La Tentation de l’homme/La Réponse du dernier sage

La Tentation de l’hommeSociété du Mercure de France (p. 197-202).


LA RÉPONSE DU DERNIER SAGE


 
Peut-être alors ces Rois du lointain avenir,
Dédaigneux des clameurs et des fouies trompées,
Laissant la colère aux voix de bronze barrir
Et siffler sur leurs fronts l’haleine des épées,
Formes par l’ascétisme inique enveloppées,
S’enfermeront dans le silence pour mourir.

Mais peut-être l’un d’eux, vainement outragé,
Qui sera le plus grand parmi ces hommes d’ombre
Sur qui les astres et les temps auront neigé,
Se lèvera, superbe et blanc, dans l’air chargé
De la poussière d’une Humanité sans nombre,
Sur la vie attentive et le monde changé.


Spectre dominateur du funèbre niveau
Des nations, fantôme aux gestes de clémence,
Qui jettera, du seuil prochain de son caveau,
Aux sillons noirs des multitudes en démence,
Avec le blé de sa parole, la semence
De l’espoir renaissant et du rêve nouveau ;

Il apparaîtra seul et calme, surgissant
De l’épouvante des houles blasphématoires,
Sur l’occident drapé de ténèbres de sang,
Et le vol orageux des futures histoires,
Sur ses lèvres que les ans font évocatoires,
Du verbe salutaire élargira l’accent :

« Ne désespère pas encor, poussière humaine,
Qui roules en monceaux sur les routes du temps !
Si l’espace intégral, devenu ton domaine,
Pèse sur ta pensée aux orbes haletants,
Si devant nous, dont l’âme a rempli la Nature,
L’illusion des Dieux, comme la foudre, a fui,

Si l’antique Démiurge est notre créature,
Si, des feux du Centaure aux gloires de l’Arcture,
        Rien ne nous a parlé de lui ;

Si nous ne rapportons, de ces déserts de cendre,
Pas même une étincelle à tes flambeaux éteints,
Si, sur tes temples morts, tu nous vois redescendre,
Sans même une promesse offerte à tes destins,
Ne devines-tu pas, hors des choses sensibles,
Parmi cet infini qui n’est plus qu’un bûcher,
Un monde intérieur aux cercles invisibles
Où d’autres infinis, encore inaccessibles,
        Nous pénètrent sans nous toucher ?

Si tu ne peux plus lever les yeux vers les astres
Pour y chercher un nom par nos mains effacé,
Aux voûtes de la Nuit sombre, où tu les encastres,
Si les lettres du nom divin même ont passé,
Etends ces bras que tu dressais vers la lumière,
Et cherche autour de toi, dans ton ombre, à tâtons ;

Dans l’enceinte du rêve où s’ouvre ta paupière,
Il est des seuils secrets dont nul ne sait la pierre,
        Et que jamais nous ne heurtons.

Des univers, aux sens interdits, et qu’éclairent
Des étoiles que tes yeux ne contemplent pas,
Ralentissent leur cours fatal ou l’accélèrent
Selon le rythme ardent qui balance leurs pas.
Où la torche a brûlé, les ténèbres plus grandes
S’élargissent de leur inconnu révélé ;
Si purs que soient tes vœux et si haut que tu tendes,
Au Temple dont nos doigts ont compté les guirlandes,
        Le saint des saints reste voilé.

Tu n’aspireras plus à ces lointaines cimes
D’où nous te revenons sans avoir rien trouvé,
Tu ne lanceras plus, sur la mer des abîmes,
Ces vaisseaux que l’éclair, par nos bras entravé,
Guide sur un rayon de flamme au promontoire
Où la création semble enfin se lasser,

Tu n’imposeras plus le joug de ta victoire
Aux archipels lactés dont s’étonne la gloire
        D’avoir vu nos drapeaux passer.

Le mystère étoilé qui troublait tes ancêtres,
Mirage d’or éteint par l’or de ton flambeau,
A la source éternelle où retournent les êtres
Retourne, comme un mort qui rentre en son tombeau.
Mais si, dans l’air nouveau que ta pensée explore,
Un premier crépuscule endort l’espoir humain,
Ton œuvre peut attendre une seconde aurore,
Où ce monde, qui pour l’Homme n’est pas encore,
        Sera l’inconnu de demain.

Jamais tes fils, si grands que ta foi les pressente,
N’en pourront pénétrer la suprême raison,
Que t’importe ! Vois-tu leur volonté puissante
A l’assaut des remparts cernant leur horizon
Monter, et leur effort décupler son étreinte,
Comme un bélier géant sur des créneaux rué ?…

Mais le mur abattu découvre une autre enceinte,
Et le bloc noir des tours fermant la cité sainte
        N’en paraît pas diminué…

Car le monde est sans borne et sans borne ton rêve.
Car ce qui fut toujours ne finira jamais,
Si rien n’a commencé, rien non plus ne s’achève :
Il n’est pas de premiers ni de derniers sommets.
Et ton ascension vers la gloire intégrale
Se poursuivra sans fin, sur les orbes de feu
Que trace à tout jamais, sans terme ni milieu,
De l’esprit éternel l’éternelle spirale,
        Infinie, ainsi qu’ÉTAIT Dieu. »