La Régence de Tripoli

LA


RÉGENCE DE TRIPOLI





LES RÉSOLUTIONS DE LA RÉGENCE. — LES DEYS DE TRIPOLI, LES PACHAS TURCS ET LES CHEFS ARABES.





Malgré les sinistres prédictions qu’on ne lui ménage guère, la Turquie donne encore, même dans les pays où sa domination est le plus menacée, des preuves d’énergie et de vitalité dont il faut tenir compte. Sur les côtes de l’Afrique septentrionale, si elle a vu l’un des états barbaresques devenir l’Algérie française, et l’autre, Tunis, rester dans son indépendance de fait, elle a ressaisi le troisième, et ne néglige aucun effort pour y maintenir son autorité. Cet état, c’est celui de Tripoli, autrefois compté parmi les régences barbaresques et maintenant tombé au rang d’eyalet, ou simple province de l’empire ottoman. Raconter les vicissitudes qui ont accompagné un tel changement et qui ne semblent pas toucher à leur terme, ce serait jeter quelque lumière, nous le croyons, sur les graves difficultés que rencontre cet empire, même parmi les populations vouées à l’islamisme; ce serait montrer aussi dans quelle mesure il peut les combattre et les surmonter. L’histoire ne saurait cependant à elle seule offrir ici toutes les indications désirables : la description du pays doit précéder l’exposé des faits, et quelques détails sur sa situation actuelle, sur ses relations avec l’Europe d’une part, l’Afrique centrale de l’autre, serviront de conclusion naturelle au récit.

I. — LES VILLES ET LES TERRITOIRES HABITES DE LA REGENCE DE TRIPOLI.

Le territoire de l’ancienne régence de Tripoli comprend, de l’est à l’ouest, les contrées désignées il y a plusieurs siècles sous les dénominations de Cyrénaïque, Subventana ou Tripolitana, pays des Psylles et des Garamantes. Il s’étend au sud jusqu’au tropique du cancer, à plus de deux cent lieues de la ville de Tripoli, et par conséquent bien au-delà des limites méridionales de L’Algérie, de Tunis et même de l’empire du Maroc. Il présente sur la Méditerranée un développement de côtes de trois cent cinquante à quatre cents lieues, coupé vers le milieu par le célèbre golfe de la Grande-Syrte. Cette superficie territoriale, plus considérable que celle des plus grands états de l’Europe, la Russie exceptée, n’offre, il est vrai, qu’une quantité assez restreinte de localités habitables, séparées par de vastes solitudes où il serait aussi difficile à l’administration la meilleure et la plus perfectionnée de faire vivre des hommes qu’il est impossible à la nature d’y faire pousser des arbres.

Les contrées habitées et habitables forment quatre groupes, celui de la Cyrénaïque et des oasis lybiennes, celui de Tripoli, celui de Gadamès, celui du Fezzan.

La Cyrénaïque, ou l’ancienne pentapole grecque, est formée des plateaux, des flancs et des vallées d’un admirable massif de montagnes désigné par les Arabes sous le nom, parfaitement justifié, de Djebel-Akhdar (la montagne verte). Que ceux qui connaissent l’Algérie se figurent, sur une plus grande échelle, les collines de Moustapha et le mont Bouzaréa, près de la capitale de notre belle colonie, et ils auront une idée exacte de cette délicieuse contrée. Il existe même un rapprochement dans les noms, car le premier plateau qu’on rencontre dans la Cyrénaïque en arrivant du côté de l’Egypte s’appelle aussi Zaréa. De là au plateau qui domine Bengazi, à soixante lieue à l’est, règne une suite de gorges et de vallons débouchant sur la mer, tous surchargés d’une vigoureuse végétation et rafraîchis par d’innombrables sources et de pittoresques cascades. Ces vallons et ces gorges partent tous du plateau cyrénéen, qui couronne le Djebel-Akhdar; mais ce plateau même n’a pas la monotonie d’une plaine : il est sillonné par de vastes ondulations, qui forment entre elles des vallées peu profondes et parfaitement propres à la culture des céréales, ainsi qu’à l’élève du bétail. A mesure qu’on s’avance vers le sud, les ondulations deviennent moins marquées, les vallées moins dessinées, et enfin les pontes, s’abaissant toujours, viennent se terminer brusquement a une ligne de falaises qui borne de ce côté la région des oasis lybiennes. Cette disposition du terrain de la Cyrénaïque me porterait à croire, si j’avais à hasarder des conjectures géologiques, que le Djebel-Akhdar a dû former une île séparée du continent auquel il appartient actuellement par un bras de mer s’étendant de Bomba jusqu’au sud de Bengazi.

Bomba est une localité que recommande à l’attention des marins et des géographes une magnifique rade, la plus belle et la plus sûre que l’on puisse trouver dans tout le nord de l’Afrique. Il n’en existe pas en France que je sache de reconnaissance nautique et détaillée; mais les Anglais s’en sont occupés, et sous Catherine II, alors que les Russes rêvaient un établissement maritime dans la Méditerranée, la rade de Bomba excita leur convoitise. En 1793, les agens secrets de la tsarine entamèrent à ce sujet une négociation avec le pacha de Tripoli, alors momentanément réfugié à Tunis. Le pacha parut s’y prêter; puis, une fois rentré à Tripoli, il ne voulut plus en entendre parler. Le consul de France songea alors à l’acquisition de ce point par voie d’échange contre notre établissement de La Calle. Le gouvernement républicain parut goûter le projet, mais la chose n’alla pas plus loin.

A une journée de marche à l’ouest de Bomba, on trouve, sur le littoral, la petite ville de Derna, partagée, comme beaucoup d’autres de la Barbarie, en bourgs distincts, quelquefois rivaux et même ennemis. Derna en a cinq qui sont : la ville proprement dite ou Médinah, puis El-Djébeli, El-Megarah, Mansour-el-Fokhani et Mansour-el-Tahtani, où se trouve le port. Tout cela forme un ensemble assez gracieux et assez pittoresque, surtout pour ceux qui ont traversé, avant d’y arriver, l’aride et sauvage Marmarique. Derna eut la gloire de repousser, par sa seule attitude hostile, un débarquement de troupes françaises en 1801. Il est bon d’expliquer le fait. L’amiral Ganteaume, qui avait mission de conduire nos troupes en Égypte, croyant ne pouvoir atteindre Alexandrie à cause des croisières anglaises, voulut les débarquer à Derna pour leur faire suivre leur route par terre. Un traité, qui prévoyait cette éventualité, avait bien été passé entre la France et le pacha de Tripoli: mais comme les gens de Derna n’avaient été prévenus de rien, ils se mirent en état de défense en voyant les dispositions des Français, et l’amiral Ganteaume, rencontrant la guerre là où il attendait un concours pacifique, n’insista pas et se retira. Ainsi, tout compte fait, la gloire des habitans de Derna ne fut que négative.

Quelques années après, les Américains parurent à Derna comme auxiliaires ou protecteurs d’un prétendant au trône de Tripoli. C’est un épisode inconnu ou oublié de l’histoire du XIXe siècle; on nous permettra d’en dire un mot. Aussitôt après la proclamation de leur indépendance, les américains s’étaient trouvés en guerre avec les Barbaresques par la seule raison qu’ils n’avaient pas encore de traité avec eux. On sait que les musulmans avaient autrefois pour principe qu’ils étaient en état permanent et très légitime de guerre contre tous les peuples chrétiens, que seulement ils devaient s’abstenir de tout acte d’hostilité envers ceux avec qui ils étaient liés par des traités particuliers, lesquels cependant ils ne regardaient jamais que comme des trêves. En vertu de ce principe, ils avaient attaqué le pavillon de la jeune république, qui dut faire quelques sacrifices pour mettre fin à un état de choses nuisible à son commerce naissant. Un traité avait donc été signé et un consul américain envoyé à Tripoli, ce qui avait eu lieu également pour les autres états barbaresques; mais en 1800 la paix avait été rompue, et les efforts du consul-général de France furent impuissans à la rétablir. Les hostilités entre les Américains et la régence durèrent quatre ans. Durant ce temps, le port de Tripoli fut presque continuellement bloqué. Plusieurs attaques, conduites par le commodore Prèble, causèrent plus de mal aux Américains qu’à leurs ennemis. Dans la première, les assaillans perdirent une frégate qui échoua sur des rochers à l’entrée du port; trois cents hommes qui la montaient tombèrent au pouvoir des Barbaresques, ce qui rendit le rétablissement de la paix plus difficile à cause des prétentions énormes qu’éleva le pacha pour leur rançon. Les Américains, voyant le peu de succès de leurs attaques sur Tripoli, négocièrent avec Sidi-Ahmed, frère du pacha, qui s’était vu chassé du trône et forcé de se réfugier en Égypte. Le but des Américains était d’allumer la guerre civile dans le pays et de vaincre par cette diversion l’opiniâtreté du prince africain. Ce moyen leur réussi : Sidi-Ahmed, appuyé par les troupes du commodore, s’empara de Derna, et son frère, effrayé, se hâta de conclure un traité à des conditions raisonnables. La paix fut signée le 3 juin 1805. Ce résultat obtenu, les Américains plantèrent là leur allié et abandonnèrent Derna, y laissant pour souvenir de leur présence quelques fortifications et un moulin. Tel est le résumé de cette guerre des Américains contre la régence de Tripoli, qui fut aux gigantesques opérations militaires de la période où elle eut lieu ce que la Batrachomyomachie est à l’Iliade.

On compte six ou sept journées de marche, par les plateaux, de Derna à Bengazi, ville de chétive apparence, située à l’autre extrémité de la Cyrénaïque et chef-lieu de toute cette contrée. Dans ce trajet, on ne rencontre pas un seul centre fixe de population[1]. Derna et Bengazi sont les seules villes du pays, qui est habité par soixante-dix-neuf tribus d’Arabes à tentes, ne présentant pas à elles toutes plus de 50,000 âmes de population. Le grand fractionnement de ces nomades, qui dans les plaines s’agglomèrent en général en groupes plus compactes, tient ici à la nature du sol, dont les nombreuses petites vallées sont autant de centres d’attraction pour un nombre limité de tentes; on trouve même dans certains vallons resserrés des familles complètement isolées, qui semblent s’y être fixées héréditairement, et qui cependant ne songent pas à s’y construire des demeures stables. Je comprends et j’aime l’existence de la tente, dont je puis parler avec connaissance de cause; seulement il faut qu’elle soit en harmonie avec le sol. Or ces jolis vallons de la Cyrénaïque expliquent bien le fractionnement de la population, mais ils ne justifient nullement la conservation traditionnelle de la maison mobile des fils d’Ismaël. Au milieu d’un horizon bien découvert, dans de vastes savanes, sur de larges plateaux, la tente est parfaitement à sa place. Il n’en est pas de même dans un site étroit, au milieu de grands arbres, au pied d’un rocher moussu, en face d’une cascade : là on ne comprend que le chalet suisse ou le bordj mauresque.

Bengazi est une ville maritime qui a un assez mauvais port et que défend un château également mauvais. Elle est séparée des montagnes par un territoire aride et sablonneux. C’est un assez triste séjour; mais sous le point de vue du commerce elle n’est pas sans importance.

Il ne serait pas convenable de quitter l’hellénique pentapole dont Bengazi est l’entrée ou la sortie, suivant qu’on y arrive par l’Egypte ou par Tripoli, il ne serait pas convenable, dis-je, de s’en éloigner sans avoir rien dit des nombreuses traces qu’y ont laissées les colonies grecques qui l’ont rendue justement célèbre. Hérodote, le père de l’histoire ou plutôt des historiens, raconte avec assez de détails dans le quatrième livre de son pittoresque et immortel ouvrage la fondation de Cyrène par Battus de l’île de Théra, dont les descendans, appelés alternativement Battus et Arcésilas, y régnèrent pendant huit générations. Dans cette période, Cyrène poussa de nombreux rejetons, c’est-à-dire fonda des sous-colonies qui répandirent la civilisation dans toute cette partie de la Lybie, dont Hérodote donne une description fort exacte. Cette monarchie de la famille de Battus était fort modérée, comme l’a toujours été chez les Grecs le gouvernement des rois, quand ils en ont eu; cependant les Cyrénéens finirent par adopter une forme de gouvernement toute démocratique. Ils demandèrent plus tard une constitution à Platon, qui, content d’avoir enfanté sa république imaginaire, déclina l’honneur de donner des lois à Cyrène. Dans cette période de leur histoire, les Cyrénéens furent très puissans et très heureux. Après la grande commotion donnée au monde par Alexandre, la Cyrénaïque passa sous la domination des Ptolémées. Ptolémée Physcon en fit l’apanage de son fils cadet, Apion, qui en mourant la donna par testament au peuple romain. Celui-ci affecta de ne pas vouloir de la succession, et rendit d’abord à la Cyrénaïque sa liberté républicaine et son indépendance politique; mais plus tard il crut s’apercevoir que l’anarchie s’était emparée du pays, qui ne savait plus faire usage de son libre arbitre, de sorte que par amour de l’ordre il se résigna philanthropiquement à l’absorber. La Cyrénaïque resta sous la domination romaine jusqu’à la conquête des Arabes. Dans cette longue suite de siècles de civilisation grecque et romaine, elle se fit remarquer par ses richesses et son industriel aussi bien que par son goût des arts et des choses de l’esprit. Parmi ses plus illustres enfans, on doit citer le philosophe Aristippe, le poète Callimaque et l’évêque Synésius, tout à la fois philosophe et poète, une des plus suaves figures de la belle époque du christianisme.

Quoiqu’il y eût un grand nombre de villes dans la Cyrénaïque, on en distinguait surtout cinq, ce qui fait souvent désigner cette contrée sous le nom de pentapole. Ces villes étaient Cyrène, Apollonie, Ptolémaïs, Arsinoé et Bérénice. On trouve les ruines de Cyrène à droite de la route que suivent le plus habituellement les caravanes qui vont de Derna à Bengazi, et à quelques lieues de la mer. Son port était Apollonie, appelée actuellement Sousa, dont les ruines sont considérables. Bérénice est la Bengazi moderne. Ptolémaïs et Arsinoé étaient situées sur le littoral entre Apollonie et Bérénice. Les ruines de la première portent le nom de Tolometta, celles de la seconde celui de Teukria, qui était le nom lybien de la ville que les Grecs appelèrent Arsinoé. Dernis et Barca étaient encore des villes très considérables de la Cyrénaïque. La première est aujourd’hui Derna. La seconde, dont il ne reste plus que des ruines, fut quelque temps la rivale de Cyrène, et partagea avec elle la gloire de donner son nom à la contrée, qu’on appelle souvent pays de Barca.

Les ruines éparses sur le sol de la pentapole sont nombreuses et considérables, surtout à Djerana, qui occupe l’emplacement de l’antique Cyrène; mais comme si cette contrée, où le cyprès abonde, conservait mieux les souvenirs de mort que ceux de ses anciennes voluptés, ce sont principalement des tombeaux et des hypogées qu’on y trouve. Ces galeries souterraines, creusées dans les flancs des ravins, présentent généralement de belles façades taillées dans le roc vif. Il y existe de nombreuses inscriptions. Les ruines de la Cyrénaïque ont été bien étudiées dans ce siècle par le docteur Della Cella, Piémontais, puis et surtout par notre compatriote Pacho, dont le beau travail est un magnifique monument élevé à l’archéologie. Ensuite est venu M. Vatier de Bourville, agent consulaire de France à Bengazi, dont le zèle infatigable et éclairé a enrichi le musée du Louvre d’une foule de vases peints, d’inscriptions, de bas-reliefs et autres objets d’art antique provenant de la Cyrénaïque. Cette mine n’est pas du reste au moment de s’épuiser, car j’en ai rapporté en 1852 près de deux cents pièces provenant de fouilles postérieures à celles de M. de Bourville.

Au sud du Djebel-Akhdar, à huit journées de marche de Bengazi[2], on trouve l’oasis d’Audjilah, bien connue depuis Hérodote, qui en donne une description exacte et la désigne sous le nom qu’elle porte encore. Cette oasis se compose de quelques villages ou hameaux épars dans un bois de palmiers, et n’est guère arrosée que par de l’eau de puits, car il n’y existe qu’une petite source située à trois lieues au nord du village principal. La population en est de dix mille âmes, et une partie seulement se livre à l’agriculture, simple et très peu pénible dans les oasis. Le reste se consacre au commerce de transport des caravanes entre l’Egypte et divers points de la régence de Tripoli. Les gens d’Audjilah trouvent dans cette industrie une source de richesses relatives; ce sont les Hollandais du désert lybique. Le chef de cette oasis portait le titre de bey au temps de l’indépendance de Tripoli. Lorsque Pacho la visita, ce bey était un renégat français appelé Abou-Zeith-Abdallah, ancien tambour de l’armée d’Egypte, fait prisonnier à l’âge de douze ans. En 1851, un journal ayant annoncé la mort d’un bey d’Audjilah, du nom de Tamar, né Français sous celui de Souchon, et, comme l’Abou-Zeith de Pacho, ancien tambour de l’armée d’Egypte, le consulat général de France à Tripoli fut, pendant plusieurs mois, assailli de lettres de prétendus parens de ce Tamar-Bey, qui réclamaient son héritage, qu’on disait être considérable. Malheureusement il fut impossible d’avoir aucun renseignement sur cet être fantastique; mais ce qui peut consoler ses héritiers chrétiens, c’est que, quand même son existence aurait été réelle, ils n’auraient eu, d’après la loi du pays, aucun droit à sa succession.

On compte huit jours de marche d’Audjilah au fond de la Grande-Syrte, qui est à l’ouest, tirant un peu vers le nord. Cette distance est coupée, à peu près vers le milieu, par l’oasis peu importante de Meradah. A l’est, et à neuf journées d’Audjilah, on trouve l’oasis de Siouah, si célèbre dans l’antiquité par le temple et l’oracle de Jupiter Ammon. Cette oasis relève de l’Égypte. La Cyrénaïque finit vers l’est à Bomba. De là en Égypte il y a encore cent cinquante lieues de côtes. Ce pays, qui forme l’antique Marmarique, est une zone d’une épaisseur d’une quinzaine de lieues, d’un terrain maigre, pauvre, mais encore susceptible de culture, au sud duquel règnent les sables du désert. Cette zone est habitée à l’est par la grande tribu des Oulad-Ali, qui sont censés dépendre du pacha d’Égypte, et à l’ouest par celle un peu moins considérable des Haribi, que le pacha de Tripoli prétend avoir dans son gouvernement. En fait, ces deux tribus n’obéissent à personne, et rendent assez dangereux le voyage par terre d’Alexandrie à Derna.

Si de Bengazi on tire à l’ouest une ligne idéale à travers la mer, on atteindra ainsi Mezurate, localité habitée du groupe de Tripoli. Ces deux points se trouvent à quatre-vingt lieues marines de distance en face l’un de l’autre, à l’entrée du golfe de la Grande-Syrte, qui pénètre dans le continent africain jusqu’à quarante lieues au sud de la ligne que je viens de supposer. Tout le littoral de Bengazi à Mezurate n’est guère qu’un désert dont la profonde solitude garantit la sûreté du voyageur qui veut parcourir ce pays désolé; mais on comprend qu’il faut tout porter avec soi, si ce n’est l’eau, qui n’y est pas trop rare. Dans ces derniers temps, les Turcs ont bâti un château au fond du golfe, près d’un mouillage qui paraît offrir quelque sécurité aux petits navires du pays. Il y a non loin de là des mines de soufre.

La grande et la petite Syrte sont des parages maritimes dont les anciens se sont beaucoup préoccupés, non seulement les géographes, mais encore les poètes:

Syrtes, vel, primam mundo natura figuram
Quum daret, in dubio pelagi terræque reliquit...


a dit Lucain. Ce sol, qui n’est ni terre ni eau, est bien celui qu’offre encore sur plusieurs points le littoral des deux Syrtes; mais il devait paraître manquer de fixité aux anciens plus qu’à nous, à cause des effets de la marée, qui y est très forte, et à laquelle ils n’étaient pas habitués. La marée est, on le sait, à peu près insensible dans la Méditerranée: mais dans les deux Syrtes elle est presque aussi marquée que dans l’Océan. Elle se fait moins sentir sur la côte qui s’étend de l’une à l’autre[3], et qui est celle de Tripoli; cependant je l’ai vue s’élever encore très haut à l’entrée du lac des Bibans, aux confins de la régence de Tunis et de celle de Tripoli.

Au sud de Mezurate commence une chaîne de montagnes qui s’étendent du sud-est au nord-ouest, et vont se rattacher à celles d’Ouderna de la régence de Tunis. Cette chaîne se divise en trois districts. Le plus occidental s’appelle proprement le Djebel (la montagne); on appelle Gharian celui du milieu, et Binbelad (les mille villages, expression qu’il ne faudrait pas prendre à la lettre) le plus voisin de la Grande-Syrte. Cette chaîne, peu élevée et couronnée par un vaste plateau, présente un aspect assez uniforme : c’est une suite de petites vallées débouchant dans la plaine, ayant pour la plupart, sur les hauteurs qui en dominent l’entrée, des villages ou des hameaux[4].

Le Djebel est un district riche et bien peuplé, fertile en oliviers et produisant des céréales, de l’orge surtout. Les habitans de cette contrée sont de la secte des khouamès ou quinquistes, qui, placés entre les chiites et les sunnites, rejettent tout aussi bien Ali que les trois premiers califes, et ne commencent qu’au cinquième, dont la légitimité n’est contestée par personne, la série de l’imamat. Cette secte, à laquelle appartiennent aussi les habitans de l’île tunisienne de Djerbah et les Mezabites de l’Algérie, n’a pas fait grande fortune dans le monde musulman, où elle est assez peu répandue. Elle a eu le sort de tous les tiers-partis, celui de tous les hommes modérés qui, comme Érasme au temps de la réforme, veulent s’interposer entre les extrêmes, et que presque personne n’écoute, parce qu’ils ont la simplicité de vouloir que la raison conduise les hommes, tandis qu’elle n’a de puissance que pour les forcer de reconnaître quelquefois les sottises qu’ils ont faites, et presque toujours lorsqu’il n’y a plus de remède. Les khouamès sont maintenant moins connus du vulgaire par la manière dont ils ont tranché la question des califes que par l’usage qu’ils ont de se dépouiller, pour prier Dieu, de ce vêtement qu’on ne saurait nommer devant une dame anglaise sans faire naître en elle une pudique horreur.

Le district de Gharian, à deux journées et tout à fait au sud de Tripoli, est moins considérable que celui dont nous venons de nous occuper; mais c’est absolument la même nature de sol, et les villages, disposés de la même manière, n’y sont pas moins nombreux. Les principaux sont Beni-Abbès et Taasat, auprès du château de Gharian, qui a donné son nom à la contrée. Des montagnes de Gharian se détache vers le nord-est, à peu près dans la direction de Lebda, un éperon ou contrefort qui forme le canton de Takhouna avec un village du même nom. Un peu plus à l’est est le canton de Mezurate, qui compte seize villages et un petit château ou casbah, servant de résidence au caïd. De là au district, de Binbelad il y a deux journées de marche. Ce district, appelé aussi Bénioulid, était autrefois beaucoup plus peuplé qu’il ne l’est, maintenant. On y voit encore cependant plusieurs villages et une tribu à tentes, les Orfila. Parmi les villages, on distingue Torba et Serar, où les Turcs ont bâti un château. On cultive l’olivier à Bénioulid avec beaucoup de profit, comme dans tous les autres districts des montagnes. Les habitans sont très ingénieux pour tirer le meilleur parti possible de l’eau des pluies, qu’ils empêchent de s’écouler trop promptement et retiennent auprès des arbres par de petites levées de terre. Les puits sont nombreux dans le pays, mais les sources y sont très rares, et les cours d’eau qui descendent des montagnes, souvent terribles dans la saison pluvieuse, sont à sec le reste de l’année.

Les plaines qui s’étendent depuis les frontières de Tunis jusqu’à Mesurate, entre les montagnes et la mer, sont coupées en deux parties à peu près égales par le méridien de Tripoli. Cette ville est située à 32° 46′ de latitude septentrionale, et à 13° 11′ de longitude à l’est du méridien de Paris. Elle occupe un promontoire dont la pointe est surmontée par un château en assez mauvais état, flanqué par des batteries médiocrement ai niées. Celle de ces batteries qui est le plus à l’est, et qui est aussi la plus considérable, est construite sur un rocher allongé qui couvre le port. De là part une longue ligne de petits îlots rapproches les uns des autres, et qui seraient une excellente digue pour ce même port, si les vides qui les séparent étaient comblés. C’est exactement la même disposition que l’on remarque à mitre mouillage de Djidjeli, que Duquesne avait jugé susceptible de devenir très bon, grâce à des travaux bien dirigés. Dans l’état actuel des choses, Tripoli et Djidjeli ne sont que de très médiocres positions maritimes.

Tripoli es ! une petite ville de dix à douze mille habitans qui n’a rien de désagréable ; elle est même assez propre et pimpante, excepté dans Le quartier des Juifs. Elle est entourée d’un mauvais mur à tours et créneaux, et n’a que deux portes ouvertes sur la campagne, très rapprochées l’une de l’autre. Près de ces portes est le château du pacha, masure hideuse à voir et à habiter. On ne peut y monter un escalier sans courir risque de se casser le cou, ni en parcourir une salle sans s’exposera tomber dans les pièces de l’étage in ! à travers Le plancher. Vol taire a plaisanté sur le pococurantisme des Italiens ; celui des Turcs passe toute imagination. Il n’y a rien qu’ils ne mettent hors de service au bout de huit jours d’usage.

Quand on est sorti de Tripoli, on a d’abord à traverser une zone d’un kilomètre environ d’un terrain sablonneux, au-delà duquel on trouve une campagne admirable. C’est la Méchiah, ravissante oasis où croissent mêlés le palmier, l’olivier, l’oranger, et tous les arbres et arbustes à fruits et à fleurs de l’Europe et de l’Afrique. Il n’y manque que de l’eau courante; mais les puits y sont extrêmement nombreux et peu profonds, de sorte que les moyens d’irrigation ne font jamais défaut. Le système de puisage est le grand seau de cuir à bascule, comme dans un grand nombre d’autres localités de l’Orient. La population de la Méchiah est un peu plus considérable que celle de la ville; elle est honnête, laborieuse et extrêmement polie. Je dois dire, à la honte de la civilisation européenne, que je n’ai trouvé nulle part des paysans aussi affables que chez les musulmans. Les habitations de la Méchiah sont fort disséminées. Dans le nombre, il en est de vraiment belles, où de riches Maures s’abandonnent avec délices à cette calme existence orientale, qui serait peut-être la plus désirable, si les choses de l’esprit n’y étaient pas trop négligées. Ce n’est pas cependant que la vie intellectuelle n’existe pas pour les musulmans, car on rencontre même des Turcs ayant quelque teinture des lettres : c’est extrêmement rare, mais enfin cela se voit. Ces phénomènes sont beaucoup plus communs chez les Arabes, que la nature a doués d’une extrême aptitude à toute chose et d’une riche imagination. J’ai trouvé dans les admirables oasis du Djeiid, où j’ai fait un assez long séjour, des hommes dont l’esprit avait reçu toute la culture que peut donner l’étude de la littérature et de la science arabe, telles qu’elles étaient lorsque le mouvement intellectuel s’arrêta chez cette forte race. Ln jour, en allant de Touzer à Oudiana, je joignis un vieillard qui cheminait lentement devant moi, monté sur une mule et suivi par un nègre. Il avait une paire de lunettes sur le nez et un livre à la main. Je crus que c’était quelque maître d’école qui repassait son Coran; mais non, c’était un amateur de littérature qui parcourait un recueil de vers profanes. Il habitait à Oudiana une maison isolée, douce retraite où il avait quelques livres et une vieille Baucis dont il était le Philémon. A Gafsa, j’ai connu un autre Arabe plus jeune qui en savait autant en cosmologie et en physique que nous en savions en Europe il y a trois siècles. Ces savans fossiles me font l’effet d’autant d’Épiménides qui ont dormi pendant que le monde marchait.

La ville actuelle de Tripoli s’appelait OEta dans l’antiquité; elle fut une des trois cités qui firent donner à la contrée où elles étaient situées la dénomination de Tripolitaine; les autres étaient Sabrata et Leptis-Major. Parmi les restes qu’on voit encore de l’antique OEta, le seul un peu remarquable est un arc de triomphe situé non loin de la porte de la Marine. L’ingénieux Apulée, l’auteur du célèbre roman latin de l’Ane d’or, habita longtemps OEta, où il épousa une riche veuve appelée Pudentilla, ce qui lui attira un procès dont son Apologie a fait passer l’histoire à la postérité.

Au sud de la Méchiah et à une petite lieue de Tripoli règne une vaste plaine de sable qui donne une idée fort exacte des déserts de l’intérieur de l’Afrique, mais que le voyageur qui se rend au Gharian traverse en quelques heures de marche. Au-delà de ce pays aride, entre lui et les montagnes, campe la tribu des Djouari, divisée en deux fractions, les Akara et les Requiat. A l’ouest de ceux-ci, on trouve les Ourchifana, dans la plaine de Djefara. Viennent ensuite les Sian, puis les Noaïl, tribu turbulente sans cesse en hostilité avec les Arabes de la frontière tunisienne, ce qui amène souvent des sujets de discussions assez aigres entre les Turcs de Tripoli et le gouvernement de Tunis. En revenant de cette frontière sur Tripoli par le littoral, on rencontre successivement les salines de Bréga, qui furent très fréquentées par les Vénitiens, les petites villes ou bourgs de Zouarah, Zouaghah, Zaouiah et Zarzour. Zouaghah est aussi appelé le vieux Tripoli, parce que c’est auprès de cette localité que l’on trouve les ruines de Sabrata; celles de Leptis-Major sont dans la localité appelée Lebda, à une quinzaine de lieues à l’est de Tripoli : elles sont fort considérables. Leptis-Major fut la patrie de l’empereur Septime-Sévère, qui contribua sans doute à l’embellir. Il paraît qu’avant lui cette ville était fort barbare, et que le latin y était à peine parlé, car sa sœur, qu’il fit venir à Rome après son avènement, l’estropiait si bien, qu’il la renvoya dans sa province parce qu’elle lui faisait honte. Quant à lui, il ne manquait pas de littérature; il pariait éloquemment le latin et avait complètement oublié le patois punique, ce qui lui rendit sans doute plus insupportable le jargon de sa sœur.

Entre Tripoli et Lebda, mais beaucoup plus près de Tripoli, on trouve la petite ville de Tadjoura sur les bords d’un lac et dans un canton très giboyeux. A l’est de Lebda est celle de Slitin. Tout ce littoral porte le nom générique de sahel, que la géographie algérienne nous a rendu familier. A quelque distance au-delà de Slitin commence l’important district de Mezurate, très riche en céréales et en huile, et dont la localité principale est la petite ville de Ksar-Ahmed. Toute la partie du pays située à l’est de Tadjoura forme sous l’administration actuelle un liva ou sandjak[5] dont le chef-lieu est le château de Khoms, résidence du kaïmacan.

Pour avoir une idée complète du territoire tripolitain, il faut maintint traverser le vaste plateau pierreux qui couronne les montagnes. A la dérive de ce plateau, on trouvera à plusieurs journées de distance, de l’est à l’ouest, les localités habitées de Boudjem, sur la route du Fezzan, de Mezdah et de Derdj. Les Turcs ont bâti à Boudjem, qu’ils nomment Akara-Medjidia, un château où ils entretiennent une petite garnison. Le village qui s’est élevé auprès comptait quatre-vingts maisons en 1852. Je n’ai rien à dire de particulier de Mezdah. Quant à Derdj, c’est une oasis de quatre villages à deux journées de marche au nord de Ghadamès. Cette dernière localité, qui jouit d’une certaine célébrité en Afrique, et dont le nom est un de ceux qui ont le privilège d’être retenus par les Européens, est en effet un point commercial très important. Ghadamès n’est pas, comme Audjilah ou Siouah, une ville dans une oasis : c’est plutôt une oasis dans une ville, c’est-à-dire que les maisons y entourent les jardins, au lieu d’en être entourées. Les rues sont recouvertes par les étages supérieurs, dont les terrasses, qui se touchent, sont réservées aux femmes, tandis que les rez-de-chaussée et les rues restent aux hommes. On peut presque dire qu’il y a deux villes superposées, l’une aérienne pour le beau sexe, et l’autre terrestre et obscure pour le sexe qui n’a nulle part, mais à Ghadamès moins qu’ailleurs, le droit de prendre cette qualification. Les Anglais entretiennent un agent consulaire à Ghadamès. Ce poste était occupé en 1852 par M. Charles Dickson, jeune homme doué de toutes les qualités qui pourraient le faire briller sur un moins triste théâtre. Il appartient à une famille écossaise établie depuis longtemps à Tripoli, où il est né, ainsi que tous ses frères et sœurs, qui sont nombreux. On ne devrait pas s’attendre à trouver dans une ville presque perdue de la Barbarie, dont les communications avec l’Europe sont rares et difficiles, une réunion de personnes aussi distinguées sous tous les rapports que celle que présente cette aimable famille. Rien ne surprend plus agréablement que de rencontrer dans cette population européenne du Levant, habituellement absorbée par les soins tout matériels d’un petit négoce, des gens qui ne sont étrangers à aucun des arts et des travaux intellectuels de notre patrie commune, qu’ils semblent porter avec eux et en eux. Au souvenir des Dickson se joint dans mon cœur, plus encore que dans ma mémoire, celui d’un homme aussi remarquable par la noblesse de ses sentimens que par son instruction littéraire et scientifique, M. Pistoretti de Soussa.

Il ne me reste plus qu’à parler du Fezzan, l’ancien pays des Garamantes, vaste archipel du désert, composé de plusieurs oasis comprenant à elles toutes un très grand nombre de villages ou petites villes. Les Arabes prétendent qu’il y en a cent un; mais c’est là une expression vague, qui n’a rien de plus déterminé dans leur esprit que le sexcenta des Latins et le myria des Grecs. Mourzouk est la capitale du Fezzan. Les Turcs y ont un château et une garnison composée d’un bataillon d’infanterie, d’un escadron de cavalerie et d’un peu d’artillerie. Cela suffit pour maintenir dans l’obéissance la population, qui est paisible et nullement guerrière. Les Anglais ont un agent consulaire à Mourzouk. Le bourg le plus septentrional du Fezzan est Sokena, à dix-sept jours de marche de Tripoli, et le plus méridional est Ghad, ce qui donne à cette contrée une longueur de plus de cent lieues du nord au sud. Sa largeur de l’est à l’ouest, depuis Temissa jusqu’à Benghed, est à peu près aussi considérable.

On vient de parcourir les quatre grandes divisions de la régence de Tripoli, la Cyrénaïque, Tripoli et ses environs, Ghadamès et le Fezzan. La configuration des lieux étant ainsi précisée, le récit des événemens qui s’y sont accomplis, le tableau des intérêts qui s’y débattent gagneront, je l’espère, en intérêt comme en clarté.


II. — LA PIRATERIE A TRIPOLI. — DOMINATION DES CARAMANLI. — INSTALLATION DES PACHAS TURCS ET INSURRECTION ARABE.

Après la chute de la dynastie d’Abd-el-Moumen, que nous appelons en Europe dynastie des Almohades, Tripoli fut longtemps gouvernée par la famille des Reni-Amer. Abou-Farez, roi de Tunis, en fit ensuite la conquête; mais la régence napolitaine avait recouvré son indépendance lorsque les Espagnols s’en emparèrent sous la conduite de Pierre Navarre, en 1510[6]. En 1530, Charles-Quint la céda, en même temps que l’île de Malte, aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, qui l’occupèrent jusqu’en 1551, où elle leur fut enlevée de vive force par les Turcs, commandés par Sinan-Pacha. Elle devint alors un pachalik de l’empire ottoman, comme le devinrent dans le même siècle Alger et Tunis; mais, comme Alger et Tunis, ce pachalik ne tarda pas à se rendre indépendant, sinon de droit, au moins de fait. Cependant Tripoli, plus que les autres régences barbaresques, eut de certains retours à la soumission directe jusqu’en 1714. Cette année-là, le pacha régnant ayant fait un voyage à Constantinople, Ahmed Caramanli, qui commandait sous lui les tribus arabes avec le titre de bey, profita de son absence pour s’emparer du pouvoir suprême. Il expulsa les Turcs après avoir massacré par trahison tous huis officiers. La Porte, à qui il fit quelques soumissions apparentes et envoya des présens, accepta, comme presque toujours, le fait accompli, et le nomma lui-même pacha. La famille des Caramanli a régné à Tripoli de 1714 à 1835.

Les Barbaresques de Tripoli se livrèrent, comme ceux des autres régences, à la course contre les chrétiens; mais pendant longtemps la France n’eut pas à s’en plaindre autant que des Algériens et des Tunisiens. Cependant, vers l’an 1683, ils se permirent des insolences que Duquesne punit par la destruction d’un grand nombre de leurs corsaires. Ils s’humilièrent et demandèrent la paix, qu’ils obtinrent. Comme ils ne tardèrent pas à la violer, le maréchal d’Estrées reçut ordre d’aller les mettre à la raison en 1685. Il arriva devant Tripoli le 19 juin et commença le bombardement le 22. Le 24, il envoya reconnaître à terre un emplacement pour y établir une batterie; mais les Tripolitains effrayés se hâtèrent de faire leur soumission. Tous les esclaves furent rendus, et la ville paya une contribution de 500,000 fr. La paix fut signée le 29 juin.

Malgré les leçons que les Tripolitains avaient reçues, ils violèrent encore ce traité. Par suite de cette nouvelle rupture, notre consul fut arrêté, resta six mois en prison, et la France dut aimer de nouveau en 1692 contre ces insolens barbares, qui, forcés de céder, conclurent le 5 juin 1093 un nouveau traité, lequel fut renouvelé le 5 juin 1720. En 1728, la guerre ayant recommencé, une division navale, commandée par M. de Grandpié, bombarda Tripoli. Les hostilités continuèrent jusqu’à l’année suivante. Les Tripolitains, craignant une destruction totale, demandèrent alors la paix avec les plus vives instances; le traité fut signé le 2 août 1729. Le style de cet acte est remarquable; il y est dit que le roi de France, en conséquence du repentir que le pacha-dey, le divan et la milice de Tripoli ont témoigné des infractions qu’ils ont commises au dernier traité de paix et du pardon qu’ils demandent, veut bien leur accorder la paix.

Une clause de ce traité, comme du précédent, établit que les corsaires tripolitains recevraient des passeports de notre consul, moyennant quoi ils sciaient respectés par nos bâtimens de guerre et admis dans nos ports, à la condition de ne pas faire de prises sur leurs ennemis à moins de dix lieues de nos côtes. Le droit de visiter ces corsaires est accordé à notre marine militaire, mais réciproquement le droit de visiter nos bâtimens marchands est accordé aux corsaires. Ce principe était de droit public avec toutes les régences barbaresques; il prouve que les grandes puissances d’alors méritaient le reproche qu’on leur a adressé de vouloir laisser exister la piraterie pour gêner le commerce des petites. La manière dont le droit de visite était exercé par les Tripolitains finit par entraîner de tels abus, que la France dut en exiger la répression. Le 25 mai 1752, un article, négocié par notre consul, M. Caulet, fut ajouté au traité de 1729. il prescrivait des peines contre les raïs qui useraient du droit de visite d’une manière vexatoire pour notre commerce. Toutefois les abus reprirent bientôt le dessus, et en 1766, une escadre, commandée par le prince de Listenois, se présenta à Tripoli pour exiger le redressement de quelques griefs. Sous Louis XVI, à une époque où la guerre d’Amérique nous relevait de notre affaissement de la paix de 1763, les Tripolitains ayant capturé dans les eaux de la Provence un bâtiment génois, une réparation fut énergiquement exigée. On signa à cette occasion cinq nouvelles additions au traité de 1729. Nos rapports avec la régence de Tripoli continuèrent ainsi jusqu’à la période révolutionnaire.

Au commencement de cette période, Ali, fils d’Ahmed Caramanli, régnait à Tripoli dans un âge fort avancé. Son règne avait été longtemps prospère, mais la fin en fut marquée par de cruels chagrins, en 1790, son fils aîné fut tué par Yousef, son troisième fils. Ce fratricide fut sur le point d’amener une guerre civile. La guerre fut conjurée et la paix rétablie entre les partis; mais, nouveau David, Sidi-Ali, le vieux pacha, fut obligé de recevoir en grâce son coupable fils. Dans l’été de 1793, on vit subitement paraître un jour devant Tripoli une flottille assez considérable composée de quelques bricks armés et d’un certain nombre de transports, le tout portant pavillon ottoman. Le bruit se répandit sur-le-champ en ville que c’était un armement envoyé par la Porte pour chasser les Caramanli, et que le pacha qui devait les remplacer était à bord. Aussitôt le vieil Ali-Caramanli s’effraie, perd la tête, et, sans tenter la moindre résistance, s’enfuit avec sa famille vers la frontière, d’où il devait gagner plus tard Tunis. Le chef de la mystérieuse expédition débarqua sans obstacle, s’installa au château, et fit reconnaître son autorité dans tout le pays avec une facilité merveilleuse. Or ce n’était pas un pacha envoyé officiellement par la Porte; c’était un simple aventurier appelé Ali-Bourgoul, qui avait conçu et exécuté à ses risques et périls cette audacieuse entreprise, appuyé sous main, il est vrai, par le capitan-pacha, et par conséquent à peu près sûr d’être avoué par la Porte s’il réussissait. La rapidité de ses premiers succès lui donna, malheureusement pour lui, tant de confiance dans sa fortune, qu’il chercha peu après à se rendre maître de l’île tunisienne de Djerbah. Non-seulement il en fut repoussé, mais le boy de Tunis, indigné de cette attaque, résolut de rétablir les Caramanli à Tripoli, ce qu’il exécuta sans grandes difficultés. Les troupes qu’il fit marcher ne rencontrèrent presque pas de résistance, et la restauration des Caramanli fut presque aussi rapide que l’avait été leur chute. Le vieux pacha Ali revint de Tunis; mais il ne voulut pas reprendre le pouvoir, qu’il laissa à son fils Ahmed. Quant à Ali-Bourgoul, il passa à Derna sur un bâtiment marchand français, et se rendit de là en Égypte auprès de Mourad-Bey[7]. Si bizarres qu’ils paraissent, de tels épisodes ne sont pas rares dans l’histoire des petits états d’Orient.

Ahmed jouit peu de la souveraine puissance, car il fut bientôt chassé par son frère Yousef, dont le long règne devait commencer et finir dans les orages. Lorsque l’expédition d’Égypte eut rompu la paix qui avait toujours existé entre la France et la Turquie, la Porte entraîna contre nous les régences d’Alger et de Tunis; mais le pacha de Tripoli, Yousef, resta d’abord, autant qu’il le put, attaché à nos intérêts, favorisant en tout ce qui dépendait de lui l’approvisionnement de Malte et la correspondance que le général Bonaparte n’avait pas tardé à nouer avec notre consul[8]. Lorsque le général Vaubois, qui commandait à Malte, se vit assiégé par terre et bloqué par mer, il demanda avec instance des vivres à Tripoli. Il y envoya à cet effet un agent actif, qui parvint, malgré le blocus, à lui faire passer quelques navires chargés de bœufs achetés dans la Tripolitaine. Pour nous priver de cette ressource, les Anglais sommèrent Yousef-Pacha d’expulser tous les Français de ses états. Yousef s’y étant refusé, la violence trancha la question. Le commodore anglais Campbell, expédié par l’amiral Nelson avec un vaisseau portugais, vint forcer le pacha, après l’incendie d’un de ses bâtimens et la prise de deux autres, de lui livrer M. Beaussier, notre consul, et tous les Français résidant à Tripoli. On ne les fit pas prisonniers, mais on les conduisit à Gênes, d’où ils purent gagner Marseille.

Lorsque le général Bonaparte, devenu premier consul, se trouva à la tête du gouvernement de la France, il s’occupa naturellement de l’armée qu’il avait laissée en Égypte. Parmi les moyens qui se présentèrent à son esprit pour se mettre en communication avec elle, il songea tout d’abord à Tripoli. Yousef-Pacha avait dû subir la violence des Anglais et déclarer ostensiblement la guerre à la république; mais on savait que son inclination le portait toujours à favoriser nos intérêts, et que même il avait enjoint à ses corsaires de respecter le pavillon tricolore. En conséquence, le premier consul résolut d’entrer en négociation avec lui. Ne voulant pas cependant employer dans cette affaire un agent revêtu d’un caractère public, ce qui aurait pu donner l’éveil aux Anglais, il fit choix d’un Maltais intelligent, appelé Xavier Naudi, lequel avait partagé le sort de M. Beaussier et se trouvait en France avec lui. Cet agent se rendit secrètement à Tripoli, muni des pleins pouvoirs nécessaires, et signa, le 18 juin 1801 un traité de paix sur les bases de celui de 1729. Trois articles particuliers de ce traité assuraient aux Français la liberté de communication pour les personnes et les marchandises entre la régence et l’Egypte : c’était là le but que la France s’était proposé en négociant; mais l’évacuation de l’Egypte rendit ces stipulations superflues. La paix étant faite, le consul de France retourna à son poste, et tout alla le mieux du monde pendant quelque temps entre le pacha et lui. Néanmoins, après la rupture de la paix d’Amiens et nos désastres maritimes, les Anglais prirent une telle influence à Tripoli, que la position de notre représentant y devint fort triste. Les succès prodigieux que nous obtînmes sur terre pendant quelques années ne pouvaient compenser notre infériorité maritime auprès de gens habitués à mesurer surtout à ce dernier point de vue la puissance des européens. Il y a plus : ces mêmes succès étaient pour les Barbaresques une cause d’irritation contre nous, car l’adjonction de plusieurs petits états maritimes à l’empire français les privait des véritables tributs que, sous des noms plus ou moins déguisés, leur payaient jadis ces puissances pour la sûreté de leur commerce.

Le retour des Bourbons ne rendit pas d’abord à la France dans le monde musulman son ancienne prépondérance. Néanmoins on commença à tenir un peu plus compte d’elle à Tripoli lorsqu’on vit ses représentans, en 1819, agir sur le pied de l’égalité avec les Anglais pour signifier aux états barbaresques une décision du congrès d’Aix-la-Chapelle qui les concernait. Les Barbaresques, malgré l’expédition de lord Exmouth en 1816, continuaient à s’arroger le droit de courir sus aux navires des puissances avec lesquelles ils n’avaient pas de traités, et qui étaient la Toscane, les états romains, les villes anséatiques, la Prusse et enfin le Hanovre. Cet état de choses attira l’attention du congrès d’Aix-la-Chapelle, et les puissances européennes qui y étaient représentées convinrent d’interdire une fois pour toutes et de la manière la plus formelle aux Barbaresques d’armer contre les chrétiens. La France et l’Angleterre furent chargées d’exécuter cette décision. Ce fut conformément à cette mesure que le 8 octobre 1819 les escadres combinées, anglaise et française, commandées par MM. les vice-amiraux Freemaulte et Jurien de La Gravière, jetèrent l’ancre devant Tripoli pour intimer à Yousef-Pacha les ordres de l’Europe. La soumission du prince africain fut complète : il prit de la manière la plus formelle l’engagement que l’on exigeait de lui. Alger et Tunis ne furent pas d’aussi facile composition. Quant à Yousef-Tacha, il craignait qu’on ne voulût le forcer à renoncer à la traite des noirs; voyant que l’on n’abordait pas cette question, il fut ravi d’en être quitte à si bon marché, et cela le rendit coulant pour tout le reste.

Dans les années qui suivirent, Yousef fit quelques expéditions dans l’intérieur du pays pour comprimer des tribus arabes révoltées au sujet des impôts, dont il s’était mis à les accabler afin de combler les vides faits dans ses revenus par la cessation de la course. Il dut aussi faire marcher des troupes contre son propre fils, qui s’était révolté à Bengazi, dont il lui avait donné le gouvernement. Ce fils rebelle fut contraint de s’enfuir en Égypte. Enfin en 1825 Yousef avait réussi à effacer l’humiliation de 1819; d’ailleurs l’insurrection de la Grèce ayant mis le pacha dans le cas d’armer pour aller au secours de l’islamisme menacé, ainsi que les deux autres régences, il en était résulté de la part de ces barbares un retour de jactance et quelques actes de demi-piraterie. Leur insolence se porta d’abord contre la Sardaigne. Le cupide pacha voulut exiger du vice-consul de cette puissance, qui gérait le consulat par intérim, le présent qu’il était d’usage de lui faire à chaque changement de titulaire. Sur le refus de cet agent, il fit abattre son pavillon et déclara la guerre à son gouvernement. La cour de Turin mit alors en mer ses forces navales, qui se présentèrent devant Tripoli le 25 septembre. Le pacha voulut négocier par l’intermédiaire du consul d’Angleterre; mais ayant eu la démence de demander avant tout un cadeau de 30,000 piastres, le chevalier Sivoli, commandant de l’escadre sarde, indigné de cet excès d’insolence, répondit qu’il n’avait à la disposition du pacha que trente mi, le boulets, et fit sur-le-champ commencer l’attaque. L’affaire fut conduite avec tant de vigueur, que le pacha effrayé en passa par ce que voulurent les Sardes, qui montrèrent dans cette circonstance toute l’énergie dont cette brave nation a donné de tout temps et donne encore tant de preuves[9].

En 1826, la France envoya à son tour devant Tripoli une division navale, commandée par M. Arnous des Saulsays, pour exiger la restitution de trois navires romains capturés par des corsaires de cette ville, au mépris de l’engagement de 1819. Le pacha n’attendit pas pour les rendre l’effet des boulets français; il dut payer en outre une forte indemnité aux sujets du saint-siège qui avaient été lésés par cet acte de piraterie. Yousef conserva rancune de cette affaire à M. Rousseau, qui était alors notre consul-général à Tripoli. Le jour de la fête du roi, il crut avoir trouvé une occasion de lui être personnellement désagréable ; mais il s’y prit si gauchement, que sa conduite put et dut paraître une insolence dirigée contre le gouvernement français. M. Rousseau, l’ayant pris ainsi, amena son pavillon et s’embarqua. Le pacha, fort effrayé alors des suites que pouvait avoir cette affaire, descendit pour l’étouffer aux plus humbles réparations ; mais sa haine pour le consul s’en accrut d’autant : une occasion de la satisfaire se présenta un peu plus tard, et il ne la laissa pas échapper.

Il n’est personne qui ne connaisse les voyages et la fin déplorable du major anglais Laing, massacré par une bande de Fellatas à son retour de Tombouctou en 1826. Cette catastrophe fut d’abord connue de M. Rousseau, que ses habitudes d’orientaliste avaient mis en relations avec plusieurs Arabes lettrés, non-seulement de Tripoli, mais encore de l’intérieur, surtout de Ghadamès, par où arriva la nouvelle de la mort du major Laing. Le consul d’Angleterre refusa longtemps d’y croire ; mais lorsqu’il en eut enfin la conviction, il fit au pacha les plus étranges algarades, voulant le rendre responsable d’un crime commis, à plus de quatre cents lieues de son extrême frontière, par des individus appartenant à un peuple dont il connaissait à peine le nom. Le gouvernement anglais n’ayant pas approuvé les violences de son agent, celui-ci fut contraint de reprendre avec le pacha les relations officielles qu’il avait interrompues ; mais il se mit à le harceler pour qu’au moins il s’employât à la recherche des papiers du célèbre voyageur. Or un des correspondans arabes de M. Rousseau lui avait écrit que ces papiers avaient été détruits par les Fellatas. C’était là un fait probable dont notre consul ne crut pas devoir faire un mystère. Là-dessus de méchans esprits se mirent à édifier une infâme calomnie que le pacha accueillit avec avidité pour nuire à M. Rousseau et écarter les importunités du consul d’Angleterre. S’appuyant sur un odieux mensonge, il déclara que les papiers que l’on cherchait étaient entre les mains du consul de France, laissant entendre que cet agent pourrait bien ne pas être étranger à l’assassinat du major Laing. Le consul anglais, s’appuyant à son tour sur cette déclaration, réclama de M. Rousseau les papiers qu’on l’accusait d’avoir entre les mains. M. Rousseau indigné exigea sur-le-champ une rétractation solennelle du pacha, menaçant de quitter Tripoli, s’il ne la recevait pas avant la nuit. Cette menace étant restée sans effet, il amena son pavillon et s’embarqua pour Marseille.

Le rapport que le consul d’Angleterre fit à son gouvernement sur cette affaire était un acte d’accusation contre M. Rousseau. Le cabinet de Londres en fit le sujet d’une communication diplomatique à celui de Paris. Ce dernier, qui connaissait très bien les bases mensongères du rapport, voulut néanmoins qu’une enquête solennelle eût lieu pour que l’honneur de son agent reçût une éclatante réparation. Cette enquête mit au grand jour l’innocence de M. Rousseau et l’infamie ou l’aveuglement passionné de ses accusateurs. Le pacha de Tripoli s’étant imprudemment mis du nombre, le gouvernement français résolut d’arracher à ce barbare une satisfaction exemplaire. Le 9 août 1830, par conséquent un mois après la prise d’Alger, qui avait répandu l’effroi dans tout le nord de l’Afrique, une division de notre armée navale, commandée par M. le contre-amiral Rosamel, arriva devant Tripoli. Cet officier-général avait mission non de négocier, mais d’imposer par la force : 1o  la rétractation de l’accusation calomnieuse portée contre M. Rousseau et d’humbles excuses contenues dans une lettre du pacha au roi, excuses qu’un fils ou gendre de ce prince renouvellerait de vive voix à notre consul-général à son retour à Tripoli ; 2o  une contribution de guerre et l’acquittement de quelques créances françaises depuis longtemps en souffrance ; 3o  l’abolition définitive de l’esclavage des chrétiens et de la course ; 4o  celle des monopoles commerciaux ; 5o  celle des tributs encore payés par certaines puissances et la renonciation aux présens appelés donatives qu’il était d’usage de faire aux changemens de consuls et au renouvellement des traités. Ces conditions furent acceptées avec terreur et résignation. Un traité rédigé dans ce sens fut signé le 11 août 1830, et la contribution fixée à 800,000 francs, sur quoi la France dut désintéresser ses nationaux créanciers du pacha. Du reste elle ne se réserva aucun avantage commercial exclusif ; il fut seulement réglé qu’elle serait toujours traitée sur le pied de la nation la plus favorisée. On stipula également que la contribution serait payée en deux fois, une moitié comptant et une moitié au 20 décembre de l’année courante[10].

Cette rude leçon coïncidait avec un affaiblissement de l’autorité souveraine à Tripoli qui rendait inévitable une révolution. En effet Yousef-Pacha touchait à la fin de son long règne, et sa dynastie était elle-même à la veille de sa chute. Ce petit prince avait pris depuis longtemps des habitudes de prodigalité, et depuis quelques années surtout, l’âge et les excès de boisson l’ayant beaucoup affaibli, le gaspillage avait atteint dans son intérieur des proportions effrayantes. Pour faire face à ses dépenses personnelles, à celles de son administration, pour s’acquitter envers la France et envers ses créanciers anglais, devenus très pressans depuis que nos nationaux étaient payés, il dut se montrer de plus en plus exigeant envers les tribus arabes. Il en résulta an sourd mécontentement qu’un puissant chef indigène, Ibd-el-Djelil, résolu! d’exploiter pour tâcher d’asseoir sa domination sur les ruines de cette des Caramanli.

Ce Abd-el-Djelil était cheikh des Beni-Soliman, forte tribu qui occupait au sud de Tripoli une partie du vaste plateau qu’il faut traverser pour se rendre dans le Fezzan. Il avait passé presque toute sa jeunesse auprès des princes Caramanli; il connaissait donc leurs caractères, les embarras de leur position, tous les secrets, toutes les misères du palais. Le vieux Yousef lui ayant montré une méfiance de mauvais augure, Abd-el-Djelil prit les armes dans l’été de 1831. Le pacha chercha à le combattre en excitant contre lui les tribus ennemies de la sienne; mais Abd-el-Djelil vainquit les unes, rallia à lui les autres, et fit marcher ses frères avec une partie de ses forces contre le Fezzan, qui, après la facile prise de Mourzouk, se rangea sous sa domination, pendant que le chef rebelle tenait lui-même en échec, par un heureux choix de positions, le peu de troupes que Yousef-Pacha s’était décidé à envoyer contre lui sous la conduite de ses deux fils, Sidi-Ali et Sidi-Ibrahim. Ces troupes se composaient des milices du Sahel et de la Méchiah et d’une partie de la garnison permanente et soldée de Tripoli.

Au moment où le pacha Yousef apprenait la perte du Fezzan, les Anglais menaçaient de lui déclarer la guerre, s’il ne payait pas ce qu’il devait aux marchands de leur nation. Cette position, déjà si critique, se compliqua bientôt de la révolte du Gharian, qui força Sidi-Ali et Sidi-Ibrahim, dont elle compromettait les derrières, de rentrer à Tripoli. Réduit aux abois par les demandes d’argent que lui faisaient les Anglais à une époque précisément où, ses rentrées étant partout entravées, il lui restait à peine de quoi soutenir sa garde et sa maison, le malheureux pacha se mit à vendre au commerce européen jusqu’aux canons de bronze qui armaient ses forts. Comme tous les princes musulmans, il avait eu déjà plusieurs fois recours à l’altération des monnaies ; mais cet expédient ruineux était usé et ne pouvait plus rien produire. Il ne savait vraiment où donner de la tête, lorsque dans le mois de juillet 1832 il lui tomba sur les bras une escadre anglaise sous les ordres du commodore Dundas, qui le somma de payer 200,000 piastres fortes en quarante-huit heures. Le pacha, fort effrayé, exposa son impuissance dans les termes les plus humbles, offrant de livrer le peu de richesses conservées dans son palais et demandant du temps pour le reste. Le commodore Dundas, lié par ses instructions, fut inflexible. Les quarante-huit heures s’étant écoulées, le consul-général d’Angleterre amena son pavillon et s’embarqua avec tous ses nationaux, annonçant ainsi une guerre imminente.

Pendant que les Anglais poursuivaient avec cette dureté le paiement de leurs créances, le consul-général de France envoyait au pacha une protestation contre toute mesure qui tendrait à les satisfaire avant qu’il eût entièrement réglé ses comptes avec nous, car le reliquat des 140,000 francs n’était point entièrement soldé par les revenus de Bengazi, sur lesquels les autorités locales avaient fait des retenues frauduleuses. Dans les terribles conjonctures où il se trouvait, Yousef-Pacha prit une détermination qui le perdit : il frappa une contribution sur les Arabes de la Méchiah, qui avaient toujours été exempts d’impôts et qui n’étaient tenus qu’au service militaire. Aussitôt cette population exaspérée courut aux armes, prononça la déchéance de Yousef, et proclama pacha à sa place Sidi-Mohammed, son petit-fils[11]. Le vieux Yousef révoqua alors ses ordres malencontreux: mais il était trop tard. Les insurgés commencèrent la guerre et bloquèrent hermétiquement Tripoli. Le pacha, voyant qu’il n’avait pu conjurer l’orage, y fit d’abord tête avec fermeté. Il avait douze cents soldats sur la fidélité desquels il pouvait compter, plus la milice urbaine, qui avait un intérêt direct à défendre la ville, que les insurgés auraient indubitablement pillée, s’ils y étaient entrés; il espérait aussi que les Arabes du Sahel se déclareraient pour lui. Dans cette pensée, il envoya par mer deux de ses fils, Sidi-Ibrahim et Sidi-Moustapha, à Slitin et à Zoara pour faire prendre les armes aux Arabes; mais ces deux jeunes princes les virent au contraire se prononcer pour les insurgés, et ils eurent même quelque peine à regagner Tripoli. Yousef, cédant alors à la fortune et aux conseils des notables tripolitains, abdiqua solennellement en faveur de son fils Sidi-Ali, mesure extrême qui ne satisfit pas les rebelles, décidés à ne reconnaître d’autre pacha que Sidi-Mohammed.

La nouvelle de la révolte de la Méchiah et de l’abdication de Yousef-Pacha jeta le trouble dans toute la régence. Il y eut à Bengazi des désordres assez graves pour que le bey ou gouverneur de la Cyrénaïque crût devoir abandonner son poste et rentrer à Tripoli. Abd-el-Djelil, mettant les circonstances à profit et évitant de se prononcer pour l’un ou pour l’autre des deux pachas, se trouva de fait le personnage le plus important du moment. Les consuls européens, surtout celui de France, n’hésitèrent pas cependant, après l’abdication de Yousef Caramanli, à se mettre en communication avec Sidi-Ali, que la loi de succession rendait son légitime héritier. Le consul d’Angleterre revint à son poste, comme si le changement de règne devait suspendre l’effet des menaces faites à l’ancien pacha. Seulement, au lieu d’habiter la ville même, il s’établit à sa maison de campagne dans la Méchiah, au milieu même des insurgés. Ceux-ci en conclurent que leur cause serait soutenue par le gouvernement britannique, ce qui augmenta leur audace et neutralisa les efforts que fit le consul-général de France pour amener une transaction entre les deux partis.

Le consul de France comprenait fort bien que cette guerre intestine, nuisible en elle-même au commerce européen, pourrait avoir pour résultat d’amener les Ottomans à Tripoli, ce qui, sous plusieurs points de vue, serait contraire à nos intérêts politiques. Le gouvernement anglais de son côté devait craindre un pareil dénoûment. C’est de Tripoli qu’il tire la plus grande partie des approvisionnemens de la garnison de Malte. Il était donc désirable pour l’Angleterre d’avoir presque sous le canon de cette île un petit prince qu’elle pouvait faire trembler à sa volonté, plutôt qu’une province d’un grand empire avec lequel il faut toujours bien un peu compter, quelque peu de consistance qu’on lui accorde. D’après ces considérations, le gouvernement anglais se détermina à prescrire à son représentant à Tripoli d’agir d’accord avec le nôtre pour mettre fin aux troubles. Par malheur, cet agent, qui penchait en réalité pour les insurgés, ne prêta pas à notre consul un concours assez efficace, et les quelques démarches qu’il fit dans le sens des instructions qui lui furent envoyées ne détruisirent point l’effet produit par sa présence dans la Méchiah. Les insurgés continuèrent à croire que, les vœux des Anglais étant pour eux, ils finiraient par triompher, et par conséquent ils ne se prêtèrent à aucun accommodement. Il y eut plus: Mohammed-Bit-el-Mal, le ministre le plus influent de l’ancien pacha, qui s’était retiré à Malte, où il attendait prudemment les événemens, partagea si bien cette opinion, qu’il ne craignit pas d’offrir ses services aux insurgés. Ceux-ci les acceptèrent et le chargèrent de leur procurer trois petits navires de guerre et les moyens de bombarder Tripoli. Au bout de quelques mois, vers la fin de 1833, Mohammed-Bit-el-Mal leur envoya pour leur argent un petit brick, un schooner et un chebek. Cet armement était commandé par un capitaine au cabotage corse appelé Mattei, homme peu cultivé, mais intelligent et très énergique. Mattei s’était présenté audacieusement devant Tripoli pour en bloquer le port, quand un coup de vent le força presque aussitôt de s’éloigner. Le chebek ne tarda pas à reparaître toutefois : il débarqua à la Méchiah un mortier, quelques centaines de bombes, et El-Hadj-Mohammed-Bit-el-Mal, appelé à. devenir ministre du chef insurgé Sidi-Mohammed Caramanli. A peine cette opération était-elle terminée, que le chebek fut pris par les chaloupes canonnières du pacha. Le brick et le schooner, qui avaient été séparés du chebek, reparurent quelque temps après; mais les consuls n’ayant pas reconnu le blocus, et le stationnaire français qui était dans le port de Tripoli se disposant à les repousser par la force, ils s’éloignèrent pour ne plus revenir. El-Hadj-Mohammed-Bit-el-Mal les fit vendre dans le Levant. Quant à l’attaque de la ville, elle se borna à la projection de quelques bombes qui ne firent pas grand mal.

Ces diverses circonstances étaient heureuses pour le parti de Sidi-Ali. Il se produisit à l’intérieur du pays un autre incident qui lui donna de plus grandes espérances. Gumma, chef puissant d’une tribu du Djebel, se mit en relation avec lui et lui fournit un petit renfort de troupes pour la défense de Tripoli. A la demande de Gumma, le pacha Sidi-Ali fit partir pour le Djebel son frère Sidi-Ibrahim, pensant que la présence de ce prince augmenterait encore dans cette partie du pays le nombre de ses partisans. Le rebelle Sidi-Mohammed, alarmé du départ de Sidi-Ibrahim, alla s’établir à Zaouiah pour tenir tête aux ennemis qui le menaçaient du côté du Djebel. Il y eut là quelques petits combats dans lesquels l’avantage resta à Gumma. Quoique ce chef n’en eût pas profité autant qu’il l’aurait pu, le résultat n’en causa pas moins un peu de perturbation parmi les insurgés, que Sidi-Ali harcelait de son côté par des sorties journalières. La ville de Bengazi, après quelques journées de trouble et d’anarchie, se soumit au pacha légitime, qui y envoya pour gouverneur Sidi-Othman, un de ses frères. Abd-el-Djelil lui-même fit des ouvertures de rapprochement aux partisans de Sidi-Ali. Enfin peu de temps après cette démarche Sidi-Ibrahim et Gumma attaquèrent Sidi-Mohammed à Zaouiah, l’en chassèrent et firent occuper cette ville, qui devint dès lors une menace contre la Méchiah. Il est hors de doute que si, dans ce moment favorable, les consuls de France et d’Angleterre eussent agi avec un parfait accord, les insurgés se seraient soumis moyennant des conditions convenables. Il n’en fut rien malheureusement, et les luttes intestines de la régence s’aggravèrent bientôt de façon à préparer, comme on aurait dû le prévoir, la ruine de son indépendance.

Après la prise de Zaouiah, Gumma, loin de poursuivre ses avantages, rentra dans l’inaction. Abd-el-Djelil en fit autant et ne donna aucune suite à ses offres. La diplomatie européenne en conclut que ces deux chefs n’avaient d’autre but que de laisser les deux Caramanli se déchirer, afin d’asseoir leur autorité sur les ruines du pouvoir central. Pour prévenir ce résultat, elle crut devoir engager la Porte-Ottomane à se prononcer en faveur de Sidi-Ali, espérant que ce secours moral le ferait triompher de son concurrent. C’était agir contrairement à l’ancienne politique, qui avait toujours travaillé à rendre nulle l’action de la Turquie sur les régences barbaresques. Quoi qu’il en soit, la Porte se prêta avec empressement à ce qu’on lui demandait. Elle envoya d’abord en mission à Tripoli un de ses officiers. Chekir-Bey, pour s’assurer de la réalité de l’abdication de Yousef-Pacha et de l’état des esprits. Sur le rapport que fit cet officiel à son retour à Constantinople, elle se décida à reconnaître Sidi-Ali, et fit repartir Chekir-Bey avec le firman d’investiture et l’ordre de sommer les insurgés de se soumettre immédiatement, sous peine d’y être contraints par la force. On était alors dans le mois de septembre 1834. Les insurgés n’en persistèrent pas moins dans leur entreprise et n’eurent aucun égard pour la sommation de Chekir-Bey. A peine cet envoyé de la Porte fut-il reparti, qu’ils se mirent de nouveau à lancer des bombes sur Tripoli; ils poussèrent même l’insolence jusqu’à proclamer une seconde fois le blocus du port de cette ville et à tirer sur un navire autrichien qui ne s’y soumettait pas. Le consul de France les fit alors canonner par notre stationnaire, mais cela ne changea rien à leurs dispositions.

La Porte-Ottomane, une fois engagée dans cette affaire de Tripoli, ne voulut pas en avoir le démenti : elle fit partir une flotte avec 6,000 hommes de débarquement. D’après ce qu’elle dit ou laissa croire aux ministres des puissances européennes, son but n’était que de faire reconnaître l’autorité de Sidi-Ali en mettant à exécution les menaces adressées en son nom aux insurgés par Chekir-Bey; mais dans le fond elle en poursuivait un autre, qui n’était rien moins que la réduction de la régence de Tripoli à l’état de simple province de l’empire turc. Tout le monde y fut trompé, les Français comme les Anglais. La flotte turque arriva devant Tripoli au mois de mai 1835. L’expédition était commandée par Moustapha-Nedjib-Pacha. Sidi-Ali, sans méfiance, se rendit auprès de lui et fut reçu avec tous les honneurs dus à son rang. De plus en plus rassuré, il laissa débarquer les troupes turques, qui occupèrent les forts. Tout cela se passa le 25, le 26 et le 27 mai. Le 28, Sidi-Ali se rendit de nouveau à bord de la flotte pour ramener à terre Nedjib-Pacha, qui avait annoncé qu’il débarquerait de sa personne ce jour-là; mais, retenu sur la flotte, il se vit déclarer déchu, et peu de jours après fut envoyé à Constantinople. Quant à Nedjjib, il s’installa au château et fit publier le firman qui le nommait lui-même pacha de Tripoli. Le chef turc fit ensuite ouvrir les portes de la ville et proclamer la fin des troubles, qui cessèrent en effet comme par enchantement. Les Arabes de la Méchiah et les habitans de la ville se rapprochèrent comme si aucun sujet de haine n’avait jamais existé entre eux. Quant à Sidi-Mohammed, il s’enfuit à Mezurate, où il se donna la mort. Ainsi finit, au grand ébahissement des représentans de la France et de l’Angleterre, un état de choses dans lequel l’intervention turque, exercée comme elle le fut, était évidemment contraire aux intérêts de ces deux puissances, à ceux de la France surtout, à cause de l’Algérie.

La paix était rétablie entre la Méchiah et la ville, qu’une surprise venait de placer sous l’autorité des Turcs; mais au-delà de la banlieue de Tripoli, les Arabes, tout en protestant de leur respect pour le grand-seigneur, ne paraissaient nullement disposés à se rapprocher du gouverneur qu’il venait de leur envoyer. Abd-el-Djelil, content de l’indépendance de fait dont il jouissait depuis quatre ans, s’isola de plus en plus. L’aga de Mezurate écrivit une lettre respectueuse, et ne fit rien de plus. Gumma seul vint faire une visite au nouveau pacha; Sidi-Ibrahim l’accompagna et exprima le désir de vivre en simple particulier à Tripoli. Nedjib-Pacha lui accorda sa demande, et confirma même un autre Caramanli, Sidi-Othman, dans les fonctions de bey de Bengazi. Nedjib mit en même temps Mohammed-Bit-el-Mal à la tête de l’administration. Il avait grand besoin que cet homme, qui ne manquait pas d’habileté, lui créât quelques ressources locales. La Porte l’avait fait partir presque sans argent, de sorte qu’il n’avait pas tardé à être embarrassé pour la solde et l’entretien de ses troupes. Heureusement pour lui, le bey de Tunis, auprès duquel Chekir-Bey avait été envoyé en mission, lui fournit quelques secours en vivres et en argent.

A l’époque où commençaient les troubles qui amenèrent sa chute, le gouvernement tripolitain devait encore à la France plus de 100,000 francs. Depuis ce temps (1830), Yousef Caramanli et son fils Ali avaient contracté de nouvelles dettes envers plusieurs négocians français. Le consul de France eut grand soin de réclamer auprès de Nedjib-Pacha le remboursement de ces deux catégories de créances, en faisant observer que la première, ayant pour origine un traité diplomatique, ne souffrait pas de discussion. Les Anglais, de leur côté, réclamèrent avec beaucoup d’âpreté les 200,000 piastres fortes qu’ils avaient d’abord demandées à Yousef-Pacha. Nedjib-Pacha ne put que transmettre ces diverses réclamations à la Porte, qui s’aperçut que l’héritage des Caramanli ne serait pas tout bénéfice pour elle. Elle fut même un instant sur le point de le restituer à Sidi-Ali; mais enfin elle finit par se décider à persévérer dans la voie où elle s’était engagée.

Nedjib-Pacha fut remplacé, trois mois après son arrivée, par Méhémed-Raïf-Pacha, ancien gouverneur des Dardanelles. Le premier ordre de la Porte que celui-ci eut à faire exécuter fut l’envoi forcé à Constantinople de tous les Caramanli, à l’exception du vieux Yousef et de ceux de ses enfans qui étaient mulâtres. En apprenant cette nouvelle, Sidi-Othman s’enfuit de Bengazi et se réfugia à Malte, où il était il y a quelques années et où il est peut-être encore. Méhémed-Raïf le remplaça à Bengazi par son propre frère. Le successeur de Nedjib-Pacha déploya beaucoup d’activité. Voyant que les Arabes du Sahel, sans se mettre ouvertement en révolte, lui opposaient partout une force d’inertie, qu’ils affectaient de ne plus paraître au marché de Tripoli et de se réunir de préférence à celui de Tadjoura, il fit marcher contre cette petite ville un corps de troupes qui, ayant été reçu à coups de fusil, y entra de vive force et la mit à sac. Une partie de la milice de la Méchiah marcha avec les Turcs dans cette expédition, dont le retentissement amena la soumission de Zarzour, Zaouiah ; de quelques autres localités; mais là s’arrêtèrent les succès de la Porte. Abd-el-Djelil régnait en souverain depuis les rives de la Syrte jusqu’au Fezzan inclusivement. Othman, aga de Mezurate, affectait la plus complète indépendance, et Gumma, après avoir passé quelque temps à Tripoli, était retourné dans ses montagnes, où sa position était pour le moins équivoque. Cet état de choses ne présageait rien de satisfaisant pour les Turcs. Néanmoins le gouvernement du sultan résolut d’envoyer une seconde expédition dans la Tripolitaine. C’était contre l’aga de Mezurate, Othman, qu’on voulait frapper les premiers coups. Le capitan-pacha qui la commandait, Taher, avait en outre la mission de tenter, s’il le pouvait avec quelques chances de succès, un coup de main sur Tunis. Il arriva devant Tripoli dans le mois de juin 1836. Après y avoir pris langue, il fit voile pour Mezurate, où il fut immédiatement suivi par le contre-amiral Hugon, accouru avec une partie de la flotte française pour s’assurer de ses intentions. Le gouvernement français croyait, non sans raison, qu’il entrait dans les instructions du capitan-pacha, après avoir complété la soumission de la régence de Tripoli, non-seulement de remettre celle de Tunis sous le joug ottoman, comme je viens de le dire, mais de tâcher, par un moyen quelconque, de porter secours au bey de Constantine, menacé par le maréchal Clauzel. Taher-Pacha assura, avec l’aplomb d’un Turc qui ment, que sa mission se bornait à la Tripolitaine, et l’amiral français se retira.

Cependant Othman, l’aga de Mezurate, sans se laisser intimider par l’orage qui venait fondre sur lui, opposa au capitan-pacha une résistance à laquelle on ne s’attendait point. Il est vrai que Taher-Pacha ne déploya dans cette affaire ni talent militaire, ni résolution. Ayant débarqué ses troupes à peu de distance de la ville, il établit un camp où les Arabes vinrent le harceler, de sorte qu’au lieu d’être assiégeant, il se trouva assiégé. Enfin ses intrigues furent plus heureuses que ses armes : il parvint, par ses émissaires, à gagner tant de gens aux Turcs dans l’intérieur de la ville, qu’Othman, craignant une défection, abandonna la partie et s’enfuit chez les Arabes du dehors, qui ne tardèrent pas à le livrer. La ville ouvrit ses portes, et les Turcs en prirent possession le août 1836. Taher-Pacha rentra triomphant à Tripoli. Il était encore à son camp de Mezurate, lorsque parut auprès de lui un homme destiné à payer de sa tête les relations qu’il eut à cette époque avec la Turquie. Cet homme était Chekir, sahab-tabah ou premier ministre (littéralement garde-du-sceau) du bey de Tunis, qui lui fit don de 200 chevaux, plus en son nom qu’en celui de son maître, qu’il trahissait.

De retour à Tripoli, le capitan-pacha prit en main les rênes de l’administration, quoique Méhémed-Raïf fût toujours officiellement pacha de la province. Il se montra en tout malveillant pour les Européens, superbe, insolent même envers les consuls, affectant de considérer comme nuls les anciens traités passés avec les Caramanli. Il établit des droits de consommation sur tout, et voulut même élever à 10 pour 100 les droits de douane, fixés à 3 par ces mêmes traités; mais il fut obligé de céder sur ce point aux énergiques protestations du consul de France. L’échec que nous éprouvâmes devant Constantine au mois d’octobre 1836 rendit Taher-Pacha plus insolent que jamais envers les Européens. Il annonçait publiquement qu’Abd-el-Kader d’un côté et Ahmed-Bey de l’autre ne tarderaient pas à chasser les Français de l’Algérie, qui rentrerait sous la domination de la Porte. Il se mit en rapport direct avec le bey de Constantine, et machina avec le sahab-tabah Chekir des projets aussi contraires à nos intérêts qu’à ceux du petit souverain de Tunis, dont ils menaçaient l’existence politique. Au printemps de 1837, il marcha en personne contre le Gharian. Sa position venait de changer : il n’était plus capitan-pacha, mais bien gouverneur-général de la Tripolitaine en remplacement de Méhémed-Raïf. Il n’eut pas grand succès, et rentra au bout de quelque temps sans avoir pu ébranler la position de Gumma. Peu après, il fut remplacé dans le gouvernement de Tripoli par Hassan-Pacha. Taher était un Turc de la vieille roche, féroce et ignorant. Un jour, pendant qu’il donnait en son palais audience à des négocians européens, on lui amena un soldat qui avait fait quelque bruit dans la ville : il le fit aussitôt précipiter de la terrasse où il se trouvait, et reprit sa conversation.

Le rappel de Taher n’était motivé que par le peu d’habileté qu’il avait déployé dans son commandement, car la Porte ne renonçait pas à ses projets sur Tunis et sur Constantine, dont Taher avait le secret. Vers la fin d’août 1837, Ahmed-Muchir, nouveau capitan-pacha, arriva à Tripoli avec une forte division de la flotte ottomane. Il avait avec lui Othman, l’ancien aga de Mezurate, que Taher avait conduit comme prisonnier à Constantinople, mais que la Porte renvoyait dans ses foyers, libre et comblé de présens. Cet acte de générosité tenait à un nouveau système dont la Porte voulait essayer pour se populariser parmi les indigènes, qu’elle espérait en outre rallier à sa cause par le sentiment religieux, en leur faisant entrevoir en perspective la guerre sainte contre les infidèles établis en l’Algérie. Elle n’avait pas caché qu’Ahmed-Muchir se rendrait à Tunis très probablement. « Ce serait, disait-elle aux représentans des puissances européennes, pour rassurer le bey sur les craintes que le langage de l’ex-capitan-pacha aurait pu lui faire concevoir. » Comme il était parfaitement permis de croire le contraire, la prudence ordonnait de prendre des mesures pour que la présence de l’escadre ottomane dans les eaux de Tunis n’y amenât aucun événement qui pût être préjudiciable à la France. Ces mesures furent prises en effet : l’active surveillance que fit exercer sur le littoral africain M. le vice-amiral Lalande, commandant de nos forces navales dans la Méditerranée, la présence à Tunis de cet officier-général lui-même, déjouèrent les projets des Turcs, qui n’eurent d’autre résultat que la fin tragique de Chekir le sahab-tabah, mis à mort par ordre de son maître, informé de ses relations coupables avec les agens de la Porte. Le capitan-pacha rentra à Constantinople après cet échec. D’ailleurs la prise de Constantine coupa court aux étranges espérances du divan. Le bey Ahmed, errant et fugitif, continua, il est vrai, sa correspondance avec les Turcs de Tripoli, mais ce qu’il demandait au grand-seigneur n’était qu’un refuge sur ses terres. Peu satisfait de l’accueil qu’on fit à sa requête, le malheureux bey renonça à rien solliciter des Osmanlis, et après plusieurs années de la vie la plus pénible, c’est à Alger même, sous la sauve-garde d’un vainqueur généreux, qu’il vint reposer sa tête[12].

Pendant que le capitan-pacha Ahmed-Muchir échouait dans sa mission équivoque, Hassan, qui avait remplacé Taher dans le gouvernement de Tripoli, avait mis en vigueur le système de modération que la Porte semblait avoir adopté. Laissant Gumma trôner à son aise dans ses montagnes, il songea à négocier avec Abd-el-Djelil, qu’il espérait lui opposer. La base de la négociation fut la reconnaissance officielle de ce chef comme émir du Fezzan et du reste du pays qu’il occupait, moyennant un tribut annuel de 25,000 piastres fortes. Abd-el-Djelil se serait engagé à les payer, sauf à n’en rien faire plus tard, afin de s’ouvrir pour un peu de temps le marché de Tripoli, dont il avait besoin; mais Hassan, pressé par le manque d’argent, ayant demandé en outre le paiement immédiat de l’arriéré des anciens tributs dont Abd-el-Djelil s’était affranchi, ce dernier le refusa, et les négociations furent rompues. Abd-el-Djelil et Gumma réunirent alors leurs intérêts. Le premier s’empara de la petite ville de Taourgha, que les Turcs occupaient depuis quelque temps. Moins de deux mois cependant après ce succès, ces deux chefs firent avec Askar-Pacha, que la Porte venait de donner pour successeur à Hassan, un traité par lequel ils restaient l’un et l’autre en possession du territoire qui reconnaissait leur autorité, moyennant un tribut de 25,000 piastres fortes pour le premier et de 3,000 pour le second. C’étaient les conditions d’abord proposées par Hassan-Pacha, moins l’arriéré des contributions, auquel Askar renonça.

Cet arrangement ne fut pas de longue durée, car au moment de la récolte de 1839, lorsque les époques de paiement arrivèrent, les Arabes ne voulurent rien donner, et les hostilités recommencèrent avec des péripéties variées : les Turcs battirent Abd-el-Djelil à Miscolata, mais ils furent battus par Gumma dans le Gharian. La guerre se prolongea ainsi assez mollement le reste de l’année et l’année suivante. Enfin en 1841 Askar-Pacha, qui savait qu’on intriguait contre lui à Constantinople, secondé par un habile général, Ahmed-Pacha, déploya plus d’activité. Il occupa militairement Khoms, d’où il pouvait prendre à revers les montagnes de Takhouna et de Gharian, qui dominent les positions arabes. Des avantages marqués furent la conséquence de ce mouvement; tout le district de Takhouna fut bientôt soumis par Ahmed-Pacha. L’année suivante, de nouveaux succès furent obtenus. Depuis les coups frappés par Ahmed-Pacha, Abd-el-Djelil se tenait prudemment hors de son atteinte; mais le consul d’Angleterre lui ayant fait exprimer le désir d’avoir une entrevue avec lui sur un point du littoral, il y consentit dans l’espoir d’obtenir quelque appui du gouvernement britannique, et, abandonnant ses positions de l’intérieur, il vint camper au bord de la mer. Il y vit le consul, qui se contenta de le presser de mettre fin, autant qu’il dépendrait de lui, à la traite des noirs, en étalant à ses yeux tous les avantages qu’il pourrait retirer de la satisfaction de l’Angleterre, s’il s’engageait franchement dans cette voie. A peine cet agent eut-il quitté le malheureux Abd-el-Djelil, qui n’avait pas compris grand’ chose à ses exhortations, que le chef arabe fut surpris dans son camp par les Turcs, sous les ordres d’un intrépide officier, le miralaï Hassan-bel-Aziz[13]. Sa troupe fut taillée en pièces; il périt lui-même, et sa tête, envoyée à Tripoli, fut exposée à la porte du château.

La chute d’Abd-el-Djelil coïncida avec le rappel d’Askar-Pacha, qui fut remplacé par Méhémet-Pacha. (le nouveau gouverneur arriva à Tripoli dans le courant de juillet 1842. Recueillant tout aussitôt les fruits des suces de son prédécesseur, il reçut la soumission de Gumma et celle d’Adad, autre cheikh arabe, qui se maintenait encore en état d’insurrection dans un coin de la Cyrénaïque. Au bout de quelques mois, ayant conçu des soupçons sur la fidélité du premier, il l’attira en ville, le fit arrêter et l’envoya prisonnier à Constantinople. Cet acte déloyal fit naître dans le Djebel une nouvelle insurrection dans la répression de laquelle les Turcs commirent beaucoup de cruautés et de nouvelles perfidies. Ahmed-Pacha commandait l’expédition dirigée contre les insurgés. Ayant attiré les principaux cheikhs à une conférence, il les fit tous massacrer dans le mois de mai 1843 : soixante têtes furent envoyées et exposées à Tripoli, où Ahmed-Pacha rentra triomphant, après avoir soumis le Djebel, y avoir bâti un fort et établi une bonne garnison.

Le Fezzan, immédiatement après la mort d’Abd-el-Djelil, avait reconnu l’autorité des Turcs, qui y envoyèrent d’abord pour gouverneur un certain Beker, et un peu plus tard Hassan-bel-Aziz, élevé à la dignité de pacha de seconde classe en récompense de ses éminens services. Ghadamès avait reconnu aussi l’autorité des Turcs; mais Hassan, le premier caïd qu’ils y envoyèrent, fut assassiné en route. On le remplaça par le nègre Bouhouba, homme intelligent et énergique, qui s’installa solidement. Ce fut à peu près à la même époque que les Turcs construisirent le fort qu’ils occupent encore au fond du golfe de la Syrte, dans une localité appelée Sert, non loin de l’emplacement de la ville ruinée de Sort, célèbre dans le moyen âge.

En 1844, une nouvelle insurrection éclata dans le Djebel et fut, comme la première, comprimée par Ahmed-Pacha. Elle eut pour instigateur et pour chef l’ancien lieutenant de Gumma, le cheikh Miloud, qui avait été envoyé avec lui à Constantinople et de là déporté comme lui à Trébizonde. Au bout d’un an, Miloud avait obtenu sa liberté et s’était retiré dans l’île de Djerbah, d’où il ne tarda pas à partir pour aller agiter le Djebel. Il revint dans cette île après sa défaite. Le bey de Tunis ayant refusé son extradition, que le pacha de Tripoli lui demanda, les Turcs s’en montrèrent fort irrités, ce qui fit répandre de nouveau le bruit, non dénué de tout fondement, d’une expédition qu’ils méditaient contre la régence de Tunis. Ce bruit ayant pris une grande consistance les années suivantes, la France envoya en 1846 à Tripoli son escadre de la Méditerranée, commandée par M. le prince de Joinville, qui déclara au pacha, dans les termes les plus propres à faire impression sur lui, que nous étions décidés à maintenir, par tous les moyens dont nous pouvions disposer, le statu quo existant à Tunis. Depuis cette époque, chaque année a vu se manifester un peu d’agitation parmi les Arabes de Tripoli; mais il n’en était résulté jusqu’à présent rien de bien grave, car il leur manquait un centre autour duquel ils pussent se rallier. La famille d’Abd-el-Djelil était éteinte ou dispersée, et quoiqu’il y eût encore dans le pays deux membres mulâtres de la famille des Caramanli, c’étaient des gens paisibles qui ne se mêlaient de rien. Cette année cependant le chef qui manquait aux Arabes dans leurs révoltes vient de leur être donné : Gumma, échappé de Trébizonde, lieu de son exil, a reparu dans la Tripolitaine. Aussi l’insurrection qui a éclaté il y a bien peu de temps est-elle plus redoutable qu’aucune de celles qui l’ont précédée. Les Turcs ont d’abord éprouvé quelques pertes, mais des renforts leur arrivent malgré la formidable lutte où la Porte-Ottomane se trouve engagée ailleurs. On peut donc prévoir que l’ancienne régence de Tripoli restera une province turque. C’est dans cette nouvelle phase de son existence, c’est-à-dire dans sa situation actuelle, qu’il nous reste à l’observer.


III. — TRIPOLI SOUS L’ADMINISTRATION TURQUE. — POPULATION ET MOEURS. — RELATIONS AVEC L’AFRIQUE CENTRALE.

Depuis que les Turcs sont maîtres de la Tripolitaine, ils y ont graduellement introduit le système administratif qu’ils cherchent à faire prévaloir dans tout leur empire. On connaît ce régime, trop uniforme dans son application pour bien se prêter aux besoins de tant de races et de peuples divers qui forment le vaste ensemble qu’on appelle l’empire ottoman. Une réforme, il est vrai, s’est opérée en Turquie; mais les effets en sont encore très peu appréciables. Il faut reconnaître cependant que deux avantages incontestables en sont résultés. D’abord les pachas, étant dépouillés du terrible droit de vie et de mort, ne font plus de leur vestibule une espèce de charnier de victimes humaines, comme cela se voyait trop souvent autrefois; puis la division des pouvoirs rend plus difficiles les révoltes des gouverneurs de province, si fréquentes dans d’autres temps et dont on n’entend plus parler dans celui-ci. On ne peut accueillir le premier de ces résultats qu’avec une satisfaction complète[14]. Quant au second, il fait payer ses bons effets par quelques inconvéniens : il entraîne souvent de la lenteur dans l’expédition des affaires; mais enfin le gouverneur d’une province n’ayant plus le commandement des troupes, qui est, comme chez nous, dans les mains d’un général indépendant, ni le maniement des fonds, confié à un mudir on à un defterdar, sorte d’intendant civil comptable seulement envers la Porte, ce gouverneur, dis-je, ainsi réduit, n’est ni plus puissant ni plus redoutable qu’un de nos préfets. Quant au général commandant les troupes, s’il dispose des soldats dans de certaines limites, il ne dispose pas des écus, et d’ailleurs il n’a pas d’initiative à prendre; ainsi son pouvoir se trouve suffisamment balancé. Pour l’intendant civil, il est trop évident qu’il ne peut rien contre l’état, sinon le voler par-ci par-là. Une révolte ne serait possible que si ces trois fonctionnaires s’entendaient, et cela est toujours bien difficile.

La population ainsi administrée se compose d’Arabes, les uns sédentaires, les autres nomades. On a souvent remarqué la transformation complète que la vie sédentaire fait subir aux Arabes. Les habitudes paisibles, la résignation servile des fellahs de l’Egypte sont connues de tout le monde. Eh bien! un grand nombre de ces serfs soumis descendent des tribus inquiètes et pillardes du désert de Lybie, qui furent établies au dernier siècle dans cette vallée du Nil qu’elles avaient souvent ravagée. Dans toutes les contrées habitées par les Arabes, on peut faire des observations, des rapprochemens analogues entre l’habitant de la tente et l’homme à demeure fixe; mais heureusement l’oppression n’ayant pas réduit partout l’agriculteur à la servitude abjecte qui est sa misérable condition en Égypte, il a pu conserver ailleurs qu’aux bords du Nil son énergie native, tempérée, mais non détruite, par les habitudes d’une existence régulière. Ceci se remarque principalement dans la régence de Tripoli. Il est difficile de ne pas éprouver une certaine affection pour cette population laborieuse et morale de la Méchiah et du Sahel, qui unit, comme les digues enfans de nos campagnes de France, les qualités du soldat à celles de l’agriculteur, et chez laquelle les exceptions fâcheuses sont certainement bien plus rares qu’en Europe. J’ai beaucoup vécu parmi les populations musulmanes, où l’action de l’autorité est bien moins incessante que chez nous, quoique souvent dure et tyrannique. Or, en voyant combien les crimes, les délits, les moindres désordres même y sont peu fréquens, je me suis demandé ce qu’il adviendrait du plus innocent de nos cantons, si la police judiciaire cessait seulement huit jours de s’y faire sentir, et il m’a bien fallu reconnaître qu’il s’y commettrait plus d’actions coupables que dans une tribu arabe où la nullité de la police est à peu près l’état normal.

Il faut bien distinguer l’existence intérieure des Arabes des rapports souvent hostiles qu’ont entre eux les Arabes de diverses tribus ou de diverses bourgades. Sous ce dernier point de vue, ils en sont encore à ces haines de voisinage des temps de notre féodalité européenne, et dont on retrouve des traces même de nos jours. Les gouvernemens musulmans ne font rien pour les éteindre, parce qu’ils aiment mieux voir les tribus se battre entre elles que de s’unir contre eux. C’est le divide et impera, que la politique orientale a toujours si bien connu et pratiqué. Le but unique de cette politique est la soumission et surtout le tribut, qui en est le signe et la conséquence. Cela obtenu, elle ne s’occupe pas du reste, son affaire n’étant pas d’administrer. Voilà pourquoi en Orient les races dominatrices ont toujours laissé leur autonomie aux races vaincues. Dans ces contrées, on ne se fait aucune idée bien nette de cette chaîne sociale et gouvernementale qui réunit chez nous en un faisceau tous les membres de l’état, de telle sorte que c’est la société tout entière qui est en cause lorsqu’un crime est commis, et que c’est elle qui en poursuit la répression par l’organe d’agens spéciaux. Rien de tel dans le monde musulman : tout y est individuel dans la vie civile. Aussi, sans la forte constitution de la famille, sans le pouvoir du père et le respect dont il est entouré, la société serait sans lien; mais ce pouvoir de la famille est assez fort pour suppléer à tous les autres.

On a porté des jugemens bien contradictoires sur la famille musulmane. Tantôt on la compare à celle des patriarches, tantôt on en fait une sorte de lupanar où de jeunes femmes remplacent de temps à autre les vieilles et où le père connaît à peine les enfans. Ces deux tableaux sont également vrais ; mais le second est l’exception et la grande exception, car enfin il n’est pas difficile de comprendre que la pluralité des femmes est un genre de luxe que tout le monde ne peut pas se permettre. Parmi ceux qui pourraient se le passer, il en est même un fort grand nombre qui s’en abstiennent et ne cherchent pas à donner de rivales à une première épouse. Si l’on considère sans prévention ce qui se passe trop souvent dans l’intérieur de nos familles occidentales, on reconnaîtra aisément que la différence dans les relations de sexe entre les musulmans et nous est plus dans les mots que dans les choses. Sous le point de vue social, l’avantage est même du côté du musulman, en ce sens que la polygamie lui fournissant un moyen légal de satisfaire ses faiblesses, sa considération personnelle en souffre moins. C’est une des causes qui conservent intacte dans toutes les positions la dignité du chef de famille, dont on peut dire que l’autorité morale dépasse le pouvoir, déjà très grand, qu’il tient de la loi et des traditions. Dans une famille arabe, le père est une espèce de dieu ; les enfans n’osent sans sa permission s’asseoir en sa présence ; ils le servent à table, et ne se permettraient devant lui aucun geste, aucun propos trop familier. Voilà le véritable et vénérable lien qui, au sein de tant d’habitudes et d’élémens anarchiques, soutient la société arabe depuis les temps bibliques, et la soutient dans un état qui n’a rien à envier aux autres sociétés, non certes pour la grandeur et l’éclat, mais pour le bonheur du plus grand nombre.

Les Arabes à demeure fixe sont presque des sybarites comparativement aux nomades, qui, dans la Tripolitaine plus qu’ailleurs peut-être, ont réduit la vie matérielle à sa plus simple expression. La plus considérable tribu de ces nomades était, avant les troubles qui ont agité si longtemps la contrée, celle des Beni-Soliman, qui, après la mort d’Abd-el-Djelil, abandonna son ancien territoire et s’enfonça dans les vastes plaines qui s’étendent au sud-ouest du Fezzan. Elle rencontra là les Touariks, sur lesquels ses armes à feu lui donnèrent longtemps l’avantage, de sorte qu’elle domina ce pays brûlé et se rendit redoutable aux caravanes. À la longue cependant les fusils des Beni-Soliman se détraquèrent, et comme ils n’avaient pas d’armuriers pour les réparer, l’avantage passa à leurs adversaires, qui étaient plus nombreux. La position n’étant plus tenable, ils se soumirent au gouverneur de Tripoli, et ils purent venir reprendre les campemens qu’ils avaient abandonnés entre le golfe de la Syrte et Socna.

Nomades, pu sédentaires, les musulmans de la régence de Tripoli sont tout à fait exempts de fanatisme. Je puis citer à ce sujet un exemple curieux. Il y a une quarantaine d’années, un Wahabite du Nedjed appelé Sidi-el-Arabi, voyant sa secte vaincue et dispersée par les troupes de Méhémet-Ali, abandonna son pays; après plusieurs aventures, il arriva à Fez avec quelques-uns des siens, et s’y établit. Il commençait à y faire des prosélytes, lorsqu’il mourut, laissant la conduite de la petite église qu’il avait fondée sous la direction de Mohammed-el-Medani, un de ses compagnons. Celui-ci, ayant excité les soupçons du gouvernement marocain, fut obligé de quitter le pays. Il se rendit à Alger avec les siens, mais la manière dont il y fut accueilli par les Turcs, alors dans l’année qui devait être la dernière de leur domination, ne lui permettant pas de s’y fixer, il poussa jusqu’à Tunis, où il ne fut pas mieux reçu. Enfin il trouva le repos qu’il cherchait à Mezurate, dans la régence de Tripoli, ce pays plus tolérant en matière de religion qu’aucune contrée musulmane. Il s’occupa là à propager sa doctrine, qui, s’étendant de proche en proche, fit invasion dans les états tunisiens et même en Algérie, où elle se maintient encore.

Les Wahabites d’Afrique ou Medaniah, — ainsi appelés de leur chef Mohammed-el-Medani, — professent le déisme, mais un déisme moins froid que le déisme philosophique, car ils ont l’esprit religieux, c’est-à-dire la croyance dans les rapports de l’homme avec Dieu, manifestés par la prière et développés par la contemplation. Seulement ils ne tiennent pas à la forme. Ils n’admettent d’autres dogmes que l’unité de Dieu, l’immortalité de l’âme, les peines et les récompenses de l’autre vie. Comme ce sont là les bases de toutes les religions raisonnables, ils regardent celles-ci comme toutes également bonnes, et sont du reste d’une grande indifférence pour le culte extérieur. Ils en veulent bien un, mais n’importe lequel; cependant, étant en pays musulman, ils suivent le culte musulman à quelques modifications près. Seulement ils repoussent bien loin toute pensée d’exclusion, de violence, d’intolérance, et proclament la fraternité universelle. Je dois dire qu’il y a un peu de vague dans la manière dont ils expliquent leur doctrine, et que leur langage offre quelque différence suivant qu’ils parlent à un chrétien ou à un musulman. Il n’en est pas moins certain qu’ils appartiennent, autant qu’on peut le dire d’hommes à demi barbares, à cette classe de penseurs ou de rêveurs, si l’on veut, qui croient que toutes les formules religieuses, même les plus contradictoires en apparence, sont conciliables dans le fond, puisqu’elles ont toutes pour but l’expression des grandes vérités primordiales, intuitives et indémontrables. L’école musulmane de Mezurate se rapproche singulièrement de l’école chrétienne des unitaires d’Amérique; c’est de part et d’autre l’éclectisme religieux. Les Medaniah sont des gens d’une vie très régulière. Je les ai principalement connus à Soussa, que j’ai longtemps habité, et où ils sont très nombreux. Leur moralité fait honneur à leur doctrine.

L’élément musulman est à peu près le seul dont il faille tenir compte quand on s’occupe de la population tripolitaine. Cette population ne dépasse pas cinq cent mille âmes, et à l’exception de deux ou trois mille juifs, elle est toute vouée à l’islamisme, car il est à remarquer qu’il n’existe pas de chrétiens indigènes dans les provinces barbaresques. Ceux qu’on y voit sont venus d’Europe et ont conservé leur langue et leur nationalité, quoique quelques-uns appartiennent à des familles établies dans le pays depuis plusieurs générations. On compte à Tripoli près de douze cents de ces chrétiens, et de cent cinquante à deux cents à Bengazi; les Maltais en forment la grande majorité. Tous vivent sous la protection de leur consul et ne sont justiciables que de lui seul. Je ferai observer à ce sujet que d’après la règle établie par l’usage, et que l’on peut considérer comme consacrée par les traités ou capitulations, dans les affaires criminelles ou civiles mixtes, c’est-à-dire celles où une partie est chrétienne franque et l’autre musulmane, la cause est portée devant le juge du défendeur. Il résulte de ce principe qu’un sujet de la Porte peut se trouver obligé de poursuivre dans son propre pays la répression d’un crime ou délit devant un juge étranger, et même, quand il s’agit d’un crime, devant un tribunal non-seulement étranger, mais siégeant en pays étranger, la cour d’Aix par exemple en ce qui concerne la France. C’est là certainement une coutume qui peut paraître monstrueuse en théorie, mais qui en réalité n’entraîne pas de grands inconvéniens dans des contrées où toutes les affaires peuvent aboutir à des réparations pécuniaires et s’arranger ainsi à l’amiable. D’ailleurs, à l’époque où cette règle fut établie, l’administration de la justice était telle en Turquie, que les Européens n’auraient pu y vivre en sûreté sans ces garanties. De nos jours, les choses semblent tendre à s’améliorer. La Porte a voulu essayer, pour les affaires mixtes, d’un régime plus conservateur de ses droits de gouvernement indépendant. Elle cherche à établir, partout où besoin est, une sorte de cour présidée par le pacha gouverneur de la province pour juger les Européens poursuivis par ses sujets; mais la sentence est soumise au veto du consul, qui en définitive reste ainsi le juge suprême. Du reste, il est dit que tout témoignage sera reçu devant cette cour, contrairement à l’ancienne loi qui rejette celui des chrétiens. On ne peut nier que le gouvernement de Constantinople ne fasse en ce moment de très louables efforts pour faire disparaître de l’administration de la justice toute anomalie choquante, toute exception humiliante pour les chrétiens. S’il n’est pas toujours parfaitement secondé dans les provinces, c’est moins souvent peut-être par mauvais vouloir de la part de ses fonctionnaires que par suite d’une certaine confusion d’idées qui existe encore dans plus d’une vieille tête turque[15].

J’ai déjà dit qu’une très faible partie du vaste sol de la Tripolitaine est cultivable. Je dois ajouter ici que cette partie est loin d’être toute cultivée; mais là où elle l’est, elle l’est assez bien. Les produits les plus abondans du pays sont les céréales (blé et orge), l’huile d’olive et le bétail (race bovine); les dattes des oasis n’ont point la réputation de celles du Djerid tunisien, qu’en effet elles ne valent pas. Le commerce maritime de la Tripolitaine est presque exclusivement entre les mains des Européens, à l’exception de celui des esclaves. Il est alimenté par les produits du pays et par ceux qui lui arrivent de l’Afrique centrale[16]. Les céréales, les huiles, le beurre, forment la base de ce commerce. Autrefois les Vénitiens chargeaient des quantités assez notables de sel aux salines de Bréga, d’où depuis assez longtemps il ne s’en exporte plus. Tripoli fournissait aussi au commerce d’exportation de la barille ou cendre de soude, mais la fabrication de la soude artificielle a détruit cette branche d’industrie et de commerce. Lorsqu’elle existait, elle était monopolisée par le gouvernement tripolitain. Elle aurait pu être remplacée avantageusement par les mines de soufre de la Syrte. A l’époque où le gouvernement napolitain voulut monopoliser les soufres de la Sicile, le commerce européen se préoccupa vivement de chercher ailleurs des dépôts de ce minéral. Les Arabes de la Tripolitaine connaissaient parfaitement l’existence de terrains sulfureux au fond du golfe de la Syrte, non loin du lieu où les Turcs ont construit un fort dont j’ai déjà parlé; mais ce fait était alors complètement ignoré en Europe. Ce fut M. Robert, négociant français établi dans le pays, qui le divulgua le premier, et ce fut d’après ses indications qu’une compagnie d’exploitation se forma à Marseille. Les agens de cette compagnie, s’étant transportés sur les lieux, où dominait alors Abd-el-Djelil, passèrent avec ce chef arabe un traité par lequel celui-ci fit cession des mines de soufre à la compagnie marseillaise. Malheureusement, lorsque cette compagnie fui en mesure de commencer l’exploitation, Abd-el-Djelil avait disparu de la scène, et les Turcs, maîtres du pays, refusèrent de reconnaître le traité. L’affaire en resta là jusqu’en 1846 ; le gouvernement napolitain ayant abandonné son projet de monopolisation des soufres de Sicile, elle ne paraissait plus promettre assez d’avantages pour qu’on prît la peine de lutter contre les difficultés qui se présentaient du côté des Turcs. En 1846 toutefois, la compagnie marseillaise s’étant fondue avec une autre, qui prit le titre de compagnie anglo-française pour l’exploitation des mines de soufre d’Afrique, cette nouvelle société fit si bien et fut si efficacement soutenue, que la Porte, qui s’obstina à ne pas vouloir permettre l’exploitation, dut, par une transaction librement discutée et acceptée, désintéresser la société par une indemnité de 350,000 francs, qui fut payée moitié à Constantinople et moitié à Tripoli. Depuis lors, il n’a plus été question des mines de la Syrte, qui sont restées inexploitées; mais dans le vaste empire ottoman on trouve bien d’autres sources de richesses dont les Turcs ne savent tirer aucun parti.

Il est à remarquer que dans les provinces barbaresques les importations dépassent toujours de beaucoup les exportations, ce qui tient à l’extrême imperfection de leur industrie. On demandera avec quoi elles comblent le déficit, car enfin on ne peut admettre qu’un pays achète sans cesse plus qu’il ne vend. Il faut que d’une manière ou d’une autre les choses s’équilibrent. Après avoir longtemps et sérieusement étudié cette question, il est deux points que j’ai pu établir. D’abord, le commerce par terre dans le nord de l’Afrique échappant en très grande partie aux investigations statistiques, les élémens avec lesquels on établit les états commerciaux comparatifs ne concernent que le commerce maritime, et par conséquent il nous manque certaines données qui, si nous les avions, rapprocheraient de quelque chose le chiffre des exportations de celui des importations; puis les déprédations de l’ancienne piraterie barbaresque avaient accumulé dans cette contrée de grandes richesses mobilières qui s’en échappent graduellement depuis une trentaine d’années pour payer une partie notable de ses besoins. Je n’ai jamais pu avoir de chiffres bien précis sur ce qui sort annuellement de Tunis et de Tripoli en bijoux et en pierreries; mais certainement la somme est considérable. Il n’est pas de négocians européens qui n’en reçoivent chaque jour en paiement ou en nantissement. En 1830, il en sortit de Tripoli pour 300,000 fr., par suite de la contribution imposée par la France à Yousef-Pacha.

Le commerce maritime se fait presque exclusivement par les deux ports de Tripoli et de Bengazi. Les autres points du littoral ne font guère que le cabotage intérieur. Néanmoins Zoara a quelques relations directes avec la régence de Tunis, et Derna avec l’Egypte et la Crète. En 1851, une dizaine de navires chargèrent à Mezurate des grains pour Malte. C’est avec ce dernier pays que la Tripolitaine a ses plus grandes relations commerciales, c’est là qu’elle expédie la majeure partie des céréales et à peu près tous les animaux vivans qu’elle exporte. Après Malte viennent, dans l’ordre de l’importance des relations de commerce, la Turquie d’Europe et d’Asie, la régence de Tunis, la Toscane, l’Egypte, la France et l’Algérie. En 1850, l’intercourse entre la Tripolitaine et la France a été de 308,000 fr.; elle était bien moindre avant 1789, mais alors la navigation appelée la caravane, qui était exclusivement entre les mains des Français, formait une source de grands profits pour notre marine marchande. On désignait ainsi l’intercourse entre les diverses parties de l’empire ottoman. L’espèce de monopole qui nous était reconnu à cet égard était une suite de cet antique privilège, que nous avions obtenu dès le règne de François Ier, de couvrir de notre pavillon le commerce des Harbi, c’est-à-dire des peuples chrétiens qui n’avaient pas encore de traité particulier avec la Porte. Il fut un temps, en effet, où aucun pavillon européen, à l’exception de ceux de France et de Raguse, ne pouvait flotter dans les mers de la Turquie. Sous Henri IV, on comptait habituellement plus de mille navires portant nos couleurs dans ces parages. La plupart des puissances chrétiennes ayant successivement traité avec la Turquie, cet état de choses fut profondément modifié; mais il nous restait encore, dans le dernier siècle, ce privilège de la caravane, que nos querelles avec la Porte à l’époque de l’expédition d’Egypte nous firent perdre. Les Grecs nous succédèrent dans ce grand cabotage du Levant, et ce fut en partie à cette circonstance qu’ils durent les richesses qui leur permirent de soutenir plus tard l’héroïque lutte de leur indépendance[17]. Tripoli est le principal emporium qui mette l’Afrique centrale en communication avec Le bassin de la Méditerranée. Tous les ans une caravane du Bournou transporte au Fezzan les diverses marchandises que cette mystérieuse contrée peut fournir aux nôtres, en échange direct ou indirect de celles qu’elle en reçoit. Du Fezzan, ces marchandises sont portées à Tripoli, où elles se partagent entre l’Occident et l’Orient : c’est l’Orient qui a la plus grosse part, puisque c’est lui qui reçoit tous les esclaves, branche principale de ce commerce. Quand on songe à toutes les dépenses que l’Angleterre et la France ont faites, à tous les embarras que ces deux puissances se sont philanthropiquement donnés pour empêcher la traite des noirs sur les côtes sauvages de l’Afrique occidentale, on a droit d’être un peu surpris qu’elles la tolèrent dans la Méditerranée, presqu’en vue de l’Algérie et de Malte. Les Anglais paraissent avoir compris ce qu’une telle conduite a d’inconséquent, car ils ont quelquefois cherché à discréditer ce commerce, mais seulement par voie de conseils et d’insinuations. En attendant que leurs prédications portent fruit, ils se résignent à envoyer dans le Fezzan la plus grande partie des marchandises qui alimentent la traite.

Les esclaves qui arrivent dans la Tripolitaine proviennent tous des courses ou razzias opérées sur les peuplades noires encore idolâtres par les Touariks et autres tribus maures, et même par des nègres musulmans, car il faut bien remarquer qu’il ne serait pas de bonne guerre ni de bonne prise d’enlever, par ces actes de violence, des noirs convertis à l’islamisme. Il en résulte que les musulmans attachent à la traite une idée de propagande religieuse, attendu que les esclaves qu’ils se procurent ainsi deviennent tous musulmans. Au surplus, il y a une différence immense entre le sort des esclaves chez les musulmans et celui des malheureux noirs qu’exploitent les chrétiens de l’Amérique. L’existence des premiers paraîtra vraiment assez supportable, si l’on ne considère pas la vie d’un point de vue trop élevé, et qui ne saurait être celui de ces pauvres créatures. Les femmes surtout, qui n’arrivent sur les marchés d’exportation que fort jeunes, car on ne s’embarrasse pas des autres, peuvent espérer un avenir moins dur que celui qu’elles auraient eu dans leurs tristes foyers. Assez souvent elles épousent leurs maîtres, et les enfans qui proviennent de ces unions, ceux même qui doivent le jour à des rapprochemens moins solennels, ont les mêmes droits que les blancs, les préjugés de la peau n’existant pas dans le monde de l’islamisme. Je ne veux point au reste chanter ici les douceurs de L’esclavage, qui peut avoir divers degrés de misère, mais qui ne saura er d’être un mal. Mon intention est seulement d’établir un fait qu’aucune personne connaissant l’Orient ne pourra nier, c’est que cette institution monstrueuse outrage moins l’humanité chez les musulmans que chez les chrétiens qui ont le malheur de la consacrer chez eux, comme les Russes et les Américains. Il ne faut pas oublier non plus qu’en 1844, c’est-à-dire à une époque où nous hésitions encore à abolir l’esclavage dans nos colonies et où nous le tolérions en Algérie, un petit prince musulman, le bey de Tunis, le fit radicalement et complètement cesser dans ses états.

Les produits de l’Afrique centrale n’arrivent pas tous à Tripoli même; Ghadamès et Bengazi en ont leur part. Ghadamès reçoit les produits de l’Afrique centrale, soit de seconde main par le Fezzan et le grand marché de Graat, soit directement de Kano et de Tombouctou. Bengazi, qui a été longtemps sans communication avec ces lointaines contrées, reçoit maintenant des caravanes de l’Ouaday. L’Ouaday est un état nègre musulman situé au nord-est du Bournou, dont il est limitrophe, et sous le même méridien que la Cyrénaïque, dont le séparent trois cent cinquante lieues de désert. Au commencement de ce siècle, cette contrée était gouvernée par une sorte de réformateur, le sultan Saboun, qui cherchait à introduire chez lui quelque chose de l’industrie européenne. Il s’était mis, par le Fezzan, en relations commerciales assez suivies avec Tripoli. Après sa mort, en 1816, l’Ouaday fut pendant plusieurs années en proie à de violentes guerres civiles, et les opérations des caravanes furent suspendues. L’ordre ayant été rétabli par Mohammed-Salah, surnommé le sultan chérif, qui régnait encore dans l’Ouaday lorsque j’ai quitté l’Afrique en 1852, on voulut les reprendre; mais lors de l’avènement de Mohammed, Tripoli et le Fezzan étaient eux-mêmes agités par les troubles qui amenèrent la chute des Caramanli : la caravane se dirigea donc sur Bengazi à travers l’affreux désert de Lybie, en passant par Kébabo[18]. Elle périt presque tout entière dans ce dangereux parcours, qu’elle ne connaissait pas bien. Ce désastre ne découragea pas Mohammed-Salah, qui, en 1836, fit partir pour Bengazi une caravane d’exploration beaucoup moins nombreuse et beaucoup mieux pourvue que la première. Celle-ci arriva heureusement à sa destination; mais elle ne trouva pas à Bengazi les ressources commerciales qu’y cherchaient les gens de l’Ouaday. Probablement le rapport qu’elle en aurait fait à son retour aurait détourné à jamais les caravanes de cette échelle, si M. Robert, négociant français, dont j’ai eu occasion de parler au sujet des soufres de la Syrte, ne se fût engagé à y faire arriver les marchandises dont elles avaient besoin. La ligne de communication s’établit donc; mais quoiqu’une expérience chèrement achetée tende sans cesse à la rectifier, elle est encore sujette à de terribles accidens, qui, par leur nature, rappellent le sinistre de l’année de Cambyse.

Depuis la fin du dernier siècle, les Anglais ont entrepris par le Fezzan de nombreux voyages de découverte dans l’intérieur de l’Afrique avec cette intelligence et cette persévérance d’investigation qui les caractérisent. Je citerai d’abord celui d’Hornemann, jeune Allemand, agent de la société géographique de Londres, qui se rendit au Fezzao par l’Egypte et les oasis. Nos troupes occupaient alors l’Egypte, et quoique nous fussions en guerre contre les Anglais, le général Bonaparte, ne consultant que l’intérêt de la science, favorisa ce voyage de tout son pouvoir. Vint plus tard le voyage de Ritchie et de Lions, qui ne réussit pas. Ritchie, qui devait séjourner quelque temps dans le Fezzan pour se créer des intelligences avec l’intérieur, et qui avait reçu à cet effet le titre de vice-consul d’Angleterre à Mourzouk, y mourut au bout de quelques mois, et son compagnon dut retourner en Europe. On eut ensuite l’expédition que dirigeait le docteur Oudney, qui mourut dans le Bournou, et dont faisaient partie le major Denham, le célèbre Clapperton, mort dans un second voyage, et M. Teret, qui reçut, comme son prédécesseur Ritchie, le titre de vice-consul à Mourzouk. Cette série de voyages fut close par celui du savant et intrépide Laing, qui mourut glorieusement en refusant d’abjurer sa foi de chrétien. Après cet événement, les voyages dans l’Afrique centrale par la Tripolitaine furent longtemps interrompus. Ils recommencèrent en 1844 avec celui qu’entreprit, par Ghadamès, M. Richardson. Ce voyageur n’alla pas cette fois beaucoup au-delà de cette ville saharienne; mais en 1850 il fut mis, par le gouvernement anglais, à la tête d’une expédition qui a fait d’importantes découvertes, et à laquelle s’étaient joints deux jeunes savans allemands, MM. Owerveg et Barth. Le premier a péri ainsi que M. Richardson. Le retour en Europe du docteur Barth est aujourd’hui certain.

Quel sera le sort de la régence de Tripoli? Placée aujourd’hui sous la domination des Turcs, la population de cette partie de l’Afrique formera-t-elle enfin un groupe laborieux et pacifique au milieu de l’empire ottoman? Les habitudes sédentaires y prévaudront-elles sur les instincts nomades? Nous ne savons, mais il est un élément d’ordre que le gouvernement des Osmanlis a trop négligé jusqu’ici, et dont l’Europe doit se préoccuper à défaut de la Turquie : c’est le commerce, ce sont les relations fécondes que Tripoli peut entretenir d’une part avec la France et l’Angleterre, de l’autre avec l’Afrique centrale. Le caractère des Tripolitains n’oppose aucun obstacle à ces i dations. Espérons que-rien ne sera négligé pour les développer et pour assurer ainsi à l’une des plus intéressantes parties de l’empire ottoman d garanties de paix et de prospérité.


E. PELLISSIER DE REYNAUD.

  1. En 1852, les Turcs ont construit un fort dans une localité appelée Saleh, à une journée de Derna, en tirant vers Bengazi.
  2. Les Turcs ont construit un petit fort sur cette ligne, en 1852, dans une localité appelée Merdje.
  3. La Petite-Syrte est le golfe actuel de Gabès dans la partie méridionale de la régence de Tunis.
  4. Les principaux sont de l’ouest à l’est, dans le district du Djebel, El-Haouamed, Nalout, Cabaou, Haraba, El-Rahibat, Ksar-Djadou, principale localité de la tribu de Fessatou, qui compte, dit-on, deux mille guerriers, — Rodjebane, Ifren, résidence du kaïmacan avec un château turc et une petite garnison.
  5. Subdivision de l’eyalet ou gouvernement général.
  6. Tripoli avait été déjà, longtemps rivant cette époque, possédée par les chrétiens. En 1146, Roger, ce grand roi normand de Sicile, s’en était emparé, ainsi que d’une grande partie du littoral africain. Après sa mort, Abd-el-Moumen enleva aux Siciliens toutes leurs conquêtes.
  7. Il fut, en 1803, nommé pacha d’Égypte par la Porte et massacré par les mamelucks.
  8. Cette correspondance eut lieu de plusieurs manières. Le premier paquet arriva par terre et par une caravane de pèlerins de La Mecque, qui se louaient hautement de la manière généreuse dont ils avaient été traités par les Français en Égypte. On vit ensuite arriver une petite tartane, puis un brick. Celui-ci avait à bord un négociant français d’Alexandrie, appelé Arnaud, très versé dans la langue arabe, que le général Bonaparte avait chargé de lui apporter à tout prix des nouvelles de l’Europe. Notre consul, qui était alors M. Beaussier, lui ayant donné toutes celles qu’on put recueillir et le brick n’ayant pas cru pouvoir retourner en Égypte à cause des croisières anglaises, M. Arnaud repartit par terre et périt tragiquement en route, victime de son patriotisme et de son dévouement.
  9. Les Napolitains, par des raisons analogues à celles qui avaient fait agir les Sardes, dirigèrent aussi quelque temps après une attaque contre Tripoli; mais ils la conduisirent si mollement, qu’elle ne produisit aucun effet.
  10. Le paiement de cette seconde moitié ne se fit pas sans difficulté. Il fallut l’arracher en quelque sorte sou par sou, comme on dit vulgairement. Encore restait-il à la fin de 1831 un reliquat de 140,000 francs pour le solde duquel Yousef-Pacha dut faire l’abandon du revenu de Bengazi.
  11. Il était né du premier fils de Yousef, mort en Égypte, où il s’était réfugié après la révolte de Bengazi dont il a été parlé.
  12. Ahmed y est mort paisiblement en 1851.
  13. Cet Hassan était un Arabe de Zaouiah, fort intelligent et très brave. On le nomma plus tard pacha du Fezzan. C’est le poste qu’il occupait lorsque je quittai le pays il y a deux ans.
  14. À ce propos, il y a cependant quelques observations à faire. Il est sans doute très convenable de pousser aussi loin que possible le respect pour la vie humaine; mais ce serait mal l’entendre que de compromettre l’existence des gens paisibles par des scrupules hors de saison envers les brigands. Or je crois qu’on est un peu tombé dans cet excès en ne laissant exécuter aucune sentence capitale sans le consentement du souverain lui-même. Il y a certainement des cas (ou l’a vu récemment à Smyrne) où une justice prompte et inexorable est nécessaire. Au reste, le système adopté pour l’administration de la justice, appliqué en ce moment à la Tripolitaine, y est assez en harmonie avec le caractère doux des habitans. Il est à remarquer que dans tout le nord de l’Afrique, la férocité des mœurs et le fanatisme vont sans cesse en s’affaiblissant depuis le Maroc jusqu’à l’Egypte. Les Arabes de la Tripolitaine sont vraiment les meilleures gens du monde, quoique n’ayant pas la mollesse des fellahs d’Egypte et se montrant même braves et résolus. Ils ont assez généralement des principes de probité qui se démentent rarement. Je puis en donner un exemple assez frappant. Un capitaine marchand européen, qui voyageait pour son compte dans un moment où il espérait réaliser de gros bénéfices en transportant; dans un délai déterminé, un chargement de blé à je ne sais plus quel port, arriva à Bengazi avec les valeurs nécessaires, et malheureusement ne trouva plus un grain de blé disponible. Il s’en montrait fort contrarié, lorsque quelques Arabes lui promirent, s’il voulait leur confier son argent, de lui rapporter à jour fixe les céréales dont il avait besoin. L’affaire était scabreuse, car ces Arabes appartenaient à des tribus de l’intérieur et pouvaient disparaître avec l’argent sans qu’il y eût la moindre chance de les rattraper jamais. Néanmoins le capitaine eut confiance en eux et fit le marché; mais ils avaient à peine quitté Bengazi, qu’il s’en repentit. Il passa fort tristement les dix jours que ces hommes avaient demandés pour faire leur opération. La dernière nuit étant venue sans qu’il eût vu rien paraître, il se coucha plus tristement encore dans un logement qu’il occupait en ville. Il n’avait pas fermé les yeux, lorsqu’un peu avant minuit il entendit dans la rue un grand bruit de mulets et de chameaux : c’était son blé que les Arabes lui apportaient en s’excusant d’arriver si tard. On conçoit avec quelle cordialité furent reçus ces braves gens, à qui notre homme se garda bien de parler de ses soupçons injurieux.
  15. Ainsi on m’a cité un magistrat musulman, fort bonhomme d’ailleurs, qui repoussait le témoignage d’une femme chrétienne, et qui, sur l’observation qu’on lui fit que les ordres formels du sultan prescrivaient de recevoir celui de toute espèce de personnes, répondit qu’il en était ainsi en effet, mais qu’une femme n’est pas une personne.
  16. Voici quelle a été, en 1850, l’exportation des principaux produits du sol tripolitain en quantité et en valeur :
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    Céréales 212,700 hectolitres 1,496,000 fr.
    Huiles 1,375,800 kilogrammes 742,000
    Animaux vivans 11,787 têtes 408,000
    Beurre 406,000 kilogrammes 406,000

    Les produits arrivés de l’Afrique centrale ont consisté principalement en 2,708 esclaves noirs, présentant sur le marché d’exportation une valeur de 759,000 fr. Il y a eu de plus :
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    Ivoire 77,000 kilogrammes 754,000 fr.
    Poudre d’or 109,000 grammes 360,000

    En masse, les exportations de 1850 se sont élevées à une valeur de 5,450,000 fr. Les articles que je ne détaille pas à cause de leur peu d’importance à l’exportation sont la laine, les dattes et autres fruits, le savon, les plumes d’autruche et le séné.

  17. A l’occasion de toute cette affaire des pavillons, on me permettra de parler du pavillon de Jérusalem, dont je ne me rappelle pas qu’aucun voyageur se soit occupé. Par une de ces bizarreries qu’on ne voit que dans le Levant, et qui tiennent à des causes qu’il serait trop long de développer, la Porte reconnaît le droit de conférer ce pavillon au supérieur des pères de Terre-Sainte, qui en délivre d<s patentes à des armateurs catholiques de n’importe quelle nation. Ces patentes sont admises par nous comme pièces de bord et donnent droit à la protection de nos agens, sous la police desquels naviguent les navires de Jérusalem, peu nombreux en ce moment, mais qui l’ont été beaucoup plus en temps de guerre maritime, à cause de la neutralité que, par une sorte d’accord tacite, les puissances chrétiennes et la Porte elle-même ont toujours respectée en eux. Le pavillon de Jérusalem est celui des croisés, blanc parsemé de croix rouges. C’est une vénérable relique d’un temps de toute manière bien loin de nous.
  18. Ce point est désigné sous le nom de Febabo sur les cartes d’Afrique. Cela tient sans doute à ce que, en Barbarie, le kaf, qui est la première lettre du mot Kebabo, s’écrit avec un seul point diacritique superposé, ce qui en fait le fa de l’alphabet asiatique.