La Régence de Tunis et le Protectorat français

La Régence de Tunis et le Protectorat français
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 606-648).
LA
RÉGENCE DE TUNIS
ET LE
PROTECTORAT FRANÇAIS


I.

Après un jour et deux nuits de traversée, au soleil levant, on a la Tunisie devant soi : une côte montagneuse qui se rapproche, et dont on distingue les plis arides et les herbes sèches. Sur la gauche, les sommets escarpés du Zaghouan, du Djebel Rças et de la montagne à deux pointes qui se dresse derrière Hammam-Life. Au fond d’une baie, la première petite ville qu’on aperçoive, Rass-el-Djebel, qui s’allonge au bas des pentes en une traînée blanche et crayeuse de maisons à terrasses, au-dessus desquelles apparaissent les minarets blancs des mosquées.

Le golfe s’élargit; on distingue les terres basses avec La Goulette et son lac salé, et plus loin, encore une longue traînée blanche, mais énorme cette fois, avec des coupoles et des minarets, qui est Tunis, Tunis-el-Hadera, la ville verte. Sur la droite, depuis le cap Farine, de distance en distance, des villas de riches Tunisiens, grosses constructions coloriées, à l’air fragile, qui semblent peintes sur la toile d’un décor et qu’on pense voir coucher par le vent les jours d’orage. Au-dessus, Saint-Louis de Carthage et sa chapelle, construite sur le lieu d’où l’armée de Scipion vit monter les flammes qui dévoraient la femme et les enfans du Carthaginois Asdrubal. De ce même endroit, Didon peut-être avait vu, bien des siècles avant, les proues des navires troyens se détourner de la terre et fendre l’eau lentement du côté de l’Italie. La chapelle a été bâtie en mémoire de saint Louis, troisième mort illustre dont le souvenir est attaché à ce rivage et sur la place aussi où il mourut. C’était du moins l’opinion du consul de France qui choisit l’emplacement ; les savans font mourir le roi ailleurs, dans le petit fortin construit un peu plus bas, vers la mer. Quant aux gens du pays, ils se rappellent très bien le prince franc ; ils savent qu’il abjura ses erreurs et se convertit à la fin à l’islamisme, parce que c’était un prince aimé de Dieu, et c’est pourquoi ils en ont fait aussi un saint à leur façon, qu’on vénère au village voisin de Sidi-bon-Saïd. Quoi qu’il en soit, ce souvenir du premier passage des troupes françaises est touchant, et quand on visite le musée des pères de Carthage, on est ému de voir, dans un coin de vitrine, parmi les débris romains et carthaginois, une monnaie de notre Thibaut de Champagne et une boucle de harnais fleurdelisée, qui paraissent là comme des talismans, au milieu des lampes de terre et des fragmens antiques.

On s’arrête assez loin de terre ; la rade est mauvaise, les vents d’est y soufflent comme en pleine mer. Récemment, un transatlantique est resté près de vingt-quatre heures sans pouvoir mettre ses marchandises à terre ; les passagers purent gagner la rive, mais à grand risque. Des canots maltais emmènent les voyageurs et la mer les secoue fort ; la passe est difficile par le gros temps et très ensablée ; on contourne les lourdes barques à voiles qui sortent lentement du canal et on suit des quais croulans avec des trous, des pierres tombées, des parties noyées dans l’eau, une eau verte avec des odeurs qui rappellent Venise.

Au commencement de la campagne, notre vice-consul ici a dû tout créer, veiller aux subsistances de l’armée, installer un hôpital, alors le seul. C’est là que tous les malades étaient envoyés, un nombre de malades auquel personne ne pouvait croire ni personne ne s’attendait, mais qu’on a encore exagéré en France. Les fatigues, l’appréhension, le moral abattu avaient développé des germes de typhus apportés du pays natal, et l’épidémie se propageait parmi nos soldats. Le climat n’est cependant pas malsain en Tunisie, il est même très salubre pour un climat chaud. L’expérience de La Goulette est d’ailleurs assez concluante : dans la plus mauvaise période, alors qu’il mourait en un mois cent cinquante soldats à nos ambulances, il ne mourait en ville que le nombre accoutumé d’habitans ; aucun n’avait la fièvre, et le foyer d’infection établi près d’eux ne suffisait pas à leur communiquer la maladie. Il y a seulement quelques localités malsaines et fort dangereuses, mais qui sont bien connues, et il y a, en outre, à prendre les précautions usuelles pour préserver sous cette latitude les agglomérations d’hommes de la contagion. Pour n’en avoir pris aucune, la première armée française, qui vint ici au XIIIe siècle, souffrit terriblement des fièvres et de la dyssenterie, et Joinville, en y pensant, rendait naïvement grâce à Dieu de n’avoir point accompagné son maître au royaume de Thunes, comme il appelait ce pays : «De la voie (voyage) que il fist à Thunes, ne vueil je riens conter ne dire, pour ce que je n’i fu pas, la merci Dieu !.. »

Le chemin n’est pas long du canal à la gare; il est singulièrement amusant. Sous cet ardent soleil, sur le pas des portes, dans la boue visqueuse de la rue, assis, debout, marchant, dormant, rêvant leur rêve d’attente infinie et sans but, fourmillent ces êtres extraordinaires qui habitent les maisons à terrasses et les replis des ruelles blanches aux ouvertures béantes et mystérieuses. Dès qu’on a dépassé la ligne des douaniers ou officiers à bonnet rouge, gens paisibles, race affadie par le contact de l’infidèle, polie par le métier, on ne rencontre plus que des hommes de toute couleur dont chacun, avec ou sans guenilles, est un objet d’art vivant. De tous les côtés, à chaque coin de rue, se déroulent au soleil les tableaux aimés de Fromentin et de Pasini, animés de leurs personnages étranges : Arabes distingués, impassibles, bien plantés, aux traits fins, nègres acajou, nègres violacés, nègres bleuis qui rient toujours, êtres bizarres de toute espèce qui portent avec dignité des lambeaux de toile déchirée et boueuse, hommes à turbans de toutes nuances, tous avec la tache rouge de la chechia, ou bonnet tunisien au milieu, juifs sans turbans ou à turbans noirs, marchands graves et majestueux, qui, sur le pas des portes, sans rien dire, sans penser à rien, regardent devant eux, attendent, plus tard, lorsqu’on revient à La Goulette, le premier éblouissement passé, on remarque qu’il s’y trouve aussi beaucoup de cabarets communs et de cabaretiers vulgaires, et de boutiquiers à l’européenne, qui ne sont pas, eux, des objets d’art vivans.

Le chemin de fer de La Goulette à Tunis est le premier qu’on ait construit dans la régence. La compagnie anglaise qui l’avait établi, sans subvention d’état, bien entendu, faisait de mauvaises affaires et le mit en vente, il y a deux ans. La société française de Bône-Guelma, qui construisait de son côté la ligne de la Medjerdah pour relier Tunis à notre réseau algérien, offrit aux Anglais presque le double de la valeur de leur méchante voie. Mais les Italiens offrirent davantage et, d’enchère en enchère, finirent par la payer, avec ses petits embranchemens, le triple de ce qu’elle vaut (4,137,500 fr). Ils en sont aujourd’hui très fiers : « C’est notre dernière hypothèque sur la Tunisie,» disait récemment un de leurs journaux, et ils citent avec orgueil le chiffre toujours croissant de leurs recettes, bénéfices qu’ils doivent seulement, il est vrai, à l’occupation française.

Le train suit un faible remblai qui suffit à le mettre au-dessus des flaques d’eau et des terres grasses et, en cette saison, marécageuses des bords du lac. Adossé à la galerie extérieure qui règne le long des wagons (et qui les rend beaucoup plus confortables que les nôtres), on voit miroiter sur la gauche l’étang salé où se creusera le port. Sur l’eau lisse et lumineuse glissent lentement les barques à voile qui servent au déchargement des navires arrêtés en rade et qui servaient aussi autrefois à conduire à Tunis les passagers. Tout près de terre, dans l’eau immobile, des groupes de flamants roses sommeillent, sans souci de la rumeur des trains en marche ; un d’eux s’envole lentement et fait avec ses ailes de grands mouvemens insoucians. Mais ils reconnaissent les chasseurs de très loin, et c’est en bateau et la nuit qu’il faut venir les chercher. Du côté de la terre, sur le sol brun et riche, des ondulations de blé vert commencent à courir. Des haies de cactus infranchissables bornent les champs: leurs feuilles charnues, d’un vert pâle, collées l’une à l’autre, s’arrondissent et s’entrelacent bien plus haut que les cavaliers arabes qu’on voit galoper dans les champs.

On arrive et on se trouve au milieu du quartier européen de Tunis, et c’est une grave affaire que d’en traverser les rues dans cette saison. Une couche de boue gluante et noire les couvre à une belle hauteur: personne ne balaie, et on attend sans impatience le temps sec ; il faut faire de longs détours pour trouver une piste que les pieds des paysans ont tracée. Au milieu cependant bondissent les charrettes arabes ; ces charrettes jusqu’à l’essieu et les chevaux jusqu’au poitrail, même jusqu’à la croupe, jusqu’au bout du museau, sont couverts d’éclaboussures qui se sont figées et demeurent pendantes. Ce sont, il est vrai, des chevaux de bas étage ; les chevaux et les mules aristocratiques se tiennent mieux et sont bien brossés, mais leurs frères du peuple sont bien intéressans. Les charrettes, comme les harnais, sont d’une simplicité extraordinaire : deux roues larges, réunies par une traverse, au-dessus quatre ou cinq planches, et deux poutrelles plus longues entre lesquelles marche le cheval, c’est tout. En avant des roues est assis de côté l’être jaune ou noir, drapé dans ses guenilles, les jambes pendantes, qui mène la chose, et le tout va sautant, éclaboussant la rue, par un radieux soleil qui fait des étincelles lumineuses dans toute cette boue, sans la sécher.

Telles sont à l’arrivée les premières impressions qu’on éprouve et les premiers objets qui frappent la vue.


II.

A l’heure qu’il est, Tunis est encore une ville arabe; à peine quelques maisons européennes s’élèvent-elles dans l’enceinte de ses murailles; la masse de nos banales constructions est bâtie en dehors des portes, dans le quartier bas qui avoisine le lac, loin des hauteurs où se pressent les maisons des vrais croyans. Du pied des murailles jusqu’au bord de l’eau, s’étend la promenade célèbre de la Marine, qui n’est pas encore une avenue de palais: c’est une large voie tracée au milieu de terrains vagues où pourrissent des boues fétides et sur le bord de laquelle peu de maisons s’élèvent jusqu’aujourd’hui. L’odeur, très déplaisante en hiver, est si forte en été que, malgré toutes les précautions, on en est réveillé dans son lit, et, la chaleur et les moustiques aidant, le sommeil devient impossible. Mais déjà on se dispute les parcelles de ce sol plat et fangeux, car chacun pense qu’avant peu on l’aura assaini, que de hautes maisons s’y aligneront à perte de vue, et que, de leurs balcons, on verra la masse embrouillée des mâts et des vergues des navires pour lesquels on aura creusé un port. Déjà beaucoup de rues ont été tracées, et çà et là quelques murs s’élèvent, mais comme il n’y a aucun service de voirie, d’immenses flaques d’eau se forment qui reflètent le ciel et les maisons ; les charrettes les évitent en passant sur les trottoirs, qui se couvrent à leur tour de fondrières, et les piétons sont bien à plaindre. Le soir, ils ne peuvent parcourir les rues de leur quartier que munis de lanternes; et chacun sort ainsi précédé de son domestique, à la suite duquel, sous ce ciel uni et dans cette solitude, il se prend à rêver, écoutant la prière des muftis sur les minarets, regardant onduler le profil des montagnes jusqu’à ce qu’il se trouve parfois au milieu d’une grande mare où le rêve du domestique a conduit celui du maître.

Mais il faut passer les portes, et tout de suite c’est la ville arabe commerçante qui se présente, et l’on ne tarde pas à s’apercevoir, par comparaison, que le quartier européen est, hélas! de beaucoup le plus mal tenu, le plus boueux, le plus effondré de toute la ville.

Sous la porte et sur la place qui suit, une quantité de marchands de comestibles sont installés à terre; des saucisses minces et odorantes grillent sur des charbons ; naturellement, ce ne sont ni des juifs, ni des musulmans qui les vendent. Sous la porte encore, des négresses acajou qui ne craignent pas d’avoir le visage découvert. Assises à terre, derrière leurs paniers d’oranges, enveloppées d’étoffes rayées, éclatantes, elles n’ont plus de forme ; on voit une masse incompréhensible de cotonnades de couleur, et, quelque part, dans les plis, une large face ébahie, qui serait monochrome sans les deux points blancs des yeux et l’immense ouverture de la bouche noire et béante. Et, tout auprès, des marchands de pâtisseries indigènes avec du papier d’or collé dessus en losanges, pour les rendre plus appétissantes, des marchands de galettes arabes, de citrons doux, fort jolis de forme, mais très fades, de cédrats, toute une foule encombrante, huilante et bariolée. Il faut éviter les chameaux qui passent et les ânes qui réfléchissent et les cavaliers qui se poussent comme de simples piétons à travers la foule, avec leurs étriers de fer grands comme des sabots et leurs selles à dossier commode comme des chaises, et leurs chevaux harnachés de velours violet et de broderies d’or.

Les ruelles tortueuses commencent, quelques traces de commerce semi-européen y paraissent d’abord, puis s’effacent, et l’on se trouve à l’ombre des voûtes entre-croisées du marché maure. C’est un spectacle saisissant. Quand on arrive pour la première fois à Venise et qu’à peine sorti des wagons noirs, on aperçoit l’eau brillante du grand canal sillonné de gondoles, bordé de palais et qu’on suit sa route à travers les mille replis des canaux verts, on n’a pas une surprise et un plaisir plus grand que lorsqu’on pénètre pour la première fois dans les souks (bazars) de Tunis. Tout le réseau de ces allées de boutiques est couvert; par les jours du toit mal tenu passent des flèches de soleil qui éblouissent dans cette ombre. Le marteau des cordonniers retentit. Quels cordonniers! des gens à barbe pointue et à turbans qui martellent ou découpent le cuir jaune ou rouge des minces chaussures tunisiennes; les tailleurs brodent les carapaces d’or et d’argent où les femmes enferment leurs jambes aux jours de fête; les armuriers fourbissent leurs sabres, leurs longs fusils à pierre et leurs gros pistolets à entonnoir.

Les voûtes se croisent indéfiniment et les métiers, comme chez nous au moyen âge, sont groupés ensemble par quartiers; les boutiques des savetiers en jaune sont rangées à la suite les unes des autres, celles des savetiers en rouge sont ailleurs et toutes ensemble aussi; il y a même un marché exprès pour les faiseurs de babouches recourbées en pointe. Le passant compare et choisit, il s’assied longuement chez le marchand d’étoffes qui lui apporte aussitôt, dans un godet de porcelaine, du café arabe odorant mélangé de marc. Tout autour de lui, jusqu’au toit de l’étroite boutique, sont empilées les étoffes. Accroupi sur ses tapis, Mohammed jure qu’on le ruine, qu’il cède tout à perte parce que l’acheteur est de ses amis; il rit, il met la main sur sa poitrine, il proteste, gesticule, se désespère. Attirés par l’odeur de la chair, des indigènes complaisans s’approchent, car rien n’est plus intéressant que de voir acheter, vendre et payer; ils aident le chaland à lutter contre les désespoirs et les découragemens de Mohammed, et le marchand finit par céder, avec de grands gémissemens, un ballot de tapis, de couvertures et de turbans brodés de soie.

Le souk des parfums est le plus riche, mais, là aussi, les boutiques sont très simples : ce sont des ouvertures béantes et carrées, un peu au-dessus du sol, des cubes dont il manque un côté, celui qui sert de porte, de fenêtre, de devanture de magasin; rien pour orner les murs que les marchandises et le marchand. Devant l’étalage, des vases de bois pleins de feuilles de henné ou de poudre faite avec ces feuilles, qui servent aux femmes à donner à leurs ongles et à la moitié de leurs doigts une couleur jaune tabac qui est jugée fort élégante; derrière ces vases, des fioles de parfums à la rose et au jasmin, célèbres dans tout l’Orient; au haut de la devanture, des rangées de longues bougies couleur crème et, au-dessous, le marchand, immobile, gracieux, au teint mat, paraissant en cire lui-même, à la barbe soignée, quasi-millionnaire quelquefois, qui vient ici par habitude, par tradition, surtout parce que c’est là la meilleure vie, une vie toute de repos, de tranquillité et de douceur. C’est au bazar qu’on cause et qu’on sait les nouvelles. A trois ou quatre, ils forment un petit cercle au seuil de la boutique, et sans remuer, ils échangent leurs idées dans la fumée bleue de leurs cigarettes, au milieu des suaves senteurs.

Sur la gauche, des Arabes recueillis montent les escaliers de la grande mosquée (mosquée de l’Olivier); aucun chrétien n’y est entré jamais depuis que le monument, ancienne basilique, dit-on, a été consacré au dieu du Prophète. Du milieu de l’ombre où l’infidèle s’arrête, il aperçoit par les portes ouvertes la cour pavée et étincelante de soleil d’un cloître pareil à ceux de France. Des galeries couvertes, à colonnes de pierre, courent le long des faces du rectangle, supportant des arcades cintrées. Vers les murs, sous les portiques, de vrais croyans, debout, à genoux, ou accroupis, changeant constamment de posture, murmurent leur prière, et, la chose finie, se lèvent graves et viennent à la porte remettre leurs babouches et sortir. Dressés, dit-on, contre la muraille, les vieux évêques de pierre de la basilique chrétienne regardent vaguement, de leurs yeux presque effacés, les hommes en gandourahs rouges agenouillés sur la place où avaient été leurs tombeaux. Mais, de temps immémorial, personne que les Maures n’a pu les voir. Il y a des mosquées dont l’intérieur ouvre directement sur la rue, et, le soir, on y aperçoit la foule pieuse et on entend ses prières : des chants monotones psalmodiés longuement et interrompus par intervalle. Des lampes de verre terni, de forme singulière, brillent faiblement dans l’obscurité des voûtes, qu’elles n’éclairent pas. Tandis que, dans tout l’Orient, les temples musulmans ont ouvert leurs portes aux chrétiens curieux, l’interdiction, en Tunisie, demeure absolue; personne n’a pénétré encore dans les mosquées de la ville verte, et la force des armes seule a pu nous donner accès aux colonnades saintes de Kairouan.

A la suite des marchands, les notaires, eux aussi accroupis, chacun dans une de ces larges ouvertures toutes pareilles et qui servent à volonté d’échoppes, d’ateliers, de magasins, d’études et d’écoles. La tête soigneusement enturbannée, la barbe grisonnante, l’air réfléchi, les tiges de ses lunettes enfoncées dans son turban, l’homme de loi couvre patiemment de caractères arabes ses longues feuilles de papier étroit. Aucun meuble d’aucune sorte, sauf un petit coffre reposant, comme le notaire lui-même, sur la natte jaune qui sert de tapis. Ces notables sont très nombreux; on en trouve dans toute la ville et jusque dans les faubourgs, qui attendent, immobiles, les cliens, comme l’araignée au fond de sa toile. C’est le bey qui nomme les notaires sur la proposition des membres du chara (tribunal religieux) ou d’autres fonctionnaires importans. A Tunis, on les choisit de préférence parmi les anciens élèves de la grande mosquée, gens instruits à qui on a fait commenter pendant des années le Coran et Aristote. Leur nombre est fixe; ils ne donnent aucune garantie que celle d’une bonne réputation acquise. En province, ils obtiennent leur brevet sur la proposition des cadis; à Béja, pour quatre à cinq mille habitans, il y a une quarantaine de notaires; là ils vivent de peu, ne travaillent pas beaucoup, et quand ils le font, prennent cher, ce qui leur fait une existence agréable et enviée. Beaucoup, au lieu d’offrir leurs services à la foule, se font attacher aux grands établissemens publics comme la Monnaie, le Dar-el-Geld, etc. Quelques-uns enfin gagnent leur vie à fabriquer de faux documens, et il y a des personnes qui prétendent qu’ils ne manquent pas d’ouvrage.

En montant toujours, écartant des coudes comme on peut la foule compacte, se serrant aux murs pour laisser passer les chameaux encombrans qui s’avancent à pas lents d’un air songeur et les ânes chargés d’outrés d’huile gluante, achetant de ci de là à l’étalage ou aux enchères les amusans produits de l’industrie tunisienne, on finit par sortir des voûtes et par se trouver au grand soleil sur la place du Dar-el-Bey et de la Casbah, qui couronne la hauteur. La façade de la Casbah a été refaite par Khereddine il y a sept ans, et on la croirait neuve; on enjambe la colonne renversée qui marque le seuil et on s’aperçoit qu’on est dans une ruine ; à travers plusieurs étages de voûtes crevées, on voit le ciel; des escaliers croulans vous mènent jusqu’au pied du mât de pavillon et, dans toute cette immense enceinte, on ne voit à hauteurs diverses que des murs qui tombent, des arcades qui ne supportent plus rien, des monceaux de pierres. Il est difficile de rien voir qui ressemble davantage à Pompéi. Des haies de cactus ont poussé là en liberté et des sentiers ont été tracés au milieu de leurs touffes. De vieux canons sont alignés sur le rempart, mais tournés à rebours, par un oubli étrange, la culasse du côté des meurtrières. Des milliers d’esclaves chrétiens étaient enfermés dans ces murs au temps où Tunis était puissante ; ce sont eux qui, sous le fouet et le bâton, élevèrent les remparts de la ville et fortifièrent cette même casbah; une foule de marins, de gentilshommes, de soldats anglais, espagnols, français, arrêtés en mer, étaient emmenés à Alger, à Oran ou à Tunis et y menaient une vie auprès de laquelle celle des derniers de nos galériens est douce. Un jour, au mois de juillet 1535, dix mille chrétiens prisonniers dans cette enceinte, que gardent aujourd’hui les sentinelles françaises, entendirent le grondement d’une (bataille furieuse. La Goulette venait d’être prise, et, sous les murs de Tunis, Charles-Quint livrait un combat terrible, à Khezeddine, le frère de Baba-Aroudj (dont nous avons fait Barberousse) et le maître tout-puissant des états barbaresques. Dans ce tumulte, dans le trouble où était la ville, les chrétiens, mal gardés, se révoltèrent et précipitèrent la victoire en prenant l’ennemi à revers. Le sang de trente mille musulmans coula, dit-on, dans les ruisseaux de Tunis lorsque l’empereur y entra triomphant; la citadelle fut occupée par les Espagnols, et la régence, pendant plus d’un demi-siècle, paya tribut au vainqueur.

Sur la pente opposée aux Souks se déroulent les ruelles tranquilles du quartier arabe. Les voitures n’y pourraient passer; à peine de temps en temps un cavalier fait-il jaillir les étincelles du pavé; les piétons même sont rares, l’air est muet ; d’innombrables voûtes jetées sur la rue supportent les maisons, et, à leur ombre, les mendians accroupis reposent. Une quantité de tronçons de colonnes inégales, prises dans toutes les ruines, blanchies, peintes ou nues, presque toujours ébréchées, faites des marbres les plus divers, supportent les voûtes et les arcades jetées, sans utilité apparente, d’une maison à l’autre. Si on retirait tout à coup ce qu’il y a de colonnes romaines à Tunis, la ville entière s’écroulerait. Les Arabes se sont trouvés en face de ruines inépuisables, et ils n’ont même pas su utiliser tout ce qu’ils en ont amené dans leur capitale. Sans compter tous les fûts qui sont couchés à terre abandonnés, on en voit des quantités simplement encastrés dans les murs ou servant de pierres d’angle aux maisons. Toutes les bornes de Tunis sont faites de colonnes ou de vieux canons.

De distance en distance, de grands portails sont percés dans les murailles blanches des maisons et leur cadre est rempli par des portes de bois brut couvertes de dessins formés de clous aux têtes Fouillées. Quelquefois, sur les pierres, une main ouverte, peinte en rouge, pour écarter le mauvais œil. Les grands vantaux ne tournent jamais; une très petite ouverture, étroite et basse, pratiquée dans l’un d’eux, donne accès à la maison, et, dans sa demi-obscurité, on voit miroiter les carreaux émaillés des salles. Les idées, les modes, la curiosité européennes s’arrêtent sur le seuil. A l’abri de nos regards et de nos conseils, le Tunisien vit derrière ces murs à sa guise, comptant l’argent de ses fermages ou de ses boutiques, insouciant de nos réformes. Les fenêtres à triple grillage glauque, des grillages ouvragés et avançant sur la rue, sont le seul endroit d’où ses femmes puissent prendre l’idée du vaste monde. Elles ne sortent pas pour peu qu’il leur reste une lueur de jeunesse ou de beauté et ne voient que les hommes de leur famille. Quelquefois, à travers tant de barreaux, une tête paraît qu’on distingue à peine de la rue ; et la tête, de là, peut voir le même coin du ciel éternellement bleu, le même morceau de la muraille éternellement blanche, en face desquels ses yeux d’enfant se sont ouverts et en face desquels ils s’éteindront.

Les bourdonnemens de la vie recommencent à mesure qu’on redescend et qu’on approche des faubourgs; de nouveau les petites boutiques paraissent, avec leurs étranges habitans. sériées les unes aux autres et formant comme des oasis au milieu des terrains vagues et couverts de ruines qui avoisinent en maint endroit les remparts. Deux Arabes passent, portant sur la tête une sorte de lit de camp qui contient non pas un malade, mais un dîner. C’est une des politesses du pays ; quand on n’ose inviter un grand personnage à sa table, on lui envoie un dîner entier et tout cuit, qui lui est porté de cette façon. L’énorme plateau couvert suit les ruelles populeuses et sortant du faubourg qu’habitent les humbles, disparaît dans la direction du quartier tranquille où demeurent les riches.

Aux limites de la ville, des portes en forme de fer à cheval, garnies de canons, encadrent la campagne ou les lacs. Il faut aller jusqu’à celle de la route d’Hammam-Life et voir de là le grand cimetière de Sidi-bel-Hassen, où les tombes toutes pareilles s’éboulent dans l’herbe verte. On a devant soi la colline sainte avec son monastère sur la hauteur et derrière le petit fort de Manouba. Tout ce mamelon sacré est semé de ces petites tombes uniformes composées d’un lit de maçonnerie disposé au ras du sol. Seuls les saints et non pas les riches se distinguent du commun des morts ; on leur élève des chapelles carrées avec un petit dôme; ce sont les « marabouts » dont la campagne abonde : on ne les entretient pas, et, pour la plupart, ils sont en ruines, le crépi blanc disparaît, les murs tombent, les coupoles crevées demeurent béantes, et l’on en voit beaucoup qui se sont écroulées en dedans de leurs murailles, dont la porte est toujours restée close. Dans le crépuscule qui commence, les pierres jaunes moussues se confondent avec la terre, et les trous noirs de leurs brèches font dans cette mêlée grisâtre et triste de grandes ombres bien funèbres.

Plus haut, derrière la Casbah, une autre porte, Bab-Sidi-Abdallah, encadre le paysage de collines et la plaine où est le Bardo. Sur la gauche, le second lac de Tunis, la Sebka-Sedjoumi, où il n’y a de l’eau qu’en hiver, luit au soleil qui se couche. Les montagnes, déjà indécises, prennent une teinte bleue veloutée, et un large reflet d’or raie l’eau sombre. De ce côté, aucune maison ne paraît, aucun bruit ne monte, et le soleil semble s’t’teindre dans le désert.


III.

La population et la société tunisienne sont fort mélangées, comme on pense, et ce ne sera pas pour nous un mince triomphe si nous finissons pour amener l’oubli des anciennes querelles et des anciennes inimitiés de race et de religion. À l’heure qu’il est, chaque consul continue à régner sur ses nationaux et à les gouverner: ils ne connaissent pas d’autre souverain et leur groupe, avec ses lois et ses fêtes et son tribunal particulier, forme une petite principauté jalouse qui observe ses voisines et suit leurs progrès d’un œil inquiet. De même, dans le camp indigène, juifs et musulmans, tout en vivant et faisant le commerce côte et côte, se détestent et se méprisent du fond du cœur.

On croit qu’il y a à Tunis cent ou cent vingt mille habitans, dont vingt ou trente mille seraient israélites et dix à quinze mille Européens.

Tout occupés de leurs affaires et de leurs querelles, les Européens se voient peu. Ils se rencontrent au café ou sur la Marine pour parler politique ou commerce ; la nuit venue, chacun s’enferme chez soi, sans qu’il y ait, à une ou deux exceptions près, aucune maison où l’on puisse, comme en Europe, se réunir le soir et chercher l’oubli des ennuis du jour autour de la table à thé. Il n’y a guère d’autres fêtes que les réceptions consulaires, où la curiosité de voir fait oublier pour un moment les jalousies nationales et où tous les camps sont représentés. Mais la fête finie et le jour revenant, chaque commerçant à sa table s’extasie de nouveau sur la grandeur des droits méconnus de ses compatriotes et sur les torts du groupe rival. Car son esprit n’a pas de meilleure récréation ; les vains bruits et les anecdotes étranges foisonnent à Tunis ; chaque mouvement des principales personnalités du grand village européen épars au-devant des murailles, examiné à loisir et au microscope, est l’objet de commentaires infinis ; les fables les plus bizarres, grossissant à chaque heure, prennent en même temps de la consistance et deviennent bientôt des faits avérés.

Outre les cafés, il y a un théâtre, où vient de temps en temps s’arrêter quelque troupe d’Italie, que la mauvaise fortune a poursuivie de province en province. Il n’est jamais arrivé qu’elle ait trouvé à Tunis le sort moins implacable. Avant l’occupation, une troupe française, venue de Carcassonne, s’établit dans la capitale. Le chancelier du consulat, protecteur officiel de ses nationaux, dut quitter sa loge, le premier soir, pour aller séparer sur la scène la première chanteuse et le ténor qui se battaient. Lorsque j’étais à Tunis, la troupe était italienne, et elle ne rencontra pendant tout son séjour qu’un public rare et peu indulgent.

Quelquefois aussi, Tunis a le bonheur de posséder des amuseurs de passage. Un dimanche de ce printemps, la ville entière était préoccupée d’une u grande solennité aérostatique » organisée par M. A.., administrateur de M. B.., selon la teneur des cartes qu’il distribuait dans la capitale. B... était le gymnaste qui s’accrochait à la montgolfière et se faisait emporter par elle. Avec son administrateur et son ballon, il va d’escale en escale, sur les côtes de la Méditerranée. — La foule est grande sur les terrasses avoisinantes, les vêtemens de fête des juives, bleus, roses et or, couronnent les murs blancs. Les vrais spectateurs, ceux qui veulent voir de près, sont admis dans l’enceinte d’un ancien théâtre qui a brûlé; une corde sépare les places d’honneur, où vingt personnages importans sont assis sur des chaises, de la multitude du populaire debout. Des soldats tunisiens rangés en ligne maintiennent l’ordre; des soldats français retiennent la masse à demi gonflée du ballon. Un foyer maçonné, allumé au milieu de son enveloppe, chauffe l’air qui le fera s’élever. Quand il se dresse enfin tout à fait, les privilégiés sont admis à examiner l’intérieur par un trou rond ménagé exprès dans l’enveloppe, et chacun va voir que dedans il y a beaucoup de fumée. L’administrateur s’agite; B.., vêtu de blanc avec un grand col bleu, pareil à un canotier de la Seine, ôte son chapeau et prononce un boniment court et fort solennel, puis, tout à coup s’enlève de terre, lui et son ballon, avec une rapidité vertigineuse. En une seconde, cette masse énorme qui se balançait sous nos yeux et dont le faite touchait le toit des maisons, s’est perdue au fond du ciel; l’homme ne paraît plus que comme une araignée au bout d’un fil, et c’est à peine si l’on voit remuer les pieds d’un pauvre âne à grosse tête, nageant dans le vide, qu’il a attaché au-dessous de lui.

La foule quitte l’enceinte et se répand sur la Marine. C’est l’heure de la musique militaire. Là, Français, Italiens et étrangers divers se coudoient chaque jour pendant une heure ; peu d’Arabes y paraissent, surtout peu d’Arabes riches ; les voitures montent et descendent patiemment et vont jusqu’aux barrières du port, et le craquement des ressorts, à chaque fondrière dont la route est trouée, se mêle au bruit des clairons.

En somme, peu d’éclat : une population commerçante, active, où l’on s’occupe surtout d’affaires, où des quantités de querelles et de discussions intestines divisent et subdivisent à l’infini le petit groupe peu homogène des Européens; une juridiction spéciale pour chaque nationalité ; des discussions et des haines interminables. Le grand mal vient précisément de l’existence du régime dit des capitulations, qui sont en Orient la sauvegarde de l’Européen; mais aujourd’hui, au point de vue de l’administration et de la sécurité, Tunis n’est pas plus l’Orient que Chypre, depuis que l’île est aux Anglais. A l’heure qu’il est, un Français est-il blessé dans la rue, c’est le consul de l’assassin qui juge le coupable, et plus d’un jugement partial est venu envenimer les haines déjà si ardentes. Veut-on établir une taxe permettant de faite balayer les rues du quartier européen, il faut le consentement de tous les consuls; que l’un d’eux s’y refuse, et ses nationaux ne paieront pas la taxe, et tous les autres Européens de repousser également l’impôt, pour ne pas être soumis à une plus dure loi que leurs voisins. Il en est de même dans toutes les grandes villes, il y faut quêter, avant de rien faire, l’assentiment unanime des roitelets consulaires, et il s’en trouve toujours quelqu’un dont le bon plaisir ne s’accorde pas avec celui des autres: c’est pourquoi, à Tunis, depuis un an que la ville est occupée, on n’a rien fait encore pour laver la capitale de ses boues fétides.

Mais, à aucun point de vue, on ne saurait défendre les capitulations. C’est un principe admis en fait par les puissances européennes que, lorsque l’une d’elles vient à occuper une contrée d’Orient, le régime des capitulations y disparait. C’est ainsi que dans deux cas récens et célèbres, le cas de la Bosnie et celui de Chypre, elles ont disparu, et on ne comprendrait guère les objections qui pourraient nous être faites, lorsque de notre côté nous les supprimerons à Tunis. Tous les états ayant de grands intérêts dans la Méditerranée savaient d’avance qu’un jour ou l’autre nous assurerions d’une manière définitive notre influence en Tunisie. L’abolition des capitulations ne saurait les surprendre. Ceux même dont les journaux ont le plus vivement protesté contre notre action devaient prévoir que notre protectorat ne tarderait pas à s’affirmer dans la régence.

Entre les Européens et les musulmans, il y a les Maltais qui marquent la transition. Ces sujets de l’Angleterre, originaires d’une île italienne, ne savent ni l’anglais, ni l’italien. Leur langue à eux, le maltais, est aux trois quarts une langue arabe; c’est en arabe qu’il faut parler aux cochers de Tunis, presque tous Maltais, parce qu’ils vous comprennent infiniment mieux que si vous leur parlez italien. Très actifs, très laborieux, ils fournissent à la régence une quantité d’excellens travailleurs. Ils vivent au milieu des indigènes, en bonne intelligence avec eux. Très fervens catholiques, jetant volontiers des pierres aux juifs pendant la semaine sainte, ils ne s’habituent guère à considérer les Anglais comme des compatriotes. Pour eux, les vrais compatriotes sont les coreligionnaires. A l’heure qu’il est, leur véritable consul n’est pas M. Reade, mais le cardinal Lavigerie. La présence parmi eux d’un si haut dignitaire de leur religion, qui les écoute et qui les aide, les a remplis de joie.

Le rôle des Maltais dans la régence ne fera probablement que s’accroître; la population surabondante de leur île a besoin de débouchés ; on y compte quatre cent quarante-sept habitans par kilomètre carré, et leur terre est peu féconde et ils n’ont aucune industrie. Les Anglais n’ont pas manqué de faire de grands efforts pour diriger sur leurs propres colonies ce flot précieux de population; ils ont embarqué beaucoup de travailleurs maltais pour la Jamaïque; mais tous ceux qui n’y sont pas morts n’ont guère tardé à quitter cette île lointaine ; aujourd’hui, le gouvernement britannique pense à la Nouvelle-Zélande; mais ce n’est pas là comme la Tunisie une terre prochaine et fertile, habitée par une race consanguine, et il est peu probable que les descriptions embellies des journaux de La Valette décident les Maltais à partir pour l’Océanie. Ils viendront sans doute, au contraire, par milliers à l’Enfida ou à Sidi-Tabet. On a calculé que, pour cultiver l’Enfida seule, il faudrait y amener, outre ce qu’on y trouve déjà, une population de vingt-cinq mille âmes. A nous de leur faire des conditions assez avantageuses pour qu’ils puissent mieux vivre chez nous que chez eux et qu’ils y prospèrent.

Pas plus que les Maltais, les Arabes de la ville de Tunis ne nous voient d’un mauvais œil. Très tranquilles et à demi civilisés déjà, ils n’ont pas fait à notre occupation la moindre résistance : ils n’inquiètent pas nos soldats; ils admirent les prix que nous payons leurs denrées et rient de leurs dents blanches. C’est en somme une population industrieuse et calme dont le plus grand bonheur est de faire de belles ventes à l’ombre de ses boutiques et de dévotes prières sous les porches de ses mosquées. Or, quand nous sommes arrivés, certains n’avaient pas manqué d’annoncer qu’on verrait un beau pillage dans les souks et que tous les vrais croyans seraient obligés de se faire chrétiens. En rentrant chez eux le soir, les marchands enturbannés, assez disposés au fonda ne pas bouger, épouvantaient leurs femmes du récit des horreurs qui se préparaient; je tiens cela de personnes qui ont eu occasion de visiter beaucoup les musulmanes à cette époque. Et ces femmes, dont aucune ne sait lire et dont la plupart n’ont jamais vu qu’à travers les grillages de leur balcon un visage d’Européen, se pâmaient de terreur. Il y eut même une heure où, dans l’incertitude où l’on était de l’avenir, la ville n’étant pas occupée par nous et le bruit de notre approche et des prétendues horreurs dont étaient menacés les croyans grossissant dans les marchés, les plus déterminés s’armèrent et on put craindre un massacre général ; les cuirassés mouillés en rade de La Goulette n’auraient pu débarquer une compagnie que pour venger l’attentat. Si, à ce moment, le représentant de la France, M. Roustan, avait montré la moindre crainte, s’il avait paru seulement inquiet, on ne sait quel incendie et quel déchaînement de fureurs auraient pu éclater. Mais rien dans son attitude ne trahit la moindre émotion ; il sortait en voiture sans se faire accompagner, comme si rien d’anormal ne pouvait se préparer. Il allait seul à cheval dans les quartiers où l’excitation était la plus grande. Si l’on tirait sur lui, comme cela s’est produit un jour, il répétait partout, en haussant les épaules, que le coup était destiné à un chat errant. Et peu à peu les fureurs se calmèrent et les idées de massacre s’évanouirent.

Maintenant on est bien habitué à notre présence ; le franc est aussi connu que la piastre dans les souks, et le marchand indigène, qui ne sait pas lire, a déjà appris à reconnaître la valeur de nos billets de banque. Dans une petite ville de province comme Béja, la monnaie tunisienne a presque disparu, et c’est en francs que se font tous les paiemens dans les courtes galeries de son bazar. Nos soldats traversent les souks le jour et la nuit; nos officiers, quand il y a représentation au théâtre, viennent de la caserne d’artillerie du Bardo en priant qu’on laisse les portes de la ville ouvertes après minuit, et retournent à pied à la caserne sans plus d’inquiétude que s’ils retournaient dans un faubourg de Paris. D’une manière générale, on peut dire que la police des rues est bien faite ; nos meilleurs juges rendent hommage à ce point de vue à ces pauvres soldats tunisiens qu’on voit charmer les ennuis du poste en tricotant de leurs mains noires. Déjà notre langue commence à se répandre; les enfans qui courent les rues s’accrochent à nos soldats et apprennent d’eux quelques bribes de français dont ils sont très fiers. Il n’est pas jusqu’au colonel qui garde le Dar-el-Bey qui ne se soit fait un carnet où il inscrit en lettres arabes les mots français qu’il a pu entendre, et il se les récite tout le long du jour, et il s’en sert pour dire des choses aimables aux visiteurs ; c’est un homme de très belles manières.

Pour la population musulmane aussi, les distractions sont peu nombreuses et la vie qu’elle mène est d’une grande monotonie. La femme est chez les Tunisiens tellement abaissée qu’elle ne saurait être une société ; c’est une sorte d’animal domestique qu’on enferme pour être sûr qu’il ne s’en ira pas et qu’il ne lui arrivera pas malheur dans les rues. Ces êtres doux, au regard enfantin, ne savent ni lire ni écrire, même dans la classe riche. Entre les murs émaillés de leurs chambres les Tunisiennes laissent couler leurs journées vides et comme elles n’ont aucune idée de la vraie vie, elles ne s’ennuient jamais. Leur temps se passe à se mirer, à se frotter de pommades; pour elles, l’embonpoint est l’idéal de la beauté, et cet idéal, elles l’atteignent presque toujours. Leur costume, qui ne rappelle en rien les élégances de Stamboul, est très bizarre, surtout pour des personnes d’une telle corpulence. Elles n’ont ni jupes ni robes, mais seulement une large et courte chemisette de soie claire qui ne descend guère plus bas que les hanches; leurs jambes sont enserrées dans des caleçons collans en velours brodé d’or quand elles sont riches ; sur la tête, une coiffure pointue et dorée, moins haute, mais d’une forme analogue à celles qui étaient à la mode chez nous du temps d’Isabeau de Bavière. Elles ont le rire facile et elles bavardent volontiers, elles bavardent indéfiniment : « Notre vie se compose de deux choses, dit un oiseau de Musset : caqueter et nous attifer. Depuis le matin jusqu’à midi, nous nous attifons, et, depuis midi jusqu’au soir, nous caquetons. »

Jamais ces femmes ne sortent, et dans le fait ce ne sont guère que des malheureuses fort vieilles et très misérables qu’on rencontre à pied par la ville, et elles sont sévèrement voilées. Telle femme de Tunis, née dans une maison, mariée dans la famille, est morte dans la même demeure sans avoir jamais mis le pied dans la rue.

Le grand amusement des musulmanes est la visite des bouffonnes qui font métier de les égayer : l’amusement consiste en plaisanteries et en taquineries d’une grossièreté inimaginables, « qu’il est impossible de décrire, dont rien ne peut donner une idée, » disent unanimement les rares Européennes sachant l’arabe, qui ont eu le privilège de prendre part à ces passe-temps. Les Tunisiennes rient et sont fort joyeuses.

Leur chambre de réception est uniformément meublée d’un lit et de divans le long des murs. Le lit est en bois plus ou moins doré, selon la richesse du mari, et plus ou moins orné de glaces. Quand il y a plusieurs femmes, la principale s’assoit sur les divans et les Européennes qui viennent les voir sont admises au même honneur; les autres sont étalées sur des sortes de matelas ou de longs coussins posés à terre. L’été, le pavé de faïence reste nu ; en hiver, on y met des tapis; chez les femmes de médiocre fortune, il n’y a rien de tout ce luxe et le mobilier est fort rare. Du reste, pour le Tunisien ordinaire, l’idée d’une chaise ou d’un fauteuil ne correspond qu’à quelque chose d’encombrant dont il n’est pas commode de se servir. En province surtout, ces objets sont rares; les fonctionnaires eux-mêmes n’y montrent pas ces commencemens de luxe européen qu’on trouve dans la capitale. Vêtus à l’arabe, ils vivent à l’arabe; ils prennent le café accroupis sur les nattes ou sur les banquettes maçonnées et attendent; les visites qu’on leur fait sont interminables parce que les affaires et la vie active sont réduites là à un minimum et que, se trouvant chez eux, il n’y a aucune raison pour qu’on s’en aille. L’Européen le fait pourtant, et son hôte qui le voit partir demeure inquiet et croit qu’il l’a blessé.

Quelques Arabes se hasardent au théâtre, mais ils sont peu nombreux; les spectacles des rues, en revanche, les amusent fort. Des Marocains ambulans, musiciens, charmeurs de serpens ou acrobates en font les frais la plupart du temps. A Tunis, ils rassemblent autour d’eux seulement la foule misérable des faubourgs, mais dans l’intérieur du pays, c’est la ville entière qui vient les voir; et pour nous ils sont particulièrement curieux à étudier, parce que nos pères, au moyen âge, aimaient à s’ébahir devant des merveilles toutes semblables, et que ce rôle des nomades, amuseurs et porteurs de nouvelles à la fois, était le même parmi nous que chez les Arabes d’aujourd’hui.

Un jour, en province, nous trouvons devant le café maure un grand rassemblement. Les burnous et les turbans font cercle autour d’un faiseur de tours athlétiques; sur la terrasse du café, les têtes se penchent et les capuchons pointus, en grosse toile, se dressent en forme d’éteignoir contre le ciel pâli de la soirée. Nous nous glissons parmi les Arabes ; la foule s’écarte d’elle-même, et chacun nous fait place poliment, puis le sillon se referme et nous nous trouvons enchâssés dans le groupe épais des spectateurs, entre les grands Arabes encapuchonnés et les gamins roses, bleus et verts, assis par terre au premier rang. Assis aussi, deux musiciens, l’un avec un court flageolet de cuivre, l’autre avec un tambour, qu’il frappe des doigts et du poignet alternativement, s’apprêtent à donner la cadence aux mouvemens de l’athlète. Celui-ci, fort brun, bien musclé, souple, a une tunique blanche, courte, sans manches, serrée à la taille par une ceinture ; bras, jambes et pieds restent nus; sous sa tunique, une culotte blanche descendant au genou; sur sa tête, un petit bonnet rond, de tricot blanc. Sa barbe est entière et pointue, ses yeux brillent. Il commence par s’agenouiller et par faire dévotement une prière ; ensuite, pendant longtemps, il parle à la foule du tour qu’il va exécuter et de la récompense qu’il mérite. « Combien me donnerez-vous? Me promettez-vous une piastre ? Alors donnez-la tout de suite. » Il recueille quelques caroubes à force d’éloquence; nous y ajoutons la piastre qu’il réclame, mais cela ne fait que l’encourager à parler davantage; un si gros bénéfice ne lui échoit pas tous les jours, et il veut tirer le plus grand parti possible de la faveur qu’il rencontre. « Saute donc, nous te donnerons ensuite, » crient les Arabes; mais il aime mieux avoir tout de suite, et les supplications recommencent et l’éloge de ce qu’il va faire. Enfin, il faut bien s’exécuter; la foule s’écarte pour qu’il prenne son élan. Deux grands Arabes, à l’autre bout de l’arène improvisée, tiennent à la hauteur de l’œil une bande d’étoile roulée en corde. Aux sons aigres du flageolet de cuivre et au grondement sourd du tambour, le Marocain arrive d’un trait au milieu de la distance, fait « la roue » assez lourdement, puis rebondit en faisant le saut périlleux jusqu’au-dessus de l’étoffe roulée qu’il touche de la nuque et qu’on abaisse un peu par pitié. Deux fois, il fait son tour et retombe bien loin, de ses pieds nus, sur la terre caillouteuse, et la seconde culbute est à peine terminée que la foule se disperse d’un seul mouvement; les gamins, perdus dans les plis en marche des grands burnous blancs des Arabes, poussent des cris aigus, qui éclatent comme des pétards au milieu de l’impassible gravité des hommes.

Bien au-dessus de ces vulgaires réjouissances, il y a les fêtes religieuses qui ont gardé pour tous les musulmans de Tunisie leur extrême importance. Elles font, comme chez nous, sous l’ancien régime, époque dans l’année; quand elles arrivent, la ville entière est en émoi. Et non-seulement nous n’y mettons aujourd’hui aucun obstacle, mais même ces fêtes nous doivent un éclat qu’elles n’avaient jamais eu. Le mouled, cette année (anniversaire de la naissance du Prophète), a été très brillant. La veille, le bey revient du Bardo et s’installe à Tunis, au Dar-el-Bey; à sept heures et demie du matin, ses sujets commencent à se réunir sur la place ; beaucoup vont se masser dans les galeries, à la hauteur du premier étage, qui entourent le square, et que Khereddine avait fait construire pour en faire de nouveaux souks. Mais il ne s’est pas trouvé jusqu’ici un seul marchand pour venir habiter ces boutiques neuves et propres. Le long du square est aligné un de nos bataillons sous les armes, prêt à rendre les honneurs au souverain, et en face de la porte, la fanfare des chasseurs à pied qui s’apprête à lui faire la surprise du salut tunisien exécuté par des Français. Sous la porte, la foule affairée des fonctionnaires des deux nations qui circulent et causent. Les officiers tunisiens ont revêtu leur uniforme; un manteau noir, la plupart du temps noué et rapiécé, montrant les coutures, avec des soutaches noires qui s’en vont. Les tuniques sont à l’avenant et c’est d’abord avec surprise qu’on voit, sur quantité de collets ternis, les étoiles de général de division. Il y a, dans le nombre, deux ou trois généraux énormes qui soufflent et peuvent à peine remuer; un d’eux, tout souriant, tout aimable, est étalé au soleil près de la porte; sous sa grosse chechia de laine rouge épaisse, avec un lourd gland bleu, clignent ses yeux bien rayés, bien fatigués, et s’épanouit sa bonne face colorée. Ses larges mains et ses gros doigts écartés, posés sur ses cuisses, il accueille tout le monde, sourit à tout le monde et ne dit mot. Un caïd arrive dans une superbe calèche à l’européenne très soignée, mais tirée par un méchant attelage dont les harnais usés se composent en majeure partie de ficelles grises. Un aide-de-camp se promène avec un fusil Lefaucheux pendu à la ceinture, en guise de sabre, la crosse en haut, quelques-uns arrivent sur des chevaux magnifiques, caparaçonnés d’or et de velours, avec des selles arabes, très pittoresques, mais ils sont eux-mêmes bien misérables et font peine à voir. Cependant, au milieu des uniformes brodés, passent de temps en temps les menus fournisseurs du palais, le dos chargé des hottes où l’on voit paraître les provisions de légumes verts et rouges de la journée, et c’est encore un des mille détails de la vie pratique qui viennent se mêler à l’improviste aux apprêts solennels de la fête ; on ne sait pas comme chez nous les dissimuler, même dans les grands jours.

Enfin quelques cavaliers arrivent au galop ; ils rangent de côté avec peine leurs chevaux qui se cabrent et ruent ; les clairons sonnent ; le chef de la musique française agite ses mains dans l’air, et la voiture du bey, traînée par six chevaux, avec des postillons à livrée bleue, s’arrête devant la porte, au milieu des accords du salut tunisien, qu’exécute notre fanfare en grande conscience. Son altesse, fourrée d’hermine, descend de voiture avec Moustapha et échange avec beaucoup de monde des poignées de main et des félicitations ; puis elle s’avance lentement sous les voûtes, dans la clameur d’un nouveau salut, exécutée par sa musique à elle. Le prince passe devant une haie de ses troupes, à qui on vient de donner des souliers neufs, rares objets que les soldats retirent et se pendent au cou lorsqu’il pleut ; l’étendard rouge au croissant blanc s’incline à sa venue et se range peu à peu de côté à mesure qu’il avance. Enfin, à travers les corridors émaillés, le cortège arrive jusqu’aux appartemens privés, où commence la cérémonie d’un interminable baisement de mains.

Les soldats tunisiens, très régulièrement alignés dans le palais, tristes et respectueux, sont touchans à voir. Ce sont ces mêmes soldats qu’Ali-Bey a fait marcher au début de la campagne contre les insurgés et qu’il a habitués à une tactique à lui particulière, qui consiste à faire passer les canons d’abord, en avant de toute l’armée. Ce sont ces mêmes soldats qui gardent le port de La Goulette et qui saluent au passage nos généraux à leur embarquement. Ils se rangent en une file de chaque côté du canal, ils se renvoient le mot de commandement et s’arrêtent raides, immobiles, dans la pose prescrite. Il y a un tel contraste entre la précision de leur mouvement, la gravité de leur pauvre salut et la sordide misère de leurs vêtemens, qu’ils en inspirent pitié. Ils restent là pieds nus, le pantalon en lambeaux, la blouse noire trouée, lâche autour du corps, le visage noir, l’air étrange et malheureux. Un seul, la sentinelle, a son fusil ; il le présente de ses mains noires, il le présente avec tout le bon vouloir piteux d’un caniche savant. Le jour où la France leur donnera des habits, ils en éprouveront un tel bien-être que leurs cœurs nous seront gagnés. Et c’est déjà, grâce à l’organisation des compagnies mixtes, ce qui commence à se produire.

Le lendemain, à la même heure, la foule est encore plus grande; les arbres mêmes du square supportent des grappes de curieux; la place est encombrée ; les chevaux enclavés dans la foule ruent et se cabrent, et on y distingue aussi quelques groupes singuliers : un Arabe tient devant lui, sur son cheval, sa femme à califourchon sur la bête; un pauvre âne, pliant sous le poids, porte toute une famille : un homme, une femme, un enfant et deux sacs de provisions. Sous la porte du palais, les généraux affairés sont plus nombreux encore que la veille, et ils ont revêtu leur habit le plus doré, des tuniques bien froissées, il est vrai, parce qu’on les déplie rarement et dont les boutons au croissant ne sont pas tous en place, mais dont les broderies entre-croisées brillent au soleil et enchantent le populaire indigène. C’est à qui baisera la manche des gros potentats superbes, et les potentats laissent faire sans regarder, majestueux et impénétrables comme des idoles. Derrière le bey, le cortège se forme et, passant au milieu des soldats français et tunisiens rangés en ligne, suit les souks et se perd dans leur ombre. Il va à la mosquée de l’Olivier, où le prince doit faire solennellement sa prière; le bey, arrivé à la porte, se fait retirer ses chaussures et pénètre dans le temple. Du haut de la Casbah, on voit le cortège revenir et le carrosse du souverain repartir pour Kasr-Saïd, au milieu des rues brûlées du soleil. Et l’on voit aussi les terrasses et les minarets s’éclairer d’une lumière dure, d’un éclat presque insoutenable, de grandes ombres bleues courir sur les pentes des montagnes lointaines, et pendant que le canon tonne de tous les forts, des flocons doux de fumée sortis de la forteresse de La Goulette s’arrêter au ras du lac, en face de Tunis.

En province, on trouve des mœurs à peu près pareilles. La masse des Arabes s’est soumise aisément à un changement de régime qui lui fait vendre ses blés très cher et qui est par conséquent très profitable. Dans beaucoup de districts, le nom français était déjà connu et respecté, et on nous a vus occuper la régence avec plaisir. A Béja, au centre du pays, notre agent consulaire, le seul Européen de l’endroit, n’a pas eu, au moment de l’entrée de nos troupes, un instant d’inquiétude. La ville a gardé son apparence calme, et lorsque nos régimens ont paru sur la hauteur derrière la ville, les vieux canons de la citadelle sont restés muets. Il en a été de même presque partout; les télégrammes envoyés aux journaux ont par malheur donné à ce sujet bien des idées fausses. On ne se figure pas assez chez nous à quel point, en réalité, l’occupation de cette riche province a été facile. Le grand obstacle a été les maladies apportées de France et qui se sout développées pendant la campagne, mais qui ont diminué et qui diminueront davantage, à mesure que l’on créera des installations définitives. Quant à la résistance, elle a été insignifiante. Les deux faits marquans, le massacre de l’Oued-Zargua et la révolte de Sfax, sont des accidens qu’on aurait pu éviter et qui ne suffisent pas à marquer que nous ayons affaire à des populations difficiles à conduire. C’est d’ailleurs l’opinion des généraux qui ont pris la part la plus active à la campagne ; ils ne font aucune comparaison entre le caractère belliqueux de l’Algérien et celui du Tunisien. On n’a presque jamais pu amener les insurgés à se battre, et il est bien regrettable qu’on ait pris au sérieux leur projet de défendre Kairouan. Une seule fois, dans le cours de ses chevauchées, le général de Saint-Jean a pu rencontrer environ deux mille Tunisiens en position de combat, avec leurs femmes et leurs enfans derrière eux et tout ce qu’ils possédaient. En pareil cas, les Arabes d’Algérie se défendent toujours et très durement, et malgré l’infériorité des armes, ils savent nous faire subir des pertes ; mais au premier coup de fusil, ceux de la régence s’étaient rendus sans condition; c’est le combat le plus mémorable que le général se souvienne avoir eu à livrer en Tunisie.

Seules, les tribus échelonnées sur notre frontière et sur la frontière de la Tripolitaine ressemblent un peu à celles de nos provinces et méritent quelque attention; des camps placés au milieu d’elles, à Aïn-Draham, au Keff, à Zarzis, leur ôteront toute velléité de révolte. Les autres fourniront au plus quelques méchans maraudeurs qui n’exigeront jamais la présence de beaucoup de soldats et ne seront jamais bien redoutables.

Tous ces Arabes vivent comme en Algérie. Les nomades habitent des tentes brunes tissées en poils de chameaux, peu élevées et ouvertes d’un côté à la poussière et au soleil. On voit, en traversant l’intérieur du pays, les pointes sombres de ces demeures s’élever faiblement au-dessus des touffes de cactus et de lentisques; les vaches et les chèvres noires broutent au milieu des arbustes, les hommes sortent de la tente, où ils sont obligés, sauf dans le centre, de se tenir accroupis; ils redressent leur haute taille et secouent les grands plis de leurs vêtemens pareils à ceux des patriarches de la Bible. Les femmes, qui ne sont pas voilées comme à Tunis et dans les villes, regardent l’étranger de leurs yeux sauvages et brillans. De grandes boucles d’argent passées aux oreilles paraissent vers leurs tempes; pour tout vêtement, une tunique très simple, en grosse toile bleue ou quelquefois rouge, tombant à plis droits, laissant nus les bras et le col, ouverte un peu au-dessous des hanches, sur le côté, jusqu’en bas. Les femmes des cheiks riches ont une profusion de lourds ornemens d’or ou d’argent doré finement ciselés, des colliers de piastres et, pour retenir la tunique à l’épaule, de grosses agrafes qui semblent des poignards passés dans des anneaux. Souvent leurs cheveux noirs encadrent très gracieusement un sombre visage, qui est fort agréable dans son étrangeté, et d’une beauté bien supérieure à celui des femmes des villes.

Bergers ou laboureurs, la grande masse des habitans vit des produits du sol. Dans les riches plaines de la côte orientale et dans celle de la Medjerdah, qui s’étend de notre frontière au rivage, les Tunisiens cultivent de superbes plants d’oliviers dont parfois, dit-on, le tracé régulier remonte aux Romains. Dans le Sud, du côté de Bou-Hedma et de la baie de Skira, d’immenses espaces sont couverts d’alfa qu’une compagnie franco-anglaise va exploiter sur une vaste échelle ; et dans la même région, le rivage des chotts produit les plus beaux palmiers-dattiers du monde. Tout le reste de la régence, au moins jusqu’à la hauteur de Sfax, donne des blés superbes et en donnera partout où on promènera la charrue. Mais, à l’heure qu’il est, l’Arabe ne défriche guère ; très sobre, n’ayant que peu de besoins, il arrête le soc léger avec lequel il égratigne la terre la plus fertile de la côte africaine, dès qu’il s’est assuré une récolte suffisante. Jamais il n’arrache une broussaille; il respecte les touffes rondes et mamelonnées des lentisques; il contourne les têtes étoilées des palmiers nains et les groupes embrouillés des jujubiers sauvages. C’est un spectacle fréquent que celui de la terre brune fraîchement remuée, sur laquelle s’épanouissent, fort près les uns des autres, comme dans un jardin, ces bouquets d’arbustes en fleurs. De ces sillons à peine marqués qui suivent une course aussi irrégulière, sortira à l’été une moisson merveilleuse, car la terre est ici de bonne volonté. C’était la plus riche province des Romains; les ruines de villes innombrables qu’on découvre de tous côtés attestent l’énorme population qu’elle nourrissait autrefois. Les arcs de triomphe, les amphithéâtres, les aqueducs, les grands pavés de mosaïque, les fragmens de statues et de colonnes rappellent la splendeur de son ancienne civilisation. Les emplacemens de villes détruites sont même si nombreux que j’ai souvent entendu rapporter par nos officiers, que lorsqu’ils se trouvaient en pays inconnu et ne savaient où aller camper, ils se faisaient indiquer par les Arabes « la prochaine ruine, » et ils étaient presque sûrs d’y trouver une bonne position stratégique et de l’eau, soit à la surface, soit à une faible profondeur.

Jusqu’ici bien des causés ont contribué à laisser enfouies les richesses du sol; d’abord le mauvais gouvernement qui, dans un pays moins fécond, aurait amené la misère absolue; ensuite des taxes énormes (notamment de lourdes taxes à l’exportation) ; puis le manque de bras. Tous les chiffres donnés habituellement de la population de la régence sont fort exagérés. D’après les calculs (les seuls approximatifs) qu’on a faits en prenant pour base les listes des imposés avec l’addition d’une proportion raisonnable pour les non inscrits, elle ne compte probablement pas un million d’habitans. Et pourtant, dans les temps anciens, la régence a nourri jusqu’à quinze ou seize millions d’individus. A Sidi-Tabet, à l’Enfida, dans ces immenses domaines aujourd’hui français, on ne songe pas encore, faute de bras, à rien défricher, et cependant la terre est excellente, mais c’est à peine si on trouve assez d’Arabes pour leur louer les parties déjà cultivées. Ajoutez que le Tunisien locataire d’un terrain n’a garde d’améliorer son fonds, crainte d’en voir augmenter la rente, ce que ne manque pas de faire le propriétaire indigène. C’est naturellement par le système inverse, c’est-à-dire par des primes au défrichement, que les propriétaires européens fertiliseront leurs terres, et montreront la supériorité de leur régime sur celui des mosquées et des autres grands détenteurs de biens ruraux.

Bien des progrès pourront être facilement accomplis. En maint endroit, les couches d’eau douce, quelquefois des couches artésiennes, c’est-à-dire jaillissantes, sont à une petite profondeur, et en les utilisant nous augmenterons les facultés productives du sol. Nous les doublerons, mais dans un avenir plus lointain, en prenant dès maintenant des dispositions pour assurer le reboisement des montagnes et la reproduction de ces grandes forêts, qui faisaient de la Tunisie, au temps des Romains, un séjour si agréable. Car il n’y a pas à douter qu’autrefois tout le pays était boisé. Une très ancienne description arabe de la Tunisie vante la merveilleuse fertilité que le sol avait jadis ; mais alors, dit le narrateur, « un homme à cheval allait à l’ombre de Tripoli à Alger. »

Peut-être transformerons-nous le pays en y introduisant la vigne. Elle réussira presque partout; le peu qu’on en a planté déjà à la Marsa et à l’Oued-Zargua donne de belles espérances. Les environs de Bizerte et la côte orientale produisent des raisins magnifiques, mais dont on n’a pas songé jusqu’ici à faire du vin. Tout cela va changer; déjà plusieurs Français achètent de vastes espaces incultes pour y planter de la vigne; les propriétaires de l’Enfida se préparent à y introduire des plants de Marsala, et il est assez probable que, dans quelques années, on commencera à parler sérieusement des crus de Tunisie.

En attendant que ces trésors sortent du sol, que les mines de fer de Tabarque, disputées aujourd’hui par trois compagnies, soient exploitées, que les nombreuses sources minérales du pays soient mises en valeur, que notre chemin de fer qui va de la frontière à Tunis et aujourd’hui jusqu’à Hammam-Life redescende vers le sud, traverse l’Enfida, où il doit avoir trois stations, et aille jusqu’à Sfax et à Gafsa pour rejoindre ensuite à Tebessa notre réseau algérien, l’Arabe de la province a repris sa vie d’autrefois. Il ne faut pas croire que la timidité de son caractère et un certain respect inné pour les Européens, qui fait que l’assassinat de ceux-ci est fort rare et qui a rendu facile notre occupation, vienne d’un adoucissement complet des mœurs. Entre eux ils ne s’épargnent guère, et la justice boiteuse et lointaine du cadi ou du califat ne suffit aucunement à diminuer le nombre des meurtres. On se défait de son ennemi en l’épiant avec quelques partisans et en l’attaquant par derrière. Si on est découvert, la plupart du temps on n’a qu’à payer à la famille une somme médiocre, qui la satisfait, et il n’y a pas de poursuites : c’est la dhia ou prix du sang. L’Arabe est avide d’argent et préfère la somme à la vengeance, qui serait alors la justice. Quand on a de grandes terres, ce n’est pas un phénomène tout à fait extraordinaire que d’y rencontrer quelque cadavre abandonné. Cela ne veut pas dire que l’homme ait été tué là, car lorsqu’un propriétaire trouve ainsi un corps sur son bien, son premier soin est de le faire porter, la nuit, sur la terre de son voisin, qui le porte encore ailleurs jusqu’à ce qu’il finisse par disparaître. En pareille matière, la confiance en soi n’existe pas et ne rassure pas du tout l’Arabe. Quoique innocent, il pense qu’il n’y a qu’un moyen de n’être pas compromis, c’est de faire trouver le déplaisant objet sur une autre terre que la sienne. M. B.., un propriétaire européen établi depuis plus de dix ans dans la campagne tunisienne, me citait un grand nombre de faits récens qui montrent l’exactitude de ce tableau. Un jour, ses Arabes trouvent chez lui une jeune fille très belle la gorge coupée; elle était richement vêtue, comme les Tunisiennes de la ville; on ne l’avait pas volée; elle avait encore son mouchoir de soie; ses cheveux étaient magnifiques et auraient pu tomber jusqu’à ses talons. Sa gorge était coupée par une blessure si profonde que la tête était presque détachée. Avant que le magistrat, averti par B., eût commencé aucune enquête, la nuit même, les Arabes avaient transporté le corps chez un autre propriétaire à une dizaine de milles de là, et jamais depuis il n’en a été question.

Un autre fait plus caractéristique encore vient de se produire chez B... Un jour, on vient lui dire qu’il y a dans un ravin un Arabe dangereusement blessé. Il y va et il trouve un malheureux avec un coup de poignard qui lui avait déchiré le bas-ventre. Il avait été attaqué par trois hommes qu’il ne connaissait pas et qui l’avaient laissé dans cet état. Il avait eu le courage de défaire sa ceinture et de l’enrouler à la hauteur de sa blessure pour retenir ses entrailles; il était là depuis vingt heures; tout son burnous était inondé de sang. Eh bien, loin d’avoir aucune pitié, les gens qui avaient accompagné B... lui disaient : « Voilà un crime qui a été commis sur tes terres; nous serons tous compromis; il faut achever l’homme et le porter ailleurs. » B... s’emporta contre eux, mais ils insistaient, disant que c’était folie, et un d’eux, le tirant par sa manche, lui montrait son bâton ferré, lui faisant signe que, d’un seul coup, il pourrait assommer le moribond.

B... fit venir de chez lui une charrette pour y charger le blessé. Ses Bédouins, voyant qu’il n’y avait plus à songer à terminer sa vie, n’avaient plus qu’une pensée, celle de le voler; un d’eux essaya de lui prendre ses souliers. Le malheureux avait une de ces sortes de flageolets de cuivre qui sont communs ici; on n’était pas arrivé à la maison qu’un homme de l’escorte le lui avait pris.

Le magistrat, averti, envoya un notaire pour recevoir la déposition et un médecin. Le médecin était un vieillard arabe de près de quatre-vingts ans; il regarda la blessure et dit qu’il ne pouvait rien faire ; le notaire enregistra les déclarations du blessé ; tous deux, ensuite s’en allèrent. B.., voyant que le malade n’avait chance d’être soigné que s’il était mené à la ville, le fit placer sur une charrette pour l’y conduire. En route, l’homme fit une remarque bien caractéristique. Les chemins, très mauvais, occasionnaient des secousses qui le fatiguaient. Il dit au cocher : « Tu me secoues trop, tu dois être complice de mes assassins. » On voit qu’aux propositions d’achever le blessé faites par les autres correspond une singulière facilité d’accusation et que la crainte d’être injustement compromis, qui faisait agir les premiers, n’était pas purement imaginaire.

A l’hôpital, le blessé vécut un jour et mourut. On découvrit le principal de ses assassins. Il fit marché avec la faucille et paya 2,000 piastres (1,200 francs), Il n’y eut pas de poursuites.

On peut croire que, dans un tel milieu, la vie des femmes n’est pas non plus très raffinée. Il serait facile, pour en donner une idée, de citer une foule de traits analogues à ceux que rapportent nos conteurs du moyen âge et que nous nous plaisons aujourd’hui à considérer comme inventés en dehors de toute vraisemblance. Un exemple sans doute suffira. Il y a quelque temps, le même propriétaire était à lire dans sa chambre assez avant dans la soirée quand un de ses domestiques vint l’avertir qu’il s’élevait un grand vacarme du bâtiment des Arabes et qu’il craignait qu’ils ne se tuassent. Le maître, habitué à ne pas faire grande attention à ces alertes, répond qu’il n’a aucun moyen de les en empêcher, que c’est affaire à eux. Mais le bruit augmente; le domestique revient et insiste. B... va avec lui au lieu du tumulte. C’était une chambre fort étroite qu’habitaient en commun un de ses Arabes marié et le beau-père et la belle-mère de celui-ci. D’abord, dans cette confusion de gens furieux et vociférant, il eut peine à rien reconnaître. Il y avait à terre comme un long paquet, peut-être un cadavre, sur lequel tout le monde s’acharnait à coups de pieds et de toutes les façons. Enfin on s’aperçut de sa présence, et un peu d’ordre se rétablit. L’Arabe maître du logis cessa de frapper, et lui expliqua, au milieu d’injures qui lui venaient sans cesse à la bouche, qu’il était couché, ainsi que sa femme, comme d’ordinaire ; son beau-père et sa belle-mère dormaient à leur place accoutumée, un Arabe de passage était son hôte et dormait par terre dans un coin de la pièce. À un moment, sa femme lui dit : « Le lit est bien étroit, va donc coucher à terre ; on est mal. » Lui, sans penser à rien, s’alla coucher sur la natte près de son hôte ; la femme resta seule dans le lit, un lit étroit, en effet, composé d’une planche et de couvertures. Au bout de quelque temps, il entendit ouvrir la porte et une voix dit : « Le burnous de ton frère est là. « C’était une phrase convenue ; la femme répliqua : « C’est bien. «  Le mari vit alors vaguement, de son coin sombre, entrer un homme qu’il ne put reconnaître. Il attend un peu, se lève, surprend sa femme ; tout le monde se lève, les voisins accourent, l’amant est saisi, jeté à terre, et du pied et du poing, chacun de le meurtrir au mieux de ses moyens, — le beau-père aussi ardent que personne, — et de lui donner de tels coups qu’aucun Européen n’y aurait résisté. Dans son coin, l’hôte de la nuit, sans prendre part à la bataille, se lamentait à haute voix et déplorait la mauvaise fortune qui l’avait fait s’arrêter dans cette maison maudite.

Les choses en étaient là quand B… était arrivé ; l’amant, souillé de poussière et roué de coups, râlait à terre. Il eut toutes les peines du monde à les convaincre qu’il ne fallait pas l’achever, mais le livrer à la justice, et plus de peine encore à le leur faire abandonner pour qu’il l’enfermai provisoirement dans un magasin inoccupé du bâtiment. Comme ils ne voulaient pas, il leur permit de l’attacher eux-mêmes et là encore se produisit un fait qui donnera une idée de la férocité dont ces gens savent user sur les vaincus. Pendant qu’un d’eux liait les mains derrière le dos à l’homme qu’on avait remis debout sur ses jambes, un autre, se baissant, lui tirait brusquement les pieds en arrière et le malheureux tombait d’une pièce, tout de son long, tout de son poids, sur sa figure, qui s’écrasait.

Arrivés au magasin, ils l’attachèrent à une poutre. Le mari disait : « Voilà un visage à vouloir me remplacer près de ma femme ! » Avant de le laisser, il voulut le fouiller, il trouva dans sa poche un petit miroir commun, objet qu’on ne trouve guère sur un Arabe et qui montre le soin que celui-ci prenait de son apparence. « Un miroir pour une face pareille ! » dit le mari, et, le mettant au fond de sa main, il en souffleta si rudement le prisonnier que l’objet lui vola en éclats sur la joue.

La femme et son amant furent conduits à la ville et mis en prison ; mais huit jours ne s’étaient pas écoulés que le mari réclamait l’infidèle en pleurant beaucoup, payait, pour qu’on la fit sortir, et recommençait à vivre avec elle, tranquille comme auparavant.

Si donc les habitans de la Tunisie paraissent et sont certainement plus aptes à recevoir un peu de civilisation que nos Algériens, il ne faut pas croire qu’ils soient déjà très civilisés. A la campagne surtout, s’ils ont perdu les mœurs belliqueuses qu’on voit aux Arabes chez nous, ils ont gardé dans l’âme un fond de férocité et des goûts cruels auxquels ils donnent large satisfaction lorsqu’ils ont affaire à un ennemi écrasé et vaincu. On sait quel a été le martyre de nos compatriotes de l’Oued-Zargua, sur lesquels plusieurs milliers d’Arabes se sont acharnés. Mais ce massacre est un fait unique; les propriétaires européens ont dès maintenant recommencé à vivre sans inquiétude parmi les indigènes, et à de grandes distances souvent de tout secours. C’est sur leurs pareils, en général, que les gens du pays assouvissent leurs fureurs, et peut-être notre présence et notre justice rendront-elles ces excès plus difficiles et plus rares.

Il y a en Tunisie une dernière race qui est fort importante, la race juive. Les Israélites y sont banquiers, changeurs, courtiers, orfèvres ; ils font aux Arabes de l’intérieur des prêts hypothécaires à des taux extraordinaires; ils ont de plus en plus entre les mains tout le commerce, toutes les sources de richesse du pays. Un agent de notre télégraphe, qui habite l’intérieur, recevait, l’été dernier, la visite d’un juif qui le suppliait de le charger du placement de son argent quand il en aurait, il lui assurait 50 pour 100 d’intérêt et se contentait pour son compte de ce qu’il pourrait obtenir en sus. Des prêts sur la terre à 100 pour 100 ne sont pas rares, me disait ce même agent. A Tunis, la prépondérance Israélite est tellement bien établie que des trois jours de chômage hebdomadaire entre lesquels on pouvait choisir, le vendredi jour des musulmans, le samedi jour des juifs, le dimanche jour des chrétiens, c’est celui des juifs qui a été adopté ; c’est le samedi que la vie commerciale s’arrête et que la douane même, qui relève de la commission financière internationale, est fermée.

Les juifs portent le costume tunisien, avec cette différence que les décrets du bey leur prescrivent d’avoir toujours un turban noir; mais beaucoup s’écartent de la règle, et la jeune génération tend même à renoncer au turban et à porter le costume européen. Les femmes sont vêtues comme les musulmanes; seulement elles sortent librement et ne sont pas voilées; elles s’engraissent de même artificiellement.

Les juifs ont salué avec bonheur l’occupation française. Ils n’ignorent pas que leurs coreligionnaires d’Algérie ont été faits citoyens français, ils se flattent d’obtenir la même faveur. Très actifs, très intelligens, ils ont fondé une école pour les enfans pauvres de leur race et ils y instruisent (et nourrissent en partie) huit cents élèves; une portion des frais est, il est vrai, couverte par l’alliance israélite de Paris. Au moment de notre entrée en campagne, le nombre des élèves s’est accru presque subitement de deux cent cinquante. Les tout jeunes enfans apprennent seulement l’hébreu; réunis par centaines dans une grande salle, ils sont d’un aspect très pittoresque : d’un côté, on voit des rabbins leur montrant les caractères de la Bible; ailleurs un barbier qui coupe ras leurs cheveux embrouillés; il y a même une femme qui débarbouille les plus jeunes. Dès qu’ils commencent à grandir, on les met au français. J’ai pu constater qu’à sept ou huit ans, sans savoir encore faire de phrases, ils connaissent déjà une foule de mots; ceux de dix ans répondent couramment aux questions de géographie et d’arithmétique que le visiteur leur pose. Ce n’est pas sans surprise qu’on voit ceux de la plus haute classe, c’est-à-dire des enfans du pays, qui depuis quatre ans seulement viennent à ce collège gratuit, résoudre couramment au tableau et en français des problèmes comme celui-ci : « Une sphère vide pèse 325 grammes; pleine de mercure, elle pèse 453 kilogrammes. Trouver le rayon. » L’enfant sait la densité du mercure, et un de ses camarades, désigné au hasard par l’étranger, vient continuer la démonstration du problème à demi exposé. On ne saurait trop admirer dans ce collège l’intelligence des élèves et la capacité et le dévoûment des maîtres.

Quoiqu’elles sortent davantage, les juives ne sont guère plus instruites que les musulmanes. Une centaine de jeunes filles suivent les cours d’un collège protestant que la société biblique de Londres a fondé et où il ne se trouve guère que des Israélites. Pas une n’adopte la foi anglaise, et elles ne retiennent d’ailleurs pas grand’chose du médiocre enseignement qui leur est donné. Le reste ne sait rien et n’a pas d’écoles.

Dans ce milieu aussi, comme dans le milieu musulman, les fêtes religieuses ont une grande importance; les fêtes de famille de même, mais l’étranger peut s’en rendre un compte fort exact, car il y est volontiers admis.

Un jour de pluie et de boue terribles, nous nous trouvons invités à un mariage. Sur le trottoir, devant la maison, on a étendu une couche de sable fin, jaune clair, pour cacher la fange visqueuse, mais le sol est détrempé et chaque arrivant y laisse des traces profondes. L’escalier est étroit et monte tout droit jusqu’au premier étage, entre deux murs blancs; sur les marches, l’hôte vient recevoir ses invités; très vieux et très cassé, il a une belle tête, avec une barbe en pointe et une figure mince. Il porte une longue robe noire, des bas blancs et des babouches vernies, un turban noir et un bonnet noir, selon l’antique règlement tunisien. Les appartemens blanchis et garnis, dans le bas, de carreaux émaillés, sont très simples, il y a seulement, au-dessus des portes, des lambrequins de damas rouge, qui sont le principal ornement des salles. Ou nous fait asseoir dans la deuxième pièce sur un sofa, entre deux fenêtres, parmi beaucoup de dames juives qui portent le costume national. Elles sont dans leurs plus riches toilettes, avec des fourreaux d’or et d’argent pour leurs jambes, de courtes chemisettes en soie rose, bleu tendre ou blanche, de gros bijoux, des rosaces de diamans sur la poitrine, de lourds pendans d’oreilles attachés quelquefois par un fil passé autour de l’oreille; leur pied, fort petit, est posé dans des pantoufles vernies qu’on fait trop courtes par coquetterie et qui laissent tout le talon en dehors ; ce qui rend pénible la démarche de ces personnes, presque toutes d’un grand embonpoint. Les doigts sont teints de henné, les sourcils aussi; on les élargit même au moyen de cette teinture et on les réunit au-dessus du nez en forme d’accent circonflexe renversé. Au-dessus de cette bande, sur le front, il y a un petit tatouage de points bleus arrangés avec symétrie; il y en a d’autres en avant de l’oreille, en dessous des cheveux. Le reste du visage est blanchi de poudre.

A part les sofas, il n’y a d’autre meuble qu’une commode à l’européenne avec deux flambeaux et une pendule dorée, protégés chacun par un globe contre l’humidité et la poussière. Le bey a de même, sur les deux secrétaires du salon où il vous reçoit à Kasr-Saïd, des pendules et des fleurs en papier sous des globes, et beaucoup de ses grands dignitaires ont aussi dans leurs bureaux du Bardo des fleurs en papier, jaunies sous le verre qui devait les protéger.

Dans cette maison, aucune cérémonie du mariage n’a lieu; on fait seulement de la musique, on est ensemble, on se réjouit. Avec une bonté et un empressement singuliers, l’hôte et ses filles veillent à ce que chacun trouve place, soit bien installé, soit content;, il vient à nous et nous demande si nous voulons entendre de la musique chrétienne, et son attention nous paraît touchante, mais nous préférons les airs indigènes; sur un banc, couvert d’un tapis, à côté de la commode, quatre musiciens arabes sont accroupis : ils ont un violon, une sorte de tambourin, une guitare longue, polie, sculptée, superbe, une darbouka qui est comme une urne sans anses, en terre grise et non vernie, dont le fond est remplacé par une membrane sur laquelle on frappe avec la main. L’homme à la guitare est au milieu; il est jeune, il joue avec autorité; c’est un artiste fameux; tous quatre font une musique étrange, nerveuse et vibrante dont le bourdonnement vous résonne aux tempes; ils chantent en même temps et le son de leurs voix se fond et disparaît dans celui de leurs instrumens. Ils chantent des chants d’amour célèbres qui plaisent beaucoup dans ce pays, mais qui diffèrent assez de ceux que nous aimons. Voici mot pour mot ce qu’ils disaient :

« Elle a relevé ses cils et alangui ses yeux, et j’ai senti le feu dévorer mon foie. Ses cils sont provocateurs; ils ont tracé comme un sillon empoisonné dans mon cœur. Si elle voulait bien, ô mon frère, accepter mes conditions, je paierais de ma tête une seule nuit passée avec elle; la posséder, c’est là mon ambition, car la vie, je n’y tiens pas.

« Elle m’est apparue comme un vert rameau mollement balancé par la brise, et j’ai senti mon cœur consumé de désirs. Elle a paru, et ses joues étaient des anémones au parfum de jasmin. Sa beauté resplendissait comme la pleine lune dans la pureté du ciel; ses sourcils se sont fixés comme un trait dans mon cœur, car si beauté éclipse l’éclat du soleil, et devant elle cet astre a honte de paraître.

« Le soleil prête à ses mains délicates sa blanche lumière; comment saurait-il attendre en patience, celui qui verrait sa taille et ses yeux, chef-d’œuvre du créateur, les roses épanouies sur ses joues, ses dents de neige dans des lèvres de feu, la naissance de ses seins, la nuit cachée dans la noirceur de sa chevelure? Gloire à Dieu! c’est lui qui l’a lancée, la lune, dans l’espace; c’est aussi lui qui a créé cette femme en la dotant de toutes ses faveurs. »

Pendant que les chants continuent, on allume le plus près possible des visiteurs, par une attention que prescrit l’étiquette, du benjoin et toute sorte d’encens dans des brûle-parfums d’argent ciselé et l’on verse à profusion l’eau de rose sur la tête et les pieds des invités.

L’heure s’avançait: tout le monde descend dans la rue et va rejoindre les fiancés dans la maison de l’autre famille; la pluie a cessé, mais le ciel et la rue sont noirs, l’humidité ruisselle le long des murs tièdes, dont le crépi se détache; le cortège tout doré suit le trottoir garni de sable et monte l’escalier droit de la deuxième maison, heureusement assez rapprochée de la première. La foule ici est plus grande encore et chaque salle est encombrée. La pièce où se fera la cérémonie est toute garnie en carreaux émaillés, à fond jaune; elle reçoit le jour par de hautes fenêtres percées tout près du plafond, qui est fort élevé. Ces fenêtres donnent sur une terrasse, car on y voit se détacher sur le ciel sombre le profil d’hommes et de femmes arrivés trop tard pour entrer et qui regardent curieusement. Les louions féminins, sorte de gloussement joyeux, partent d’un bout de l’appartement et courent toutes les pièces et les escaliers pour finir sur le toit, où sont juchés les retardataires.

Par honneur pour des étrangers, on nous place près du fiancé, debout dans un coin, en beaux habits brodés à fond blanc. Il demeure là impassible, muet, le regard perdu ; il s’appuie à une table ronde de salle à manger, qui a sa partie convexe rabattue et sur laquelle on a placé un fauteuil de coton bleu à l’européenne. De l’angle opposé nous voyons venir la fiancée en chemisette d’argent, les jambes dans des fourreaux d’argent ; sur sa tête, un voile opaque qui retombe par devant et cache son visage ; un parent, placé derrière, la guide, en la poussant dans l’étroit passage que la foule curieuse laisse libre pour elle. Ses mains inertes, brunies de henné, sont réunies un peu au-dessous de la taille, tous ses mouvemens sont automatiques ; il semble qu’aucune intelligence et seulement des ressorts les dirigent, comme pour indiquer que son esprit, égaré dans ses contemplations, ne préside plus aux détails vulgaires de l’existence. On la hisse sur une chaise ; elle pose le pied sur le dossier et monte de là sur le fauteuil bleu ; ses jambes pendent un moment dans le vide, le fauteuil étant tout au bord de la table, mais on lui donne le dossier de la chaise pour appuyer le bout de ses souliers trop courts qui laissent, suivant l’usage, ses talons en dehors. Son voile est enlevé et la foule l’aperçoit, pareille à une statue de cire, rougissante ou rougie, les paupières baissées avec de longs cils faisant ombre sur sa joue, un petit tatouage bleu au milieu du front, les mains encore croisées, immobile, inerte, sans expression. Les parens étendent sur elle et sur le fiancé qui est à côté d’elle au bas de la table, un voile de laine couleur crème, léger et tout brodé, et les futurs époux demeurent ainsi quelque temps insensibles, en apparence, à tous les iouious et à toute la musique. Il semble qu’ils aient un rôle de statue à remplir.

Un rabbin à grande barbe carrée s’avance et, tenant à la main un verre rempli, chante en hébreu une longue prière à laquelle les assistans répondent. Le chant fini, il boit dans le verre ; on le porte à la fiancée, qu’on fait boire ensuite, sans que pour cela elle remue ni l’œil, ni la main, rien enfin que les lèvres et encore presque pas. Le fiancé boit aussi, je crois. On brise alors le verre par terre ; on descend la jeune fille, on la mène dans la pièce voisine, une pièce assez sombre, avec des lits bas, drapés de rouge, qui paraît être la chambre à coucher de la maison. Son impassibilité demeure complète. De nouveau, les abondantes pluies de roses commencent, les bonbons et les liqueurs passent à la ronde ; on nous demande de faire boire la fiancée et chacun de nous lui porte aux lèvres un verre où, toujours sans remuer, elle boit un peu.

Nous nous retirons, les poches pleines de gros paquets de bonbons coloriés représentant des personnages et des animaux : les refuser, refuser des liqueurs ou des gâteaux aurait été blesser ses hôtes et ne pas savoir son monde. On accompagne les étrangers jusqu’au bas de l’escalier, on leur recommande de venir encore le lendemain pour se réjouir de la même façon avec la famille ; les poignées de main, les souhaits mutuels de bonheur indéfini durent longtemps et toute cette cordialité expansive fait trouver bons les gâteaux à l’amande amère, les liqueurs, l’eau de rose et les parfums qu’on vous donne, verse ou brûle de si bon cœur.


IV.

Tels sont, à très grands traits, quelques-uns des caractères et des usages du peuple sur lequel notre république règne désormais avec le bey. Nous lui avons déjà fait faire quelques progrès, mais ce n’est pas assez pour une si riche et si belle province, et une quantité d’anomalies subsistent qu’il est urgent de faire disparaître.

D’abord, il y a cette fameuse dette dont on a tant parlé. Poussé par son ancien premier ministre, le célèbre Moustapha Khaznadar, le bey fit, ou plutôt laissa faire, avant 1869, de gros emprunts. La Tunisie n’avait cependant pas besoin de beaucoup d’argent, mais le Khaznadar en manquait toujours. Aussi était-il constamment disposé à en demander au public européen, qui lui en donnait volontiers. Il gardait pour lui ce qu’il pouvait; le reste était dissipé n’importe comment. Une forte somme cependant fut employée à un grand et bel ouvrage, la réparation de l’ancien aqueduc romain qui amenait l’eau du Zaghouan à la côte. Avant ce grand travail, on ne buvait à Tunis que l’eau des citernes, en la ménageant, pendant l’été, comme si on se fût trouvé à bord d’un voilier au long cours. Et quand la citerne d’une maison était vide, on allait emprunter de l’eau à ses voisins. Pendant toute la saison, les légumes frais faisaient défaut et c’était un grand régal que de pouvoir faire une mauvaise salade d’herbages ramassés dans les haies d’aloès ou de cactus.

On sait comment, en 1869, le bey ne payant plus rien des gros intérêts qu’il avait promis, il fut obligé d’en appeler de lui-même à la France d’abord, puis à l’Angleterre et à l’Italie, pour qu’on procédât officiellement au règlement de sa banqueroute. Une commission internationale fut chargée d’administrer les finances beylicales et de veiller au service des coupons de la dette. Les créanciers durent consentir à une réduction considérable dans le montant de leurs créances et dans le taux des intérêts à eux promis. Ainsi réduite, la dette, qui était de 175 millions, ne fut plus que de 125. C’est encore son chiffre aujourd’hui, et c’est la même commission qui l’administre.

De même que les capitulations, cette commission a été utile à son heure ; mais de même que pour les capitulations cette heure est passée. D’abord son administration, qui était un progrès sur le chaos auquel elle succédait, nous scandaliserait quelque peu en Europe si nos impôts étaient recueillis de la sorte. Les membres de la commission, comme les percepteurs moindres installés dans les villes de la côte, bien qu’ils reçoivent des traitemens fort convenables, ont gardé le droit de faire le commerce et en usent largement. Attachés presque tous entre eux par les liens de la parenté ou par les relations d’affaires, ils n’exercent pas les uns sur les autres une surveillance bien étroite, et les collecteurs de la province qui se trouvent si loin d’inspecteurs si indulgens, demeurent soumis à de grandes tentations.

Ensuite, cette commission qui perçoit tous les revenus du pays, non-seulement ceux qui servent à payer le coupon, mais encore ceux qui sont consacrés à l’administration de la régence, à la liste civile du bey, cette commission de laquelle les caïds des tribus et des villes, leurs khalifas, les cheiks, tous les fonctionnaires arabes, relèvent en raison de leur rôle de collecteurs, est, comme on pense, une véritable puissance dans l’état. La régence qui devrait être dans nos mains, puisque nous avons charge de la défendre, se trouve placée en réalité dans les siennes. Aucune décision d’importance ne saurait être prise sans qu’elle puisse, si elle veut y trouver à redire, y mettre son veto. C’est elle qui décide si le bey aura une frégate et qui détermine aussi combien il paiera son cuisinier. En réalité, pendant que le bey règne, c’est elle qui gouverne. Or, quelle est notre part d’influence dans la commission? Nous y sommes en minorité. Dans le comité de contrôle qui approuve ou rejette toutes les mesures ayant un caractère financier, il y a deux Français, deux Anglais et deux Italiens ; or ces quatre derniers sont quatre Israélites de Tunis, qui naturellement votent toujours ensemble et qui, avec l’appui de leurs consuls et l’aide de leurs gouvernemens, pourraient, le jour où bon leur semblerait., sur un mot d’ordre, empêcher n’importe quelle réforme que nous aurions décidée.

Il n’y a qu’un moyen de sortir d’une situation si peu en rapport avec l’état présent de la régence, c’est de racheter la dette à notre compte. On n’a pas assez remarqué chez nous que le rachat de la dette ne serait pas une charge pour l’état. En effet, supposons que, pour rembourser cette dette nous empruntions nous-mêmes. Nous aurons l’argent à 4 pour 100 au plus. Nous serons en revanche substitués à la commission financière en Tunisie, et nous percevrons à sa place les revenus du pays. Or, si l’on prend la moyenne des coupons payés par la commission depuis onze ans qu’elle existe, on verra qu’elle a versé aux créanciers 4.73 pour 100 par an. C’est donc, au pis-aller, en supposant que nous ne parvenions même pas à améliorer le régime de la commission, non pas une perte que l’état aurait à supporter, mais un gain assuré de 73 cent, pour 100 dont il bénéficierait. Et non-seulement les puissances étrangères ne pourraient pas voir cette mesure d’un mauvais œil, mais au contraire ce serait une de celles qui leur rendraient le plus manifestes les avantages de notre occupation. Leurs nationaux en effet seraient, comme nos compatriotes, remboursés à 500 francs, alors qu’en moyenne ils n’ont guère payé plus de 300 francs les titres dont ils sont porteurs.

Je sais bien que notre premier soin, quand nous nous substituerons à la commission financière devra être de diminuer les impôts écrasans qui pèsent sur les Arabes. Mais la diminution des recettes qui en résultera sera comblée et au-delà par les plus-values qu’amènera forcément, dans toutes les branches, l’augmentation des transactions commerciales et agricoles.. Cet accroissement se manifeste déjà et progressera promptement, grâce à l’introduction de l’élément européen dans tout le pays et à l’exploitation des concessions nouvelles (alfa, mines de fer, etc.).

Une réforme très importante aussi est celle de l’instruction publique. Tout ce que les Européens ont fait jusqu’ici, à ce point de vue, en Tunisie, notamment les écoles primaires de Tunis et le beau collège pour l’enseignement secondaire du cardinal Lavigerie à Carthage, a été pour les leurs ; mais aujourd’hui les Tunisiens sont devenus aussi un peu les nôtres, et nous avons le devoir de songer à eux. Ce sera d’ailleurs une tâche profitable : car c’est seulement en apprenant aux indigènes notre langue que nous pouvons espérer les attirer à nous et arracher ce qu’il reste de défiance dans leur cœur. Si ce moyen ne réussit pas, comme nous n’en avons pas d’autre, la cause sera jugée ; mais il faut du moins l’essayer. C’est un fait bien connu que notre religion n’a aucune prise sur eux et que les missionnaires ont toujours échoué dans leurs essais de les convertir. Il est beaucoup plus pratique de leur apprendre le français : en même temps que les mots se gravent dans leur mémoire, une foule d’idées se révèlent à eux qu’ils ne soupçonnaient pas, et leurs âmes fermées s’ouvrent à la fin.

Il ne semble pas que de grands résultats sur ce point doivent être très difficiles à obtenir. La race, on l’a déjà dit, est beaucoup moins batailleuse qu’en Algérie; elle est plus souple et approchera plus facilement de la civilisation; de tout temps, il n’y a eu qu’une opinion à cet égard : The people are more civilised here than in Algiers, écrivait Bruce sur son carnet de voyage, en 1763. Un haut dignitaire du conseil de gouvernement de l’Algérie, qui connaît bien la régence, faisait devant moi la même remarque, il y a peu de temps. A l’époque actuelle, les musulmans de Tunis, livrés à eux-mêmes, sont déjà arrivés à des résultats surprenans. Lorsque le célèbre Moustapha Khaznadar, après trente années de ministère, fut enfin renversé par le représentant de la France, Khereddine consacra les millions qu’on avait contraint le vaincu de restituer à fonder un collège appelé collège Sadiki. Il est établi dans une des ruelles qui montent de la Marine au Dar-el-Bey et renferme cent cinquante élèves, tous musulmans, qui sont instruits et nourris gratuitement. Le Coran forme la hase de l’enseignement; lorsque l’enfant est suffisamment habile en langue arabe, il passe aux cours supérieurs (trois années), où on lui enseigne, en français ou en italien, la géographie, la grammaire et les sciences.

L’étranger se présente à la grande porte en fer à cheval, et à travers les salles aux carreaux peints, le gardien le conduit au sous-directeur du collège qui le lui fait visiter. L’ensemble en est très propre et fort bien tenu. Les salles de travail, les dortoirs et les réfectoires sont disposés autour d’une cour entourée d’un portique et d’une galerie; les murs sont blancs, les arcades sont cintrées à l’arabe avec des rayures blanches et noires. Nous allons d’abord à la troisième classe. Le professeur, Algérien d’origine et musulman, fait en très bon français un cours de géographie auquel il ajoute un peu d’histoire. C’est une addition récente au programme et encore on se contente de simples biographies, parce que l’histoire générale est pour les musulmans quelque chose de fort différent de ce qu’elle est pour nous, et les statuts ne prévoyaient pas qu’on l’enseignerait. La salle est blanche avec un pavé émaillé; le professeur a sa chaire comme en France, et les petits Tunisiens en chechia rouge et en bas blancs sont assis à des tables noires. Ou leur fait faire devant le visiteur des voyages géographiques en Europe, en Amérique, en Tunisie; ils connaissent jusqu’au détail des caps et des golfes; ils apprennent, comme chez nous, à tourner le cap Passaro et le cap Spartivento et à ne pas les confondre avec le cap Matapan.

Ils ont une bonne tenue et un bon air; ils plaisent par la promptitude de leurs réponses; plusieurs ont la figure fort intelligente; d’autres, des types bizarres où l’œil européen se perd, mais qui n’en sont pas moins de petits êtres fort instruits. Un d’eux se lève et récite l’histoire du sage Selon, mot à mot, sans se tromper, absolument comme chez nous. Leur prononciation du français est très bonne. A la classe voisine, qui est celle des plus habiles, un de nos compatriotes enseigne les mathématiques (algèbre, géométrie, etc.). On éprouve une grande surprise à voir dans ce collège musulman, dû à l’initiative tunisienne et qui il y a six ans n’existait pas, de petits Arabes au visage sombre démontrer au tableau, en français, nos théorèmes, établir nos formules, poser nos équations, en usant sans le moindre embarras de tous ces termes revêches et de cette langue difficile qui nous ont valu au collège tant d’heures de travail amer. Mais ces enfans ne sourcillent pas; ils exposent la théorie du carré de l’hypoténuse, expliquent les équations du second degré, extraient des racines carrées : tout cela est bien curieux. Le professeur parle vite, se fâche même, sans crainte de les effaroucher; ils se troublent comme les élèves de nos lycées, retrouvent le fil de leur démonstration et poursuivent. Déjà, l’année dernière, on a pu en envoyer quelques-uns à Paris, où ils suivent les cours du collège Saint-Louis, pour se préparer à l’École centrale. On leur enseigne encore le dessin au lavis ; les cartes de géographie qu’ils lavent ne seraient certainement pas égalées dans nos lycées. Ils sont très fiers de terminer une belle carte avec les noms en français ou en arabe et de la porter à leurs parens.

En suivant les galeries du premier étage, on passe devant les nombreuses salles où les plus jeunes étudient le Coran. Chacune est coupée en trois ou quatre compartimens par des séparations de bois plus hautes qu’un homme; par terre, des nattes; dans un angle, un vieil Arabe accroupi, le maître à barbe blanche; le long du passage laissé en dehors des compartimens, entre les nattes et le mur, les souliers du professeur et des élèves. Ceux-ci, accroupis en ligne en face du thaleb, ont chacun sur les genoux une planchette enduite de blanc pour y écrire à l’encre des caractères qu’on efface ensuite en les lavant. Et l’on entend s’élever de toutes ces salles un long bourdonnement monotone fait de toutes ces voix d’enfans qui lisent ou récitent, en se balançant d’avant en arrière, les sentences que le maître leur a tracées.

Plus loin, les deux dortoirs, qui servent aux cinquante internes du collège. Les lits sont fort légers et très propres et se composent d’un seul matelas étroit et mince, porté sur quatre pieds hauts comme des pieds de chaise ; avec cela, un petit oreiller et un seul drap qui couvre juste le matelas; par-dessus, deux couvertures rouges de Djerbah, repliées sur elles-mêmes en deux, dans le sens de la longueur, laissant ainsi tout du long la moitié du drap à nu.

Je m’en allais, quand au bas de l’escalier les plus grands élèves se présentent et d’un air assez timide demandent à réciter à l’étranger des poésies dans sa langue pour lui faire plaisir. Et c’est bien singulier d’entendre ces petits musulmans débiter, avec assez du ton qui convient, la « description d’une bataille, » par Lamartine, et le « Prends un siège, Cinna, » sans fautes, sauf tout au début, où Cinna fut invité à prendre une chaise.

L’exemple du collège Sadiki montre ce qu’on peut tirer des Tunisiens en les instruisant; mais il ne s’agit pas de multiplier des collèges aussi complets et aussi coûteux, si utile que soit celui-ci. Il faut seulement remarquer que partout l’envie d’apprendre existe; dans la province même, il y a de petites écoles où vont les jeunes musulmans, et quoique l’enseignement n’y soit pas gratuit, le nombre des élèves y est considérable (deux cent quarante à Monastir, cinq cent soixante-quinze à Souse, sept cents à Sfax, quatre cents à Bizerte, etc.). On leur enseigne seulement à lire et à écrire l’arabe. Comme chez nous autrefois, l’école est une annexe de l’église; on apprend à lire pour pouvoir lire les textes saints; la religion et l’instruction se confondent à demi. Nous pourrons, si nous voulons, diriger ces tendances et en tirer un parti excellent. Beaucoup de musulmans reçoivent dans nos collèges d’Algérie une solide instruction française et souvent nous avons recruté parmi eux des instituteurs pour notre compte. On trouverait facilement dans leurs rangs vingt ou vingt-cinq jeunes hommes qui apprendraient à la masse des enfans des villes et des gros villages tunisiens à connaître le français. L’enseignement religieux resterait le même, car sans cela ces écoles seraient tenues en défiance; il faudrait laisser aux thalebs du pays le soin d’enseigner les pures doctrines du Prophète; ils y consentiraient pour un salaire minime. Et quant aux instituteurs mêmes, des traitemens de 1,200 francs environ leur suffiraient. Le mobilier scolaire serait insignifiant, les enfans travaillant accroupis sur des nattes; des planchettes de bois, des calâmes ou roseaux à écrire, un peu de papier, suffisent. De telles institutions prospéreraient ; il n’y a guère d’Arabes à l’heure qu’il est dans les villes ou bourgades qui ne désirent savoir le français ; leurs enfans sont enchantés d’en apprendre quelques mots à écouter nos soldats. On viendrait volontiers dans ces écoles quand on saurait que la foi y serait respectée et qu’aucun contact d’israélite ou de chrétien ne serait à craindre. « Si on faisait aujourd’hui une pareille école ici, me disait l’agent de France à Béja, elle aurait demain deux cents élèves; tous les notaires y enverraient d’abord leurs enfans; tous les petits commerçans qui vendent leurs denrées à notre armée suivraient l’exemple; en peu d’années la moitié de la ville parlerait français. »

Le nombre des élèves suivant les cours ayant beaucoup plus d’importance que le degré avancé de l’instruction, on pourrait régler la rétribution des instituteurs d’après le système qui donne en Angleterre de si bons résultats, c’est-à-dire leur attribuer annuellement une somme fixe, plus une somme proportionnelle au nombre de leurs élèves. Les vérifications devraient être confiées à l’agent français le plus proche, qui aurait à visiter les écoles de sa circonscription deux ou trois fois par an et à faire sur elles un rapport détaillé. Il n’est pas besoin de montrer que ces tournées, fort utiles au point de vue de l’instruction, ne le seraient pas moins au point de vue politique et qu’une foule de renseignemens précieux pourraient, grâce à elles, être recueillis.

De même que l’instruction, la justice tunisienne demandera des réformes, mais de même aussi, tout n’y est pas à détruire et nous devrons utiliser une partie de ce qui existe déjà. Les Européens sont, comme on le sait, jugés par leurs consuls, grâce aux capitulations, qu’il faudra nécessairement supprimer; les indigènes sont jugés en province par le cadi, si l’affaire a le moindre caractère religieux, et par le caïd ou son khalifa, si c’est une affaire civile. A Tunis, se trouvent les juges suprêmes et bien haut, au-dessus de tous, le bey, qui est le juge souverain. Il a la plénitude de la juridiction et il n’a pas cessé d’en user. Chaque samedi, il vient de Kars-Saïd, le palais ou palais la maison blanche aux volets verts, cachée au milieu des arbres, qu’il habite de préférence (et où il signa le traité du 12 mai), pour s’installer pendant quelques heures au Bardo, le lieu de sa résidence officielle. Le Bardo, à trois kilomètres de Tunis, dans la plaine, est un groupe de palais et de ruines qui s’étend et s’écroule chaque jour. Dès qu’une aile menace de s’affaisser, on l’abandonne, et quand le besoin de la remplacer se fait sentir, on ne la répare pas, on construit plus loin à la suite. De là l’immensité de cette enceinte et le mélange de vie active et d’oubli qu’on y rencontre. Dans le quartier des ministères, la foule se presse sous des arcades fouillées avec une richesse qui rappelle Grenade et dans des cours pavées de marbre, au murmure monotone d’un jet d’eau; puis on monte sur les terrasses, et de là on voit que la moitié du palais s’est écroulée; les poutres de grandes salles en ruines se penchent du haut des murs vers le sol; les lignes de construction sans toiture entourent de grands espaces de terrains vagues où l’herbe sauvage verdit et jaunit au gré des saisons; et plus loin, au-delà de tous ces décombres, l’œil suit la file des arcades du vieil aqueduc espagnol qui se détache sur le ciel brillant.

Dans un salon à la voûte tapissée de glaces que cachent à demi des arabesques de bois doré, le bey, craignant la fraîcheur de sa salle de justice ordinaire, vient prendre place sur un trône rouge de style Louis XV. Le souverain a grand air ; assez corpulent, les sourcils froncés, le nez descendant un peu sur la moustache, qui est demeurée sombre, pendant que le reste de sa barbe courte devenait blanc, il garde assez de majesté dans son regard et sa physionomie. Il a une lourde et haute chéchia rouge, avec une large gland bleu par derrière, un manteau noir ajusté à l’européenne, mais garni d’hermine aux revers et sur les bords, un pantalon rouge de militaire. Il leste presque immobile sur son trône, les mains jointes, des mains gantées fort petites. On lui apporte sa pipe allumée, une pipe dont le tuyau en bois de cerisier a sept pieds de long; il en appuie le gros bout d’ami ire au bras de son fauteuil et un mince filet de fumée bleue monte du fourneau qui repose sur le tapis, au bas des marches du trône.

Autour de lui, ses neveux et d’autres princes, les grands dignitaires, en costume semi-européen, les dignitaires, en costume arabe, infiniment plus beaux à voir, sont alignés sur deux rangs le long des murs. Les hérauts, habillés de rouge, avec des bandes d’or, quelque chose comme un uniforme anglais, défilent un à un. Un gros héraut, dont le vêtement a dû être taillé dans quelque mauvaise échoppe de Tunis, balance en marchant les plis en jupe de son ample tunique, dont un pan rebelle s’agite par derrière comme une queue : mais son visage est impassible et solennel.

En face du trône, à l’autre bout de la salle, la grande porte sous laquelle paraissent les plaignans ; deux officiers les retiennent à l’épaule ; derrière eux, la foule arabe, le commun peuple, à qui peu d’espace est laissé. Les plaignans sont de toute sorte, et ils n’ont pas de beaux habits ; les pauvres se présentent avec leurs guenilles trouées, pieds nus et la boue des chemins sur la peau. Il y a là des Bédouines tatouées de bleu, des juifs au turban noir, des descendans de la famille du Prophète, au turban vert, des soldats de son altesse à la blouse noire raccommodée de fil jauni. Chacun expose son grief du fond de la salle, de la manière la plus touchante qu’il peut, mais pas en plus de deux minutes. Le général Bachamba (chef des hambas ou gendarmes) résume leur petit discours en quelques paroles et les prononce très haut pour que le bey les entende bien. Le bey écoute et prononce sa sentence à l’instant, en quatre mots que les notaires enregistrent et qui sont exécutés sur-le-champ. Cette rapidité plaît aux Arabes ; le dernier de leurs mendians est content de penser qu’il peut être jugé par le prince, et il l’est fréquemment ; tous savent aussi qu’ils ont là bonne justice. Le bey, du moins, est inaccessible aux cadeaux, et comme il garde aux yeux de son peuple un caractère sacré, on ne lui ment guère, de sorte qu’il lui est facile de ne pas se tromper dans ses jugemens ; ses arrêts sont acceptés par tout le monde sans protestation ni conteste. Et il n’est pas nécessaire, pour comparaître devant lui, qu’il s’agisse d’un assassinat ou du détournement d’une fortune. Voici une Bédouine tout en pleurs qui se plaint de ce que son fils, pour avoir volé deux ânes, est en prison depuis si longtemps ! — Ordonné qu’elle paiera les deux ânes et qu’il sera fait grâce à son fils du reste de sa prison. — Un soldat était allé avec le camp d’Ali-Bey combattre les insurgés lors de l’occupation française ; il devait recevoir une paie et n’a rien reçu. — Ordonné que, nonobstant, tout le monde dans la régence étant dans le même cas, il continuera de ne rien recevoir.

Les condamnations à mort ne demandent ni plus de préparatifs ni plus de temps. Il y en avait eu une le samedi précédent ; un vieillard arabe de plus de soixante ans avait tué deux personnes de sa famille. Le bey l’a écouté deux minutes, en trois mots l’a condamné, en dix minutes l’a fait pendre ; la potence a été amenée sous les fenêtres du palais et l’exécution a eu lieu publiquement. Un peu auparavant, une discussion singulière s’était élevée dans un cas pareil entre le bey et un meurtrier. Le représentant de la famille du mort réclamait la tête de l’assassin ou 20,000 piastres, ce qui était beaucoup. Le coupable, s’adressant au bey, lui dit : « Je suis un misérable: je ne vaux pas cela; laisse-moi pendre. » Mais le bey s’émut de son courage : « Aie donc confiance; je t’aiderai à payer; je te donnerai la moitié de la somme. — Je suis un misérable, je ne mérite pas que tu m’aides; il vaut mieux que je meure. » Et le bey, voyant que sa résolution était prise, répondit : « Comme tu voudras, » et le laissa pendre.

Ainsi, sans doute, se passaient les choses au temps de saint Louis, sous les chênes de la forêt de Vincennes.

Le grand tribunal de Tunis est le chara, ou tribunal religieux. Il ne faudrait pas conclure de cette désignation qu’il a seulement à juger des scrupules de conscience des Tunisiens; au moyen âge, chez nous, les tribunaux ecclésiastiques connaissaient des affaires de succession et de beaucoup d’autres que nous considérons aujourd’hui comme purement civiles. Dans la régence, où les juridictions ne sont pas très nettement définies, le chara juge nécessairement toutes les affaires quelconques qui sont un peu compliquées, où il y a à faire des vérifications de titres et d’écritures. C’est le chara qui avait jugé, comme on sait, la grosse question de l’Enfida. Le bey, qui a la plénitude du pouvoir judiciaire, renvoie habituellement à ce tribunal les affaires embrouillées qui lui sont soumises et qui nécessitent l’examen de nombreux documens.

Le chara est établi dans la partie haute de la ville, au fond d’une ruelle étroite; on trouve là une porte cintrée en marbre et une voûte haute et sombre, puis une galerie claire à ciel ouvert dans le milieu, avec quatre ou cinq rangées de colonnes aux arcs en fer à cheval supportant les parties couvertes; au milieu, une fontaine de marbre où les Arabes viennent boire et dont l’eau tombe avec un bruit constant et doux. Sur le pavé de marbre blanc, des séries de plaideurs, assis à terre dans leurs gros burnous, attendent sans remuer leur tour; parmi eux, le long des murs, il y a quelques femmes voilées qui sont assises aussi, les bras posés sur leurs genoux, qu’elles ramènent au menton, ce qui est une posture bizarre quand on n’a pas de robe et seulement des sortes de caleçons collans.

La longue galerie est coupée par un transsept dont le bras gauche est pour le rite maleki et le bras droit pour le rite hanefi, deux rites qui diffèrent surtout par la procédure, mais qui ont aussi quelques différences assez remarquables dans l’interprétation de la loi, puisque le premier admet la cheffa, ce droit de préemption au moyen duquel on voulait nous enlever les terres de l’Enfida, et que l’autre rite la repousse. Ce fut le chara, et non les tribunaux consulaires, qui eut à juger ce grand procès, parce que, en matière immobilière, les étrangers eux-mêmes relèvent de lui.

Les jupes s’accroupissent sur les petits matelas bleus qui surmontent la banquette maçonnée ménagée au bout de chaque bras du transsept, pt ils siègent là une fois par semaine, le jeudi, pour décider des grosses affaires. Le tribunal se compose du cadi assisté des muftis de son rite ; les parties sont défendues par des avocats et ne parlent pas simplement pour elles-mêmes comme chez le bey. Les autres jours, les coussins demeurent inoccupés, mais on trouve dans une petite pièce obscure ouvrant sur le transsept par une porte étroite le cadi, qui rend la justice à lui tout seul : installé, les jambes croisées, sur son divan très bas, avec un Arabe euturbanné qui lui sert d’huissier, et les parties assises, très serrées l’une contre l’autre sur un banc de bois étroit en face de lui, il concilie, tranche les petites affaires, prépare les grandes en recevant les documens à examiner et à vérifier. L’étranger se présente et le cadi s’interrompt; d’un geste fort solennel, il le fait asseoir sur l’unique chaise vacante et l’on procède aux longs complimens usuels. La pièce est nue: il y a dans un coin une sorte de coffre ou d’armoire peinte en bleu ; devant le cadi, une petite table avec deux vieux sièges encombrés de rouleaux couverts d’écriture, qui sont des titres de propriété; chaque mutation s’ajoute à la suite, et quand on achète un bien, il faut vérifier d’abord toute cette généalogie de possesseurs qui se sont succédé sur l’immeuble.

Le cadi est un homme assez gros, avec une expression fine et un regard perçant; il semble qu’il ait peint sa paupière inférieure, tant la racine de ses cils paraît noire. Il a une haute coiffure qui s’élargit en forme de boule aplatie et d’amples vêtemens en laine fine, de couleur claire. Il parle haut, avec vivacité, beaucoup; l’huissier, debout, fait taire les plaideurs récalcitrans, qui, dans cette procédure sommaire, se défendent eux-mêmes, sans avocats; un autre huissier, à la porte, fait entrer les gens à leur tour. Voici une très vieille femme et un très jeune homme qui s’assoient sur le banc; ils sent mari et femme; elle a d’abord été celle d’un frère de cet individu et, à sa mort, celui-ci l’a prise comme on recueillerait une ancienne servante parmi les meubles d’une succession. Et, à en juger par l’âge apparent de la pauvre femme, il pouvait y avoir longtemps qu’elle était dans la famille. Ce qui l’amène est une querelle à propos de l’avoir de ses enfans du premier lit; un document est déposé que le mari prétend faux; le cadi retient la pièce pour l’examiner à loisir. La vieille femme a l’air très malheureux ; elle supplie et se tord les bras, de grands bras maigres et ridés qui sortent des draperies sans manches dont elle est couverte en guise de manteau. Puis viennent deux Arabes, dont l’un a prêté à l’autre du blé pour ses semailles ; à la récolte, celui-ci a rendu un grain de qualité inférieure ; le plaignant en apporte un spécimen dans un papier que le cadi examine. Il reconnaît que le blé est en effet, de mauvaise qualité et qu’il y a lieu d’indemniser le prêteur. Un grand Arabe, à la tête emmaillotée dans ses lourdes draperies blanches, vient réclamer sa femme, qui est en prison; c’est un cas tout pareil à celui dont M. B... me parlait il y a quelques jours. Le plaignant a fait mettre lui-même sa femme en prison après qu’il l’avait surprise en adultère; maintenant il voudrait la ravoir; il donne deux pièces d’or pour cela (50 piastres), et le cadi commande qu’elle lui soit rendue. En peu d’instans, une foule de plaideurs défilent ainsi et une quantité de causes sont jugées.

Le tribunal civil et criminel est celui du férik, ou gouverneur de la ville, qui siège aussi dans le quartier du Dar-el-Bey. On traverse les corridors et les escaliers d’une grande maison pleine de soldats ou de gendarmes tunisiens; toutes les portes sont ouvertes, et même la salle de justice n’en a pas; elle donne sur une cour intérieure pavée qui est à la hauteur du premier étage. Le férik, son lieutenant près de lui, est assis sur un divan qui court le long des trois côtés d’une large embrasure vitrée avançant sur la rue; c’est un petit vieillard sec à l’air énergique ; il porte la chechia, et, avec cela, un paletot à l’européenne, calé au fait clair, en laine moutonnée; il juge, la main gauche dans ce pardessus et en gesticulant de la main droite. Il reprend son audience interrompue par notre arrivée et il se remet à décider, connue le bey lui-même, de omni re scibili, avec renvoi au chara de ce qui est trop compliqué et important. Les cas les plus usuels sont ceux de vols, de coups et autres infractions commises par la ville; les coupables sont aussitôt saisis, amenés, jugés et bâtonnés. Les soldats qui les ont pris se présentent en même temps qu’eux au tribunal et exposent les faits; la sentence, à peine rendue, est exécutée. Les choses se passent comme au Bardo, les parties exposant elles-mêmes, debout à l’extrémité de la salle, l’objet de leur requête; et les gens, après avoir quelquefois beaucoup gesticulé et fait grand tapage pendant leur temps de parole, s’en vont sans mot dire et sans émotion apparente aussitôt le jugement rendu. C’est ce que font un homme et une femme qui portent plainte au nom de leur enfant. L’enfant jouait dans la rue quand une femme passa et lui vola sa boucle d’or; l’enfant qui est là reconnaît aussitôt l’accusée, mais on la fait sortir et on lui en présente une autre qu’il reconnaît également. Les plaignans sont, en conséquence, renvoyés des fins de leur demande.

À cette justice pittoresque nous serons forcément amenés à substituer en partie la nôtre. Cela est indispensable pour que nous puissions raisonnablement supprimer l’intolérable système des capitulations, en assurant à tous les Européens l’unité de juridiction, qui leur sera plus avantageuse que cette protection consulaire si précaire et qui donnait lien, quand il s’agissait d’exécuter un jugement, à tant de difficultés. Mais en créant des tribunaux français, il sera sage de ne pas détruire brutalement les anciens. Si, dans la province, la justice du cadi est peu estimée, si les Arabes viennent déjà d’eux-mêmes supplier nos officiers de les juger, en revanche, celle qu’exerce personnellement le bey est universellement admise et respectée : ce serait un grand tort que d’y porter la moindre atteinte. Le férik, pour les menues offenses des indigènes, c’est-à-dire de gens qu’il connaît bien ; le chara, restreint à une juridiction plus strictement religieuse, peuvent continuer à nous rendre de grands services. Il faut que l’organisation qui sera élaborée et dont le projet de loi déjà voté par la chambre ne fournira qu’un premier élément, soit assez élastique pour comporter, en ce qui regarde les Arabes, le maintien partiel de ces rouages, redressés seulement où il sera besoin, et que l’amour des classifications claires et logiques ne nous fasse pas effacer d’un coup, avant que nous ayons rien pour les remplacer, ces restes utiles de l’organisation indigène.

En somme, trois réformes principales : réorganiser la justice et abolir les capitulations, racheter la dette et percevoir nous-mêmes les impôts, organiser l’instruction, c’est-à-dire donner aux petits Arabes le moyen d’apprendre le français.

Bien d’autres améliorations seraient nécessaires, mais il suffira sans doute de signaler celles-ci parce qu’elles sont les principales et qu’on ne veut donner ici qu’un aperçu général des choses de Tunisie ; les autres réformes viendront peu à peu ou sont même déjà en voie d’exécution. Et quand tout cela sera terminé, le bey, que ce serait une folie de vouloir déposséder, se trouvera régner sur des états à moitié français, et les trésors fort divers oubliés dans son royaume seront mis à la lumière pour son profit comme pour le nôtre. Sans doute on ne voit encore cela que dans un avenir un peu obscur, mais il ne saurait être lointain : attendons seulement que le premier trouble occasionné par de si grands changemens soit passé. Mais dès maintenant, prévoyant que la civilisation a bien définitivement poussé en Tunisie ses racines vivaces et qu’un lâche abandon ne serait plus possible, nous serions assez tenté de renvoyer au révolté Ali ben Khalifa, campé encore aujourd’hui dans les sables de la Tripolitaine, le beau vers arabe qu’il jetait récemment à la face des vainqueurs : « Quand la poussière du combat sera dissipée, tu sauras si c’est une jument ou un âne que j’ai sous moi ! »


J. DE SAINT-HAON.