute chose, il y a une mesure à garder. Tout sacrifier à l’union mène à la servitude ; mais n’y rien sacrifier conduit à l’anarchie. L’histoire des parlemens est là pour nous instruire. N’a-t-on pas vu, en Angleterre, Burke, Robert Peel, Palmerston, et récemment lord Derby, en France Chateaubriand, de Serre, Camille Jordan, quitter leurs amis en emportant leurs malédictions ? Et combien de fois Thiers n’a-t-il pas changé de parti, sans jamais changer de politique, toujours fidèle à ses idées qu’il savait faire accepter par ses nouveaux amis ?

En voyant avec tristesse le parti républicain s’engager dans une politique qui n’est guère propre à établir cet accord des esprits et cette union des cœurs dont notre pays a tant besoin, nous nous demandons s’il a bien compris la véritable raison d’être de la république de 1870, que la France a si franchement et si pleinement acceptée. Cette France alors accablée a espéré que la troisième république n’aurait rien de commun avec la première, qu’elle serait le gouvernement de tous, et non d’un parti, qu’elle resterait ouverte à toutes les bonnes volontés, à toutes les capacités, à tous les services éprouvés, qu’elle referait la véritable unité nationale, sous le drapeau de la patrie, sous le régime de l’ordre et.de la liberté. Quand la république s’est relevée tout à coup sur les ruines de l’empire succombant sous le poids de nos désastres, le gouvernement de la défense nationale a-t-il eu une autre pensée, une autre volonté que celle de réunir dans un commun effort tous les dévouements, quelle qu’en fût l’origine ? Et le gouvernement de la délégation de Tours, son jeune chef en tête, n’a-t-il pas fait appel lui-même au patriotisme de tous les partis, comme de toutes les classes du pays ? M. Gambetta ne nous contredira pas si nous lui rappelons que c’est avec regret que, sur les instances d’amis politiques mal inspirés, il a fait reconduire à la frontière ces princes accourus à la défense de leur patrie, sous un gouvernement républicain. C’était aussi le sentiment du pays, qui a donné son or et ses enfans, sans compter ni hésiter. C’était le sentiment de cette assemblée qui a débuté par un acte d’adhésion à la république et fini par une constitution républicaine. On voulait avant tout la paix intérieure et l’union ; on sacrifiait l’intérêt de parti à l’intérêt suprême du pays. Comment se fait-il donc que le parti républicain ait oublié tous ces souvenirs ? comment ne se rappelle-t-il plus qu’il a applaudi à la voix de M. Thiers annonçant une république qui serait le gouvernement de l’union ? Nous le savons, hélas ! mais nous savons aussi que si la faute en est à tous les partis, le nôtre n’est pas celui qui a la moins lourde responsabilité dans cette rupture de la trêve patriotique. Et depuis que cette trêve a fait place à l’établissement définitif de notre gouvernement de prédilection par les mains mêmes de nos adversaires, n’était-ce pas aux vainqueurs d’ouvrir leurs bras aux vaincus, à tous ceux du moins qui rendaient leurs armes et n’offraient de ne les reprendre que pour défendre avec nous la république libérale et conservatrice ?

Pourquoi s’acharner sur des vaincus résignés à leur défaite, si l’on n’a pas de vengeance à exercer ? Et pourquoi cette manie d’épuration perpétuelle, si l’on n’a pas d’appétits à satisfaire. En épurant nos administrations, trouve-t-on que la république a trop d’amis ? Et trouve-t-on qu’elle n’a pas assez d’ennemis, quand on met le pied sur le cou de ses adversaires, comme l’a dit un homme d’esprit qui est des nôtres ? Notre humble avis est que ce n’est point la meilleure manière de servir la république, et que, si elle pouvait parler, elle dirait avec ce personnage historique dont le nom ne nous revient pas : « Mon Dieu ! Délivrez-moi de mes amis. Pour mes ennemis, je m’en charge. » Pourquoi enfin s’attaquer à des prêtres qui ne demandent qu’à rester étrangers à la politique ? Il faut qu’il y ait dans la campagne qui se poursuit avec une persévérance désespérante plus que des représailles, plus que des passions, plus même que des haines : il y a un parti pris, un dessein conçu, un plan arrêté, une entreprise enfin dont l’exclusion des jésuites n’est que le début ; il y a, en un mot, l’œuvre d’une secte encore plus que d’un parti. Ce n’est plus une affaire politique, c’est une affaire de doctrine, on serait presque tenté de dire de dogme et de religion, où se montre quelque chose de l’ardeur et de l’âpreté des passions religieuses. C’est là ce qui en fait la gravité. Il ne s’agit plus d’un incident qui paraît et disparaît avec la situation politique qui l’a amené ; c’est une lutte entre deux principes, deux esprits, deux tendances, dont il est impossible de mesurer l’intensité et la durée. On nous dira que cette lutte est inévitable ; et que des évêques en donnent le signal. Il en est, nous le savons, qu’une logique intraitable emporte à des extrémités où, grâce à Dieu, ils ne sont suivis que par l’Univers. Comment ne voient-ils pas qu’en déclarant la guerre au libéralisme, aussi bien qu’au jacobinisme, c’est la société moderne elle-même qu’ils défient et qu’ils obligent à se mettre en défense ? Heureusement que la sagesse de l’église par le autrement par la bouche de la plupart de ses évêques et de ses prêtres. Qu’est-ce donc que le libéralisme, sinon la doctrine de la liberté pour tous ? Quoi qu’il en soit, si la lutte est inévitable entre l’esprit catholique et l’esprit moderne, la politique n’est pas le terrain où elle doit s’engager : c’est dans la sphère paisible et froide de la science et de la pensée qu’il faut la laisser, là où l’esprit moderne fait son œuvre de progrès lentement et sûrement, en pleine paix et en parfaite liberté. La politique, toute-puissante dans sa sphère, peut, en s’attaquant à la religion et à ses prêtres, faire beaucoup de bruit, semer l’agitation et le trouble, provoquer des crises auxquelles les gouvernemens résistent moins que les religions ; elle ne peut rien contre une puissance qui sait se taire et attendre de meilleurs jours, sans cesser de travailler à son œuvre de foi et de dévoûment.

Nous voici au terme de notre conclusion. Quoi qu’il arrive, la politique de notre pays rentrera enfin dans la grande voie d’où elle n’eût pas dû sortir. Quand la parole parlementaire se fera entendre et qu’il sera fait appel au patriotisme de tous les partis, devant l’Europe qui nous regarde avec tant d’intérêt, nous ne désespérons pas encore de revoir les jours de paix intérieure, d’heureuse union que nous avons vus dans les premiers temps de l’assemblée nationale, alors que tous les partis semblaient s’être confondus dans une commune préoccupation du salut de la patrie, et que, sous le coup de nos malheurs, la république était réellement le gouvernement qui nous divise le moins. C’est le moment ou jamais de reprendre la patriotique tâche à laquelle le premier président de la république nous conviait, que le second, on lui rendra cette justice, avait tant à cœur de continuer, et que le troisième entend achever. L’heure est propice ; toute l’Europe fait des vœux pour nous. L’Angleterre nous assure de sa sincère amitié, si nous sommes sages, et elle nous en a donné une preuve dans une grave circonstance. La Russie, qui nous a montré non moins de sympathie alors, nous la gardera, si nous sommes forts. D’autres puissances ont le même désir sans l’exprimer. M. de Bismarck lui-même nous promet avec une sorte d’effusion une parfaite entente avec l’Allemagne, si nous savons nous contenter d’être heureux et prospères. La France est sensible à tous ces vœux. Elle goûte fort le conseil de l’Angleterre ; elle ne refuse pas le bonheur et la prospérité qu’on lui offre ; mais le vœu qui lui va le plus au cœur, c’est celui qu’on fait pour sa force. C’est qu’en effet, dans cette Europe qui veut sincèrement la paix, mais qui est armée jusqu’aux dents pour la défendre sans doute, il ne suffit pas d’être sage pour être heureux et prospère : il faut être fort. La France travaille de toutes façons à l’être en développant son commerce, en perfectionnant son industrie, en réformant ses écoles, en réorganisant son armée. Elle se souvient des exemples qui lui ont été donnés par les grandes nations de l’Europe, par la Prusse après Iéna, par la Russie après Sébastopol, par l’Autriche après Sadowa. Elle veut, elle aussi, se recueillir et réparer ses forces, sans trop s’occuper des affaires d’autrui. Le temps n’est plus des beaux rêves philanthropiques de paix perpétuelle, de désarmement universel, de milices nationales suffisant partout à la défense nationale, dans les états unis d’Europe. Notre France veut être un peuple de soldats comme l’Allemagne, de vrais soldats qui prennent le fusil dès l’école et ne le quittent que quand l’âge le fait tomber de leurs mains, qui passent cinq ans au régiment pour se former à ce rude métier, qui s’y entretiennent dans la réserve et dans l’armée territoriale, par des exercices militaires sérieux et fréquens dans les camps et dans les réunions régionales, sous une discipline inflexible et sous le commandement de généraux, d’officiers, de sous-officiers qui aiment leur noble métier ; un peuple toujours prêt à quitter la charrue, l’atelier, l’usine, le comptoir, la boutique, le cabinet, la chaire, pour défendre son territoire ou son honneur, toujours prêt à y rentrer pour reprendre les travaux et les œuvres de la paix ; en sorte qu’au jour du danger, l’étranger ne trouve dans ce pays régénéré et discipliné qu’un immense camp de guerre de plusieurs millions d’hommes, comme en Allemagne. Quand cette œuvre sera accomplie, si l’Europe veut désarmer, la France sera la première à prendre l’initiative. Elle veut de plus être un peuple de frères qui ne connaissent point d’ennemi dans la commune patrie, et qui, au jour du combat, s’il revient jamais, se retrouvent tous unis et serrés les uns contre les autres pour résister à une nouvelle entreprise de la politique de fer et de sang. Il faudra bien que sa volonté soit respectée des partis qui couvrent sa voix en ce moment, et qu’ils lui donnent enfin cette paix intérieure sans laquelle notre patrie ne peut être vraiment forte, heureuse et prospère. Alors elle reprendra sa place dans les conseils de l’Europe, où les alliances ne lui manqueront pas.


E. VACHEROT.