La Région du bas Rhône
Revue des Deux Mondes3e période, tome 46 (p. 380-409).
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LA
REGION DU BAS-RHONE

IV.[1]
L’ÉTANG DE BERRE ET LES CANAUX DU RHONE A LA MER.


I

La question des embouchures du Rhône, que les anciens avaient résolue d’une manière très heureuse par la canalisation latérale à travers les étangs entre le golfe de Fos et la ville d’Arles, n’a cessé d’être, depuis deux siècles, un sujet de préoccupations pour nos marins et nos ingénieurs modernes. Le port d’Arles, dont la prospérité s’était maintenue pendant la plus grande partie du moyen âge, avait rapidement décliné. Les étangs qui l’entouraient n’étaient plus depuis longtemps navigables ; et, en 1665, Vauban, chargé par Colbert de visiter les côtes de la Méditerranée, dut étudier les moyens d’assurer la navigation entre la ville et la mer. La hauteur de la barre, l’oblitération des passes, l’instabilité du lit et les variations des bras du fleuve l’impressionnèrent vivement. « Les embouchures du fleuve sont et seront toujours incorrigibles, » déclara-t-il au retour de sa mission ; et il conseillait de les abandonner à elles-mêmes, d’ouvrir un bras artificiel au Rhône d’Arles et de diriger ce bras sur le golfe de Fos, un peu à l’est de l’ancienne ouverture du canal de Marius. C’était, en somme, une seconde édition de l’œuvre romaine.

Tel fut aussi l’avis du marin très expérimenté Barras de La-penne, capitaine des galères du roi, qui fut envoyé en 1682 à Arles par le marquis de Seignelay, ministre de la marine. « Les embouchures du Rhône, écrivait-il dans son Portulan de la mer Méditerranée, sont aujourd’hui dans le même état qu’elles étaient lorsque Marius entreprit de faire la fosse de son nom qu’on a laissé combler. Le commerce d’Arles a beaucoup diminué par le danger et la difficulté qu’il y a de passer à l’embouchure où les petits bâtimens sont souvent retardés deux ou trois mois, et où les vaisseaux de charge les plus petits ne peuvent plus passer. Les embouchures seront toujours impraticables ; toutes les dépenses qu’on y pourrait faire n’aboutiraient à rien ou deviendraient en peu de temps inutiles ; et, puisque les Romains, qui étaient les maîtres des arts et des sciences, n’ont pu en surmonter les dangers, et que, pour faciliter la navigation du Rhône, ils avaient été contraints de les abandonner et de faire ce fossé si célèbre et si renommé, il faut les imiter et ouvrir de nouveau ce canal, ou en faire un autre pour conduire les bâtimens à Fos ou dans le port de Bouc même, ce qui serait encore le meilleur. »

Malgré l’autorité de Vauban et de Barras de Lapenne, les ingénieurs étaient loin de considérer comme absolument impossible l’amélioration directe des embouchures et l’approfondissement de la passe. Les avis étaient partagés ; on ne faisait rien, et le fleuve continuait à être fermé par sa barre, au grand préjudice de la navigation.

Le Rhône ne suivait pas alors dans sa partie inférieure le cours que nous lui voyons aujourd’hui. A près de 30 kilomètres au-dessous d’Arles, on voit encore un poste de douaniers qui s’appelle Chamone. Ce nom, qui n’avait éveillé jusqu’à ces derniers temps aucun souvenir ancien, vient d’être lu récemment sur une pierre à moitié rongée par le salin et perdue dans les solitudes marécageuses de la Camargue. La pierre est très fruste ; elle porte sur ses deux faces une inscription qui mentionne, à la fois le territoire de Chamone, le nom du fleuve et le port maritime. Les caractères sont du IIIe ou du IVe siècle ; et, si on rapproche ces indications épigraphiques du texte d’Ammien Marcellin qui fixe le rivage de la mer à 18 milles d’Arles, et du rescrit des empereurs Honorius et Théodose dont nous avons déjà parlé, on peut considérer que cette partie du delta existait déjà à l’époque impériale, sinon à l’état de continent, du moins comme un îlot avancé dans la région des embouchures. Là devait vraisemblablement exister une station de ces anciens gardiens du Rhône qui étaient préposés, sous la domination romaine, à la navigation du fleuve, chargés, communes pilotes lamaneurs, de diriger la manœuvre des navires à-leur entrée, et dont le chef, qui portait le titre de comes ripœ Rhodani, résidait à Arles, ainsi que semblent le prouver quelques monumens lapidaires conservés dans le musée de cette ville.

Quoi qu’il en soit, à partir de Chamone, le fleuve devenait tout à fait maritime, serpentait autour des theys nouvellement formés, se dirigeait vers l’ouest à travers les plaines basses et les marécages de l’appareil littoral et suivait la direction qu’on a appelée depuis le Bras de fer ou le canal du Japon. Au commencement du XVIIIe siècle, cette branche du fleuve très sinueuse avait près de 30 kilomètres de développement, alors que la distance d’Arles à la mer n’était à vol d’oiseau que de 7 à 8 kilomètres, et elle débouchait sur la grande plage déserte de la Camargue, où l’on devait construire en 1836 le phare de Faraman.

La situation changea brusquement en 1712. Le lit actuel n’existait pas encore, et à sa place se trouvait un groupe d’étangs salés dans lesquels les faux-sauniers fabriquaient en grande quantité du sel de contrebande. Les fermiers des gabelles royales avaient un puissant intérêt à ruiner ces salines ; le meilleur moyen était de les inonder d’eau douce ; à cet effet, ils avaient construit un petit canal qui y conduisait les eaux du Rhône et qu’on désignait sous le nom de canal des Lones. Mais une crue subite et violente du fleuve élargit la prise d’eau du canal ; le Rhône y fit irruption, y trouva un lit tout tracé qui le conduisait droit à la mer avec une pente beaucoup plus forte et qui ne présentait qu’une longueur de 9 kilomètres. Le fleuve ne le quitta plus ; tous les efforts que l’on fît pour le faire rentrer dans son ancien lit furent inutiles. La direction de la grande bouche du Rhône était désormais changée ; un courant énergique s’établit dans le nouveau bras et la hauteur de la barre fut immédiatement abaissée. En 1785, les navires de mer y passaient à pleine charge sans trop de difficultés. Les anathèmes de Vauban et de Barras de Lapenne contre les embouchures furent oubliés, et on ne songea plus qu’à accommoder la navigation à la nouvelle porte que le Rhône s’était ouverte à lui-même.

La ville d’Arles, d’ailleurs, avait été toujours contraire à l’établissement d’un canal latéral qui aurait pu avoir pour conséquence de faire abandonner son beau fleuve. La plupart des ingénieurs ne regardaient pas comme absolument impossible l’amélioration directe des passes ; et les meilleurs esprits pensaient que l’on pourrait obtenir un approfondissement durable si on faisait concourir dans un seul bras toutes les eaux qui divaguaient aux embouchures. Les académies de province n’étaient pas alors aussi platoniques que celles de nos jours. Celle de Marseille notamment se plaisait à agiter toutes les questions qui passionnaient le pays ; elle fit, en 1778, appel aux lumières de tous et mit résolument au concours une étude sur les moyens les plus propres à vaincre les obstacles que le Rhône oppose au cabotage entre Arles et Marseille. Le premier consul d’Arles, Noble Lalauzière, proposa dans un mémoire très remarquable de barrer tous les bras secondaires et développa avec beaucoup de force la théorie de l’endiguement. Il remporta le prix. Quelques années après, en 1784, une commission nommée par la ville d’Arles se transportait sur le Rhône, accompagnée de M. Marmillot, ingénieur en chef de la province du Dauphiné et concluait à l’adoption du projet de Lalauzière. Six ans plus tard, Remillat, ingénieur en chef du Languedoc, était envoyé sur les lieux par l’administration des ponts et chaussées, et, sauf quelques légères modifications, se rangeait au même avis. Son mémoire fut même imprimé par ordre de l’assemblée nationale ; et, le 1er juin 1791, un décret approuvait définitivement les projets d’endiguement, ouvrait un crédit de 25,000 francs et ordonnait de mettre immédiatement la main à l’œuvre. Mais la tourmente révolutionnaire détourna pendant quelques années l’attention de tous les travaux d’utilité publique, et ce ne fut que dix ans plus tard que la question put être reprise.

On était en 1802. L’idée de creuser un canal latéral au Rhône, qui partirait du golfe de Fos et rejoindrait le fleuve soit à Arles, soit au-dessous, n’avait pas été abandonnée par tous. La création tout d’une pièce d’un nouveau bras du fleuve avait quelque chose de plus séduisant et de plus grandiose que de simples travaux d’amélioration sur place. Les discussions recommencèrent et le débat fut soumis à l’empereur Napoléon Ier, qui apportait dans toutes les affaires le poids de sa toute-puissante volonté. Les partisans des grands projets de canalisation latérale ne manquèrent pas de lui dire que le maréchal de Belle-Isle, dont l’armée avait souffert, comme celle de Marins, par suite de la difficulté de faire venir régulièrement ses approvisionnemens par le fleuve, avait envoyé l’illustre Bélidor pour étudier lui-même la question des embouchures, et que cet ingénieur, dont le nom faisait autorité, avait déclaré que la solution la plus rationnelle était celle de Vauban, c’est-à-dire l’ouverture d’un canal direct d’Arles à Port-de-Bouc ; que, deux années après le mémoire de Bélidor, l’inspecteur-général des ponts et chaussées Pollard avait adopté cette opinion ; que l’Académie des sciences elle-même lui donnait son adhésion. N’était-ce pas d’ailleurs à des entreprises de cette nature que les plus grands conquérans de l’antiquité avaient attaché leurs noms ? Alexandre avait mis l’île de Pharos et le double port d’Alexandrie en communication avec l’ancienne branche Canopique et ouvert ainsi au commerce de l’Orient la route de la vallée supérieure du Nil ; dans des conditions analogues, Auguste avait fait exécuter le canal de navigation de Ravenne à l’Adriatique ; au nord de l’empire, les légions romaines de Drusus avaient établi à l’embouchure du Rhin un chenal artificiel tout à fait semblable ; et, dans cette même région du bas Rhône, Marius avait déjà fait creuser un canal latéral pour ravitailler son armée campée au-dessus d’Arles sur le plateau des Alpines. C’était presque une tradition de gloire et de génie. Napoléon ne pouvait hésiter, et le canal d’Arles à Bouc fut décrété en 1802. On reprenait en définitive le programme de Vauban. Arles, en possession d’une voie nouvelle, affranchie de la sujétion des embouchures, allait voir renaître les beaux jours du passé. L’entreprise immédiatement commencée ne put malheureusement être continuée avec beaucoup de suite. Le plus clair des ressources de la France était absorbé par des guerres ruineuses. Les travaux languirent pendant dix ans ; l’invasion les suspendit. De 1814 à 1822, les chantiers furent tout à fait abandonnés ; ils ne furent rouverts que sous les Bourbons ; et, après une série de contre-temps et de chômages, le canal fut définitivement achevé en 1835.

Il était malheureusement trop tard. La nouvelle voie d’eau avait un développement de 47 kilomètres, une largeur au plafond de 14m,40, 22 mètres à la ligne de flottaison, une profondeur de 2 mètres environ ; elle était en état de suffire à toutes les exigences de la batellerie fluviale de l’empire et des premiers jours de la restauration ; mais un élément nouveau venait d’apparaître ; et, dès le lendemain de son ouverture, le canal se trouvait en présence de la révolution que la vapeur venait d’accomplir dans le régime des transports en rivière. Le chemin de fer latéral au Rhône n’existait pas encore. C’était le règne de la batellerie. Une puissante compagnie de navigation à vapeur, qui ne possédait pas moins de 40 bateaux mesurant plus de 100 mètres de longueur, monopolisait tout le commerce du Rhône, s’était emparée de tous les transports aux dépens du halage impuissant à soutenir la lutte, et chargeait annuellement près de 300,000 tonnes ; le tonnage total à la descente et à la remonte dépassait même certaines années 600,000 tonnes. Les temps sont bien changés. Aujourd’hui, après vingt ans, malgré l’accroissement considérable de la production dans toutes les branches de l’agriculture et de l’industrie, ce trafic a diminué de plus de moitié ; il atteint à peine 250,000 tonnes, dont le tiers même correspond au flottage. Mais il y a plus encore, et ce mouvement déjà bien réduit vient mourir à Arles ; car, bien que le canal d’Arles à Bouc ait une profondeur à peu près suffisante, il n’avait pu être exécuté que pour donner passage à l’ancien matériel de la batellerie ; les écluses notamment sont trop petites et ne permettent l’accès d’aucun des grands navires à vapeur du Rhône. L’œuvre grandiose conçue par Vauban, décrétée par Napoléon Ier et réalisée après trente ans de travaux, s’est donc trouvée insuffisante le jour même où elle a été terminée ; et on peut même dire qu’elle n’aurait été que d’une utilité secondaire si elle n’avait contribué d’une manière très remarquable à l’assainissement du territoire d’Arles. Le canal traverse, en effet, la partie la plus basse de cette riche plaine du Plan-du-Bourg qui n’était anciennement qu’un cloaque ; et, de même que celui de Beaucaire à Aigues-Mortes sur la rive droite du Rhône, il est devenu le fossé d’écoulement à la mer de toutes les eaux stagnantes ; il a donc rendu de très grands services, sinon comme canal de navigation, du moins comme canal de vidange et de dessèchement.

Ainsi la question séculaire des embouchures du Rhône n’avait reçu qu’une solution imparfaite, et la zone maritime du fleuve continuait à être fermée à la navigation. Quelque insuffisant que fût le canal d’Arles à Bouc, il existait cependant ; et il eût été pratique et facile de l’améliorer et d’en tirer un excellent parti. L’idée la plus simple, celle dont la réalisation eût été la plus féconde, était de mettre le canal, à peine achevé, en état de suffire aux nouvelles exigences de la batellerie fluviale ; il ne fallait pour cela qu’allonger les écluses et exécuter quelques élargissemens et quelques recreusemens sur place. Les projets furent même dressés. La dépense était évaluée à 8 ou 10 millions ; les travaux auraient pu être exécutés dans cinq ou six ans et la navigation aurait été sauvée de la ruine.

Malheureusement l’opinion publique commençait depuis quelques années à être très impressionnée par la production d’un nouveau projet qui se présentait tout d’abord sous les couleurs les plus séduisantes. On a vu que la dernière tour du Rhône, la tour Saint-Louis, avait été construite en 1737, sur la rive gauche du fleuve, à son embouchure même, presque sur-le rivage de la mer. Depuis un siècle et demi, le fleuve avait marché en avant à raison d’une quarantaine de mètres par an en moyenne ; la tour Saint-Louis se trouvait par conséquent à près de 5 kilomètres dans l’intérieur des terres. Le Rhône, en empiétant ainsi sur la mer, avait projeté un long promontoire sablonneux qui fermait à l’ouest la plage de Galéjon et transformait cette partie du golfe de Lyon en une petite baie circulaire, d’autant plus abritée que la longue saillie de l’embouchure s’avançait plus au large et dessinait ainsi une sorte de môle naturel. Ce bassin exceptionnellement abrité est le golfe de Fos, bien connu de tous les marins, et qui présente deux mouillages excellens, dont les noms font en quelque sorte image : le mouillage d’Aigues-Douces au-devant de Port-de-Bouc, et celui du Repos, qui lui fait face, situé le long de la plage gracieusement arrondie, formée par les apports récens du Rhône.

Si donc l’on ouvrait un canal maritime à large section, coupant l’isthme étroit et sablonneux qui séparait le Rhône de la mer, et débouchant dans la rade sûre et tranquille de Fos, on pouvait considérer le problème comme résolu de la manière la plus heureuse, La question du nouveau canal fut menée, il faut le reconnaître, avec une rare intelligence et une incomparable vigueur. Elle passionna bientôt le pays. Les conseils-généraux et les chambres de commerce des départemens riverains du Rhône, de la Saône, ceux même de l’Algérie adressèrent d’instantes suppliques au gouvernement pour la prompte exécution de ce projet sauveur, qui devait permettre aux plus forts navires de venir mouiller dans le fleuve même et placer ainsi la batellerie fluviale en contact immédiat avec la navigation au long cours. L’affaire fut lancée un peu à l’américaine. On avait déjà dessiné la future ville de Saint-Louis à cheval entre le fleuve et la mer, avec ses docks, ses quais, ses hôtels et son chemin de fer la reliant au nord avec Arles, à l’est avec Marseille. Pouvait-on douter un seul instant qu’une grande cité industrielle ne vint à surgir tout d’un coup autour de ce port privilégié de Saint-Louis, le seul de la France où l’on pourrait voir bord à bord les bateaux du grand fleuve et ceux de la mer ? Alexandrie n’avait-elle pas été fondée d’un seul jet dans des conditions analogues ? Le Havre, Cette, Saint-Nazaire n’étaient-ils pas aussi des ports improvisés ? Shang-Haï, Port-Saïd, Suez, ne sont-elles pas des villes toutes récentes dont l’éclosion n’a été l’affaire que de quelques années et la conséquence toute naturelle de modifications apportées dans les voies de communication et dans les courans commerciaux ? Tous les ports de l’Amérique et de l’Australie, tous ceux des colonies établis à la suite des découvertes des navigateurs n’ont-ils pas été de même créés de toutes pièces et en très peu de temps ? Combien un établissement de même nature ne présenterait-il pas de meilleures conditions de vitalité dans l’une des plus belles situations de la Méditerranée, à l’entrée de cette vallée du Rhône qui a été depuis tant de siècles et est encore l’une des grandes artères commerciales de l’Europe !

L’empereur Napoléon III porta au canal Saint-Louis le même intérêt que Napoléon Ier avait porté au canal d’Arles à Bouc. Cette déviation du Rhône semblait d’ailleurs être une seconde variante des célèbres Fosses Mariennes ; elle fut décrétée le 9 mai 1893. Les travaux commencèrent immédiatement, et huit ans après le canal était mené à bonne fin.

C’est, au point de vue de l’art de l’ingénieur, une des œuvres les plus remarquables des temps modernes. Le canal prend naissance dans le Rhône à 600 mètres en aval de la tour Saint-Louis et se dirige en ligne droite de l’ouest à l’est. Le Rhône forme en cet endroit, sur 14 à 15 kilomètres de longueur et une largeur qui varie de 4 à 500 mètres, une magnifique nappe d’eau dont le courant est en général très faible et où on ne trouve pas moins de 7 à 10 mètres de profondeur. C’est plutôt un lac qu’un fleuve, un véritable port intérieur, capable de recevoir la plupart des navires de fort tonnage qui entrent aujourd’hui dans le port de Marseille. La longueur du canal est de 3,300 mètres ; sa largeur est au plafond de 30 mètres, de 63 mètres au niveau des basses mers. On lui a donné un tirant d’eau minimum de 6 mètres. La section droite, ce que les ingénieurs appellent le profil transversal, se superpose à celui du canal de Suez à Port-Saïd, de sorte que, si l’on voulait prolonger les talus inférieurs des berges avec la même pente de 2 sur 1, jusqu’à la profondeur de 8 mètres, — ce qui ne présenterait aucune difficulté et se traduirait par une simple opération de dragage — on aurait un plafond d’une largeur de 22 mètres ; c’est la largeur actuelle du canal de Suez.

Le canal débouche à la mer dans un avant-port formé par deux jetées ; l’une s’avance jusqu’aux profondeurs naturelles de 6m,50 et a une longueur de 1,790 mètres ; l’autre, enracinée à la plage à 1,300 mètres au nord du canal, s’arrête aux fonds de 4 mètres, et sa longueur ne dépasse pas 500 mètres. Le projet est conçu et a été exécuté d’ailleurs de manière à pouvoir prolonger un jour ces deux jetées, si on le juge convenable, jusqu’aux profondeurs de 8 mètres, et à ménager entre les deux musoirs extrêmes une passe de plus de 200 mètres. Des quais de transbordement sont construits le long du canal et sur la rive gauche du Rhône ; un immense bassin de virement de douze hectares est établi à l’entrée du canal pour faciliter l’entrée et la sortie des navires et leur permettre de prendre et de décharger leurs marchandises ; enfin, pour racheter la pente du fleuve entre la tour Saint-Louis et la mer, on a exécuté une écluse grandiose qui ne mesure pas moins de 184m,50 de longueur totale, ce qui correspond à plus de 170 mètres de longueur utile. L’entrée du canal est donc facile par tous les temps et pour les navires de toute sorte, car on sait que les plus grands bateaux à vapeur du Rhône n’ont que 120 à 140 mètres ; et deux seulement d’entre eux, l’Océan et la Méditerranée, aujourd’hui abandonnés, ont mesuré 154 mètres de longueur, dimensions très certainement extrêmes et même exagérées.

L’ensemble de ces ouvrages, dont l’exécution fait le plus grand honneur à nos ingénieurs, réalise parfaitement le programmé technique qu’on leur avait tracé et permet théoriquement de livrer passage à la fois aux navires de mer qui voudraient entrer dans le Rhône et aux bateaux du Rhône qui voudraient traverser le canal pour gagner la mer.

Malheureusement aucune des espérances que l’on avait conçues ne s’est réalisée. Le nouveau canal a beau être ouvert à la navigation depuis sept ans, le commerce n’a pas encore adopté cette route. Les constructions de la ville de Saint-Louis sont restées à l’état d’images sur les plans à effet que l’on avait dressés au début de l’affaire. La culture n’a pas davantage transformé en jardins et en prairies les marais et les terres vagues qui étaient destinés à devenir une magnifique banlieue. Le port en rivière, l’avant-port en mer, le grand chenal qui les réunit, sont vides. Seul, le cimetière, construit à la hâte pendant l’exécution des travaux, s’est trouvé bientôt trop étroit pour garder les dépouilles des ouvriers décimés par les maladies pernicieuses qui se développent dans la zone des marécages et des terrains vaseux fraîchement remués. C’est le jardin d’acclimatation du pays, disent avec une amère résignation les mélancoliques employés de la douane et des ponts et chaussées que leur service condamne pendant plusieurs années à un exil bien méritoire sur cette plage inhospitalière. Pas un bateau, pas une tonne de marchandises ; sur les deux rives, le silence, la fièvre et le désert.


II

Un peu avant d’entreprendre le canal Saint-Louis, on avait essayé de résoudre la question des embouchures par l’amélioration directe de la passe au moyen de l’endiguement. Une savante étude de M. l’ingénieur Surell avait démontré la possibilité d’obtenir des profondeurs suffisantes pour la navigation en agissant directement sur la barre. Les embouchures du Rhône ne lui paraissaient pas aussi incorrigibles que l’avait pensé Vauban. Ne se faisait-on pas d’ailleurs une idée fausse du travail à exécuter ? Il ne s’agissait pas, en effet, de détruire la barre, car on ne pouvait renverser les lois de la nature, et il était absolument insensé de s’opposer à la formation aux embouchures du barrage sous-marin qui marque la séparation du fleuve et de la mer ; mais on pouvait en abaisser le seuil, en modifier la forme et surtout donner un peu plus de hauteur à la lame d’eau qui le recouvre. Cette hauteur d’eau au-dessus des barres est loin d’ailleurs d’être immuable ; elle ne peut pas l’être et elle varie nécessairement avec le volume, la vitesse et la largeur de la tranche d’eau qui doit passer dessus. La solution du problème était sans doute délicate, entourée même de difficultés et d’incertitudes, mais elle n’était pas à coup sûr impossible.

On savait d’ailleurs par les témoignages de tous les mariniers d’Arles que, vers 1810, la passe du fleuve s’était maintenue sur une bonne profondeur pendant plusieurs années par suite de l’affaiblissement spontané de tous les bras, sauf d’un seul ; d’autre part, comme rien ne règle le cours d’un fleuve dans la région des embouchures où les eaux sans vitesse s’écoulent lentement à la mer par des branches variables, séparées par des terres basses, très meubles, aux contours mal définis et à chaque instant submergés, les moindres crues suffisent pour porter dans un bras ou dans l’autre le plus grand volume d’eau. On voit à chaque instant se combler des passes anciennes et un nouveau chenal s’établir à l’endroit même où le fleuve était le plus envasé : il est donc à peu près certain qu’en concentrant sur un seul point tout l’effort des eaux, on peut obtenir sur la barre une chasse assez énergique pour la refouler et l’abaisser. On ne saurait en effet admettre raisonnablement que le Rhône soit condamné à n’avoir jamais que 1m,80 de profondeur à la passe, après que l’endiguement aura changé d’une manière radicale les conditions d’équilibre dans lesquelles cette profondeur s’est établie. La concentration de toutes les eaux dans un même lit ne peut manquer d’avoir pour effet la modification de la situation actuelle ; ce n’est plus le même fleuve, c’en est un nouveau, plus puissant, lancé dans la même mer, sur la même barre ; et il est évident que le seuil sous-marin doit s’abaisser sous l’action de ce courant qui produira le même effet que les chasses de retenue dans les ports de l’Océan.

Tels étaient en substance les argumens, — et nous avouons qu’ils sont des plus sérieux, — qui militaient en faveur de l’amélioration directe des embouchures. Une des objections en apparence les plus graves était qu’il serait nécessaire de prolonger à chaque instant les jetées du fleuve au fur et à mesure de l’avancement des embouchures. Mais M. Surell faisait observer avec raison que cette objection ne pouvait avoir de valeur sérieuse que pour les fleuves qui empiètent sur la mer avec une très grande rapidité. Tel est, par exemple, le Mississipi, qui s’avance annuellement de près de 360 mètres, ce qui obligerait, si on voulait l’endiguer entre deux jetées, de construire chaque année plus de 700 mètres de digues. Mais tout autre est le Rhône. La loi de l’avancement des embouchures du fleuve a été étudiée de la manière la plus sérieuse ; et, soit qu’on ait pris pour point de comparaison les cartes les plus anciennes, soit qu’on ait cherché à se rendre compte par le calcul et par des observations directes de la progression annuelle des deux rives, on est arrivé à conclure que le taux d’avancement du fleuve en mer, qui est en moyenne de 40 mètres depuis 1812, suit une marche régulièrement décroissante. Ce décroissement est facile à expliquer ; car les bouches, à mesure qu’elles s’avancent vers le large, plongent dans une mer plus profonde, et les sables et les limons qu’elles y versent en quantité à peu près constante offrent, par suite de la saillie du fleuve, une prise de plus en plus grande aux vagues des tempêtes, aux coups de mer et aux courans littoraux.

On peut en effet regarder comme certain, fait remarquer avec beaucoup de sagacité M. l’ingénieur Surell, que, si le Rhône abandonnait ses bouches actuelles, le promontoire qu’elles forment aujourd’hui serait bientôt repris par la mer. L’embouchure du Petit-Rhône le démontre. Ce bras a toujours été en s’affaiblissant depuis plusieurs siècles. En perdant ainsi ses forces, il a d’abord cessé d’empiéter sur la mer, ses atterrissemens ont à peine suffi à faire équilibre à ses pertes. Puis l’affaiblissement a continué, le fleuve a été impuissant à maintenir sa bouche saillante, et on la voit aujourd’hui reculer.

La mer travaille donc sans relâche à effacer les promontoires que projettent les embouchures, et l’énergie de ses attaques croît avec la saillie même de ces sortes d’épis. Ce n’est qu’à force d’atterrissement que le fleuve résiste à cette corrosion qu’on a si bien appelée la morsure-des flots, et en définitive la domine. Mais, comme la masse d’alluvions charriées est constante quel que soit rallongement des embouchures, tandis que les forces de la mer vont toujours en croissant, il doit arriver une limite d’équilibre, où les deux effets se balancent et où la marche du fleuve s’arrête nécessairement.

Le prolongement en mer des deux jetées d’enrochemens qui devraient accompagner les deux berges du Rhône ne saurait donc être qu’une dépense relativement assez faible ; et cette dépense est tout à fait comparable à celles que l’on fait pour le dragage dans les rivières et dans les ports, pour le renouvellement des empierremens sur les routes et en général pour l’entretien de tous les travaux d’utilité publique qui ont besoin d’être réparés ou renouvelés toutes les années. Toutefois, M. Surell reconnaissait que les embouchures, même améliorées, ne seraient jamais un passage toujours sûr et facile ; qu’il y aurait peut-être, après certaines tempêtes, des ensablemens passagers, qu’il était même impossible de préciser quelle serait après les travaux la profondeur acquise sur la passe. On pouvait toujours craindre que par les mauvaises mers les navires n’eussent à lutter à l’entrée contre le courant littoral, contre celui du fleuve et surtout contre les vents et les brisans. L’abaissement de la barre devait sans doute diminuer ces difficultés dans une très forte proportion, mais on ne pouvait espérer qu’elle les ferait disparaître d’une manière complète.

Un canal latéral, au contraire, s’ouvrant dans un golfe comme celui de Fos qui présente par sa position abritée une rade très sûre pour les navires, rendrait l’accès du fleuve toujours praticable. Mais, d’autre part, il était fort probable que, lorsque le temps le permettrait, la plupart des navires préféreraient entrer et sortir par la porte naturelle du fleuve, affranchie de la sujétion d’une écluse, et on pouvait regarder comme à peu près évident que, par les vents du nord et du nord-ouest qui balaient toute la vallée du Rhône pendant la majeure partie de l’année, les tartanes d’Arles et une grande partie de la batellerie, si elle était aménagée de manière à pouvoir supporter les mers moyennes, trouverait avantage à descendre directement à la mer en se laissant aller au cours du fleuve.

Les deux solutions prises ensemble se complétaient donc l’une par l’autre. Les embouchures paraissaient devoir être dans la plupart des cas la route de la sortie, le canal celle de l’entrée ; et cette double porte ouverte au Rhône sur la mer devait résoudre de la manière la plus heureuse et la plus complète la question sans cesse renaissante de l’accès du fleuve à la navigation maritime.

Le conseil-général des ponts et chaussées examina en 1849 les propositions de M. Surell ; mais il n’adopta que l’une des deux solutions, celle de l’endiguement. L’éminent ingénieur n’évaluait la dépense qu’à 3 millions en y adjoignant une somme annuelle de 30,000 francs pour le prolongement des digues. Un décret du 15 juin 1852 alloua seulement une somme de 1,500,000 francs. Jamais économie ne fut plus mal entendue. Les travaux exécutés de 1852 à 1857 présentaient de sérieuses difficultés, qui furent surmontées avec une rare énergie. Les chantiers étaient en effet installés sur les plages les plus extrêmes de delta, dans une contrée déserte, inculte, fiévreuse et privée de tous moyens de communication. Malgré ces conditions déplorables, on avait en peu de temps dépensé utilement un million, et les plus heureux résultats se faisaient déjà sentir. La profondeur de la passe augmentait à vue d’œil à mesure de l’avancement des digues. Les eaux du Rhône, réunies dans un seul bras, produisaient une chasse assez puissante pour abaisser le seuil de la barre. On touchait au succès. Pendant quelques années le seuil sous-marin se maintint à près de 4 mètres ; après les crues de 1856, on le vit même descendre à 4m,50. Cette profondeur ne pouvait se régulariser qu’en continuant les travaux et en exécutant ponctuellement le programme des ingénieurs. On hésita ; quelques rehaussemens de la barre jetèrent le découragement dans les esprits. On crut tout perdu parce que la passe était soumise à quelques oscillations inévitables, et l’endiguement fut abandonné. On avait à peine dépensé 1,300,000 francs.

Le moment était bien choisi pour réveiller dans l’opinion publique, si impressionnable et si mobile dans le midi de la France, le projet du canal latéral partant du Rhône à la tour Saint-Louis et aboutissant au golfe de Fos.

Nous avons vu plus haut avec quel enthousiasme ce projet fut acclamé par les populations et voté par le gouvernement, avec quel talent les travaux furent conduits ; nous avons décrit aussi les dispositions principales et grandioses de ce Rhône artificiel. L’œuvre est aujourd’hui terminée depuis dix ans ; le fleuve a désormais une porte directe ouverte sur la mer ; mais, il faut le reconnaître, cette porte ne donne passage qu’à un nombre de navires tout à fait dérisoire. En fait, le canal Saint-Louis n’a été jusqu’à présent qu’un magnifique monument, une sorte d’arc de triomphe construit, à la plus grande gloire des ingénieurs, à l’extrémité de l’avenue du Rhône. Malheureusement cette avenue n’est pas encore dégagée ; et, tant que la navigation ne sera pas complètement assurée dans le tronc même du fleuve depuis Lyon jusqu’à Arles, ce couloir artificiel, qui ouvre la route de la mer, ne saurait présenter pour le commerce une bien grande utilité.

Toutefois des dangers bien autrement sérieux menacent l’avenir du canal Saint-Louis, dont le présent est déjà assez pitoyable. Le promontoire du grand Rhône s’avance toujours en se maintenant sur le même axe ; il se trouve ainsi directement exposé au choc de la mer.

Dans ces conditions, les troubles charriés par le fleuve sont arrêtés et retroussés presque sur place et les atterrissemens qu’ils produisent sont distribués des deux côtés de l’embouchure. La plus grande partie de ces troubles est emportée sans doute par le courant littoral de l’est à l’ouest et va nourrir la base du delta et augmenter la largeur des plages désertes de la Camargue, mais une assez notable quantité est refoulée à l’est dans le golfe même de Fos. Ce golfe tend donc à s’ensabler ; et, quoi qu’on ait pu dire à ce sujet, le doute n’est malheureusement plus permis aujourd’hui.

La comparaison des sondages exécutés en 1841 et en 1872 fait naître les plus légitimes appréhensions. Les fonds se sont considérablement exhaussés ; l’eau du golfe est devenue moins salée ; pendant les mers calmes, on voit les eaux blanches et laiteuses du Rhône couvrir entièrement la rade et venir jusque dans le port de Bouc. Là où on relevait il y a vingt ans des profondeurs de 20 à 30 mètres, on trouve des couches de vase récente et des fonds qui varient de 1 à 10 mètres ; dans l’est du grau de Peygoulier, qui marque l’embouchure du grand Rhône, on a constaté en 1872 des hauts-fonds de 1m,20 à la place où les cartes hydrographiques de 1841 accusaient 23 mètres ; et cette décroissance des fonds va progressivement jusqu’au canal lui-même. On a pu ainsi relever la présence d’une véritable montagne sous-marine à talus très adoucis et que les apports du fleuve étendent et augmentent tous les jours ; et la mission hydrographique envoyée en 1872 aux embouchures du Rhône a constaté d’une manière indéniable que, pour retrouver les fonds inaltérés du golfe tels qu’ils étaient en 1841, il fallait dépasser à l’est le méridien de la petite ville de Fos.

Les trois cinquièmes de la rade sont donc dès maintenant envahis par les atterrissemens ; Le mal est considérable, toujours croissant ; et il semblerait devoir conduire le canal Saint-Louis à une ruine prochaine et fatale, avant même qu’il ait pu servir à la navigation, s’il n’était heureusement facile de le conjurer ou tout au moins de le diminuer en rejetant toutes les eaux du Rhône dans l’un des bras secondaires qui sont le plus éloignés du golfe de Fos. Les ingénieurs et les marins héritent entre le grau de Roustan et celui de Piémanson ; . mais tous s’accordent pour que cette déviation ait lieu vers l’ouest et qu’elle soit exécutée le plus tôt possible. On a même lieu d’espérer qu’elle aura un double résultat ; d’une part, en effet, elle sauvera de l’ensablement le canal Saint-Louis, le golfe de Fos et le port de Bouc ; de l’autre, en rejetant les eaux boueuses du Rhône sur la côte sablonneuse de la Camargue, qui est aujourd’hui corrodée et menacée par les attaques de la mer, elle distribuera le long de cette côte de nouveaux apports limoneux et permettra de la reconstituer à nouveau.

On le voit donc ; malgré les travaux exécutés, la question des embouchures du Rhône n’a pas encore reçu de solution tout à fait satisfaisante. L’endiguement, qui commençait à donner d’excellens résultats, a été interrompu, et la barre a reparu comme par le passé. Un canal latéral a été ouvert à la base du delta ; malheureusement il se trouve dans un désert fiévreux, loin de tout centre habité, privé encore de voies de communication et menacé par les ensablemens. Mais il y a plus, et, quel que soit le mode de communication qui existe jamais entre le fleuve et la mer, l’avenir du Bas-Rhône est intimement lié à l’amélioration eu fleuve supérieur lui-même, et les bras maritimes ne cesseront de languir que le jour où la batellerie pourra faire entre Arles et Lyon un service régulier lui permettant de reconquérir une partie du trafic que les chemins de fer lui ont enlevé.

Ce jour ne saurait être éloigné. Malgré l’extension absorbante que les voies ferrées ont prise depuis une vingtaine d’années, et bien qu’elles aient détourné à leur profit la presque totalité des grands transports, il est certain que nos voies navigables en général, un moment injustement délaissées, sont destinées à jouer de nouveau un rôle considérable dans la production de la richesse du pays et qu’elles deviendront un auxiliaire principal de notre réseau de chemins de fer. La batellerie du Rhône en particulier, que le régime torrentiel et le mauvais état du fleuve non moins que la concurrence du railway avaient réduite à un état lamentable, se relèvera rapidement si l’en parvient à faire disparaître les hauts fonds qui entravent la navigation et lui occasionnent des chômages de plusieurs mois.

Il s’effectuera alors entre le Rhône et le chemin de fer de Lyon à la Méditerranée un partage naturel d’attributions. Au fleuve appartiendra l’écoulement de toutes les marchandises lourdes et de peu de valeur qui ne peuvent se déplacer qu’à peu de frais et ne donnent au chemin de fer que des bénéfices insuffisans, quelquefois illusoires, et l’encombrent plutôt qu’ils ne l’alimentent. A celui-ci revient de droit le transport des voyageurs, des messageries et tout le trafic peu encombrant qui réclame avant tout de la vitesse et de la régularité. Les voies navigables, écrivait récemment M. le ministre des travaux publics, remplissent une autre destination non moins précieuse ; elles contiennent, elles modèrent les taxes des marchandises qui préfèrent la voie ferrée ; elles sont pour l’exploitait du railway un avertissement salutaire de ne pas dépasser dans ses tarifs une certaine limite au-delà de laquelle le commerce n’hésiterait pas à sacrifier la régularité à l’économie. Elles sont, par cela même, bien plus efficaces que les voies ferrées concurrentes qui, luttant à armes égales, finissent généralement par s’entendre plutôt que de s’entraîner dans une ruine inévitable, tandis que la batellerie et le railway se distribuent naturellement te trafic qui leur est le mieux approprié.

Le coût de transport par voie de terre ne descendait guère autrefois en France au-dessous de 0 fr. 25 par tonne et par kilomètre ; les chemins de fer ont abaissé ce prix à 0 fr. 05 en moyenne, les rivières et les canaux peuvent le réduire de moitié, et la tonne kilométrique peut être transportée sur les voies d’eau à des prix qui oscillent autour de 0 fr. 02. Cette économie est la raison d’être des voies navigables ; et le bon aménagement de nos fleuves et de nos canaux doit en effet avoir pour conséquence inévitable de leur conserver et même de leur restituer cette partie considérable de trafic que l’acheteur n’attend pas à jour fixe, les bois, les houilles, les fontes, les fers, les minerais, les pierres et les matériaux de construction, les engrais et la plus grande partie des produits agricoles. « Les canaux et les chemins de fer, comme le disait excellemment M. Krantz dans le remarquable rapport qu’il adressait en 1874 à l’assemblée nationale sur les modifications à introduire dans le système de nos voies de navigation intérieure, les canaux et les chemins de fer n’ont pas les mêmes aptitudes, ne rendent pas les mêmes services, ne s’adressent pas à la même clientèle ; ils doivent coexister sans se nuire, et leur action réciproque doit être le concours et non la concurrence. »

Nulle part ces considérations générales ne trouveront une application plus heureuse que dans la vallée du Rhône. L’accès direct à la mer est pour un pays l’un des principaux élémens de sa richesse. Or cet accès est fermé aujourd’hui aux embouchures du Rhône ou tout au moins n’existe-t-il que d’une manière insuffisante, puisque le canal Saint-Louis ne rend encore aucun des services qu’on était en droit d’espérer de lui.

D’autre part, le bon sens public, mieux que tous les raisonnement et tous les calculs des théoriciens, des économistes et des ingénieurs, exige impérieusement que Marseille et Cette, nos deux grands ports de commerce de la Méditerranée, soient reliés à la vallée du Rhône de telle sorte que la batellerie du fleuve puisse venir transborder directement ses marchandises sur les navires de mer.

Le port de Cette doit, comme le port de Dunkerque, une grande partie de sa prospérité à ce qu’il est une tête de canaux ; il le sent très bien et son desideratum est d’être le plus tôt possible mis en communication permanente avec le Rhône. Le chemin est tout tracé ; il existe déjà un canal de navigation de Beaucaire à Aigues-Mortes, et ce canal est prolongé jusqu’à Cette par le canal de la Radelle et des étangs. Quelques travaux d’amélioration, d’élargissement, de réfection d’écluses permettront de donner satisfaction au vœu légitime du second port de la Méditerranée. C’est d’ailleurs un principe admis aujourd’hui que toutes les lignes d’intérêt général doivent être directement administrées par l’état. Le rachat du canal de Beaucaire s’impose donc à bref délai à la sollicitude du gouvernement et l’amélioration de cette voie d’eau jusqu’à Cette aura tout d’abord pour résultat de rappeler la vie dans le bassin d’Aigues-Mortes qu’elle rencontrera sur son passage et qui pourra devenir un véritable Newcastle français, c’est-à-dire le port naturel d’exportation de nos charbons du Gard et de la Loire, et d’importation des minerais d’Espagne, d’Afrique et de l’île d’Elbe.

Quant au port de Cette lui-même, dont le tonnage a doublé en moins de dix ans et atteint aujourd’hui près de deux millions de tonnes, il deviendra ainsi le point d’arrivée et de départ de la grande ligne navigable qui traverse la France du Nord au Midi. L’étang de Thau forme en arrière du port une admirable rade couverte, et dans ses eaux tranquilles, la batellerie du Rhône pourra aisément ranger bord à bord les navires de mer.

La ville de Marseille, de son côté, rêve un projet plus grandiose encore. Il ne s’agit de rien moins pour elle que de creuser un canal de navigation qui partirait du Rhône même et viendrait aboutir au port de la Joliette. On commencerait d’abord par descendre le Rhône maritime en aval d’Arles jusque vis-à-vis l’ancienne baronnie de Chartrouse ; le canal s’ouvrirait ensuite à travers les terres basses du Plan-du-Bourg et les zones marécageuses du Bras-mort, et viendrait se souder au canal actuel de navigation d’Arles à Bouc, que l’on restaurerait d’une manière convenable en exécutant ainsi une partie des projets présentés par les ingénieurs il y a plus de trente ans. Le port de Bouc, qui se trouverait ainsi à mi-chemin entre Arles et Marseille, serait transformé et aménagé à nouveau. De Bouc à Marseille, on taillerait dans le neuf ; le canal traverserait une partie de l’étang de Berre, passerait en souterrain au-dessous de la chaîne de l’Estaque, comme le fait aujourd’hui le chemin de fer au tunnel de la Nerthe, côtoierait ensuite la ligne du rivage en se développant latéralement à la mer, de manière à desservir tous les petits havres de la côte et à former des garages aux centres industriels les plus importans ; il viendrait enfin se souder à cette série de grands bassins extérieurs qui forment la magnifique ceinture maritime de la ville phocéenne.

L’entreprise est grande sans doute ; elle a pu paraître pendant quelque temps une utopie à certains esprits timides et circonspects ; mais aujourd’hui on commence à en regarder la réalisation comme très possible. La chambre de commerce et les conseils électifs des Bouches-du-Rhône la réclament d’ailleurs avec toute l’ardeur que les méridionaux mettent dans les affaires qui les passionnent. Ils font plus encore et ils font mieux ; ils ne craignent pas de s’engager à contribuer pour 20 millions à l’exécution de ce projet gigantesque qui n’en coûtera pas moins de 80 et dépassera peut-être ce chiffre. Cette énorme dépense est déjà par elle-même, il faut l’avouer, une objection assez grave. Toutefois on ne saurait méconnaître que, malgré les difficultés nombreuses que rencontrera l’exécution du canal du Rhône à Marseille, — et la traversée en souterrain, sur 6 kilomètres de longueur, de la chaîne de l’Estaque paraît à beaucoup de bons esprits un obstacle des plus sérieux, — cette solution grandiose des embouchures du Rhône ne soit pour Marseille une nouvelle source de fortune et ne lui permette de regagner une grande partie de ce transit de l’Europe occidentale que les lignes de l’Italie et de l’Autriche lui font perdre depuis quelques années et qui lui échappera plus encore, si l’on n’y prend garde, par le percement du Saint-Gothard.


III

Une des plus heureuses dispositions du canal de navigation projeté du Rhône à Marseille, c’est de longer et de traverser même une partie de cette mer intérieure qu’on appelle l’étang de Berre et qui est restée jusqu’à présent pour nous à l’état de mer morte, isolée du mouvement commercial de la Méditerranée. On a peine à comprendre ce délaissement. La nature a rarement créé une situation aussi privilégiée. Presque tous les étangs échelonnés sur les côtes de Languedoc et de Provence, depuis les Pyrénées jusqu’au golfe de Fos, ne sont que des lagunes plus ou moins atterries. les apports continus de l’Aude, de l’Hérault, du Lez, du Vidourle, du Rhône exhaussent tous les jours le fond de ces petites mers intérieures, et c’est à peine si les barques de pêche du plus faible tirant d’eau peuvent glisser aujourd’hui à travers les bancs vaseux de ces bassins d’eau tour à tour saumâtre et salée, zone indécise, intermédiaire entre la terre et la mer, dubium ne terra sit an pars maris, comme le disait si bien Pline des plaines submergées de la basse Zélande.

L’étang de Berre, au contraire, appartient à l’ossature générale de la côte ; il fait partie de son relief. Entouré de collines rocheuses sur presque tout son périmètre, il existe depuis de longs siècles, et il existera toujours.

Les anciens connaissaient l’étang de Berre, mais ils ne l’utilisaient pas plus que les modernes pour la navigation côtière. Il est vrai que les faibles dimensions de leurs navires leur permettaient de relâcher chaque soir dans tous les petits ports de la côte et qu’ils n’avaient pas besoin pour être en sûreté de pénétrer dans une mer intérieure. La moindre crique, le plus petit enfoncement leur suffisait ; le mieux pour eux était de trouver, à l’abri de quelque rocher, une plage d’échouage où ils pouvaient tirer sur le sable leur vaisseau, comme le font encore, après vingt siècles, les pêcheurs génois, provençaux et catalans, depuis La Spezzia jusqu’à Barcelone. L’itinéraire maritime de l’empire, qui donne très exactement la nomenclature des stations de la flotte romaine entre le port d’Ostie à l’embouchure du Tibre et celui d’Arles dans l’estuaire du Rhône, ne mentionne pas l’étang de Berre. En sortant du Lacydon, — c’était le nom du vieux port de Marseille, — les navires traversaient la rade, venaient toucher à Carry, Incarus positio, dont l’étymologie provençale caro, cairon, pierre calcaire, rappelle les carrières déjà exploitées du temps de Strabon, et d’où l’on extrait encore de si grandes masses de pierre de taille pour les constructions de la côte ; ils longeaient ensuite la falaise de l’Estaque et venaient s’abriter dans le havre de Dilis, qui occupe la place du petit port de Sainte-Croix, situé presque à la saillie du cap Couronne ; puis on traversait le golfe de Fos, on passait devant Bouc sans s’y arrêter, on venait mouiller dans le port des Fosses-Mariennes, au grau de Galéjon ; la dernière étape enfin était Arles, dans l’intérieur du grand fleuve.

Les géographes classiques, Pomponius Mela, Pline, Ptolémée, Festus Avienus, désignaient l’étang de Berre sous le nom de Mastromela stagnum. Quelques-uns ont même mentionné une ville du même nom, et il est bien possible que les ruines romaines, assez clair-semées, que l’on voit encore sur les rives de l’étang, marquent la place de la cité disparue. Tous les touristes connaissent la petite rivière de la Touloubre qui se jette dans cette mer intérieure, dont le lit est encaissé entre deux parois de rochers abrupts et que franchissait la voie Aurélienne au moyen d’un pont hardi, orné sur ses deux têtes d’arcs de triomphe d’un style élégant et d’une parfaite conservation. La petite vallée de la Touloubre, dont le nom ancien Cœnus, Καινός (Kainos), se retrouve au village de Lançon, l’ancien Lan-Cœnus du moyen âge, était jadis habitée par une peuplade d’origine grecque, les Cœnicenses. On a retrouvé leur monnaie. C’est une petite drachme, copiée sur les drachmes massaliotes, avec cette différence que le lion classique y est remplacé par le loup, d’un caractère beaucoup plus gaulois, et que la légende, en caractères grecs, porte à la place du nom des Marseillais celui de la tribu demi-barbare ΚΑΙΝΙΚΗΤΩΝ (KAINIKÊTÔN), habitans du Cœnus, et est accompagnée d’un monogramme très intéressant contenant tous les élémens du mot ΜΑΣΤΡΑΜΕΛΑ, Mastramela, qui était l’ancien nom de l’étang de Berre.

On retrouve aussi dans les géographes classiques le souvenir d’un ancien oppidum du nom de Maritima, qui appartenait à la tribu des Avatiques. Mais on est encore réduit aux conjectures sur l’emplacement de cette petite colonie. Bouche, le savant auteur de la Chorographie de Provence, suppose qu’elle devait correspondre à Berre ou à Marignane, « toutes les deux, dit-il, ayant marques de grandes villes pour la beauté, la bonté et la grandeur de leur terroir. » Cette opinion ne repose, à vrai dire, sur aucune donnée sérieuse, et il est assez probable que l’ancienne mer des Avatiques était ce grand bassin intérieur formé de la réunion des cinq étangs de Poura, de Cytis, d’Engrenier, de Lavalduc et de l’Estomac. Sous ce dernier nom un peu ridicule, mais qu’il convient de prononcer et d’écrire suivant l’idiome provençal lou stoma, on reconnaît immédiatement le stoma limné de Strabon (στόμα (stoma), bouche, — λίμνη (limnê), étang), qui communiquait alors librement avec la mer par un grau largement ouvert et que les géographes regardaient comme une des bouches mêmes du Rhône à l’époque où toute la région littorale était inondée par les grandes eaux du fleuve dépourvu de digues.

L’état des lieux s’est considérablement modifié depuis dix-huit siècles. Les atterrissemens ont exhaussé le fond de ces étangs qui n’en formaient autrefois qu’un seul ; deux d’entre eux, l’étang de Poura et celui de Cytis, se sont presque desséchés et ont été transformés en salines ; ceux de Lavalduc et d’Engrenier, véritables caspiennes en miniature, sont des bassins tout à fait fermés dont les eaux, sursaturées de sel, dorment à plus de 7 mètres en contre-bas de celles du golfe de Fos et alimentent quelques fabriques de produits chimiques établies sur leurs bords. Seul, l’étang de la Bouche ou de l’Estomac communique encore avec la mer par des filtrations souterraines, et ses eaux se maintiennent au même niveau que celles de la Méditerranée.

Au milieu de toutes ces transformations, l’étang de Berre, entouré de tous côtés par des collines abruptes, est le seul point de la côte qui n’ait pas subi de modifications depuis l’origine de notre ère ; mais la navigation moderne ne le fréquente guère plus que la navigation ancienne ; et c’est à peine si, de loin en loin, on voit flotter à la surface de cette magnifique nappe d’eau quelque voile perdue. Il est vrai de dire que jusqu’en 1844, on n’avait fait aucun relevé du fond de cette petite mer intérieure. Nul n’avait pris la peine de l’explorer sérieusement, lorsque, sur l’initiative de l’amiral prince de Joinville, l’hydrographie en fut faite pour la première fois par les ingénieurs de la marine. On avait cru jusqu’alors, on croit même encore aujourd’hui, — tant l’erreur et le préjugé sont difficiles à déraciner, — que ce n’était qu’une cuvette sans profondeur, sujette comme toutes les lagunes littorales à l’envasement, que ses rivages étaient insalubres et dépourvus d’eau douce et qu’il n’y avait aucun intérêt pour la marine et le commerce à pénétrer dans cette rade malsaine et insuffisante.

On est revenu aujourd’hui à une plus juste appréciation. L’étang de Berre communique avec la Méditerranée par une coupure naturelle entre les collines qui commencent à la montagne de Fos et vont se souder à la chaîne de l’Estaque. Cette coupure, qu’on appelle l’étang de Caronte, forme ainsi une sorte de goulet de 5 kilomètres de longueur et d’une largeur moyenne de 1 kilomètre. La ville de Bouc est à son entrée, celle de Martigues à sa sortie ; la première est le port sur la mer, la seconde le port sur l’étang. Derrière Bouc, dans le défilé de Caronte, s’étendent des salines et des pêcheries très productives, des bourdigues, comme on les appelle en langue provençale, dont les filets calés à poste fixe encombrent toute la largeur du détroit, y arrêtent les algues et les sables et contribuent depuis un temps immémorial à l’envasement de la passe. En fait, l’étang de Caronte n’est qu’un grau de communication entre la petite mer de Berre et la grande mer Méditerranée et ne présente que des fonds très insuffisans pour la navigation ; mais un dragage peu dispendieux pourrait facilement déblayer ce couloir obstrué et y entretenir une passe de 80 à 100 mètres de largeur sur des fonds de 10 mètres de profondeur, de manière à permettre aux bâtimens de toute nature d’aller librement de la mer à l’étang.

La superficie de l’étang de Berre n’a pas moins de 20,000 hectares. Depuis quarante ans, on n’a constaté aucun atterrissement dans la partie centrale. Les apports de la Touloubre et de l’Arc, les deux seules rivières qui jettent leurs eaux dans ce bassin, sont minimes et ont à peine déterminé une légère saillie à leurs embouchures. Ce n’est que dans la partie sud de l’étang que les fonds se sont un peu exhaussés ; la grande plage, où miroitent au soleil les salines de Vitrolles et de Marignane, est géologiquement de formation récente ; à l’origine de notre période actuelle, les vagues, poussées par les vents dominans du nord-ouest, venaient battre le pied même des collines sur lesquelles sont aujourd’hui bâtis ces deux hameaux, et ce n’est que depuis quelques siècles qu’un petit bassin, l’étang de Bolmon, a été séparé de la mer de Berre par une flèche de sable nommée le Jaï. Cette chaussée naturelle s’est appelée par corruption lou Caïou ; et les antiquaires locaux, qui se plaisent à voir un peu partout les traces de Marius en Provence, en ont immédiatement profité pour déclarer que c’était Une digue romaine construite par les soldats de l’armée de Caius Marius. De même, dans un avenir très éloigné, le petit fiord de Vaine, situé au-dessous de l’embouchure de l’Arc, finira par être converti en lagune, sera isolé de l’étang par une flèche de sable et est destiné à être finalement comblé. Mais ce sera l’œuvre des siècles, et la marche de ces atterrissemens est tellement lente que l’on peut, au point de vue pratique, la regarder comme tout à fait négligeable.

Les relevés hydrographiques indiquent des profondeurs qui va-, rient de 6 à 8 mètres dans la majeure partie de l’étang, et la cuvette centrale n’a pas moins de 10 à 12 mètres de mouillage sur des fonds de sable fin dont la superficie peut être évaluée à sept fois environ la petite rade de Toulon. Ainsi séparé de la mer par la chaîne de l’Estaque, l’étang de Berre pourrait donc constituer facilement un magnifique bassin de refuge pour tout le matériel de notre marine marchande. Il suffirait pour cela d’ouvrir un passage à travers les bourdigues qui encombrent l’étang de Caronte. L’idée d’ailleurs n’est pas nouvelle. En 1809, Napoléon Ier, en même temps qu’il cherchait à rappeler la vie dans le port d’Aigues-Mortes, avait jeté les yeux sur la mer intérieure de Berre et décidé qu’elle serait une succursale de la rade de Toulon. On sait que des préoccupations plus graves empêchèrent de donner suite à tous ces projets.

La marine militaire, il faut le reconnaître et il est impossible de ne pas s’en étonner un peu, ne réclame plus aujourd’hui cette rade pour les besoins de sa flotte de guerre ; mais l’éventualité de l’ouverture du canal de Marseille au Rhône, qui doit effleurer et même traverser une partie de ce bassin, donne un intérêt nouveau à une question déjà plusieurs fois soulevée ; et depuis près de dix ans, un de nos officiers de marine qui connaît le mieux le littoral de la Méditerranée, M. le capitaine de frégate Sibour, s’est fait l’avocat chaleureux de cette thèse brillante.

Il est certain, en effet, que les transformations de notre matériel naval ont modifié d’une manière complète les conditions de défense de nos côtes et de tout l’outillage maritime abrité dans nos docks et dans nos bassins. Au temps des navires à voiles et en bois, l’ennemi ne pouvait approcher de nos grands ports de commerce que lentement et par des circonstances dont nous étions aussi bons juges que lui. Toute surprise était alors impossible. Mais l’application de la vapeur à la navigation a donné à l’attaque des avantages que les perfectionnemens de la défense n’ont pas encore contre-balancés.

Il est évident, d’autre part, que nos navires de guerre, quels que soient leur nombre et leur force, ne sauraient accompagner sur toutes les mers nos navires de commerce et leur assurer une protection suffisante. Aucun convoyeur militaire ne pourrait d’ailleurs empêcher d’une manière absolue un monitor ennemi d’assaillir pendant la nuit le convoi qu’il escorterait, et la majeure par de des navires protégés est toujours exposée à être coulée avant que l’agresseur soit inquiété lui-même par un retour offensif. La supériorité est donc nécessairement à l’attaque ; et il restera toujours au navire assaillant, après qu’il aura accompli son œuvre de destruction, la chance d’offrir le combat s’il est moins bon marcheur que le convoyeur, la certitude d’échapper à ses coups si sa marche est plus rapide. Il est donc absolument impossible, en temps de guerre, de protéger efficacement nos navires de commerce ; et, sauf des circonstances tout à fait particulières, ils doivent renoncer à tenir la mer.

Mais le séjour du port lui-même est loin d’offrir dans la plupart des cas une sécurité parfaite. Quels que soient les progrès de la défense, quelque nombreuses et redoutables que puissent être les torpilles semées au-devant de nos ports, il est impossible d’affirmer qu’un cuirassé ne parviendra pas à se glisser à la faveur de la nuit dans une rade ouverte comme celle de Marseille, à jeter immédiatement sur tout le matériel flottant dans les bassins ou emmagasiné dans les docks un nombre considérable de projectiles incendiaires et à se retirer à la hâte et sans coup férir, quitte à sacrifier lui-même son existence et la vie de son équipage dans un de ces élans d’héroïsme sauvage dont les hommes de mer nous ont donné de si mémorables exemples.

Il est donc indispensable de créer un abri non-seulement à l’immense matériel de notre flotte marchande, mais encore aux navires isolés de nos escadres qu’une brusque déclaration de guerre viendrait surprendre dans nos ports de la Méditerranée. Cet abri ne peut être que l’étang de Berre. Des flottes entières pourraient y mouiller en toute sécurité hors de l’atteinte, mieux encore hors de la vue de l’ennemi ; car la chaîne de l’Estaque se dresse comme un rideau protecteur entre la mer et l’étang, et met le port de refuge à couvert des projectiles à longue portée.

Dans très peu de temps, cette mer intérieure sera complètement entourée par une ceinture de chemins de fer ; La ligne de Lyon à la Méditerranée la longe déjà à l’est ; au sud se déroule le railway de Martigues à la station de Pas-des-Lanciers qui précède le souterrain de la Nerthe. Un embranchement de port de Bouc à Miramas complétera bientôt le cercle.

Bien que très arides, les rives de l’étang sont en pleine voie de transformation agricole. Depuis quelques années, la partie qui s’étend du nord à l’est est desservie par des dérivations des canaux de Craponne et des Alpines ; et, dans ces derniers temps, de nouveaux canaux ont été ouverts pour conduire les eaux-douces de la Durance jusqu’à Bouc et à Martigues sur toute la côte occidentale qui en était absolument dépourvue. Les conditions de salubrité enfin, même dans la partie méridionale où se trouvent les marais salant sont bien supérieures à celles que présentent tous les rivages de la région du bas du Rhône et de la plus grande partie du golfe de Lyon.

La situation générale est donc à tous les points de vue des plus favorables ; et M. Sibour raconte qu’un officier de la marine anglaise, qui venait d’explorer avec son yacht cette petite mer intérieure, s’étonnait de n’y voir partout que le désert et l’abandon. « Si cela nous appartenait, disait-il au retour de son excursion, il y aurait bientôt là 3 millions d’habitans. » Sans doute nous ne sommes pas à la veille de voir le littoral de l’étang de Berre entouré d’un collier de villes industrielles et populeuses, et l’on ne procède pas en France comme en Amérique, où les villes s’improvisent par enchantement, au bout de quelques années, par le seul fait de l’ouverture d’un canal ou d’un chemin de fer ; mais il est incontestable que lorsque l’étang de Berre, si bien défendu par la nature de toutes les attaques du dehors, sera mis en communication d’une part avec le golfe de Fos, par le recreusement de l’étang de Caronte, d’autre part avec le Rhône et Marseille par le canal dont on poursuit en, ce moment l’étude, il se prêtera d’une manière merveilleuse à toutes les installations industrielles et à toutes les opérations de transbordement. Tout navire entrant dans l’étang serait sûr de pouvoir décharger à l’instant sa cargaison, évitant ainsi ces longs jours d’attente et de stationnement bord à quai si préjudiciables aux affaires, si onéreux surtout dans nos ports modernes.

L’étang de Berre ne serait donc pas seulement le garage naturel en temps de guerre de tout notre matériel naval de la Méditerranée, il deviendrait très certainement une sorte d’annexe de Marseille, dont les principales maisons de commerce ne manqueraient pas de reconnaître l’utilité et où elles s’empresseraient d’établir des comptoirs succursales en relations directes et rapides avec la métropole. En peu de temps, avec une dépense relativement assez faible, on pourrait mettre en plein rapport ce magnifique bassin intérieur, dont la non-utilisation a été si justement appelée un scandale économique. Cette mer morte aujourd’hui deviendrait le faubourg maritime le plus animé de la grande ville phocéenne, la première étape de son commerce entre le Rhône et la Méditerranée.


IV

La navigation du Rhône et le libre, accès du fleuve à la mer sont loin d’être des questions d’intérêt purement local ou même régional ; elles engagent au plus haut degré l’avenir même de notre richesse nationale. On peut en effet regarder comme certain que la prospérité de nos ports de commerce sur la Méditerranée est destinée à rester stationnaire, peut-être même à décroître, si ces ports ne sont pas mis en communication par des voies d’eau avec le centre et le nord de la France. Les chemins de fer, quels que puissent être dans un avenir plus ou moins éloigné les perfectionnemens de leur outillage, la transformation de leur mode d’exploitation, la réduction et l’adoucissement de leurs tarifs, ne pourront jamais transporter les marchandises lourdes et encombrantes au même prix que les voies navigables. On n’a d’ailleurs qu’à jeter les yeux sur la première carte venue pour reconnaître que les premiers ports du monde se trouvent en communication directe par des fleuves et des canaux avec l’intérieur du pays dont ils font la fortune. Londres est sur la Tamise, Liverpool sur la Mersey, New-York sur l’Hudson, Anvers sur l’Escaut, Rotterdam sur la Meuse et le Rhin, Amsterdam sur ce magnifique canal maritime que les Hollandais viennent d’ouvrir à travers les lagunes et les polders du golfe de l’Y jusqu’aux plages sablonneuses et instables de la mer du Nord. Il ne faut pas en effet se faire d’illusions. Quel que soit l’accroissement rapide que nos ports de la Méditerranée aient pris, depuis une dizaine d’années, cet accroissement est loin d’être comparable à celui de certains ports étrangers. Or, en matière de progrès, une marche plus lente que celle des concurrens équivaut à la stagnation, presque au recul. Le port de Marseille a vu sans doute son tonnage augmenter de 25 pour 100 de 1865 à 1875 et passer de 4 millions à 5 millions de tonnes ; mais dans la même période plusieurs ports étrangers ont eu une progression bien autrement rapide ; et, pour n’en citer qu’un, le port d’Anvers a presque triplé le chiffre de ses entrées et sorties en passant de 1,500,000 tonnes à 4,200,000. C’est qu’Anvers, situé dans l’intérieur d’un fleuve largement ouvert sur la mer du Nord, communique avec l’intérieur de la Belgique et de la Hollande par un magnifique réseau dévoies navigables, tandis que Marseille, placé dans une position excentrique par rapport au Rhône, en est encore réduit à faire subir à toutes ses marchandises des délais et des transbordemens longs et onéreux et à les expédier par une voie unique et coûteuse, le chemin de fer. Sans canaux, en effet, sans rivières navigables, on doit s’attendre à voir nos ports de la Méditerranée perdre une partie du trafic qui leur était destiné. Les convois de blé ne sont-ils pas déjà entrés plusieurs fois en France par la frontière de l’est, et des navires chargés de grains ne franchissent-ils pas tous les jours le détroit de Gibraltar en délaissant Marseille qui semblait devoir être le port exclusif de tous les arrivages de la vallée du Danube et de la Mer-Noire ? Il y a quelques années, de grandes usines situées autour de Paris avaient fabriqué tout un matériel d’exploitation, rails, machines, wagons destinés à un railway russe, situé près de Poti, sur les confins de l’Asie-Mineure. Lorsqu’il fallut expédier cette immense fourniture, on recula devant les tarifs élevés du chemin de fer, et on trouva beaucoup plus simple et plus économique de la diriger par les canaux du nord de la Belgique sur le port d’Anvers, où elle fut embarquée, descendit la Manche, l’Océan, traversa le détroit de Gibraltar, toute la Méditerranée, et la Mer-Noire.

Ces exemples sont concluans. Ils démontrent la nécessité absolue de relier par eau nos ports de la Méditerranée avec notre réseau de rivières navigables. Il y aurait même à la fois injustice et mauvais calcul à adopter une solution unique, qui aurait pour conséquence de favoriser de parti-pris tel point plutôt que tel autre de la région du Bas-Rhône.

Cette, tout autant que Marseille, a droit à être mis en communication avec l’intérieur du pays. Il a même sur Marseille l’avantage d’être déjà relié au Rhône par les canaux de Beaucaire et des Étangs, qu’il suffirait d’améliorer au moyen de travaux relativement peu dispendieux, tandis que la grande ville phocéenne, excentrique par rapport au fleuve, en est séparée par une chaîne de montagnes. On ne doit pas oublier d’ailleurs que l’une des branches du fleuve, la branche espagnole, traversait autrefois tout le département du Gard, remplissait les lagunes où devaient s’élever plus tard les remparts d’Aigues-Mortes et venait alimenter l’étang de Mauguio et l’étang de Thau, derrière le Mont Sigius, qui est la montagne de Cette moderne. La jonction du port de Cette avec le Rhône est donc la solution la meilleure en même temps que la plus économique ; et le tracé en est commandé par la nature même des lieux. Le Rhône n’est pas, en effet, un fleuve exclusivement marseillais, comme on l’a dit quelquefois sur les trottoirs de la Cannebière. Le Rhône et Marseille lui-même appartiennent avant tout à la France et ne sont qu’un élément de son organisme ; et la navigation sur le grand fleuve doit être alimentée par tous les produits qui viendront débarquer non pas seulement sur un point unique de notre littoral, mais dans tous les ports de la Méditerranée situés dans la région des embouchures.

Ce n’est pas Marseille d’ailleurs qui peut être le port d’exportation des charbons du Gard et de la Loire et de réception des minerais d’Espagne, de l’île d’Elbe et d’Afrique, dont la consommation augmente tous les jours dans les usines métallurgiques du sud-est de la France. Marseille est trop riche pour être un port charbonnier ; il lui manque en outre de vastes emplacemens où l’on puisse manutentionner sur des terrains sans valeur des marchandises lourdes et encombrantes et installer des appareils de chargement et de déchargement comme on en voit dans tous les ports houillers de l’Angleterre. Ce port spécial ne peut être qu’Aigues-Mortes, le point du littoral le plus, rapproché de nos bassins minéralogiques du Gard et qui pourra recevoir aussi facilement tous les produits de la Loire lorsque le rachat si vivement demandé du canal de Beaucaire permettra d’y conduire la batellerie du Rhône. Ce canal viendra aboutir à Cette qui est déjà le port d’arrivage des minerais, dont le tonnage a augmenté d’une manière si rapide depuis quelques années, et qui sera toujours le grand port du Languedoc et de toute la rive droite du Rhône.

Ce n’est pas davantage Marseille, dont la rade est ouverte de tous côtés, qui peut, au jour du danger, offrir un asile inviolable et une protection absolue à tout le matériel de notre marine marchande et des marines étrangères qu’une brusque déclaration de guerre surprendrait dans nos eaux. Ce refuge ne peut être qu’un bassin complètement fermé et situé à une distance de la mer que ne puissent franchir les projectiles ennemis. L’étang de Berre seul présente une sécurité parfaite.

Ce n’est pas non plus dans les bassins d’une ville maritime et peuplée que doivent normalement débarquer les huit cent mille têtes de bétail que nous envoient l’Algérie, la Corse, l’Espagne, la Sicile, toute l’Italie méridionale et une partie de l’Asie-Mineure. Ces animaux arrivent exténués, mourans de faim et de soif, amaigris par la fatigue et les privations d’un long voyage et sont, dans cet état misérable, expédiés vers le centre et le nord de la France. L’immense Camargue, qui fut autrefois le grand parc des Romains, n’est-elle pas là ? et le Rhône, si on veut l’utiliser, ne peut-il aujourd’hui comme aux temps anciens, féconder ces steppes incultes et les transformer en riches pâturages ? N’a-t-on pas dans le même pays et, pour ainsi dire sous la main, la réunion des trois élément indispensables de la richesse agricole, un sol vierge formé d’ail avions, de première qualité, des eaux douces et limoneuses, riches en détritus de toutes sortes, enfin le soleil le plus chaud et le climat le plus hâtif de l’Europe ? Ne peut-on pas, n’aurait-on pas dû depuis longtemps déjà employer en Camargue les mêmes procédés qui ont fait la fortune du delta du Nil depuis l’origine des temps historiques ? et n’est-ce pas une honte de ne voir dans cet immense désert fiévreux que quelques troupeaux errans de taureaux et de chevaux sauvages, alors que nous constatons la magnifique transformation agricole accomplie depuis plusieurs siècles par les Hollandais, sous un climat ingrat, dans un pays imprégné d’humidité et présume toujours privé de la chaleur et de la lumière fécondantes du soleil ?

L’agriculture est toujours en Camargue à l’état d’enfance ; on s’y croirait presque au temps d’Abraham et de Jacob, plus loin encore, car les récits bibliques nous apprennent que les peuples pasteurs possédaient des troupeaux disciplinés et que la basse Égypte était une riche plaine couverte de moissons ; et nous assistons ainsi depuis vingt siècles à ce singulier spectacle d’une nation à demi barbare qui a exécuté des travaux gigantesques pour augmenter La fécondité de son sol, tandis que le peuple le plus civilisé de l’Europe laisse en jachère et presque à l’état sauvage une des plus riches portions de son territoire. Si donc, comme tout le fait espérer, les plaines de la Camargue redeviennent un jour ce qu’elles ont été jadis, un vaste champ cultivable et cultivé, un immense parc à bestiaux, c’est là et nulle part ailleurs que devra stationner pendant plusieurs semaines le bétail importé de toute la région méditerranéenne. Le canal Saint-Louis, délaissé jusqu’à ce jour, en sera le port d’arrivage tout naturellement indiqué, et Marseille ne peut songer à lui ravir ce trafic spécial, trop encombrant pour elle et dont la manutention et l’entretien ont besoin de conditions exceptionnelles, d’immenses espaces et de pâturages dont elle ne dispose pas.

A la grande ville phocéenne est réservé un assez beau lot. A la fois tête de ligne dans le midi de la France de notre réseau de chemins de fer et de nos voies navigables, Marseille, comme Cette, sera le point de passage de la majeure partie du transit entre l’Orient et l’Europe centrale. C’est par Cette et Marseille en effet que la France communique avec le monde entier ; mais ces points de passage ne sont plus aujourd’hui obligatoires pour toutes les nations européennes. On l’a dit bien souvent, et il sera nécessaire de le dire encore bien des fois pour que ces idées pénètrent profondément dans l’esprit de tous : la France forme à l’extrémité occidentale de l’Europe une sorte d’isthme dont Marseille et Cette sur la Méditerranée, le Havre et Calais sur la Manche occupent les extrémités ; jusqu’à ces dernières années nous avons pu croire que la traversée de cet isthme devait être la route forcément suivie par les voyageurs et le commerce, et leur épargnerait à la fois le détour par le détroit de Gibraltar et la traversée des Alpes. Mais, il faut bien le reconnaître, nos espérances sont aujourd’hui déçues. L’ouverture du canal de Suez est loin d’avoir augmenté, comme on l’avait espéré, la prépondérance de Marseille en lui assurant la plus grande partie du trafic qui se faisait autrefois par le sud de l’Afrique. Les ports italiens ont beaucoup plus profité que les ports français de la libre communication entre la Mer-Rouge et la mer Méditerranée. La malle des Indes passe par Brindisi et ne va plus à Marseille. La grande barrière des Alpes est éventrée en plusieurs endroits. Le percement du Mont-Cenis a détourné une partie de notre trafic vers l’Italie ; le passage du Brenner a mis les ports de l’Adriatique en communication avec la vallée du Danube ; le Saint-Gothard ouvrira demain l’Allemagne du Sud. Italiens et Germains se donnent ainsi la main par-dessus les Alpes ; et, si on n’y prend garde, la France comme l’Espagne, cet autre grand isthme délaissé depuis plusieurs siècles, sera bientôt en dehors du grand courant commercial qui va du midi vers le nord. Marseille cessera d’être l’intermédiaire obligé entre l’Europe d’une part, l’Égypte, l’Asie, l’Inde, la Chine, le Japon, l’Australie de l’autre. Gênes, Livourne, Brindisi, Trieste se réveillent et lui font dès à présent une active concurrence ; et nous commençons à recueillir les fruits de nos anciennes utopies politiques et à ressentir les effets économiques de l’unification italienne et de l’hégémonie allemande.

Il est temps de réagir et d’ouvrir au commerce de la Méditerranée et de l’Orient, qui tend à nous délaisser, une route nouvelle dans des conditions supérieures à celles que l’Italie et l’Allemagne peuvent lui offrir à travers les Alpes. Cette route ne peut être que la vallée du Rhône.

De grands travaux sont en ce moment en cours d’exécution pour assurer à la batellerie un tirant d’eau constant et un fonctionnement régulier depuis Lyon jusqu’à Arles. Toutes les questions d’accès à la mer sont évidemment subordonnées au succès de ces travaux. Il faut avant tout affranchir de tout chômage et de tout retard la navigation fluviale, jusqu’à présent intermittente et languissante.

Lorsque ce premier résultat sera obtenu, la solution des embouchures ne se fera pas attendre, et cette solution ne saurait être unique et exclusive ; elle ne devra pas profiter seulement à un port déterminé au détriment des autres ; elle devra nécessairement être multiple. L’amélioration directe de la bouche naturelle permettra aux petits navires de sortir à pleines voiles, d’entrer librement en mer et de se diriger sans retard, sans sujétion d’écluses, sans manœuvres, jusqu’à Marseille et à Cette. Le canal Saint-Louis, ceux de Beaucaire à Aigues-Mortes et d’Arles à Bouc convenablement recreusés et améliorés, enfin le canal projeté du Rhône à l’étang de Berre et à Marseille, constitueront autant de bras artificiels du fleuve maritime que le commerce saura choisir tour à tour, suivant ses exigences, ses goûts, ses besoins ou même ses caprices. La batellerie fluviale pourra dès lors se mettre en contact avec la batellerie maritime aux ports de Marseille, de Cette, de Bouc, de Saint-Louis et d’Aigues-Mortes. Les deux ports principaux de la Méditerranée, Marseille et Cette, attireront sans aucun doute à eux la majeure partie du trafic du Rhône ; mais le mouvement se fera nécessairement sentir dans les petits ports voisins, qui sont depuis longtemps dans un état de dépérissement lamentable. La transformation de notre matériel naval, l’introduction de la vapeur, la facilité de trouver dans le commerce, les grandes compagnies industrielles ou les emplois publics une carrière facile et un avenir plus assuré ont détruit, même chez les populations littorales, le goût de la vie de mer. La voile a presque partout disparu et avec elle ce mystérieux attrait caché dans ses replis. La régénération des ports secondaires peut seule nous arrêter sur cette pente funeste. Les intérêts du commerce, de l’industrie et de l’agriculture sont donc ici les mêmes que ceux de notre marine marchande et militaire ; et, puisque la nature a éloigné de l’embouchure de notre grand fleuve les ports de la région méditerranéenne, il faut que l’art, par des dérivations intelligentes, leur conduise ce fleuve qui leur manque et en fasse à la fois, comme de tous les grands ports de commerce du monde, des têtes de lignes de chemins de fer et des têtes de lignes de canaux de navigation.

La mer est toujours favorable à ceux qui vont la chercher : Favet Neptunus eunti. Telle est la devise que la ville de Nantes, fière de sa large embouchure de la Loire, porte sur ses armes. Telle doit être aussi celle de la vallée du Rhône. Marseille, Cette, Aigues-Mortes, Saint-Louis, l’étang de Berre, reliés au tronc du fleuve rendu navigable et mis ainsi en communication avec le cœur de la France, deviendront les points d’arrivée et de départ de la grande voie de navigation intérieure qui doit unir la Manche au golfe de Lyon. C’est par là seulement que nous pourrons maintenir notre influence maritime et commerciale dans la Méditerranée, faire contrepoids à toutes les trouées de la chaîne des Alpes et résister victorieusement à toutes les tentatives italo-germaniques en vue de déplacer à notre préjudice le transit du nord de l’Europe avec l’Afrique, l’Asie et l’extrême Orient.


CHARLES LENTHERIC

  1. Voyez la Revue du 1er février, du 15 mai 1880 et du 1er mai 1881.